CHAPITRE PREMIER.
C'est une histoire d'hier.
Le boudoir était tendu de soie bouton d'or, parce qu'elle était brune, cette merveilleuse Julia d'Orcival qui tenait si bien son rang à la tête du grand état-major de la galanterie parisienne. Un feu clair brûlait dans la cheminée, garnie de chenets Louis XVI, des chenets authentiques où s'étaient posés les petits pieds des belles du Versailles d'autrefois. La lueur adoucie d'une lampe en porcelaine du Japon éclairait le réduit capitonné où n'étaient admis que les intimes. On n'entendait pas d'autre bruit que le roulement lointain des voitures qui descendaient le boulevard Malesherbes, et le murmure de l'eau bouillante qui chantait sa chanson dans le samovar de cuivre rouge.
Pourtant, Julia n'était pas seule. Près d'elle, à demi couchée sur une chaise longue, un jeune homme, plongé dans un vaste fauteuil, tortillait sa moustache blonde, et regardait d'un œil distrait une terre cuite de Clodion, représentant des Bacchantes lutinées par des Faunes.
L'élégant cavalier ne songeait guère à cette œuvre d'art, pas plus que la dame ne songeait au splendide tableau de Fortuny qui rayonnait en face d'elle, et qu'elle avait payé une somme folle.
Et s'ils se taisaient, ce n'était pas qu'ils n'eussent rien à se dire, car ils s'observaient à la dérobée, comme deux adversaires d'égale force s'observent avant d'engager les épées.
Un viveur expérimenté aurait jugé à première vue qu'entre ces amoureux il allait être question de choses sérieuses. Un auteur dramatique aurait flairé une situation.
Ce fut Julia qui attaqua la première.
-- Gaston, dit-elle en feignant d'étouffer un bâillement, vous êtes lugubre ce soir.
-- Il y a des jours où j'ai des idées noires, répondit Gaston.
-- Pourquoi pas des vapeurs, comme une jolie femme !
-- Je puis bien avoir des nerfs.
-- Oui ; mais quand vos nerfs sont agacés, il serait charitable de ne pas contraindre votre amie de cœur à s'enfermer avec vous.
-- Oh ! s'enfermer !
-- Parfaitement, mon cher. Vous savez très-bien que le lundi est mon jour d'Opéra, et vous me faites dire ce matin par votre valet de chambre que vous avez résolu de me consacrer votre soirée. J'obéis sans murmurer à mon seigneur et maître. J'envoie ma loge à Claudine Rissler qui y amènera, je le crains, des gens de mauvaise compagnie ; je pousse le dévouement jusqu'à préparer de mes blanches mains ce thé vert que vous aimez tant ; je me fais coiffer à votre goût, quoique les cheveux relevés m'enlaidissent, et j'attends mon Gaston en rêvant de papillons bleus. Patatras ! Gaston arrive avec une figure d'enterrement.
Voyons, mon cher, qu'avez-vous ? Si vous jouiez à la Bourse, je croirais que vous venez d'y perdre toute votre fortune, entre midi et trois heures.
Ce discours, commencé sur un ton assez aigre, finissait presque affectueusement, et Gaston ne pouvait guère le prendre de travers ; mais le sourire que les doux reproches de Julia amenèrent sur ses lèvres n'était pas de bon aloi.
On aurait juré que le jeune amoureux regrettait d'avoir manqué l'occasion d'une querelle.
-- Vous avez raison, dit-il, je suis insupportable, et je mériterais que vous me missiez à la porte. Que voulez-vous ! Ce n'est pas ma faute si la vie que je mène m'ennuie.
-- Bon ! voilà maintenant que vous me dites une impertinence.
-- Pas du tout. Je parle de ma vie de désœuvré, de cette existence qui se dépense au Cercle, aux premières, aux courses.
-- Et chez Julia d'Orcival.
-- De la vie que mon ami Nointel appelle la vie au gardénia, reprit Gaston sans relever la pierre que la dame venait de jeter dans son jardin.
-- À propos de gardénia, vous savez que c'est ma fleur de prédilection. Est-ce votre ami Nointel qui vous a conseillé de ne pas m'envoyer de bouquet ce soir ?
-- Nointel ne me donne pas de conseils, et, s'il m'en donnait, je ne les suivrais pas.
-- Pourquoi ? Ce joli capitaine est un sage qui vit heureux avec sa petite fortune. Vous qui avez quarante mille francs de rente et qui en aurez cent mille quand vous aurez hérité de votre oncle, vous feriez fort bien de prendre modèle sur votre ami. Il ne joue pas, et on ne lui a jamais connu de maîtresse sérieuse. Imitez-le, mon cher, puisque vous enviez son bonheur.
Julia parlait maintenant d'un ton sec, et les mots partaient de ses lèvres comme des flèches. Elle cherchait évidemment à piquer son amant pour l'obliger à démasquer son jeu, et elle y réussit.
-- Ma chère, dit Gaston, je ne songe à imiter personne, mais j'ai vingt-neuf ans, et...
-- Et vous êtes d'avis qu'il est temps de vous marier.
Le jeune homme ne répondit pas.
Un éclair passa dans les grands yeux de Julia, mais sa figure ne changea pas d'expression, et ce fut avec un calme parfait qu'elle reprit :
-- Alors, vous allez vous marier ?
-- Moi ! jamais !
La réponse fut faite avec tant de conviction qu'elle devait être sincère, et Julia changea aussitôt ses batteries.
-- Pourquoi ne vous marierez-vous pas ? dit-elle doucement. Vous êtes riche, bien né, bien apparenté. Votre père occupait une haute position dans la magistrature ; votre oncle est juge à Paris ; votre famille tient à la grande bourgeoisie, qui vaut la noblesse. Vous trouverez facilement une héritière aussi bien dotée par la nature que par ses parents.
-- Je vous répète qu'il ne s'agit pas de cela.
-- C'est singulier, continua Julia. Le proverbe prétend qu'un malheur n'arrive jamais seul. Croiriez-vous que, moi aussi, je suis en péril de mariage ?
-- Oh ! fit Gaston d'un air assez incrédule.
-- Votre étonnement n'est pas poli, mais il ne me blesse pas. Je sais fort bien que je n'ai pas pris le chemin qui mène à la mairie et à l'église. J'aurais pu le suivre, car j'ai été fort bien élevée. J'ai mon brevet d'institutrice, mon cher. Mais j'ai préféré les sentiers fleuris au bout desquels on trouve un hôtel et des titres de rente. C'est pourquoi je ne puis plus épouser un homme comme vous, mais rien n'empêche que j'épouse un étranger. Les préjugés s'arrêtent à la frontière.
-- Un étranger ! vous quitteriez la France ?
-- Sans doute. Une couronne de comtesse vaut bien qu'on s'expatrie, et en ce moment il ne tient qu'à moi de devenir comtesse.
-- Dans quel pays ? demanda Gaston avec une pointe d'ironie.
-- En Pologne. Vous connaissez le comte Golymine ?
-- Celui qu'on a blackboulé à mon cercle. Oui, certes, je le connais.
-- De vue, je le sais, mais...
-- De réputation aussi.
-- Et cette réputation est détestable, n'est-ce pas ?
-- C'est vous qui l'avez dit.
-- Vous savez que le comte m'a follement aimée, il y a trois ans...
-- Vous auriez pu m'épargner le désagrément de m'en ressouvenir.
-- Et que j'ai rompu avec lui, quoiqu'il dépensât royalement une très-grosse fortune.
-- Dont tout le monde suspectait l'origine.
-- Tout le monde et moi-même. C'est parce que je la suspectais que j'ai quitté Golymine. Mais je puis vous affirmer qu'il a été jugé trop sévèrement. L'or qu'il a semé à pleines mains avait été loyalement gagné par lui en Amérique.
-- Au jeu ?
-- Non, dans les mines de Californie.
-- C'est la grâce que je lui souhaite.
-- Et moi seule sait ce que vaut au juste ce Slave que tout Paris acceptait quand il était riche. C'est un aventurier ; ce n'est pas un escroc. Il a commis des actes blâmables, et il a fait des actions héroïques. Je ne sais comment définir cette étrange nature... Vous avez lu les romans de Cherbuliez. Eh bien ! le comte Golymine tient tout à la fois de Ladislas Bolski et de Samuel Brohl.
-- De Samuel Brohl surtout.
-- Comme Samuel, il a été aimé par une grande dame... par plus d'une. Mais, lui aussi, il a aimé... il aime avec passion...
-- Vous, sans doute ?
-- Oui, moi. Et il est homme à me tuer et à se tuer, si je refuse de l'épouser. Il me l'a écrit.
-- Vous ne me dites pas cela, je suppose, pour que je vous donne mon avis sur la question de savoir ce que vous avez à faire.
-- Non, car je suis décidée.
-- À quoi ?
-- À ne jamais revoir Wenceslas.
-- Il s'appelle Wenceslas ! Il est complet. Je vous félicite de cette résolution, ma chère Julia.
-- Et vous trouvez que j'ai peu de mérite à refuser un mari taré et ruiné. Vous avez raison, car je ne l'aime plus.
-- Vous l'avez donc aimé ?
-- Pourquoi ne l'avouerais-je pas ? Il est beau, il est brave, il a cette audace, ce dédain de l'opinion des sots, ce mépris du danger qui plaisent tant aux femmes. S'il me faisait comtesse, il saurait m'imposer au monde. Que suis-je, d'ailleurs, moi ? Une irrégulière. Je ne dérogerais pas en épousant un irrégulier.
Mais, je vous l'ai dit, Gaston, je ne l'aime plus, et je me laisserais tuer par lui plutôt que de lier ma vie à la sienne.
-- Vous êtes tragique, ma chère, murmura le jeune homme d'un air plus ennuyé que fâché.
Évidemment, la tournure que l'entretien avait prise lui déplaisait. Il n'était pas venu chez Julia pour parler d'amour, et il donnait à tous les diables ce Polonais qu'elle lui jetait à la tête, comme si elle eût pris à tâche d'empêcher la conversation d'aboutir. Il ne tortillait plus sa moustache soyeuse, mais il donnait d'autres signes, encore moins équivoques, d'embarras et d'impatience.
Pendant qu'il s'agitait sur son fauteuil, la porte du boudoir s'entr'ouvrit, et une figure de camériste du demi-monde, nez pointu, teint blême, bouche railleuse.
-- Qu'y a-t-il ? demanda sèchement Julia. Je n'ai pas sonné.
-- Madame n'a pas sonné, mais j'aurais un mot à dire à madame, répondit la soubrette d'un air confidentiel.
-- Dis-le. Pourquoi tant de mystères ? Je n'ai pas de secrets pour M. Darcy.
-- Pardon, madame... c'est que... il y a quelqu'un qui demande à parler à madame.
-- Quelqu'un ! Qui cela ? Je t'avais défendu de recevoir.
La femme de chambre garda un silence prudent, mais Gaston, qui lui tournait le dos, vit très-bien dans la glace que ses yeux parlaient.
-- Que signifient ces mines ? demanda madame d'Orcival. C'est le comte qui est là ?
Évidemment la soubrette n'avait pas prévu cette interpellation. Elle savait son métier, et elle n'était pas accoutumée à annoncer devant le roi régnant un roi détrôné. Mais elle ne se déconcerta point et elle répondit, si bas que Gaston l'entendit à peine :
-- Oui, madame, c'est le comte... mais madame peut croire qu'il est rentré malgré moi... le valet de pied et le cocher sont sortis... je n'ai pas pu, moi toute seule, l'empêcher de forcer la consigne et de me suivre jusque dans le salon.
-- Ah ! il est dans le salon, s'écria madame d'Orcival. Fort bien. J'y vais. Retourne dans ma chambre à coucher et n'en bouge pas que je ne te sonne.
La camériste disparut, comme elle était entrée, sans bruit, et elle referma la porte avec des précautions qui dénotaient une grande expérience des situations scabreuses.
Aux premiers mots significatifs de ce court colloque, Gaston s'était levé.
-- C'est le comte Golymine ? demanda-t-il.
-- Mon Dieu ! oui, répondit Julia. Il m'a écrit ce matin qu'il voulait me voir avant de quitter la France... il part demain. Je lui ai fait dire que je ne le recevrais pas, mais je m'attendais à une incartade de ce genre. Ce sera la dernière ; je veux en finir ce soir avec lui.
-- Et moi, je m'en vais, dit Gaston, avec un empressement que madame d'Orcival remarqua sans doute, car elle reprit froidement :
-- Si vous cherchez un prétexte pour me quitter, vous n'aurez pas de peine à en trouver un de meilleur. Il n'y a plus rien entre le comte et moi, et je vous prie de rester ici. L'entrevue sera courte, je vous le promets, et à mon retour, j'aurai une explication avec vous.
Ayant dit, Julia sortit sans laisser à son amant le temps d'ajouter un seul mot.
Gaston, en cette occurrence, manqua de présence d'esprit, mais il faut avouer qu'il se trouvait dans un cas des plus épineux. Retenir madame d'Orcival malgré elle, c'eût été ridicule. On ne violente pas une femme. Partir, c'était impossible. Le boudoir n'avait qu'une issue, et, pour en sortir, il fallait traverser le salon où le comte attendait. Passer sous les yeux d'un rival et lui céder la place, ou bien chercher querelle à ce rival et le mettre à la porte, Gaston avait à choisir entre ces deux partis, et il aurait volontiers pris le dernier s'il avait eu affaire à un homme de son monde.
Mais la perspective d'un duel avec ce Slave déclassé ne lui souriait guère, et c'eût été jouer de malheur que d'être forcé de rompre avec éclat une liaison qu'il voulait dénouer à l'amiable.
Car Julia ne s'était pas trompée. Gaston Darcy était décidé à se séparer d'elle. Avec sa clairvoyance de femme, elle avait lu son dessein dans ses yeux, et comme elle tenait à ne pas être quittée, elle s'était mise aussitôt à jouer une partie qu'elle comptait bien gagner. La visite inattendue de ce Golymine arrivait comme un coup décisif à la fin de cette partie, et la joueuse espérait que le coup tournerait en sa faveur. Elle savait que, pour raviver un amour qui s'éteint, rien ne vaut une rivalité rappelée à propos, et elle avait résolu de sacrifier la Pologne pour assurer l'avenir de sa liaison parisienne.
Gaston, de son côté, se disait que ce désagréable incident lui assurerait l'avantage à la reprise des hostilités. Il était arrivé chez Julia un peu hésitant et assez embarrassé. Il venait liquider une association qu'il avait contractée un an auparavant avec entrain, presque avec passion. Un an, c'est-à-dire un siècle dans le monde du plaisir, dans ce monde où les amours ne datent pas souvent par millésimes. Encore faut-il un motif pour leur couper les ailes, et si Gaston en avait un assez sérieux, ce n'était pas madame d'Orcival qui le lui avait fourni. Il prévoyait qu'elle ne goûterait pas du tout les raisons qu'il allait mettre en avant pour s'excuser de rompre, et il craignait de manquer d'énergie au moment décisif.
Une fausse manœuvre de la sirène brune l'avait remis d'aplomb. En cherchant à exciter sa jalousie, elle s'était livrée par un de ses côtés faibles. Gaston lui pardonnait tous ses anciens amants, excepté Golymine. Les amoureux des irrégulières ont de ces bizarreries. En évoquant le souvenir du comte, Julia avait donc commis une maladresse, et l'arrivée de ce personnage suspect n'était pas faite pour la réparer. Maintenant, Gaston se sentait sûr de lui.
En attendant que madame d'Orcival rentrât de sa malencontreuse excursion en Pologne, il se promenait fiévreusement à travers le boudoir, s'arrêtant lorsque des éclats de voix arrivaient jusqu'à lui à travers les portes et les tentures, puis reprenant sa marche agitée, de peur de se laisser aller à la tentation d'écouter.
Le salon où la soubrette avait introduit le comte était contigu à celui où était resté Gaston, qui ne tarda guère à se demander pourquoi Julia n'avait pas emmené son Slave dans une autre pièce.
L'hôtel était vaste, et elle n'avait qu'à choisir. Il y avait justement une galerie-bibliothèque, -- en anglais un hall -- situé si loin du boudoir, qu'on aurait pu s'y battre en duel ou s'y brûler la cervelle, sans que le bruit fût perçu dans le réduit coquet où madame d'Orcival se tenait de préférence.
Gaston en vint bientôt à penser que Julia n'était pas fâchée de le forcer à assister presque à son entretien avec Golymine. Il se dit qu'elle allait faire en sorte que des mots significatifs parvinssent à ses oreilles, et il finit par croire que tout cela était peut-être convenu d'avance entre elle et le Polonais -- en quoi il se trompait absolument.
Le fait est que le diapason de la conversation ne tarda pas à s'élever beaucoup, et qu'il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre des fragments du dialogue.
Gaston distinguait parfaitement les deux voix, qui parfois alternaient et parfois aussi se confondaient dans un morceau d'ensemble : la voix de Julia, une voix chaude, bien féminine pourtant, et la voix du comte, grave, mordante, saccadée, une voix à la Mélingue.
Et, en vérité, c'était bien un drame qui se nouait chez madame d'Orcival. Elle essayait d'en faire une opérette, mais l'enragé Polonais le poussait au noir.
-- C'est infâme ! criait le Buridan.
-- Pas de gros mots, vocalisait la diva.
-- Vous voulez donc que je me tue !
-- Est-ce qu'on se tue pour une femme ?
-- Oui, quand on l'adore... quand on ne peut pas vivre sans elle.
Et après ces explosions, le couplet suivant baissait d'un ton. Évidemment, le comte, reprenant le mode mineur, essayait d'attendrir l'inexorable demi-mondaine, qui lui répondait par des refus en sourdine.
D'où il résultait que Gaston passait par des supplices variés. Quand le duo montait aux notes aiguës, il se tenait à quatre pour s'empêcher d'entrer en scène et de jeter dehors cet étranger qui sommait Julia de le suivre aux pays perdus où finissent les décavés. Un galant homme ne laisse pas malmener une frégate qui a navigué sous son pavillon. Et quand le récitatif revenait aux notes douces, Gaston enrageait de tenir dans la saynète un emploi ridicule. On a beau ne plus aimer une femme, on trouve dur d'écouter malgré soi les explications orageuses qu'elle a avec un prédécesseur, et il vous prend de furieuses envies d'intervenir.
-- Maintenant, grommelait-il pour se consoler, me voilà radicalement guéri.
D'ailleurs, la situation se corsait de telle sorte que le dénouement ne pouvait pas se faire beaucoup attendre, et en effet, il ne tarda guère. Julia n'aimait pas les longueurs. Elle fit des coupures dans ses répliques.
-- Ainsi, reprit la voix de basse, vous êtes résolue à ne pas partir avec moi ?
-- Parfaitement résolue, mon cher, chanta le soprano, en scandant ses notes.
Et, après un point d'orgue :
-- Vous me remercierez plus tard.
-- Non, car vous ne me reverrez jamais vivant.
-- Encore ! Vous parlez vraiment trop de mourir. Je n'étais pas seule quand vous avez fait chez moi cette entrée à la Tartare. Souffrez donc que je vous quitte et que, en dépit de vos discours sinistres, je vous dise : Au revoir... dans trois ou quatre ans... quand vous aurez trouvé une autre mine d'or en Californie... ou ailleurs... je ne tiens pas à la provenance.
-- Allez rejoindre votre amant, tonna la basse profonde. Je vous méprise trop pour vous tuer, mais je vous maudis... et vous verrez ce que vaut la malédiction d'un mort.
Après cette phrase de cinquième acte, il y eut le bruit d'une porte fermée avec violence. La toile venait de tomber. La pièce était finie.
Gaston s'intéressait fort peu à ce Polonais qui abusait vraiment des mots à effet, mais les froides railleries de madame d'Orcival l'avaient écœuré, et il l'attendit de pied ferme.
Elle rentra calme, presque souriante. De la scène du salon, il ne lui restait qu'un peu de flamme dans les yeux et un peu de rougeur aux joues.
-- Enfin, dit-elle, je suis délivrée de cet énergumène. Mariette a bien fait de le laisser entrer. Maintenant, il ne reviendra plus.
-- Je le crois, dit froidement Gaston.
-- Est-ce que vous avez écouté ?
-- Écouté, non. Entendu... oui... quelques mots...
-- Et pensez-vous que le comte Golymine m'aime comme nous voulons être aimées, nous autres femmes... avec fureur... avec rage... jusqu'au suicide... inclusivement ?
-- Quand on veut se tuer, on ne le crie pas si haut.
-- Je vous ai déjà dit, mon cher, que vous ne connaissiez pas Golymine. C'est un fou qui ferait sauter Paris et lui avec, pour satisfaire une de ses fantaisies.
-- Peu m'importe ce qu'il est et ce qu'il n'est pas. J'espère bien ne jamais le retrouver sur mon chemin.
-- Vous avez raison, mon ami, je vous parle beaucoup trop de cet insurgé, et je vous prie de me pardonner les désagréables instants que vous venez de passer. Vous auriez pu vous offenser d'une situation que je n'avais pas créée, et vous avez bien voulu me permettre de renvoyer mon persécuteur. Je vous dois vraiment de la reconnaissance, et vous savez que je paye toujours mes dettes, dit Julia avec un sourire à fondre la glace d'un cœur octogénaire.
En attendant que je paye celle-là, venez que je vous verse une tasse de ce thé qui m'est arrivé hier de Moscou... sans passer par Varsovie.
-- Milles grâces, répondit Gaston. Je vais être obligé de vous quitter à minuit. Il est onze heures et demie, et j'ai à vous parler.
Julia avait déjà repris sur sa chaise longue la pose savamment étudiée qu'elle choisissait quand elle voulait charmer. À ce discours, elle se redressa comme une couleuvre froissée, et demanda d'un ton bref :
-- Qu'avez-vous donc à me dire ?
-- Que je me décide à entrer dans la magistrature.
-- Je comprends que, pour m'annoncer cette grave nouvelle, vous m'ayez fait manquer l'Opéra. Alors vous allez être obligé de mettre une robe noire et de couper vos moustaches.
-- Non, pas encore. Je vais débuter comme attaché au parquet. Mais je vais être forcé de réformer ma façon de vivre.
D'un regard clair et froid comme une lame d'épée, madame d'Orcival interrogea le visage de son amant.
-- C'est une rupture que vous me notifiez en ces termes gracieux, demanda-t-elle après un court silence.
-- Une séparation, dit le jeune homme en s'inclinant.
-- Le mot est plus honnête. Ce que vous faites ne l'est pas.
Gaston tressaillit sous l'injure, mais il se contint assez pour répondre avec calme :
-- Vous n'avez jamais cru, je pense, que nos relations dussent être éternelles. J'ai toujours agi avec vous en galant homme ; je vous quitte parce que la carrière que je veux suivre m'y force, et je sais à quoi m'oblige cette pénible nécessité.
-- Vous voulez dire que, demain, dans le dernier bouquet de gardénias que je recevrai, vous mettrez un chèque à mon ordre. Je vous le renverrai, mon cher. Je ne veux pas de votre argent sans vous. Qu'en ferais-je ? Je suis riche, et s'il me plaît de vous donner un successeur, je n'aurai pas besoin de le prendre pour sa fortune... pas plus que je ne vous avais pris pour la vôtre.
Gaston s'inclina sans répondre. La scène du Polonais l'avait cuirassé contre les reproches et contre les flatteries.
-- C'est sans doute votre oncle, le juge, qui vous a mis en tête la vertueuse idée de lui succéder un jour, reprit Julia. Et vous osez prétendre qu'il n'a pas décidé aussi de vous marier ! L'un ne va pas sans l'autre. Un garçon n'est jamais magistrat qu'à moitié.
-- Vous oubliez que mon oncle est célibataire.
-- À telles enseignes que vous comptez bien hériter de lui un jour. Raison de plus pour qu'il tienne à vous confier le soin de perpétuer son nom dans la robe. À la seconde génération, les Darcy dont vous serez le père mettront une apostrophe après le d.
Gaston sentit que la patience allait lui manquer, et il fit un mouvement pour sortir.
Julia s'était levée en pied. Ses yeux lançaient des éclairs.
-- Mon cher, dit-elle d'une voix qui sifflait entre ses dents blanches, je sais maintenant ce que vous valez... et je plains la femme que vous épouserez, à moins qu'elle ne vous traite comme j'aurais dû vous traiter. Et c'est ce qu'elle fera certainement. Vous n'êtes pas de la race de ceux qu'on aime, monsieur Gaston Darcy.
Puis, changeant de ton tout à coup :
-- Serait-ce la belle Havanaise, la veuve aux six cent mille livres de rente, qui met des pompons rouges à ses chevaux, et qui mène à quatre mieux qu'un cocher anglais, la marquesa de Barancos ? On m'a dit que vous lui faisiez une cour assidue. Vous n'êtes pas le seul, et...
Darcy n'y tint plus. Il ouvrit brusquement la porte du boudoir, traversa le salon en courant et ne s'arrêta qu'au bas de l'escalier pour prendre son chapeau et son pardessus. Mariette avait été consignée dans la chambre à coucher par madame d'Orcival. Les autres domestiques faisaient la fête à la cuisine. Il sortit de l'hôtel sans rencontrer personne.
Pendant qu'il descendait à grands pas le boulevard Malesherbes, Julia, debout, accoudée sur la console qui portait le groupe de Clodion, disait tout bas :
-- Quittée ! il m'a quittée ! Sotte que j'étais ! je le prenais pour un niais et je m'imaginais que je l'emmènerais un jour à m'épouser. Pourquoi pas ? Eva est bien devenue princesse Gloukof, et elle avait commencé plus mal que moi. Sa mère était marchande de pommes. Oui, mais Darcy n'est pas Russe. Darcy est un bourgeois de Paris, inaccessible à l'entraînement. Il me glisse entre les doigts au moment où je croyais le tenir. C'est bien fait. Cela m'apprendra à viser plus haut. Mais quelqu'un l'a poussé à rompre. Je saurai qui, et je me vengerai... Oui, je me vengerai de lui, de son oncle, de son ami Nointel...
Et, comme illuminée par une inspiration subite :
-- Golymine m'y aidera. Il m'aime, celui-là, et il ne recule devant rien. J'ai bien choisi mon heure en vérité pour le congédier !... Mais il ne tient qu'à moi de renouer avec lui... il est encore à Paris, car il ne savait pas que je refuserais de le suivre, et il était ici il y a vingt minutes. Si je lui écrivais ? Oui, mais j'ai oublié son adresse... il en a changé si souvent depuis six mois. Elle doit être sur la carte qu'il a laissée hier, quand j'ai refusé de le recevoir. Où est-elle, cette carte ?... Ah ! je me rappelle que Mariette l'a posée sur la table de Boulle qui est au milieu de la galerie.
Quand madame d'Orcival voulait une chose, l'action suivait vite l'idée. Elle prit aussitôt le chemin du hall qui se trouvait à l'autre bout de l'appartement du premier étage. Le salon était éclairé ; le hall ne l'était pas. Elle s'était donc armée d'un flambeau.
En y entrant, elle fut assez surprise d'y trouver une bougie qui brûlait, placée sur un dressoir. La lueur incertaine de cette bougie pénétrait à peine dans les hautes et profondes embrasures des fenêtres à vitraux gothiques, et lorsque Julia arriva devant la dernière, elle crut entrevoir un homme collé contre les carreaux armoriés.
Elle n'était pas peureuse. Elle avança et, en reconnaissant à sa pelisse de fourrures cet homme qui avait l'air d'écouter à la fenêtre, elle s'écria :
-- Golymine ! que faites-vous ici ? que signifie...
Et presque aussitôt :
-- Pendu ! murmura-t-elle. Il s'est pendu !
Sa main laissa tomber le flambeau qu'elle portait, et son sang se glaça dans ses veines.
La salle était immense. Le plafond se perdait dans l'ombre, et la bougie qui achevait de se consumer sur le dressoir éclairait l'embrasure de ses lueurs mourantes. L'obscurité complète eût été moins effrayante que ces reflets intermittents qui, par moments, illuminaient les traits convulsés de Golymine, et, par moments, laissaient à peine entrevoir la hideuse silhouette d'un pendu.
Julia avait reculé d'horreur, et elle restait appuyée contre la boiserie de la bibliothèque, pâle, tremblante, les mains crispées, les yeux fixes.
Elle voulait crier, et la voix lui manquait. Elle voulait fuir, et la terreur la clouait sur place. Elle voulait détourner sa vue de ce cadavre accroché, et elle le regardait malgré elle. Il la fascinait.
C'était bien Golymine. L'enragé Slave avait tenu sa promesse, et ses dernières paroles vibraient encore aux oreilles de madame d'Orcival : « Vous saurez ce que vaut la malédiction d'un mort. »
Elle les comprenait maintenant, ces paroles menaçantes, et par un phénomène de lucidité dû à la surexcitation de ses nerfs, elle voyait la scène du suicide telle qu'elle avait dû se passer : Golymine, furieux, traversant l'appartement vide, et se jetant dans cette galerie où il savait bien que personne ne viendrait. Il la connaissait à merveille ; car, au temps où Julia l'aimait, il ne sortait guère de l'hôtel. Il avait eu le sang-froid de chercher à tâtons un flambeau et de l'allumer. Il avait arraché une embrasse des lourds rideaux de tapisserie, traîné contre la fenêtre un tabouret sur lequel il était monté, et qu'il avait repoussé du pied, après s'être passé autour du cou un nœud coulant, fait avec l'embrasse préalablement attachée à l'espagnolette.
Il n'en faut pas plus pour mourir.
-- Voilà donc sa vengeance, pensait Julia. Il s'est tué chez moi pour me perdre par le bruit que fera son suicide. Demain, tout Paris saura que Golymine, ruiné, déshonoré, s'est pendu dans l'hôtel de sa maîtresse... on dira bientôt de sa complice, car les histoires oubliées reviendront à la mémoire des femmes qui me jalousent et des hommes qui me détestent. Qui sait si on ne dira pas que j'ai assassiné Golymine ?... Et Darcy qui a entendu ma querelle avec ce malheureux ne démentira peut-être pas ceux qui diront cela.
Puis, avec cette mobilité d'esprit qui était un de ses moindres défauts, elle se prit à regretter le mort.
-- Fou ! se disait-elle, plus fou cent fois que je ne pouvais le croire. Je savais bien qu'il avait plus de cœur que tous les sots qui le méprisaient... mais se tuer à trente ans !... quand il lui restait assez de jeunesse, de courage et d'intelligence pour refaire sa fortune ! Ah ! celui-là m'a aimée !... et si je pouvais le ressusciter, comme je lui dirais : Je suis prête à te suivre !
Et, frappée tout à coup d'une idée :
-- S'il n'était pas mort, murmura-t-elle, si, en coupant ce cordon... non non... il y a trop longtemps... ce serait inutile... mais je ne puis pas rester ici... il faut agir... sans quoi on m'accuserait... je vais appeler Mariette, envoyer prévenir la police.
Elle se rappela alors qu'il n'y avait pas de sonnette mettant en communication la galerie avec la chambre à coucher où elle avait consigné la soubrette, et elle marcha vers le dressoir pour y prendre la bougie qui avait éclairé les préparatifs du suicide et qui brûlait encore.
Le flambeau qu'elle portait lorsqu'elle était entrée s'était éteint en tombant, et elle n'osait pas traverser sans lumière cette longue galerie où elle laissait derrière elle un cadavre.
Elle passa, en détournant la tête, devant la sinistre fenêtre, et elle allait mettre la main sur le bougeoir quand elle vit que, près de ce bougeoir, il y avait un papier, une feuille arrachée d'un carnet.
-- Il a écrit, dit-elle tout bas... à moi, sans doute... un adieu.
Et elle lut ces mots tracés au crayon :
« C'est Julia d'Orcival qui m'a tué. Je désire que la somme contenue dans mon portefeuille soit distribuée aux pauvres de Paris, et je prie les autorités françaises de faire remettre aux personnes qui les ont écrites les lettres qu'on y trouvera. »
-- Des lettres ! murmura Julia. Les miennes peut-être... Oui, il les a conservées... il me l'a dit, il a essayé de m'effrayer en me rappelant qu'il avait entre les mains la preuve qu'il m'avait intéressée autrefois à... à ses affaires... et sa dernière pensée a été de livrer le secret de notre association. Ah ! c'est maintenant que je sais ce que vaut la malédiction d'un mort.
Elle resta quelques instants affaissée sous ce nouveau coup, puis se redressant :
-- C'est infâme ce qu'il a fait là. Il comptait qu'un de mes domestiques découvrirait son corps, et que ce papier serait remis au commissaire de police, sans que je pusse m'y opposer... il ne prévoyait pas que ce serait moi qui le trouverais... mais je l'ai, et personne ne le verra, car je vais le brûler... et personne non plus ne verra mes lettres.
Elle exposa le feuillet à la flamme de la bougie, et, en un clin d'œil, il ne resta plus de cet étrange testament que des cendres.
Mais les lettres étaient dans la poche du mort.
Je n'oserai jamais les prendre, dit-elle tout bas.
L'embrasure que Golymine avait choisie pour mourir était à six pas du dressoir, et le cadavre se détachait comme un fantôme noir sur les vitraux clairs. La galerie s'emplissait de ténèbres. Partout, le silence, un silence de tombe. Julia, terrifiée, frissonnait de la tête aux pieds.
-- Il le faut, dit-elle tout bas. Cette bougie va s'éteindre... et Mariette peut venir... je ne veux pas qu'elle me trouve ici.
Elle saisit le bougeoir d'une main tremblante et elle avança vers la fenêtre. Sa gorge se serrait, ses lèvres étaient sèches, et elle éprouvait à la racine des cheveux la sensation que cause le contact passager d'un fer rouge. Chaque pas qu'elle faisait retentissait douloureusement dans son cerveau. Parfois, il lui semblait qu'elle entendait une voix, la voix de Golymine qui l'appelait.
En arrivant à l'embrasure, elle ferma les yeux, et peu s'en fallut qu'elle ne laissât encore une fois tomber son flambeau.
Les pieds du pendu touchaient presque le parquet, car le cordon s'était allongé sous le poids de ce grand corps ; sa tête s'inclinait sur sa poitrine, et son visage disparaissait dans le collet de fourrures de sa pelisse.
Mais pour trouver le portefeuille, il fallait toucher le cadavre, fouiller les habits.
-- Non, je ne peux pas, murmura Julia sans oser lever les yeux.
Et si elle eût été obligée de porter la main sur ce mort, de palper cette poitrine où un cœur ardent avait battu pour elle, l'horreur eût été plus forte que l'intérêt.
Mais il était écrit qu'elle irait jusqu'au bout. Ses yeux qu'elle tenait baissés, de peur de revoir les traits de l'homme qui l'avait adorée, ses yeux aperçurent, dépassant une des poches de côté de la pelisse, le bout d'un portefeuille.
Certes, Golymine l'avait placé là avec intention. Il tenait à ce qu'on le trouvât, et ce n'était pas pour être agréable à son ancienne maîtresse qu'il avait pris cette précaution.
Madame d'Orcival comprit cela, et ses scrupules s'envolèrent. Elle posa le bougeoir sur la table de Boulle où devait se trouver encore la carte de visite du comte, prit du bout des doigts le portefeuille et l'ouvrit.
Elle en tira d'abord des billets de banque, trois liasses de dix mille, les dernières cartouches du vaincu de la vie parisienne, le viatique mis en réserve pour passer à l'étranger.
Julia regarda à peine ces papiers soyeux que, d'ordinaire, elle ne méprisait pas tant, et ouvrit d'une main fiévreuse les autres compartiments du portefeuille. Elle y trouva ce qu'elle cherchait, des lettres attachées ensemble par un fil de soie, des lettres d'où s'exhalait un parfum doux comme l'odeur du thé, des reliques d'amour qui n'étaient pas toutes de la même sainte, car Golymine avait eu beaucoup de dévotions particulières.
Madame d'Orcival les prit, remit les billets de banque dans le portefeuille, le portefeuille dans la poche du mort, et sortit de la galerie sans oser se retourner.
Quand elle se retrouva dans son salon, joyeusement éclairé, le sang-froid lui revint. Elle le traversa, rentra sans bruit dans le boudoir, et s'y enferma au verrou.
Mariette aurait pu entrer sans qu'elle l'appelât, et elle ne voulait pas que Mariette vît les lettres.
Son plan était déjà arrêté. Elle avait résolu de sonner la femme de chambre, de l'envoyer, sous un prétexte quelconque dans la bibliothèque, et d'attendre que cette fille revînt lui annoncer qu'elle y avait trouvé un pendu. Pour que personne ne lui demandât d'explication, il fallait que personne ne crût qu'elle avait trouvé le cadavre avant tout le monde, et ne l'accusât d'avoir touché au portefeuille.
Mais d'abord Julia voulait brûler ses lettres. C'était pour pouvoir anéantir les preuves de son ancienne liaison avec Golymine qu'elle avait eu le terrible courage de les prendre.
Elle allait jeter le paquet au feu, mais elle se ravisa. Il lui sembla qu'il était plus gros qu'il n'aurait dû l'être, s'il n'avait contenu que sa correspondance à elle.
Elle défit précipitamment le cordonnet de soie, et elle vit que les billets doux avaient été divisés par le comte en quatre paquets. Ce fougueux amant mettait de l'ordre dans ses papiers de cœur, comme s'il se fût agi de papiers d'affaires.
Julia avait sa liasse. Elle reconnut tout de suite son écriture, et elle fut assez surprise de trouver, épinglée sur cette liasse, une étiquette portant cette mention très-explicite :
« Madame d'Orcival, boulevard Malesherbes, 199. »
-- On aurait su à quoi s'en tenir, dit-elle avec amertume.
Elle fut encore plus étonnée quand elle s'aperçut que chacun des trois autres paquets portait aussi un nom et une adresse.
-- Pourquoi a-t-il fait cela ? se demanda-t-elle. Voulait-il se servir de ces lettres pour exploiter celles qui les ont écrites ? On l'a accusé autrefois d'avoir abusé par ce procédé des faiblesses qu'une grande dame avait eues pour lui. Non, je crois plutôt qu'il se réservait de prendre un parti après m'avoir vue. Si j'avais consenti à le suivre à l'étranger, peut-être aurait-il cherché à profiter des secrets qu'il possédait. Il lui restait fort peu d'argent... et ce n'est pas à moi qu'il en aurait demandé. Quand il a pris la résolution de mourir, parce que je refusais de partir avec lui, il n'a plus songé qu'à se venger de moi.
Il savait bien que le commissaire de police n'hésiterait pas à ouvrir une enquête sur la d'Orcival, et que, pour éviter un scandale, il s'empresserait de détruire ou de restituer les autres correspondances. Je ne suis qu'une femme galante, moi, tandis que mes rivales sont des femmes mariées, j'en suis sûre.
Et après avoir réfléchi quelques secondes :
-- Si je voulais pourtant !... les noms y sont... il ne tiendrait qu'à moi de faire ce que Golymine aurait peut-être fait, s'il ne s'était pas tué. Pourquoi aurais-je pitié de celles qui me méprisent ? La baronne du Briage a changé son jour d'opéra parce que sa loge est à côté de la mienne, et qu'elle ne veut pas être ma voisine. Oui, mais il ne s'agit pas d'elle. De qui sont ces lettres ?
Madame d'Orcival lut le nom qui désignait la destinataire du premier paquet.
-- Je ne la connais pas, murmura-t-elle. Une bourgeoise sans doute. Si c'était une des grandes mondaines qui vont aux bois et aux premières, j'aurais entendu parler d'elle. Pauvre femme ! dans quelles transes va la jeter la nouvelle du suicide de Golymine ! Et comme elle me bénira quand je lui rendrai ses lettres ! Car je veux les lui rendre. Pourquoi chercherais-je à lui nuire ?
Voyons les autres.
À peine eut-elle jeté les yeux sur la seconde liasse qu'elle s'écria :
-- Elle ! ces lettres sont d'elle ! Ah ! je savais bien qu'il avait été son amant, quoiqu'il l'ait toujours nié. La marquise s'est donnée à un aventurier. Et tous ces imbéciles qui ont lapidé Golymine avec des boules noires se disputeraient l'honneur d'épouser cette créature, si elle ne dédaignait leurs hommages ! Ah ! je les lui rendrai peut-être ses lettres, mais je ferai mes conditions... et ce n'est pas de l'argent que j'exigerai.
À ce moment, on frappa doucement à la porte du boudoir, et, avant de tirer le verrou, madame d'Orcival cacha la correspondance dans la poche de son peignoir.
Il y avait un troisième paquet dont elle n'avait pas encore regardé la suscription.
-- C'est toi ; que veux-tu ? demanda-t-elle à la soubrette qui répondit avec assurance :
-- Madame m'avait commandé de rester dans la chambre à coucher. Je m'y suis endormie devant le feu, et en me réveillant j'ai vu qu'il était plus de minuit. J'ai pensé que M. Darcy devait être parti...
-- Depuis une heure au moins, mais je n'ai pas eu besoin de toi. Va me chercher le Figaro qui est sur la table de Boulle dans la bibliothèque, et occupe-toi ensuite de ma toilette de nuit.
La camériste disparut avec la prestesse d'une souris. Julia, restée seule, alla droit au bonheur du jour dont le bois de rose cachait un tiroir secret. Elle y serra les lettres, et elle attendit la lugubre nouvelle qu'elle était parfaitement préparée à recevoir.
Trois minutes après, Mariette, effarée, se précipita dans le boudoir en balbutiant :
-- Madame !... Ah ! mon Dieu !... si vous saviez ce que je viens de voir ! Le comte...
-- Eh bien ? Est-ce qu'il s'est caché dans l'hôtel pour m'espionner ?
-- Il est mort, madame ! il s'est pendu !
-- Pendu !
-- Oui, madame... à une des fenêtres de la bibliothèque. Je ne sais pas comment je ne me suis pas évanouie de peur.
-- C'est épouvantable ! s'écria madame d'Orcival, qui n'eut pas trop de peine à pâlir. Appelle le valet de pied... le cocher... dis-leur qu'ils courent chercher un médecin... prévenir le commissaire de police... le médecin d'abord... Il est peut-être encore temps de rappeler à la vie ce malheureux.
CHAPITRE II.
À peine sorti de l'hôtel de madame d'Orcival, Gaston Darcy s'était mis à descendre le boulevard Malesherbes en courant comme un homme qui vient de s'échapper d'une prison et qui craint qu'on ne l'y ramène. Il était venu soucieux ; il s'en allait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené le Polonais chez Julia.
-- Ces bohèmes étrangers ont du bon, se disait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire à Julia, je crois que je n'aurais pas eu le courage de dénoncer mon traité. Et pourtant, elle n'a pas à se plaindre de moi. Il a duré un an, cet aimable traité, et il m'a coûté dans les cent mille... en y comprenant le chèque que j'enverrai demain matin. Elle m'a dit qu'elle ne l'accepterait pas, mais je parierais bien qu'elle ne s'en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtres d'à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre... et elles ont raison. Mais moi je n'ai pas eu tort de quitter Julia. Elle m'aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand je lui dirai demain : Tout est rompu... comme dans le Chapeau de paille d'Italie .
Madame d'Orcival aurait, en effet, mené fort loin Gaston Darcy, mais ce n'était pas précisément la crainte de laisser chez elle son dernier louis qui l'avait arrêté tout à coup sur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n'était même pas pour suivre les conseils d'un oncle à succession qu'il venait de faire acte de sagesse.
Gaston Darcy avait bien l'intention d'entrer dans la magistrature et de dételer l'équipage du diable en renonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Mais ces belles résolutions n'auraient probablement pas été suivies d'effet, si le goût très-vif qu'il avait eu pour Julia n'eût pas été étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n'était pas l'objet.
Elle ne s'était trompée qu'à demi en jugeant qu'il la quittait pour se marier. Gaston n'était pas décidé à franchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ou plutôt il était en passe de l'aimer, car il ne voyait pas encore très-clair dans son propre cœur.
Il n'en était pas moins ravi d'avoir conquis si lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas garder sa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller se coucher. S'il avait su où trouver son oncle, il n'aurait pas remis au lendemain la visite qu'il comptait lui faire pour lui apprendre une si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans le monde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche à travers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premier fiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.
C'était justement l'heure où il savait qu'il y rencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel que madame d'Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont un merveilleux instinct pour deviner qu'un homme leur est hostile.
Ce cercle n'était pas le plus aristocratique de Paris, mais c'était peut-être le plus animé, celui où on jouait le plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunes viveurs et les grands seigneurs de l'argent. Darcy y était fort apprécié, car il possédait tout ce qu'il faut pour plaire aux gens dont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l'esprit, il parlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longues histoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualité qui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il ne gagnait pas trop souvent.
Quand il entra dans le grand salon rouge, sept ou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et les bavardages allaient leur train. C'était un centre d'informations que ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit et une heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotes scandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas faute d'y commenter les plus fraîches.
La première phrase que Darcy saisit au vol fut celle-ci :
-- Saviez-vous que Golymine a été son amant et qu'il a fait des folies pour elle ? Il faut vraiment qu'elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d'argent d'un Polonais qui n'en donnait pas aux femmes... au contraire.
Celui qui tenait ce propos était un grand garçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoir eu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Il avait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.
Il s'arrêta court en apercevant Darcy, qui jugea l'occasion bonne pour faire une déclaration de principes.
Tout le monde connaissait sa liaison avec Julia, et il n'était pas fâché d'annoncer publiquement sa rupture. C'était une façon de brûler ses vaisseaux et de s'enlever toute possibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, et il ne se croyait pas encore à l'abri d'une faiblesse.
-- C'est de madame d'Orcival qu'il s'agit ? demanda-t-il.
-- Non, répondit un causeur charitable. Prébord parlait du beau Polonais qu'on a refusé ici dans le temps.
-- Et qui a été jadis avec Julia d'Orcival, chacun sait ça ; mais ce que vous ne savez pas, c'est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmante personne.
-- Comment, c'est fini ! s'écrièrent en chœur les clubmen .
-- Complètement. Les plus courtes folies sont les meilleures.
-- Pas si courte, celle-là. Il me semble, cher ami, qu'elle a duré plusieurs saisons.
-- Et la séparation s'est faite à l'amiable ?
-- Mais oui. Nous ne nous étions pas juré une fidélité éternelle.
-- Ma foi ! mon cher, vous avez eu raison de déclarer forfait. Julia est très-jolie, et elle a de l'esprit comme quatre ; mais il n'y a encore que les femmes du monde. Demandez plutôt à Prébord.
-- Ou au comte Golymine. Il les connaît, celui-là.
-- À propos de ce comte, ou soi-disant tel, sait-on ce qu'il est devenu ? demanda un jeune financier qui était un des gros joueurs du cercle.
-- Peuh ! je crois bien qu'il est à la côte. On ne le voit plus nulle part. C'est mauvais signe.
-- J'en serai pour cinq mille, que j'ai eu la sottise de lui prêter.
-- Vous étiez donc gris ce jour-là ?
-- Non, mais c'était à un baccarat chez la marquise de Barancos. Voyant qu'il était reçu dans cette maison-là, j'ai cru que je ne risquais rien.
-- La marquise le recevait. Elle ne le reçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partout pour un seigneur. Il faut dire qu'il était superbe... et avec cela l'air d'un vrai prince.
-- Et il avait beaucoup d'argent. Je l'ai vu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au café Anglais. Il les a payés le lendemain avant midi.
-- Oui, c'était le temps où toutes les femmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s'habiller et de mener en tandem ... et puis, il ne boudait pas devant un coup d'épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal de Mauvers, qui l'avait coudoyé avec intention dans le foyer de l'Opéra.
-- Ah çà ! messieurs, dit le grand Prébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d'occasion était le type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu'il a toujours couru de mauvais bruits sur son compte.
-- Ça, c'est vrai, reprit un officier de cavalerie fort répandu dans le monde où l'on s'amuse, et je me suis toujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour le présenter à notre Cercle.
-- Et des parrains très-respectables. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens ! quand on parle du loup... voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher de la cheminée... gare les récits de voyage !... et j'aperçois là-bas ce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.
-- Ils ne me plaisent ni l'un ni l'autre, votre docteur et votre général. Général d'où ? Docteur de quelle faculté ?
-- Général au service du Pérou, le Simancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses grades à la Faculté de Québec. Il est d'une vieille famille normande émigrée au Canada. S'ils ont consenti à patronner Golymine, c'est qu'à l'époque où ils l'ont présenté, personne ne doutait de son honorabilité. Mais il y a longtemps qu'ils ont cessé de le voir.
-- Qu'en savez-vous ? Moi, j'exècre tous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.
-- Bon ! voilà que vous donnez dans la même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout. N'a-t-il pas imaginé l'autre jour que Golymine était le chef d'une bande de brigands, et qu'il dirigeait les attaques nocturnes dont les journaux s'occupent tant ! Il a la douce manie d'inventer des romans judiciaires, ce bon Lolif.
-- Il n'a pas inventé les étrangleurs. Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas qui sortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept mille francs gagnés à l'écarté.
-- Diable ! si ces coquins-là se mettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine de faire la chouette, s'écria le jeune financier qui la faisait souvent avec succès.
Darcy avait dit ce qu'il voulait dire, et ce qu'il venait d'entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait rien de nouveau. La conversation ne l'intéressait plus. Il se mit à la recherche de son ami Nointel ; mais en traversant le salon rouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.
-- Cher monsieur, lui dit ce guerrier transatlantique, il n'y a que vous qui puissiez nous tirer d'embarras. Nous sommes trois qui mourons d'envie de faire un whist à un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notre table ?... Oh ! seulement jusqu'à ce qu'il nous arrive un rentrant.
Darcy venait de s'assurer, en interrogeant un valet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n'était pas encore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l'avoir vu, et il savait qu'il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminée commençaient à l'ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Il accepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fût peu sympathique.
M. Simancas était pourtant un homme de bonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui ces relations familières qui sont comme la monnaie courante de la vie de cercle, et qui n'engagent, d'ailleurs, absolument à rien.
Ce soir-là le futur attaché au parquet était si content d'avoir rompu sa chaîne qu'il oubliait volontiers ses antipathies.
La table où il s'assit à la gauche du général, que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire, était placée pas très-loin des causeurs, mais la causerie languissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent se livrer en paix à leur divertissement favori.
Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté de Québec, n'était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupe qui faisait cercle devant le foyer.
La seconde manche du premier rubber venait de commencer, lorsqu'un jeune homme très-replet et très-joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obus prussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement de Paris.
Ce nouveau venu avait la face rouge et les cheveux en désordre ; il soufflait comme un phoque, et on voyait bien qu'il venait de monter l'escalier en courant.
Dix exclamations partirent à la fois :
-- Lolif ! voilà Lolif ! -- Messieurs, il y a un crime de commis, c'est sûr, et Lolif est chargé de l'instruction. -- Allons, Lolif, contez-nous l'affaire. Où est le cadavre ?
-- Oui, blaguez-moi, dit Lolif en s'essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l'heure... quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.
-- Dites-le donc tout de suite.
-- Apprêtez-vous à entendre la nouvelle la plus étonnante, la plus renversante, la plus...
-- Assez d'adjectifs ! au fait !
-- Je ne peux pas parler, si vous ne m'écoutez pas.
-- Parlez, Lolif, parlez ! Nous sommes tout ouïes.
-- Eh bien ! figurez-vous que, ce soir, j'avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort de demeurer au bout de l'avenue de Wagram...
-- Est-ce qu'il va nous donner le menu du dîner de sa cousine ?
-- N'interrompez pas l'orateur.
-- Je suis sorti avant minuit, et je revenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l'entrée du boulevard Malesherbes, j'ai aperçu un rassemblement à la porte d'une maison... d'un hôtel. Et devinez lequel. Devant l'hôtel de Julia d'Orcival.
-- Bah ! est-ce que le feu était chez elle ?
-- Non, pas le feu. La police.
-- Allons donc ! Julia conspirerait contre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin... aux anniversaires...
-- Vous n'y êtes pas, mes petits. Je vous disais donc qu'il y avait une demi-douzaine de sergents de ville sur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et au premier étage, le commissaire occupé à verbaliser.
Lolif parlait si haut que les whisteurs ne perdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait à intéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tour était venu de donner les cartes.
-- C'est à vous, lui dit poliment le général.
-- Oui, messieurs, reprit Lolif, le commissaire. Et savez-vous ce qu'il venait faire chez Julia ?
-- Du diable si je m'en doute.
-- Il venait faire la levée du corps d'un monsieur qui s'est suicidé dans l'hôtel de la d'Orcival.
-- Par désespoir d'amour ? ça, c'est un comble... le comble de la déveine, car Julia n'a jamais désespéré personne.
-- Attendez ! dit Lolif, en prenant la pose d'un acteur qui va lancer une réplique à effet. Ce monsieur, vous le connaissez tous. C'est le comte Golymine.
-- Pas possible ! Les gens de la trempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.
-- Que ce soit pour une femme, ou pour un autre motif, je vous affirme que Golymine s'est pendu dans la galerie de l'hôtel, à l'espagnolette d'une fenêtre.
-- Comment ! vous coupez mon neuf qui est roi, s'écria le partner de Darcy.
-- Et vous, général, vous venez de mettre votre dame d'atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept et le huit en main, dit d'un air fâché le partner de M. Simancas.
La nouvelle proclamée comme à son de trompe par la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie de whist, et les deux joueurs qu'elle n'intéressait pas pâtirent cruellement des fautes de leurs partners .
Darcy, qui jouait très-correctement, fit deux renonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait de première force en fit trois.
-- Je ne sais pas ce que j'ai ce soir, dit le futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie de m'excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes de mes distractions, je liquide. Justement, j'aperçois deux rentrants. Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.
Le général empocha l'or et se leva en même temps que Darcy.
-- Il fait ici une chaleur atroce, et je ne me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.
Gaston ne s'étonna point de l'indisposition subite du Péruvien. Il ne pensait qu'à se rapprocher de la cheminée pour entendre la suite d'un récit dont le début l'avait fort troublé.
Golymine retrouvé mort chez Julia, Golymine qui avait dû sortir de l'hôtel bien avant lui, c'était à ne pas y croire.
Très-ému et même assez inquiet, Darcy vint se mêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfaction d'apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.
-- Qu'auriez-vous fait à ma place, messieurs ? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi, j'ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.
-- Vous étiez né pour être reporter .
-- Non, pour être juge d'instruction. Tout Paris parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure de dire comment elle s'est passée. Je tiens mes informations du commissaire lui-même.
-- Il vous aura pris pour un agent de la sûreté.
-- Non, je le connais. Je connais tous les commissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs, l'enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.
-- On la soupçonnait donc d'avoir tué Golymine ?
-- Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonne toujours quelqu'un. Et puis, il y a le fameux axiome : Cherchez la femme. Mais madame d'Orcival a été très-nette dans ses explications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle en forçant la consigne, et qu'il lui a fait une scène. Croiriez-vous qu'il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétexte qu'elle l'a aimé autrefois ?
En apercevant tout à coup Gaston qui était derrière lui, Lolif balbutia :
-- Pardon, mon cher, je ne vous avais pas vu.
-- Oh ! ne vous gênez pas à cause de moi, dit Darcy en s'efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus. J'ai rompu... hier.
-- Vraiment ? Eh bien, j'en suis charmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c'est toujours désagréable.
Où en étais-je ? Ah ! je vous disais que Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait de ne pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a des titres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir un musée. Ma parole d'honneur, ces Slaves ne doutent de rien. Ah ! on aurait vu une belle vente, si elle avait voulu liquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte ! Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, mon Golymine, au lieu de sortir de l'hôtel, est allé se pendre dans la galerie... entre un Corot et un Diaz.
-- C'est invraisemblable. La d'Orcival a des domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans un bazar.
-- Il n'y avait chez elle que la femme de chambre, et c'est elle qui en passant dans la bibliothèque a découvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôt de l'événement, n'a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher un médecin et avertir la police.
-- Entre nous, elle aurait mieux fait de couper la corde.
-- Messieurs, reprit gravement Lolif, une femme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de son ancien amant. D'ailleurs, c'eût été tout à fait inutile. Golymine était mort depuis une heure, quand la femme de chambre l'a trouvé. C'est le commissaire qui me l'a dit.
-- Une heure ! pensait Darcy. J'étais encore chez Julia lorsqu'il s'est tué. Elle a dû parler de moi aux agents, car maintenant elle n'a plus de raison pour me ménager. Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dans la magistrature !
-- Mais, demanda le général péruvien qui suivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n'a pas laissé un écrit... pour expliquer le motif de... ?
-- Non, répondit Lolif. Il ne pensait pas à se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre, et il s'est pendu de rage. C'est un suicide improvisé.
-- Le fait est, dit Simancas, que ce pauvre Golymine était fort exalté. Je l'ai connu autrefois... au Pérou... et j'ai même eu le tort de le présenter ici. Je m'étais trompé sur son compte, et j'ai appris, depuis, des choses qui m'ont décidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Je savais qu'il était capable des plus grandes extravagances... et celle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu'un homme peut commettre.
-- Se pendre pour madame d'Orcival, en effet, c'est raide, s'écria Prébord. Mais c'est une vilaine action qu'elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.
Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si le récit de Lolif est exact, elle n'a rien à se reprocher.
Darcy n'aimait pas ce bellâtre qui se vantait sans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédain superbe pour les demoiselles à la mode.
-- Darcy a raison, appuya l'officier. Une femme n'est jamais responsable des sottises qu'un homme fait pour elle.
-- Alors, demanda Simancas avec une certaine hésitation, on n'a rien trouvé sur Golymine... aucun papier...
-- Pardon, dit Lolif, on a trouvé trente billets de mille francs dans son portefeuille. Et c'est bien la preuve qu'en cette affaire la conduite de madame d'Orcival a été correcte.
-- Parce qu'elle n'a pas dévalisé ce pauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment ! s'écria Prébord. Elle est fort riche.
-- Tiens ! tiens ! dit le financier, si je réclamais les cinq mille francs que j'ai prêté à ce Polonais chez la marquise ?
-- Réclamer à qui ? Au commissaire de police ? Et puis, vous n'avez pas de billet, et Golymine doit laisser une flotte de créanciers. S'il ne possédait plus que l'argent qu'il avait sur lui, ils auront peut-être un louis chacun.
-- Mais, objecta Lolif, rien ne prouve que le comte n'eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d'un homme opulent. Il est mort vêtu d'une magnifique pelisse en fourrures.
-- Vous l'avez vu ! s'écria Simancas, vous êtes sûr qu'il portait sa pelisse ?
-- Très-sûr ; je ne l'ai pas vu, mais les agents m'ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francs était dans la poche d'une pelisse à collet de martre zibeline.
Le général péruvien n'insista point. Il savait probablement tout ce qu'il voulait savoir. Il se détacha du groupe et s'en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait du salon.
Darcy, lui aussi, en savait assez, et il s'éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l'avait jeté dans de grandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocher d'avoir causé involontairement la mort d'un homme auquel cependant il ne s'intéressait guère.
L'apparition du capitaine Nointel lui fit grand plaisir, car il éprouvait le besoin d'ouvrir son cœur à un ami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ils s'étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attaché volontaire à l'état-major d'un général dont Nointel était officier d'ordonnance. Et, quand on est lié au feu, on en a pour la vie. D'ailleurs, l'amitié vit souvent de contrastes, comme l'amour. Or, cet Oreste et ce Pylade n'avaient ni le même caractère, ni les mêmes goûts, ni la même façon d'entendre la vie.
Nointel, démissionnaire après la guerre, avait su se créer une existence agréable avec quinze mille francs de revenu. Darcy n'avait su que s'ennuyer en écornant une belle fortune. Nointel n'aimait qu'à bon escient et ne voulait plus rien être après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et à travers, avait des velléités d'ambition. L'un était un sage, l'autre était un fou. D'où il résultait qu'ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre.
-- Mon cher, j'en ai long à t'apprendre, dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice aux confidences.
-- Est-ce que par hasard tu te serais décidé à en finir avec madame d'Orcival ?
-- C'est fait.
-- Bah ! depuis quand ?
-- Depuis ce soir. Mais ce n'est pas tout. Le Polonais qui avait été son amant autrefois s'est pendu chez elle.
-- Je sais cela. Simancas et Saint-Galmier viennent de me l'apprendre. Je les ai rencontrés dans l'escalier. Est-ce que tu regrettes le Polonais ?
-- Non, mais vois jusqu'où va ma déveine. Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j'ai rompu en effet. Pendant que j'étais là, ce Golymine arrive...
-- Tu le mets à la porte.
-- Eh ! non, je ne l'avais pas vu. Julia m'a laissé dans le boudoir pendant qu'elle le recevait dans le salon. C'est elle qui l'a mis à la porte... malheureusement, car il lui a joué le tour d'aller se pendre dans la bibliothèque. Je suis parti sans me douter de rien, et c'est ici seulement que je viens d'apprendre ce qui s'est passé. Cet imbécile de Lolif a su l'histoire par hasard, et il l'a racontée à tout le cercle... il la raconte encore.
-- Sait-il que tu étais chez madame d'Orcival ?
-- Non, car il n'aurait pas manqué de le dire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, sa femme de chambre parlera.
-- Diable ! c'est fâcheux. Si tu ne t'étais pas mis en tête d'être magistrat, il n'y aurait que demi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t'apprendra à mieux choisir tes maîtresses.
-- Il est bien temps de me faire de la morale. C'est un conseil que je te demande, et non pas un sermon.
-- Eh bien, mon cher, je te conseille de faire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d'apprendre que tu n'es plus avec Julia, et il se chargera d'empêcher qu'il soit question de toi dans les procès-verbaux.
-- Tu as raison. J'irai le voir demain.
-- Et je te conseille aussi de te marier le plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des belles petites . Mais gare aux rechutes ! Si tu tiens à les éviter, épouse.
-- Qui ?
-- Madame Cambry, parbleu ! Il ne tient qu'à toi, à ce qu'on prétend, et tu ne serais pas à plaindre. Elle est veuve, c'est vrai, veuve à vingt-quatre ans ; mais elle est charmante, et elle jouit d'ores et déjà de soixante mille livres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoup d'enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai à monter à cheval... tu donneras d'excellents dîners... auxquels tu m'inviteras... et si tu persistes à vouloir être magistrat, tu deviendras à tout le moins premier président ou procureur général.
-- Ce serait parfait. Mais il y a un petit inconvénient : c'est que je ne me sens pas la moindre inclination pour la dame.
-- Alors, Gaston, mon ami, tu aimes ailleurs.
-- Tu oublies que je viens de quitter Julia.
-- C'est précisément parce que tu l'as quittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas me tromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t'a gratifié d'un cœur qui ne s'accommode pas des interrègnes. La place n'est jamais vacante. Voyons ! de qui es-tu amoureux ? Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos ? Elle en vaut bien la peine. C'est une veuve aussi, celle-là, mais une veuve dix fois millionnaire.
-- Je la trouve superbe, mais je ne suis pas plus épris d'elle que je ne le suis de la Vénus de Milo.
-- C'est donc une autre. Je suis sûr de mon diagnostic.
-- Tu es plus habile que moi, car, en conscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, ni que je ne le suis pas. Je n'en sais rien moi-même. Il y a, quelque part, une personne qui me plaît beaucoup. Je l'aimerai peut-être, mais je crois que je ne l'aime pas encore. En attendant que le mal se déclare, j'annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé à devenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nomination d'attaché au parquet.
Le capitaine n'insista plus. Il poussait l'amitié jusqu'à la discrétion, et il avait compris que Gaston voulait se taire sur ses nouvelles amours.
À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deux intimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres qui en avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer à Darcy une partie de baccarat.
Darcy avait eu le temps de se remettre des émotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, et il envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoir pour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu'après tout, il n'avait rien à se reprocher, et que Julia n'avait pas grand intérêt à le compromettre. Il se proposait, d'ailleurs, de récompenser le silence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d'adieu qu'il lui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme de chambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louables résolutions qu'il venait de prendre, l'aspirant magistrat se trouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant de renoncer définitivement au jeu.
Peut-être aussi n'était-il pas fâché de quitter Nointel pour échapper à une prolongation d'interrogatoire sur ses affaires de cœur.
Le capitaine, qui était un Mentor fort indulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit les joueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le culte du baccarat.
La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheur insolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste la somme qu'il destinait à madame d'Orcival, et il prit le sage parti de se retirer en emportant cet honnête bénéfice.
Quelques combattants avaient déjà déserté le champ de bataille, faute de munitions, entre autres le beau Prébord, qui était parti de très-mauvaise humeur.
Darcy reçut sans se fâcher les brocards que lui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps que M. Simancas qui était revenu assister au combat, après avoir fait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier.
Le docteur était allé se coucher, mais le général, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très-tard, et le baccarat était sa distraction favorite. Il n'y jouait pas, mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu.
Nointel rentrait régulièrement chez lui à une heure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps, lorsque Gaston descendit l'escalier en compagnie du Péruvien qui le complimentait sur son triomphe.
Ce général d'outre-mer ne s'en tint pas là. Par une transition adroite, il en vint à parler de madame d'Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affaire désagréable, à plaindre Darcy d'avoir rompu avec une si belle personne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eu l'indélicatesse de se pendre chez elle.
Il en dit tant que Gaston finit par s'apercevoir qu'il cherchait à tirer de lui des renseignements sur le caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parut indiscrète, et comme d'ailleurs le personnage lui déplaisait, il coupa court à l'entretien, en prenant congé de M. Simancas dès qu'ils eurent passé la porte de la maison du cercle.
Mais l'étranger ne se découragea point.
-- Vous n'avez pas votre coupé, dit-il après avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient le long du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier des Champs-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-il que je vous ramène chez vous ?
-- Je vous remercie, répondit Gaston. Il fait beau, et j'ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied.
-- Hum ! c'est imprudent. On parle beaucoup d'attaques sur la voie publique... Vous portez une somme assez ronde, et vous n'avez pas d'armes, je le parierais.
-- Pas d'autre que ma canne, mais je ne crois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur.
Et, plantant là le général, Darcy traversa rapidement la chaussée du boulevard pour s'acheminer d'un pas allègre vers la Madeleine.
Il habitait rue Montaigne, et il n'était vraiment pas fâché de faire un peu d'exercice avant de se mettre au lit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n'était pas trop long, juste ce qu'il fallait pour dissiper un léger mal de tête produit par les émotions de la soirée.
Quoiqu'il fût très-tard, il y avait encore des passants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin le boulevard était désert.
Gaston marchait, sa canne sous son bras, ses deux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à toute autre chose qu'aux assommeurs dont les exploits remplissaient les journaux.
Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontré âme qui vive ; mais, en traversant la rue Royale, il aperçut un homme et une femme cheminant côte à côte à l'entrée du boulevard Malesherbes.
La rencontre n'avait rien d'extraordinaire, mais l'hôtel de madame d'Orcival était au bout de ce boulevard, et un rapprochement bizarre vint à l'esprit de Darcy.
L'homme était grand et mince comme Golymine, la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elle avait quelque chose de sa tournure.
Gaston savait bien que ce n'était qu'une apparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas les rues à pareille heure. Mais l'idée qui venait de lui passer par la tête fit qu'il accorda une seconde d'attention à ce couple.
Il vit alors que la femme cherchait à éviter l'homme qui marchait à côté d'elle, et il comprit qu'il assistait à une de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues de Paris ; un chercheur de bonnes fortunes abordant une passante qui refuse de l'écouter. Il savait que ces sortes d'aventures ne tirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutée finit par s'entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait donc pas de venir au secours d'une personne qui ne tenait peut-être pas à être secourue.
Cependant, la femme faisait, tantôt à droite, tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu'on ne pouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance. Elle cherchait sérieusement à se délivrer d'une poursuite qu'elle n'avait pas encouragée, mais elle n'y réussissait guère. L'homme était tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque fois qu'il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour la regarder sous le nez et probablement pour lui dire de grosses galanteries.
Darcy était trop Parisien pour se mêler inconsidérément des affaires d'autrui, mais il avait une certaine tendance au don quichottisme, et son tempérament le portait à prendre le parti des faibles. Sceptique à l'endroit des femmes qui circulent seules par la ville à trois heures du matin, il n'était cependant pas homme à souffrir qu'on les violentât sous ses yeux.
Au lieu de s'éloigner, il resta sur le trottoir de la rue Royale pour voir comment l'histoire allait finir, et bien décidé à intervenir, s'il en était prié.
Il n'attendit pas longtemps. La femme l'aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l'acharné chasseur.
Ne doutant plus qu'elle n'eût le dessein de se mettre sous sa protection, Gaston s'avança, et au moment où l'homme passait à portée d'un bec de gaz, il le reconnut. C'était Prébord, le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtes exclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l'idée que l'inconnue n'était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brun la connaissait et qu'il abusait pour la compromettre du hasard d'une rencontre.
Cette idée ne fit que l'affermir dans sa résolution de protéger une femme contre les entreprises d'un fat, et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer le chemin à l'épervier.
Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, qui s'écria :
-- Comment ! c'est vous, Darcy !
À ce nom, la colombe, qui fuyait à tire-d'aile, s'arrêta court et revint à Gaston.
-- Monsieur, lui dit-elle, ne me quittez pas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous ne regretterez pas de m'avoir défendue.
La voix était altérée par l'émotion, et pourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous une épaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été mal choisi pour chercher à pénétrer le mystère dont s'enveloppait la dame ; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord.
-- Oui, c'est moi, monsieur, lui dit-il sèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu'y trouvez-vous à redire ?
-- Absolument rien, mon cher, répondit Prébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu'il paraît. Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n'ai nulle envie d'aller sur vos brisées. Je regrette seulement d'avoir perdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n'en doute pas, car vous avez toutes les veines.
Sur ce, je prie votre charmante compagne d'accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajouta l'impertinent personnage en tournant les talons.
L'allusion à la veine acheva d'irriter Darcy. Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même courir après le railleur pour lui dire son fait de plus près ; mais l'inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui le calmèrent :
-- Au nom du ciel, monsieur, n'engagez pas une querelle à cause de moi : ce serait me perdre.
La voix avait des inflexions douces qui allèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt :
-- Vous avez raison, madame. Ce n'est pas ici qu'il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense de lui... et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de ses obsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant ?
-- Si j'osais, je vous demanderais de m'accompagner jusqu'à la porte de la maison que j'habite... rue de Ponthieu, 97.
-- Rue de Ponthieu, 97 ! Je ne me trompais donc pas. C'est à mademoiselle Berthe Lestérel que j'ai eu le bonheur de rendre un service.
-- Quoi ! vous m'aviez reconnue ?
-- À votre voix. Il est impossible de l'oublier, quand on l'a déjà entendue... pas plus qu'on ne peut oublier votre beauté... votre grâce...
-- Oh ! monsieur, je vous en prie, ne me faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viens de subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là.
-- Oui, ce sot a dû vous accabler de ses fades galanteries. Et pourtant, il n'a pu voir votre visage, voilée comme vous l'étiez... comme vous l'êtes encore.
-- Je tremble qu'il ne m'ait reconnue.
-- Il vous connaît donc ?
-- Il m'a rencontrée dans des salons où je chantais... moi, je ne l'ai pas reconnu, par la raison que je n'avais jamais fait attention à lui... mais, quand vous l'avez appelé par son nom, je me suis souvenue qu'on me l'a montré... à un concert chez madame la marquise de Barancos.
-- C'est à ce concert que j'ai eu le bonheur de vous voir pour la première fois.
-- Et que vous avez eu la bonté de vous occuper de moi. J'ai été d'autant plus touchée de vos attentions, que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n'y vais qu'en qualité d'artiste. On me paye pour chanter.
-- Qu'importe, puisque, par l'éducation, par l'esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plus haut placées ? D'ailleurs, avec votre talent, il n'aurait tenu qu'à vous d'être une étoile au théâtre.
-- Oh ! je ne regrette pas d'avoir refusé d'y entrer. Je n'avais aucun goût pour la vie qu'on y mène. Ma modeste existence me suffit.
-- Et, demanda Gaston, la solitude à laquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas ?
-- Mon Dieu ! répondit gaiement la jeune fille, je ne prétends pas qu'elle représente pour moi l'idéal du bonheur, mais je m'en accommode. Il y a certes des femmes plus heureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses. Tenez ! j'ai été élevée dans un pensionnat avec une jeune fille charmante. Je l'aimais beaucoup et nous étions très-liées, quoiqu'elle fût plus âgée que moi. Eh bien ! aujourd'hui, elle a un hôtel, des chevaux, des voitures.
-- Pardon, mais il me semble que ce n'est pas là un grand malheur.
-- Hélas ! je n'en sais pas de pire. Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s'était fait recevoir institutrice, et elle a d'abord essayé de vivre en donnant des leçons. Mais elle s'est vite lassée de souffrir. Elle était orpheline comme moi... pauvre comme moi... le courage lui a manqué, et Julie Berthier s'appelle maintenant Julia d'Orcival.
Gaston eut un soubresaut que mademoiselle Lestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ils remontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l'un contre l'autre, comme deux amoureux.
-- Vous la connaissez ? demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivez dans un monde où...
-- Tout Paris la connaît, interrompit Darcy ; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, je suppose ?
-- Oh ! non. Cependant, elle m'a écrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Je pouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m'a montré ses tableaux... ses objets d'art... Pauvre Julie ! Elle paye tout ce luxe bien cher.
Darcy se garda d'insister. Il était trop heureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu'il eût été intimement lié avec madame d'Orcival, et il ne tenait nullement à la renseigner sur ce point délicat.
De son côté, mademoiselle Lestérel regrettait peut-être d'avoir confessé qu'elle n'avait pas craint de mettre les pieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et la conversation tomba tout à coup.
Ce silence fit que Darcy entendit plus distinctement le bruit d'un pas qui, depuis quelque temps déjà, résonnait sur le trottoir.
La première idée qui lui vint, quand il entendit qu'on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s'était ravisé et se permettait de le suivre.
Il se retourna vivement, et il aperçut, à une assez grande distance, un homme dont les allures n'avaient rien de commun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s'avançait d'un pas lourd et qui exécutait en marchant des zigzags caractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et les clous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussi l'entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n'était qu'un ivrogne regagnant son domicile et ne s'occupant en aucune façon du couple qui le précédait.
Rassuré par ce qu'il venait de voir, Darcy se mit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.
Au commencement de l'hiver, à une soirée musicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beauté et le talent d'une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s'était renseigné sur elle. Il avait appris qu'elle était d'une famille honorable, qu'elle vivait de son art, et qu'elle était parfaitement vertueuse. Ce phénomène l'intéressa, et il s'arrangea de façon à l'admirer souvent.
Il ne manqua pas un seul des concerts où mademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix de mezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l'on traitait l'artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier son esprit, sa grâce, sa distinction.
De là à lui faire la cour, il n'y avait pas loin, et Darcy n'était pas homme à s'arrêter en si beau chemin. Il rendit à la jeune fille des soins discrets qu'elle reçut sans pruderie, mais avec une extrême réserve. Elle s'arrêta net, dès qu'il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Il ne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle se chargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer sa porte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercher les demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement, honnêtement, gaiement ; elle mit tant de loyauté à lui déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux de fantaisie, que Darcy s'éprit d'elle tout à fait.
De cette seconde phase datait le refroidissement de sa liaison avec madame d'Orcival, qui s'apercevait bien d'un changement dans ses manières, mais qui se méprenait sur la cause de ce changement.
Au reste, Gaston n'était pas décidé à s'abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu'il menait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouser Berthe Lestérel. Il n'en était pas encore à envisager sans inquiétude la perspective d'un mariage d'inclination avec une chanteuse.
Provisoirement, il venait de prendre un moyen terme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de tout engagement.
Et voilà qu'une rencontre imprévue lui fournissait tout à coup l'occasion d'un long tête-à-tête avec mademoiselle Lestérel. Était-ce un présage ? Gaston, superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu'il serait bien sot de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévère qu'elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l'homme dont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et ce voyage à deux devait fort avancer Darcy dans l'intimité de la prudente artiste.
Pas si prudente, puisqu'elle s'aventurait seule dans Paris, à une heure des plus indues.
Cette pensée à laquelle Gaston ne s'était pas arrêté d'abord, quoiqu'elle lui fût déjà venue, cette pensée qui ressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et lui causa une impression singulière.
En sa qualité de viveur, -- son oncle aurait dit de mauvais sujet, -- Gaston n'était pas trop fâché de supposer que l'inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Le service qu'il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre sur elle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien en profiter.
Et d'un autre côté, il lui déplaisait de croire que l'honnêteté de cette charmante jeune fille n'était que de l'hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous des apparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en aurait voulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu'il n'eût aucun droit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher de l'avoir trompé.
C'était là un symptôme grave, et si l'indépendant Darcy eût pris la peine d'analyser ses sensations, il aurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu'il ne se l'avouait à lui-même.
Il ne songea qu'à éclaircir ses doutes, et, pour les éclaircir, il s'y prit en homme bien élevé.
-- C'est une fatalité que vous ayez rencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heure avant moi, d'un cercle dont nous faisons partie tous les deux, et il demeure rue d'Anjou, au coin du boulevard Haussmann.
-- C'est précisément lorsque je traversais le boulevard Haussmann qu'il m'a abordée, répondit Berthe sans aucun embarras. Je l'ai évité, il m'a suivie ; il m'a parlé, je ne lui ai pas répondu ; mais je n'ai pu parvenir à le décourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, et je n'étais pas trop effrayée d'abord. Mais quand je me suis trouvée seule avec lui sur l'esplanade, à côté de l'église de la Madeleine, j'avoue que j'ai un peu perdu la tête. J'ai couru pour gagner la rue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous la protection du premier passant venu... Mon persécuteur a couru après moi, il m'a rattrapée à l'entrée du boulevard Malesherbes, il a cherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, je crois que je serais morte de frayeur.
-- Prébord s'est conduit comme un goujat ; demain, je lui enverrai deux de mes amis.
-- Vous ne ferez pas cela, dit vivement la jeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait... si on savait que j'étais seule dans la rue... à cette heure. Et puis... exposer votre vie pour moi !... Non, non... promettez-moi que vous ne vous battrez pas.
Sa voix tremblait, et son bras serrait le bras de Gaston, comme si elle eût cherché à le retenir, pour l'empêcher de courir au danger.
-- Soit ! répondit Darcy assez ému, je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait à savoir que c'est vous qu'il a rencontrée, il est assez lâche pour raconter cette histoire dans le monde.
-- Alors, vous me le jurez, il n'y aura pas de duel, s'écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bien heureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment il s'est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où les honnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vous l'explique, et j'aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce que vous devez penser de moi.
-- Je pense que vous êtes allée chanter dans quelque concert, dit Darcy d'un air innocent qui cachait une arrière-pensée.
Le futur magistrat parlait comme un juge d'instruction qui tend un piège à un prévenu.
-- Si j'étais allée à un concert, répliqua aussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je ne reviendrais pas à pied.
» Je vais vous confier tous mes secrets, ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j'ai une sœur... une sœur mariée à un marin qui revient d'une longue campagne de mer... Il est absent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. En ce moment ma sœur est seule et très-souffrante. Elle m'a écrit tantôt pour me prier de venir passer la soirée près d'elle. J'y suis allée, et vers dix heures, alors que j'allais partir, elle a été prise d'une crise nerveuse... elle y est sujette. Je ne pouvais pas la quitter dans l'état où elle était, et quand je suis sortie de chez elle, il était deux heures du matin. Je n'avais pas voulu envoyer chercher un fiacre... ma sœur n'a qu'une domestique... et je pensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rue Caumartin... c'est à cent pas de sa maison que j'ai rencontré cet homme.
Darcy écoutait avec beaucoup d'attention ce récit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiait un peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreuses excursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois des histoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par des demoiselles qu'il accusait de sorties illégitimes et qu'il n'avait pas tort d'accuser. La sœur malade et la cousine en couches ont toujours été d'un grand secours aux infidèles.
Darcy s'abstint pourtant de toute réflexion, mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s'y méprit pas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d'une voix émue :
-- Je vois bien que vous ne me croyez pas. Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiens à prouver que j'ai dit la vérité. Ma sœur s'appelle madame Crozon. Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J'irai la voir demain à trois heures. Son mari n'arrivera qu'après-demain. S'il était ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter à elle, car il est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore un jour de liberté, et s'il vous plaît de m'attendre à la porte de sa maison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devant vous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serez sûr que je n'ai rien inventé.
Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Il avait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation rend défiant.
Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur sa figure qu'il lui restait un doute. Elle devint très-pâle, et elle reprit froidement :
-- Vous avez raison, monsieur. Cela ne prouverait pas que ma sœur n'est pas d'accord avec moi pour mentir. Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu'elle aura à jouer un rôle que je lui tracerais d'avance. Je ne pouvais pas croire que vous me jugeriez capable d'une si vilaine action. Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser de moi ce qu'il vous plaira.
Il y a des accents que la plus habile comédienne ne saurait feindre, des indignations qu'on n'imite pas, des réponses où la vérité éclate à chaque mot.
Darcy fut touché au cœur et comprit enfin qu'il n'y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et les belles petites qui forgent des romans pour se justifier.
-- Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il chaleureusement, pardonnez-moi d'avoir un instant douté de vous. Je vous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vous crois, j'irais jusqu'à renoncer à faire avec vous cette visite à madame votre sœur. Mais, j'espère que vous ne retirerez pas votre promesse. Je serais si heureux de vous revoir... et c'est un bonheur que j'ai si rarement.
-- Vous me verrez samedi prochain, si vous venez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel, avec quelque malice. J'y chanterai les airs que vous aimez. Et maintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que je trouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite la troublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutile de lui donner des émotions.
-- Je ferai ce que vous voudrez, mademoiselle, quoi qu'il m'en coûte.
-- Vous tenez donc bien à me rencontrer ? Il me semble que les occasions ne vous manquent pas. Vous allez dans toutes les maisons où l'on me fait venir.
-- N'avez-vous pas deviné que j'y vais pour vous ? Et n'avez-vous pas compris ce que je souffre de ne pas pouvoir vous parler... vous dire...
-- Mais il me semble que vous me parlez assez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suis pas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme une gagiste. Quand on me permet de prendre ma part d'une sauterie improvisée, vous savez fort bien m'inviter. Et, un certain soir, vous m'avez fait deux fois l'honneur de valser avec moi. C'était l'avant-veille du jour de l'an.
-- Vous vous en souvenez !
-- Parfaitement. Et il me paraît que vous l'avez un peu oublié... comme vous avez oublié que, depuis cinq minutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de ma maison.
-- Déjà !
-- Mon Dieu ! oui ; il ne me reste qu'à vous remercier encore et à vous dire : Au revoir !
Elle avait doucement dégagé son bras, et une de ses mains s'était posée sur le bouton de cuivre. Elle tendit l'autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l'anglaise, essaya de la porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s'était ouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Berthe était leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle se glissa dans la maison en disant de sa voix d'or à l'amoureux décontenancé :
-- Merci encore une fois !
Darcy resta tout abasourdi devant la porte que la jeune fille venait de refermer. L'aventure finissait comme dans les féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, juste au moment où le prince Saphir allait l'atteindre. Et Darcy n'était pas préparé à cette éclipse, car il n'avait pas pris garde au chemin qu'il faisait en causant si doucement, et il croyait être encore très-loin du domicile de mademoiselle Lestérel.
Cependant, il ne pouvait guère passer la nuit à contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses ne sont de saison qu'en Espagne, et l'hiver de Paris n'est pas propice aux sérénades.
Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de la rue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne, Darcy n'avait qu'à remonter jusqu'au bout de la rue de Ponthieu. Il s'y décida, fort à contrecœur, et il s'en alla l'oreille basse, en rasant les maisons.
Il aurait mieux fait de marcher au milieu de la chaussée ; car, au moment où il dépassait l'angle de la rue du Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit à la gorge.
Darcy fut prit hors de garde. Il avait complètement oublié les histoires d'attaques nocturnes qu'on racontait au cercle, et l'homme qu'il avait aperçu de loin dans le faubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu'à Berthe, et il cheminait les deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeux fichés en terre.
L'assaut fut si brusque qu'il n'eut pas le temps de se mettre en défense. Il sentit qu'on serrait violemment sa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses bras s'agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s'affaissa sur lui-même.
Il ne perdit pas tout à fait connaissance, mais il n'eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu'on pesait sur sa poitrine, qu'on déboutonnait ses vêtements et qu'on le fouillait ; mais tout cela se fit si vite qu'il en eut à peine conscience.
Combien de minutes se passèrent avant qu'il revînt à lui ? Il n'en sut jamais rien ; mais quand il reprit ses sens, il vit qu'il était étendu sur le trottoir de la rue du Colysée et que son agresseur avait disparu.
Il se releva péniblement, il se tâta, et en constatant avec une vive satisfaction qu'il n'était pas blessé, il constata aussi qu'on lui avait enlevé son portefeuille, un portefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de mille francs gagnés au baccarat, et deux autres qu'il y avait mis avant d'aller chez Julia.
Au moment de l'attaque, il avait pensé vaguement à Prébord dont le souvenir le poursuivait, mais maintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu'il s'était bêtement laissé dévaliser par un voleur, peut-être par l'homme qui l'avait suivi, en contrefaisant l'ivrogne, jusqu'à l'entrée de la rue de Ponthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s'était embusqué pour l'attendre.
L'aventure était humiliante, et Darcy résolut de ne pas s'en vanter au Cercle où il s'était si souvent moqué des poltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.
Il ne se souciait pas non plus de porter plainte, car, pour raconter exactement l'affaire, il aurait fallu parler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.
Et, après mûre réflexion, il conclut qu'il ferait sagement de se taire, et de se résigner à une perte d'argent, qui lui était d'autant moins sensible que la majeure partie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapis vert.
Il était vexé, et il se disait que, s'il avait accepté l'offre du général Simancas qui lui proposait de le reconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Et pourtant, il ne regrettait pas d'être parti à pied, puisqu'il avait rencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoup plus chère que son portefeuille.
Bientôt même le souvenir de ce charmant voyage en la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheuses impressions, et l'amoureux rentra chez lui consolé, quoique fort meurtri.
Il occupait au rez-de-chaussée d'une belle maison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie et remise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée sur un pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait un valet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux et trois voitures, le train d'un homme qui a cent mille francs de revenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.
Et ce dernier cas était celui de Gaston Darcy.
Ses domestiques ne l'attendaient jamais passé minuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leurs questions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mains robustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sa cravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire la fin tragique du comte Golymine.
Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine à s'endormir. Les bizarres événements de cette soirée, si bien et si mal remplie, lui revenaient à l'esprit, et il était aussi très-préoccupé de ce qu'il ferait le lendemain. Il avait décidé d'aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avait bien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselle Lestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sa sœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rue Caumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où la jeune fille viendrait faire visite à cette sœur qui l'avait retenue si tard.
Les amoureux s'ingénient à combiner des plans pour rencontrer l'objet aimé, et Gaston décidément était amoureux, mais il était aussi très-fatigué, et la fatigue finit par amener le sommeil.
Il dormit neuf heures sans débrider, et, quand il ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu'il aperçut sur le guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valet de chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont il reconnut le format, l'écriture, et même le parfum, une lettre qui sentait Julia.
-- Bon ! dit-il en s'étirant, je sais ce que c'est... des reproches, des propositions de paix, et probablement la carte à payer. J'ai bien envie de ne pas lire ce mémoire. Puis se ravisant :
-- Ah, diable ! et le suicide de ce malheureux ! Il faut cependant que je sache ce qu'elle en dit.
Il fit sauter le cachet, et il lut :
« Mon cher Gaston, vous ne supposez pas, je l'espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vous m'avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suis ni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivons tous les deux dans un monde où les choses finissent presque toujours ainsi. Quand l'un arrive au diapason, l'autre n'y est plus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes, mais je ne vous en veux pas. Ce n'est pas votre faute, si l'air qui vous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire. Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien ; devenez magistrat, mariez-vous ; c'est tout le mal que je vous souhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensais vous rendre service en vous apprenant ce qui s'est passé chez moi cette nuit.
« Le comte Golymine s'est pendu dans ma bibliothèque, pendu de désespoir, parce que je refusais de le suivre à l'étranger. C'était un fou, n'est-ce pas ? On ne se pend pas pour une femme. On la lâche ... c'est votre mot, je crois. Que voulez-vous ! il y a encore des niais qui s'exaltent jusqu'au suicide inclusivement. Si je vous parle de ce lugubre événement, ce n'est pas pour vous donner des remords ou pour me rendre intéressante. Je veux seulement vous dire que vous ne serez pas mêlé à une si déplorable histoire. Si on savait que vous étiez chez moi pendant que le comte mourait de cette affreuse mort, ce ne serait pas une recommandation auprès du ministre qui va vous attacher au parquet. Rassurez-vous. On ne le saura pas. Je n'ai rien dit de vous aux gens de police qui sont venus faire l'enquête. Seule de tous mes domestiques, Mariette vous a vu, et elle n'en dira rien non plus. Elle se taira comme je me tairai.
« Je ne m'oppose pas à ce que vous récompensiez sa discrétion, mais je vous prie de ne pas me faire l'injure de rémunérer la mienne. C'est assez de m'avoir abandonnée. Je compte que vous ne chercherez pas à m'humilier en me traitant comme une femme de chambre qu'on renvoie sans motifs.
« Je vous dispense même de me répondre, et j'espère que nous ne nous reverrons jamais. Il y a un mort entre nous.
« Adieu. Soyez heureux. »
Cette lettre, signée d'une simple initiale, était d'une écriture fine et singulièrement nette ; l'écriture d'une femme qui se possède et qui dédaigne de feindre l'émotion ; mais elle troubla quelque peu Gaston.
Il sentait bien que Julia jouait avec lui son va-tout et que, sous ces fiers adieux, se cachait une intention de renouer. Il devinait la suprême tentative d'une femme qui connaît le faible de son amant, et qui essaye de le reconquérir par le dédain, par le désintéressement, par une savante mise en scène de tous les sentiments élevés. Il ne s'y laissait pas prendre, et il était fermement résolu à en rester là ; mais il ne pouvait s'empêcher de reconnaître que Julia lui rendait un service signalé en gardant le silence.
-- Me voilà maintenant son obligé, murmura-t-il, et du diable si je sais comment je m'y prendrai pour cesser de l'être. Je vais envoyer un royal pourboire à Mariette, c'est très-bien ; mais le chèque à Julia me serait retourné, c'est clair. Par quoi le remplacer ? Ma foi ! par de bons procédés. Je dirai partout que madame d'Orcival est la plus charmante femme de Paris, et la meilleure ; qu'elle a de l'esprit jusqu'au bout de ses ongles roses, et du cœur à revendre. Je le crierai sur les toits. Et puis, elle a cent raisons pour se consoler. Elle est riche, et la mort de ce Polonais va la mettre à la mode. Pour poser une femme, un suicide vaut mieux que trois duels. Pauvre Golymine ! Je ne l'estimais guère, mais je le plains... et je plains Julia aussi, après tout. Seulement, je n'y puis rien.
Sur cette conclusion, Darcy sonna son valet de chambre, se leva et procéda à sa toilette.
Il avait presque oublié la tentative d'étranglement et la perte de son portefeuille. L'impression que venait de lui causer la lettre de madame d'Orcival s'effaça aussi peu à peu, et au moment où il se mit à table pour déjeuner, il ne restait dans son esprit que le doux souvenir de Berthe Lestérel.
Il avait la certitude de la rencontrer bientôt dans un salon qu'il fréquentait volontiers, mais il trouvait que c'était trop long d'attendre jusqu'au samedi suivant, alors qu'il pouvait la voir le jour même.
Après son déjeuner qui le mena jusqu'à deux heures, il sortit à pied et il s'achemina vers les boulevards. Son oncle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle. Mais il arriva qu'après avoir passé la Madeleine, il aperçut l'entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Il remonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moins un quart, il s'arrêta devant le numéro 112.
-- Je ne lui demanderai pas de me présenter à sa sœur, pensait-il. J'aurais l'air de me défier encore d'elle, et d'ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur, qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborder Berthe, et lui dire... lui dire quoi ?... peu importe, pourvu qu'elle comprenne que je l'aime.
Il n'était pas en faction depuis cinq minutes, quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.
Il ne l'avait jamais vue qu'en toilette de soirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À la lumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de la tournure d'une femme. Éclairée par le soleil d'une belle journée d'hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde. Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sans recherche trop provocante ; elle marchait à merveille, et, pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu'on se retourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour la suivre.
Gaston vint à la rencontre de la jeune fille, et la salua d'un air assez embarrassé, car il s'était aperçu que son doux visage se rembrunissait un peu.
-- Comment, monsieur, c'est vous ! s'écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.
-- Je vous jure, mademoiselle, que le hasard seul est coupable. Je passais par ici et...
-- Fi ! que c'est laid de mentir ! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vous feriez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours et que vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vous étiez juge d'instruction.
-- Non, sur l'honneur ! et la preuve, c'est que je m'en vais.
-- Alors, vous vous contentez de constater que je me rends bien au n° 112 de la rue Caumartin ?
-- Comptez-vous pour rien le bonheur de vous avoir vue ?
Berthe réfléchit un instant et dit d'un ton décidé :
-- Eh bien, non, je ne veux pas que vous restiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je vous trouverais ici, vous le savez bien, puisqu'il était convenu que vous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonner d'avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, je l'exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votre punition.
-- Ma récompense, dit gaiement Gaston.
Mademoiselle Lestérel était déjà dans le vestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy ne se fit pas prier pour l'y suivre, et ils montèrent l'escalier côte à côte.
-- C'est extravagant, ce que je fais là, disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plus jamais chez elle.
-- Pourquoi donc ? demanda Darcy, en cherchant à prendre un air naïf.
-- Mais parce que d'abord il n'est pas très-convenable qu'une jeune fille grimpe les escaliers en compagnie d'un jeune homme... il est vrai que ladite jeune fille s'est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme. Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier que vous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne lui êtes pas indifférent.
-- Je n'ai jamais pensé à elle, et j'y pense moins que jamais, depuis que...
-- Chut ! nous voici arrivés. Je vais vous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serez édifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferez le plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur est souffrante.
Berthe avait sonné. Une jeune femme très-pâle se montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette. Elle avait dû être aussi jolie qu'elle, mais elle n'avait plus la fraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charme à la physionomie de mademoiselle Lestérel.
-- Comment ! s'écria Berthe, tu viens ouvrir toi-même, dans l'état où tu es !
-- Je suis seule, répondit madame Crozon. J'ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans le train du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle en regardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.
-- Ton mari ! dit Berthe. Je croyais que tu ne l'attendais que demain soir.
-- C'est vrai, répondit la jeune femme ; mais son navire est entré au Havre ce matin... J'ai reçu une dépêche de notre amie... et peut-être M. Crozon a-t-il pris le premier train pour Paris.
-- Oui... c'est possible, en effet, et, s'il arrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon, je vais t'expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avec M. Darcy... M. Gaston Darcy que je rencontre souvent chez madame Cambry... et qui m'a rendu hier un service dont je lui suis infiniment reconnaissante.
Madame Crozon, étonnée, se contenta de s'incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteur inattendu.
Le salon où Darcy fut introduit était meublé sans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et on n'aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours des fauteuils.
Cela ressemblait à un intérieur flamand.
Il y avait, accroché au mur, entre deux gravures de Jazet, un médiocre portrait d'homme, une figure sévère et quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.
Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue, une chaise longue où la jeune femme alla s'étendre, après avoir indiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pas s'asseoir.
-- Tu souffres ? demanda Berthe en prenant la main de sa sœur.
-- Oui. J'ai pu dormir une heure cette nuit, après ton départ ; mais la crise est revenue ce matin, et je me sens très-faible.
-- Pourquoi n'es-tu pas restée au lit ?
La malade ne répondit pas, mais ses yeux se tournèrent vers la fenêtre.
-- Je comprends, murmura mademoiselle Lestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en te questionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hier soir ?
-- Mais... vers neuf heures, je crois.
-- Et à quelle heure suis-je partie ?
-- Il me semble qu'il était au moins deux heures du matin.
-- Voilà tout ce que je voulais te faire dire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortant de chez toi, je n'ai pas trouvé de voiture. Un homme m'a suivie, persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n'avais eu le bonheur de rencontrer M. Darcy, qui m'a prise sous sa protection et qui a bien voulu m'accompagner jusqu'à ma porte. M. Darcy ne m'a adressé aucune question, mais il a pu et dû s'étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Je tiens beaucoup à son estime, et je l'ai prié de se trouver aujourd'hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu'il entendît de ta bouche l'explication toute naturelle de ma promenade nocturne. C'est fait. Je n'ai plus qu'à le remercier de l'appui qu'il m'a donné hier et de la peine qu'il vient de prendre en montant les quatre étages.
Cette péroraison fut appuyée d'un coup d'œil à Darcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa à battre en retraite. Il ne voulut cependant pas partir sans ajouter un commentaire au discours de la jeune fille.
-- Madame, commença-t-il, je vous supplie de croire qu'il ne m'est jamais venu à la pensée de supposer...
Il n'en dit pas plus long, car il vit que madame Crozon ne l'écoutait plus. Elle s'était levée à demi, et elle prêtait l'oreille aux bruits de la rue.
Une voiture vient de s'arrêter à la porte, murmura-t-elle.
Berthe courut à la fenêtre, l'entr'ouvrit et s'écria :
-- C'est lui ! il descend d'un fiacre.
Puis, refermant vivement la croisée et s'adressant à Darcy :
-- Monsieur, dit-elle d'un ton bref, vous êtes assez mon ami pour que je ne vous cache pas la vérité. M. Crozon est absent depuis longtemps ; il a le tort d'être horriblement jaloux, et nous savons qu'il a reçu des lettres anonymes où l'on accuse ma sœur de l'avoir trompé depuis son départ. Voilà pourquoi vous nous voyez si troublées.
Darcy crut que cette confidence tendait à le presser de partir.
-- En effet, répondit-il, en saluant affectueusement la femme du marin, s'il me rencontrait ici, cela confirmerait ses injustes soupçons, et...
-- Non, interrompit mademoiselle Lestérel, ne partez pas, M. Crozon est très-violent. S'il se portait à quelque extrémité, seule, je ne pourrais pas défendre ma sœur, tandis qu'avec vous...
-- Disposez de moi, dit vivement Darcy.
-- Non... non, murmura la jeune femme, ne restez pas ici... il vous tuerait...
-- Ne craignez pas cela, madame, je ne me laisserai pas tuer, pas plus que je ne permettrai qu'on vous maltraite.
Darcy, en répondant ainsi, avait la tête haute et le regard résolu. Le capitaine au long cours allait trouver à qui parler.
-- Vous n'avez pas compris, repris Berthe. Je ne veux pas que mon beau-frère vous rencontre. Votre présence l'exaspèrerait. Ce que je veux, c'est que vous restiez à portée de nous secourir, si je vous appelle.
» Venez, ajouta-t-elle en ouvrant une porte. Voici un cabinet d'où vous entendrez tout. Il y a un verrou en dedans et une sortie qui donne directement sur l'escalier. Enfermez-vous. Et entrez, si je crie : À moi ! Si, au contraire, je dis à M. Crozon : « Maintenant, vous n'accuserez plus Mathilde », partez sans bruit.
» Venez, il le faut.
Darcy entra de bonne grâce dans la cachette que mademoiselle Lestérel lui indiquait. Il sentait fort bien le danger, et même le ridicule de la situation, mais il se serait soumis à de plus pénibles épreuves pour plaire à Berthe, et il se disait avec joie qu'en l'initiant ainsi à ses secrets de famille, Berthe lui donnait un gage d'intimité dont il pourrait tirer parti plus tard.
Il se logea donc dans ce cabinet noir, il poussa le verrou pour se mettre à l'abri d'une invasion de l'ennemi, et il s'assura que la retraite lui était ouverte, par un couloir qui permettait de sortir de l'appartement sans traverser le salon.
Ces précautions prises, il se prépara à assister à une scène de ménage qui lui paraissait devoir être plus déplaisante que terrible, mais qu'il était très-déterminé à faire cesser si le marin poussait les choses au tragique.
Et il ne put s'empêcher de faire cette réflexion, qu'il était dans sa destinée d'assister en témoin invisible à des explications orageuses. Le soir, chez Julia, le jour, chez madame Crozon, la situation était presque la même. Seulement, la veille, elle s'était dénouée par un suicide, et, cette fois, à en juger par le trouble où le retour du mari avait jeté les deux sœurs, elle pouvait se dénouer par un meurtre.
Du reste, Darcy n'eut pas le temps de beaucoup réfléchir. À peine s'était-il établi à son poste d'observation qu'il entendit le bruit d'une porte fermée avec violence et une voix rude qui disait :
-- Oui, c'est moi, madame. Vous ne m'attendiez pas si tôt ?
-- Mathilde est bien heureuse de vous revoir, mon cher Jacques, dit la douce voix de Berthe ; mais vous n'auriez pas dû la surprendre ainsi. Elle est très-malade, et l'émotion...
-- Je n'ai que faire de vos avis... ni de votre présence, interrompit grossièrement le mari. Je veux avoir une explication avec ma femme, et je ne veux pas que vous y assistiez.
-- Une explication, Jacques ! Après dix-huit mois d'absence, vous feriez mieux de commencer par embrasser Mathilde.
-- Demandez-lui donc si elle oserait venir m'embrasser, elle, tonna le capitaine. Demandez-lui ce qu'elle a fait, pendant que je courais les mers pour lui gagner une fortune. C'est inutile, n'est-ce pas ? Vous le savez fort bien, ce qu'elle a fait.
-- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Vous semblez accuser ma pauvre sœur d'une infamie. Il ne vous manque plus que de m'accuser d'être sa complice.
-- Je ne vous accuse pas. Mais je ne reviens pas pour discuter avec vous. Je reviens pour punir. Et j'entends que vous me laissiez seul avec ma femme. Allez-vous-en !
-- Diable ! pensait Darcy, l'affaire s'engage mal. Je crois qu'il me faudra en découdre avec ce loup marin.
-- Je ne m'en irai pas, dit avec une fermeté tranquille mademoiselle Lestérel. Vous êtes irrité, Jacques. Mathilde se justifiera sans peine, si vous voulez bien l'interroger doucement. Mais en ce moment vous n'êtes pas maître de vous, et la colère pourrait vous pousser à commettre un acte de violence. Je ne dois pas quitter ma sœur. Et ne prétendez pas que je n'ai pas le droit de m'interposer entre elle et vous. Je n'ai qu'elle au monde, et elle n'a que moi, puisque nous sommes orphelines. Qui l'offense m'offense, qui la menace me menace, et je vous le jure, Jacques, si vous voulez porter la main sur elle, il faudra commencer par me tuer.
Ce discours, dont il ne perdit pas une syllabe, fit tressaillir Darcy, qui se tint prêt à entrer en scène, aussitôt qu'il entendrait les mots convenus : À moi !
Mais l'éloquence partie du cœur agit même sur les furieux, et le capitaine changea de ton.
-- Soit ! dit-il, restez. Vous êtes une brave fille après tout, et plût à Dieu que votre sœur vous ressemblât. Mais je vous jure que votre présence ne m'empêchera pas de faire justice.
» À nous deux, maintenant, madame.
Darcy entendit un gémissement étouffé. Ce fut la seule réponse de la malheureuse Mathilde. Il ne la voyait pas, mais il se la figurait affaissée sur sa chaise longue, accablée, anéantie.
-- Parlez ! mais parlez donc ! cria le mari. Essayez au moins de me prouver que vous êtes innocente. Vous savez bien de quoi vous êtes accusée. Je vous l'ai écrit, et je me repens de vous avoir avertie. Si j'étais revenu à l'improviste, si j'avais eu la patience de vous surveiller, je suis sûr que j'aurais pu vous convaincre, tandis que vous allez me débiter les mensonges que vous avez eu le temps de préparer. Mais je n'ai pas appris à dissimuler, moi ! Quand j'aime et quand je hais, je ne cache ni mon amour ni ma haine... et je vous aimais... Ah ! j'étais stupide.
Darcy remarqua fort bien que la voix du marin était émue, et il commença à espérer que l'orage allait se terminer par une pluie de larmes. Mais, presque aussitôt, elle reprit, cette terrible voix :
-- Répondez ! Est-il vrai qu'il y a un an, on vous a vue dans une loge de théâtre avec un homme ?
-- Non, ce n'est pas vrai, murmura l'accusée. On vous a trompé... ou on s'est trompé.
-- Vous n'allez pas soutenir, je pense, qu'on a pris votre sœur pour vous, dit ironiquement M. Crozon. Berthe vous défend, et je ne l'en blâme pas ; mais Berthe vit comme une sainte, Berthe a su résister à toutes les tentations... et pourtant elle n'a de devoirs à remplir qu'envers elle-même... elle est libre... mais elle est trop fière pour s'abaisser jusqu'à prendre un amant.
Darcy, qui écoutait avec plus d'attention que jamais, se mit à bénir ce furieux qui donnait à mademoiselle Lestérel une si éclatante attestation de vertu. En vérité, il l'aurait volontiers embrassé.
-- Ce que vous pensez de moi, Jacques, dit la jeune fille, moi, je le pense de Mathilde.
Cette fois, il sembla à Darcy que la voix de Berthe était un peu moins assurée.
-- Votre sœur répond pour vous, mais vous ne répondez pas, reprit le capitaine. Le cœur vous manque pour vous défendre. Il ne vous a jamais manqué pour me trahir. Ah ! vous aviez bien choisi le moment ! Pendant que vous affichiez publiquement votre honte, mon navire était pris dans les glaces du détroit de Behring, et je risquais ma vie tous les jours. Tenez ! on envoie au bagne des femmes qui valent mieux que vous.
-- Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce que vous faites est lâche, dit Berthe d'un ton ferme.
-- Je ne l'insulterai plus. On n'insulte pas les condamnées. Mais je n'ai pas fini. Il faut qu'elle m'écoute jusqu'au bout. L'ami inconnu qui m'a averti m'a donné des détails précis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l'a pas nommé, mais on me l'a désigné assez clairement pour que je puisse le retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais à quelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Son amant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant ?
-- Jacques ! vous ne voyez donc pas que Mathilde est mourante !
-- Qu'elle meure ! Ce n'est pas moi qui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle se meurt ? Je devrais vous épargner l'humiliation d'entendre parler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeune fille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous ! C'est Dieu qui l'a frappée, cette misérable créature que vous soutenez. L'adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, un enfant qu'elle a mis au monde dans je ne sais quelle maison suspecte, un enfant qu'elle cache. Elle est accouchée il n'y a pas un mois.
» J'arrive pour les relevailles de ma femme ! Vous voyez bien qu'il faut que je tue la vipère et le vipéreau.
-- Il ne tuera pas la mère avant d'avoir trouvé l'enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.
À tout événement pourtant il se tint prêt, l'oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabinet en dedans.
-- Vous êtes fou, Jacques, s'écria Berthe, je vous jure que vous êtes fou.
-- Vous feriez mieux de jurer que votre sœur est innocente, dit froidement M. Crozon. Osez-le donc ! Jurez ! Je vous croirai, car je sais que vous n'avez jamais menti. Vous vous taisez ? Vous croyez en Dieu, vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s'il me restait un doute, votre silence me l'enlèverait. Mais je n'en suis plus à douter. Et si je n'ai pas encore fait justice de cette femme, c'est que je veux qu'elle me dise où est ce bâtard. Quand je les aurai exterminés tous les deux, quand j'aurai cassé la tête ou crevé la poitrine de l'amant, je me ferai sauter la cervelle.
-- Bon ! pensait Darcy, j'avais deviné. Il va chercher l'enfant. Et comme il est arrivé au paroxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à ce diapason.
L'accusée pleurait, mais elle n'essayait pas de se défendre.
-- Et sur la foi d'une lettre anonyme, dit mademoiselle Lestérel, sur la foi d'une dénonciation que son auteur n'a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l'entendre.
-- L'ami qui m'a écrit n'a pas signé, mais il m'annonce qu'il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, et qu'il m'apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, je trouverai le misérable qui m'a déshonoré, je trouverai l'enfant...
-- Vous ne retrouverez pas la paix de l'âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraient fondés, votre conscience vous reprocherait encore d'avoir été sans pitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu'on l'a calomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurez fait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne !
-- Dieu ! mais il sait que je l'adorais, cette infâme, que j'aurais donné ma vie pour lui épargner un chagrin ; il sait que je souffre depuis trois mois toutes les tortures de l'enfer. Il me jugera et il la jugera. Et, puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin de l'innocence de votre sœur. Jurez !
Il y eut un silence si profond que Darcy entendait battre son cœur.
-- Oui, reprit le capitaine, jurez qu'elle n'est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à ses pieds pour lui demander pardon.
Et comme Berthe ne répondait pas, il ajouta :
-- Eh bien, j'attends.
Gaston aussi attendait et se demandait : Que va-t-elle faire ?
Courbée sous la parole vengeresse de son mari, Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.
La voix de Berthe s'éleva comme un chant de délivrance.
-- Je jure, dit-elle lentement, je jure que ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.
-- Innocente ! Elle serait innocente ! s'écria le marin. Oui... vous ne risqueriez pas votre salut éternel pour la sauver... et vous savez tout ce qu'elle a fait, puisque vous n'avez jamais passé un jour sans la voir.
-- Pas un seul, dit Berthe, avec effort.
Et, sur un ton plus haut et plus clair, elle ajouta :
-- J'espère que, maintenant, vous ne l'accuserez plus.
Darcy n'avait pas oublié la phrase convenue, et il n'eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pour comprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait de sauver madame Crozon.
Darcy avait promis de partir dès qu'il entendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sa station dans le cabinet noir. Il s'en alla tout doucement ouvrir la porte qui donnait sur l'escalier, il la referma avec précaution et il descendit sans se presser les quatre étages.
À la porte de la maison, il vit un fiacre chargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mari avait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.
Et il se dit :
La fréquentation de l'océan Pacifique n'a point adouci les mœurs de ce baleinier... car il doit être baleinier. Roland le Furieux n'était pas plus furieux que ne l'est le capitaine Crozon. La dame l'a échappé belle, et sans l'adorable Berthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait divers assez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde ? Je le pense, puisque sa sœur l'a juré. Cet homme est un jaloux qui aura cru bêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un si méchant tour à cette pauvre femme ? Quelque galant évincé, probablement. C'est toujours ainsi. À moins pourtant qu'elle n'ait trompé en effet son désagréable époux, pendant qu'il harponnait des cachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un faux serment. Hum ! pour une honnête jeune fille, ce serait un peu...
Et, après quelques secondes d'examen de conscience, Darcy conclut :
-- Ma foi ! si elle l'avait fait, je ne lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait, en faveur de l'intention. Quand il s'agit de sauver la vie d'une sœur, le mensonge devient presque une action louable.
Seulement, c'est la suite qui m'inquiète. Si le dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s'il fournit des preuves au loup de mer, qu'adviendra-t-il des deux femmes ? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le cas ou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer à intervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j'aie avec elle un entretien sérieux. Oui, mais où ? Aller chez elle sans sa permission, ce serait m'exposer à lui déplaire. Je la rencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry... Samedi, c'est bien loin.
En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeait vers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatre heures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent le besoin de s'épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or, M. Roger Darcy, juge d'instruction au Tribunal de la Seine, traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Le souvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où il ne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gaston s'apercevait que le sentiment qu'il avait d'abord pris pour une fantaisie était bel et bien un grand amour.
L'oncle Roger habitait un hôtel à lui appartenant, et y menait une vie de garçon qui ne ressemblait à celle de son neveu que par les bons côtés. Comme son neveu et même plus que son neveu, il avait un état de maison ; il aimait, autant que son neveu, la société des femmes ; seulement, il ne fréquentait que la bonne compagnie, et, s'il dépensait largement son revenu, du moins il n'entamait pas son capital.
Il était entré dans la magistrature autant par vocation que pour suivre les traditions de sa famille, et il était certainement un des magistrats les plus intelligents du ressort de Paris. Pas un ne l'égalait pour éclaircir une affaire embrouillée. Il avait une lucidité d'esprit extraordinaire, une mémoire imperturbable, une sagacité merveilleuse, des intuitions soudaines qui étaient de véritables traits de génie. Il semblait qu'il eût été créé et mis au monde pour être juge d'instruction, et depuis sept ans qu'il l'était, l'expérience était venue compléter ses aptitudes naturelles.
Il aimait avec passion les délicates fonctions qu'il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dans son cabinet, mais il n'était magistrat qu'à ses heures. Chez lui, il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive, connaissant à fond son Paris et ayant vu d'assez près les écueils de la vie pour être resté indulgent à l'endroit des naufragés.
Et, à tous ces mérites, il joignait un grain d'originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveur toute particulière.
Gaston le trouva en veston court et en pantalon de fantaisie, plongé jusqu'aux oreilles dans un vaste fauteuil et fumant un gros cigare.
Il avait quarante-cinq ans, et il n'en paraissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveu gris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avec un air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste, comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un officier de marine.
-- Te voilà, garnement, dit-il, en apercevant Gaston. Veux-tu un cabanas ? Prends dans la boîte. Il se trouve par hasard qu'ils sont excellents.
-- Merci, mon oncle ; j'en ai de meilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir de Russie.
-- Tu n'es qu'un présomptueux, mon cher. Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu fais directement venir de la Havane, tandis que... bon ! voilà que je me perds dans des digressions. Je n'entends pourtant plus plaider MM. les avocats, puisque je ne siège plus que dans mon cabinet. À la question, maître Darcy ! car il y a une question. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir une semonce que tu n'as pas volée. Ah ! tu as de jolies connaissances ! Je t'en fais mon compliment !
-- Si c'est de madame d'Orcival que vous voulez parler, je vous dirai que...
-- Oui, parlons-en, de ta d'Orcival. Il s'en passe de belles chez cette belle petite, comme vous dites dans la haute gomme. La gomme ! Encore un bête de mot. On s'y pend, chez la d'Orcival.
-- Je sais cela, mon oncle, mais...
-- Et qui est-ce qui s'y pend ? Un comte qui n'est que chevalier... d'industrie, une espèce de Casanova polonais, ton rival sans doute.
-- Non, je lui ai succédé.
-- Comme Louis XV avait succédé à Pharamond. Peu importe que vous ayez régné conjointement ou successivement. C'est déjà beaucoup trop que ton nom, le mien, puisque j'ai le malheur d'être ton oncle du côté paternel, soit prononcé dans une affaire où figurent une drôlesse et un intrigant.
-- Soyez tranquille, il ne sera pas question de moi, car...
-- En vérité, c'est trop fort ! Aller s'accointer d'une farceuse, parce qu'elle est à la mode, tandis qu'on pourrait trouver dans le vrai monde... Tiens ! tu ressembles à ces provinciaux qui préfèrent un hôtel élégant où on vous empoisonne, à une honnête auberge où la cuisine est excellente. Décidément, monsieur mon neveu, vous n'êtes qu'un sot.
-- Pas si sot, puisque j'ai rompu avec Julia.
-- Bah ! vraiment ?
-- Complètement, radicalement, définitivement. Si ces trois adverbes ne vous suffisent pas...
-- Mais si, mais si. Je ne te crois pas assez dépourvu de sens pour chercher à me berner. Tu ne me prends pas pour un oncle de comédie. Alors, c'est une conversion...
-- Sincère, je vous l'affirme.
-- Et méritoire, j'en conviens, car la donzelle est jolie... très-jolie même. Pourrait-on savoir à quelle heureuse influence est due cette conversion ? On ne prend pas le chemin de Damas comme on prend l'avenue des Champs-Élysées... par hasard.
-- Mon Dieu ! je n'ai rien de commun avec saint Paul. Ce n'est pas une illumination d'en haut qui m'a converti. Mais j'ai beaucoup réfléchi depuis un mois. Je me suis dit qu'à vingt-neuf ans, il est bien temps de faire une fin. Julia, ou Cora, ou Olympe, ou Claudine, c'est toujours le même tour du lac. Le cercle m'assomme. Le jeu ne m'amuse plus que quand je perds, et alors cela devient un divertissement trop coûteux. Pour me distraire, je ne vois plus que la magistrature, et je viens vous prier...
-- Tu appelles la magistrature une distraction ! Avec quelle irrévérence parle des dieux ce maraud ! Si tu entres au parquet avec ces idées-là, tu feras un joli substitut !
-- Mais il me semble, mon cher oncle, qu'il y a quinze ans, quand vous fûtes nommé substitut à Nogent-le-Rotrou, si je ne m'abuse, vous ne meniez pas une vie d'ermite.
-- Moi, c'est différent. J'avais déjà le feu sacré. Tu ne feras peut-être pas un mauvais juge. Ton grand-père l'était, ton bisaïeul l'était. Juger, c'est dans le sang des Darcy. Mais, si tu ne vois dans la magistrature qu'une carrière comme une autre, si tu y entres pour y chercher de l'avancement, je te conseille de rester ce que tu es... un être inutile, mais inoffensif.
-- Merci, mon oncle, dit Gaston en riant.
-- Et encore, reprit M. Darcy, quand je dis : inoffensif, je m'avance trop. Je te crois très-capable de mal faire, pas par méchanceté, mais par entraînement.
» Maintenant, je reviens à mes moutons, c'est-à-dire au parquet. Il ne tient qu'à moi, parbleu ! de t'y faire attacher. Le procureur général m'a encore dit hier qu'il te prendrait volontiers. Et, dans un an, tu pourras être envoyé comme juge suppléant dans un tribunal du ressort.
» Bon ! mais après ? Te figures-tu que ta cervelle deviendra raisonnable parce que ta tête sera coiffée d'une toque noire ? Te fais-tu seulement une idée de ce qu'il faut avoir de sagesse et d'impartialité pour être un magistrat passable ? Il y a quinze ans que je travaille à acquérir ces qualités-là, et je ne me flatte pas de les posséder. Et je n'entame jamais une instruction sans être pris d'un accès de défiance de moi-même. Toi, tu ne doutes de rien. Je parie que, si tu étais juge, tu n'hésiterais pas à instruire une affaire à laquelle se trouverait mêlée la d'Orcival qui a été ta maîtresse.
-- Pardon ! j'hésiterais et même je refuserais. Mais ce sont des hasards qui n'arrivent pas.
-- Tu crois ? Tu crois peut-être aussi que cette d'Orcival n'a que des galanteries à se reprocher ? Eh bien, mon cher, peu s'en est fallu qu'elle ne fût arrêtée à propos de cette pendaison. Tiens ! si tu veux être édifié sur le compte de la dame, lis ces notes de police que j'ai reçues, il y a une heure.
En arrivant chez son oncle, Gaston se demandait s'il ne ferait pas bien de lui raconter, sans rien omettre, l'histoire de sa dernière visite à madame d'Orcival. Julia, dans sa lettre d'adieu, lui promettait de se taire et l'engageait à en faire autant ; mais il savait que l'oncle Roger était incapable d'abuser d'une confidence, et il n'aurait pas été fâché d'avoir son avis sur le cas.
Quand le juge l'invita à lire un rapport de police où il était question de madame d'Orcival, Gaston pensa qu'avant de parler, il ferait mieux de prendre connaissance de ce document qui l'intéressait à plus d'un titre.
Il prit donc le papier administratif que lui tendait M. Roger Darcy, et il lut ceci :
« Julie-Jeanne-Joséphine Berthier, dite Julia d'Orcival, trente ans. Née à Paris en 1848. Fille naturelle reconnue par un officier retraité qui jouissait d'une certaine aisance, et qui l'a fait élever dans un pensionnat de Saint-Mandé. N'a jamais connu sa mère. À perdu son père un an après qu'elle était sortie de pension, et a hérité de lui une vingtaine de mille francs. Reçue institutrice à l'Hôtel de ville et placée en cette qualité chez de riches étrangers qui voyageaient beaucoup. Séduite et enlevée à Aix en Savoie, par un Espagnol qui l'a emmenée à Madrid où il est mort peu de temps après, en lui léguant par testament une somme importante.
« Revenue aussitôt à Paris, Julie Berthier a profité de l'indépendance que lui assurait ce legs pour se lancer dans le monde des femmes galantes et pour s'y créer une situation exceptionnelle. Sa beauté, son éducation, son esprit l'ont promptement conduite à la fortune. A eu, avant, pendant et depuis cette liaison, de nombreuses intrigues. Est, en ce moment, la maîtresse attitrée d'un jeune homme appartenant à une excellente famille. »
Gaston lisait tout haut. À ce passage, son oncle se mit à rire.
-- C'est de toi qu'il s'agit, mon cher, dit-il, et si le policier qui a rédigé ce rapport ne t'a pas nommé, c'est qu'il sait que tu es mon neveu. Mais il te connaît. Tu es noté à la Préfecture. Bonne recommandation pour te faire attacher au parquet !
-- Mais, s'écria Gaston, il est mal informé, votre policier, il aurait dû mettre : était en dernier lieu la maîtresse de...
-- Tu me la bailles belle, avec ton dernier lieu. La police ne tient pas registre jour par jour des variations du cœur de ces dames. Elle n'y suffirait pas. Et, après tout, il n'y a pas si longtemps que tu t'es tiré des griffes de la d'Orcival. Je t'ai aperçu l'autre jour avec elle, dans une baignoire des Variétés, à la première du Grand Casimir... où, entre parenthèses, je me suis bien amusé. Quand donc as-tu rompu ?
-- Hier.
-- Diable ! il était temps. Continue cette lecture intéressante.
Gaston, assez décontenancé, reprit :
« Entre autres connaissances, Julie Berthier a fait, il y a trois ans, celle du soi-disant comte Golymine. Ce personnage, qui s'appelait, à ce qu'on croit, de son véritable nom, Lemberg, était né en Gallicie, et avait beaucoup voyagé en Europe et en Amérique. Menait grand train à Paris, sans que personne connût l'origine de sa fortune. A été accusé en Russie de fabriquer de faux billets de banque, et soupçonné en France de pratiquer le chantage . Ces soupçons étaient d'autant plus vraisemblables qu'il a été l'amant de plusieurs femmes très-haut placées. N'a cependant jamais été l'objet d'aucune plainte administrative. Soumis pendant un an à une surveillance qui n'a révélé à sa charge d'autres faits que sa liaison intime avec certains personnages aussi suspects que lui, quoique fréquentant les salons et les cercles. Cette surveillance a cessé depuis six mois, parce que le comte se montrait beaucoup moins et paraissait être tombé dans la gêne. Il a été question de la reprendre au moment où les attaques nocturnes sont devenues fréquentes dans les rues de Paris. Une lettre anonyme, adressée à M. le préfet, signalait Golymine comme étant le chef occulte d'une bande composée de gens bien placés en apparence et renseignant des malfaiteurs subalternes sur les personnes riches qui circulent la nuit avec des valeurs en poche. Rien ne prouvait, du reste, que cette dénonciation fût fondée, et il n'y a pas été donné suite. »
-- Chef de brigands ! dit M. Darcy. Je ne m'étonne plus que les femmes raffolassent de lui. Mais je ne crois pas beaucoup à l'organisation des voleurs de nuit. Les agents ont de l'imagination maintenant. La lecture des romans judiciaires les a gâtés.
Gaston aurait pu fournir à son oncle un renseignement tout frais sur les procédés de ces messieurs, mais il était décidé à ne parler de sa mésaventure à personne, et, de plus, le rapport l'intéressait assez pour qu'il lui tardât de le connaître tout entier.
Il se remit donc à lire :
« De toutes les informations recueillies sur Golymine et sur Julie Berthier ressortait une présomption de connivence entre eux, présomption qui devait nécessairement éveiller l'attention de la Préfecture, aussitôt que le suicide a été connu. Le commissaire a dû examiner avant tout si la mort du comte n'était pas le résultat d'un crime. Les témoignages et les constatations médicales n'ont laissé aucun doute à cet égard. Golymine s'est suicidé à la suite d'une violente altercation avec son ancienne maîtresse. La disposition de l'appartement et l'absence des domestiques expliquent comment il a pu se pendre, sans que Julie Berthier en ait eu connaissance. Elle a, du reste, envoyé au commissariat du quartier, aussitôt qu'elle a appris l'événement par sa femme de chambre qui, la première, a découvert le cadavre.
« On a trouvé sur Golymine une somme de trente mille francs en billets de banque, quatre cent soixante-dix francs en or, une montre de prix et des bijoux d'une assez grande valeur. Il est donc certain qu'aucun vol n'a été commis.
« Golymine n'avait d'ailleurs, dans son portefeuille ou dans ses poches, ni lettres, ni papiers. Des recherches effectuées ce matin dans l'appartement meublé qu'il occupait rue Neuve-des-Mathurins n'ont fait découvrir aucun document écrit. On a cependant des raisons de croire que Golymine était détenteur de correspondances compromettantes pour l'honneur de certaines personnes. Et il n'est pas impossible que sa dernière visite à Julie Berthier ait eu pour objet ces correspondances. Les rapports qui ont existé entre eux autrefois autorisent cette supposition. Mais, pour la vérifier, une perquisition dans le domicile de Julie Berthier serait indispensable, et le commissaire n'a pu prendre sur lui de l'ordonner. Julie Berthier, dite Julia d'Orcival, est liée avec des hommes du meilleur monde, et l'application de cette mesure pourrait présenter quelques inconvénients. »
-- On trouverait tes billets doux, mon garçon, dit en riant M. Darcy.
-- Oh ! on en trouverait fort peu, et ceux qu'on trouverait ne sont pas d'un style bien tendre : « Ce soir, à sept heures et demie, au café Anglais », ou « Je n'ai pu avoir d'avant-scène pour ce soir. »
-- Oui, je sais que la belle jeunesse dont tu fais partie affecte l'indifférence à l'endroit des femmes... ce qui ne l'empêche pas, d'ailleurs, de se ruiner avec elles. Mais je crois qu'il te serait fort désagréable d'être mêlé, d'une façon quelconque, à cette vilaine histoire... surtout maintenant que tu as brisé le doux lien qui t'enchaînait, dirait M. Prudhomme. Rassure-toi. On ne perquisitionnera pas chez ton ex-belle. Dans le premier moment, les gens de la police avaient vu dans ce suicide une affaire mystérieuse. On parlait déjà de me charger de l'instruction. En y regardant de plus près, on a vu qu'il n'y avait rien, et tout se bornera à un procès-verbal. J'en suis bien aise pour toi... et même pour moi. Le souvenir de tes amours avec la d'Orcival m'aurait gêné.
-- Maintenant, parlons d'autre chose.
-- Bien volontiers, dit Gaston.
-- Je te tiens, je ne te lâche plus. Tu vas dîner avec moi. Il y a un cuissot de chevreuil dont tu me diras des nouvelles.
Et, comme le neveu faisait mine de vouloir s'excuser, l'oncle s'écria :
-- Ne t'avise pas de me conter que tu as promis à des godelureaux de ta connaissance de les rejoindre au restaurant. Tu ne dînes pas avec ta princesse, puisque vous êtes brouillés sans retour. Donc, tu dînes avec moi. Et, en attendant, prépare-toi à écouter un discours sérieux.
-- Je suis en excellentes dispositions pour le goûter.
-- Alors, je vais au fait, sans préambules. Tu veux être magistrat ; c'est fort bien, mais ce n'est pas assez. Il faut que tu te maries.
-- Je n'y répugne pas.
-- Bon ! voilà qui est admirable. Et je te félicite d'être devenu si accommodant sur ce chapitre. Il n'y a pas huit jours, quand je te parlais mariage, tu te cabrais comme un cheval rétif. Il est vrai que tu étais en tutelle. Ta Julia n'entendait pas de cette oreille-là, et elle te menait par le bout du nez. Je patientais parce que je suis un oncle gâteau. Mais, à présent, je ne plaisante plus. Tu vas doubler le cap de la trentaine, mon cher. C'est le moment. Plus tard, tu aurais une foule de raisons à mettre en avant pour rester garçon, et c'est ce que je ne permettrai pas. Je veux des héritiers. J'ai toi, mais ça ne me suffit pas. Il me faut des petits Darcy qui puissent présider les tribunaux du vingtième siècle. Ton bisaïeul présidait avant la Révolution. Moi, je présiderai, dès que je serai trop vieux pour faire un bon juge d'instruction. Je prétends que la série soit continuée indéfiniment.
» Et c'est toi que ce soin regarde.
-- Pourquoi pas vous, mon oncle ?
-- Hé ! hé ! il ne faudrait pas m'en défier. Si tu t'avisais de faire le récalcitrant, je me marierais très-bien, j'aurais une demi-douzaine de garçons... et alors, mon bel ami, adieu ma succession !
-- Oh ! dit Gaston, avec un geste de neveu désintéressé.
-- N'en fais pas fi. Elle sera ronde, ma succession, et tu dois avoir déjà de jolis trous à boucher. Voyons, là, franchement, combien as-tu mangé de ton capital, depuis que tu es majeur ?
-- Deux cent mille... peut-être un peu plus.
-- Ou beaucoup plus. Les d'Orcival sont chères. Mais j'admets ton chiffre de deux cent mille. Il te reste donc à peine trente mille livres de rente. Au train dont tu vas, c'est l'hôpital dans cinq ou six ans... ou l'Australie, la Californie, et autres expatriations forcées. Suis mon raisonnement, je te prie. Il est d'une logique rigoureuse. À l'heure qu'il est, tu as encore une valeur matrimoniale. Tu es jeune, tu n'es ni sot ni mal tourné, on te croit riche, et on sait que tu hériteras de moi... le plus tard possible, je t'en préviens. Tu ne vaudras plus rien du tout dans cinq ans, car tu n'auras plus un sou, et moi, lassé de t'attendre, je me serai bel et bien marié. Tu en seras réduit à chercher des demoiselles riches et bossues. Riante perspective !
-- Mais, mon oncle, puisque je vous dis que je suis décidé... en principe.
-- Très-bien ! Alors, j'ai ton affaire. Madame Cambry a soixante bonnes mille livres de rente, et je connais peu de femmes aussi séduisantes et aussi méritantes qu'elle. Tu vas m'objecter qu'elle a vingt-quatre ans et qu'elle est veuve. Je te répondrai que cinq ans de différence d'âge suffisent pour faire un ménage assorti ; que madame Cambry a été mariée six mois à un homme médiocrement aimable que tu n'auras pas de peine à lui faire oublier, car je suis à peu près sûr qu'elle te trouve à son goût.
» Voyons ! qu'as-tu à dire contre madame Cambry ? Tu ne vas pas, je suppose, contester sa beauté, ni son esprit ni sa vertu. Tu ne prétendras pas non plus qu'elle te déplaît, car tu ne manques pas un seul de ses samedis.
-- J'apprécie toutes ses qualités, mon oncle ; seulement... ce n'est pas à elle que je songe... et je trouve qu'elle vous conviendrait parfaitement.
-- Mais, malheureux, j'ai vingt ans de plus qu'elle. Et puis, il ne s'agit pas de moi. Si j'ai bien compris ta réponse entortillée, tu ne te soucies pas d'épouser madame Cambry, mais tu as des vues sur une autre personne. Eh bien, il n'y a que demi-mal. Je ne tiens pas absolument à ce que l'aimable veuve devienne ma nièce, et pourvu que la fiancée de ton choix ne soit ni d'une honnêteté douteuse, ni d'une famille tarée, je n'en demande pas plus. Maintenant, dis-moi le nom de ta préférée, renseigne-moi sommairement sur son compte et présente-moi à cette merveille le plus tôt possible. Je signerai des deux mains au contrat, et je suis capable de mettre un titre de rente dans la corbeille.
-- Mais, mon oncle, je n'en suis pas là. J'ai rencontré en effet une jeune fille qui me plaît beaucoup, et peut-être me déciderai-je à l'épouser... si elle veut de moi. Seulement, avant de prendre une résolution définitive, je désire la connaître davantage, étudier son caractère...
-- Oh ! je te vois venir. Tu cherches à t'en tirer par un moyen dilatoire, comme on dit au Palais. Et tu te figures qu'en me répondant toujours : J'étudie son caractère, quand je te presserai d'en finir, je me contenterai d'une si pauvre défaite ? Tu te figures que j'attendrai qu'il te convienne de me donner des petits-neveux ? Tu te trompes, mon cher, et pour t'enlever cette illusion, je vais te poser un ultimatum.
-- C'est inutile. Je vous promets de vous dire d'ici à très-peu de jours...
-- Écoute-moi donc, bavard, au lieu de m'interrompre. Je t'accorde un répit de trois mois. Tu entends, Gaston, trois mois. Passé ce terme, je te déclare que ce sera moi qui me marierai, et tôt.
» J'ai dit. Maintenant, viens dans la cour voir un cheval qu'on me propose pour mon coupé. Tu t'y connais mieux que moi. Tu me donneras ton avis.
CHAPITRE III.
Pendant que Gaston Darcy employait si bien son temps, madame d'Orcival ne perdait pas le sien.
Elle avait, on peut le croire, passé une nuit fort agitée. Les constatations et l'interrogatoire déguisé sous la forme d'une ample demande de renseignements l'avaient retenue fort tard. Le commissaire et les agents n'avaient quitté l'hôtel qu'à quatre heures ; le corps du malheureux Golymine n'avait été enlevé qu'à cinq heures.
Et, quoique le supplice de revoir son ancien amant eût été épargné à Julia, elle n'était pas encore remise des émotions de la veille quand elle se leva, vers midi, juste au moment où Gaston recevait la lettre qu'elle lui avait écrite avant de se mettre au lit.
Elle déjeuna au thé, se fit raconter par Mariette les bruits qui couraient dans le quartier, lui recommanda encore de ne parler à personne de la visite de M. Darcy, et lui donna ses instructions, qui étaient de ne pas sortir et d'introduire Gaston, s'il se présentait.
Julia était persuadée qu'il viendrait la remercier de sa discrétion, et elle ne désespérait pas encore de l'amener à un raccommodement. Elle croyait le connaître à fond, et elle savait bien ce qu'elle faisait en lui écrivant qu'elle avait pris son parti de la rupture. L'expérience lui avait appris que le plus sûr moyen de ramener un amant qui se dérobe, c'est de lui montrer qu'on ne tient pas à lui. Elle s'était donc décidée tout de suite à traiter le cas de Gaston par l'indifférence, et elle comptait que l'emploi de cette méthode produirait un prompt et excellent effet.
Elle attendit donc, après avoir fait une toilette appropriée à la circonstance ; elle attendit dans ce boudoir où s'était jouée la veille la scène de la séparation.
Madame d'Orcival avait encore d'autres projets, mais l'exécution de ceux-là était subordonnée au résultat de l'entrevue qu'elle espérait avoir, le jour même, avec Darcy.
Les lettres de trois femmes qui avaient commis l'imprudence d'aimer Golymine étaient serrées dans un tiroir secret du petit meuble en bois de rose, et elle ne comptait pas les y laisser.
Seulement, rien ne pressait. Ces armes-là ne se rouillent pas.
Vers trois heures, Mariette parut avec la mine réservée qu'elle prenait toujours, quand il s'agissait de demander à madame si elle voulait recevoir un visiteur, et Julia put espérer, pendant une seconde, que ce visiteur était Darcy, lequel Darcy montait, à ce moment-là, l'escalier de madame Crozon, en compagnie de Berthe Lestérel.
-- Je n'y suis pour personne, s'écria madame d'Orcival, en voyant que sa femme de chambre lui présentait une carte.
-- Ce monsieur a tellement insisté pour être reçu que j'ai promis de vous faire passer son nom, répondit la soubrette. Il prétend qu'il a des choses très-importantes à dire à madame.
Julia jeta un coup d'œil sur la carte et lut :
« Don José Simancas, général au service de la République du Pérou. »
-- Je ne le connais pas, dit-elle, et n'ai que faire de le voir.
Puis, se ravisant :
-- Quel homme est-ce ?
-- Oh ! un homme très-comme il faut. Cinquante à soixante ans ; l'air riche et distingué. Un peu trop de bijoux. Mais ça se comprend, il est étranger. Il m'a donné un louis pour remettre sa carte à madame.
-- C'est singulier, il me semble maintenant que j'ai déjà entendu prononcer ce nom-là. Que peut avoir à me dire ce général péruvien ? Est-ce un prétexte qu'il prend pour s'éviter l'embarras de se faire présenter à moi ?
Et, comme madame d'Orcival, en disant cela, regardait Mariette d'une certaine façon, la fine camériste répondit aussitôt :
-- Je ne crois pas. Il gesticule et il ne tient pas en place. Et puis, s'il venait dans l'intention de faire la cour à madame, il aurait agi autrement. Madame connaît comme moi les étrangers. Ce n'est pas leur système. Ils sont plus positifs. Je supposerais plutôt que ce monsieur a une communication à faire à madame, au sujet de... l'événement.
-- Oui, ce doit être cela. Et je pourrais peut-être regretter de ne l'avoir pas reçu. Fais-le entrer au salon. Je vais y aller. Si M. Darcy vient, tu le prieras de m'attendre dans la galerie...
Non, non, pas là, reprit vivement Julia, tu le conduiras dans ma chambre à coucher.
Elle s'était rappelé tout à coup que le malheureux Golymine avait rendu l'âme dans cette galerie, et que le lieu serait mal choisi pour jouer avec son successeur la comédie de la réconciliation.
Mariette disparut. Après avoir imposé cinq minutes d'attente au visiteur, madame d'Orcival passa au salon et répondit par une inclination assez légère au salut du général.
-- À quoi dois-je, monsieur, l'honneur de vous voir ? dit-elle froidement.
La physionomie de M. Simancas lui avait déplu tout d'abord, et elle se demandait si ce guerrier de l'Amérique du Sud n'était pas un agent de police déguisé.
Le général avait très-bonne mine, mais il avait des yeux inquiétants.
-- Madame, commença-t-il d'un air dégagé, je ne suis ni un créancier, ni un mendiant, ni un voleur, et, pour que je puisse vous expliquer le but de ma visite, vous voudrez bien, je l'espère, vous asseoir et me permettre d'en faire autant.
M. Simancas, en le prenant sur ce ton, pensait intimider Julia, et il avait ses raisons pour en user ainsi. Mais il s'aperçut qu'il faisait fausse route.
-- Monsieur, riposta la dame, je n'ai pas de créanciers, je fais faire aux mendiants l'aumône par mon valet de pied, et je ne crains pas les voleurs. Vous auriez pu vous dispenser de ce préambule déplacé, et je vous invite à me dire très-vite ce qui vous amène, car j'ai fort peu de temps à vous donner.
Le Péruvien, voyant qu'il avait affaire à forte partie, changea de note et d'attitude.
-- Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, madame, reprit-il, sans plus faire mine de s'établir dans un fauteuil. Vous le croirez certainement quand vous saurez que j'ai été le compagnon d'armes et l'ami de ce pauvre Wenceslas.
-- Je ne comprends pas, dit madame d'Orcival, qui comprenait fort bien.
-- De ce pauvre Wenceslas Golymine qui est mort d'une manière si tragique.
-- Que m'importe que vous ayez été ou non son ami ?
-- Il vous importe beaucoup. Je connaissais tous les secrets de Golymine.
-- Ses secrets n'étaient pas les miens.
-- Pas tous, mais il y en a bien quelques-uns qu'il ne vous a pas cachés.
-- Pardon, monsieur, vous n'êtes pas venu, je suppose, pour m'entretenir de vos relations avec le comte Golymine qui a vécu autrefois dans mon intimité, mais que j'ai cessé depuis longtemps de recevoir. Où voulez-vous en venir ?
-- À vous demander si Wenceslas ne vous aurait pas confié des lettres à lui écrites par des personnes que ces lettres compromettent gravement.
-- Et ce sont ces personnes qui vous ont chargé de la mission dont vous vous acquittez si bien ?
-- Peut-être. Mais, quoi qu'il en soit, je vous serais très-reconnaissant de me remettre ces correspondances, et cela dans l'intérêt de la mémoire du comte.
-- Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?
-- Non. Golymine portait toujours sur lui, je le sais, certaines pièces écrites qu'il conviendrait de détruire. Je voudrais savoir si vous les avez trouvées après sa mort, et dans le cas où elles seraient en votre possession, je serais disposé à payer pour les avoir le prix que vous en demanderiez.
» Je puis bien vous apprendre de quoi il s'agit. J'ai quitté mon pays parce qu'une conspiration dont j'étais le chef n'a pas réussi. Golymine, qui a séjourné au Pérou, conspirait avec moi. Nous songions tous les deux à retourner à Lima pour y tenter une révolution. Ces papiers contiennent le plan de notre entreprise, la liste des conjurés... et s'ils tombaient entre les mains de la police française...
-- Cette fois, c'est bien tout, je pense ?
-- Il me reste à ajouter que je suis riche et que rien ne me coûtera pour...
-- Assez, monsieur, dit Julia. Je vous ai laissé parler parce que je voulais savoir jusqu'où vous pousseriez l'audace. Comment avez-vous pu supposer que le comte Golymine déposait chez moi les lettres de ses maîtresses ? Et comment osez-vous me demander si j'ai pris les papiers qu'il portait sur lui ? Vous croyez donc que j'ai fouillé son cadavre ? Et, pour me donner le change, vous inventez je ne sais quelle ridicule histoire de conspiration péruvienne ! Il faut, en vérité, qu'on vous ait bien mal renseigné sur moi. Je ne sais pas qui vous êtes, quoique je me souvienne vaguement d'avoir entendu le comte parler de vous. Mais je vais vous parler un langage très-net.
» Il se peut que M. Golymine ait gardé les lettres des femmes qui l'ont aimé ; il se peut même qu'il les ait gardées pour en faire un mauvais usage. Mais il ne m'a pas choisie pour confidente.
» Et, quant aux prétendues listes de conjurés qui vous préoccupent tant, s'il les portait sur lui, c'est à la Préfecture de police qu'il vous faut aller pour les réclamer.
-- Alors, madame, les vêtements que portaient Golymine quand il est mort...
-- Ne sont pas restés chez moi ; non, monsieur. Et, à mon tour, il me reste à ajouter que je vous prie de vous retirer.
Ce fut dit d'un tel air qu'un visiteur ordinaire aurait pris incontinent le chemin de la porte ; mais M. Simancas ne se déconcertait pas pour si peu.
Il resta planté devant madame d'Orcival, et il se mit à la regarder comme on regarde un chef-d'œuvre dans un musée.
-- Excusez-moi, madame, dit-il avec une politesse humble. Je m'étais trompé sur vous, ou plutôt on m'avait trompé. Nous autres étrangers, nous sommes sujets à commettre de ces bévues, faute de bien connaître le monde parisien. Les Français ont le tort impardonnable de mal parler des femmes, et nous avons le tort, le plus impardonnable encore, de nous en rapporter à leurs appréciations. De sorte qu'en me présentant chez vous, je croyais...
-- Prenez garde, monsieur, vous allez me dire une impertinence.
-- À Dieu ne plaise, madame. Je veux, au contraire, vous supplier de me pardonner. Et vous me pardonnerez, si vous voulez bien réfléchir à la situation que nous fait, à moi et à quelques-uns de mes compatriotes, la mort de ce pauvre comte.
-- Vous tenez donc à cette histoire de conspiration ? demanda ironiquement madame d'Orcival.
-- Hélas ! madame, elle n'est que trop vraie.
» Et je puis bien vous avouer maintenant que le véritable but de ma visite était de savoir si notre malheureux ami n'avait pas déposé chez vous des papiers politiques. Quant aux lettres de femmes que Golymine peut avoir conservées, je m'en soucie fort peu, et si je me suis servi de ce prétexte, c'est que je n'osais pas tout d'abord me fier à vous. Le secret du complot que nous avons formé pour rendre l'indépendance à notre patrie n'est pas à moi seul.
» Je vois que je m'alarmais à tort et que j'aurais mieux fait de vous dire tout de suite la vérité.
-- Oui, car vous auriez su plus tôt à quoi vous en tenir. Je vous répète que le comte ne m'a jamais dit un mot des affaires auxquelles il a pu se trouver mêlé. Et je vous prie encore une fois, monsieur, de mettre fin à une entrevue qui n'a plus aucun but.
-- C'est ce que je vais faire, madame, en vous priant de nouveau d'agréer mes excuses. Permettez-moi seulement, avant de prendre congé de vous, de vous adresser une question, qui vous paraîtra peut-être étrange. Oserai-je vous demander... comment le comte était habillé, quand il est venu chez vous hier soir ?
-- Quelle est cette plaisanterie ?
-- Je ne plaisante pas, je vous le jure, chère madame. Mes amis et moi nous avons le plus grand intérêt à savoir si Golymine portait une pelisse en fourrures ?
-- Oui, monsieur, il la portait, et vous pouvez croire qu'il ne l'a pas laissée ici.
-- Je vous remercie d'avoir bien voulu me répondre, et je vous serai encore plus reconnaissant de me garder le secret sur la démarche que je viens de faire auprès de vous. Une indiscrétion de votre part compromettrait bien des gens qui sont mes amis et que vous trouverez toujours disposés à vous servir en toutes choses.
Et, sans laisser à madame d'Orcival le temps d'ajouter un mot, le général salua courtoisement et sortit.
Julia rentra dans son boudoir, assez troublée par les singuliers discours de ce Péruvien plus ou moins authentique.
-- Si c'était un agent de police, pensait-elle, il s'y serait pris autrement pour me questionner. Cet homme doit avoir connu Golymine, et Dieu sait ce qu'ils ont fait ensemble. Je ne crois pas un mot de cette invention de complot. Golymine ne s'est jamais occupé de politique. Ce qui me paraît clair, c'est que ce général, vrai ou faux, n'ignore pas que le comte avait sur lui les lettres de ses anciennes maîtresses.
» Et je conclus que ces lettres, je risquerais gros en les gardant chez moi. Heureusement, elles n'y resteront pas longtemps.
» Le moment est venu de préparer ce que j'ai résolu de faire samedi, pour en finir d'un seul coup avec ces trois femmes.
Julia sonna sa femme de chambre, et lui demanda si M. Darcy était venu ; à quoi Mariette répondit que non.
-- Tiens-toi prête à porter une lettre, lui dit sa maîtresse.
-- Mais, madame, il n'est que quatre heures, objecta la soubrette. M. Darcy ne vient jamais sitôt.
-- Qui t'a dit que cette lettre est pour lui ? Et de quoi te mêles-tu ? Va t'habiller pour sortir.
Madame d'Orcival jouait l'indifférence à l'endroit de Gaston, mais elle se demandait avec inquiétude s'il allait se montrer chez elle avant la fin de la journée, car elle sentait bien que, si vingt-quatre heures se passaient sans qu'elle le vît, elle ne devait plus espérer le revoir jamais.
Pour qu'on puisse raccommoder une liaison rompue, il faut que la cassure soit fraîche.
Et madame d'Orcival tenait beaucoup à Gaston. D'abord, il lui plaisait plus qu'elle ne se l'avouait à elle-même, et peu s'en était fallu qu'elle ne l'aimât. Elle l'eût certainement aimé, s'il eût été pauvre. Mais elle avait pour principe de ne jamais confondre les affaires de cœur avec les affaires sérieuses.
Et Gaston était on ne peut plus sérieux, dans le sens que donnent à ce mot les femmes galantes. Il dépensait sans compter, et il ne se prévalait pas de sa générosité pour imposer plus que de raison sa compagnie. Julia savait bien qu'elle trouverait difficilement un adorateur aussi prodigue et aussi commode. Elle avait donc d'excellentes raisons pour regretter ce phénix des amants.
Et son orgueil souffrait encore plus que ses intérêts. Être brusquement abandonnée par un garçon que toutes les femmes lui enviaient, c'était un affront qu'elle ne pouvait pas se résigner à subir, sans essayer de ressaisir le cœur qui lui échappait.
-- Pour qui veut-il me quitter ? se demandait-elle, en regardant le meuble où elle avait serré la veille les lettres trouvées dans la poche de Golymine. Il n'a pas rompu, comme il le prétend, pour se faire magistrat. Je le connais. Il est trop paresseux pour avoir de l'ambition. Je suis sûre qu'il va se marier. Avec qui ? Je n'en sais rien, mais je le saurai, et alors je me vengerai.
» Comment ?... Je trouverai un moyen.
» Ah ! s'il s'agissait de cette marquise dont j'ai là les lettres, ma vengeance serait toute prête... une vengeance raffinée. Je les laisserais se marier, et après je montrerais à Darcy, par preuves écrites, qu'il a épousé l'ancienne maîtresse d'un homme qu'il méprisait.
» Malheureusement, il n'est pas probable qu'il l'épouse. Elle est trop titrée pour consentir à s'appeler madame Darcy tout court. Mais elle pourrait prendre Gaston pour amant. Il va beaucoup chez elle, et le petit Carneiro, qui sait ce monde-là par cœur, prétend qu'elle le trouve à son goût.
» D'où il suit que j'ai raison de m'aboucher avec la marquise, et que j'aurais tort de lui rendre toutes ses lettres. Je veux qu'elle soit mon obligée, mais je veux aussi garder une arme contre elle.
Le timbre argentin d'une pendule de vieux saxe interrompit ce monologue.
-- Quatre heures et demie, murmura madame d'Orcival. Viendra-t-il ?
Et, pour tromper les impatiences de l'attente, elle ouvrit un élégant pupitre qui se trouvait à portée de sa main.
-- Il est temps, dit-elle tout bas. La question est de savoir si j'ai ici du papier et des enveloppes sans chiffres. Je ne veux pas que ces dames se doutent que c'est moi qui leur écris.
» Ah ! voilà ce qu'il me faut. Il ne s'agit plus que de rédiger l'invitation. Je vais commencer par la marquise.
Et elle écrivit :
« Madame, un hasard a mis entre mes mains les lettres que vous avez adressées autrefois au comte Wenceslas Golymine. Je veux vous les rendre à vous-même, mais je crois plus prudent et plus convenable de ne pas me présenter chez vous et de ne pas vous recevoir chez moi.
« Je serai samedi prochain au bal de l'Opéra, dans la loge 27, aux premières de côté. J'y serai seule, absolument seule, et j'aurai un domino noir et blanc. Je vous y attendrai... »
-- Voyons, se dit Julia, faut-il lui donner rendez-vous avant ou après cette bourgeoise que je ne connais pas ?... Après, ce sera mieux. Avec l'autre, la conversation durera cinq minutes tout au plus, puisque je veux lui remettre sa correspondance sans conditions, tandis qu'avec la marquise l'entrevue sera peut-être longue et orageuse.
Et elle écrivit :
« Je vous y attendrai à une heure et demie. »
Puis, s'arrêtant pour réfléchir :
-- Si elle allait s'imaginer qu'on lui tend un piège et ne pas venir ! Il faut que je la rassure par un post-scriptum bien senti.
Voici, murmura-t-elle en reprenant la plume :
« C'est une femme qui vous écrit, une femme qui vous dira son nom, si vous tenez à le savoir, et qui n'aspire qu'à vous sauver d'un grand danger.
« L'ouvreuse sera prévenue. Il vous suffira de lui dire que la personne qui est dans la loge vous attend. »
Et elle signa : « Une amie. »
Puis elle relut sa prose et elle se dit :
-- Elle viendra. Il est impossible qu'elle ne vienne pas. J'ai lu les lettres. Ces Havanaises ont le diable au corps. Je n'ai jamais rien écrit de pareil à l'homme que j'ai le plus aimé. Il y a de quoi la perdre sans rémission. Et pour ravoir sa correspondance, elle donnerait, j'en suis sûre, la moitié de sa fortune. On calomniait Golymine. Il aurait pu lui demander un million en échange de ces épîtres de haut goût. Et je crois que si ce général péruvien les tenait, il en tirerait bon parti.
» Cinq heures moins un quart, murmura-t-elle, en regardant la pendule, et Gaston n'est pas encore ici. Allons ! c'est la guerre. Eh bien, je la ferai.
» À l'autre, maintenant. Que vais-je dire à cette inconnue qui a commis aussi la sottise d'aimer Golymine ? Elle n'écrit pas du même style que la marquise, celle-là. Ses lettres sont des chefs-d'œuvre de prudence. On jurerait qu'elle a prévu qu'on pourrait être tenté de s'en servir contre elle. Et si Golymine n'avait pas pris la peine de mettre sur le paquet le nom et l'adresse de la dame, nul n'aurait jamais su que cette tendre correspondance était de madame... un nom que je ne connais pas du tout, pas plus que je ne sais si celle qui le porte est mariée ou veuve. Je suis sûre, du moins, que c'est une femme bien élevée et une femme intelligente.
» Viendra-t-elle au bal de l'Opéra ? C'est douteux. Sa vie n'est peut-être pas arrangée de façon à lui permettre une excursion nocturne. Mais que m'importe ? Je n'ai rien à lui demander. Ce que j'en fais, c'est par pure charité. Il faut bien se soutenir un peu entre femmes... et on dit qu'une bonne action porte bonheur. Si elle ne vient pas, je garderai les lettres, ou je les brûlerai, mais je ne risque rien de lui donner rendez-vous dans la loge 27, et je ne vois pas pourquoi je changerais ma formule. Je n'ai qu'à copier mon billet à la marquise, sauf un mot.
Julia se remit à l'œuvre.
-- La marquise à une heure et demie, murmura-t-elle. La bourgeoise à une heure. Je ne veux pas l'obliger à se coucher tard.
Quand elle eut fini, elle relut avec attention les lettres, les plia, et mit les adresses sur les enveloppes.
-- Je les jetterai moi-même à la poste, dit-elle. Il est au moins inutile que Mariette voie les noms.
Précisément, Mariette parut, quoique sa maîtresse ne l'eût pas sonnée.
-- M. Darcy est là ? demanda Julia en cachant les lettres dans le pupitre sur lequel elle venait de les écrire.
-- Non, madame, répondit la soubrette. C'est le docteur que madame a fait appeler.
-- Quel docteur ?
-- Le docteur Saint-Galmier.
-- Je ne le connais pas, et je n'ai pas fait appeler de médecin. Renvoie-le.
-- Bien, madame. Seulement, je dois dire à madame que ce monsieur assure qu'il est l'ami de M. Darcy. Alors j'ai pensé...
-- Qu'il venait de la part de Gaston. Ce serait bien étonnant. N'importe. Fais-le entrer.
Un instant après, Saint-Galmier montrait à madame d'Orcival sa figure placide et souriante. Il avait fort bonne mine, ce gradué de la Faculté de Québec, et sa physionomie inspirait la confiance à première vue.
-- Excusez-moi, madame, de me présenter ici, dit-il avec une rondeur engageante. Je n'ai pas l'habitude d'aller chercher les clientes chez elles, mais j'ai appris que vous étiez souffrante... je l'ai appris par M. Darcy.
-- Vous le connaissez ?
-- Beaucoup. Et cette nuit, au cercle dont nous faisons partie tous les deux, quelqu'un a raconté devant nous le fatal événement qui venait de se passer chez vous...
-- Comment ! cette nuit, on savait déjà...
-- Oui, madame. Les nouvelles se répandent vite à Paris. Celle-là nous a été apportée par un original qui est à l'affût de tous les faits de ce genre, et qui s'est trouvé par hasard passer devant votre hôtel au moment où les gens de la police y entraient.
-- Ah ! fit Julia, surprise et attentive. Et alors, M. Darcy...
-- A été fort ému, madame, vous devez le penser. S'il n'est pas venu aujourd'hui, car je suppose qu'il n'est pas venu...
-- Non, monsieur, pas encore.
-- C'est qu'il a cru que, dans cette triste circonstance, il convenait de remettre sa visite. Il s'est abstenu par un sentiment de délicatesse que vous comprendrez. Mais il a pensé que vous deviez avoir été fort éprouvée par une si violente secousse, et comme il sait que je possède une méthode infaillible pour traiter les affections nerveuses, il m'a prié de vous voir.
-- Je lui suis fort obligée et je vous remercie de la peine que vous avez prise. Mais M. Darcy vous a sans doute chargé de me dire autre chose ?
-- Il m'a chargé uniquement de m'informer de votre santé et de vous offrir mes soins.
-- Fort bien. Vous le verrez aujourd'hui, je pense ?
-- Ce soir, très-certainement.
-- Eh bien, veuillez le rassurer sur l'état de mes nerfs. Ils sont très-calmes. Veuillez aussi, puisqu'il a jugé à propos de vous prendre pour ambassadeur, veuillez lui demander quel jour il se propose de passer chez moi.
-- Si vous le permettez, madame, je reviendrai demain vous apporter sa réponse.
-- Soit ! dit Julia, après avoir un peu hésité. Je serai chez moi à deux heures.
-- Vous pouvez compter, madame, sur mon exactitude et sur mon dévouement, s'empressa de répondre le docteur, qui salua et s'en alla satisfait.
Il n'ignorait pas que Darcy avait définitivement rompu avec madame d'Orcival, et il avait maintenant ce qu'il voulait, un prétexte pour revenir chez la dame, un moyen de s'insinuer peu à peu dans son intimité et l'espoir de gagner sa confiance.
Il avait été plus adroit que Simancas.
Julia ne savait trop que penser de sa visite. Elle inclinait pourtant à se persuader que Gaston, en lui détachant un messager, avait pris un moyen détourné pour rentrer en grâce auprès d'elle.
Les femmes croient volontiers ce qu'elles désirent.
-- Oui, se disait-elle, c'est bien cela. Il a trop d'orgueil pour faire lui-même le premier pas. Il le fait faire par un autre. Et puis, il voulait savoir comment j'ai pris la rupture. Quand ce docteur lui aura dit que je n'ai pas du tout l'air d'une Ariane éplorée, il reviendra. Les hommes sont tous les mêmes. Donc, je verrai Gaston demain ou après-demain, mais je ne le verrai pas aujourd'hui, et je puis me remettre à mes correspondances.
» Il faut encore que j'écrive à mademoiselle Lestérel... car elles sont de sa sœur, les lettres du troisième paquet, et, en vérité, je suis trop bonne de les lui rendre. Berthe mériterait que je lui tinsse la dragée haute pour lui apprendre à se donner de grands airs avec moi. Quand elle est venue ici l'année dernière, pour m'apporter le renseignement que je lui avais demandé, on aurait juré qu'elle avait peur d'attraper la peste. Mes tableaux la faisaient loucher, et mes tapis lui brûlaient les pieds. Et si elle est venue, c'est, je le parierais, parce qu'elle croyait qu'une visite la compromettrait moins qu'une réponse écrite.
» Maintenant, si je voulais, elle ne ferait pas tant de façons, car il s'agit de la vie de sa sœur. Cette bécasse de Mathilde est mariée à un brutal qui la tuerait, s'il savait qu'elle a eu un amant. Où Golymine a-t-il pu la rencontrer ? Je n'en sais rien ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle a été folle de lui, et j'en ai la preuve. Golymine l'avait quittée depuis six mois, mais le mari n'admettrait pas cette circonstance atténuante. Donc, ma bégueule d'amie de pension serait à mes genoux, si je l'exigeais, car elle adore sa sœur.
La pauvre Berthe ne se doutait guère qu'à l'heure même où elle venait de sauver madame Crozon par un pieux mensonge, elle qui n'avait jamais menti, Julia d'Orcival se demandait à quel prix elle allait lui faire acheter les lettres de la coupable.
Mais Julia, heureusement, ne prenait pas plaisir à faire le mal pour le mal, et d'ailleurs l'espoir de renouer avec Gaston la portait à la clémence.
-- Après tout, murmura-t-elle, pourquoi en voudrais-je à ces deux femmes ? Berthe a raison de ne pas me voir, puisqu'elle tient à jouer les ingénues, et sa sœur ne m'a pas pris Golymine, puisqu'il n'était plus avec moi quand elle l'a connu. J'ai bien envie de renvoyer tout simplement la correspondance... Bon ! mais pas chez Mathilde. Son jaloux doit tout décacheter. Chez Berthe ? Ma foi ! non. Elle prendra la peine de se déranger. Je vais lui écrire de venir chercher les lettres de sa sœur, samedi, au bal de l'Opéra, loge 27... comme ces dames. Oui, mais à quelle heure ? Bah ! je la ferai passer la dernière. Rendez-vous à deux heures et demie à mademoiselle Lestérel. Elle viendra, j'en suis sûre, et elle en sera quitte pour se promener dans le foyer en attendant le moment où je la recevrai. S'il lui arrivait des aventures sous le masque, ce serait drôle.
Julia se mit à écrire, et quand ce fut fait :
-- Je vais faire porter cette lettre par Mariette. De cette façon, Berthe ne pourra pas nier qu'elle l'ait reçue, puisque Mariette la lui remettra elle-même.
» Il est toujours bon de prendre ses précautions avec les prudes.
CHAPITRE IV
Madame Cambry recevait tous les samedis, et elle avait ce qu'on appelle à Paris un salon, c'est-à-dire un monde à elle, et un monde trié sur le volet : des financiers aimables, des artistes bien élevés, des gentilshommes sans morgue, des savants sans pédanterie et même des hommes d'État pas trop ennuyeux.
Et c'est un talent assez rare que celui d'attirer et de retenir des gens d'élite, sans les enrégimenter dans une coterie.
Elle voyait peu de femmes, quelques-unes pourtant, choisies parmi celles qui pouvaient apporter à ces réunions un contingent d'esprit ou de beauté. Elle avait su éviter le grand écueil : sa maison était un terrain neutre où ne prédominait aucune influence exclusive. Il y a des soirées de jeu, des soirées littéraires, des soirées musicales, des soirées politiques. Chez madame Cambry, rien de pareil. On y causait de tout, mais on n'y lisait jamais de vers, et si on y chantait parfois, c'était au piano, et pas longtemps.
À moins cependant qu'elle n'offrît à ses amis un grand concert ou un bal. Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an, et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait le cercle de ses invitations, sans pour cela les prodiguer.
Il faut dire que madame Cambry était tout à fait en situation de rassembler chez elle des hommes distingués dans tous les genres. Veuve d'un mari beaucoup plus âgé qu'elle qui lui avait laissé sa fortune, et déjà riche par elle-même, elle était de cette vieille bourgeoisie parisienne qui, sous l'ancien régime, côtoyait de très-près la noblesse. Elle s'appelait de son nom Barbe Cornuel de Cachan. Et les Cornuel étaient déjà dans l'échevinage sous Henri IV. On leur reprochait même alors d'avoir été de furieux ligueurs. Mais, depuis plus de deux siècles, ils s'étaient ralliés à la monarchie. Il n'eût tenu qu'à eux de devenir conseillers de roi et de marier leurs filles à des gens titrés.
Fidèle aux traditions de sa famille, la dernière de ces filles avait choisi pour époux un homme dont les ancêtres n'étaient point aux croisades. M. Cambry, ingénieur, fils de ses œuvres, avait acquis un gros capital dans l'industrie. Il était fort considéré, et sa femme avait hérité, non seulement de son bien, mais de ses relations, comme elle avait déjà hérité du bien et des relations de son père.
On croira sans peine que les adorateurs ne manquaient pas à cette veuve de vingt-quatre ans, qui n'affichait pas l'intention de rester inconsolable et qui était charmante, dans toute l'acception du mot, car elle charmait positivement ceux qu'elle voulait bien admettre chez elle.
Blonde sans fadeur, blanche sans pâleur maladive, madame Cambry avait des yeux bruns d'une douceur incomparable, des traits fins et réguliers, une physionomie avenante et expressive, un sourire frais et gai comme un sourire d'enfant, une taille élégante et souple.
Elle avait aussi une intelligence hors ligne et un esprit de conduite remarquable. Depuis trois ans qu'elle était absolument maîtresse de se gouverner à sa guise, elle avait su se faire de nombreux amis, sans donner la moindre prise à la médisance. Et on s'étonnait que, parmi tant d'aspirants à sa main, elle n'eût encore distingué personne. Les malveillants prétendaient que cette insensibilité n'était pas naturelle, et accusaient madame Cambry de calculs ambitieux ; mais en général on admirait sa sagesse et on ne la blâmait pas de réserver son choix.
Elle habitait, vers le milieu de l'avenue d'Eylau, un hôtel entre cour et jardin, un hôtel provenant de la succession de son mari, et un peu trop grand pour son état de maison, qui était raisonnable comme sa vie. Pas de luxe criard, pas de livrées voyantes. Le mauvais goût était proscrit chez elle autant que la pédanterie. Tout y était simple, ses meubles, ses toilettes, ses habitudes. Les journaux ne la citaient jamais dans les comptes rendus des premières à la mode, et les dames du lac ne savaient pas son nom.
M. Darcy et son neveu Gaston étaient au nombre de ses fidèles. L'oncle avait pour elle une estime toute particulière, et le neveu ne s'était pas privé de lui faire une cour assez vive au début de son veuvage. Il avait même songé pendant une saison à se poser en prétendant. Madame Cambry ne l'avait ni rebuté, ni encouragé. Ce n'était pas assez pour un garçon dont le cœur s'enflammait aussi vite qu'il s'éteignait quand on n'alimentait pas son feu, et Gaston était retourné sans trop de regret aux amours faciles.
Il avait même déserté complètement le sérieux hôtel de l'avenue d'Eylau pour la petite maison du boulevard Malesherbes, et s'il se montrait maintenant beaucoup plus assidu chez l'aimable veuve, c'est qu'il y rencontrait souvent mademoiselle Lestérel.
Berthe était devenue presque l'amie de madame Cambry, après avoir commencé par chanter dans ce salon en qualité d'artiste payée. La distinction de ses manières et de sa personne, et surtout sa réputation bien établie de parfaite honnêteté, lui avaient valu cet honneur très-mérité. Elle était de tous les samedis, et elle y tenait sa place à merveille. Elle savait se conduire comme une jeune fille du meilleur monde, et elle avait le bon goût de ne pas se faire prier quand on lui demandait de dire un air. Madame Cambry lui témoignait une estime affectueuse qui la touchait profondément ; madame Cambry la choyait, la patronnait, et bien des gens pensaient qu'elle lui cherchait un mari.
Mais Berthe secondait médiocrement sa protectrice dans cette entreprise. Berthe accueillait avec une modestie exemplaire et une réserve extrême les hommages qu'on lui adressait. Elle ne les recherchait jamais, et elle paraissait plus soucieuse de se dérober que de se produire. Personne n'aurait pu dire qu'elle avait distingué quelqu'un entre ceux qui s'occupaient d'elle. Certains sceptiques incorrigibles en concluaient que son cœur était pris, et que le préféré de la gracieuse artiste n'était pas du monde de madame Cambry. Mais la majorité aimait et estimait mademoiselle Lestérel.
Le samedi qui suivit la mort de Wenceslas Golymine, M. Roger Darcy arriva d'assez bonne heure chez madame Cambry. Il avait gardé son neveu à dîner, et il l'amenait pour l'entretenir dans les salutaires idées matrimoniales qu'il s'était efforcé de lui infuser dans la cervelle.
La rue Montaigne était sur le chemin de l'avenue d'Eylau, et Gaston avait pu s'habiller en passant, pendant que son oncle continuait à le prêcher.
Ce soir-là, par exception, la réunion était peu nombreuse. Les jeunes surtout manquaient. Il y avait bal à l'Opéra, et madame Cambry habitait fort loin du boulevard des Capucines. Mais Gaston ne venait pas chez elle pour le plaisir d'y rencontrer des camarades, et le juge se souciait peu des beaux fils qui d'ordinaire se montraient volontiers dans un des salons les mieux posés de Paris.
Gaston venait uniquement pour Berthe. M. Roger Darcy venait surtout pour la veuve. Il appréciait infiniment ses mérites, et elle lui inspirait une sympathie qui serait allée jusqu'à la tendresse, s'il eût été tant soit peu disposé à s'y abandonner.
Mais ce magistrat s'était fait un système duquel il n'entendait pas se départir. Il avait décidé qu'un Darcy se marierait, un seul, pour ne pas diviser la fortune de la famille, et il trouvait juste que le plus jeune du nom se chargeât de perpétuer la race.
Madame Cambry les reçut avec sa grâce accoutumée, quoiqu'elle fût un peu souffrante. Elle s'excusa d'être moins gaie que d'habitude. Assurément, elle n'était pas moins jolie, et M. Roger Darcy sut le lui dire dans la langue de la bonne compagnie.
Gaston, en entrant, avait avisé mademoiselle Lestérel, assise près du piano, et fort entourée. Les amoureux ont des yeux de lynx, et ils reconnaissent de très-loin l'objet aimé. Ils savent aussi manœuvrer de façon à le rejoindre, en dépit de tous les obstacles. Le futur attaché au parquet n'était pas depuis cinq minutes dans le salon, qu'il avait trouvé le moyen de se rapprocher de Berthe et d'engager avec elle une conversation intéressante.
Seulement, la prudence n'est pas la qualité distinctive des gens épris, et on devine facilement leurs intentions. Il arriva bientôt ce qui arrive toujours en pareil cas. Les personnes assises à côté de la jeune fille comprirent qu'elles la gênaient, et s'éloignèrent avec une discrétion qui n'était pas exempte de malice. Les femmes mirent même une certaine affectation à changer de place. Berthe se trouva donc en tête-à-tête avec Gaston, un tête-à-tête relatif, car il y avait là bien des gens qui les regardaient du coin de l'œil.
-- Me permettrez-vous de vous demander des nouvelles de madame votre sœur ? dit à demi-voix Darcy.
Ceux qui l'observaient à la dérobée auraient pu entendre cette question banale sans y attacher d'importance, et pourtant elle était grosse de sous-entendus.
Darcy avait eu assez d'empire sur lui-même pour s'abstenir, depuis sa rencontre avec Berthe, de toute démarche auprès d'elle. Il venait de passer quatre jours à rêver, presque sans sortir de chez lui. Mais si son corps était resté inactif, son esprit avait considérablement travaillé. Son amour s'était cristallisé. Le mot est de Stendhal, et il est impossible d'en trouver un plus juste pour exprimer la transformation qui s'était faite dans ses idées.
-- Ma pauvre sœur n'est pas encore remise de la terrible secousse qu'elle a éprouvée, répondit mademoiselle Lestérel. Je redoute une nouvelle crise.
-- Mais, reprit Gaston en baissant la voix, le danger est passé, n'est-ce pas ?
-- Je l'espère, quoiqu'on puisse tout craindre d'un homme aussi violent que l'est mon beau-frère. Nous sommes à la merci du misérable qui a dénoncé Mathilde. Il peut la dénoncer encore... et je ne sais si je réussirais une seconde fois à la sauver.
-- Vous ne connaissez pas l'auteur de ces infâmes lettres anonymes ?
-- Non. Ma sœur a soupçonné quelqu'un, mais elle n'a pas eu de preuves... et puis, à quoi bon chercher ce misérable ? Mieux vaut essayer de réparer le mal.
-- Je voudrais vous y aider.
-- Vous l'avez déjà fait. Si je n'avais su que vous étiez là, prêt à défendre ma sœur, je n'aurais peut-être pas eu le courage de tenir tête à M. Crozon. Et je vous supplie de croire que, si je ne vous ai pas remercié plus tôt, ce n'est pas faute d'avoir pensé à vous. Mathilde vous bénit, et moi, je prie Dieu pour vous chaque jour.
Gaston pâlit de joie et chercha une phrase pour exprimer ce qu'il ressentait, mais Berthe reprit d'une voix un peu altérée :
-- Je me reprocherais de recourir encore à vous. Et en ne quittant presque pas ma sœur, je réussirai sans doute à empêcher une catastrophe. Son mari, fort heureusement, a confiance en moi. Il s'est radouci et il me témoigne même de l'amitié. Si je n'étais plus là, peut-être que la jalousie l'égarerait encore. Aussi, je passe maintenant ma vie chez Mathilde, et je ne serais pas venue ici ce soir, si je n'avais su que...
Mademoiselle Lestérel rougit et ne prononça pas les mots qui étaient certainement dans sa pensée. Au lieu de dire : si je n'avais su que je vous y rencontrerais, elle reprit après un temps d'arrêt :
-- Si je n'avais craint de contrarier madame Cambry, qui a tant de bontés pour moi.
Darcy remarqua très-bien ce court instant d'hésitation, et il devina pourquoi Berthe s'était interrompue au milieu d'une phrase commencée, pourquoi elle terminait cette phrase par une explication toute différente de celle qu'il attendait. Il devina qu'elle était venue pour lui, que dans un premier élan du cœur, elle avait failli dire la vérité, et qu'elle s'était retenue en s'apercevant qu'une si franche confession équivalait presque à un aveu.
Il tressaillit de joie, et mademoiselle Lestérel resta tout interdite, car elle sentait bien qu'elle venait de se trahir, et que Darcy n'allait pas manquer de profiter d'une imprudence, tardivement et assez maladroitement réparée.
-- Ainsi, soupira-t-il, c'est à madame Cambry que je dois le bonheur de vous rencontrer ce soir ; c'est uniquement pour lui être agréable que vous avez consenti à vous montrer chez elle. J'espérais que vous n'aviez pas oublié cette heure bénie où, appuyée sur mon bras, vous me répondiez en riant, quand je me plaignais de vous voir si rarement : Ne me verrez-vous pas samedi dans un salon, rue d'Eylau ? Je n'ai rien oublié, moi, et je suis venu pour vous... pour vous seule.
Darcy dit cela avec l'accent que les amoureux savent mettre dans tous leurs discours. La passion donne à de simples paroles de politesse la valeur d'une déclaration brûlante. La passion trouve, sans le chercher, le ton juste, celui qui va droit à l'âme de la femme aimée ; elle trouve aussi ce diapason spécial sur lequel on peut échanger des serments d'amour éternel, sans éveiller les soupçons des indifférents qui écoutent.
C'est ainsi que les oiseaux entendent seuls les douces choses qu'ils se disent au printemps quand ils gazouillent sous la feuillée.
Gaston et Berthe causaient au milieu de ce salon aussi sûrement qu'au fond d'un bois, quoiqu'il y eût là quelques intéressées à les observer, madame Cambry, entre autres, qui ne les perdait pas de vue, sans cesser pour cela de faire avec une aisance remarquable les honneurs de chez elle.
Et pourtant, le moment approchait, ce moment suprême qui décide de deux destinées, ce moment fugitif où un mot, un regard, un geste, engagent pour toute la vie.
-- Pour moi seule ! répéta Berthe. Je n'ose pas vous croire.
Ce fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres ; mais l'explosion se fit sans fracas, et personne ne tourna la tête lorsque Gaston dit à demi-voix :
-- Ne comprenez-vous donc pas que je vous aime ?
-- Vous m'aimez ! vous ! murmura mademoiselle Lestérel. Permettez-moi de ne pas prendre au sérieux une déclaration qui me blesserait si j'y pouvais voir autre chose qu'une formule de politesse. Dans le monde facile où vous avez beaucoup vécu, je crois, un homme dit à une femme : Je vous aime, comme il lui dirait : Vous avez aujourd'hui une toilette ravissante. Le compliment est un peu vif, mais il ne tire pas à conséquence, et j'aurais tort de m'en fâcher. Cependant, je ne suis point accoutumée à ces obligeantes façons de parler, et elles me choquent un peu. Vous allez vous moquer de moi, mais il me semble qu'il ne faut pas plus jouer avec certains mots qu'avec le feu.
En répondant ainsi, Berthe s'efforçait de paraître gaie, et son air démentait son sourire. Il n'était pas difficile de deviner qu'elle cherchait à cacher une profonde émotion, et que, si elle essayait de se dérober par une feinte à l'attaque de Darcy, c'est qu'elle n'était pas certaine d'avoir la force de repousser cette attaque.
Malheureusement, la scène ne se passait plus dans la rue de Ponthieu, au terme d'une promenade nocturne amenée par une rencontre fortuite, et Berthe n'avait plus la ressource de couper court aux transports de l'amoureux Gaston en lui fermant la porte au nez. Elle en était réduite à se défendre en affectant une assurance qui lui manquait absolument.
Darcy, peu disposé à se laisser éconduire encore une fois, usa des avantages que lui donnait ce tête-à-tête au milieu d'un salon où mademoiselle Lestérel ne pouvait pas lui échapper, sous peine de se faire remarquer en changeant de place trop brusquement.
-- Si vous me connaissiez mieux, commença-t-il, vous ne m'accuseriez pas de plaisanter avec les choses du cœur. Oui, j'ai couru longtemps ce monde où on ne cherche que le plaisir ; mais jusqu'au jour où je vous ai vue, je n'ai pas vécu, car vivre, c'est aimer. J'aime maintenant, et c'est vous que j'aime, vous ne pouvez pas l'ignorer. Je n'ai jamais aimé, je n'aimerai jamais que vous. Que faut-il donc que je fasse pour vous prouver que je ne mens pas ?
Berthe se taisait, mais sa pâleur disait assez que ce langage ardent la troublait jusqu'au fond de l'âme.
-- Je sais pourquoi vous doutez de moi, reprit vivement Gaston. Vous doutez de moi parce que j'ai agi avec vous comme j'aurais agi avec une femme de théâtre, parce que j'ai cru pouvoir me présenter chez vous sans que vous m'y eussiez autorisé, parce que je vous ai fait la cour à la légère, à l'aventure. Ah ! c'est qu'alors je ne vous aimais pas encore. Et vous me rendrez cette justice de reconnaître que je vous estimais déjà, car je me suis arrêté devant une défense qu'il m'en coûtait beaucoup de respecter. Je me suis abstenu, j'ai cessé une recherche qui vous offensait ; mais j'ai senti qu'il m'était impossible de vivre sans vous, que je vous appartenais et qu'il dépendait de vous de faire de moi le plus heureux des hommes ou le plus malheureux. À dater de cet instant, je vous jure qu'il ne m'est jamais venu à la pensée que mademoiselle Lestérel pourrait être à moi si je ne l'épousais pas.
À ces derniers mots, Berthe tressaillit, et peu s'en fallut qu'elle ne perdît contenance au point d'attirer l'attention des invités de madame Cambry.
Elle se remit cependant assez vite, et elle répondit d'un ton ferme :
-- Je vous crois et je vous remercie de votre franchise. Vous n'avez rien à vous reprocher dans le passé. Comment auriez-vous deviné que j'étais résolue à rester ce que je suis, une honnête fille ? Vous ne saviez rien de moi, sinon que je n'étais pas laide et que je vivais en donnant des leçons et en chantant dans les concerts. Maintenant que vous me connaissez mieux, vous me jugez digne de porter votre nom. Je suis profondément touchée de l'honneur que vous me faites, mais M. Darcy ne peut pas épouser Berthe Lestérel. Tout s'y oppose, tout nous sépare, et vous auriez le droit de mal penser de moi si je profitais d'un entraînement passager que vous regretteriez plus tard.
-- Si vous m'aimiez, vous ne parleriez pas ainsi, dit Gaston, très-ému par le fier langage de la jeune fille.
Berthe se garda bien de répondre à cette question indirecte. Elle redoutait trop de se trahir. Au lieu de s'expliquer sur la nature du sentiment que Gaston lui inspirait, elle se jeta dans un récit qu'il n'osa point interrompre.
-- Je suis la fille d'un soldat, dit-elle, d'un enfant de troupe qui avait gagné l'épaulette à force de bravoure et qui a été retraité comme chef de bataillon. Ma mère, que j'ai perdue en venant au monde, était une paysanne. C'est au prix des plus dures privations que le commandant Lestérel, n'ayant pour vivre que sa solde, a pu nous faire élever, ma sœur et moi, dans un pensionnat, et quand il est mort, il ne nous a laissé aucune fortune. Mathilde, heureusement, venait de se marier, et c'est à elle que je dois d'avoir pu terminer mon éducation, acquérir ce talent de musicienne qui assure mon indépendance. Elle a été tout pour moi, et j'ai reporté sur elle toute la tendresse, toute la reconnaissance que j'avais pour mon père. Je ne la quitterai jamais, et je donnerais ma vie avec joie pour lui épargner un chagrin.
-- Je le sais, murmura Gaston, qui songeait à la scène conjugale à laquelle il avait assisté.
-- Puisque le hasard, un hasard que je bénis, vous a initié à nos douleurs, vous devez comprendre que je ne suis pas libre, que Mathilde a besoin de mon appui, que je dois me tenir toujours prête à la défendre et, s'il le faut, à me sacrifier pour elle. Voulez-vous savoir jusqu'où irait mon dévouement ? Vous avez entendu cette infâme accusation que répétait M. Crozon, aveuglé par la jalousie. Eh bien, je vous jure que, si c'eût été nécessaire pour sauver ma sœur, j'aurais dit qu'on l'avait prise pour moi, que c'était moi qui étais coupable. Nous nous ressemblons assez pour que l'auteur des lettres anonymes ait pu se tromper. Et je me serais résignée à me perdre de réputation, plutôt que d'abandonner Mathilde à la vengeance de son mari.
En parlant ainsi, mademoiselle Lestérel s'animait, ses joues se coloraient, ses yeux brillaient ; jamais elle n'avait été plus belle.
-- Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous dis tout cela, reprit-elle doucement. Ne le devinez-vous pas ? Ne comprenez-vous pas que je ne puis, ni ne dois me marier, alors que ma pauvre sœur n'a que moi pour la protéger ? L'orage est passé. Le danger ne l'est pas. Nous avons un ennemi acharné, un ennemi d'autant plus redoutable qu'il agit dans l'ombre et que nous ne le connaissons pas. Demain, peut-être, il dénoncera encore une fois Mathilde, et alors...
-- Croyez-vous donc que je ne la défendrais pas ? dit avec feu Gaston. Faites-vous donc si peu de cas de mon amour que vous dédaigniez de le mettre à l'épreuve en m'associant à vos efforts pour protéger une femme contre les violences d'un furieux et les calomnies d'un lâche ?
-- Vous êtes le plus généreux des hommes, répondit Berthe, sans chercher à cacher son émotion. Mais vous appartenez à une famille où l'honneur est sans tâche, et il y a des entreprises qu'il vous est interdit de tenter, car vous y compromettriez votre nom. Je ne puis pas le porter, ce nom, tant que je serai menacée du malheur que je redoute. Si, dans un accès de colère, M. Crozon tuait ma sœur, je veux être seule à souffrir.
Ce refus n'était pas formulé de façon à décourager Darcy, qui sentait grandir son amour à chaque mot que prononçait mademoiselle Lestérel. Il lisait maintenant dans ce cœur tout plein de nobles sentiments ; il admirait le caractère élevé, la simplicité fière de cette jeune fille qui aimait mieux rester pauvre et isolée que d'exposer son mari à porter avec elle le poids d'une catastrophe. Et, plus que jamais, il était résolu à l'épouser, dût-il, pour y parvenir, se mêler des affaires de ménage du capitaine au long cours.
Il allait jurer à Berthe que rien ne le ferait renoncer à son dessein, protester encore qu'il l'aimait éperdument, et, en dépit de son expérience mondaine, il allait sans doute trahir, par des discours et par des gestes plus expressifs qu'il ne convenait, le secret de cette longue causerie qui n'était guère de mise dans le salon de madame Cambry.
Mademoiselle Lestérel sentit le péril de la situation, et ne lui permit pas de passionner encore un dialogue trop passionné déjà.
-- On nous regarde beaucoup, dit-elle, en changeant de ton ; je vous supplie de parler d'autre chose.
» Est-il vrai qu'on va reprendre Don Juan, à l'Opéra ?
-- Don Juan ? répéta Gaston, abasourdi. Je... je ne sais.
-- Je vous demande cela, parce que j'adore la musique de Mozart, continua Berthe sur un diapason plus élevé. Croiriez-vous que je n'ai jamais entendu son chef-d'œuvre à la scène ? Je le sais par cœur, mais je vais si rarement au théâtre, et il y a si longtemps qu'on ne l'a joué...
Et comme Darcy, tout désarçonné, cherchait une phrase pour entretenir cette conversation destinée à dérouter les indiscrets, Berthe, redevenue tout à fait maîtresse d'elle-même, reprit gaiement :
-- J'aime Mozart depuis que j'existe. Étant toute petite, quand je prenais mes premières leçons de piano, il m'arriva une fois d'entendre exécuter par mon professeur un morceau de la Flûte enchantée . J'en fus si ravie que le lendemain, dès l'aurore, je me glissai dans la salle de musique, je bouleversai toutes les partitions jusqu'à ce que j'eusse trouvé l'air qui m'avait charmée, et je me mis bravement à exécuter cet air avec un seul doigt. Je fis tant de tapage que la maîtresse du pensionnat accourut au bruit et voulut me mettre en pénitence pour m'apprendre à écorcher les maîtres au lieu d'étudier mes leçons. Sur quoi, je me révoltai, et je crois, Dieu me pardonne, que je lui donnai un soufflet. Ce fut une grosse affaire. Je faillis être renvoyée. Ma sœur vint demander ma grâce en pleurant, et je me promis bien de ne plus jamais lui causer de chagrin.
-- En vérité, dit en souriant Gaston qui sentait la nécessité de tromper les yeux attentifs des voisins et surtout ceux des voisines ; en vérité, mademoiselle, j'ai bien de la peine à croire que vous ayez jamais battu quelqu'un.
-- C'est que l'occasion ne s'est pas présentée. Si vous pensez que le ciel m'a douée d'une patience angélique, vous vous abusez complètement. Je suis très-calme en apparence, mais j'ai parfois des colères terribles.
-- Vous ne comptez pas, je suppose, me persuader que vous iriez jusqu'à commettre un meurtre dans un accès de fureur ?
-- Vous riez, mais je parle sérieusement. Certes, j'espère bien que je ne tuerai jamais personne, et pourtant, un jour... M. Crozon avait levé la main sur ma sœur... j'ai saisi un couteau qui se trouvait à ma portée... nous étions à table... et si Mathilde ne m'eût arrêté le bras, je ne sais ce qui serait arrivé. Laissons ce vilain souvenir. Je tenais à vous dire qu'il n'est pire eau que l'eau qui dort, et que j'ai un gros défaut. Je suis excessivement nerveuse et sujette à des emportements subits. Aussi je me défie de moi-même et j'évite les occasions où je pourrais me laisser aller à un mouvement de vivacité.
» Mais voici madame Cambry qui vient de ce côté, et je crois bien qu'elle va me prier de chanter. Je n'oserai pas le lui refuser, et cependant je voudrais bien me retirer de bonne heure, car ma sœur est encore très-souffrante, et il faut absolument que je la voie ce soir avant de rentrer chez moi.
-- J'espère, dit vivement Gaston, que vous ne vous exposerez pas, comme vous l'avez fait l'autre nuit. Promettez-moi que vous vous ferez accompagner, ou permettez-moi de...
-- Oh ! ne craignez rien, interrompit mademoiselle Lestérel ; j'ai gardé le fiacre qui m'a amenée. Il me conduira rue Caumartin et, de là, rue de Ponthieu.
Et comme elle voyait bien que Darcy allait revenir à un sujet brûlant, elle se hâta d'ajouter :
-- D'ailleurs, j'ai maintenant de quoi me défendre. Je suis armée en guerre. Voyez le joli poignard-éventail que mon beau-frère m'a donné.
» J'ai raconté mon aventure à M. Crozon. Je la lui ai racontée... à moitié, car, bien entendu, je ne lui ai pas parlé de vous. Et quand il a su que j'avais été persécutée par un impertinent... je ne lui ai pas dit non plus le nom de mon persécuteur : il serait allé lui demander raison de sa conduite... quand il a su le danger que j'avais couru, il m'a fait cadeau de ce singulier objet qu'il a acheté en relâchant à Yeddo. Je le porte pour lui faire plaisir, et, ce soir, il sera enchanté de constater que je ne m'en sépare pas, même pour aller dans le monde. C'est un peu ridicule à moi de faire ainsi l'Andalouse de romance. Heureusement tous ceux qui me voient jouer avec cet instrument meurtrier le prennent pour un simple éventail.
Darcy avait le goût des curiosités, et il examina avec intérêt l'arme rapportée du Japon par l'irascible baleinier. C'était une lame d'acier très-solide et très-aiguë, cachée dans un étui qui avait la forme d'un éventail fermé, le manche, orné d'un cordonnet de soie, figurant parfaitement la base de l'éventail.
Berthe le prit des mains de Darcy. Madame Cambry venait à elle, et l'amoureux Gaston se décida, fort à regret, à se lever. La douce causerie avait pris fin. Il aurait voulu qu'elle durât toujours ; mais, quoiqu'il n'eût obtenu aucun aveu, il espérait bien que mademoiselle Lestérel se laisserait toucher tôt ou tard, et il ne se repentait pas de s'être avancé jusqu'à lui demander de l'épouser.
La gracieuse veuve ne fit aucune attention à l'éventail que tenaient les doigts effilés de sa protégée, et dit avec un charmant sourire :
-- Ne nous chanterez-vous rien ce soir, ma chère Berthe ! J'ai prié mes amis de ne pas me faire veiller tard, mais je ne veux pas les priver du plaisir de vous entendre. Oh ! je ne vous demande pas un grand morceau. Je sais que vous êtes fatiguée et que, vous aussi, vous désirez vous retirer avant minuit. Un air, rien qu'un air ; la Sérénade aragonaise de Pagans, par exemple. Vous la chantez si bien, et M. Gaston Darcy est un si excellent accompagnateur !
Berthe ne se fit pas prier ; Gaston, encore moins, et ils prirent place au piano qui était tout près d'eux.
Quelques-uns des familiers du salon de madame Cambry étaient déjà partis à l'anglaise, c'est-à-dire sans prendre congé.
Dans cette aimable maison, la liberté absolue était la règle, et chacun en usait à sa guise. Quand on y faisait de la musique, on n'était même pas obligé d'écouter.
Il ne restait qu'un petit nombre d'intimes quand mademoiselle Lestérel vint se placer debout devant le piano, tout près de Gaston, qui n'aurait pas consenti à échanger contre un fauteuil de président l'étroite sellette sur laquelle sa fonction d'accompagnateur l'obligeait à s'asseoir.
La jeune veuve était allée se cantonner dans un coin, à côté de M. Roger Darcy qui se montrait fort empressé et qu'elle appréciait à toute sa valeur. Elle aimait son esprit original et prime-sautier, son langage coloré ; elle aimait jusqu'aux bizarreries de son caractère, et jamais l'aimable juge n'était plus en verve que lorsqu'il causait en tête-à-tête avec madame Cambry.
Il semblait qu'ils eussent été faits l'un pour l'autre, et si le magistrat eût été plus jeune, leur sympathie réciproque aurait bien pu aboutir à un mariage. Certaines gens prétendaient même que la dame avait un faible pour les hommes mûrs, quand ils étaient riches, intelligents et bien posés dans le monde. Quoi qu'il en fût de ses sentiments intimes, elle et lui restaient dans les termes charmants de cette camaraderie qui ne peut exister entre un homme et une femme qu'à la condition que ni l'un ni l'autre n'ait d'arrière-pensée amoureuse.
-- Elle est ravissante, votre petite artiste, dit tout bas M. Darcy. Une figure et une taille adorables, une distinction parfaite, et avec cela pas la moindre apparence de coquetterie. Où a-t-on fabriqué cette merveille ? Est-ce au Conservatoire ?
-- Non, répondit en souriant madame Cambry, c'est une trouvaille que j'ai faite. Et je vous assure que votre neveu me bénit de l'avoir découverte.
-- Mon neveu ! Est-ce que, par hasard, il lui ferait la cour ? C'est invraisemblable, il est décidé à se marier.
-- Je croyais qu'il l'était déjà un peu...
-- Plus du tout... depuis dimanche dernier.
-- Mieux vaut tard que jamais. Eh bien, pourquoi n'épouserait-il pas Berthe ?
-- Parlez-vous sérieusement ?
-- Mais sans doute. Berthe a toutes les qualités, tous les talents et toutes les vertus. Elle est pauvre, c'est vrai. Qu'importe, puisque votre neveu est riche ?
-- Pas assez pour deux.
-- Si tel est votre avis, vous m'ôtez une illusion. Je m'imaginais que vous n'étiez pas opposé aux mariages d'inclination. Mais, chut ! écoutez l'artiste, puisque vous ne voulez pas de la jeune fille pour nièce.
Gaston venait de préluder par quelques accords, et mademoiselle Lestérel commençait le doux air dont les paroles eussent été mieux placées dans la bouche de son amoureux que dans la sienne. Elle chantait :
La belle qui m'aimera
Assez mal s'en trouvera
Si son cœur a le dessein
De faire un peu le mutin.
-- Oh ! oh ! souffla M. Darcy, le morceau est de circonstance. Est-ce vous qui l'avez choisi ?
-- Oui, murmura la veuve. Il me plaît beaucoup, et Berthe le dit à ravir.
La voix d'or de la jeune fille reprit :
Quand j'irai devant sa fenêtre
À minuit chanter ma chanson
Je prétends la voir paraître
Tout de suite à son balcon,
Bien vite, ou sinon...
-- On jurerait qu'on a écrit cela tout exprès pour eux, soupira madame Cambry.
-- Décidément, lui dit à l'oreille M. Roger Darcy, vous tenez à faire le bonheur de votre protégée.
-- Et le bonheur de votre neveu. Jamais il ne rencontrera une femme si accomplie.
-- Pardon, j'en connais une.
-- Oh ! alors, présentez-là moi.
-- Impossible.
-- Pourquoi ?
-- Parce que cette femme, c'est vous.
-- Voilà ce qui s'appelle un compliment à bout portant.
-- Ce n'est pas un compliment, c'est... une ouverture.
-- Ainsi, vous êtes d'avis que je ferais bien d'épouser M. Gaston Darcy ?
-- En mon âme et conscience, oui.
-- Je ne m'attendais guère à cette proposition... surtout de votre part.
-- Est-ce qu'elle vous offense ?
-- Non, certes. Votre nom est de ceux que la femme la plus difficile serait heureuse et fière de porter. Mais M. Gaston n'a jamais songé à moi.
-- Qu'en savez-vous ?
-- En tout cas, il n'y songe plus, car il aime Berthe. Cela saute aux yeux. Et je m'étonne que vous ne soyez pas plus clairvoyant... vous ! un juge d'instruction ! Vous ne savez donc lire que dans le cœur des prévenus ? Et quand vous êtes hors de votre cabinet, il faut donc, pour que vous compreniez... il faut donc qu'on vous fasse des aveux ?
En parlant ainsi, madame Cambry regardait fixement M. Roger Darcy, et le magistrat tressaillit comme un homme qui voit tout à coup s'ouvrir devant lui un horizon inattendu.
-- De plus, reprit la jeune veuve, je vous déclare très-franchement que votre neveu, fût-il libre, ne me conviendrait pas du tout. Je rends justice à ses mérites, mais je me défie beaucoup de ses défauts. Il a trop vécu dans le demi-monde. Ce serait une conversion à obtenir, et je ne me chargerais pas de la tenter. Il n'y a que l'amour qui puisse métamorphoser un viveur en mari sérieux. Berthe y réussira. Moi, j'y perdrais mes peines.
-- Ma foi ! vous avez peut-être raison, dit gaiement l'oncle. Je veux marier Gaston, mais je ne veux faire le malheur de personne.
-- Pourquoi tenez-vous tant à le marier ?
-- Parce que... vous allez vous moquer de moi... parce que j'entends que la France possède des Darcy à perpétuité. Pour le moment, il ne lui en reste que deux, et si l'un de ces deux ne fait pas souche, bientôt il ne lui en restera plus du tout. Gaston est le plus jeune. C'est à lui de se dévouer.
-- Se dévouer ? Alors, vous considérez le mariage comme un sacrifice. Vous êtes vraiment gracieux pour nous autres femmes !
-- Oh ! je parle pour moi qui suis vieux.
-- Quel âge avez-vous donc ?
-- Quarante-cinq ans, hélas !
-- Je ne m'en suis jamais aperçue.
-- Vous êtes bien bonne. Moi, je m'en aperçois tous les jours.
-- Et moi, je vous trouve plus jeune que votre neveu. Ce ne sont pas les années qui vieillissent un homme, c'est l'usage qu'il fait de son cœur.
-- Le mien n'a pas autant voyagé que celui de Gaston, et surtout il n'a pas voyagé dans les mêmes pays. Il n'en est pas moins à la retraite, et je doute qu'on l'en relève. Je n'ai malheureusement aucun goût pour mes contemporaines, et une jeune femme ne voudrait pas de moi. Une fille sans dot se résignerait peut-être, mais ces résignations-là coûtent cher au mari qui les accepte.
-- Pas si haut ! vous troublez la chanteuse, interrompit malicieusement madame Cambry. Écoutez cette jolie finale.
Berthe chantait :
La belle se penchera
Et bien doucement dira :
Cher seigneur, quels sont tes vœux ?
Je veux tout ce que tu veux.
Il me faut deux baisers, dirai-je,
Deux baisers, ô mon cher trésor,
L'un sur votre front de neige,
L'autre sur vos cheveux d'or.
L'air était fini, et les applaudissements empêchèrent M. Roger Darcy de continuer à prêcher contre les quadragénaires qui affrontent les chances périlleuses du mariage.
-- Cherchez, et vous trouverez, lui dit madame Cambry, en se levant pour aller féliciter mademoiselle Lestérel.
Et elle ajouta :
-- Regardez donc votre neveu. Il est radieux.
Elle n'exagérait pas. Gaston rayonnait. Il avait cru deviner que Berthe pensait à lui, quand elle disait tendrement au bien-aimé de la romance : Je veux tout ce que tu veux. Et il aurait pu répondre sans mentir qu'il mourait d'envie de baiser un front de neige et des cheveux d'or, car Berthe était blanche comme un lis et blonde comme les blés. La joie le troublait à ce point qu'il avait commis quelques fausses notes en accompagnant la sérénade.
-- Cette musique est délicieuse, et vous lui donnez une expression qui la rend encore plus touchante, dit la jeune femme en serrant les mains de mademoiselle Lestérel. Vous y mettez toute votre âme, j'en suis sûre... et je suis sûre aussi que M. Gaston Darcy la préfère à tous les grands morceaux de nos divas.
Gaston se tut. Ses yeux parlaient pour lui. Berthe baissait les siens et paraissait toute décontenancée. On eût dit qu'elle regrettait d'avoir chanté avec tant de feu.
-- Si vous n'êtes pas trop fatiguée, chère petite, reprit madame Cambry, dites-nous donc encore un air... celui que vous voudrez.
La jeune fille hésita un peu ; mais un des morceaux qu'elle avisa sur le piano convenait sans doute à sa voix et à sa situation, car elle le plaça devant Gaston qui le connaissait, cet air mélancolique écrit par Martini, un maître du siècle dernier. Quand Berthe commença à chanter lentement les paroles auxquelles il va si bien, il lui sembla qu'elle s'adressait à lui et qu'elle le suppliait de ne pas l'aimer.
Plaisirs d'amour ne durent qu'un moment ;
Chagrins d'amour durent toute la vie,
soupirait la jeune fille, et dans son accent il y avait une prière.
Était-ce avec intention qu'elle avait choisi ce chant si cruellement vrai ? Gaston le crut, et son visage se rembrunit un peu. Il se prit à songer qu'une passion, même partagée, ne met pas ceux qui l'éprouvent à l'abri du malheur, et que mademoiselle Lestérel avait peut-être raison de prédire ainsi un sombre avenir à leurs amours.
L'air expira comme une plainte, et plus d'une femme essuya furtivement une larme. Madame Cambry elle-même était émue quoiqu'elle ne dût connaître que par ouï-dire les plaisirs et les chagrins dont il s'agissait. Elle l'était si vivement qu'elle embrassa Berthe sur les deux joues.
Comme elle la reconduisait à sa place, après l'avoir remerciée et complimentée, un valet de pied qui venait d'entrer dans le salon s'avança respectueusement et lui dit quelques mots à voix basse.
Gaston vit madame Cambry parler à l'oreille de la jeune fille et sortir avec elle du salon. Très-surpris et même un peu inquiet, il se rapprocha de son oncle qui lui tint ce discours fort sage :
-- Mon cher, je ne devine pas plus que toi pourquoi mademoiselle Lestérel s'en va si brusquement, mais je crois que nous ferions bien de partir aussi. Madame Cambry ne m'a pas caché qu'elle avait besoin de repos, et que ses meilleurs amis lui seraient agréables en ne s'attardant pas ici ce soir. D'ailleurs, j'ai à causer avec toi, et comme tu vas, je suppose, au bal de l'Opéra...
-- Oh ! je ne suis pas du tout décidé à y aller, interrompit Gaston. Mais voici madame Cambry qui rentre. Je voudrais savoir...
La jeune veuve vint à lui et dit tristement :
-- Ma pauvre Berthe est obligée de nous quitter. Sa sœur a été prise tout à coup d'une crise nerveuse. Il faut que ce soit très-grave, car Berthe a failli s'évanouir aux premiers mots que lui a dits tout bas la personne qui est venue la chercher. Elle est d'une sensibilité excessive, cette chère enfant, et elle a un courage !... Je lui ai offert de la faire accompagner... d'envoyer mon médecin chez sa sœur... elle n'a rien voulu entendre, et elle est partie seule... avec une femme de chambre... en fiacre... alors qu'elle pouvait prendre mon coupé que je lui proposais. Quel dévouement ! Et qui croirait que cette frêle jeune fille a tant d'énergie ! Je l'aimais déjà de tout mon cœur ; maintenant, je l'aime et je l'admire.
-- Si vous vous trouviez en pareil cas, vous feriez comme elle, chère madame, dit M. Roger Darcy. Ne nous prouvez-vous pas ce soir que vous êtes courageuse ? Moi, je trouve que vous êtes héroïque de veiller en dépit de votre migraine, et je ne veux pas abuser de votre héroïsme. Je prends donc congé de vous, et j'emmène Gaston pour lui faire de la morale en route.
Madame Cambry n'essaya point de retenir l'oncle ni le neveu. Elle tendit à chacun d'eux une de ses belles mains, et elle dit à l'oncle avec un sourire expressif :
-- Chercherez-vous ?
-- Oui, puisque vous prétendez que je trouverai, répliqua le juge d'instruction.
Gaston ne comprit pas et ne chercha pas à comprendre. Il ne pensait qu'à Berthe, et, quand il fut assis dans la voiture de M. Roger Darcy, il fallut, pour l'arracher à sa rêverie, que son oncle l'attaquât en ces termes fort nets :
-- Mon garçon, je vois clair dans ton jeu maintenant. C'est madame Cambry qui m'a ouvert les yeux. Tu es fou de cette petite qui chante si bien la sérénade plus ou moins aragonaise où il y a tant de baisers. Je conviens qu'elle est adorable. Mais l'épouser ! diable ! comme tu y vas !
-- Mon cher oncle, répondit Gaston, vous m'avez dit tantôt : Pourvu que ta fiancée ne soit ni d'une honnêteté douteuse, ni d'une famille tarée...
-- Et je ne m'en dédis pas, mais il s'agit de me démontrer que mademoiselle Berthe est dans les conditions exigées. D'abord, qu'est-ce que c'est que ces Lestérel ? Je connais entre Toulon et Nice une forêt de ce nom-là. Le renseignement ne me semble pas suffisant.
-- Sa sœur a épousé un capitaine au long cours. Son père était chef de bataillon.
-- Julia d'Orcival aussi est la fille d'un officier. Et puis, mon cher, je ne crois pas beaucoup à la vertu des demoiselles qui vivent seules.
-- Ce n'est pas sa faute si elle est orpheline.
-- D'accord, mais sa beauté l'expose à des séductions contre lesquelles un chaperon ne serait pas inutile. Pourquoi n'habite-t-elle pas avec sa sœur, puisque sa sœur est mariée ?
Gaston ne répondit pas, et pour cause, à cette question.
-- Si tu te tais, reprit son oncle, c'est que tu n'as rien de bon à me dire. Mais je ne veux pas abuser de mes avantages pour corser mon sermon. Un coupé de chez Binder n'est pas une chaire. Viens demain chez moi, à midi, si tu es capable de te lever si matin. Nous causerons sérieusement... de toi... et peut-être de moi.
-- Maintenant, veux-tu que je te jette rue Montaigne ou sur le boulevard ?
-- Sur le boulevard, mon oncle.
-- Très-bien. Tu vas au bal de l'Opéra. Ton cas n'est pas encore désespéré.
CHAPITRE V
Quoi qu'en dît son oncle, Gaston n'était pas du tout décidé à aller au bal de l'Opéra, et s'il accepta de se faire conduire au boulevard, c'est qu'il voulait monter au cercle pour consulter son oracle habituel, le sage capitaine qui lui donnait de si bons avis. Il avait beaucoup de choses nouvelles à lui apprendre et une foule de conseils à lui demander.
Mais il était écrit que tous ses projets seraient dérangés.
Au cercle, il ne trouva personne à qui parler. Le bal y avait fait le vide. Il n'y était guère resté que des joueurs de whist, et l'un d'eux dit à Darcy que Nointel, dérogeant à ses habitudes, avait suivi les jeunes à l'Opéra. Sur quoi, Darcy, qui tenait à parler à son ami, se décida à l'y rejoindre.
Le théâtre était à deux pas. Par hasard, il ne tombait ni pluie ni neige, et le pavé était sec. Darcy fit à pied la courte traversée et pénétra dans la salle.
Il n'était que minuit et demi. On dansait déjà, mais les loges se garnissaient lentement, et on ne rencontrait guère que des femmes costumées qui venaient là pour danser des quadrilles orageux. Les dominos étaient rares.
Darcy pensa qu'il trouverait le capitaine dans la loge retenue par le cercle, et il se dirigea vers les premières du côté gauche, sans entrer dans le foyer et sans flâner dans les corridors.
Il soupçonnait que Julia viendrait au bal, et il ne se souciait pas de la rencontrer. Non qu'il craignît de se laisser engluer par cette preneuse de cœur -- le sien était maintenant à l'épreuve des séductions -- mais il voulait éviter une explication désagréable.
Dans la loge, il y avait deux ou trois clubmen de sa connaissance, mais Nointel venait justement d'en sortir. Lolif et Prébord y étaient, et Prébord s'en alla, dès qu'il vit entrer Darcy.
Ils s'étaient déjà rencontrés au cercle, depuis leur altercation, et ils se faisaient froide mine ; mais, par une sorte d'accord tacite, ils n'avaient entamé aucune explication à propos de leur rencontre dans la rue Royale. Chacun comprenait que le dialogue tournerait vite à l'aigreur, et ni l'un ni l'autre ne tenait à s'embarquer dans une querelle. Prébord n'était pas belliqueux, et Darcy, qui se battait volontiers, craignait de compromettre mademoiselle Lestérel.
-- Mon cher, lui cria Lolif, venez donc que je vous montre une chose curieuse.
Et comme Darcy objectait qu'il cherchait le capitaine, le reporter par vocation lui dit :
-- Vous ne le trouverez pas. Nointel est un original qui ne fait rien comme les autres. Je parierais qu'il est descendu dans la salle, et qu'il s'amuse à voir danser les Clodoches. Attendez-le ici. C'est plus sûr, et je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Venez à côté de moi, sur le devant de la loge, pendant qu'il y a encore une place. D'ici à une demi-heure, nous serons envahis par les femmes que ces messieurs vont amener, et je ne pourrai plus étudier avec vous ce mystère que j'aperçois là-bas.
-- Il y a un mystère ? demanda en riant Gaston. Va pour le mystère. J'ai du temps à perdre, car je me décide à attendre ici le capitaine.
-- Regardez là-bas, dans la loge qui est juste en face de la nôtre, de l'autre côté de la salle.
-- Bon ! j'y suis. Et je vois... une femme toute seule.
-- Une femme en domino noir et blanc.
-- Oui. Noir d'un côté et blanc de l'autre. Tiens ! le masque de dentelles est pareil. Une face noire, une face blanche. Les gants vont avec le reste. Un noir et un blanc. Ce costume mi-parti est assez drôle ; mais si c'est là votre mystère, il sera bien vite éclairci. La dame n'est pas venue pour rester en faction dans sa loge, comme un soldat dans sa guérite. Elle ira au foyer ou dans les couloirs, et on saura qui c'est. Nous avons ici des gens qui sont fort au courant du répertoire. Les anciennes sont très-connues, les nouvelles sont rares, et quand il s'en montre une, elle est vite signalée.
-- Je parie que celle-ci n'est ni une nouvelle ni une ancienne. Je parie que c'est une femme du monde.
-- Peste ! quel flair ! À quoi voyez-vous cela, je vous prie ?
-- Elle est seule. Donc elle attend quelqu'un.
-- Voilà une belle raison ! Il me semble, au contraire, que si c'était une femme du monde, elle aurait tout intérêt à ne pas se faire remarquer. Elle se tiendrait dans le fond de sa loge, et elle n'aurait pas choisi un domino qui attire l'attention.
-- C'est justement là qu'est le mystère.
-- Ah ! pour le coup, c'est trop fort. Lolif, mon ami, votre imagination vous égare. Et tenez ! voici le général Simancas et le docteur Saint-Galmier qui prennent place dans une loge à côté de celle où est votre inconnue. Allez les trouver. Vous verrez de près le domino bigarré. Vous pourrez même écouter à travers la cloison, dans le cas où cette solitaire recevrait des visites.
-- Non pas. Simancas et Saint-Galmier me sont trop suspects.
-- Bah ! ceux-là aussi ! Est-ce que vous auriez découvert qu'ils ont commis des crimes ?
-- Pas encore, mais je les crois très-capables d'en commettre. Ces gens-là ont des allures étranges. Ainsi, ce soir, au lieu de venir dans la loge du cercle, ils en ont loué une pour eux tout seuls.
-- Cela prouve tout au plus qu'ils n'aiment pas les longues histoires.
-- Bon ! bon ! moquez-vous de moi. Un jour viendra où vous reconnaîtrez que j'avais raison. Ah ! voici une visite qui arrive à la femme bicolore.
-- Oui, un domino ; tout noir celui-là. Qu'y a-t-il à cela d'extraordinaire ?
-- Vous n'avez donc pas remarqué que le domino noir et blanc s'est levé vivement dès qu'il a vu entrer l'autre. Si c'était une amie attendue, elle la ferait asseoir à côté d'elle. Et voyez, elles disparaissent toutes les deux dans le petit salon qui est derrière la loge.
-- Et il paraît que cette éclipse intrigue Simancas, car il se lève pour regarder pardessus la séparation. Il en sera pour son dérangement. Les deux femmes sont devenues complètement invisibles.
-- Bon ! mais pourriez-vous me dire à quelle catégorie sociale appartient la visiteuse ?
-- Non, ma foi ! Et vous ?
-- Moi, je le sais. C'est une bourgeoise qui ne fréquente pas habituellement le bal de l'Opéra... peut-être même est-ce une provinciale. Ça se voit à sa tenue, qui manque absolument d'élégance. Au lieu du voile de dentelles à la mode du jour, elle a sur la figure un simple loup de velours. Il faut arriver de Montmorillon ou de Ménilmontant pour porter un loup. Et au lieu d'avoir mis un capuchon sur une toilette de bal, elle s'est affublée du classique domino d'autrefois, une espèce de peignoir qu'elle a dû louer à une marchande à la toilette.
-- Décidément, mon cher, vous êtes de première force. Vous en remontreriez à Zadig.
-- Zadig ! Je ne connais pas d'agent, ni de commissaire de ce nom-là, dit Lolif qui avait beaucoup moins lu les contes de Voltaire que la Gazette des Tribunaux.
-- C'est un célèbre détective anglais, riposta Darcy avec un flegme superbe.
-- Ah ! vraiment ? Eh bien, si vous le connaissez, vous me ferez plaisir en me présentant à lui quand il viendra à Paris.
-- Je n'y manquerai pas, et je suis certain que vous l'étonnerez.
-- Ne riez pas. Je lui apprendrais peut-être des tours qu'il ignore.
» Ah ! voilà le domino mi-parti qui reparaît... tout seul. La conférence dans le petit salon n'a pas été longue, et je commence à croire que l'autre est tout bonnement sa femme de chambre qui lui apportait un objet oublié... son éventail peut-être. Il me semble qu'elle n'en avait pas quand elle est entrée dans la loge, et elle en a un maintenant... sur ses genoux.
-- Quels yeux vous avez ! vous finirez par me dire de quelle couleur sont les siens.
-- Il ne faudrait pas m'en défier. Tiens, une nouvelle visite ! Encore une femme en domino.
-- La même, parbleu ! Voilà qui dérange un peu vos suppositions. Si c'était une soubrette, sa maîtresse ne se lèverait pas deux fois en moins de cinq minutes pour la recevoir. Et vous voyez qu'elle s'enfonce encore avec elle dans les profondeurs du petit salon.
-- Il n'est pas prouvé que ce soit la même, grommela Lolif, vexé.
Et il braqua sur la loge vide une énorme jumelle ; mais l'usage prolongé de ce télescope ne lui fit rien découvrir. Les deux dominos ne reparurent point.
-- À votre place, lui dit ironiquement Darcy, moi, je sortirais et j'irais monter la garde à la porte du réduit mystérieux. Nul ne pourrait y entrer, ni en sortir, sans passer sous votre inspection.
-- C'est ce que je ferai un peu plus tard, répondit Lolif d'un air fin. Pour le moment, j'aime mieux observer Simancas et Saint-Galmier, qui m'ont tout l'air d'espionner leur voisine.
-- Je vous laisse à cette intéressante préoccupation.
-- Vous partez ! mais il n'est qu'une heure. Le bal commence à peine.
-- Je vais me mettre en quête de Nointel.
-- Et vous le ramènerez ici ?
-- Peut-être. Piochez le mystère, en attendant que je revienne... si je reviens.
Au fond, Darcy n'avait pas la moindre envie de reprendre une conversation qui l'ennuyait. Il n'était venu que pour le capitaine, et il se proposait d'aller se coucher, s'il ne réussissait pas à le découvrir.
Il descendit d'abord dans la salle, où il ne vit que des travestis des deux sexes ; puis il parcourut le foyer, où foisonnaient les chercheuses d'aventure et les commis en bonne fortune. Nointel n'y était pas, et, après trois quarts d'heure de recherches, Darcy allait partir, lorsqu'à l'entrée du corridor des premières, il se trouva tout à coup nez à nez avec son introuvable ami.
-- Parbleu ! c'est heureux, s'écria-t-il, en passant son bras sous le sien, voilà je ne sais combien de temps que je cours après toi. Où diable étais-tu donc ?
-- Je vais te conter ça. Dis-moi d'abord ce que tu as à me dire. Est-ce que tu viens m'annoncer que tu t'es remis avec Julia ?
-- Tu sais bien que non.
-- Je ne sais rien du tout. Il y a quatre jours que je ne t'ai vu... et quatre nuits... quatre fois plus de temps qu'il n'en faut pour faire une sottise.
-- Sois tranquille. Je me soucie maintenant de Julia comme du premier cigare que j'ai fumé au collège.
-- Je dois te prévenir qu'elle est ici. Je ne serais même pas surpris qu'elle y fût venue pour toi, car elle est arrivée seule, dès minuit, ce qui est très-contraire à ses habitudes. Je montais le grand escalier derrière elle, et j'ai vu sa figure au moment où elle écartait ses dentelles pour se regarder dans une glace. Elle m'a vu aussi, et elle s'est sauvée. Je crois qu'elle n'était pas contente que je l'eusse reconnue.
-- Elle n'a pas porté longtemps le deuil de ce malheureux Golymine. Mais ça ne me regarde pas, et je vais filer, attendu que je ne tiens pas du tout à la rencontrer.
-- Tu ne la rencontreras pas. Elle est cantonnée dans une loge des premières de côté, en face de la loge du cercle, où tu es entré sans doute.
-- J'en sors.
-- Alors, tu as dû apercevoir madame d'Orcival. Elle a pour voisins le général péruvien et le praticien du Canada.
-- Et elle est en domino noir et blanc ?
-- Précisément.
-- Comment ! c'est Julia qui s'est habillée en drapeau prussien ! Et cet imbécile de Lolif qui la prend pour une grande dame et qui invente des romans à propos d'elle ! Si tu veux rire, tu n'as qu'à aller le retrouver et à écouter les niaiseries qu'il te débitera. Moi, j'en ai assez et je décampe. Julia n'aurait qu'à venir rôder par ici. J'irai demain te demander un avis.
-- Sur ton prochain mariage ?
-- Oui. Je suis presque décidé à doubler le cap ; mais un bon pilote n'est jamais de trop.
-- A la disposicion de usted ! Je te parle espagnol, parce que je viens d'escorter une marquise havanaise.
Et, comme Darcy dressait l'oreille, le capitaine reprit en riant :
-- Oui, mon cher, tel que tu me vois, j'ai couvert de ma protection une noble personne qui la réclamait. Tout à l'heure, en débouchant dans le couloir, j'ai avisé une femme que de jolis gommeux serraient de trop près et qui s'est aussitôt accrochée à mon bras. J'ai pu croire un instant que j'avais fait une conquête. Je n'ai eu qu'un beau remerciement, et la dame m'a quitté à vingt pas de l'endroit où j'avais pris sa défense. Mais à sa voix, à son accent et à ses cheveux aile de corbeau, j'ai très-bien reconnu madame de Barancos.
» L'incomparable marquise au bal de l'Opéra ! C'est roide. Pourquoi pas, après tout ? Elle est un peu bien excentrique, cette créole archimillionnaire. Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'elle soit venue sans cavalier.
» Peut-être cherche-t-elle ce fat de Prébord. Les femmes ont des goûts si étranges.
-- À la façon dont tu parles d'elle, je vois que ce n'est pas elle que tu comptes épouser.
-- Ni elle, ni madame Cambry. Je te conterai mon cas demain. Mais je me sauve de peur de Julia. Adieu ! que Lolif te soit léger !
Le capitaine laissa partir son ami, sans chercher à le retenir. Il savait que madame d'Orcival n'était pas loin, et il redoutait une rencontre qui aurait pu amener une rechute.
Peu s'en fallut, du reste, qu'il ne partît aussi, car le bal ne l'amusait guère ; mais, quoiqu'il ne fût pas curieux de scandale, la présence de madame de Barancos à cette fête, un peu trop publique pour une marquise, ne laissait pas de l'intriguer très-fort.
N'aimant pas le monde, il n'allait pas chez elle, mais il la connaissait parfaitement de vue et de réputation ; il s'occupait d'elle de loin, et elle l'intéressait comme un problème.
À vrai dire, tout Paris la connaissait, cette splendide créole qui se montrait partout, et qui partout où elle se montrait régnait sans partage, par la grâce de sa beauté, de sa fortune et de sa naissance.
Fille d'un Grand d'Espagne et veuve d'un capitaine général, gouverneur de l'île de Cuba, la marquise de Barancos habitait la France depuis trois ans, et y menait une existence presque royale.
Elle semblait même vouloir s'y fixer, car elle avait acquis un superbe hôtel contigu au parc Monceau, un magnifique château et une grande terre en Normandie.
Écuyère intrépide, chasseresse infatigable, elle se passionnait aussi bien pour les arts que pour les exercices violents. On la voyait le jour conduire à quatre au bois de Boulogne, et le soir s'enivrer de musique au théâtre.
Elle recevait beaucoup, et elle donnait souvent des fêtes dont la description défrayait pendant huit jours les chroniqueurs du high life. Mais elle avait aussi ses intimes, choisis dans toutes les aristocraties, de grands noms et des célébrités artistiques et littéraires. La jeunesse, l'élégance et l'esprit avaient leurs entrées chez elle comme chez madame Cambry.
Et ces deux veuves se ressemblaient encore en un point : elles voyaient peu de femmes.
Mais, sans parler de la différence de fortune et d'origine, elles ne se ressemblaient ni par le caractère ni par les habitudes. Autant madame de Barancos était ardente, altière et capricieuse, autant madame Cambry était calme, modeste et sage. Nointel, qui s'amusait souvent à les comparer, les avait surnommées le torrent et la rivière.
Bien entendu, la marquise était le torrent. Mais ce torrent n'avait pas encore causé de ravages.
Quoique dégagée de tout lien par sa situation exceptionnelle et par son veuvage, madame de Barancos se conduisait très-correctement, et ses excentricités n'allaient jamais jusqu'aux imprudences compromettantes.
Elle vivait d'ailleurs, pour ainsi dire, au grand jour, et il lui eût été plus difficile qu'à toute autre de cacher un écart. Trop d'yeux l'observaient, les yeux de tous ses adorateurs.
Le capitaine n'en revenait pas de l'avoir rencontrée seule, en plein bal de l'Opéra, comme une simple irrégulière.
Cependant, il n'avait pu se tromper. Il lui était arrivé souvent d'échanger quelques mots avec elle dans une de ces ventes de charité où elle aimait à tenir un comptoir, et elle avait un léger accent qu'on ne pouvait pas oublier.
Nointel n'était certes pas homme à abuser du petit secret que le hasard venait de lui livrer ; mais il se plaisait à étudier en philosophe le caractère et les actions des femmes.
Il se mit donc à pérégriner par les corridors, dans l'espérance de rencontrer encore la marquise, et cette fois au bras d'un cavalier.
Il se flattait, quoique le domino qu'elle portait fût dépourvu de tout signe particulier, de la reconnaître à sa taille, à sa tournure, à sa voix, en la suivant d'un peu près pendant quelques instants. Mais il ne se flattait pas de la reconnaître à distance, d'un côté de la salle à l'autre, si elle s'était réfugiée dans une loge, et pour cette raison il jugeait inutile d'aller reprendre sa place parmi ses amis du cercle.
Il en fut pour une longue promenade. Il eut beau parcourir le foyer et les couloirs à tous les étages, il ne retrouva point madame de Barancos, et, au bout d'une heure, voyant qu'il faisait là une sotte campagne, il songea à battre en retraite.
Il se dirigeait vers le grand escalier pour gagner la sortie, lorsqu'il fut violemment heurté par un monsieur qu'il repoussa d'un coup d'épaule et qu'il s'apprêtait à interpeller en termes assez vifs.
Il s'aperçut à temps que ce monsieur était Lolif, et sa mauvaise humeur se tourna en raillerie.
-- Où diable courez-vous si fort ? lui demanda-t-il. Est-ce qu'on vient d'assassiner quelqu'un ?
-- Pas que je sache, répondit le policier amateur, mais je suis sur la piste d'une affaire curieuse.
-- Golymine serait-il ressuscité ? L'auriez-vous reconnu sous le casque à plumet d'un Clodoche ?
-- Ne plaisantez pas, mon cher. Sans sortir de la loge du cercle, j'ai découvert...
-- Une nouvelle planète ?
-- Un certain domino blanc et noir...
-- C'est très-curieux, en effet, dit Nointel, de l'air le plus sérieux du monde.
Il connaissait la femme cachée sous ce costume, et il se réjouissait de voir ce nigaud de Lolif se lancer à la poursuite d'un mystère qui n'était qu'une mystification.
-- Ce n'est pas cela qui est curieux, reprit le chasseur de drames. C'est la conduite incompréhensible de ce domino. Il est seul, sur le devant d'une loge des premières de côté, en face de la nôtre. De temps en temps, il en vient un autre, un noir. Le noir et blanc se lève et va causer avec lui derrière le rideau du fond. La conférence dure tantôt cinq minutes, tantôt un quart d'heure, tantôt une demi-heure, après quoi le domino mi-parti reprend sa place sur le devant. Bref, dans cette loge-là, on ne fait qu'entrer et sortir comme les ombres au théâtre de Séraphin.
-- C'est grave, en effet, c'est très-grave, dit le capitaine, plus sérieux que jamais. Et vous allez, je suppose, entrer aussi pour trouver le mot de cette énigme ?
-- C'est-à-dire que je vais tâcher d'entrer. Il n'est pas certain que j'y réussisse. La dame se garde bien. Mais j'ai un autre moyen. Simancas et Saint-Galmier occupaient tout à l'heure une loge à côté d'elle. Ils viennent de décamper. Je les ai vu de loin remettre leurs pardessus. Je n'aurais pas voulu leur demander une place, parce que je ne peux pas les souffrir. Maintenant qu'ils sont partis, je dirai à l'ouvreuse que je suis un de leurs amis. Je m'établirai au poste qu'ils ont déserté, et, une fois que j'y serai, je me charge de savoir à quoi m'en tenir sur les manèges de la voisine.
» Et demain, j'en aurai long à vous raconter. Si je voulais envoyer un article au Figaro et le signer, je vous réponds qu'on parlerait de moi.
-- Mon compliment, cher ami, mon compliment bien sincère. Vous êtes né limier. La perdrix ne peut pas vous échapper. Bonne chance donc et à demain, dit Nointel.
Et il s'en alla, en ajoutant tout bas :
-- Quel imbécile !
La qualification était sévère, mais juste, et Lolif pouvait passer pour le type achevé du Parisien gobe-mouches, désœuvré, diseur de riens, affolé de niaiseries, chercheur de problèmes ridicules et, de plus, vaniteux comme quatre.
Il s'adonnait au reportage volontaire, comme il aurait pu collectionner des coquilles ou élever des serins hollandais pour avoir une spécialité. Et il avait fini par se passionner pour le métier qu'il avait choisi, quoiqu'il n'y réussît guère. Sa bibliothèque se composait de romans judiciaires, de mémoires de Cauler et des mémoires de Vidocq. Il savait par cœur les procédés de ces policiers illustres, mais n'avait pas encore eu la chance de découvrir le moindre meurtrier, pas seulement un simple voleur, et cette injustice du sort le remplissait de mélancolie.
Pourtant, il ne se décourageait pas, et cette nuit-là, il chassait au mystère avec plus d'ardeur que jamais.
Aussitôt qu'il fut débarrassé de Nointel, il se remit en quête et il arriva bientôt à la remise du gibier.
Avant de partir en chasse, il avait compté de sa loge les loges de droite, et, après avoir répété cette opération dans le corridor, il parvint sans peine à constater que celle où se tenait l'inconnue en domino bigarré portait le numéro 27.
Il voulut tenter un coup de maître, et, désignant du doigt ce numéro, il dit à la femme préposée à la garde des loges :
-- Ouvrez-moi, je vous prie.
-- Impossible, monsieur, répondit l'ouvreuse. Ça m'est défendu.
-- Par qui ?
-- Par la personne qui a loué le 27 et qui l'occupe. J'ai ordre de ne laisser entrer que des dames.
-- Et il en est venu plusieurs, je le sais, dit Lolif, en faisant mine de chercher son porte-monnaie. Mais la personne est seule en ce moment.
-- Je ne dis pas non, mais j'ai ma consigne... une consigne bien payée... si j'y manquais, j'y perdrais trop.
-- Bah ! si je vous donnais deux louis ?
-- Vous m'en donneriez cinq que vous n'entreriez pas.
-- J'en étais sûr, pensa Lolif, c'est une grande dame. Il n'y a qu'une princesse qui ait pu payer assez cher pour rendre incorruptible ce Cerbère en jupons.
Et il reprit :
-- Alors, ouvrez-moi le 29. Nous l'avons loué à trois, et mes deux amis qui l'avaient loué avec moi viennent de partir. Je les ai rencontrés dans le couloir... le général Simancas et le docteur Saint-Galmier.
-- Oh ! je connais ces messieurs. Ils sont abonnés. Et du moment que monsieur a loué avec eux, monsieur peut entrer, dit l'ouvreuse enchantée de la perspective de gagner une bonne gratification, sans enfreindre les ordres de la dame du 27.
Lolif, aussi enchanté que l'ouvreuse, se glissa dans la loge et vit, du premier coup d'œil, qu'il n'y avait plus personne sur le devant, dans la loge voisine.
Il savait bien que l'oiseau noir et blanc ne s'était pas encore envolé, l'ouvreuse venait de le lui dire. Sans doute, ce bel oiseau s'était réfugié dans le fond de sa cage. Lolif, pour s'en assurer, jeta un regard furtif pardessus la séparation et aperçut, dépassant le rideau du petit salon, un bout de robe blanche.
Pour le moment, il n'en demandait pas davantage, et il s'installa de façon à ne pas perdre de vue cette traîne de soie, immaculée comme une aile de colombe. Il se tint debout contre la cloison, affectant de lorgner la salle où les quadrilles faisaient rage, et les premières qui se dégarnissaient déjà, car il était trois heures.
Rien ne vaut une jumelle pour cacher la véritable direction du regard. On peut la braquer sur l'horizon le plus lointain, et observer à l'aise ce qui se passe à deux pas de soi.
L'ingénieux Lolif usa de ce stratagème pendant dix longues minutes. Rien ne bougea dans la loge voisine. La colombe ne roucoulait point, et sa blanche vêture pendait inerte sur le tapis.
-- C'est singulier, se disait le chasseur. Est-ce qu'elle se serait endormie ? Non, je suis stupide. Une femme ne dort pas au bal de l'Opéra, et d'ailleurs les cuivres de l'orchestre font un vacarme à réveiller une morte. Et pourtant, elle ne remue pas. Je crois que ce serait le moment de manifester ma présence.
Il se pencha un peu, pour mieux voir, et il toussa légèrement.
-- Rien, murmura-t-il ; pas le plus petit mouvement. Étrange ! étrange ! C'est à croire, ma parole d'honneur, qu'elle a déguerpi en laissant là son domino. Si je l'appelais ?... Pourquoi pas ? Il faudra bien qu'elle donne signe de vie. Si elle sort, je la suivrai dans le corridor. Si elle revient sur le devant, je trouverai une explication à lui donner. Ma foi ! tant pis ! je me risque. Madame !... Pas de réponse. Serait-elle sourde ? C'est invraisemblable. Madame !...
Justement, le quadrille finissait. L'orchestre venait de se taire. Et Lolif avait appelé assez haut pour être entendu de la salle.
-- Rien encore, dit-il ; ça devient inquiétant. Elle est peut-être tombée en syncope. Eh ! ce serait le cas de faire connaissance avec elle en venant à son secours. Oui, mais cette ouvreuse refusera de m'ouvrir. En avant les grands moyens. J'en serai quitte pour une amende, si on dresse procès-verbal de l'escalade.
Poussé par la curiosité enragée qui lui travaillait la cervelle, Lolif monta sur le rebord de la loge, enjamba la cloison et sauta chez sa voisine.
On lui lança d'en bas quelques-uns de ces mots que Rabelais appelle des mots de gueule, et ses amis du Cercle qui le voyaient de loin exécuter ce tour de force, rirent à s'en tenir les côtes ; mais il s'inquiétait peu de ceux qui le regardaient.
Il remonta vivement jusqu'au fond de la loge, souleva le rideau, et vit l'inconnue couchée sur l'étroit divan qui occupait un des coins du petit salon, les bras pendants le long de son corps affaissé, la tête penchée sur l'épaule.
-- J'avais deviné ; elle est évanouie, s'écria Lolif en lui prenant les mains.
Elles étaient glacées, et il sentit tomber sur les siennes des gouttes d'un liquide tiède. Alors il s'aperçut que la robe blanche était marbrée de larges tâches noirâtres.
-- Du sang ! murmura-t-il.
Il courut à la porte, et il l'ouvrit en appelant au secours.
Un flot de lumière inonda la loge, et, du corridor où il s'était jeté tout éperdu, Lolif vit un affreux spectacle.
La femme en domino blanc et noir était morte, égorgée. Le poignard qui lui avait troué le cou était resté dans la blessure.
-- À l'assassin ! hurla l'ouvreuse, accourue la première.
Ce cri sinistre attira aussitôt les passants du corridor ; en un clin d'œil, la loge fut envahie et Lolif entouré, saisi, malmené, car on le prenait pour le meurtrier.
Il ne chercha point à se défendre, sachant bien qu'il n'aurait pas de peine à se justifier, et il se dit :
-- Enfin, je serai donc témoin ! quelle émouvante déposition je ferai quand l'affaire viendra aux assises !
CHAPITRE VI
Pendant qu'on relevait le corps ensanglanté de la malheureuse Julia, Gaston Darcy dormait du plus profond sommeil. Il avait quitté brusquement le bal pour la fuir, et il était rentré tout droit chez lui, de sorte qu'il se réveilla le lendemain beaucoup plus tôt que de coutume.
Son oncle l'attendait à midi, et il tenait à ne pas manquer ce rendez-vous. Son oncle lui avait dit : Nous causerons de toi, et peut-être aussi de moi. Cela signifiait sans doute qu'il serait question de mademoiselle Lestérel, et peut-être de madame Cambry. Du moins, Gaston le comprenait ainsi, ayant fort bien remarqué les avances que la jeune veuve avait faites au magistrat, et ayant observé aussi que le magistrat n'y était pas resté indifférent.
La pensée de voir son oncle se marier ne le désolait point. Gaston n'était point de ces héritiers qui se déclarent volés quand un parent dispose de son bien à sa guise, et il n'avait jamais compté sur la succession du frère de son père. Il s'était même dit souvent que M. Roger Darcy aurait grandement raison de faire souche, et, depuis quelques jours, il se disait encore autre chose. Il se disait qu'en prenant femme à quarante-cinq ans, l'oncle Roger l'autoriserait par son exemple, lui, Gaston, à se marier comme il l'entendait. Il se disait qu'épouser une artiste sans fortune n'est pas plus fou que d'épouser une très-jeune veuve, quand on a le double de son âge.
Et il se proposait de profiter de l'entrevue projetée pour traiter à fond ces questions délicates.
Il se leva donc d'assez grand matin, déjeuna rapidement et fit atteler son coupé pour aller rue Rougemont.
Le Figaro n'avait pu le renseigner sur la catastrophe de l'Opéra, car le crime avait été commis à trois heures du matin, et si bien informé que soit un journal, encore faut-il, pour qu'il publie une nouvelle, qu'on puisse la lui apporter avant qu'il soit sous presse.
Celle de l'assassinat de madame d'Orcival commençait à se répandre dans Paris, mais elle n'était pas encore arrivée dans le quartier des Champs-Élysées, et les domestiques de Gaston ne la connaissaient pas.
Il partit sans avoir le moindre soupçon de ce qui s'était passé pendant la nuit, et, en arrivant rue Rougemont, il fut assez surpris d'apprendre de la bouche du valet de chambre que M. Roger Darcy était à son cabinet de juge d'instruction, et qu'il priait M. Gaston de venir l'y trouver.
Ce serviteur discret n'en dit pas plus long. Gaston n'en demanda pas davantage et se fit conduire au Palais.
Il y était déjà venu plus d'une fois voir son oncle, et il ne s'égara point dans les détours de l'édifice compliqué où fonctionne la justice.
Il trouva à la porte du cabinet un huissier qui se chargea de faire passer sa carte, et il fut reçu immédiatement.
Le juge était sous les armes : établi devant un bureau couvert de dossiers et flanqué de son greffier qui se leva aussitôt qu'il vit entrer Gaston et qui sortit discrètement.
M. Roger Darcy avait, ce jour-là, son air de magistrat, un air que son neveu connaissait bien et qui ne ressemblait pas du tout à l'air qu'il avait dans le monde ou dans l'intimité.
-- Bonjour, mon oncle, dit Gaston. Je suis passé chez vous à l'heure convenue, et me voici. Vous avez donc été chargé à l'improviste d'une nouvelle affaire. D'habitude, il me semble qu'on n'instruit pas le dimanche.
-- Tu sais bien que c'est toujours moi qu'on désigne dans les cas difficiles... et graves.
-- Alors, il y a une affaire grave et difficile ? Elle a donc poussé comme un champignon, car il n'en était pas question quand nous nous sommes séparés à minuit, sur le boulevard des Capucines.
M. Darcy se leva vivement, vint à Gaston et le regarda dans le blanc des yeux.
Gaston se mit à rire et dit :
-- En vérité, mon cher oncle, vous m'examinez comme si j'étais un prévenu. Est-ce que j'aurais commis un crime à mon insu ? Quel joli sujet de drame ! Le neveu du juge, ou l'assassin sans le savoir.
Cette plaisanterie ne dérida point l'oncle.
-- Ainsi, demanda-t-il, tu n'as pas entendu parler de l'événement de cette nuit ?
-- Absolument pas. J'ai quitté le bal un peu avant deux heures ; à deux heures et demie, j'étais dans mon lit. Je n'ai vu personne ce matin et je suis venu ici en voiture.
-- Bien ! j'aime mieux cela. Tu seras moins gêné pour me répondre.
-- Ah çà, je vais donc subir un interrogatoire ?
-- Tu vois bien que non, puisque j'ai renvoyé mon greffier. J'ai à t'adresser certaines questions, voilà tout.
-- Il s'agit de mademoiselle Lestérel ou de madame Cambry ? De toutes les deux peut-être ?
-- Il s'agit de madame d'Orcival.
-- De Julia ? Je vous ai dit que j'avais cessé toutes relations avec elle. Me croyez-vous donc capable de mentir ?
-- Non. Mais tu m'as notifié la rupture, officiellement, pour ainsi dire... sans me donner de détails. J'ai besoin de savoir au juste comment les choses se sont passées. Quel jour as-tu vu cette femme pour la dernière fois ?
-- C'était... voyons... j'ai dîné avec vous le lendemain qui était mardi... c'était lundi.
-- À quelle heure ?
Gaston rougit et chercha sa réponse.
-- Prends garde. Il me faut toute la vérité. La situation est sérieuse. Tu le reconnaîtras toi-même quand tu sauras pourquoi j'insiste.
Gaston pensa qu'on avait ouvert une nouvelle enquête sur le suicide du Polonais, et il comprit vite qu'il serait indigne de lui de ne pas tout dire.
-- Eh bien, commença-t-il, je ne vous cacherai pas que, lundi soir, je suis arrivé chez Julia à neuf heures, et que je l'ai quittée vers onze heures et demie.
-- Alors, tu étais chez elle quand ce Golymine y est venu ?
-- Oui. Elle m'a quitté un instant pour le recevoir. Il y a eu entre eux une altercation violente. Elle l'a congédié, et elle est rentrée dans le petit salon où je l'attendais.
-- Tu jouais là un triste rôle, dit sévèrement M. Darcy.
-- Un rôle que le hasard m'avait imposé. Je ne pouvais pas sortir sans me trouver face à face avec cet homme. Et je ne me souciais pas de m'engager dans une querelle avec un chevalier d'industrie. Qu'auriez-vous fait à ma place ?
-- Pas de suppositions inconvenantes, je te prie. Lorsque tu es parti, ce Golymine s'était déjà suicidé. Tu ne l'as pas su ?
-- Pas le moins du monde. Il s'est pendu dans une pièce qu'on n'a pas à traverser pour sortir. J'ai quitté l'hôtel sans rencontrer personne.
-- Comment se fait-il qu'interrogée par le commissaire de police, aussitôt après l'événement, madame d'Orcival n'a pas dit un mot de ta visite ?
-- Elle avait tout intérêt à ne pas me compromettre. Je venais de lui signifier que je rompais, mais elle espérait bien me ramener après quelques jours de brouille. Et elle a saisi avec empressement une occasion de rentrer en grâce par un bon procédé.
-- C'est une explication, mais...
-- C'est si vrai que j'ai reçu le lendemain matin une longue lettre d'elle, une lettre qui est un chef-d'œuvre dans son genre, une lettre où elle me prévenait qu'elle n'avait pas parlé de moi, et où elle me priait de me taire aussi, pour qu'on ne l'accusât pas d'avoir fait une déposition incomplète.
» Si je ne vous ai pas raconté tout, quand je suis allé chez vous mardi, c'est que je ne voulais pas mettre Julia dans l'embarras.
-- Tu l'as conservée, cette lettre ?
-- Certainement. Je l'ai chez moi.
Le juge laissa échapper un soupir de soulagement et dit :
-- C'est bien heureux ! Tu me la remettras.
-- Décidément, pensait Gaston, il y a du nouveau depuis hier.
-- Poursuivons, reprit M. Darcy. As-tu répondu à madame d'Orcival ?
-- Non. Quand on veut en finir, il ne faut jamais répondre. Les réponses sont des pierres d'attente sur lesquelles les femmes bâtissent tôt ou tard un raccommodement.
-- Et tu n'as plus revu madame d'Orcival ? Tu n'as plus eu aucun rapport avec elle ?
-- Aucun. Elle a compris que j'étais résolu à ne pas renouer, et, comme elle est orgueilleuse, elle s'est abstenue de toute nouvelle démarche. Seulement, je crois qu'elle a contre moi une de ces rancunes...
-- Tu crains qu'elle ne te nuise ?
-- Oui. Elle est fort intelligente, elle a des relations dans tous les mondes, et elle doit m'exécrer. Julia est une maîtresse charmante et une ennemie dangereuse.
M. Darcy écoutait avec une attention extrême, et sa figure s'éclaircit quand il entendit son neveu lui répondre si nettement.
-- Tu ne l'as pas rencontrée cette nuit, au bal de l'Opéra ? demanda-t-il, après une courte pause.
-- Non, mais je l'ai aperçue de loin sans savoir que c'était elle.
-- Comment cela ?
-- Je suis entré un instant dans la loge du cercle. Il y avait là Lolif qui m'a montré, de l'autre côté de la salle, une femme en domino blanc et noir...
-- Quel homme est-ce, M. Lolif ?
-- Un homme qui a la manie de voir partout des mystères et qui se mêle de faire concurrence aux agents de la sûreté. Il croit avoir des aptitudes spéciales pour le métier de policier. Et, cette nuit, il m'a fatigué de ses hypothèses stupides sur les allures de ce domino de deux couleurs. Il m'ennuyait tellement que je l'ai planté là. Et, dans les corridors, j'ai rencontré mon ami Nointel qui m'a appris que le domino en question cachait les traits bien connus de Julia d'Orcival. Nointel l'a surprise au moment où elle se regardait dans une glace. Elle arrivait au bal...
-- À quelle heure ?
-- Oh ! de très-bonne heure. Nointel vous dirait cela au juste.
-- Où demeure-t-il ?
-- Rue d'Anjou, 125. Est-ce que vous voulez le citer comme témoin ? témoin de quoi ?
-- Continue ton récit, dit M. Darcy, après avoir pris une note.
-- Il est achevé, mon récit. Je ne me souciais pas de m'aboucher avec Julia. Quand j'ai appris qu'elle était au bal, j'ai filé comme un lièvre.
M. Roger Darcy hocha la tête d'un air satisfait, reprit place dans son fauteuil et se mit à écrire des noms sur des formules imprimées.
-- Maintenant que j'ai répondu à tout, dit gaiement Gaston, me sera-t-il permis de vous demander...
-- Es-tu toujours dans l'intention d'entrer au parquet comme attaché ? interrompit le juge.
-- Sans doute. Est-ce que vous vous y opposeriez ?
-- Ce n'est pas moi qui m'y opposerai. Comment n'as-tu pas encore compris que ta présence chez madame d'Orcival, pendant que Golymine s'y suicidait, sera connue ?
-- Vous vous croyez donc obligé d'informer le procureur général de ce que je viens de vous avouer.
-- Je ne m'y serais pas cru obligé hier. L'enquête sur la mort de cet homme était close. Aujourd'hui, c'est tout différent. Je suis juge d'instruction, et mon devoir est de constater tous les faits qui se rapportent, même indirectement, à l'affaire que j'instruis. Ainsi, je dois rechercher sur les antécédents de madame d'Orcival, sur son entourage, sur ses relations passées ou présentes, les renseignements les plus minutieux. Rien n'est insignifiant dans un cas aussi obscur que celui-ci, car la lumière peut jaillir tout à coup du côté où on l'attend le moins.
» Donc, ton nom figurera au dossier. Tu seras appelé comme témoin. Voilà où mènent les mauvais chemins. J'ai tenu à te confesser d'abord, afin de savoir jusqu'à quel point tu étais compromis. Je suis fixé maintenant. Il y en a bien assez pour te fermer la carrière de la magistrature. Je ne te ferai pas de reproches. Seulement, je me demandais si je ne devrais pas donner ma démission, car tu portes mon nom, malheureusement...
-- Mais, mon oncle, s'écria Gaston, très-ému, que se passe-t-il donc ? De quelle instruction s'agit-il ?
-- Tu vas le savoir, dit M. Darcy en déplaçant une liasse de papiers.
Gaston s'approcha vivement du bureau et s'écria :
-- Comment cet objet se trouve-t-il dans votre cabinet ?
-- Ce poignard ?
-- Oui, avec son fourreau en forme d'éventail fermé. Il n'y en a peut-être pas un autre à Paris.
M. Roger Darcy se leva, comme s'il eût été mordu par un serpent, et dit d'une voix émue :
-- Tu sais à qui il appartient ?
-- Parfaitement. Je l'ai vu et touché hier soir. Il était entre les mains d'une personne que vous connaissez.
-- Nomme-la !
-- Entre les mains de mademoiselle Lestérel.
-- Tu dis que ce poignard appartient à mademoiselle Lestérel ! s'écria M. Darcy.
-- Je le dis parce que j'en suis sûr, répondit Gaston très-surpris de voir son oncle montrer tant d'agitation, à propos d'un fait insignifiant.
-- Mademoiselle Lestérel avait apporté chez madame Cambry ce curieux produit de l'art japonais. Je m'étonne même que vous ne l'ayez pas remarqué. Vous l'aurez pris sans doute pour un véritable éventail. Quand l'arme est dans le fourreau, on peut s'y tromper. Mais, moi, je l'ai examiné de près, et je le reconnaîtrais entre mille. Je me souviens même d'avoir demandé à mademoiselle Lestérel de qui elle le tenait.
-- Et elle te l'a dit ?
-- Oui, c'est son beau-frère qui le lui a donné. Ce beau-frère commande un navire marchand, et il est revenu tout récemment d'une longue campagne dans les parages du Japon. Il a acheté ce bibelot à Yeddo.
-- Son nom ? son adresse ? demanda brusquement le juge.
-- Il s'appelle M. Crozon, et il demeure rue Caumartin... mais, en vérité, mon oncle, je ne comprends rien à votre émotion, car vous êtes ému, je le vois bien... et moi, je ne sais plus où j'en suis... à chaque mot que je dis, il me semble qu'il me tombe une tuile sur la tête. Je me demande même si je n'ai pas la berlue, et si je ne confonds pas l'éventail de mademoiselle Lestérel avec ce couteau bizarre qui m'a tout l'air d'être une pièce à conviction. Voulez-vous me permettre de l'examiner de plus près ?
Il le prit, sans que M. Darcy s'y opposât, et dès qu'il l'eut entre les mains :
-- C'est bien le même. Voici le petit cordon de soie qui tient à la poignée. Seulement, hier, la lame m'avait paru toute neuve... et maintenant on dirait qu'elle est rouillée.
-- Ce n'est pas de la rouille... c'est du sang, dit M. Darcy en regardant fixement son neveu.
-- Du sang !
-- Oui, le sang de madame d'Orcival, qui a été assassinée cette nuit, au bal de l'Opéra.
-- Ah ! mon Dieu ! mais c'est épouvantable ! s'écria Gaston en rejetant le poignard sur le bureau.
-- Comprends-tu maintenant pourquoi je t'interrogeais tout à l'heure ? Comprends-tu pourquoi ta carrière est perdue ? Cette malheureuse a été ta maîtresse... tu as affiché ta liaison avec elle pendant un an... et tu étais encore son amant il n'y a pas huit jours.
-- Non, sans doute, je ne puis plus songer à être magistrat... je me consolerai de ce malheur, mais la mort de cette pauvre Julia...
-- Tâche de reprendre ton sang-froid et de m'écouter attentivement. Il faut que tu saches tout ce que je sais. Tu pourras peut-être ensuite éclairer la justice.
» Cette nuit, vers trois heures, ce Lolif que tu avais laissé dans la loge du Cercle et qui était allé plus tard s'établir dans une autre loge contiguë à celle où se trouvait madame d'Orcival, ce Lolif voyant que le domino qu'il surveillait par curiosité restait derrière le rideau du fond, a enjambé la séparation et a trouvé sa voisine étendue morte sur le divan du petit salon. Il a appelé l'ouvreuse, la loge a été envahie ; mais le commissaire de service est arrivé très-vite, et les premières constatations ont été assez bien faites.
» Madame d'Orcival a été tuée d'un seul coup de ce poignard, un coup porté d'une main ferme, au-dessus de la clavicule gauche et de haut en bas. Le fer a tranché une grosse artère, et la mort a dû être instantanée. L'arme est restée dans la plaie. On a trouvé le fourreau sur le tapis de la loge.
-- Au bal de l'Opéra ! C'est inouï ! Qui donc a pu commettre cet horrible meurtre ?
-- C'est ce que je saurai bientôt, je l'espère. J'hésitais tout à l'heure à garder l'instruction. Maintenant, je suis résolu à ne pas m'en dessaisir, quelle que soit la situation où me placent certaines circonstances de l'affaire. J'exposerai mes raisons au procureur général. J'irai, s'il le faut, jusqu'au garde des sceaux, et je ne doute pas qu'ils ne m'approuvent.
» Tu me demandes qui a commis cet abominable crime. Eh bien, c'est une femme.
-- Une femme ! Comment le savez-vous ?
-- Madame d'Orcival est entrée dans la loge 27, à minuit et demi, plutôt un peu avant. Elle n'en est pas sortie, et à trois heures, on l'y a trouvée morte. Or, elle n'a reçu dans cette loge qu'une femme en domino noir, une femme qui est entrée et sortie quatre fois, et qui évidemment a tué madame d'Orcival à sa dernière visite.
» L'ouvreuse et M. Lolif ont été entendus par le commissaire de police, et leurs dépositions concordent sur ce point. Or, l'ouvreuse n'a pas quitté son poste, et M. Lolif n'a pas cessé de lorgner de loin la loge 27, jusqu'au moment où il y est entré, après avoir occupé un instant la loge 29.
-- C'est vrai... je suis resté à côté de Lolif jusqu'à une heure à peu près, et j'ai vu, comme lui, un domino noir entrer dans la loge de Julia. Je me rappelle même que Lolif a dit que ce domino ne devait pas être porté par une femme élégante, à en juger par la façon dont cette femme était masquée.
-- M. Lolif a dit la même chose au commissaire. L'ouvreuse a été moins précise. Je les interrogerai moi-même aujourd'hui tous les deux, mais je n'ai pas fini de te questionner.
» Assieds-toi. J'ai un ordre à donner.
Gaston obéit, et s'abîma dans des réflexions très-sombres, pendant que son oncle écrivait deux notes qu'il remit à l'huissier appelé par un coup de sonnette.
-- Maintenant, reprit M. Darcy, dès que l'huissier fut sorti, parle-moi de mademoiselle Lestérel. Tu m'as dit, je m'en souviens fort bien, qu'elle habite rue Ponthieu, au coin de la rue de Berry.
Cette interpellation fit bondir l'amoureux de Berthe.
-- J'espère que vous ne la soupçonnez pas, balbutia-t-il.
-- Je ne soupçonne pas, je m'informe, répondit M. Darcy. Quelles ont été tes relations avec cette jeune fille ?
-- Mes relations ! mais vous les connaissez.
-- Je sais que tu la vois souvent chez madame Cambry et dans d'autres salons. Je voudrais savoir si tu ne l'as jamais vue ailleurs.
-- Je n'ai aucune raison pour vous cacher que j'ai fait deux tentatives pour être reçu chez mademoiselle Lestérel. Je la connaissais alors à peine, et je ne croyais pas qu'elle fût inabordable. Je me trompais. Elle a refusé de me recevoir.
-- Je ne doute nullement de ce que tu me dis là, car je t'estime assez pour croire que tu n'aurais pas songé à l'épouser, si sa conduite eût été légère. Du reste, madame Cambry a d'elle une opinion très-favorable. Ainsi, tu m'affirmes que tu ne l'as jamais rencontrée que dans le monde ?
Le premier mouvement de Gaston fut de raconter à son oncle l'aventure nocturne qui l'avait une fois rapproché de Berthe. Mais il réfléchit promptement que, s'il commençait à avouer, il lui faudrait aller jusqu'au bout. M. Darcy n'allait pas manquer de lui demander pourquoi la jeune fille courait les rues la nuit, et les explications devaient forcément aboutir à la scène qui s'était passée chez madame Crozon.
Quoiqu'il n'admît pas encore que mademoiselle Lestérel pût être sérieusement accusée de meurtre, Gaston sentait confusément qu'un danger la menaçait, et il maudissait l'étourderie qu'il venait de commettre en apprenant au juge d'instruction que le poignard japonais appartenait à Berthe.
Comment ce poignard avait-il pu servir au meurtrier ? C'était incompréhensible, mais il était impossible aussi de croire que Berthe avait assassiné Julia d'Orcival.
Et cependant Gaston entrevoyait que, par son fait, à lui qui l'adorait, Berthe allait se trouver mêlée, au moins indirectement, à une affaire criminelle.
Il pensa d'abord à réparer sa faute, et il répondit avec une certaine assurance :
-- Je n'ai jamais vu mademoiselle Lestérel que dans les salons où elle chante. Je ne lui ai jamais parlé que chez madame Cambry.
Un mensonge amène un autre mensonge, et Gaston ne pouvait plus s'arrêter sur le chemin où la fatalité l'avait jeté.
-- Alors, reprit M. Darcy, tu me permettras de te dire que tu t'es décidé un peu bien vite à épouser une personne que tu connais à peine. Ce serait excusable si tu sortais du collège. À ton âge, et avec ton expérience, c'est absurde... ou plutôt, c'est inadmissible... pour un juge d'instruction. Mais je t'ai vu faire tant de sottises, que je suis bien obligé de te croire. Je passe donc à un autre ordre de questions. Te souviens-tu exactement de l'heure qu'il était quand nous avons pris congé de madame Cambry ?
-- Minuit moins un quart, à quelques minutes près. Il était minuit, quand vous m'avez déposé sur le boulevard, et votre bai-brun va comme un cerf.
-- Mademoiselle Lestérel a quitté le salon avant nous.
-- Très-peu de temps avant nous.
-- Et, si ma mémoire me sert bien, madame Cambry nous a appris qu'on était venu chercher mademoiselle Lestérel, de la part de madame Crozon, sa sœur, qui se trouvait gravement indisposée ?
-- Oui.
-- Et qui demeure rue Caumartin, m'as-tu dit.
-- Rue Caumartin, 112.
-- Tout près de l'Opéra, par conséquent.
-- Quoi ! vous supposeriez...
-- Je ne suppose rien. Je me renseigne.
-- Mais mademoiselle Lestérel n'est jamais allée de sa vie au bal de l'Opéra, j'en jurerais. Et je parierais qu'elle ne savait même pas qu'il y en eût un, hier. D'ailleurs, il vous sera facile de demander à madame Crozon à quelle heure sa sœur est arrivée chez elle...
-- Et à quelle heure elle en est sortie. Sois tranquille, ce sera fait.
-- Je dois vous prévenir, dit vivement Gaston, que madame Crozon est dans un état de santé qui exige des ménagements... que, de plus, son mari est d'une jalousie et d'une violence excessives.
-- C'est mademoiselle Lestérel qui t'as dit cela ?
-- Oui, elle aime beaucoup sa sœur, elle la plaint, et...
-- Et elle confie ses chagrins à M. Gaston Darcy qui lui fait la cour. Rien de plus naturel.
» Ne t'effraye pas trop. Il me suffira probablement d'interroger la femme de chambre qui est venue chercher mademoiselle Berthe chez madame Cambry. Et si je suis obligé de faire déposer madame Crozon, je procéderai de façon à ne pas troubler la paix de son ménage.
» D'ailleurs, ce mari si farouche me paraît être en assez bons termes avec sa belle-sœur, puisqu'il lui rapporte de ses voyages des curiosités... singulières.
-- Mais, mon oncle, vous allez donc ouvrir une instruction à propos de ce poignard ?
-- Oui, certes, et cela sans perdre une minute.
-- Quoi ! vous pouvez croire que mademoiselle Lestérel... qu'une jeune fille honnête jusqu'à la sauvagerie, douce jusqu'à la timidité...
-- A tué une femme galante qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'avait peut-être jamais vue. Non, je ne le crois pas. Mais je manquerais à tous mes devoirs si je n'interrogeais pas cette jeune fille, si je ne lui demandais pas comment ce couteau japonais qu'elle portait en guise d'éventail, hier soir, à onze heures et demie, -- c'est toi-même qui viens de le déclarer, -- comment ce couteau, qu'on ne saurait confondre avec un autre, a été retrouvé, à trois heures, enfoncé dans la gorge de madame d'Orcival.
-- Mademoiselle Lestérel l'aura perdu.
-- Et une femme l'a trouvé, et cette femme a couru bien vite à l'Opéra pour assassiner madame d'Orcival. Rien n'est impossible.
Gaston, qui sentait toute l'ironie cachée dans cette conclusion, baissa la tête et se tut.
-- Mon cher, reprit M. Darcy, tu as bien fait de renoncer à la magistrature, et je pense que tu ne réussirais pas au barreau, car tu défends très-mal ta cliente. Il y a en sa faveur des arguments qui valent cent fois mieux que ton explication hasardée d'un fait inexplicable, jusqu'à présent, mais que mademoiselle Lestérel expliquera, je l'espère. N'a-t-elle pas pour elle la pureté de sa vie, son passé irréprochable et surtout l'absence complète de relations antérieures entre elle et la victime ?
Ici, Gaston ne put s'empêcher de pâlir. Il venait de se rappeler que Berthe connaissait Julia pour avoir été élevée dans le même pensionnat qu'elle.
-- De plus, continua le juge, l'alibi sera la chose du monde la plus facile à établir. J'entendrai la femme de chambre qui a conduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin, et le portier de la maison où demeure mademoiselle Lestérel. En dix minutes, je saurai si elle est allée chez sa sœur, et à quelle heure elle est rentrée rue de Ponthieu.
» Restera le poignard-éventail, et sur ce point capital, je ne puis rien préjuger avant d'avoir interrogé celle qui avait à la main, hier soir, cet étrange bijou.
-- Vous allez donc l'interroger ?
-- Tu ne peux pas en douter, car tu as assez de bon sens pour comprendre que je dois tenir compte du fait si grave que tu m'as révélé, et aussi que je dois fournir à cette jeune fille le moyen de se justifier le plus tôt possible.
-- Et vous la ferez appeler dans votre cabinet ?
-- C'est fait. Si on l'a trouvée chez elle, mademoiselle Lestérel sera ici dans quelques instants.
-- Quoi ! on l'a arrêtée ! Des agents vont l'amener comme une coupable.
-- Pas du tout. Je lui ai envoyé un commissaire de police qui se présentera de ma part et la priera très-poliment de venir me voir pour une affaire urgente. Elle me connaît assez pour ne pas s'effrayer d'une entrevue avec moi. Et je n'ai pas besoin, je pense, de t'affirmer que je la recevrai avec tous les égards qu'elle mérite. Ce sera, je l'espère bien, une conversation et rien de plus.
Un huissier entra et vint parler bas à M. Darcy qui lui répondit tout haut :
-- Faites attendre jusqu'à ce que je sonne, et appelez mon greffier immédiatement.
Et quand l'huissier fut sorti :
-- Elle est là, dit le juge à Gaston.
-- Tu vas me faire le plaisir de t'en aller par la porte de dégagement de mon cabinet. Il ne faut pas que tu la rencontres.
-- Ne pourriez-vous pas me permettre d'assister à l'entretien que vous allez avoir avec elle ? demanda Gaston qui ne paraissait pas du tout disposé à quitter la place.
Et comme son oncle haussait les épaules, il reprit avec chaleur :
-- S'il s'agissait d'un interrogatoire, je n'insisterais pas. Mais vous venez de me dire que tout se bornerait à une causerie. Mademoiselle Lestérel est très-timide. Elle peut perdre la tête et s'embarrasser dans ses réponses... tandis que si j'étais là...
-- Tu la soufflerais, n'est-ce pas ? En vérité, tu perds l'esprit, car tu oublies que tu parles à un juge d'instruction. De ce que ce juge d'instruction est ton oncle, il ne s'ensuit pas qu'il soit disposé, pour t'être agréable, à transgresser les règles de la procédure criminelle.
-- Criminelle ! répéta machinalement Gaston.
-- Je te répète que je crois, a priori, à l'innocence de mademoiselle Lestérel ; que je serai pour elle le plus bienveillant des juges, et que je m'estimerai heureux de pouvoir, séance tenante, la mettre hors de cause. Mais je n'ai pas de temps à perdre, et je te prie de me laisser.
-- Je pars... un mot encore... un seul, balbutia Gaston en reculant vers la porte. Si mademoiselle Lestérel, troublée, ne parvenait pas à se justifier complètement... si de nouvelles apparences l'accusaient... pardonnez-moi de vous demander cela... que feriez-vous ?
-- Mon devoir, dit le magistrat en poussant son neveu dehors.
Presque aussitôt, par une autre porte, entrèrent le greffier, qui se remit silencieusement à sa place, et un monsieur que M. Darcy regarda d'un air qui équivalait à une question.
-- Monsieur le juge d'instruction, dit ce personnage, j'ai demandé mademoiselle Lestérel. Le portier m'a répondu qu'elle était chez elle, mais qu'elle devait être encore au lit, attendu qu'elle était rentrée à quatre heures du matin.
-- Prenez note, Pilois, dit M. Darcy en s'adressant à son greffier.
-- Bien entendu, je suis monté quand même. C'est mademoiselle Lestérel qui est venue m'ouvrir, et elle m'a fait d'abord très-froide mine. Quand je lui ai dit que je venais de la part de M. Darcy, son air a changé, mais elle ne m'a pas laissé entrer sans explications. Elle avait compris que j'étais envoyé par M. Gaston Darcy, votre neveu.
-- Et quand elle a su que vous étiez envoyé par M. Darcy, juge d'instruction, quelle a été son attitude ?
-- Elle a paru assez émue d'abord, mais elle s'est remise bien vite, et elle m'a prié de l'attendre pendant qu'elle allait mettre son chapeau. Elle était déjà habillée quand je suis arrivé.
-- Elle ne vous a pas demandé pourquoi je la faisais appeler ?
-- Je crois qu'elle a eu cette question sur les lèvres, mais elle ne me l'a pas adressée.
-- Comment est-elle logée ?
-- Très-modestement, autant que j'ai pu voir. L'appartement est petit, mais tenu avec beaucoup de soin.
-- Et que vous a-t-elle dit pendant le trajet de la rue de Ponthieu à ici ?
-- Elle a peu parlé, mais elle s'exprime fort bien et avec beaucoup de mesure. Elle n'a pas prononcé un seul mot qui eût trait à la visite forcée qu'elle allait vous faire. Elle m'a demandé seulement si votre neveu était dans votre cabinet quand vous m'avez envoyé la chercher, et il m'a semblé qu'elle s'attendait à l'y rencontrer.
-- Voilà qui est singulier, se dit M. Darcy. Est-ce que cette pauvre enfant s'imaginerait que je la fais comparaître pour la fiancer à Gaston ?
Puis tout haut :
-- Vous ne savez pas de quoi il s'agit, et il est bon que vous le sachiez. Un hasard vient de m'apprendre que le poignard japonais appartient à mademoiselle Lestérel. Cependant, je connais les antécédents de cette jeune fille que je rencontre assez souvent dans le monde, et j'ai beaucoup de peine à croire qu'elle ait assassiné Julie Berthier.
» Maintenant que je vous ai mis au courant, qu'elle est votre opinion ? La croyez-vous coupable ?
Le commissaire hésita un instant et répondit :
-- Monsieur le juge d'instruction, je n'ose pas me prononcer. Rien n'est plus difficile que ce genre d'appréciation, et tout le monde peut s'y tromper. J'ai vu des scélérats qui ont fini à la Roquette, rester calmes quand je les ai arrêtés, aussi calmes que s'ils n'avaient pas eu seulement sur la conscience un vol de mouchoir... tandis qu'un innocent peut perdre la tête et s'enferrer dans des explications qui le compromettront.
» Pourtant j'avoue que cette jeune personne ne me fait pas l'effet d'avoir commis un meurtre... surtout un meurtre aussi hardi que celui de l'Opéra.
-- Je ne le crois pas non plus, mais enfin il faut voir. Vous l'avez fait entrer, comme je vous l'avais recommandé, dans le cabinet d'un de ces messieurs.
-- Oui, monsieur le juge d'instruction, et j'ai mis un garde de Paris de planton à la porte. Cette demoiselle n'a pu communiquer avec personne.
-- Très-bien. Veuillez la conduire ici par le corridor de service. Il est très-important qu'elle ne rencontre aucun des témoins que j'ai fait citer et qui sont arrivés, je le sais.
Le commissaire salua et sortit.
-- Pilois, dit M. Darcy à son greffier, vous allez minuter l'interrogatoire comme de coutume. Omettez seulement les formules de politesse par lesquelles je vais commencer. Arrangez-vous pour que la personne ne s'aperçoive pas que vous enregistrez mes demandes et ses réponses. Il faut qu'elle vous prenne d'abord pour un secrétaire ou pour un copiste. Je vous avertirai lorsque je jugerai qu'il n'y a plus d'inconvénient à ce qu'elle sache qui vous êtes.
Un juge d'instruction n'a de comptes à rendre à personne, et il est complètement indépendant : il peut exercer comme il l'entend ses redoutables fonctions. Ainsi le veut la loi, et la loi a raison. Quelle règle précise vaudrait les inspirations qu'un magistrat humain et éclairé puise dans sa conscience, et ne serait-il pas souverainement injuste de procéder de la même façon à l'égard de tous les prévenus ?
M. Darcy était pénétré de ces vérités. Il lui répugnait de traiter tout d'abord mademoiselle Lestérel comme si elle eût été coupable ; il espérait qu'elle se justifierait dès le début de l'entretien, et, dans ce cas, il voulait lui épargner le désagrément de signer un interrogatoire qui devait rester au dossier.
-- Si les choses tournent comme je le souhaite, ni elle ni Gaston ne figureront comme témoins au procès.
Il se disait cela, en se promenant dans son cabinet, et il s'était bien gardé de reprendre place dans son fauteuil de juge, pour recevoir mademoiselle Lestérel, car il tenait beaucoup à ne pas l'intimider.
Il vint à sa rencontre dès qu'elle entra et il lui tendit affectueusement la main.
Cet accueil rassura la jeune fille qui était pâle et un peu tremblante. Les couleurs revinrent à ses joues et le sourire à ses lèvres.
-- Excusez-moi, mademoiselle, lui dit M. Darcy, excusez-moi de vous avoir imposé un dérangement pour vous demander une explication. Je suis retenu à mon cabinet par une grave affaire, et l'explication est urgente. Prenez-vous-en à mon neveu Gaston du voyage que je vous fais faire.
Ce début fit rougir mademoiselle Lestérel.
-- En vérité, pensa M. Darcy qui l'observait attentivement, je crois que j'avais deviné. Elle se flatte que je vais lui parler mariage. Il serait cruel à moi de la laisser dans cette illusion.
Il prit le poignard-éventail qu'il avait remis sur son bureau, et, le tendant à la jeune fille :
-- Gaston assure que ceci vous appartient, dit-il.
Berthe parut troublée ; elle changea de visage, mais elle répondit sans hésiter :
-- C'est vrai, monsieur. Cet objet est à moi. Je l'avais hier chez madame Cambry, et j'ai dit à M. Gaston Darcy pourquoi je l'avais. Mon beau-frère venait de me le donner, et j'étais si contente...
-- Que vous êtes allée dans le monde avec un poignard à la ceinture ni plus ni moins qu'une Espagnole de romance, dit gaiement M. Darcy.
Il était ravi de la franchise avec laquelle mademoiselle Lestérel avait reconnu l'arme japonaise, et il ne doutait plus du tout qu'elle ne fût innocente. Il espérait même qu'en répondant à la question qu'il se préparait à lui adresser, elle allait lui fournir une explication utile pour retrouver le, ou plutôt la coupable.
-- Alors, vous l'avez perdu ? demanda-t-il simplement.
-- Oui, monsieur, répondit Berthe d'une voix moins assurée, et je suis fort heureuse de le retrouver.
-- Vous l'avez perdu en sortant de chez madame Cambry ?
-- Probablement... à moins que ce ne soit dans la voiture... je crois même que c'est dans la voiture... et je l'aurais déjà réclamé, si je n'avais oublié le numéro du fiacre...
-- Qui vous a conduit chez madame votre sœur ? Vous l'avez renvoyé, ce fiacre ?
-- Oui, monsieur.
-- Sans vous apercevoir que vous y aviez oublié votre éventail.
-- Je ne m'en suis aperçue qu'en rentrant chez moi... très-tard... je n'ai quitté ma sœur qu'à trois heures du matin.
-- C'est précisément l'heure à laquelle votre couteau-éventail a été trouvé. On n'aurait sans doute jamais su qu'il vous appartenait, si mon neveu n'était venu me voir dans mon cabinet où il ne met pas les pieds trois fois par an. Moi, je ne l'avais pas remarqué entre vos jolies mains, cet ustensile meurtrier.
» Vous ne devineriez jamais où on l'a trouvé ?
-- Ce n'est donc pas le cocher qui l'a rapporté ?
-- Non, mademoiselle. Votre poignard a été trouvé au bal de l'Opéra... dans une loge... dans la loge des premières qui porte le numéro 27.
Pendant que le juge parlait ainsi, la jeune fille se troublait visiblement, et M. Darcy, qui s'en aperçut, reprit tout à coup sa figure de magistrat, pour dire :
-- Dans la loge où Julia d'Orcival a été assassinée.
-- Julie assassinée ! ce n'est pas possible ! s'écria Berthe. Elle était devenue livide, elle chancelait, et elle serait certainement tombée sur le parquet, si M. Darcy ne l'eût soutenue.
Il la fit asseoir sur une chaise, la chaise des prévenus, et il prit place lui-même dans son fauteuil.
Il n'y avait plus en lui qu'un juge d'instruction.
-- Cette nouvelle vous cause, je le vois, une impression très-vive, commença-t-il après avoir fait un signe au greffier qui suivait tous ses mouvements du coin de l'œil.
-- Elle me bouleverse, répondit Berthe avec effort.
-- Vous l'ignoriez donc ?
-- Comment l'aurais-je sue ? Je ne reçois pas de journaux et je ne suis pas sortie ce matin.
-- C'est un épouvantable événement, et je conçois qu'il vous affecte, car vous connaissiez sans doute madame d'Orcival, puisque vous venez de l'appeler par son prénom de Julie... son vrai prénom qu'elle avait italianisé.
-- Oui... j'ai connu Julie Berthier... autrefois... nous avons passé trois années dans le même pensionnat... à Saint-Mandé.
-- Alors, votre douleur est bien naturelle. Apprendre tout à coup la mort d'une amie... et quelle mort !
-- Madame d'Orcival n'était plus mon amie, dit vivement Berthe. J'ai cessé de la voir aussitôt après sa sortie de pension. Elle a voyagé à l'étranger, et, depuis qu'elle était revenue habiter Paris, elle vivait dans un monde où je ne pouvais pas... où je ne voulais pas aller.
-- Je comprends cela, mademoiselle, et tout ce que je sais de vous s'accorde avec ce que vous me dites. Madame Cambry vous aime et vous estime. Je ne puis donc pas croire que vous ayez continué à fréquenter madame d'Orcival, et je suis tout disposé à admettre que ce n'est pas vous qui avez oublié ce couteau dans la loge où on l'a tuée. Vous l'avez perdu. Quelqu'un l'a trouvé. C'est entendu.
» Veuillez seulement préciser les faits qui ont suivi votre départ du salon de madame Cambry.
Berthe baissa la tête et ne répondit pas.
-- Je vais aider votre mémoire, reprit M. Darcy. La domestique de votre sœur est venue vous chercher à onze heures et demie à peu près. Vous êtes montée avec elle dans une voiture de place qu'elle avait gardée, et vous vous êtes fait conduire en toute hâte rue Caumartin. Madame Crozon vous a retenue jusqu'à trois heures. Son mari sans doute était auprès d'elle.
-- Non, monsieur, dit la jeune fille avec un peu d'hésitation.
-- Quoi ! il avait laissé sa femme seule dans l'état de santé où elle se trouvait.
-- La crise s'est déclarée subitement... mon beau-frère ne pouvait la prévoir... il est rentré fort tard.
-- Fort tard, en effet, si vous ne l'avez pas vu. Mais vous avez vu du moins cette femme de chambre qui vous a accompagnée rue Caumartin. Eh bien, son témoignage suffira. Je l'ai fait appeler, et nous allons l'entendre.
-- Elle est ici ! murmura Berthe d'une voix éteinte.
-- Oui, mademoiselle ; je vais donner l'ordre de la faire entrer, et si, comme je n'en doute pas...
-- Non, dit avec effroi mademoiselle Lestérel, non... c'est inutile... je ne veux pas la voir.
-- Mademoiselle, dit froidement M. Darcy, il me semble que vous ne vous rendez pas très-bien compte de votre situation... ni de la mienne.
» Un crime a été commis cette nuit. Je suis juge et chargé d'instruire l'affaire. Or, le couteau avec lequel on a tué madame d'Orcival vous appartient...
-- Quoi ! c'est ce couteau, murmura Berthe.
-- On l'a laissé dans la blessure, et, si je le tirais de ce fourreau qui imite si bien un éventail, vous y verriez le sang de Julie Berthier... votre amie de pension.
-- C'est horrible.
-- Oui, c'est horrible... si horrible que personne n'aurait jamais pensé à vous accuser. Un hasard malheureux, une coïncidence fatale vous ont mise en cause... passagèrement, je l'espère. Il faut vous justifier, et j'ai à cœur de vous en fournir les moyens. Le meilleur de tous, c'est de prouver que vous étiez chez votre sœur à l'heure où on a frappé madame d'Orcival dans sa loge. La domestique de madame Crozon peut attester votre alibi. Pourquoi refusez-vous de la voir ?
Mademoiselle Lestérel se tut.
-- Comprenez donc, reprit M. Darcy, que le témoignage de cette femme sera décisif. Vous craignez peut-être qu'en vous rencontrant dans ce cabinet, elle ne vous prenne pour une accusée. Rassurez-vous. Je puis éviter de vous confronter avec elle. Vous allez, si vous le désirez, passer dans la pièce voisine, et l'interrogatoire aura lieu en votre absence.
-- Pourquoi l'interroger ? dit Berthe d'une voix étouffée. Elle vous dira qu'elle n'est pas venue cette nuit chez madame Cambry. Épargnez à ma sœur, je vous en supplie, la douleur d'apprendre que je me suis servie de son nom pour... mentir.
M. Darcy tressaillit. Il ne s'attendait pas à cette réponse.
-- Ainsi, reprit-il lentement, vous convenez maintenant que madame Crozon ne vous a envoyé personne hier soir. Alors l'histoire de la maladie subite de votre sœur a été inventée par vous, et vous n'avez pas mis les pieds rue Caumartin ?
Mademoiselle Lestérel garda le silence, un silence qui en disait assez.
-- Quelqu'un cependant est venu vous demander... une femme qui avait l'air d'une domestique... une femme qui savait que vous passiez la soirée avenue d'Eylau et qui avait une grave nouvelle à vous apprendre, car elle était fort émue ; madame Cambry me l'a dit. Nommez donc cette femme, afin que je la cite comme témoin, si sa déposition peut vous justifier.
-- Je ne la connais pas, balbutia Berthe.
-- Vous ne la connaissez pas, et vous l'avez suivie au milieu de la nuit ! Vous m'obligez à vous dire que votre système de défense est bien maladroit, et que j'arriverai vite à découvrir la vérité. On retrouvera le cocher du fiacre où vous êtes montée, et on saura où il vous a conduite. On retrouvera aussi la personne qui était avec vous, et si par hasard cette personne était la femme de chambre de madame d'Orcival, elle parlera. Elle racontera que sa maîtresse l'a envoyée chercher mademoiselle Lestérel, qui voulait... pourquoi pas ?... qui voulait voir le bal de l'Opéra.
C'était une perche que M. Darcy, en parlant ainsi, tendait à la pauvre enfant qui se noyait dans les réticences et dans les mensonges.
Berthe, au lieu de la saisir, secoua tristement la tête et murmura :
-- Ce n'était pas la femme de chambre de Julie Berthier.
-- C'est ce que je saurai bientôt, car j'entendrai tous les domestiques de madame d'Orcival. Je visiterai son hôtel, et je prendrai connaissance de tous les papiers qui s'y trouveront.
» Vous n'avez jamais écrit à votre ancienne amie ?
-- Jamais, monsieur, articula nettement Berthe.
M. Darcy sentit que, sur ce point, elle disait vrai, et il passa aussitôt à une question qu'assurément elle ne pouvait pas prévoir.
-- Avez-vous entendu parler du suicide du comte Golymine ? demanda-t-il.
Mademoiselle Lestérel pâlit, mais elle n'hésita pas à répondre :
-- Oui, monsieur. J'ai lu dans un journal le récit de cet événement.
-- Vous ne connaissiez pas ce comte Golymine ?
-- Non, monsieur. On me l'a montré une fois, à cheval, aux Champs-Élysées. Voilà tout.
-- Qui vous l'a montré ?
-- Une artiste italienne, madame Crisini, qui a souvent chanté avec moi dans des concerts.
Ce fut dit si franchement que le juge n'insista pas.
Dès le début de l'affaire, il avait eu l'idée que l'assassinat de Julia pouvait se rattacher au suicide de son ancien amant, s'y rattacher par un lien qui restait à découvrir, et il se promettait bien de faire des recherches dans ce sens.
Mais il était convaincu maintenant qu'il n'y avait jamais rien eu de commun entre mademoiselle Lestérel et le Lovelace polonais.
Il revint donc à l'attaque directe, quoiqu'il doutât encore de la culpabilité de la jeune fille.
-- Mademoiselle, commença-t-il, je vous ai signalé le danger auquel vous vous exposez en refusant de vous expliquer. Pour mieux vous montrer ce danger, je vais résumer en quelques mots la situation.
» Vous avez quitté à onze heures et demie le salon de madame Cambry. Vous l'avez quitté pour suivre une femme que vous prétendez ne pas connaître. Vous n'êtes pas allée chez votre sœur, et vous êtes rentrée chez vous, rue de Ponthieu, à quatre heures du matin.
» Qu'avez-vous fait de onze heures et demie à quatre heures ? Toute l'affaire est là.
Et, après une courte pause, il reprit :
-- Vous persistez à ne pas répondre. Je poursuis.
» Comment l'arme dont l'assassin s'est servie pour égorger madame d'Orcival a-t-elle passé de votre main dans la sienne ? Si vous me disiez que vous l'avez perdue dans la salle de l'Opéra, l'explication serait plausible, et j'en tiendrais grand compte. On peut admettre que cette arme a été ramassée dans un corridor, ou au foyer, par la femme qui s'en est servie... car c'est une femme... on l'a vue entrer dans la loge... on l'a vue en sortir. Mais il est impossible d'admettre que le poignard oublié par vous dans un fiacre ou dans la rue ait été trouvé précisément par une femme qui allait au bal pour tuer madame d'Orcival.
-- Je reconnais que c'est improbable, dit enfin Berthe, qui avait repris un peu de sang-froid. Mais je vous jure, monsieur, que je ne suis pas coupable. Je me défends mal, je le sais... je ne trouve rien à vous répondre quand vous m'interrogez. Mais si j'avais commis ce crime abominable, croyez-vous que je n'aurais pas pensé qu'on m'accuserait ? Croyez-vous que j'aurais choisi une arme si facile à reconnaître ? Croyez-vous que j'aurais porté cette arme chez madame Cambry... que je l'aurais montrée à M. Gaston Darcy ?
-- Non, sans doute, dit le juge frappé par ces raisons si simples et si justes. À une autre que vous, j'objecterais cependant que le meurtre a pu ne pas être prémédité, qu'il a peut-être suivi une querelle imprévue, et que, par conséquent, le fait d'avoir montré le poignard n'est pas une preuve absolue d'innocence.
» Mais je préfère vous répéter que vous pouvez fournir une explication beaucoup plus naturelle, explication qu'un sentiment très-louable vous empêche de donner.
» Je vous l'ai dit déjà, on concevrait très-bien que vous eussiez laissé tomber ce couteau dans la salle de l'Opéra. C'est probablement ce qui vous est arrivé, et si vous ne voulez pas en convenir, c'est que vous craignez de nuire à votre réputation, qui, je me plais à le reconnaître, est excellente.
» En vérité, vous avez tort. Le bal de l'Opéra n'est pas une école de mœurs, et vous n'y étiez pas à votre place. Mais de ce que vous y êtes allée, personne ne conclura que vous y avez laissé votre honneur. La curiosité vous y a entraînée. C'est fort excusable. Bien d'autres, et du meilleur monde, ont cédé à la tentation. Elles ne s'en sont pas vantées, mais celles qu'on y a reconnues n'ont pas été pour cela mises au ban des honnêtes femmes.
Tout en parlant avec une chaleur communicative, M. Darcy suivait sur le visage de Berthe l'effet de son discours, et il crut voir qu'il avait touché juste.
-- C'est une simple confidence que je vous demande, reprit-il, une confidence dont je n'abuserai pas, croyez-le. Dites-moi que vous êtes allée au bal. Dites-moi que vous y êtes allée avec une amie qui vous a envoyé sa femme de chambre pour vous prier de l'accompagner. Et quand vous m'aurez dit cela, quand vous m'aurez nommé cette amie, je ferai en sorte de vérifier votre dire, sans que vous soyez compromise.
La figure de mademoiselle Lestérel s'était éclaircie pendant que le juge parlait pour excuser les imprudents qui s'aventurent au bal masqué ; elle redevint sombre dès qu'il parla de contrôler le récit qu'il sollicitait.
-- Je n'ai pas d'amies, murmura Berthe.
M. Darcy ne chercha point à cacher la surprise douloureuse que lui causait cette réponse. On put lire sur sa physionomie qu'il commençait à penser que la jeune fille n'avait pas la conscience nette, et qu'il était temps de la traiter comme une prévenue ordinaire.
Et pourtant il lui semblait encore impossible que cette douce et frêle créature eût frappé mortellement Julia d'Orcival, que sous son front si pur eût germé un dessein homicide, que sa main blanche et délicate se fût souillée de sang.
Il lui vint une idée, et il voulut tenter un dernier effort.
-- Il paraît que je me trompais, dit-il lentement. Vous persistez à soutenir que vous n'êtes pas allée à l'Opéra. Vous avez avoué que vous n'êtes pas allée chez votre sœur. Où donc avez-vous passé les heures qui se sont écoulées entre votre départ de l'avenue d'Eylau et votre rentrée rue de Ponthieu ? Vous sentez bien qu'il faut que vous expliquiez l'emploi de votre temps, et cependant vous ne fournissez aucune explication.
» Il y a en une à laquelle je suis forcé de m'arrêter, puisque vous refusez de m'en donner une autre.
» Et, avant de vous demander si celle que j'ai trouvée est la vraie, je dois vous rappeler, si vous l'avez oublié, ou vous apprendre, si vous l'ignorez, qu'un juge est un confesseur, et que la discrétion la plus absolue est le premier de ses devoirs professionnels.
» Mon greffier, qui écrit au bout de cette table, est lié par les mêmes obligations que moi.
» Vous pouvez donc parler sans crainte. Nul ne saura ce que vous me confierez, car ma mission se borne à rechercher par qui le crime a été commis, et je ne dois pas me souvenir des déclarations d'un témoin, quand ces déclarations n'ont pas trait à l'affaire que j'instruis.
» Ainsi, mademoiselle, si vous me disiez... pardonnez-moi d'en venir là... si vous me disiez que, de minuit à quatre heures, vous êtes restée chez... un ami, je m'assurerais du fait, je m'en assurerais avec toute la prudence possible... et je l'oublierais ensuite.
La jeune fille tressaillit, et de grosses larmes roulèrent sur ses joues pâles.
-- Je comprends, monsieur, murmura-t-elle. Vous croyez que j'ai un amant. Il me manquait cette humiliation.
-- À Dieu ne plaise que je veuille vous humilier, dit M. Darcy très-ému. Je cherche la vérité, et ce n'est pas ma faute si je suis obligé de la chercher là où elle n'est pas... je le vois maintenant. Vous ne me ferez pas l'injure de penser que je vous soupçonnerais d'avoir failli, si ce soupçon ne m'était, pour ainsi dire, imposé par les refus obstinés que vous m'opposez.
Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Elle pleurait.
-- Mademoiselle, reprit le digne magistrat, je ne veux pas profiter de l'émotion qui vous égare. Remettez-vous. Réfléchissez. Envisagez sérieusement les conséquences de l'attitude qu'il vous a plu de prendre envers un juge bienveillant. Peut-être ne comprenez-vous pas encore que je vais être forcé de vous traiter comme si vous étiez coupable, puisque vous ne voulez pas prononcer le mot qui démontrerait votre innocence.
» Qui vous retient ? Craignez-vous de compromettre quelqu'un ? Vous ne songez pas que, si je suis réduit à vous faire arrêter, j'userai de toutes les ressources dont je dispose pour découvrir ce que vous tenez tant à me cacher. Et j'y parviendrai, n'en doutez pas. Tout apparaîtra au grand jour, et il ne dépendra plus de moi d'empêcher l'éclat que vous redoutez.
» Tenez ! mademoiselle, je puis bien vous le dire. J'entrevois qu'il y a dans cette affaire un mystère que vous êtes seule en état d'éclaircir. J'entrevois que vous vous sacrifiez pour un autre. Eh bien, vous obéissez à une idée fausse. Si, avant de sortir d'ici, vous consentiez à m'avouer la vérité, je pourrais peut-être sauver la personne pour laquelle vous vous dévouez si généreusement... je devrais dire si follement. Dans quelques instants, il sera trop tard. L'affaire suivra son cours naturel, et la justice atteindra le but, sans se préoccuper de considérations qui peuvent me toucher, moi, homme, mais qui n'existent pas pour elle.
Berthe sanglotait. Sur ses traits décomposés, on lisait qu'elle soutenait une violente lutte intérieure, mais elle se taisait toujours.
-- Ainsi, continua M. Darcy, vous persistez à ne pas vous justifier. Ainsi, je vais être forcé d'apprendre à madame Cambry que mademoiselle Lestérel, qu'elle appelait son amie, a été arrêtée comme prévenue d'assassinat.
Il avait réservé pour la fin cette adjuration, et il put croire un instant que la jeune fille allait y céder.
Berthe tendit vers lui des mains suppliantes, sa bouche s'ouvrit pour parler, mais l'aveu expira sur ses lèvres...
-- Non, murmura-t-elle, non... c'est assez d'un meurtre... je ne peux pas... je ne peux pas...
Et elle ajouta, si bas qu'on l'entendit à peine :
-- Faites de moi ce que vous voudrez.
M. Darcy eut un geste de douloureuse surprise, et dit à son greffier, en lui désignant une formule imprimée :
-- Écrivez sur ce mandat d'arrêt le nom de mademoiselle Berthe Lestérel.
CHAPITRE VII
Gaston était sorti fort à contrecœur du cabinet de M. Roger Darcy, et, dans le trouble où l'avait jeté la dernière réponse de ce juge résolu à faire son devoir, il n'avait pas songé à lui demander où et quand il le reverrait.
Il ne doutait pas de l'innocence de mademoiselle Lestérel, mais il lui tardait d'apprendre qu'elle était complètement justifiée, et il n'était pas d'humeur à patienter jusqu'au lendemain pour connaître le résultat de l'interrogatoire. Aussi se décida-t-il à ne pas s'éloigner et à attendre son oncle devant la porte qui s'ouvre sur le boulevard du Palais.
Le coupé du juge d'instruction stationnait devant cette porte. Gaston, qui l'y avait vu en arrivant, l'y retrouva près du sien.
Les deux cochers se rencontraient souvent rue Montaigne et rue Rougemont, et ils n'avaient pas manqué une si belle occasion de bavarder. Ils étaient descendus de leurs sièges et ils causaient avec un garde de Paris, lequel avait tout l'air de leur conter une histoire intéressante, car ils l'écoutaient très-attentivement.
Darcy devina sans peine qu'il leur parlait du crime de l'Opéra. La nouvelle circulait déjà dans Paris, et elle était certainement arrivée de très-bonne heure à la Préfecture de police qui confine au Palais. Ce soldat devait être bien informé, d'autant qu'il avait dû voir passer le magistrat instructeur, le greffier, les commissaires, les agents, tout le personnel qu'un assassinat met en mouvement.
L'apparition de Darcy mit fin au colloque. Les cochers s'empressèrent de remonter sur leurs sièges et de reprendre la pose classique des cochers de bonne maison : les rênes bien rassemblées dans la main gauche, le fouet haut dans la main droite, les yeux fixés sur la tête du cheval. Le soldat se remit de planton à l'entrée du passage voûté qui conduit à la cour de la Sainte-Chapelle. Gaston eut donc toute liberté de se promener sur le large trottoir et de donner audience aux réflexions qui se présentaient en foule à son esprit.
Ces réflexions n'étaient pas gaies, on peut le croire. Il se reprochait amèrement d'avoir, par son étourderie, jeté mademoiselle Lestérel dans une déplorable aventure, et il commençait à entrevoir que cette aventure pourrait mal finir. Il ne se dissimulait plus la gravité des indices qui accusaient Berthe ; il savait que son oncle n'hésiterait pas à la faire arrêter s'il la croyait coupable. Et, comme il avait l'imagination vive, il apercevait les plus extrêmes conséquences d'une arrestation. Il voyait la cour d'assises. Il entendait la voix émue du chef du jury lisant le verdict. Toutes les légendes sur les innocents condamnés lui revenaient à la mémoire. Il pensait à Lesurques. Et il se disait qu'une erreur judiciaire pouvait envoyer à l'échafaud la femme qu'il aimait.
Car il l'aimait plus ardemment que jamais, cette jeune fille qu'en ce moment même on interrogeait comme une criminelle. L'étrange fatalité dont elle était victime surexcitait l'amour de Darcy, et il se serait cru le plus lâche des hommes s'il eût abandonné mademoiselle Lestérel dans le malheur.
Du reste, il ne désespérait pas. Il se flattait même qu'après une courte explication, le magistrat, mieux informé, allait renvoyer la pauvre enfant avec de bonnes paroles, et il comptait bien l'aborder quand elle allait sortir de ce redoutable édifice où on sonde les consciences, l'aborder pour lui dire tout ce qu'il avait sur le cœur, pour lui demander pardon de l'avoir compromise, et pour lui jurer que ses sentiments n'avaient pas changé.
Il calculait que l'épreuve durerait à peine une heure, que bientôt il allait voir paraître Berthe, puis, quelques instants après, M. Roger Darcy, qu'il tenait essentiellement à entretenir le plus tôt possible. Il se promettait de ne pas quitter la place avant de s'être abouché successivement avec la prévenue justifiée et avec le juge guéri de ses soupçons.
Il faisait froid. Le vent soufflait du nord, et une station en plein air n'avait rien d'agréable par ce temps aigre ; mais les amoureux s'inquiètent peu des inclémences de l'hiver. Gaston se mit bravement à battre la semelle sur l'asphalte, sans s'écarter du passage qu'il surveillait. La présence des deux cochers le contrariait plus que la bise, car il sentait bien qu'ils se demandaient pourquoi il piétinait ainsi, au lieu de remonter dans sa voiture. Il aurait volontiers renvoyé la sienne, mais il ne pouvait guère se permettre de renvoyer celle de son oncle, et il se résigna à subir cet espionnage domestique. Le garde de Paris le gênait aussi. Ce vigilant militaire ne le perdait pas de vue et s'étonnait sans doute qu'un bourgeois bien mis restât en faction à la porte du Palais, au lieu d'aller se réchauffer dans un café. Gaston songeait à lui dire qu'il était le neveu de M. Darcy, juge d'instruction, et qu'il attendait son oncle, lorsqu'un fiacre s'arrêta devant la porte.
De ce fiacre sortit un homme qui avait la mine d'un agent de la sûreté, puis une femme dont la figure n'était pas inconnue à Gaston. Il chercha à se rappeler où il l'avait déjà rencontrée, et, à force de chercher, il finit par se souvenir, que, le jour où il était allé chez la sœur de Berthe, il avait vu cette femme gardant la voiture qui portait les bagages du mari.
-- Bon ! pensa-t-il, c'est la bonne de madame Crozon, celle qui est venue hier soir chercher mademoiselle Lestérel chez madame Cambry. Mon oncle la fait appeler pour recevoir son témoignage, et cette fille va déclarer qu'elle a conduit mademoiselle Lestérel rue Caumartin. Il n'en faut pas plus pour établir que mademoiselle Lestérel n'est pas allée à l'Opéra. Je suis tranquille maintenant. L'affaire n'aura pas de suite. Et d'ici à dix minutes, l'interrogatoire sera terminé. Berthe sera libre.
-- Tiens ! Darcy ! dit une voix. Que diable faites-vous ici ?
Gaston se retourna et se trouva face à face avec Lolif. Le reporter par vocation était radieux. Sa figure niaise avait pris une expression toute nouvelle, un air important et satisfait.
-- Qu'y venez-vous faire vous-même ? demanda Darcy que cette rencontre surprenait désagréablement.
-- Comment ! vous ne savez pas ?... Ah ! au fait, vous êtes parti cette nuit bien avant la fin du bal. Mais votre oncle est chargé d'instruire l'affaire. Il a dû vous dire que Julia d'Orcival a été assassinée dans sa loge, et que...
-- Et que vous prétendez être en mesure de donner des éclaircissements sur cette étrange histoire. Oui, il m'a dit cela. Mais je suppose que vous n'êtes pas mieux informé que moi. J'étais avec vous dans la loge du Cercle, j'ai vu comme vous un domino entrer dans la loge de cette pauvre Julia.
-- Oh ! vous, mon cher, vous n'êtes pas observateur. Vous n'avez pas comme moi remarqué la taille et la tournure de cette femme en domino qui a certainement fait le coup, les moindres détails de son costume. Vous n'avez pas relevé le cadavre.
-- C'est un avantage que je ne vous envie pas, dit Gaston avec impatience. En somme, que savez-vous ?
-- Beaucoup de choses. Mais vous me permettrez de ne pas vous les confier. Je suis témoin ; et vous, neveu d'un magistrat, vous n'ignorez pas qu'un témoin a des devoirs sacrés. Le premier de tous, c'est la discrétion la plus absolue. Je ne puis rien dire à personne avant d'avoir déposé devant le juge d'instruction qui m'a fait l'honneur de me citer.
-- Pardon, répliqua ironiquement Darcy, j'oubliais que vous exercez un sacerdoce. Vous m'en faites souvenir. Je me garderai bien d'insister et même de vous retenir. Allez éclairer la justice... et surtout tâchez de ne pas l'égarer.
-- Pour qui me prenez-vous ? Ne savez-vous pas que je suis doué d'un coup d'œil infaillible ? Rapportez-vous-en à moi pour faire condamner l'abominable femelle qui a assassiné madame d'Orcival. Julia sera vengée, grâce à votre ami Lolif. J'ai déjà recueilli une masse de preuves. Je les compare, je les pèse, je les groupe, et, quand j'en aurai formé un faisceau, vous en verrez jaillir la lumière.
-- La lumière d'un faisceau ! c'est très-joli.
-- Riez. Vous ne vous moquerez plus de moi quand votre oncle vous dira que je lui ai indiqué la vraie piste.
-- Allez donc le voir bien vite.
-- J'y vais. Adieu, mon cher. Si vous venez ce soir au cercle, je pourrai peut-être vous en dire davantage.
Sur cette promesse qui fit hausser les épaules à Darcy, Lolif tourna les talons et entra dans la cour avec la majesté d'un homme qui apporte la solution d'un problème.
La servante de madame Crozon et l'agent qui la conduisait l'y avaient précédé. Gaston se retrouva seul sur le trottoir entre les cochers, toujours au port d'armes, et le garde de Paris qui continuait à se promener.
Les ridicules discours de Lolif avaient un peu troublé la joie de l'amoureux, et il se disait :
-- Pourvu que cet imbécile n'aille pas embrouiller l'affaire avec les absurdes romans qu'il tire de sa cervelle. Il ne sait rien, mais il est capable de tout inventer. Je ne comprends pas qu'on l'ait fait appeler. Heureusement, il ne connaît pas mademoiselle Lestérel. S'il la connaissait ou si seulement il se doutait que la fatalité l'a mêlée à cette histoire, sa tête détraquée enfanterait quelque rapprochement extravagant. Mais il ne se doute de rien.
» Il ne verra même pas Berthe, car mon oncle a pris ses précautions pour que personne ne la rencontre dans les corridors. Et puis, je l'ai renseigné, mon oncle. Je l'ai prévenu que Lolif est un visionnaire, et que ses appréciations n'ont aucune valeur.
En raisonnant ainsi, Gaston cherchait à se rassurer et n'y parvenait qu'à moitié. Le temps s'écoulait, et mademoiselle Lestérel ne paraissait pas. L'interrogatoire se prolongeait donc, et, pour qu'il se prolongeât, il fallait que M. Roger Darcy n'eût pas jugé satisfaisantes les premières réponses de la jeune fille.
-- Il attend pour la renvoyer que la confrontation avec cette femme de chambre soit terminée, pensait Gaston, tout heureux de s'expliquer à lui-même un retard qui l'inquiétait cruellement.
Mais un quart d'heure se passa, puis une demi-heure, et personne ne sortit du Palais.
En revanche, il y entra des gens qui, à en juger par leurs allures, devaient être des témoins, entre autres une grosse femme que Darcy crut reconnaître pour l'avoir vue ouvrir les loges à l'Opéra.
Évidemment, l'affaire se compliquait, et la confrontation avec la bonne de madame Crozon n'était pas la seule à laquelle on eût soumis mademoiselle Lestérel. C'était de mauvais augure, et Darcy ne pouvait plus se dissimuler qu'il avait espéré trop vite.
Un nouvel incident vint tout à coup chasser les sombres pressentiments qui commençaient à l'assiéger.
Il vit encore une fois descendre d'une voiture de place un agent de la sûreté et une femme élégamment vêtue, celle-là, et portant chapeau, une femme qui, en l'apercevant, courut à lui.
C'était Mariette, la camériste de madame d'Orcival, Mariette en grand deuil, et fort émue.
-- Ah ! monsieur, quel malheur ! s'écria-t-elle ; cette pauvre madame... mourir si jeune ! c'est affreux !
-- Vous venez témoigner ? demanda Darcy.
-- Oui, monsieur, et je vais tout dire, et ma chère maîtresse sera vengée.
-- Vous direz tout ! répéta Gaston. Comment ! est-ce que...
-- Je connais la gueuse qui a tué madame. Je vais la dénoncer au juge. On trouvera des preuves, je les indiquerai, et j'espère bien qu'on la guillotinera. Si on lui faisait grâce, elle ne mourrait que de ma main.
-- Son nom ! Dites-moi son nom !
Mariette ouvrait la bouche pour répondre, mais l'agent qui était resté en arrière, parce qu'il payait le fiacre, l'agent vint se jeter à la traverse et lui coupa la parole. Il surgit tout à coup entre elle et Darcy qu'il écarta sans se gêner.
-- Assez causé comme ça, dit-il rudement. J'ai ordre de vous amener devant le juge d'instruction, et vous n'êtes pas ici dans son cabinet. Faites-moi le plaisir de vous taire et de marcher. On vous attend là-haut.
La soubrette n'osa plus souffler mot et suivit docilement son surveillant. Elle avait été élevée dans la crainte des policiers, et elle ne tenait pas du tout à se brouiller avec la justice.
Darcy, sentant qu'il n'était pas en situation d'intervenir, se contenta de lui crier :
-- Je serai chez moi demain matin jusqu'à midi.
Il la vit disparaître sous la voûte, et il se reprit à espérer que ses angoisses touchaient à leur terme. La femme de chambre de Julia connaissait la coupable. Elle allait la désigner, et l'innocence de Berthe allait éclater.
-- Mon oncle a été bien inspiré de faire tout de suite appeler Mariette, pensait-il. Et il est trop humain pour retarder d'une seule minute la mise en liberté de mademoiselle Lestérel. Je vais donc la revoir, lui dire tout ce que j'ai souffert pendant qu'on l'interrogeait. Elle va sortir dans un quart d'heure, car Mariette n'a qu'à parler pour détruire cette stupide accusation.
Darcy ne se trompait pas de beaucoup dans son évaluation. Au bout de vingt minutes, un fiacre apparut au fond de la cour, un fiacre qui s'avançait au pas, et il eut aussitôt la pensée que ce fiacre emmenait la jeune fille. Il se plaça près de la porte, et quand la voiture passa devant lui, il reconnut, à travers la glace levée, Berthe assise dans le fond.
Il vit en même temps qu'elle n'était pas seule. Un homme coiffé d'une casquette à galon d'argent siégeait à côté d'elle, et cet homme avait pour vis-à-vis l'individu qui tout à l'heure escortait la soubrette.
Darcy reçut un coup au cœur.
-- Arrêtée, murmura-t-il, elle est arrêtée ! à moins que...
Le fiacre déboucha sur le boulevard du Palais et tourna vers le Pont-au-Change.
Darcy courut à son coupé et s'y jeta en disant à son cocher :
-- Suivez cette voiture.
Gaston espérait encore. Les amoureux espèrent toujours et quand même.
-- Non, pensait-il, non, c'est impossible... on ne la conduit pas en prison... on la conduit chez elle, rue de Ponthieu. Et j'y arriverai en même temps qu'elle... je serai là quand elle descendra... je m'approcherai... je lui parlerai... je dirai aux gens qui l'emmènent que je suis le neveu du juge d'instruction.
Le fiacre roulait lentement sur le Pont-au-Change.
-- Voyons, se disait Darcy, en cherchant à remettre de l'ordre dans ses idées, si elle va rue de Ponthieu, le fiacre va tourner à gauche quand il arrivera au bout du pont... si, au contraire, mademoiselle Lestérel est arrêtée, le fiacre tournera à droite... c'est le chemin pour aller à Mazas... et c'est à Mazas qu'on met les prévenus.
Le fiacre ne tourna ni d'un côté ni de l'autre. Il traversa la place du Châtelet, et il enfila le boulevard de Sébastopol.
-- Bon ! pensa Darcy, maintenant je suis rassuré. Il s'agit sans doute d'une perquisition à domicile... pas au sien, puisqu'elle demeure tout près des Champs-Élysées. Mais où ce commissaire la mène-t-il ? Car c'est bien un commissaire qui l'accompagne... il a même avec lui un agent subalterne.
Là ses inquiétudes le reprirent.
-- Ah ! j'y suis, murmura-t-il après un instant de réflexion. Elle va rue Caumartin... par les boulevards... et je m'explique pourquoi elle y va. Mon oncle est un juge consciencieux... méticuleux même. Il ne se sera pas contenté de la déposition de la bonne. Il aura voulu contrôler cette déposition par le témoignage de la sœur.
» C'est assez naturel, j'ai fait comme lui, mardi dernier, moi. J'ai poussé la défiance jusqu'à monter chez madame Crozon pour savoir si mademoiselle Lestérel m'avait dit la vérité.
» Et, comme cette sœur ne peut pas se déplacer, parce qu'elle est malade, mon oncle lui envoie pour l'interroger un commissaire de police. Il a compris que Berthe ne doit pas être traitée comme une prévenue ordinaire, et qu'il serait cruel de retarder sa délivrance. Après un quart d'heure d'explication, tout sera fini.
Le fiacre roulait toujours à dix pas devant le coupé, et Gaston ne le perdait pas de vue.
-- Pourvu que le marin furibond n'assiste pas à cette explication, dit-il en se parlant à lui-même. Ses soupçons sur sa femme se réveilleraient. Il éclaterait et il gâterait tout par ses violences. Sans compter que, désormais, il ne croira plus aux serments de sa belle-sœur. Mais je ne puis rien à cela. Mon intervention serait plus nuisible qu'utile.
Gaston commençait à se rassurer, mais une objection lui vint à l'esprit et le rejeta dans de grandes perplexités.
-- Comment, se demanda-t-il, comment la déclaration de Mariette n'a-t-elle pas suffi pour démontrer l'innocence de mademoiselle Lestérel ? Mariette m'a affirmé tout à l'heure qu'elle connaissait la femme qui a tué Julia. Mon oncle n'a donc pas interrogé Mariette ? Mais non, au fait, il n'a pas eu le temps de l'interroger avant le départ de Berthe. Quand Mariette est entrée dans son cabinet, Berthe n'y était plus. Il venait de l'envoyer rue Caumartin. Il y a plusieurs escaliers. Berthe descendait par l'un, pendant que Mariette montait par l'autre. Si mon oncle avait attendu quelques instants de plus, il eût certainement épargné à mademoiselle Lestérel ce déplaisant voyage.
» Mais tout est bien qui finit bien. Elle n'a pas longtemps à souffrir.
Ces raisonnements, quelque peu hasardés, le maintinrent en joie jusqu'au moment où le fiacre arriva au bout du boulevard de Sébastopol. Il eut même alors la satisfaction de voir que le cocher de ce fiacre prenait à gauche, comme pour gagner la rue Caumartin ; mais cette satisfaction fut de courte durée.
Le cocher tourna encore, à droite cette fois, et la voiture se mit à remonter le faubourg Saint-Denis.
On eût dit que le commissaire chargé d'escorter Berthe savait que Gaston la suivait, et que ce commissaire prenait un malin plaisir à déranger l'une après l'autre toutes les suppositions du pauvre amoureux.
Où menait-on mademoiselle Lestérel ? Darcy n'y comprenait plus rien. Le faubourg aboutit à la barrière. Darcy se disait que, du moins, on ne la menait pas en prison, car l'idée qu'on enferme tous les prévenus à Mazas s'était logée dans sa tête, et il n'en démordait pas.
En revanche, il se rappela tout à coup que l'agent qu'il avait aperçu dans le fiacre était précisément celui qui avait amené Mariette. Darcy avait très-bien reconnu la figure de ce policier. Il lui fallait donc renoncer à croire que le juge avait remis Berthe au commissaire avant d'avoir interrogé la femme de chambre. La dernière espérance dont il s'était bercé s'évanouissait.
Cependant le fiacre marchait toujours au petit trot des deux rosses qui le traînaient. Gaston se représentait mademoiselle Lestérel affaissée sur les coussins poudreux de cette prison roulante, humiliée, obligée peut-être de répondre à des questions insidieuses, et il se demandait avec colère comment M. Roger Darcy avait pu livrer ainsi à des gens de police une jeune fille que son passé irréprochable aurait dû préserver d'un tel outrage.
-- Je ne serai jamais magistrat, disait-il entre ses dents. La pratique de ces fonctions-là endurcit le cœur. Et le plus éclairé des juges en arrive, avec le temps, à prendre tous les prévenus pour des coupables.
Pendant qu'il exhalait ainsi son indignation, il s'aperçut que le fiacre s'était mis au pas et qu'il obliquait à gauche. On était arrivé à la montée qui se présente un peu avant le point d'intersection du faubourg Saint-Denis et du boulevard Magenta.
-- Est-ce qu'il va s'arrêter là ? se demandait Darcy. Oui... il oblique de plus en plus... il rase le trottoir... quel renseignement le commissaire vient-il chercher dans ce quartier ? Et qu'est-ce que c'est que cette vieille maison avec une énorme porte cochère ?
Le fiacre s'arrêta en effet devant cette porte monumentale, et Darcy vit descendre l'agent de la sûreté, puis le commissaire, puis Berthe, qui cachait sa figure avec un mouchoir trempé de larmes.
Fidèle à sa consigne, le cocher du coupé avait retenu son cheval, dès qu'il s'était aperçu que la voiture qu'il avait ordre de suivre ralentissait son allure. Lorsqu'elle se rangea contre le trottoir, il vint se placer derrière elle, pas trop loin, pas trop près non plus.
Le premier mouvement de Darcy fut de sauter à terre et de courir à mademoiselle Lestérel, mais il aperçut promptement les conséquences possibles d'une pareille incartade. À quel titre se serait-il mêlé des affaires de la justice ? Sa qualité de neveu d'un magistrat instructeur ne lui conférait assurément pas le droit d'interpeller les agents judiciaires et d'entraver leurs opérations. Il se contint donc, et il resta dans sa voiture, ému et regardant de tous ses yeux.
Le policier en sous-ordre se fit ouvrir une petite porte placée à côté de la grande. Berthe entra suivie par le commissaire, et la porte se referma sournoisement. Ce fut si vite fait que les passants n'y prirent pas garde. Mais Darcy comprit enfin. Il vit inscrit sur le fronton de ce triste édifice les mots : Maison d'arrêt, et la mémoire lui revint tout à coup.
-- Saint-Lazare ! murmura-t-il. On la jette à Saint-Lazare !
Comment, lui qui savait son Paris sur le bout du doigt, comment avait-il pu oublier que la prison réservée aux femmes est située vers le milieu du faubourg Saint-Denis ? Comment s'était-il illusionné au point de se persuader que cette promenade en fiacre n'allait pas finir par une incarcération ? Il était trop ému pour s'interroger lui-même, et il ne songea point à interroger les autres. Que lui aurait appris l'agent qui était resté sur le trottoir pendant que le commissaire faisait écrouer mademoiselle Lestérel ? La terrible inscription en disait assez. Berthe venait de franchir le seuil de l'infâme maison où on enferme les impures. Seul, M. Roger Darcy pouvait dire pourquoi il avait jeté cet ange dans cet enfer.
Gaston pensa d'abord à se faire ramener au Palais. Son oncle devait y être encore. Mais il craignit de ne pas être reçu. L'intraitable magistrat avait dû le consigner pour toute la durée de cette première audience. Mieux valait aller chez lui et attendre qu'il rentrât.
-- Rue Rougemont, dit le jeune homme à son cocher, qui n'eut qu'à rendre la main pour que l'alezan qu'il maintenait à grand'peine partit à fond de train.
Le trajet, assez court du reste, fut fait en quelques minutes, et le coupé s'arrêta devant la grille qui séparait de la rue la cour de l'hôtel du juge le mieux logé qu'il y eût dans Paris.
Gaston, en descendant de voiture, avisa le valet de chambre de son oncle parlementant à la portière d'un autre coupé. Une main de femme, une main finement gantée, tendait à ce valet de chambre une carte de visite.
En toute autre circonstance, Gaston se serait discrètement tenu à l'écart. Mais il était trop agité pour mesurer ses mouvements, et il lui tardait de savoir si son oncle était de retour. Il s'avança afin de se renseigner auprès du domestique, et il fut assez surpris de voir que la visiteuse était madame Cambry.
Il la salua, et il allait s'en tenir à ce salut obligé, n'étant pas d'humeur à échanger des phrases polies avec la belle veuve ; mais ce fut elle qui lui adressa la parole.
-- Je suis bien heureuse de vous rencontrer, monsieur, lui dit-elle. Je venais voir M. Roger Darcy. Cela vous étonne... mais il y a des cas où on passe pardessus les usages... et je suis sûre que vous m'approuverez. On m'apprend que M. votre oncle est au Palais. Pensez-vous qu'il revienne bientôt ?
-- Je l'espère, madame, répondit Gaston. Moi aussi, il faut que je le voie.
En domestique bien stylé, le valet de chambre avait battu en retraite dès que le neveu de son maître s'était approché de la voiture.
-- Vous venez lui parler de Berthe, s'écria madame Cambry.
-- Quoi ! vous savez...
-- Je sais tout et je ne sais rien. Mes gens m'ont appris ce matin qu'un crime épouvantable avait été commis cette nuit au bal de l'Opéra... sur une femme... et par une femme. Le récit qu'on m'a fait m'a bouleversée. J'étais déjà très-souffrante, et je n'étais pas sortie depuis deux jours. J'ai pensé qu'un tour au Bois me remettrait, et que Berthe serait bien aise de profiter de ma voiture pour se promener. J'ai fait arrêter rue de Ponthieu. Il y avait un rassemblement dans la loge du concierge. Mon valet de pied est venu me dire qu'on y racontait que mademoiselle Lestérel venait d'être emmenée par un commissaire de police et conduite devant M. Darcy, juge d'instruction... qu'elle était accusée de cet assassinat. Je n'ai pas cru à ces propos, mais ils m'ont effrayée. J'aime Berthe comme j'aimerais une sœur. On avait nommé votre oncle. J'ai pensé qu'il me tirerait d'inquiétude, et je suis accourue ici. Je ne l'ai pas rencontré, mais vous voilà, vous, monsieur, qui vous intéressez aussi à cette chère enfant. Parlez, je vous en supplie. Dites-moi que ces bruits ne sont pas fondés... ou que Berthe a été soupçonnée par erreur.
-- Par erreur, oui, madame, répondit amèrement Gaston ; mais il y a des erreurs qui tuent. Mademoiselle Lestérel a été arrêtée après avoir subi un interrogatoire, et, à cette heure, elle est en prison.
-- En prison ! mais Berthe n'est pas coupable. Pourquoi aurait-elle tué cette femme ? Quelle coïncidence fatale a donc égaré la justice ? Et comment M. Darcy a-t-il pu s'abuser au point de signer un ordre d'arrestation ?
-- C'est ce que je viens lui demander, et je vous le jure, madame, quelle que soit sa réponse, je ne cesserai pas de croire à l'innocence de mademoiselle Lestérel, et je la défendrai contre ceux qui l'accusent, contre mon oncle, s'il le faut.
-- Je vous y aiderai, monsieur. Je dirai que Berthe est la plus pure, la plus douce, la plus vertueuse des jeunes filles ; je raconterai sa vie, qui n'a été qu'un long sacrifice ; j'attesterai l'irréprochabilité de sa conduite, l'élévation de ses sentiments, la bonté de son cœur. Je répondrai d'elle. Et je suis certaine que nous la sauverons.
Les larmes étouffèrent la voix de madame Cambry. Gaston, profondément touché, lui prit les mains, et, en les serrant dans les siennes, il vit que la généreuse amie de mademoiselle Lestérel était pâle et tremblante.
-- Merci, madame, dit-il chaleureusement, merci pour la pauvre persécutée. Oui, nous la sauverons, et Dieu vous récompensera de ce que vous ferez pour elle. Je compte sur votre appui pour convertir mon oncle à nos idées, et, si vous le permettez, je vous tiendrai au courant de mes démarches. Mais vous souffrez, je le vois, et je vous supplie de me laisser agir seul d'abord. Mon oncle va rentrer et...
-- Vous avez raison, monsieur, répondit madame Cambry, M. Roger Darcy pourrait trouver que mon intervention est prématurée. Je lui serai reconnaissante s'il veut bien passer demain chez moi... j'aurai grand plaisir à vous recevoir aussi, et j'espère que vous m'apporterez bientôt de bonnes nouvelles.
» Veuillez dire à mon cocher de me ramener à mon hôtel.
Gaston transmit l'ordre, et la voiture de la belle veuve partit aussitôt.
Au coin du boulevard, elle se croisa avec celle du juge d'instruction, qui revenait du Palais.
-- Enfin ! murmura Gaston en voyant M. Roger Darcy sauter hors de son coupé, sans attendre que son cocher fît ouvrir la grille.
L'oncle avait encore sa figure de magistrat, une figure que d'ordinaire il quittait à la porte de son cabinet de juge d'instruction.
-- Ah ! te voilà ! dit-il assez froidement. Je suis bien aise de te rencontrer. J'ai à te parler. N'est-ce pas madame Cambry que je viens d'apercevoir en voiture ?
-- Oui, j'ai trouvé son coupé à votre porte.
-- Comment ! elle venait chez moi ! Au fait, pourquoi pas ? J'oublie toujours que j'ai l'âge d'un père de famille. Sais-tu ce qu'elle avait à me dire ?
-- Vous ne le devinez pas ?
-- Je le devine maintenant, à ton air. Elle connaît donc la triste nouvelle ?
-- Elle l'a apprise en allant chercher mademoiselle Lestérel pour faire avec elle une promenade au bois de Boulogne.
M. Darcy ne dit mot, mais sa figure se rembrunit. Évidemment, Gaston venait de lui causer une impression pénible en lui rappelant que la charmante veuve honorait Berthe de son amitié.
Il traversa rapidement la cour, suivi par son neveu qui se préparait à livrer un vigoureux assaut aux convictions du juge, et il monta quatre à quatre les marches de l'escalier.
Cette hâte était un signe non équivoque d'agitation d'esprit, et d'autres signes confirmèrent bientôt celui-là.
M. Darcy, en entrant dans son cabinet de travail, jeta son chapeau sur une table, son pardessus et son habit sur une chaise, endossa un veston, alla se placer debout devant la cheminée et se mit à regarder fixement Gaston, qui ne baissa pas les yeux.
Il y avait dans ce regard de la sévérité ; il y avait aussi de la pitié et même de l'attendrissement.
-- Eh bien, mon oncle ? demanda Gaston d'une voix qui trahissait une profonde émotion, en dépit des efforts qu'il faisait pour paraître calme.
-- Eh bien, mon ami, dit tristement l'oncle, la séance a mal fini. J'ai dû convertir le mandat d'amener en mandat de dépôt. Je me sers des termes techniques pour bien te faire apprécier la situation. La mesure que j'ai été obligé de prendre ne préjuge rien. J'ai fait amener devant moi mademoiselle Lestérel, je l'ai interrogée, j'ai trouvé qu'il y avait contre elle des charges suffisantes, et que je ne pouvais pas encore la mettre en liberté. Voilà tout.
-- Cela signifie que vous l'avez envoyée en prison. Et dans quelle prison, grand Dieu ! à Saint-Lazare ! Mademoiselle Lestérel, que madame Cambry appelle son amie, est enfermée avec des filles ! Vous auriez pu du moins lui épargner cette humiliation.
-- Mon cher, tu devrais réfléchir avant de parler. Tu devrais aussi savoir qu'il n'existe pas à Paris d'autre maison de détention pour les femmes que Saint-Lazare. Depuis trente ans et plus, les préfets de police demandent qu'on en construise une autre afin de loger les prévenues, et, depuis trente ans, ceux qui tiennent les cordons de la bourse refusent d'affecter des fonds à cet usage. Ils aiment mieux bâtir des casernes et des salles d'opéra. C'est absurde, mais c'est ainsi.
» Du reste, rassure-toi. Mademoiselle Lestérel n'aura point à subir de contacts dégradants. Il y a plus d'un quartier à Saint-Lazare. Elle est dans la division des prévenues. Et j'ai donné ordre de la placer dans une cellule où elle ne verra que les sœurs de Marie-Joseph qui desservent la maison. Je n'ai pas besoin, je pense, d'ajouter qu'on aura pour elle tous les égards qu'on doit à sa position sociale et à son malheur. Elle jouira de toutes les faveurs qui ne sont point formellement interdites par le règlement. J'ai recommandé qu'on la traitât avec les égards qui lui sont dus, et je tiendrai la main à ce que mes recommandations soient suivies d'effet.
-- Je vous suis, en vérité, très-reconnaissant, dit Gaston avec amertume.
Le juge eut un mouvement d'impatience, mais il se contint. Il avait le cœur excellent, et il devinait tout ce que devait souffrir son neveu.
-- Comment sais-tu qu'elle est à Saint-Lazare ? demanda-t-il après un court silence.
-- J'ai attendu à la porte du Palais. J'ai vu sortir la voiture qui l'emmenait, et je l'ai suivie.
-- Tu n'as pas parlé à la prévenue, j'espère ?
-- Non ; je crois même qu'elle ne m'a pas vu.
-- C'est bien. Je te sais gré d'avoir été prudent. Écoute, Gaston, tu me connais. Je pense t'avoir prouvé que je t'aime comme un fils. Je n'ai plus d'autre proche parent que toi. Je t'ai vu naître. Je t'ai élevé, et j'ai toujours excusé tes torts, parce que je suis sûr que tu es un brave et loyal garçon. Mais, précisément parce que je te regarde comme mon meilleur ami, je te dois la vérité. Eh bien, je t'affirme que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour aider mademoiselle Lestérel à se disculper, et que je n'y ai pas réussi. Lorsqu'elle est entrée dans mon cabinet, j'étais persuadé qu'elle était innocente. Après un interrogatoire aussi bienveillant que s'il eût été dirigé par toi, j'ai acquis la conviction qu'elle est coupable.
-- Coupable !... elle !... c'est impossible.
-- C'est évident, au contraire. Je te donne ma parole d'honneur que, s'il m'était resté l'ombre d'un doute, je n'aurais pas signé le mandat de dépôt.
-- Oh ! je vous croie, mon oncle. Je sais que vous êtes le plus éclairé et le plus humain des juges. Mais je sais aussi que tout homme est sujet à l'erreur... que des apparences trompeuses peuvent faire dévier la raison la plus droite. Tenez ! si je n'avais pas eu la funeste idée de vous dire que ce poignard appartenait à mademoiselle Lestérel, vous n'auriez jamais songé à accuser mademoiselle Lestérel d'avoir tué Julia.
-- Non certes. Mais laisse-moi te dire, mon cher ami, que c'est presque toujours un hasard qui met la justice sur les traces des criminels. Au théâtre, dans les drames, ces hasards s'appellent le doigt de Dieu. J'en connais beaucoup d'exemples, mais je n'aurai pas la cruauté de te les citer. Je comprends trop bien ce que tu éprouves, et je te pardonne de maudire ton étourderie qui a désigné la coupable, car cette coupable, tu l'aimais... tu l'aimes encore. Moi aussi, j'ai aimé, et je te plains de tout mon cœur. Tu ne méritais pas de souffrir ce supplice.
» Du reste, console-toi. Le fait d'avoir possédé cette arme ne démontrait pas positivement que mademoiselle Lestérel eût commis le crime. Si je n'avais pas recueilli d'autres preuves, terribles celles-là, écrasantes, mademoiselle Lestérel serait libre.
-- Mais que s'est-il donc passé dans votre cabinet ? s'écria Gaston. Quelles sont ces preuves ?
M. Darcy réfléchit un peu et dit doucement :
-- Je ne devrais pas te répondre. Mais ton cas et celui de cette malheureuse jeune fille sont si extraordinaires, vous m'inspirez tant d'intérêt tous les deux que je veux bien t'expliquer les motifs de la pénible décision que j'ai prise.
-- L'attitude de mademoiselle Lestérel a été d'abord excellente. Elle n'a pas hésité à déclarer que le poignard-éventail lui appartenait. Elle a ajouté qu'elle l'avait perdu en sortant de chez madame Cambry.
-- C'est précisément ce que je pensais.
-- Laisse-moi finir. Mademoiselle Lestérel a paru surprise et affligée quand je lui ai appris que Julia d'Orcival a été assassinée cette nuit. Son étonnement et sa douleur m'ont semblé sincères et m'ont disposé favorablement. Mais, presque aussitôt, elle m'a dit qu'elle avait été élevée dans le même pensionnat que madame d'Orcival. J'ignorais cette circonstance, et mes premières impressions se sont un peu modifiées. Cette ancienne camaraderie avec la victime était fâcheuse.
-- Leurs relations avaient cessé depuis plusieurs années.
-- Je vois que tu es bien informé. Mademoiselle Lestérel t'avait donc parlé de sa liaison d'autrefois avec madame d'Orcival ?
-- Oui, et si je ne vous ai pas répété ce qu'elle m'en a dit, c'est que j'y attachais peu d'importance.
-- Je crois plutôt que tu craignais de lui nuire. Mais je ne te blâme pas. Tu n'étais pas forcé de me raconter tout ce que tu savais, puisque tu n'étais pas témoin dans l'affaire. D'ailleurs, il n'y avait là qu'une présomption. J'arrive à la preuve. J'ai demandé à mademoiselle Lestérel ce qu'elle avait fait après avoir quitté le salon de madame Cambry. Elle m'a répondu qu'elle était allée chez sa sœur. Je m'attendais à cette réponse, et j'avais envoyé chercher la bonne qui, au dire de la prévenue, était venue la demander, hier soir, chez madame Cambry. Cette fille était dans la salle d'attente, à la porte de mon cabinet. J'ai donné l'ordre de la faire entrer. Alors, mademoiselle Lestérel, fondant en larmes, m'a supplié de lui épargner une confrontation inutile et finalement m'a déclaré que la veille elle n'avait pas mis les pieds chez sa sœur.
-- Quoi ! elle a avoué que...
-- Qu'elle avait menti, oui, mon cher Gaston. Et tu comprends l'effet que cette confession a produit sur moi. J'espérais qu'elle allait la compléter en m'apprenant où elle avait passé la nuit. Elle s'y est refusée. J'ai tout mis en œuvre pour obtenir qu'elle s'expliquât ; j'ai fait appel à ses sentiments, j'ai employé la douceur, je suis allé jusqu'à la prière. Je lui ai représenté les conséquences de son obstination. Je lui ai promis la discrétion la plus absolue pour le cas où elle ne pourrait justifier l'emploi de son temps qu'en s'accusant d'une faiblesse...
Je n'ai pas l'intention de te blesser en disant cela, ajouta incidemment M. Darcy. Je tiens seulement à ce que tu saches tout. Et, en ouvrant cette voie à la prévenue, je songeais à toi. Il m'était venu à l'esprit que tu étais peut-être lié avec elle plus intimement que tu n'en voulais convenir. Un galant homme ne compromet jamais une femme qui lui a cédé...
-- Vous vous trompez, s'écria Gaston. Mademoiselle Lestérel n'a jamais été et ne sera jamais ma maîtresse, je vous le jure.
-- Je te crois, mon ami. Du reste, elle a repoussé avec indignation la supposition que je mettais en avant uniquement dans son intérêt, et quelques efforts que j'aie tentés, je n'ai pu la décider à parler. Ce refus de répondre équivalait à un aveu, et je ne pouvais plus, sans manquer à mon devoir, abandonner la poursuite. Si mademoiselle Lestérel est en prison, c'est qu'elle m'a, en quelque sorte, forcé de l'y envoyer.
-- Ne voyez-vous pas que son silence cache un mystère, que ce mystère s'éclaircira tôt ou tard ?
-- Je le souhaite, et je ne négligerai rien pour découvrir la vérité. L'instruction commence à peine, et je n'ai entendu aujourd'hui qu'un petit nombre de témoins. Je dois te dire cependant que leurs dépositions n'ont fait qu'aggraver les charges déjà si graves qui ressortaient de l'interrogatoire.
-- Vous n'avez donc pas entendu Mariette, la femme de chambre de madame d'Orcival ? demanda vivement Gaston. Je l'ai vue, moi, et elle m'a déclaré qu'elle connaissait le coupable.
-- Tu l'as vue depuis le crime ?
-- Elle m'a abordé pendant que je vous attendais à la porte du Palais. Je n'ai pu échanger que peu de mots avec elle, parce que l'agent qui la conduisait l'a entraînée. Elle n'a pas eu le temps de me dire le nom de la misérable créature qui a tué Julia, mais elle vous l'apprendra, ce nom.
-- Tu as eu tort de parler dans la rue à un témoin appelé chez le juge d'instruction. C'est d'autant plus déplacé de ta part que tu aspires à entrer dans la magistrature.
Quant à cette femme de chambre, elle a déposé.
-- Qu'a-t-elle dit ?
-- Tu me permettras de ne pas le répéter. Je suis allé avec toi aussi loin que je pouvais aller dans la voie des confidences. Je ne puis pas te mettre en tiers dans l'instruction de l'affaire. Qu'il te suffise de savoir que je me suis décidé en parfaite connaissance de cause. Tu n'ignores pas, d'ailleurs, qu'une prévenue n'est pas encore une accusée. Les perquisitions au domicile de mademoiselle Lestérel et dans l'hôtel de madame d'Orcival se feront demain. Je les dirigerai moi-même, et je ferai peut-être des découvertes qui changeront la face de l'affaire.
» Et puis, mademoiselle Lestérel se résoudra sans doute à parler. Ce serait le seul moyen d'améliorer sa situation. Elle réfléchira dans sa cellule. La solitude porte conseil.
-- Ainsi, dit Gaston, vous admettez que cette jeune fille a froidement prémédité un lâche assassinat, qu'elle a tué pour un motif inexplicable une femme qu'elle connaissait à peine !
-- Pardon ! je n'affirme pas qu'elle ait prémédité le crime. Je suis même porté à penser le contraire. Et si tu veux mon sentiment sur la façon dont les choses se sont passées, le voici : mademoiselle Lestérel est allée à l'Opéra, quoi qu'elle en dise. Elle est entrée dans la loge n° 27, je n'en doute pas. Qu'allait-elle y faire ? Je n'en sais rien encore, mais je suis convaincu qu'une querelle violente a dû s'élever entre elle et son ancienne camarade de pension, et qu'emportée par la colère, elle a tiré son poignard de la gaine-éventail, et l'a planté dans la gorge de madame d'Orcival.
Gaston ne put s'empêcher de tressaillir, lorsqu'il entendit son oncle expliquer ainsi le meurtre de Julia.
Il se rappelait fort bien que, la veille, dans le salon de madame Cambry, Berthe lui avait parlé des emportements subits auxquels elle était sujette, de la violence de son caractère ; qu'elle s'était accusée d'avoir failli un jour frapper d'un coup de couteau M. Crozon, qui levait la main sur sa femme.
Il se disait que peut-être M. Roger Darcy avait raison de croire que mademoiselle Lestérel avait poignardé Julia, dans un transport de fureur, Julia qui l'insultait sans doute parce qu'elle croyait voir en elle une rivale.
-- Qui sait même si, en la frappant, elle avait l'intention de la tuer ? reprit le juge. Plus je réfléchis, plus je me persuade que les choses ont dû se passer ainsi, et plus je suis convaincu que mademoiselle Lestérel fera bien de confesser la vérité. Si j'ai deviné juste, si elle a cédé à un mouvement de colère, je te garantis qu'on ne trouvera pas un jury qui la condamne. Tout parlera pour elle, ses antécédents, sa jeunesse, son repentir... car elle se repentira... elle se repent déjà, j'en suis sûr. On lui pardonnera d'avoir tué une femme galante qui a passé sa vie à mal vivre et à mal faire... qui cherchait peut-être à la corrompre. Tiens, mon cher ! si je n'étais magistrat, je voudrais être avocat pour plaider la cause de cette jeune fille. Je répondrais d'obtenir un acquittement.
-- Un acquittement ne lui rendrait pas sa réputation ternie, son honneur perdu, dit Gaston d'une voix sourde.
-- Non, malheureusement. Le monde lui tiendrait rigueur, et il aurait tort. Je suis de ceux qui pensent que toute faute peut être rachetée, et que les hommes ne doivent pas être moins miséricordieux que le souverain juge. Mademoiselle Lestérel serait obligée de changer sa vie, ses relations, mais elle pourrait ne pas désespérer de l'avenir. Le passé s'efface vite dans ce Paris où chaque jour qui s'écoule emporte un souvenir. Vues dans le lointain de ce passé évanoui, les mauvaises actions se confondent presque avec les bonnes. Et d'ailleurs, mademoiselle Lestérel a tout ce qu'il faut pour se réhabiliter promptement : le talent, l'intelligence, le courage...
-- S'il ne lui restait que la triste consolation de se faire oublier, son sort serait encore affreux.
-- N'est-ce donc rien que de sauver sa tête ?
-- Sa tête ! vous croyez donc qu'elle serait condamnée à mort... exécutée...
-- J'exagère. Il est fort rare maintenant que la peine de mort soit appliquée à une femme, et même en mettant les choses au pire, mademoiselle Lestérel obtiendrait probablement des circonstances atténuantes. Mais je la plaindrais encore davantage, car je te jure que la mort est préférable. Tu serais de mon avis si tu connaissais comme je le connais le régime des maisons centrales.
M. Darcy s'arrêta, car il s'aperçut que son neveu pâlissait à vue d'œil.
-- Pardon, mon ami, dit-il affectueusement. Je te fais mal. J'aurais dû me souvenir que tu n'es pas encore guéri de ton amour pour cette jeune fille... Un amour vrai, je n'en doute pas, puisque tu voulais l'épouser.
-- Je le veux toujours, dit Gaston d'un ton ferme.
-- Tu n'y penses pas ! Tu sais bien que ce mariage est devenu impossible.
-- Pourquoi, si mademoiselle Lestérel est innocente ? Et elle l'est, je le prouverai.
Le magistrat fit un haut-le-corps et répliqua avec une vivacité de mauvais augure :
-- Parles-tu sérieusement ?
-- Très-sérieusement. Ma résolution est irrévocable.
-- Ainsi, tu persistes à vouloir qu'une femme qui passera certainement devant la cour d'assises porte ton nom... le mien.
-- Cette femme n'est pas coupable. Je serais le dernier des hommes si je prétextais du malheur qui la frappe pour retirer ma parole. Vous-même, si vous étiez à ma place, vous agiriez comme je le fais.
-- Il n'est pas question de moi... mais tu as donc donné ta parole ? Tu es donc engagé avec mademoiselle Lestérel ?
-- Hier, chez madame Cambry, je lui ai juré qu'elle serait ma femme.
-- En vérité, tu as bien choisi ton moment pour te lier. Et qu'a-t-elle répondu à cette déclaration ?
-- Qu'une artiste sans fortune ne pouvait pas épouser votre neveu, et qu'elle ne m'épouserait pas.
-- Voilà, certes, du désintéressement. Mais enfin, puisqu'elle a refusé, tu es libre.
-- Non. Je me mépriserais si je l'abandonnais. Et vous me mépriseriez.
-- Tu es fou... c'est-à-dire, tu es amoureux... cela revient au même. Écoute-moi. Lorsque tu m'as parlé hier soir de ce projet qui ne me souriait guère, je n'y ai pas fait d'opposition formelle. J'ai des idées très-larges sur le mariage, et je suis parfaitement d'avis que les qualités de l'esprit et du cœur doivent être prises en considération avant la dot. Hier soir, mademoiselle Lestérel avait une réputation intacte. Son origine est honorable, puisqu'elle est la fille d'un officier. Je me suis contenté de te prêcher la prudence, de t'engager à ne pas te décider légèrement, de te prier d'attendre et de réfléchir. La jeune fille venait de chanter : « Chagrins d'amour durent toute la vie. » L'occasion était bonne pour te demander d'y regarder à deux fois avant de t'exposer aux chagrins prédits par la chanson. Mais je te déclare que je me serais résigné à permettre que mademoiselle Lestérel devînt ma nièce, si tu avais persisté à vouloir l'épouser après une épreuve, un stage dont j'avais fixé la durée à trois mois.
» Et je ne te cacherai pas que madame Cambry approuvait beaucoup ce mariage.
-- Madame Cambry est la meilleure, la plus généreuse des femmes.
-- C'est mon avis. Elle vient de te montrer tout à l'heure qu'elle ne renie pas sa protégée dans l'adversité, et je l'en loue, crois-le bien.
» Il n'en est pas moins vrai que, depuis hier, la situation est changée du tout au tout. Mademoiselle Lestérel est sous le coup d'une accusation infamante. Moi qui lui porte le plus vif intérêt, j'ai dû la faire arrêter, tant les apparences sont contre elle. Apparences trompeuses, je le veux bien, mais l'affaire aura un retentissement effroyable. Lis les journaux ce soir. Je parie qu'elle y tiendra deux colonnes sous cette rubrique en grosses capitales : LE CRIME DE L'OPÉRA. Et cela durera ainsi trois mois, jusqu'aux assises, et même encore après.
» Il me serait facile de te représenter les suites d'un mariage contracté dans de si déplorables conditions : la carrière de la magistrature fermée à tout jamais pour toi, tes relations du monde coupées net, ta vie empoisonnée par les calomnies des malveillants.
» Je pourrais encore essayer de te toucher en te parlant de la déconsidération qui m'atteindrait aussi, moi, que tu n'as aucune raison de haïr.
Gaston protesta d'un geste, et son oncle reprit avec une logique de plus en plus serrée :
-- J'aime mieux te prouver tout simplement que tu rêves d'une chose impossible.
» Mademoiselle Lestérel pourrait être acquittée si elle se décidait à avouer, et, dans ce cas, il ne te serait pas matériellement impossible de l'épouser. Tu aurais à compter avec l'opinion publique, et ce serait tout. Mais mademoiselle Lestérel prendra-t-elle le seul parti qui puisse la sauver ? Plus j'y réfléchis et plus j'en doute. Les causes qui l'ont déterminée à se taire ne cesseront pas d'exister d'un jour à l'autre. Et elle a une fermeté de caractère étonnante. Eh bien, si elle ne touche pas les jurés en confessant que la colère a poussé son bras, elle sera condamnée, crois-en ma vieille expérience.
» Épouseras-tu une condamnée ? Non, n'est-ce pas ? Pas plus que tu n'épouseras une prévenue enfermée à Saint-Lazare.
Gaston ne put dissimuler un mouvement nerveux. Le nom de cette honteuse prison le cinglait comme un coup de fouet. Il se remit pourtant, et il dit avec un calme qui surprit M. Darcy :
-- Je n'ai rien à objecter à vos sombres prévisions. Si elles se réalisaient, je saurais ce qu'il me resterait à faire. Mais elles ne se réaliseront pas. Mademoiselle Lestérel n'avouera rien, parce qu'elle n'a rien à avouer, et mademoiselle Lestérel ne sera pas condamnée. Je prouverai qu'elle est innocente, et, quand son innocence aura été reconnue, je l'épouserai.
Le juge, un peu déconcerté par l'obstination de son neveu, se mit à se promener à grands pas. Puis, s'arrêtant brusquement devant Gaston, après avoir arpenté cinq ou six fois son cabinet de travail :
-- Tu marcherais sur les eaux, lui dit-il, car tu as la foi... et une foi tenace. Je n'approuve pas ton entêtement, mais je n'essaierai plus de te décourager de ton projet. Tu es un homme. Tu as le droit d'agir comme il te plaît. Moi, j'ai le droit et le devoir de t'informer d'une résolution que j'ai prise.
» Tu n'as pas oublié, j'espère, l'entretien sérieux que nous avons eu, il y a quelques jours. Je t'ai signifié qu'il fallait absolument que l'un de nous deux fût marié d'ici à peu. Tu viens de te mettre hors de concours. Je reprends donc ma liberté, et ce sera moi qui me chargerai de continuer notre nom. Tu perdras un bel héritage. Tu ne perdras pas mon amitié.
-- Cela me suffit, répondit vivement le neveu.
-- Maintenant, il me reste à t'apprendre que, si je me marie, j'épouserai madame Cambry.
-- Je vous en félicite. J'ai voué à madame Cambry une profonde reconnaissance, et je serai heureux de pouvoir l'appeler : ma tante.
-- Je te remercie, mais... excuse ma franchise... je ne sais si elle sera flattée d'appeler mademoiselle Lestérel ma nièce.
-- Elle l'aime comme elle aimerait sa sœur. Ce sont ses propres paroles. Il n'y a pas une heure qu'elle me les a dites.
-- Oui. Elle est indulgente, compatissante. Elle a des idées... chevaleresques. Cette qualification qu'on n'applique guère aux femmes convient tout à fait à madame Cambry. Madame Cambry est le dévouement incarné. Elle a la passion du sacrifice.
» Elle le montre bien, puisqu'elle consent à m'accepter pour mari, ajouta en souriant l'aimable juge. Et à ce propos, tu te demandes sans doute comment je suis sûr de mon fait. Tu trouves que je suis un peu fat. J'éprouve le besoin de me réhabiliter dans ton esprit.
» Hier soir, pendant que tu accompagnais au piano les airs de mademoiselle Lestérel, j'ai compris enfin ce que la plus charmante des veuves avait essayé déjà quelquefois de me faire entendre. Ah ! il a fallu qu'elle mît les points sur les i . J'ai un peu oublié ce langage qu'elle parle si bien et que, dans votre demi-monde, on a si mal remplacé par des grossièretés. Mais j'ai fini par m'y retrouver, et si je n'ai pas, séance tenante, donné la réplique à madame Cambry, c'est que j'espérais encore en toi. Et je te jure que tu n'aurais qu'un mot à dire pour que je ne tinsse aucun compte des ouvertures qu'elle m'a faites.
» Voyons, Gaston, il est toujours temps. Veux-tu abandonner tes chimères et chercher femme là où tu peux en trouver une qui soit digne de toi ? Si oui, je puis encore renoncer sans trop de regret à un bonheur qui, je l'avoue, commence à me tenter. Seulement, dépêche-toi de te prononcer, car je sens que dans deux ou trois jours, le renoncement me serait trop douloureux. Tu n'imagines pas comme s'enflamme vite un cœur qui croyait avoir pris un congé illimité et qu'on rappelle subitement à l'activité.
Ces gais propos n'eurent pas le pouvoir de dérider Gaston, et encore moins celui de le convertir.
-- Je n'oublierai jamais vos bontés, mon cher oncle, dit-il gravement ; mais, si je ne puis pas épouser mademoiselle Lestérel, je ne me marierai pas.
-- Allons ! soupira M. Darcy, je vois que tu es irréconciliable, et je ne compte plus que sur moi-même pour nous perpétuer dans la magistrature. Que ta volonté soit faite ! Tu seras responsable des catastrophes que je vais encourir en me mariant.
» Mais j'ai tort de plaisanter quand tu as de si gros sujets de tristesse, et je vais te parler sérieusement. Tu prétends me démontrer, avec le temps, que je me suis trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Je voudrais qu'il me fût possible de t'aider dans cette entreprise. Mais je suis juge, chargé de l'instruction, et ma conviction est formée. J'en changerai bien volontiers si tu m'apportes les preuves évidentes de l'innocence de la prévenue. Ces preuves, je ne m'oppose pas à ce que tu les cherches. Je te faciliterai même l'accomplissement de la tâche ardue que tu t'imposes.
» Tu peux, sans craindre de me déplaire ou de me gêner, ouvrir une contre-enquête. Non seulement je n'entraverai pas tes opérations, mais je n'exigerai pas que tu m'en rendes compte jour par jour, parce que je sais que bon sang ne peut mentir, et que toi, fils, petit-fils et neveu de magistrats, tu ne chercheras pas à égarer la justice. En revanche, je te préviens que je ne m'engage pas à te tenir au courant de la marche de l'instruction.
» Si, par hasard, elle prenait une tournure favorable à ta protégée, tu peux t'en rapporter à moi pour t'apporter vite cette heureuse nouvelle. Le jour où je signerais une ordonnance de non-lieu au profit de mademoiselle Lestérel serait le plus beau jour de ma vie, et je serais heureux de proclamer que je m'étais trompé.
» En attendant que ce jour se lève, nous combattrons à armes courtoises, et je désire sincèrement que la victoire te reste.
Gaston, touché jusqu'aux larmes, prit la main de son oncle et la serra cordialement.
-- J'accepte avec reconnaissance vos conditions, dit-il, et je n'ai plus qu'une demande à vous adresser. Me sera-t-il permis de voir mademoiselle Lestérel ?
-- Dans les premiers temps, non, répondit, après réflexion, M. Darcy. Plus tard, quand l'instruction sera assez avancée pour qu'il n'y ait plus d'inconvénients à lever le secret, je pourrai peut-être autoriser une entrevue. Mais je ne te promets rien.
» Maintenant, veux-tu dîner avec moi ?
-- Je vous remercie. Je n'ai pas une minute à perdre. Il faut que je vous quitte.
-- Où vas-tu donc ?
-- Au secours d'une femme qui sera votre nièce.
Sur ce mot qui résumait la situation, Gaston Darcy prit son chapeau et sortit en courant comme un fou. Son oncle n'essaya pas de le retenir, et, en vérité, c'eût été peine perdue.
Où allait-il, cet amoureux exalté ? Que voulait-il faire pour secourir la pauvre Berthe ? Il n'en savait rien encore, mais il était résolu à entrer en campagne sur-le-champ, et il comptait sur deux auxiliaires excellents, sur madame Cambry, qui venait d'exprimer si chaleureusement la sympathie que lui inspirait mademoiselle Lestérel, et sur l'ami Nointel, qui était tout à la fois homme de bon conseil et homme d'action.
Il ne pouvait pas se présenter immédiatement chez sa future tante, mais il était à peu près sûr de trouver le capitaine fumant un cigare au coin du feu dans son entresol de la rue d'Anjou.
La nuit commençait à tomber, et Nointel, qui avait des habitudes élégantes, rentrait toujours pour s'habiller, avant d'aller dîner au cercle ou ailleurs.
Darcy sauta dans son coupé et se fit conduire chez son ami. Il avait la mort dans l'âme, mais il n'était pas découragé. Les gens violemment épris ne doutent de rien.
Les renseignements que venait de lui donner le juge d'instruction étaient pourtant de nature à lui enlever toute illusion sur les chances de succès qui lui restaient. Il savait que ce magistrat exemplaire exerçait ses redoutables fonctions avec une impartialité rare. Il savait de plus que, loin d'être prévenu contre Berthe, M. Roger Darcy était au contraire tout disposé à la croire innocente, et qu'il ne s'était décidé que sur des preuves à l'envoyer en prison. Et quelle preuve plus accablante que l'obstination de la malheureuse jeune fille à refuser d'expliquer l'emploi de son temps pendant la fatale nuit du samedi au dimanche ?
-- Moi, je l'expliquerai, se disait-il ; je l'expliquerai malgré elle, s'il le faut, et si je n'y réussissais pas, Nointel l'expliquerait.
Une des hypothèses que le juge avait émises le troublait davantage, celle d'un meurtre commis dans un accès de colère ; mais ce meurtre, sans préméditation, il le pardonnait d'avance à mademoiselle Lestérel, et il se jurait qu'elle n'en serait pas moins madame Darcy.
Il oubliait un peu trop, il faut l'avouer, que Julia avait été sa maîtresse, et que le monde aurait avec raison trouvé choquant son mariage avec la femme qui avait tué madame d'Orcival. Mais la passion étouffe les scrupules, et celle que Berthe lui inspirait était arrivée à son paroxysme.
Gaston, sur un point du moins, avait calculé juste. Quand il arriva rue d'Anjou, Nointel était rentré.
Le capitaine était installé avec un luxe qu'il n'aurait jamais pu se donner s'il avait dû l'acquérir en prélevant une somme sur ses modestes revenus. Ce militaire bien avisé et fort entendu dans toutes les choses de la vie avait employé à se meubler la totalité d'un héritage assez rond qui lui était échu l'année précédente. Il lui restait de quoi vivre largement, selon ses goûts, et il avait fait de cet argent inattendu un emploi très-intelligent. Quinze ans de garnison et de campagnes l'avaient merveilleusement disposé à goûter les charmes d'un intérieur plus que confortable.
L'appartement n'était pas grand, mais les fenêtres s'ouvraient sur un vaste jardin plein de vieux arbres et de jeunes fleurs, et ce logis coquet ne manquait ni d'ombre l'été, ni de soleil l'hiver.
Nointel vivait là comme un sage, servi par un groom et par une cuisinière experte en son art. Il s'y plaisait tant qu'il s'y réfugiait le plus souvent possible, quoiqu'il n'eût pas renoncé aux agréments qu'un homme intelligent sait glaner dans tous les mondes parisiens, sans y trop aventurer son cœur et sans y gaspiller son argent.
Darcy, qui jetait ses tendresses et sa fortune à tous les vents, admirait beaucoup la prudence de son ami, mais il ne se piquait pas de l'imiter.
-- Je t'attendais, lui dit le capitaine, dès qu'il entra dans le fumoir.
-- Pourquoi m'attendais-tu ? demanda Gaston en se jetant dans un fauteuil.
-- Eh ! mais, parce qu'il s'est passé d'étranges choses cette nuit, au bal de l'Opéra. Pauvre Julia ! Je ne l'estimais guère, mais je la plains. Elle ne méritait pas de finir ainsi. Et, en vérité, je ne comprends rien à cette lugubre histoire. Une femme galante assassinée par une autre femme, dans une loge, en plein bal, ça ne s'était jamais vu, et il y a de quoi mettre en défaut la sagacité bien connue de l'illustre Lolif.
-- Sais-tu la suite ?
-- La suite ? mon Dieu ! la suite, ce sera l'enterrement de Julia... et un peu plus tard, la vente de son mobilier splendide et de ses merveilleux tableaux. Tout Paris y viendra, à cette vente, et il n'y aura pas vingt personnes au cimetière. Ainsi va le monde.
-- Il ne s'agit pas de cela. Je te demande si tu as entendu dire qu'on a arrêté...
-- La coquine qui a tué madame d'Orcival. Oui, je sors du Cercle, et on y racontait que la justice venait de mettre la main sur la coupable... une institutrice, je crois... ou une pianiste... non, j'y suis maintenant, une chanteuse qui court le cachet et les concerts. Que diable Julia avait-elle pu faire à cette fille ? Une rivalité peut-être. Parions qu'il y a du Golymine là-dessous. Il paraît que c'est ton oncle qui est chargé de l'instruction.
» Mais qu'as-tu donc ? Tu deviens vert.
-- Écoute-moi, dit Darcy d'un ton bref et saccadé. Cette chanteuse s'appelle Berthe Lestérel.
-- En effet, c'est bien ce nom-là qu'on m'a dit. Mais, j'y pense, tu dois la connaître, car elle chantait dans des salons où tu vas souvent... chez la marquise de Barancos, chez madame Cambry.
-- Je te raconterai tout à l'heure son histoire et la mienne. En deux mots, voici la situation. Je l'aime, je lui ai offert de l'épouser, et je l'épouserai, quoi qu'il arrive.
Nointel regarda son ami entre les deux yeux et lui demanda tranquillement :
-- Est-ce que tu deviens fou ? ou bien te moques-tu de moi ?
-- Ni l'un ni l'autre. J'aime cette jeune fille comme je n'ai jamais aimé personne. C'est parce que je l'aime que j'ai quitté Julia, et que j'ai refusé tous les mariages que mon oncle m'a proposés.
Le capitaine hocha la tête et se mit à siffler tout bas une fanfare.
-- Tu vois que c'est sérieux, reprit Gaston.
-- Tellement sérieux qu'il me semble que je viens de recevoir un pavé sur la tête. C'était donc là ce bel amour que tu me cachais. Diable ! tu n'as pas eu la main heureuse dans ton choix, et je déplore ta déveine.
-- Je te remercie, mais j'attends de ton amitié autre chose que des compliments de condoléances.
-- Tu sais bien que je suis tout à toi, partout et toujours. Seulement, je ne vois pas à quoi je puis t'être bon. Il me semble que, si tu as une faveur à demander pour... cette personne, tu ferais mieux de recourir à ton oncle.
-- Mon oncle croit qu'elle est coupable.
-- Et, toi, tu crois qu'elle est innocente ?
-- J'en suis sûr, et j'ai juré de le prouver. Veux-tu m'y aider ?
-- Parbleu ! je ne demande pas mieux. Mais je t'avoue que l'opinion de M. Darcy m'impressionne dans un sens peu favorable à la demoiselle. Elle est en prison, je suppose.
-- Oui, depuis une heure.
-- Hum ! si ton oncle avait eu le moindre doute... Lui as-tu dit que tu l'aimes et que tu t'es mis en tête de l'épouser ?
-- Je viens de le lui déclarer.
-- Et comment a-t-il pris cette déclaration ?
-- Comme il devait la prendre. Il trouve tout naturel que j'entreprenne de démontrer qu'il s'est trompé en faisant arrêter mademoiselle Lestérel. Il reconnaît même que les apparences peuvent quelquefois égarer la justice.
-- Alors, tu espères le convaincre. Tu veux entrer en lutte contre la magistrature et ses auxiliaires... ouvrir et conduire une contre-instruction.
-- C'est bien cela.
-- Et tu comptes sur moi pour te seconder ?
-- Oui. Ai-je tort ?
-- Non, mon cher. Je ne suis pas fort sur la procédure criminelle, et je ne possède pas les aptitudes spéciales de Lolif pour éclaircir les mystères judiciaires, mais je me flatte de ne pas manquer de bon sens ni de pratique des hommes, et je connais bien mon Paris. Ces simples qualités sont à ton service, et, pour t'obliger, je suis prêt à payer de ma personne. Seulement, je ne sais pas le premier mot de l'affaire. Il faut donc que tu commences par me la raconter de point en point.
-- C'est bien mon intention.
-- Il faut même... ceci est plus délicat... il faut que tu t'expliques franchement, catégoriquement, sans rien déguiser et sans rien omettre, sur tes relations avec mademoiselle Lestérel, sur ses antécédents, sur son caractère. En un mot, pour que je puisse la défendre, il faut que je la connaisse aussi bien que tu la connais.
-- Parfaitement. Je ne te cacherai rien, et, du reste, je n'ai rien à cacher.
-- Va donc. Ne crains pas d'entrer dans les détails, et permets-moi de t'interrompre quand j'aurai besoin d'un supplément d'information.
Darcy commença par le commencement, c'est-à-dire par l'histoire de son amour. Il raconta comment il avait remarqué Berthe, comment il s'était épris d'elle, pour le mauvais motif d'abord, puis pour le bon ; il dit tout ce qu'il savait d'elle, tout ce qui s'était passé entre elle et lui, depuis sa première tentative, vertueusement repoussée par mademoiselle Lestérel, jusqu'à la rencontre nocturne au coin de la rue Royale, jusqu'à la scène chez madame Crozon, jusqu'aux incidents de la soirée de la veille chez madame Cambry.
Et comme il avait l'esprit juste et la parole nette, il fut précis, et il ne se perdit point dans des digressions inutiles.
Après avoir entendu cette claire narration, le capitaine se trouva si bien renseigné qu'il s'écria :
-- Mon cher, tu es né pour présider une cour d'assises, car tu résumes dans la perfection. Passe maintenant aux faits du procès et appui sur les charges relevées contre l'accusée. Ici, tu ne défends pas ; tu exposes.
Darcy reprit son discours où il l'avait laissé. Il en vint à parler de sa visite au Palais, de son imprudente révélation à propos du poignard japonais et des désastreuses conséquences que cette révélation avait eues. Il termina en répétant fidèlement tout ce que son oncle venait de lui apprendre sur les péripéties de l'interrogatoire, et il n'omit point de s'étendre sur la fatale obstination de mademoiselle Lestérel, qui refusait de répondre quand le plus bienveillant des juges la pressait de s'expliquer sur l'emploi qu'elle avait fait de sa nuit.
Il n'oublia pas non plus de dire que madame Cambry croyait à l'innocence de Berthe et se promettait de la soutenir.
Et quand il eut fini, il regarda Nointel, à peu près comme un avocat regarde les jurés devant lesquels il vient de plaider. Il cherchait à lire sur la figure du capitaine l'effet que son discours avait produit. Mais le capitaine restait impénétrable. Il réfléchissait.
-- Mon cher Darcy, dit-il après un assez long silence, je te dois d'abord un aveu pénible. Je suis obligé de te déclarer qu'on ne trouverait pas en France un seul magistrat qui eût pris sur lui de laisser en liberté mademoiselle Lestérel. Du moins, c'est mon avis.
-- C'est aussi le mien, répliqua résolument Darcy ; cela ne prouve pas qu'elle soit coupable.
-- Non. Il y a de grosses présomptions contre elle. Il n'y a pour elle que des doutes, des obscurités, des incertitudes. La partie n'est pas égale. Nous aurons beaucoup de peine à la gagner.
-- Alors, tu l'abandonnes ?
-- Pas le moins du monde. J'aperçois même quelques atouts dans notre jeu. Je serai ton partner, et je te soutiendrai vigoureusement. Mon plan est fait.
-- Voyons ! dit avec empressement Darcy.
-- Mon cher, si je te l'expliquais, cela prendrait du temps, et nous n'en avons pas à perdre, car nous allons entrer en campagne ce soir même.
-- Que comptes-tu donc faire ?
-- Je compte dîner avec toi au restaurant, et aller ensuite, toujours avec toi, à l'Opéra, où il y a, aujourd'hui dimanche, une représentation extraordinaire.
-- Comment ! tu crois que je suis d'humeur à aller à l'Opéra, le jour où mademoiselle Lestérel...
-- Pardon, cher ami ; qui veut la fin veut les moyens. Ce n'est pas en restant à te lamenter au coin de ton feu que tu feras des découvertes. À l'Opéra, nous trouverons une ouvreuse qui nous apprendra peut-être beaucoup de choses. Au restaurant où je veux te mener, nous rencontrerons deux personnages que je tiens à questionner. Et ce n'est pas tout. Après le théâtre, nous irons au Cercle, où on entend parfois des conversations instructives. Lolif y sera, et je me charge de tirer de lui tout ce qu'on peut en tirer.
» Pour obtenir des renseignements, j'irais, s'il le fallait, souper dans un restaurant de nuit ou danser dans un bal de barrière. Et je prétends que tu me suives partout.
» Pardon ! ajouta le capitaine, je sais ce que tu vas me dire, et j'y réponds d'avance. Tu n'as pas le cœur aux distractions, je le conçois, mais il ne faut pas qu'on s'en aperçoive ; il faut surtout qu'on ignore que tu aimes mademoiselle Lestérel et que tu veux l'épouser. Si on s'en doutait, on te cacherait tout. Or, à l'heure qu'il est, personne ne le sait, n'est-ce pas ?
-- Personne, excepté toi, mon oncle et madame Cambry.
-- Trois amis. Lolif ne le sait pas ; Simancas et Saint-Galmier ne le savent pas ; la femme de chambre de madame d'Orcival ne le sait pas.
-- Mariette ? Non, et elle m'a promis de venir chez moi demain matin. Mais il y a Prébord qui peut supposer...
-- On le fera taire, s'il s'avise de parler. Garde donc le secret le plus absolu sur tes amours. Ton oncle le gardera certainement, et il priera madame Cambry de le garder aussi. C'est la seule chance que nous ayons de réussir. Qu'en dis-tu ? T'ai-je converti à mes idées ?
-- À peu près.
-- Ce soir, je te convertirai tout à fait.
En attendant, va chez toi t'habiller, et reviens me prendre à sept heures.
CHAPITRE VIII
À sept heures et demie, Darcy et Nointel traversaient à pied la place de l'Opéra.
La campagne était commencée.
Darcy était arrivé exactement au rendez-vous, et le capitaine, qui aimait à marcher, l'avait prié de renvoyer sa voiture. Il faisait beau, et la rue d'Anjou n'est pas loin du boulevard.
Les deux amis cheminaient côte à côte, saluant d'un signe de tête les gens de leur monde qu'ils croisaient sur ce macadam privilégié où on rencontre tant de figures de connaissance, lorsqu'on vit de la vie parisienne, de la vie qui s'écoule entre l'hippodrome de Longchamps, le parc Monceau et Tortoni.
Darcy avait beaucoup réfléchi en s'habillant, et le plan du capitaine lui paraissait maintenant fort bien conçu. Il sentait toute l'importance des recommandations de cet habile tacticien, et il ne songeait plus à se cantonner chez lui, alors qu'il s'agissait d'ouvrir une enquête.
Un juge n'a pas besoin de se déranger pour instruire une affaire. Il n'a, pour ainsi dire, qu'à lever le doigt pour mettre en mouvement tous les rouages de la machine judiciaire. Les témoins sont à ses ordres, et les renseignements lui arrivent de tous les côtés.
Gaston était obligé de prendre plus de peine. Il comprenait fort bien la nécessité de se lancer dans un voyage de découvertes, aussi difficile, sinon aussi périlleux que la recherche du pôle nord, et il ne demandait pas mieux que de payer de sa personne, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de se répandre dans les lieux de plaisir pendant que Berthe Lestérel pleurait au fond d'une prison.
Du reste, il ne s'était pas fait expliquer en détail les projets de Nointel, il le suivait de confiance, et il ne savait pas où son avisé camarade le menait dîner.
Au moment où ils arrivaient sur la place de l'Opéra, on commençait à allumer les lustres du foyer, et Darcy eut un serrement de cœur en revoyant cette façade si brillamment éclairée la veille, ces marches que Julia d'Orcival avait franchies d'un pas léger, sans se douter qu'elle courait à la mort.
Il y avait des badauds groupés sur les refuges circulaires et causant avec animation. L'amoureux saisit au vol quelques mots qui avaient trait au crime. Tout Paris en parlait déjà, les crieurs de journaux le proclamaient, et les promeneurs du dimanche ne manquaient pas de s'arrêter devant ce théâtre consacré au chant et à la danse, et ensanglanté par un drame.
Le pauvre garçon entendit même un flâneur prononcer le nom de Lestérel, et il s'empressa de hâter le pas.
-- Je me suis tenu à quatre pour ne pas sauter à la gorge du drôle qui pérore au milieu de ces imbéciles, murmura-t-il en prenant le bras de Nointel.
-- Diable ! dit le sage capitaine, tu aurais fait là une grosse sottise, et je te conseille de te modérer, si tu tiens à réussir. Paris est plein de Lolifs et tu ne leur fermeras pas la bouche, car tu n'as pas, je pense, le projet de les étrangler tous ? Il arrivera vingt fois, cent fois qu'on parlera devant toi de ta malheureuse amie. Il faut te résigner à laisser dire. Si tu prenais sa défense, tu dérangerais toutes mes combinaisons. Prépare-toi donc à souffrir.
-- Est-ce que ma patience va être mise à l'épreuve pendant le dîner ?
-- C'est probable. Tu dois bien te douter que je n'ai pas quitté les douceurs de mon foyer pour l'unique plaisir de t'emmener au cabaret.
-- Où allons-nous, au fait ? Chez Bignon ou au café Anglais ?
-- Non. Je te conduis à la Maison d'or.
-- Ah ! fit Gaston avec indifférence.
-- La cuisine y est très-louable, reprit Nointel ; mais ce soir je n'y viens pas pour me régaler. Ce qui m'y attire, ce sont les burgraves.
-- Les burgraves ?
-- C'est-à-dire les viveurs qui ont dépassé la cinquantaine. Ils sont restés fidèles au restaurant de leur jeunesse, et ils se plaisent à y boire à leurs anciennes amours. Il leur arrive souvent de retrouver gravés sur les glaces des cabinets les doux noms des cocottes, aujourd'hui disparues, qui charmèrent leurs belles années et qui s'en sont allées où vont les vieilles lunes. Ils font de l'archéologie en soupant.
-- Très-bien, mais quel rapport ?...
-- Voilà. Simancas et Saint-Galmier ont la prétention d'être des burgraves... d'Amérique. Ils aiment à dîner en bonne compagnie, et je suis à peu près sûr que nous allons les trouver installés dans un certain coin de la première salle, un coin privilégié qu'on leur garde tous les soirs. Et si nous parvenons à nous caser dans leur voisinage, nous jouirons de leur conversation.
-- Je n'y prendrai aucun plaisir.
-- Tu te trompes. Je saurai lui donner un tour intéressant, et tu ne regretteras pas d'être venu.
-- Est-ce que tu espères obtenir d'eux des éclaircissements sur... Mais oui... j'y pense... ils occupaient cette nuit la loge qui confine celle où Julia...
-- Quoi ! tu avais oublié cette circonstance curieuse ! Lolif te l'avait pourtant assez signalée.
-- C'est vrai. Mais que veux-tu ? En ce moment, je n'ai pas la tête à moi.
-- Heureusement, j'ai du sang-froid pour deux.
-- Et d'excellentes idées. Il est impossible que ces étrangers qui remarquent tout n'aient pas remarqué la femme que Julia a reçue dans sa loge... et en les interrogeant...
-- Je m'en garderai bien. Simancas est méfiant comme un métis indien qu'il est, et Saint-Galmier a la prudence du serpent, l'emblème de sa profession. Ces honorables citoyens du nouveau monde ont toujours peur de se compromettre. Et je te prie instamment de t'observer avec eux. Laisse-moi faire. Je connais le moyen de leur soutirer des indications utiles. Ton rôle à toi est tout tracé. Quand il sera question du crime de l'Opéra, contente-toi de t'apitoyer sur le sort de madame d'Orcival, et parle de celle qu'on accuse de l'avoir tuée comme tu parlerais du shah de Perse.
» Mais nous y voici. Attends un peu que je voie s'ils y sont, ajouta le capitaine, en tournant le coin de la rue Laffitte.
» Parfaitement, reprit-il, après avoir jeté un coup d'œil dans la salle par l'interstice des rideaux. Ils mangent des huîtres, et ils ont fait frapper du vin de Champagne. C'est de bon augure. Les marennes ouvrent l'appétit, et le clicquot délie la langue.
» Il y a une table libre à côté de la leur. Décidément, nous sommes en veine. Profitons-en.
Et, revenant à la porte qui donne sur le boulevard, le capitaine entra.
Gaston, qui le suivait de près, eut une vision passagère, en franchissant le seuil de ce salon étincelant de lumières et de dorures. Il crut apercevoir, dans le demi-jour d'un rêve fugitif, la sombre cellule de Saint-Lazare. Le contraste avait évoqué subitement cette apparition lugubre, et la sensation fut si vive que les larmes lui vinrent aux yeux.
-- Monsieur Nointel ici, s'écria Simancas. Voilà ce que j'appelle un événement.
-- Un heureux événement, ajouta le docteur canadien. Et voici M. Darcy. La fête est complète. J'espère que nous allons voisiner.
-- Très-volontiers, répondit le capitaine. Nous irons jusqu'au pique-nique, si ce fusionnement peut vous être agréable. Il est encore temps, je pense. Vous commencez à peine.
-- Nous recommencerions s'il le fallait, pour avoir le plaisir de dîner avec vous, riposta Simancas.
-- Inutile, mon cher général. Nous nous en tiendrons à votre menu. Je suis sûr qu'il doit être excellent.
-- C'est moi qui l'ai fait, et je m'y connais assez bien, dit modestement Saint-Galmier. Après les huîtres, nous aurons une bisque, puis, comme relevé, une carpe à la Chambord, ensuite des cailles sur des rôties à la moelle, un pâté de rouges-gorges, et, pour entremets, une bombe glacée au pain bis... c'est une nouveauté que je propage... une importation canadienne. La tour-blanche avec les marennes et le poisson. Château-larose pour arroser les cailles... et comme vin de fond, du clicquot frappé en sorbet.
-- Parfait, docteur. Si je sors d'ici avec une indigestion, je compte sur vous.
-- Ne craignez rien, capitaine. Les dîners que je commande se digèrent toujours. Je vais dire de servir pour quatre.
Nointel était déjà établi à côté du général. Darcy se casa en face de son ami, à la gauche du docteur.
L'ami de Berthe faisait des efforts inouïs pour paraître gai, et n'y réussissait guère. La cellule, la hideuse cellule, était toujours là devant ses yeux.
-- Quel bon vent vous a amené ici, messieurs ? demanda Simancas. Nous qui sommes des habitués, nous ne vous y voyons jamais.
-- C'est vrai. J'ai pris la bourgeoise habitude de dîner chez moi depuis que je possède une cuisinière qui me confectionne des plats spéciaux. Le siège de Paris m'a rendu gourmand. J'ai tant mangé de cheval ! Notre dîner du cercle est bon, mais les ennuyeux qu'on y subit m'en ont chassé. Et, ce soir, mon ami Darcy ayant des idées noires, je lui ai proposé pour le distraire d'aller quelque part manger des mets extravagants.
-- Humeurs noires... hypocondrie... névrose du foie, grommela le docteur de la Faculté de Québec. Je traite cette affection par ma méthode diététique, et je la guéris toujours.
-- On la guérit bien mieux par le château-larose, n'est-ce pas, Darcy ?
-- Oh ! c'est déjà passé, dit Darcy en tâchant de sourire. En revanche, j'ai une faim d'enfer, et une soif de sonneur.
-- Excellent symptôme, cher monsieur ; quand on a un chagrin, il faut le noyer.
-- Et je comprends, monsieur, dit Simancas d'un air contrit, je comprends que vous ayez été péniblement affecté en apprenant la mort tragique de madame d'Orcival.
Nointel lança à son ami un regard qui signifiait :
-- Tu vois qu'il y vient de lui-même. Tiens-toi bien.
-- Oui, très-affecté, répondit Darcy, qui trouva cette fois le ton juste. Je venais de rompre avec cette pauvre Julia, mais je conservais d'elle un excellent souvenir. La nouvelle m'a consterné.
-- Elle nous a affligés, Saint-Galmier et moi, et d'autant plus surpris que nous étions au bal dans la loge voisine de la sienne... à ce qu'il paraît, car nous ne l'avions pas reconnue sous son costume noir et blanc. Et on nous a dit tantôt que le crime avait dû être commis très-peu d'instants après notre départ. Que ne sommes-nous restés un peu plus longtemps ! Notre présence aurait peut-être arrêté le bras de l'assassin.
-- De l' assassine, mon cher général, rectifia en riant Saint-Galmier. Vous savez bien que c'est une femme, et que nous l'avons vue, la misérable... Quand je pense que je me suis presque trouvé en contact avec une créature qui finira sur l'échafaud, brrr ! j'en ai la chair de poule... Cette bisque est délicieuse... pas tout à fait assez poivrée... Heureusement qu'on la tient.
-- La bisque ?
-- Non, la meurtrière ... encore un féminin que je suis obligé de fabriquer. J'ai tout lieu de croire que nous serons appelé en témoignage, Simancas et moi. Si on me la présente, je la reconnaîtrai, je vous en réponds... à condition, toutefois, que l'on me la présentera en domino... car elle n'a eu garde de montrer son atroce figure... je parierais qu'elle est atroce... mais il y a la tournure, la taille...
» Oh ! oh ! j'aperçois la carpe à la Chambord. Un verre de clicquot pour l'appuyer, mon capitaine.
-- Appuyons, dit Nointel en tendant son cornet de cristal.
Il tenait pour les coutumes de nos pères, et il ne buvait pas le vin de Champagne dans des coupes.
-- Et vous, monsieur Darcy, reprit Saint-Galmier.
-- Merci. Tout à l'heure.
-- Oui, je conçois, cher monsieur. On est mal en train, le lendemain d'un si funeste événement. Pauvre femme ! Mourir si jeune, si belle... et si riche. Mais votre douleur ne la ressuscitera point. Et puis le clicquot est de deuil.
-- Au Canada ? demanda ironiquement le capitaine.
-- Partout. Cette carpe est un rêve. Je vous recommande la laitance aux truffes. Quelle vente Paris verra sous peu dans un hôtel du boulevard Malesherbes ! Car on vendra forcément. Il paraît que madame d'Orcival ne laisse ni testament, ni parents à aucun degré. Elle était enfant naturel. L'État sera son héritier. Ma foi ! je tâcherai d'avoir un souvenir de cette charmante femme, qui marquera certainement dans l'histoire de la galanterie moderne. J'ai souvenance d'un certain bonheur du jour, en bois de rose... pur Louis XV... une merveille... il faut que je me l'offre.
-- Vous êtes donc allé chez Julia ? demanda Darcy.
-- Pas plus tard que mardi dernier... le lendemain du suicide de Golymine. Elle m'a fait appeler, parce qu'elle souffrait d'une névrose intercostale. Vous savez qu'elles ne résistent jamais à ma méthode, les névroses. J'aurais guéri madame d'Orcival, si on ne me l'avait pas tuée.
Darcy pensait :
« Il est singulier que Julia ait eu recours à Saint-Galmier. Je lui avais dit de ce charlatan tout le mal que j'en pensais. »
-- Mon Dieu ! soupira Simancas, puisque mon ami vient de prononcer le nom de ce malheureux Golymine, il faut que je fasse part à ces messieurs d'une idée qui m'est venue. Ne croyez-vous pas que la triste fin du comte a porté malheur à madame d'Orcival ?
-- Vous êtes donc superstitieux, général ? dit Nointel.
-- Non, mais je suis frappé de cette coïncidence du meurtre suivant de si près le suicide... un suicide dont cette demoiselle était la cause.
-- Eh bien, moi, je crois autre chose. Je crois que la d'Orcival connaissait les secrets de Golymine, qu'elle aura eu la fâcheuse idée d'en exploiter un, et qu'elle a été tuée par une femme qui avait été la maîtresse de ce Polonais, une femme qu'elle voulait faire chanter .
» Qu'en dites-vous, général ? demanda Nointel, en regardant Simancas entre les deux yeux.
Simancas possédait le sang-froid d'un guerrier qui a vieilli sous les drapeaux et l'aplomb d'un homme qui a traversé, dans le cours d'une longue et orageuse existence, bien des passes difficiles.
Et cependant la question que Nointel lui posait à brûle-pourpoint le déconcerta un peu.
-- Je pense que vous vous trompez, cher monsieur, dit-il avec une certaine hésitation. Si Golymine avait eu des secrets de ce genre, il ne les aurait pas confiés à une femme galante...
-- Qu'il adorait, ne l'oublions pas, interrompit le capitaine ; et qui d'ailleurs a pu les surprendre ?
-- J'avoue que cette conjecture ne s'était pas encore présentée à mon esprit. Je ne connaissais pas madame d'Orcival, mais j'ai beaucoup connu le comte... autrefois, et je ne crois pas qu'il fût homme à abuser de ses bonnes fortunes. La preuve qu'il n'en a pas tiré parti, c'est qu'il est mort ruiné. On n'a trouvé sur lui que quelques billets de mille francs, et il ne laisse rien que sa garde-robe, qui n'a pas une grande valeur. Je me suis informé à son dernier domicile. Tout est déjà saisi, car il a de nombreux créanciers.
-- Encore une vente à l'horizon, dit philosophiquement Saint-Galmier ; bien maigre, celle-là. Plus grasses sont les jolies cailles mollement couchées sur des rôties à la moelle. Quelle mine ! quel fumet !
-- Je les crois réussies, dit Nointel, et maintenant le château-larose me semble indiqué.
» Au fond, quel homme était ce Golymine ? Vous l'avez connu aussi, vous, docteur ?
-- Oh ! fort peu ; je l'ai soigné une fois pour un coup d'épée, mais je n'étais pas son ami.
-- Ne lui avez-vous pas servi de parrain quand il s'est présenté à notre cercle ?
-- Oui, pour être agréable au général. Ils avaient jadis défendu ensemble l'indépendance du Pérou.
-- C'est vrai, dit gravement Simancas. Nous fûmes compagnons d'armes, et je puis attester que Golymine, comme tous ses compatriotes, était d'une bravoure folle.
-- Je n'en doute pas, dit Nointel ; mais comment se conduisait-il avec les femmes ?
-- Mon Dieu ! il ne m'a pas pris pour confident, mais je pense qu'il a toujours agi très-correctement. Il passait pour être très-généreux, et je suis certain qu'il était très-discret, car il ne m'a jamais dit un mot de ses liaisons.
-- Et cependant il en a eu beaucoup, et dans tous les mondes, car, au début, il allait partout. On le voyait souvent chez la triomphante marquise de Barancos.
-- Je l'ai entendu dire, mais je ne saurais l'affirmer. À cette époque, je n'avais pas l'honneur d'être en relation avec la marquise.
-- En effet, dit Darcy, je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu chez elle.
-- Non, je me tenais à l'écart pour des raisons à moi personnelles. Je la connaissais cependant depuis plusieurs années. Feu le marquis de Barancos était capitaine général à la Havane lorsque je m'y trouvais. Je travaillais alors à l'affranchissement de l'île de Cuba, qui cherchait à se soustraire à la domination espagnole. Le gouverneur me fit expulser. J'étais resté en froid avec sa veuve. Mais j'ai appris tout récemment qu'elle ne songeait plus à cette histoire ancienne, et j'ai eu l'honneur de me présenter chez elle aujourd'hui même.
-- Ah ! aujourd'hui ! répéta le capitaine. Elle reçoit donc le dimanche ?
-- Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle m'a reçu... et avec une grâce parfaite. Elle m'a fait l'honneur de m'inviter à une grande fête qu'elle se propose de donner très-prochainement.
-- Tous mes compliments, général. La maison de madame de Barancos est une des plus agréables qu'il y ait à Paris. Moi, je vais très-peu dans le monde ; mais mon ami Darcy ne manque pas un des bals de la marquise, et il sera charmé de vous y rencontrer.
-- Alors, vous l'avez vue aujourd'hui ? reprit Nointel d'un air dégagé. Lui avez-vous parlé de Golymine ?
Le général tressauta sur sa chaise et répondit vivement :
-- À quoi pensez-vous donc, capitaine ? Je sais vivre, et je me suis bien gardé de prononcer le nom de ce Polonais. Elle doit être très-peu flattée de l'avoir connu, car il a mal fini. D'ailleurs, à quel propos lui aurais-je parlé du comte ?
-- Eh ! pardieu, à propos du crime de l'Opéra. Il n'est pas possible que madame de Barancos ignore la nouvelle du jour, et elle n'ignore pas non plus que Golymine a été l'amant de Julia.
-- Je... je ne sais, balbutia Simancas. Il n'a pas été question de cela entre nous... et je...
-- Messieurs, s'écria Saint-Galmier, saluez le pâté de rouges-gorges. C'est un mets que j'ai mis à la mode et que je vous prie de savourer avec recueillement. Laissons là les marquises et les Polonais, et admirez cette croûte dorée. Si vous le permettez, je vais procéder à l'autopsie.
-- Pouah ! le vilain mot ! Je vois d'ici un de vos confrères entrant avec un commissaire de police dans ce charmant hôtel du boulevard Malesherbes, et... vous m'avez coupé l'appétit. Du diable si je touche à votre pâté ! Et puis, manger des rouges-gorges ! Vous autres dilettanti de la bouche, vous ne respectez rien. Vous mettriez des fauvettes en salmis et des rossignols à la broche.
-- Ne riez pas. J'en ai goûté. C'est délicieux.
-- Je m'en rapporte à vous. J'aime mieux les entendre chanter. Bon ! voilà un mot qui me ramène à Golymine. La marquise n'a pas pleuré sa mort, je le crois, ni celle de Julia non plus. Elle ne devait pas l'aimer, cette galante de haut vol qui avait des équipages presque aussi bien tenus que les siens. L'été dernier, vous souvenez-vous ? la d'Orcival est venue au grand prix dans un huit-ressorts qui pouvait soutenir la comparaison avec celui de madame de Barancos. Et sa victoria doublée de satin jaune, avec tapis de loutre, siège devant et derrière, attelage gris foncé, tout le harnais plaqué d'argent. La marquise n'en a jamais eu une aussi irréprochable. Te la rappelles-tu, Darcy ?
Darcy se la rappelait d'autant mieux que c'était lui qui l'avait payée ; mais il ne répondit que par monosyllabes inintelligibles. Il savait à peine de quoi il était question. Son esprit voyageait en ce moment sur les hauteurs du faubourg Saint-Denis. Il voyait le fiacre, l'horrible fiacre cahotant Berthe Lestérel sur les pavés boueux et s'arrêtant à la porte de Saint-Lazare.
-- Donc, reprit Nointel, la marquise ne regrette pas madame d'Orcival, mais elle est curieuse. Si elle ne l'était pas, elle ne serait pas femme. Elle vous a demandé des détails sur l'horrible événement, et comme vous y avez presque assisté, vous lui en avez donné, je n'en doute pas. Vous avez dû l'intéresser extrêmement.
-- Oh ! très-peu, je vous assure. Je n'ai fait qu'effleurer ce triste sujet. Madame de Barancos aime les conversations gaies. J'avais d'ailleurs une foule de choses à lui dire. C'est tout naturel, après un si long entracte. Je l'avais beaucoup connue à la Havane lorsqu'elle était la femme du capitaine général, et je la retrouvais reine en France, reine par sa beauté, par son luxe...
-- Et un peu par ses excentricités. On n'aime ici que les femmes qui font parler d'elles. Ah ! je conçois qu'elle ne se presse pas de se marier. Il est plus amusant d'étonner Paris que de gouverner Cuba.
-- Je ne pense pas qu'elle ait renoncé au mariage, insinua Simancas.
-- Alors, à votre place, général, je tâcherais de l'épouser.
-- Ne vous moquez pas de moi, mon cher capitaine. Certes, ma race vaut la sienne. Comme elle, j'ai dans les veines du sang de vieux chrétien castillan, mais je ne suis qu'un vétéran, couvert de blessures, honorablement reçues, il est vrai.
-- Bah ! vous feriez un mari très-présentable, et je parierais que votre cœur n'a pas encore pris ses invalides. Un soldat n'a pas d'âge.
-- Simancas a toujours vingt ans, s'écria le docteur, et cela grâce à ma méthode diététique. Je suis son médecin, et je garantis qu'il atteindra la centaine, sans vieillir.
» Maintenant, messieurs, je réclame votre bienveillante attention pour la bombe glacée au pain bis. Ne pensez-vous pas qu'il conviendrait de la soutenir par quelques verres d'un porto généreux ?
-- Va pour le porto. D'autant que votre menu me paraît nécessiter le renfort d'un vin corsé. Vous nous avez fait faire un dîner féminin, mon cher Saint-Galmier.
-- Cela vaut mieux qu'un dîner de femmes. La présence des femmes empêche d'apprécier la cuisine savante.
-- D'accord, mais il est agréable de parler d'elles. Et au risque de vous déplaire, je reviens à la marquise. Dites donc, général, saviez-vous que la personne accusée d'avoir assassiné Julia est une jeune artiste qui chantait dans tous les concerts de madame de Barancos ?
Gaston pâlit, et Nointel lui lança un coup d'œil significatif.
-- Pardonne-moi, mon ami, disait ce regard, pardonne-moi de te faire souffrir. C'est pour le bien de mademoiselle Lestérel.
-- Ma foi ! non, répondit Simancas. On m'a raconté qu'on avait arrêté une jeune fille, mais on ne m'a pas parlé de la profession qu'elle exerce. Et je pense que la marquise n'est pas mieux informée que moi.
-- C'est fort heureux. Elle eût été péniblement affectée, si elle avait su que le crime a été commis par une personne qui est venue chez elle.
-- Oh ! en qualité d'artiste payée. Madame Barancos n'a probablement jamais fait attention à elle, et en ce qui me concerne...
-- Messieurs, interrompit Gaston Darcy, vous plairait-il de changer de conversation ? Quel plaisir pouvez-vous trouver à ressasser cette abominable histoire d'assassinat ? Moi, elle m'écœure, je l'avoue, et je vous serais très-obligé de parler d'autre chose.
-- M. Darcy a raison, s'écrièrent en chœur Simancas et Saint-Galmier. Parlons d'autre chose.
Et le docteur ajouta :
-- Quel dessert souhaitez-vous, messeigneurs ? M'est avis qu'un joli brie et quelques grappes de raisin termineraient congrûment ce modeste repas.
Le capitaine opina du bonnet. Il ne pensait guère à choisir un fromage. Il se disait :
-- Darcy est incorrigible. Il n'y a rien à faire avec ce garçon. Il m'arrête net au moment où je poussais une reconnaissance intelligente sur les terres de la Havanaise.
» Heureusement, je retrouverai Simancas... et je le travaillerai sans rien dire au trop sensible Gaston. Pour le moment, nous n'avons plus que faire ici, et je vais tâcher d'abréger la séance.
Le dessert parut et fut lestement expédié, avec accompagnement de vin de Champagne.
Saint-Galmier buvait comme un Canadien qu'il était, et Simancas dérogeait ce soir-là à la sobriété proverbiale de la race espagnole. On devinait qu'il était de joyeuse humeur, quoiqu'il n'eût rien perdu de sa gravité. Le docteur montrait moins de tenue et donnait carrière à son élocution. Il parlait politique, finances, hygiène ; il dissertait sur la médecine et sur les femmes, et surtout il célébrait sa méthode infaillible pour le traitement des névroses, mais il ne livrait pas la moindre indication utile au capitaine qui écoutait son bavardage avec une attention méritoire.
Gaston commençait à trépigner d'impatience et marchait sur le pied de Nointel pour l'engager à donner le signal du départ.
Il fallut cependant attendre le café et les liqueurs que Saint-Galmier fêta largement ; mais enfin on en vint à allumer les cigares, et le général fit cette ouverture :
-- N'êtes-vous pas d'avis, messieurs, que le cercle est le seul endroit où on puisse décemment passer sa soirée le dimanche ? Si le cœur vous en dit, nous y ferons bien volontiers un whist avec vous.
-- Mille grâces, répondit le capitaine, Darcy et moi nous avons une visite à faire, en prima sera, tout au fond du faubourg Saint-Germain. Il est neuf heures et demie. Nous allons payer notre écot et vous quitter. Nous vous rejoindrons vers minuit.
Et il appela le garçon pour lui demander la note, qui ne fut pas petite. Les pâtés de rouges-gorges sont hors de prix.
Les Américains n'insistèrent pas pour le retenir et déclarèrent que, n'ayant rien à faire, ils n'étaient pas pressés de lever le siège.
Gaston et le capitaine les laissèrent à table. En mettant le pied sur le boulevard, Nointel dit à son ami :
-- Je n'ai eu garde de leur confier que nous allons à l'Opéra. Je ne tiens pas à les avoir sur mes talons.
-- Ni moi non plus, grommela Darcy ; mais m'expliqueras-tu à quoi nous a servi ce dîner assommant ? Tu m'as forcé à subir la compagnie de ces deux déplaisants personnages, et tu n'as pas pu tirer d'eux le moindre éclaircissement.
-- Tu te trompes.
-- Que sais-tu donc de plus ? Que ce docteur ou soi-disant tel se vante de pouvoir reconnaître la femme en domino qui est venue dans la loge. La belle avance !
-- Tu n'y entends rien. J'ai appris une chose dont je tirerai un excellent parti plus tard.
-- Et laquelle ?
-- J'ai appris que Simancas, qui n'avait de sa vie, quoi qu'il en dise, mis les pieds chez madame de Barancos, s'est présenté chez elle aujourd'hui, et qu'elle l'a reçu, très-bien reçu même, puisqu'elle l'a invité au bal qu'elle va donner.
-- Et tu en conclus... ?
-- Mon cher, ce n'est pas volontairement que la marquise reçoit un homme taré comme l'est ce Simancas. Si elle l'admet maintenant, après lui avoir longtemps fermé sa porte, c'est qu'elle a une raison pour agir ainsi.
-- Quelle raison ?
-- Tu m'agaces. Comment ne comprends-tu pas que si, par exemple, Simancas avait vu cette nuit la marquise entrer dans la loge de madame d'Orcival, Simancas posséderait un secret qui lui donnerait barre sur ladite marquise.
-- Oui, car alors ce serait elle qui aurait tué Julia, s'écria Darcy très-ému. Et tu crois que...
-- Je ne suis sûr de rien. À l'Opéra, où je te conduis, nous en apprendrons peut-être davantage. Regrettes-tu encore, maintenant, d'avoir dîné avec ces deux drôles ?
Darcy ne répondit pas à la question qui lui adressait Nointel. Il n'avait pas une confiance absolue dans l'efficacité des moyens qu'employait le capitaine pour arriver à découvrir la vérité, et il supportait impatiemment la compagnie de ces deux étrangers équivoques. Il reconnaissait cependant que la brusque introduction de Simancas chez la marquise était un fait à noter. Mais il trouvait que son ami prenait pour innocenter Berthe, des chemins bien détournés, et il n'était pas encore persuadé de ne pas avoir perdu son temps en dînant avec le général et avec le docteur.
-- Je vois, reprit en riant Nointel, que tu n'apprécies pas encore à sa juste valeur mon système d'enquête. C'est pourtant le seul qui puisse nous conduire au but. Il est lent, mais il est sûr. Tu me rendras justice plus tard. En attendant, je suis très-décidé à persévérer dans cette voie, dussé-je ne pas compter sur la tienne, dirait M. Prudhomme. Je te déclare même que si, par impossible, tu renonçais à poursuivre la contre-enquête, je la prendrais à mon compte, car je m'aperçois que le métier de chercheur a des charmes. Je commence à comprendre Lolif.
-- Alors, nous allons à l'Opéra, murmura Darcy. Dieu sait ce que diront de moi les gens qui m'y verront. Julia y a été assassinée cette nuit, et tout Paris sait qu'elle était encore ma maîtresse, il n'y a pas huit jours.
-- Ces demoiselles diront que les hommes n'ont pas de cœur. Tes camarades du cercle diront que tu es très-fort. Et les femmes du monde ne te sauront pas de trop mauvais gré de ton indifférence à l'endroit de la mort d'une irrégulière. Que t'importe l'opinion de gens dont tu te soucies fort peu ? Mademoiselle Lestérel ne saura jamais que tu es allé entendre ce soir le Prophète . Et c'est dans son intérêt que tu y vas. Donc, tu n'as rien à te reprocher.
-- Soit ! Je suis décidé à te suivre partout. Mais j'avoue que je n'attends rien d'une conversation avec l'ouvreuse. D'abord, je crois qu'elle a été interrogée par mon oncle.
-- Eh bien, nous la contre-examinerons, ainsi que cela se pratique en Angleterre dans les procès criminels, et nous en tirerons peut-être des renseignements inédits. Je connais les ouvreuses, et je sais les faire parler. C'est une science que les plus habiles magistrats ne possèdent pas. Les ouvreuses constituent dans le genre féminin un sous-genre particulier. J'ai étudié ce sous-genre, spécialement à l'Opéra, depuis trois ans que je suis abonné. Toi aussi, tu es abonné, et tu devrais le connaître. Mais tu n'as guère étudié que ces demoiselles du corps de ballet. C'est un tort. Les mères sont bien plus intéressantes pour un observateur. Et si, par hasard, l'ouvreuse préposée à la garde de la loge 27 a pour fille une coryphée ou même une simple marcheuse, j'aurai tôt fait de gagner sa confiance..., car Julia a été assassinée dans la loge 27, à ce que disent les journaux du soir.
-- Tu ne la connais pas, cette ouvreuse ?
-- Je n'en sais rien. Je n'ai pas remarqué celles qui étaient de service cette nuit dans le couloir des premières. Mais nous allons commencer par faire un tour dans ce couloir qui mène à la loge sanglante, -- style de mélodrame, -- et j'ai un vague pressentiment que nous rencontrerons bien.
Cette conversation avait mené les deux amis à la place de l'Opéra. Gaston, à demi convaincu, se laissa conduire, et ils entrèrent.
En les voyant passer, les employés du contrôle les regardèrent d'un certain air. Ils savaient leurs noms, puisqu'ils étaient inscrits tous les deux sur la feuille d'abonnement, et ils ne devaient pas ignorer que Darcy avait été le dernier amant de Julia d'Orcival. Cette manifestation muette le troubla. Elle prouvait qu'il lui fallait s'attendre à attirer l'attention des spectateurs, des employés, des musiciens, des artistes du chant et de la danse. Pour tous ces gens-là, son entrée dans la salle allait faire événement, car sa figure était de celles qui ont une notoriété dans le monde des théâtres, toujours bien informé des événements de la galanterie parisienne, et on ne parlait ce soir-là que de la mort de madame d'Orcival.
-- Ce sera une véritable exhibition, se disait tristement le pauvre Darcy.
En montant l'escalier monumental qui conduit au foyer, il regardait ces glaces qui avaient réfléchi l'image du domino noir et blanc, ces marches que le pied de Julia avait foulées, et il se demandait avec angoisse si les pieds mignons de Berthe Lestérel s'y étaient posés aussi.
Il se sentait gagné peu à peu par des doutes navrants, et l'explication imaginée par son oncle lui revenait à l'esprit.
-- Si elle était entrée au bal pourtant, pensait-il, si elle avait frappé dans un transport de colère...
-- Viens par ici, mon cher, lui dit Nointel, en passant son bras sous le sien. J'entends le final du deuxième acte. Profitons du moment pour inspecter mesdames les ouvreuses avant que le couloir soit envahi. Prenons à droite et cherchons le numéro 27, désormais légendaire.
Ils le trouvèrent sans peine et ils avisèrent, non loin de la porte qui portait ce numéro fatal, une grosse femme assise sur un tabouret, et sommeillant au bruit lointain de l'orchestre qui accompagnait l'entrée en scène du comte d'Oberthal, tyran de Munster.
Cette respectable personne avait une figure bourgeonnée, un nez couleur lie de vin et des mains de cuisinière ; mais elle était habillée de soie comme une dame de comptoir, et elle gardait, tout en somnolant, une attitude majestueuse. Son triple menton reposait sur son vaste corsage, et ses gros yeux à demi fermés regardaient le tapis, de sorte que Nointel fut obligé de se baisser pour la dévisager.
-- Nous avons de la chance, dit-il tout bas à Darcy. Je tombe justement sur une vieille amie. Elle n'aura pas de secrets pour moi. Tu vas voir.
Il toussa fortement, et l'ouvreuse se réveilla en sursaut.
Le capitaine lui dit de sa voix la plus douce :
-- Bonjour, madame Majoré. Avez-vous bien dormi ?
-- Tiens ! c'est vous, monsieur Nointel, s'écria la grosse femme. Excusez-moi. Je ne vous ai pas entendu venir. Comment vous portez-vous ?
-- Très-bien, et vous, madame Majoré ? Et M. Majoré, comment va-t-il ? Et mademoiselle Ismérie ? Et sa sœur, Paméla ?
-- M. Majoré se porte comme le pont Neuf. Il rajeunit depuis que nous avons la République. Les petites vont bien. Il n'y a que moi qui ne vais pas.
-- Vous m'étonnez ! vous avez une mine superbe.
-- Heuh ! heuh ! Hier, j'étais encore à mon affaire ; mais ce soir, je ne vaux pas deux sous. Dame ! ça se comprend. Après le bouleversement que j'ai eu cette nuit...
-- Quel bouleversement, madame Majoré ?
-- Comment ! vous ne savez pas ! D'où sortez-vous donc ?
-- Bon ! j'y suis, la mort de madame d'Orcival. Est-ce que vous y étiez ?
-- Je crois bien que j'y étais. Tenez ! la voilà, cette malheureuse loge. Rien que de regarder le numéro, ça me tourne le sang. Quand je pense que c'est moi qui ai ouvert, et que je l'ai vue morte, la pauvre femme... et encore qu'il m'a fallu tantôt courir au Palais de justice, et répondre au juge... Est-ce que je ne devrais pas être dans mon lit ? Tenez ! monsieur Nointel, l'administration n'a pas de cœur de me forcer à faire mon service un jour comme aujourd'hui.
-- C'est-à-dire que c'est de la barbarie. Une mère de famille a droit à des égards.
-- Ah ! bien oui, des égards ! Ils savent que je suis hors de moi... Pensez donc ! l'émotion... l'interrogatoire... Et ce n'est pas fini... je suis encore citée pour après-demain... Je demande une permission pour moi et pour les petites... Je leur avais promis depuis quinze jours de les mener au bal... On m'a ri au nez, et me voilà... et ces enfants, qui devraient être auprès de leur mère, en ont pour jusqu'à minuit à rester sur les planches... Ismérie est du pas des patineurs, et Paméla a une figuration en page... Non, là, vrai ! pour voir des choses pareilles, ce n'était pas la peine de changer de gouvernement.
-- Que voulez-vous, madame Majoré, l'administration aura pensé que le public y perdrait trop, si vos charmantes filles ne paraissaient pas dans le Prophète . Moi et mon ami nous sommes venus tout exprès pour les applaudir.
-- Vous êtes trop aimable, monsieur Nointel. On voit que vous avez été militaire. Mais en parlant de votre ami... il me semble que je ne me trompe pas... c'est M. Darcy qui est avec vous.
-- Gaston Darcy, lui-même, madame Majoré, dit gaiement le capitaine.
-- Excusez-moi, monsieur Darcy, je ne vous remettais pas. Il y a si longtemps qu'on n'a eu le plaisir de vous voir au foyer de la danse, vous qui étiez un habitué autrefois. Sans indiscrétion, qu'est-ce que vous êtes donc devenu depuis un an ?
-- J'ai été très... occupé, balbutia Gaston.
-- Ah ! mon Dieu ! s'écria l'ouvreuse, v'là que j'y pense maintenant... ce que c'est que d'avoir la tête à l'envers... j'avais oublié que vous étiez avec madame d'Orcival... Ah ! monsieur, vous devez avoir bien du chagrin... et je vous jure que si j'avais pu prévoir ce qui est arrivé...
-- Oh ! je suis bien sûr que la pauvre femme ne serait pas morte, dit sérieusement Nointel. Je sais que vous êtes courageuse comme une lionne.
-- Oui, monsieur, comme une lionne. Je défendrais mes filles contre un escadron de uhlans.
-- Je n'en doute pas, madame Majoré. Et il me vient une idée. Mon ami Darcy ne peut pas ressusciter madame d'Orcival, mais il espère que du moins sa mort sera vengée, et il voudrait bien savoir si on tient le coupable, ou la coupable, car on prétend que c'est une femme. Vous devez être bien informée, et vous pourriez peut-être nous dire...
-- Pas ici, monsieur Nointel. L'acte va finir, et j'ai beaucoup de monde dans mes loges. À votre service, d'ailleurs, et pour ce qui est d'être bien informée, je le suis, je vous en réponds. Personne n'y a vu clair dans cette affaire-là, ni le commissaire, ni le juge, ni les autres. Les journaux ne disent que des bêtises. Il n'y a que moi qui connaisse le fin mot de l'abomination de cette nuit. Je sais par qui le coup a été fait.
-- Quoi ! s'écria Gaston, vous êtes sûre que celle qu'on accuse...
-- Puisque je vous dis qu'ils n'y ont vu que du feu. Le juge n'a pas voulu me croire, mais il verra bien un jour ou l'autre que j'avais raison. À propos, il s'appelle comme vous. Est-ce que vous êtes parents ?
-- Oui... mais je vous serais bien reconnaissant de me dire tout de suite...
-- Mon cher, tu oublies que madame Majoré a des devoirs à remplir, interrompit le capitaine qui voyait que Darcy faisait fausse route. Et puis, on est fort mal ici pour causer. Il y a un moyen de tout arranger : si madame Majoré veut bien nous faire le plaisir de venir souper après le spectacle, avec ces demoiselles...
-- Avec mes filles ! Oh ! mon bon monsieur Nointel, vous savez bien que ça ne se peut pas. Elles sont trop jeunes, et M. Majoré est à cheval sur les principes. C'est vrai qu'il a ce soir une grande séance maçonnique à sa loge des Amis de l'humanité. Il y a une réception... les épreuves, vous savez... et l'agape fraternelle après. Il ne rentrera pas avant quatre heures du matin. Je sais bien aussi que vous êtes des messieurs sérieux, et que mes filles ne seraient pas compromises. Mais non, ça ne se peut pas. On jaserait trop au théâtre.
-- Qui le saura ? Ce n'est pas nous qui le raconterons. Allons, ma bonne madame Majoré, c'est convenu. Vous verrez que vous ne regretterez pas d'être venue, ni ces demoiselles non plus. Je parie qu'elles aiment les truffes.
-- Oh ! oui, qu'elles les aiment et qu'elles n'en mangent pas souvent, les pauvres chéries. Elles sont honnêtes, mon cher monsieur. Ce n'est pas comme cette Zélie, la fille à mame Crochet, qui ne se nourrit que d'asperges tout l'hiver. Si ça ne fait pas pitié ! Je ne les crains pas non plus, les truffes, et si j'étais sûre...
-- De notre discrétion ? Voyons, madame Majoré, vous nous connaissez, que diable ! Tenez, pour que personne ne se doute de rien, ce soir nous ne mettrons pas les pieds au foyer de la danse, et après la représentation, nous irons vous attendre au coin du boulevard Haussmann et de la rue du Helder. C'est un endroit où il ne passe jamais personne.
-- Écoutez, monsieur Nointel, dit l'ouvreuse en prenant un air digne, vous me faites faire là une chose que M. Majoré désapprouverait, et s'il ne s'agissait pas d'être utile à votre ami qui est dans la peine... mais il y a un point sur lequel je ne transigerai pas. Je ne veux pas qu'on dise que mes filles ont soupé en cabinet particulier avec des messieurs.
-- Nous souperons où vous voudrez, madame Majoré. C'est dit. Je compte sur vous, à minuit et demi.
La grosse femme allait peut-être élever encore quelque vertueuse objection, mais l'acte venait de finir, et ses fonctions la réclamaient. Le capitaine fila, sans laisser à cette mère prudente le temps d'ajouter un seul mot, et il entraîna Gaston.
-- Il me semble, lui dit-il, que nous marchons très-bien. La Majoré va nous mettre sur la bonne piste.
-- J'en doute, soupira Darcy. Elle vient de convenir que mon oncle n'a pas cru à sa déclaration.
-- Peuh ! je soupçonne qu'elle s'est fort mal expliquée et qu'elle nous apprendra des choses que ton oncle ne sait pas. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas négliger une si belle occasion. La chance d'obtenir un renseignement nouveau vaut bien un souper avec deux danseuses et avec leur respectable maman.
» Viens à l'orchestre. Je ne crois pas que dans la salle il y ait beaucoup de gens de notre monde, un dimanche. Tâche pourtant de ne pas avoir l'air trop triste.
Les deux amis trouvèrent à se placer à côté l'un de l'autre, sur le premier rang des fauteuils, et le capitaine se mit aussitôt à passer en revue les spectateurs.
-- Oh ! oh ! dit-il à demi-voix, voilà qui est singulier. La marquise de Barancos est ici.
-- Qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que cette marquise soit ici ? demanda distraitement Darcy.
-- D'abord, mon cher, son jour de loge est le vendredi, répondit Nointel. Il n'est pas naturel qu'elle vienne à l'Opéra, un dimanche, pour entendre une reprise du Prophète, qui ne constitue pas ce que les Anglais appellent a great attraction . Ensuite, elle doit être fatiguée, car elle a passé la nuit au bal, dans cette même salle où elle revient ce soir se purifier dans un bain de musique savante.
-- C'est vrai... je l'avais oublié... tu l'as vue cette nuit...
-- Et même je lui ai parlé. Elle ne se doute pas que je l'ai reconnue, mais je suis curieux de savoir si elle va reconnaître en ma personne son cavalier d'occasion. Oui... parfaitement. Tiens ! elle me lorgne.
-- Où est-elle ?
-- Là, tout près de nous, dans son avant-scène du rez-de-chaussée. Ne te retourne pas trop vite. Voyons. Est-elle seule ? Ces baignoires d'avant-scène sont profondes comme la mer. De vraies boîtes à surprise. En tout cas, elle tient à se montrer, car elle pose sur le devant, comme si Carolus Duran était là pour faire son portrait. Tu ne te demandes pas pourquoi elle désire tant qu'on la voie ? Non ? Décidément, tu n'as pas l'esprit tourné aux rapprochements. Moi, je suis certain qu'elle s'exhibe ce soir pour qu'on ne puisse pas supposer qu'elle a couru le guilledou cette nuit.
-- S'exhiber ! à qui ? Tu viens de dire toi-même qu'il n'y a personne ici de son monde.
-- Pardon ! il y a toi...
-- Elle ne pouvait pas prévoir que j'y viendrais.
-- Et puis, il y a aussi Prébord. Le vois-tu, là-bas, à l'autre bout des fauteuils ? Il se cambre pour faire des effets de torse, et il regarde la Barancos du coin de l'œil. Elle a bien pu le prévoir, celui-là. Tiens ! elle vient de dîner en ville.
-- Qu'en sais-tu ?
-- C'est sa toilette qui me le dit. Et elle est assez réussie, sa toilette. Robe en faille rouge, agrafée sur l'épaule par des nœuds de diamants, et garnie de dentelles.
-- Est-ce au régiment que tu as appris à parler la langue des couturiers ?
-- Mon cher, au 8e hussards, on apprenait tout. Je sais parler modes comme un journaliste du high-life, et faire la cuisine comme un chef du café Anglais. Seulement, je ne sais pas pourquoi Prébord est venu. Est-ce qu'il y aurait du rendez-vous sous roche ? C'est à étudier. En attendant, voyons un peu la salle. Bon ! c'est bien ce que je pensais. Des étrangers sans importance, des provinciales, des bourgeoises, des cocottes non gradées. Pas une tête de connaissance. La marquise en sera pour sa démonstration.
» Ah ! la loge fatale est vide. C'est drôle. Je n'aurais jamais cru que le directeur de l'Opéra se priverait d'une location pour raison sentimentale. Après cela, ton oncle a peut-être fait poser les scellés sur la porte de ce fameux n° 27. Madame Majoré nous renseignera en soupant. Quel type que cette mère coupable ! Et que dis-tu de ses scrupules à l'endroit des cabinets particuliers ?
-- J'espère bien que nous n'allons pas souper en public avec elle et ses filles.
-- Mon cher, on soupe où on peut. Mais dis donc, je crois, sur ma parole, que madame de Barancos te fait des signes.
La marquise, en effet, accoudée sur le devant de sa loge, regardait Gaston Darcy et jouait de l'éventail d'une façon très-significative.
-- Encore une science que je possède, reprit le capitaine. Je l'ai acquise à la Havane, où j'ai séjourné huit jours, en revenant du Mexique. L'éventail fermé ramené d'un petit coup sec vers la poitrine, cela veut dire : Venez ! Et cette télégraphie ultra-électrique est à ton adresse, car, à coup sûr, elle n'est pas à la mienne.
-- Je vais faire comme si je n'avais pas reçu la dépêche, murmura Darcy.
-- Y penses-tu ? Comment ! tu refuserais une causerie avec la Barancos dans un moment où nous avons soif d'éclaircissements. Ce serait absurde, mon cher. Et je te déclare que je ne me mêle plus de tes affaires, si tu ne te transportes pas incontinent dans l'avant-scène de cette précieuse marquise.
-- Mais que veux-tu que je lui dise ?
-- Il s'agit beaucoup moins de ce que tu lui diras, que de ce qu'elle va te dire. Et si elle t'appelle, c'est apparemment qu'elle veut te parler. De quoi ? Du crime de l'Opéra, parbleu ! Tu aurais bien du malheur, ou tu serais bien sot, si tu ne tirais pas quelque profit d'une conversation avec cette folle qui était au bal où on a tué Julia. Voyons ! salue, au moins ; salue donc, pour répondre à ce sourire andalous qu'elle t'envoie pardessus la contrebasse.
Gaston salua. Il ne pouvait pas s'en dispenser, sous peine de passer pour un homme mal élevé. Et le jeu de l'éventail recommença, si clair et si pressant, qu'il devenait impossible à Darcy de faire semblant de ne pas le comprendre.
-- Allons ! murmura-t-il, je me résigne. Je vais dans la loge, puisque j'y suis forcé.
-- À la bonne heure ! Tu commences à entendre raison. Maintenant, un dernier conseil, avant de te laisser marcher seul. Sais-tu ce que tu devrais faire pendant ta visite ?
-- Non. Quoi ?
-- La cour à madame de Barancos, mon cher.
-- Ah ! pour le coup, c'est trop fort. Si tu crois que j'ai le cœur au flirtage ! Je voudrais que le diable emportât cette Célimène de Cuba. Juge si je suis disposé à lui dire des douceurs.
-- J'espère que du moins tu ne vas pas lui faire ta mine de condamné à mort. Autant vaudrait lui raconter que tu veux épouser mademoiselle Lestérel, et que tu t'es constitué son défenseur.
» Prends sur toi de redevenir pour une demi-heure le Darcy qui savait plaire aux femmes. Sois galant par calcul. Que ne puis-je t'accompagner ! Je dirigerais la conversation. Mais je n'ai jamais eu mes entrées chez la marquise, et je pense qu'elle est moins que jamais disposée à me les accorder. Elle se figure que j'ignore à qui j'ai donné le bras cette nuit, et elle craint que sa voix ne la trahisse. Il faut donc que tu te passes de moi. Va, mon fils, et retiens bien toutes les paroles qui sortiront de la bouche de cette Barancos. Une jolie bouche, ma foi ! Va, et reviens au rapport.
Gaston s'exécuta d'assez mauvaise grâce. Il quitta sa place à l'orchestre, et il alla se faire ouvrir la loge de la belle étrangère.
La marquise était seule. Aucun cavalier servant ne se cachait dans les profondeurs de l'avant-scène. L'entrevue allait être un tête-à-tête.
Elle était brune comme Julia d'Orcival, cette princesse des Antilles, plus brune même, car ses cheveux avaient des reflets presque bleus comme une aile de corbeau, et ses yeux étincelaient comme des diamants noirs. Sa peau de créole semblait avoir été dorée avec un rayon de soleil, et les poètes cubains avaient cent fois comparé ses lèvres rouges à des fleurs de grenadier. Le front était fier et la bouche sensuelle. Et ces deux traits de son beau visage expliquaient le caractère de cette grande dame, qui bravait avec une audace inouïe l'opinion du monde, et qui aimait avec emportement.
Gaston la connaissait de longue date, et en d'autres temps il avait été très-tenté de rechercher ses bonnes grâces. Mais il était trop Parisien pour ne pas se garer des passions violentes. La marquise l'effarouchait.
-- Vous voilà enfin, monsieur, lui dit-elle de sa voix grave, une voix castillane. Vous vous êtes bien fait prier pour venir m'aider à supporter trois actes de musique sérieuse. Mais je vous tiens maintenant, et je vous garde. Asseyez-vous là, près de moi. Je veux vous compromettre.
Darcy cherchait une phrase polie que la veille encore il aurait trouvée sans peine. Madame Barancos ne lui laissa pas le temps d'envelopper ses excuses dans un compliment.
-- Imaginez-vous, reprit-elle, que je viens de dîner chez des Yankees vingt fois millionnaires qui s'habillent comme des portiers et qui mangent comme des sauvages. Je me suis sauvée au dessert, et je suis venue me réfugier ici.
-- Un dimanche ! dit Darcy, qui se souvenait des conseils du capitaine.
-- Précisément parce que c'est dimanche. J'aime à faire ce que les autres femmes ne font pas. N'êtes-vous pas d'avis que notre vie des salons ressemble beaucoup à celle d'un écureuil en cage ? Moi, je m'échappe tant que je peux, et mon rêve serait de voir les envers de Paris. Il y a des jours où il me prend des envies d'aller valser à Mabille.
-- Ce n'est pas la saison. Comme excentricité d'hiver, je ne vois guère que le bal de l'Opéra.
-- Vous appelez le bal de l'Opéra une excentricité ? Pour une mondaine française, peut-être. Il me faudrait à moi un divertissement plus... pimenté. La belle folie, vraiment, que de venir à minuit, masquée jusqu'aux dents, se claquemurer dans une loge, ou tout au plus risquer un tour au foyer ! C'est bon pour une bourgeoise en rupture de ménage. Si je me mêlais de commettre des hardiesses, j'irais à Bullier, à visage découvert.
-- Ce serait héroïque, et je comprends maintenant que le bal de l'Opéra vous fasse l'effet d'un bal de pensionnaires. Seulement, je suppose que vous en parlez comme je pourrais parler des chutes du Niagara... d'après des descriptions.
-- Qu'en savez-vous ?
-- Vous y êtes allée ? dit vivement Darcy.
-- Je l'avoue, répondit sans hésiter la marquise.
-- Cette nuit peut-être ?
-- Que vous importe que ce soit cette nuit ou l'année dernière ?
-- Pardonnez-moi une indiscrétion... que vous avez un peu provoquée, convenez-en, madame.
-- J'en conviens, dit madame de Barancos en riant d'un rire franc qui montrait des dents éblouissantes. J'adore les indiscrétions. Les gens discrets m'ennuient. Et je devine pourquoi vous tenez à savoir si j'étais ici hier : c'est que vous y étiez vous-même.
-- C'est vrai, j'y étais, et je ne vous y ai pas vue.
-- Vue ! Est-ce qu'on peut voir une femme quand elle est en domino ? À propos, qui donc est cet ami que vous avez laissé à l'orchestre ?
-- Henri Nointel, ex-capitaine de hussards.
-- Il est fort bien. Pourquoi ne vient-il pas chez moi ?
-- Mais... parce que vous ne lui avez jamais fait l'honneur de l'inviter.
-- Pas du tout. C'est parce que je ne lui plais pas ; car il lui eût été très-facile de se faire présenter par vous.
-- Il va fort peu dans le monde. C'est un solitaire... un ours.
-- Vraiment ? Vous me donnez envie de l'apprivoiser. J'entends que vous me l'ameniez au prochain entracte.
-- Je m'y engage, dit avec empressement Darcy, qui commençait à entrevoir la possibilité de tirer parti des propos décousus de la capricieuse créole, et qui comptait beaucoup sur le capitaine pour toucher habilement les points intéressants.
La marquise n'avait pas encore fait une seule allusion à la mort de madame d'Orcival, et il n'osait pas lui parler le premier de cet événement tragique.
-- Merci, répondit madame de Barancos. Mais je veux que vous restiez dans ma loge... au moins jusqu'à la fin du ballet. Vous me direz les noms des patineuses.
Et comme Darcy allait protester :
-- Pas un mot de plus. Vous m'empêcheriez de voir. Je ne sais pas regarder quand on me parle.
Darcy n'insista point. La toile se levait, et les applaudissements du public dominical saluaient l'effet de neige et de brume qui inaugure si bien le troisième acte du Prophète.
Au grand étonnement de Darcy, la marquise s'absorba aussitôt dans la contemplation de ce merveilleux décor, qu'elle avait pourtant dû admirer déjà bien des fois, et il put, sans attirer l'attention de sa belle voisine, faire signe à Nointel que tout allait bien.
Puis il se mit à lorgner la scène dans l'unique but de se donner une contenance, car les douleurs de Fidès ne le touchaient guère, et le joli divertissement qui précède les exercices de patinage ne l'intéressait pas du tout.
En revanche, il fut frappé de stupeur, lorsqu'en observant à la dérobée madame de Barancos, il s'aperçut qu'elle avait les yeux humides.
Certes, ce n'était pas l'air allègre sur lequel se trémoussaient les jeunes de la danse qui pouvait lui arracher des larmes, et il crut pouvoir se permettre une question :
-- Qu'avez-vous donc, madame ? demanda-t-il doucement. Seriez-vous souffrante ?
-- Moi ?... non, murmura la marquise d'une voix étouffée.
Puis, se remettant presque aussitôt :
-- Vous ne devineriez jamais pourquoi je suis émue. Croiriez-vous que c'est le décorateur qui me fait pleurer ? Il a si bien rendu le brouillard... et vous ne savez pas que le brouillard produit sur mes nerfs un effet singulier. Il m'attriste et il me charme. Si je vous disais qu'il m'arrive souvent de sortir à pied par les temps humides et brumeux. J'éprouve un plaisir étrange à piétiner dans la boue des rues de Paris. Je trotte comme une grisette, tout exprès pour m'imprégner de mélancolie... et pour me crotter. Je suis un peu folle, n'est-ce pas ? Comment appelez-vous cette petite qui a des bottines rouges ? Vous n'imaginez pas combien c'est difficile de danser avec des bottines à talons. Elle est un peu maigre, mais elle a de la race. Eh bien ! vous ne me dites pas son nom ?
-- Mais je... oui, je crois que c'est... Majoré Ire... ou Majorin... ou...
-- Pourquoi pas Majorat ? interrompit madame de Barancos en éclatant de rire. Votre renseignement n'est pas très-précis. Je pensais que vous étiez mieux informé.
-- Je le suis fort mal. Il y a fort longtemps que je n'ai mis les pieds au foyer de la danse.
-- C'est vrai. Depuis un an vous n'étiez plus libre... je l'avais oublié, dit la marquise redevenue sérieuse tout à coup.
Cette allusion à ses amours avec Julia fit tressaillir Darcy et le remit en garde. Il se reprit à croire que l'étrangère avait été plus ou moins mêlée au lugubre événement du bal de l'Opéra, et il résolut de pousser l'attaque, sans attendre l'entrée en lice du sagace Nointel. Mais il eut beau essayer de la ramener au sujet qui l'intéressait, il ne put rien tirer de l'excentrique marquise. Elle se lança dans des critiques bouffonnes sur le jeu et le chant des acteurs, elle se moqua des anabaptistes battant le briquet, du sauvetage de Berthe arrachée aux flots de la Meuse, du soleil qui se levait fort mal sur Munster, et lorsque le Prophète entonna l'hymne magnifique : « Roi du ciel et des anges », elle lui tourna le dos en disant brusquement à Darcy :
-- J'adore la musique de Meyerbeer, et ce soir elle m'irrite. Je voudrais entendre un quadrille d'Offenbach. Allez donc me chercher votre ami le capitaine.
Gaston jugea qu'à lui tout seul il ne réussirait pas à remettre madame de Barancos sur la voie où il souhaitait qu'elle s'engageât, et il ne se fit pas prier pour aller chercher du renfort.
Il sortit de la loge, en promettant de revenir bientôt avec le capitaine que la bouillante créole demandait avec tant d'insistance, et il n'eut pas besoin d'aller le chercher bien loin, car il le rencontra dans le couloir.
-- Eh bien ? demanda Nointel.
-- Eh bien ! répondit Gaston, je ne comprends rien à cette femme. Elle rit aux éclats, et, une minute après, elle se met à pleurer. Elle se moque des bourgeoises qui s'aventurent au bal de l'Opéra, et elle parle, comme d'une chose toute simple, d'aller danser à Mabille. Je crois, en vérité, qu'elle est folle.
-- Folle, non. C'est dans le sang. La Savoie et son duc sont pleins de précipices, dit Ruy Blas. Les marquises havanaises sont pleines de changements à vue. Mais que t'a-t-elle dit de l'assassinat ?
-- Rien. Elle a fait une allusion très-détournée à ma liaison avec Julia, et ç'a été tout. Je suis convaincu cependant qu'elle en sait plus long que je ne pensais sur les événements de cette nuit.
-- J'en suis convaincu aussi, et j'ai bien peur que tu ne t'y sois mal pris pour lui arracher des confidences.
-- J'ai fait de mon mieux ; mais si tu crois que c'est facile, tu te trompes fort. On manœuvre de façon à l'attirer dans un piège de conversation, elle s'y laisse conduire, et au moment où on croit la tenir, elle s'échappe en vous demandant le nom d'une danseuse qui a des bottines rouges.
-- Oui, elle est ondoyante et diverse, mais je connais ces natures de girouette. Il y a un moyen de les fixer. Parions que tu as oublié mes recommandations. Parions que tu ne t'es pas posé en adorateur.
-- Non, certes. La tâche était au-dessus de mes forces, et, au surplus, si je m'étais avisé de lui faire la cour, elle m'aurait ri au nez.
-- Prébord la lui fait bien, et une cour très-vive, je t'en réponds.
-- Prébord est un sot qui ne compte pas. La Barancos tolère ses assiduités, parce qu'il passe, je ne sais pourquoi, pour un homme à la mode... peut-être parce qu'il va à toutes les premières et parce qu'on cite son nom dans les journaux. Les étrangères aiment le tapage. Je ne suis pas Prébord, et la dame aurait trouvé mes déclarations ridicules, surtout le lendemain de la mort de Julia.
-- Je ne suis pas de ton avis ; mais puisque tu refuses absolument de jouer les amoureux, n'en parlons plus. Dis-moi si tu penses qu'elle se souvient de ma figure ?
-- Elle s'en souvient si bien qu'elle s'est fort occupée de toi. Elle m'a demandé qui tu étais, et quand elle a su que nous étions intimement liés, elle m'a reproché de ne pas t'avoir encore amené chez elle.
-- Et tu lui as répondu ?
-- Que tu n'aimais pas le monde, que tu le fuyais même. Sur quoi, elle a insisté, et j'ai été obligé de lui promettre que je te présenterais.
-- Quand ?
-- Tout de suite. Elle t'attend. Je viens te chercher de sa part.
Et comme Nointel réfléchissait, Darcy ajouta avec une intention légèrement ironique :
-- Voilà une excellente occasion de faire toi-même ce que tu me conseillais d'essayer. Le cœur de madame de Barancos est à prendre. Attaque-le.
-- Je n'y répugne pas, dit tranquillement le capitaine de hussards. Mais ce sera bien pour t'obliger, car je n'ai pas de goût pour les excentriques à tous crins. J'aime les femmes douces, unies et même un peu sottes. N'importe. Je me dévouerai, s'il le faut. Reste à savoir si cette marquise ne coupera pas court à mes galanteries. J'ai quinze ans de service, mon bon ami.
À le voir, on ne s'en serait pas douté. Il était grand, mince de taille, large d'épaules, élégamment tourné. Il avait le teint brun, l'œil vif, les dents superbes, les cheveux au complet de guerre, et cet air viril que les femmes apprécient tant. Une grande distinction de manières relevait et complétait ces avantages physiques. En un mot, Nointel avait tout ce qu'il faut pour plaire, et même quelque chose de plus, un esprit net, un caractère décidé, de quoi dominer les coquettes et passionner les indifférentes. S'il eût daigné courir après les bonnes fortunes, il les aurait comptées par douzaines. Mais ce cavalier accompli était aussi un philosophe pratique, un sage qui savait ce que valent les succès mondains, et qui se contentait fort bien des bonheurs tranquilles. Il aimait à sa guise, sans fracas et sans orages.
-- C'est précisément parce que tu ne tiens pas à madame de Barancos que tu as de grandes chances d'être agréé par elle, dit Darcy qui ne manquait pas d'expérience en ces matières. Viens donc, et tâche d'être plus habile que moi. Un dernier renseignement avant d'entrer. La marquise m'a déclaré sans ambages qu'elle était venue au bal de l'Opéra. Elle n'a pas dit que ce fût hier, mais...
-- Mais moi je suis sûr que c'est hier, et je suis sûr aussi que, si elle tient à me parler ce soir, c'est surtout pour me mettre à la question. Elle veut savoir si j'ai quelque soupçon de lui avoir donné le bras, cette nuit, dans le corridor des premières. Je suis au moins de sa force, et je ne la crains pas. J'étudierai son jeu, et je ne livrerai pas le mien. Elle doit s'impatienter. Conduis-moi à l'avant-scène.
Cette causerie avait entraîné les deux amis au bout du couloir de l'orchestre, et elle s'était prolongée un peu plus qu'il n'aurait fallu.
Quand ils se présentèrent à madame de Barancos, ils trouvèrent Prébord établi dans la loge. Le fat avait eu soin de se placer bien en vue, sur le devant, et il affectait des airs penchés, dans le but évident de faire croire aux deux mille spectateurs qui remplissaient la salle qu'il était du dernier bien avec la marquise.
La rencontre était déplaisante, et Darcy allait battre en retraite, après s'être excusé, mais madame de Barancos ne l'entendait pas ainsi.
-- Merci de votre gracieuse visite, cher monsieur, dit-elle à Prébord d'un ton assez sec. Je vous verrai sans doute la semaine prochaine au bal que vont donner les Smithson.
Ce petit discours était un congé formel, et le bellâtre ne s'y trompa point. Il se leva fort à contre-cœur, salua d'assez mauvaise grâce les nouveaux venus et s'inclina devant madame de Barancos en disant :
-- Je serai très-heureux de vous y rencontrer, madame la marquise, et de vous apporter les renseignements que vous avez bien voulu me demander sur cette chanteuse qui a assassiné Julia d'Orcival.
C'était la flèche du Parthe que Prébord lançait à Gaston en lui cédant la place, et la flèche blessa cruellement l'amoureux de Berthe, si cruellement qu'il faillit riposter par une interpellation violente. Nointel le calma d'un coup d'œil, et le perfide ennemi qui l'avait frappé en traître s'empressa de sortir.
Madame de Barancos devina que la personne du don Juan brun n'était pas agréable aux deux amis, et elle le sacrifia sans pitié.
-- Avez-vous entendu comme je l'ai coupé ? dit-elle avec une désinvolture tout aristocratique. Croiriez-vous que ce joli monsieur s'est permis de m'envahir sous prétexte de me raconter l'arrestation d'une pauvre fille qui est venue quelquefois chanter chez moi cet hiver ? On n'est pas impudent à ce point, et j'allais le mettre à la porte quand vous êtes arrivés.
Puis voyant que Darcy et Nointel restaient dans l'attitude obligée de deux visiteurs dont l'un va présenter l'autre, elle reprit :
-- C'est inutile. J'ai horreur des formes convenues. Je ne suis pas Anglaise, moi. Pourquoi me nommeriez-vous monsieur le capitaine Nointel, puisque vous venez de me dire tout le bien que vous pensez de lui ? Et pourquoi M. Nointel se croirait-il obligé de me saluer en arrondissant les bras et en marmottant une phrase savamment tournée, puisque c'est moi qui vous prie de me l'amener ? Il faut laisser ces façons à M. Prébord. Prenez sa place et causons.
Le capitaine était un peu désarçonné. Il se trouvait presque dans la situation d'un orateur qui a préparé son exorde et qu'un incident dérange au moment de commencer. Madame de Barancos lui coupait ses effets, comme elle avait coupé l'importun qu'elle venait de chasser.
Il se remit pourtant assez vite, et il dit gaiement :
-- Vous me comblez de joie, madame. J'ai horreur des préliminaires, des préambules, des préfaces...
-- Et des Prébord, n'est-ce pas ? interrompit la marquise. Cet homme est insupportable.
-- Et il se croit ineffable. Vous le recevez, à ce qu'il prétend.
-- Oui. Je reçois tout le monde. Mais je n'ai que très-peu d'amis, et M. Prébord ne sera jamais le mien. Un fat qui prend des attitudes et qui s'écoute parler ! N'est-il pas de votre cercle ? Alors, vous devez le connaître.
-- Beaucoup trop.
-- Est-il vrai qu'il se vante de me faire la cour ?
-- Il en est très-capable.
-- Eh bien, monsieur, je vous prie de dire très-haut, et partout, que je ne l'y ai jamais encouragé... pour deux raisons... d'abord parce qu'il me déplaît, et ensuite parce que je déteste les hommes qui s'occupent de moi. Ne trouvez-vous pas que ces mots : faire la cour, sont odieux ? La cour ! je vois d'ici les sots qui paradaient devant moi, les jours de réception, quand mon mari était gouverneur de Cuba... je vois leurs fades sourires, j'entends leurs plats compliments. Non, l'homme que j'aimerai ne ressemblera pas à ces faiseurs de courbettes ; l'homme que j'aimerai ne s'humiliera pas devant moi. Il sera fier, et il ne viendra pas m'offrir son amour comme on offre un bouquet. Il attendra que je le lui demande. Je ne veux pas qu'on me choisisse. Je veux choisir.
-- Et si vous choisissiez mal ?
-- Je souffrirais, mais qu'importe ? Le bonheur, ce n'est pas d'être aimée, c'est d'aimer.
-- Ainsi, demanda le capitaine en regardant fixement la marquise, si vous aimiez un homme, et si cet homme vous aimait, vous n'attendriez pas qu'il vous le dît ?
-- Non, répondit madame de Barancos sans baisser les yeux.
-- Madame, dit Nointel en riant, je suis obligé de confesser que si, par impossible, une femme me faisait une déclaration, mon premier mouvement serait de me dérober. Je suis très-enclin à la contradiction, et je n'ai aucun goût pour les victoires faciles.
Il y eut un court silence. Madame de Barancos jouait avec son éventail. Elle l'ouvrait d'un geste nerveux, et elle le refermait d'un coup sec. On n'entendait dans la loge que ce frou-frou pareil au bruit que font les ailes d'un perdreau qui s'envole brusquement aux pieds d'un chasseur.
-- Ce Prébord doit être un lâche, dit tout à coup la marquise. Il s'est mis à me raconter, sans que je l'en eusse prié, le malheur arrivé à cette malheureuse qu'on accuse, et je voyais qu'il y prenait un plaisir extrême. Et il n'a eu que des paroles de mépris pour la morte...
» Pardon, reprit-elle en tendant la main à Darcy, je vous ai blessé sans le vouloir. J'avais oublié que vous étiez lié avec madame d'Orcival. Mais je vous jure que je la plains, quoique je n'aie aucune raison pour la regretter. Et je vous plains si vous l'aimiez. Non... vous ne l'aimiez pas... vous ne seriez pas ici ce soir.
Gaston, très-troublé, chercha une réponse qu'il ne trouva point, et madame de Barancos prit, sans transition aucune, un autre ton pour dire à Nointel :
-- C'est une étrange histoire que celle de cette mort. Qu'en pensez-vous, monsieur ? Vous étiez sans doute au bal, cette nuit ?
-- Oui, madame, j'y étais, répondit le capitaine. J'y ai même rencontré et reconnu...
-- Qui donc ? demanda madame de Barancos, toute prête à se cabrer.
-- Cette pauvre Julia d'Orcival, au moment où elle montait le grand escalier. Un peu plus tard, je l'ai revue de loin, dans sa loge, et je ne me doutais guère qu'elle n'en sortirait pas vivante. Je ne sais absolument rien que vous ne sachiez sur ce qui s'est passé ensuite, mais le général Simancas pourra vous renseigner. Il est resté tout le temps dans la loge voisine.
-- Qu'est-ce que c'est que le général Simancas ?
-- Quoi ! vous ne le connaissez pas ? Nous venons de dîner avec lui, et il nous a assuré qu'il avait eu l'honneur de vous voir aujourd'hui même ; c'est un général péruvien.
-- Oui... oui... parfaitement. Où ai-je l'esprit ? J'oublie les noms de mes plus anciens amis. Il y a plusieurs années que je connais M. Simancas, et je l'ai, en effet, reçu aujourd'hui... il n'est pas mieux informé que vous... il n'a pu me dire si cette Lestérel est coupable. C'est bien Lestérel qu'elle s'appelle, n'est-ce pas ?
Et, sans laisser à Nointel le temps de lui répondre :
-- Ah ! on commence. Quel ennui ! nous ne pourrons plus causer. Ce quatrième acte est admirable... mais je n'ai jamais pu le supporter. La marche est trop solennelle pour moi qui ne le suis pas du tout. Et lorsque Jean de Leyde s'avance à pas comptés, sous le dais, il me semble toujours voir le marquis de Barancos faisant son entrée officielle dans la cathédrale de la Havane, le jour de la Fête-Dieu. Mais vous, messieurs, vous êtes sans doute ici pour la musique.
-- Oh ! uniquement, dit le capitaine avec conviction.
-- Je ne veux pas vous empêcher de l'entendre. Moi, je vais rentrer. Maintenant, je me couche à onze heures. Et ce matin, à neuf heures, j'avais déjà fait le tour du Bois, au galop de chasse. Mon valet de pied doit être dans le corridor. Soyez donc assez aimable pour lui dire en passant de faire avancer mon clarence. Le soir, je ne sors plus qu'en clarence . C'est lourd, c'est laid, mais ces demoiselles n'en n'ont pas.
Nointel et Darcy étaient déjà debout.
-- Nous nous reverrons bientôt, je l'espère, reprit la marquise. Chassez-vous, monsieur ?
La question s'adressait au capitaine, qui répondit simplement :
-- Oui, madame.
-- Alors, vous me ferez le plaisir de venir chasser chez moi, à Sandouville. Ma terre a cet avantage qu'on y trouve encore beaucoup de gibier dans l'arrière-saison, et mes gardes préparent une grande battue. Je vous écrirai dès que le jour sera fixé, et je compte absolument sur vous, messieurs.
L'invitation, cette fois, était collective ; mais Darcy s'excusa, et ce refus ne parut pas contrarier madame de Barancos. Nointel accepta, sans trop d'empressement, et prit congé en même temps que son ami. Il ne tenait pas à rester. Il en savait assez. Son siège était fait.
-- Mon cher, je suis fixé, dit le capitaine à son ami, après avoir transmis au valet de pied les ordres de la marquise. Tu ne tiens pas, je suppose, à voir couronner le roi des anabaptistes. Viens au foyer, nous y serons à merveille pour causer.
Darcy se laissa entraîner, et bientôt les deux alliés se trouvèrent assis sur un divan solitaire, sous le plafond peint par Baudry.
-- Je suis fixé aussi, commença Gaston. Cette Barancos est folle de toi. Et elle ne dissimule pas ses sentiments. Elle s'est jetée à ta tête avec une impudence incroyable.
-- Affaire de climat. Elle est née sous les tropiques. Une femme de la zone tempérée y eût assurément mis plus de façons, mais il ne s'agit pas de cela. As-tu remarqué, cher ami, qu'elle avait oublié le nom de Simancas ?
-- Oui, certes, et j'en conclus que Simancas s'est vanté. Elle le connaît à peine.
-- Moi, je vais beaucoup plus loin, et je conclus que la marquise est entrée cette nuit dans la loge de Julia d'Orcival ; que le Péruvien l'y a vue et reconnue, et qu'il n'a pas perdu de temps pour exploiter sa découverte. Il est allé tout droit chez la dame, et il l'a menacée de la perdre si elle n'acceptait pas le marché qu'il lui a proposé. Il a dû se faire payer fort cher et exiger de plus que la Barancos le reçût habituellement. Il tient à se bien poser dans le monde, le rusé coquin.
-- Oui, les choses ont dû se passer ainsi, dit Darcy, et si, comme je n'en doute plus, cette femme est le domino qui a eu une entrevue avec Julia, c'est elle qui l'a tuée. Il ne me reste qu'à la dénoncer à mon oncle. Mademoiselle Lestérel est sauvée.
-- Tu vas beaucoup trop vite. D'abord, alors même que tu prouverais que la marquise est entrée, il faudrait encore prouver qu'elle a frappé. Or je ne crois pas qu'elle ait jamais possédé un poignard japonais. Ces sortes de curiosités ne sont point à l'usage des grandes dames. En revanche, je me rappelle fort bien qu'au moment où je lui ai offert mon bras, elle tenait à la main un éventail qui ne venait pas de Yeddo, je t'en réponds. Une Espagnole ne va pas sans éventail ; mais d'ordinaire elle n'en porte qu'un. Donc, l'instrument du crime ne lui appartient pas.
-- Qu'en sais-tu ? Elle a pu le trouver, le cacher sous son domino. Je te répète qu'il faut que je voie mon oncle le plus tôt possible. Il n'est certainement pas encore couché, et je vais...
-- Lui dire quoi ? Que Simancas en sait très-long sur les faits et gestes de la Barancos. Très-bien. Ton oncle le fera citer. Simancas niera. Simancas protestera que la marquise est la femme la plus vertueuse de toutes les Espagnes. Comment M. Roger Darcy fera-t-il pour le convaincre de faux témoignage ? Le mettra-t-il à la torture ? Je ne vois guère que ce moyen-là... et encore... ce Péruvien est un vieux reître qui se laisserait rôtir pour ne pas perdre le fruit de ses canailleries. M. Roger Darcy ouvrira-t-il une instruction contre la dame, sur un soupçon vague ? J'en doute très-fort, et s'il s'en avisait, tu peux croire que madame de Barancos n'aurait aucune peine à établir qu'elle n'a pas quitté cette nuit son palais de la rue de Monceau. Elle a dix façons d'en sortir et d'y entrer sans qu'on la voie. Et ce matin, à huit heures, elle cavalcadait au bois de Boulogne.
-- Elle se défendra, soit ! Je n'en dois pas moins informer mon oncle de ce que nous venons d'apprendre.
-- Tel n'est pas mon avis.
-- Quoi ! tu veux que je me taise lorsqu'il se présente une chance d'innocenter mademoiselle Lestérel !
-- Il n'est pas temps de parler.
-- Quand sera-t-il donc temps ? Dois-je attendre que Berthe soit jugée... condamnée ?
-- Il suffira d'attendre que je sois un peu plus avancé dans l'intimité de la marquise.
Darcy fit un haut-le-corps et dit lentement :
-- Alors si tu étais son amant et qu'elle t'avouât son crime, tu la dénoncerais ?
-- Me crois-tu capable d'une pareille vilenie ?
-- Certes, non. Mais enfin que veux-tu donc faire ? Je ne comprends plus.
-- D'abord, je ne veux pas de madame de Barancos pour maîtresse. Cette enragée n'a rien qui me plaise. Je me moque de ses millions et de son marquisat. Sa beauté ne me tente pas, et ses incartades me fatiguent. Si la fantaisie lui prend de m'ouvrir son cœur, je le refuserai tout net, et à plus forte raison sa main. Quand on a commandé le 3e escadron du 8e hussards, on n'épouse pas une femme soupçonnée...
» Pardon ! je n'ai pas voulu te blesser, tu le sais bien... et je reviens à mon projet. Je veux purement et simplement aller chez la dame, chasser, dîner, et valser avec elle, étudier de près ses relations avec Simancas, et quand je serai sûr de mon fait, t'apprendre tout ce que je saurai. Tu feras alors tout ce que tu croiras devoir faire. Mon rôle sera terminé. Mais si tu veux que je te serve, pour Dieu ! ne va pas casser les vitres. La marquise nous fermerait sa porte, et il ne nous resterait plus que cette excellente madame Majoré. Je compte beaucoup sur madame Majoré pour nous renseigner ; mais deux informations valent mieux qu'une, et je te prie instamment de te tenir en repos jusqu'à nouvel avis de ma part.
-- Tu as peut-être raison, dit Darcy, après avoir un peu réfléchi. Il est probable qu'en l'état des choses, mon oncle refuserait d'instruire contre la marquise. Il me demanderait pour quel motif elle aurait tué Julia, et je ne saurais en vérité quoi lui répondre. Une grande dame n'assassine pas une femme galante parce que cette femme a des voitures mieux tenues que les siennes.
-- Non, mais, sur ce point, je reviens à ma première idée, celle que j'ai jetée dans les jambes de Simancas pendant le dîner. Il y a du Golymine là-dessous.
-- Tu crois donc qu'il a été l'amant de madame de Barancos ?
-- Je le crois... surtout depuis que je la connais. D'abord, le bruit en a couru jadis. Elle le recevait beaucoup. Ce n'était pas naturel, et on en jasait. Et puis, mon cher, les Polonais comme Golymine sont faits pour les Havanaises comme la Barancos. Cette folle a dû s'éprendre d'un fou, et ne pas se gêner pour le lui dire. Tu viens d'entendre sa déclaration de principes. Et elle l'aura quitté brusquement à la suite de quelque scène violente. Je parierais qu'elle l'a regretté après sa mort, et qu'elle lui en veut de s'être pendu pour une autre.
-- Si elle a été sa maîtresse, le crime s'expliquerait, reprit Gaston qui suivait son idée. Golymine a pu garder des lettres, les déposer chez Julia...
-- Qui a écrit à la marquise pour lui offrir de les lui rendre au bal de l'Opéra, ou de les lui vendre. C'est très-admissible. Il s'agit maintenant de savoir si nous ne nous trompons pas. Il faudrait commencer par interroger la femme de chambre de Julia. Il se peut que Julia ait chargé cette fille de porter une lettre à la poste, et même qu'elle lui ait dit ce qu'elle allait faire au bal de l'Opéra.
-- Mariette, la femme de chambre, viendra chez moi demain. Elle assure qu'elle connaît la coupable, et elle m'a promis de me la nommer.
-- Hum ! ton oncle l'a déjà entendue, je crois, et il n'en a pas moins envoyé en prison mademoiselle Lestérel. N'importe. Nous interrogerons cette soubrette. Je dis nous, parce que je viendrai te demander à déjeuner demain matin.
-- J'y compte bien. Sans toi, je ne ferais rien de bon. Je n'ai plus de sang-froid, dit tristement Darcy.
Puis, se reprenant :
-- Il y a pourtant une chose que je ferai seul : ce sera de souffleter Prébord.
-- Je t'y aiderais volontiers... une joue pour toi, une joue pour moi... Mais ce n'est pas l'usage. Tu opéreras donc toi-même. Seulement, un conseil. Remets l'opération à quinzaine. En ce moment, tu as assez d'affaires sur les bras. Il ne faut pas les compliquer par un duel. Un peu plus tard, quand l'heure sera venue, je me charge de te ménager une bonne querelle avec ce drôle, une querelle sous un prétexte bien choisi. Je serai ton témoin, et tu le tueras comme un chien... si tant est qu'il consente à se battre, car je ne le crois pas franc du collier. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est qu'il n'a pas oublié l'histoire de la rue Royale. Le propos qu'il a tenu, en prenant congé de la marquise, ce propos venimeux était évidemment à ton adresse, et il doit se douter que tu t'intéresses à l'accusée beaucoup plus que tu ne veux en avoir l'air. Raison de plus, mon ami, pour redoubler de prudence. Observe-toi bien, surtout devant les amis du cercle. Ils ont tous l'oreille ouverte et la langue déliée.
-- Je les verrai le moins possible.
-- D'accord, mais tu les verras. Sois impassible comme un vieux diplomate, alors même que tu entendrais débiter les calomnies les plus atroces contre mademoiselle Lestérel.
» Bon ! le quatrième acte est fini. Le cinquième est très-court. Allons faire un tour de boulevard, en attendant le précieux instant du rendez-vous.
-- Ainsi, tu persistes à vouloir souper avec cette ouvreuse ?
-- Comment, si je persiste ! mais c'est-à-dire que je ne donnerais pas cette petite fête pour un semestre de ma solde de capitaine. Il est vrai qu'elle n'était pas forte, et que je ne la touche plus. Allons ! viens, madame Majoré ne te pardonnerait jamais ton absence, et il ne faut pas que tu perdes ses bonnes grâces, car tu as besoin d'elle.
Gaston se laissa faire. Il commençait à apprécier l'efficacité des procédés du capitaine, et il ne répugnait plus autant à le suivre dans les excursions variées qu'il projetait.
Les deux amis sortirent ensemble et traversèrent la place, au doux clair de lune de la lumière électrique.
C'était l'heure où, sur les boulevards, les promeneurs deviennent plus rares, l'heure où les gens sages rentrent chez eux, et où les noctambules des deux sexes vaguent mélancoliquement de la Madeleine au faubourg Montmartre, en attendant l'heure d'un souper problématique.
Darcy regardait d'un œil distrait ce tableau peu récréatif, mais le capitaine, qui avait l'esprit très-libre, remarquait tout. En passant devant Tortoni, il aperçut fort bien, à l'entrée de la rue Taitbout, le clarence de la marquise, et, dans le petit salon du fond, la marquise elle-même prenant des glaces avec Simancas et Saint-Galmier.
-- Oh ! oh ! dit-il en serrant fortement le bras de Gaston, je ne suis pas fâché d'être venu jusqu'ici. La Barancos attablée avec le Péruvien et le Canadien dans un des lieux publics les plus fréquentés de Paris ! voilà qui est significatif, j'espère. Hier, elle ne se serait certes pas montrée en si mauvaise compagnie. Il faut que Simancas la tienne bien pour qu'elle ait consenti à lui faire cet honneur. Où diable a-t-il pu la rencontrer ? Ah ! j'y suis. Cette personne qui prétend qu'elle se couche à onze heures se sera fait mener devant Tortoni pour y prendre un sorbet dans sa voiture. C'est très-havanais de prendre un sorbet en voiture. Simancas, n'ayant pas trouvé de whisteurs au Cercle, rôdait dans ces parages. Il a aperçu la dame, et il a exigé qu'elle s'affichât en entrant avec lui. Il a même profité de l'occasion pour lui présenter son fidèle Saint-Galmier. Tu verras que demain la marquise aura une névrose, et que le bon docteur la traitera par sa méthode diététique. Les voilà du coup relevés dans l'opinion du monde et lavés des mauvais bruits qui ont couru sur leur comte. Décidément, ces gaillards-là sont très-forts.
-- Oui, murmura Gaston, et je crains qu'ils ne mettent des bâtons dans nos roues. La Barancos leur parle peut-être de nous en ce moment.
-- C'est peu probable, par une seule et unique raison.
-- Laquelle ?
-- Par la raison qu'elle a jeté son dévolu sur ton ami. Les femmes ne parlent jamais des gens qu'elles se sentent disposées à aimer. C'est même le seul cas où elles soient discrètes. Elles gardent très-bien leurs propres secrets, et très-mal les secrets des autres. Mais je m'amuse à te faire un cours de psychologie féminine, et à me poser en vainqueur comme le sieur Prébord. C'est ridicule et intempestif. Rebroussons chemin. Il est au moins inutile que la marquise voie que nous l'avons vue. D'ailleurs, on sort du vaudeville. Le Prophète doit être fini. Jean de Leyde vient d'être brûlé comme Sardanapale, avec ses femmes ; mais Ismérie et Paméla se sont tirées de la bagarre, et leur vénérable mère se fâcherait si nous la faisions poser, comme elle dit dans son langage choisi.
» Allons prendre notre faction au coin du boulevard Haussmann et de la rue du Helder. Personne ne nous dérangera, je te le garantis. Cette ébauche de carrefour est déserte comme le Sahara.
Cinq minutes après, les deux défenseurs de Berthe étaient à leur poste. Ils n'attendirent pas longtemps.
Madame Majoré apparut dans le lointain, flanquée de ses deux filles, l'une grande et maigre, l'autre petite et rondelette. On eût dit une citrouille entre une asperge et une pomme.
Nointel se porta galamment à la rencontre de cette intéressante famille, et Darcy fut bien obligé de le suivre.
-- Rebonsoir, chère madame, dit l'aimable capitaine. Vous ne sauriez croire le plaisir que vous nous faites, et il faut que je remercie vos charmantes filles d'avoir bien voulu venir...
-- Ah ! pardi ! elles ne demandaient pas mieux, s'écria madame Majoré. C'est moi qui ne voulais pas... mais elles en auraient fait une maladie. Alors, ça m'a décidée, parce que moi, voyez-vous, monsieur Nointel, je suis mère avant tout. Je me saignerais pour mes enfants, comme le pélican blanc. Eh bien, c'est égal, j'ai des remords. Quand je pense que M. Majoré est revêtu de ses insignes, et qu'il prononce peut-être un discours sur la morale, à l'heure où son épouse et ses filles...
-- Mais notre souper sera moral, ma chère madame Majoré, tout ce qu'il y a de plus moral. C'est-à-dire même que ce ne sera pas un souper, ce sera une agape fraternelle, comme à la loge des Amis de l'humanité.
-- Ah ben, non, ça serait embêtant, alors, dit entre ses dents mademoiselle Ismérie.
-- Veux-tu bien te taire, grande sotte ! Qu'est-ce que c'est que ce genre ? Votre père ne vous a pas habituées à des manières pareilles.
-- Ne craignez rien, mademoiselle, il n'y aura pas de discours, reprit le capitaine.
-- Y aura-t-il de la crème de cacao au dessert ? demanda la petite Paméla.
-- Il y aura tout ce que vous voudrez, mon enfant. Il s'agit seulement de savoir où madame votre mère désire souper. Le café Anglais n'est plus ouvert la nuit, depuis la... pardon, madame Majoré... depuis quelques années ; mais il y a Bignon, la Maison dorée, le café de la Paix, le café Riche...
-- Dites donc, m'sieu Nointel, voulez-vous faire notre bonheur, à ma sœur et à moi ? interrompit la grande Ismérie. Oui. Eh bien, menez-nous au café Américain.
-- Mademoiselle, répondit avec empressement Nointel, nous ne sommes ici que pour vous faire plaisir. Va pour le café Américain... si madame votre mère n'y voit pas d'inconvénient.
Darcy en voyait beaucoup, et il jouait du coude pour avertir son ami que ce choix ne lui plaisait pas du tout. Mais le capitaine reprit, sans tenir compte de l'avis :
-- Qu'en dites-vous, madame Majoré ?
-- Moi ! s'écria l'ouvreuse, que voulez-vous que je dise, mon cher monsieur ? Je ne connais pas ces endroits-là. J'ai été artiste pourtant. J'ai joué la comédie, et, sans me vanter, je peux dire que j'avais de l'avenir. Eh bien, de mon temps, nous soupions tout bonnement au café du théâtre avec une portion de choucroute et une cannette de bière.
-- C'était du propre, marmotta la grande Ismérie.
-- Maman, dit la jeune Paméla, le café Américain est très-comme il faut. La demoiselle à madame Roquillon... tu sais, celle qui fait un page avec moi dans l'acte de l'incendie... eh bien, elle y a été en sortant de la première de Yedda, et elle me disait encore ce soir qu'il n'y venait que des messieurs chic.
-- En v'là une de garantie ! dit la maman. Avec ça qu'elle s'y connaît, la petite Roquillon ! Elle est toujours fourrée à la Reine-Blanche et à l'Élysée-Montmartre. Même que je t'ai défendu de la fréquenter. Moi, je ne connais qu'une chose. Il s'agit de savoir si votre café Américain est un restaurant où une mère peut mener ses filles. Et, là-dessus, je ne m'en rapporte qu'à M. Nointel.
-- Ma chère madame Majoré, dit le capitaine avec une bonhomie charmante, je n'irai pas tout à fait si loin que mademoiselle Roquillon. Je n'affirmerai pas qu'il ne se glisse jamais dans cet établissement quelques jeunes gens de mauvaises mœurs et de mauvaise compagnie ; mais il en est de même partout, et je pense que ces demoiselles n'y courront aucun danger. Vous serez là, nous serons là, pour les préserver. D'ailleurs, rien ne nous oblige à souper dans le grand salon du premier. Il y a des cabinets à l'entre-sol. On est là chez soi, et...
-- Un cabinet, jamais ! c'est contraire à mes principes. Une jeune personne qui soupe en cabinet particulier est perdue. Lisez Paul de Kock...
-- C'était peut-être vrai de son temps ; mais à présent, je vous jure que...
-- Non, non ! pas de ça, monsieur Nointel. Alfred ne me pardonnerait jamais d'avoir compromis ses filles. Alfred, c'est monsieur Majoré, et là, vrai, je vous le dis, il ne plaisante pas avec la morale.
-- Alors, vous pensez qu'il leur permettrait de souper au milieu d'une centaine de personnes des deux sexes ?
-- Il ne le permettrait pas, mais il le tolèrerait peut-être... au lieu que, s'il savait...
-- Ça, je m'en moquerais encore que papa le sache, dit Ismérie à demi-voix ; mais c'est joliment plus amusant de souper devant tout le monde. Au moins, si on boit du champagne, les femmes qui sont dans la salle voient qu'on nous en a payé.
-- Et puis, nous regarderons les toilettes, ajouta la petite Paméla. Caroline Roquillon m'a raconté qu'il y en avait d' épatantes .
-- C'est entendu, mesdemoiselles, s'empressa de répondre le capitaine. Nous sommes tous d'accord pour souper en public.
-- Ça n'a pas l'air d'amuser beaucoup M. Darcy, reprit la grande Ismérie. Pourquoi donc ne vous voit-on plus au foyer, m'sieu Darcy ? Vous ne voulez donc plus me parler, que tout à l'heure vous ne m'avez pas dit bonsoir ?
-- Mon Dieu ! mademoiselle, je suis très-distrait, balbutia Gaston qui enrageait de tout son cœur.
-- Oh ! et puis vous avez du chagrin, s'écria Paméla. Dame ! ça se comprend. Perdre une bonne amie quand on est avec elle depuis un an...
-- Veux-tu bien te taire, pie borgne ! dit madame Majoré. Est-ce que ça te regarde si M. Darcy a du chagrin ? Et toi, Ismérie, tâche de te tenir pendant le souper. Pas d'œil aux messieurs que tu ne connais pas... comme le soir où je t'ai menée au concert de l'Eldorado... ou bien, tu sais... des gifles. Maintenant que j'ai posé mes conditions, en route, mauvaise troupe. Ces messieurs vont nous montrer le chemin. Et vous, mesdemoiselles, pas de farces.
-- Excusez-moi, monsieur Nointel, si je ne vous donne pas le bras. Je suis mère avant tout. Ah ! quand on a deux filles dans la danse, on en a du tracas !
-- Je comprends votre sollicitude maternelle et je l'approuve, chère madame, répondit gravement Nointel. Le restaurant est tout près d'ici. Nous allons vous précéder de quelques pas pendant le trajet, et nous vous attendrons dans l'escalier.
Il entraîna Darcy, et l'ouvreuse les suivit, flanquée de ces demoiselles qui, par son ordre, la serraient de près.
Gaston profita du tête-à-tête pour faire une scène à son ami.
-- C'est trop fort, lui dit-il. Tu as donc juré de m'exaspérer ? Souper publiquement avec cette matrone et ses filles, c'est le comble de l'inconvenance et du ridicule.
-- Peut-être, répliqua Nointel, sans s'émouvoir ; mais le comble de la niaiserie, ce serait de ne pas faire ce qu'il faut pour confesser à fond l'ouvreuse du n° 27. J'aurais beaucoup mieux aimé ne pas me donner en spectacle avec des fillettes en tartan à carreaux et une mère qu'on pourrait montrer pour de l'argent à la foire de Saint-Cloud. Mais nous n'avons pas le choix. J'espérais que les petites seraient pour le cabinet, et pas du tout, elles tiennent à la salle commune. Elles espèrent peut-être y apercevoir des amoureux à elles, de ceux qui ne sont admis ni au foyer de la danse, ni au foyer domestique de M. Majoré, homme sévère sur les principes. Tant mieux si elles rencontrent leurs préférés. Elles s'occuperont d'échanger des œillades avec eux, et elles nous gêneront beaucoup moins. Ne te préoccupe de rien. C'est moi qui me chargerai de faire bavarder la mère. Tu pourras jouer un personnage muet, si tu ne te sens pas le courage de parler. Ne t'inquiète pas non plus du public. Nous trouverons là plus d'étrangers que de Français, et très-probablement personne de notre monde. Peut-être quelques demoiselles qui nous connaissent de vue. Mais celles-là croiront que nous sommes en bonne fortune et n'oseront pas venir se frotter à la famille Majoré.
» Allons, mon cher Gaston, résigne-toi. Songe que cette créature obèse va peut-être nous donner le mot de l'énigme du bal. Dans tous les cas, il est impossible qu'elle ne nous apprenne pas quelque chose de nouveau. Mais nous voici arrivés. À nos rôles maintenant.
Il faisait froid, et personne n'était assis dans les niches extérieures qui garnissent le rez-de-chaussée du café Américain. Les passants filaient rapidement, le collet de leur pardessus relevé jusqu'aux oreilles. Cinq ou six cochers de nuit piétinaient seuls sur le trottoir. Madame Majoré et ses filles arrivèrent sans encombre au bas de l'escalier où on les attendait. Qui se serait avisé de faire attention à elles ? Les demoiselles du corps de ballet ne se piquent pas de faire toilette pour aller danser, et, en sortant du théâtre, les papillons redeviennent chrysalides. Pour apercevoir le bout de leurs ailes, il faut avoir l'œil parisien. Et, le dimanche, on rencontre dans ces parages plus de provinciaux que de boulevardiers.
-- Nous voilà, souffla madame Majoré, qui avait la locomotion difficile, à cause de son embonpoint. La maison a bon air, et il me semble qu'une mère de famille qui se respecte peut y entrer.
-- Assurément, chère madame, répondit le capitaine avec un sérieux parfait. S'il en était autrement, je ne vous y aurais pas amenée, quel que fût mon désir d'être agréable à vos charmantes filles. Veuillez prendre la peine de monter.
-- Comment ! il faut monter ! Ah ! monsieur Nointel, je vous vois venir. Vous voulez nous mener dans un cabinet.
-- Je vous jure que non. Les salons où on soupe sont au premier étage.
» En bas, dans celui qui est là, à votre droite, on ne sert que des boissons anglaises et américaines... des juleps à la menthe, des œufs battus au rhum et au sucre...
-- Des juleps ! merci ! je ne suis pas malade. Montons, puisqu'il faut monter. Passez devant mesdemoiselles, M. Nointel aura la bonté de me donner le bras.
-- J'allais vous l'offrir, répondit galamment Nointel.
Et il se mit à remorquer la grosse ouvreuse, sans hésiter, sans rire de la figure qu'il allait faire en entrant dans la salle du restaurant. Quand on a chargé une batterie prussienne, à Champigny, à la tête d'un peloton de hussards, on n'a plus peur de rien.
Ismérie et Paméla grimpaient si lestement, que madame Majoré leur criait à chaque marche :
-- Trop de parcours, mesdemoiselles, vous n'êtes pas ici sur les planches, et je ne veux pas vous perdre de vue. Pas si vite, ou je vous emmène coucher sans souper.
» Ah ! ces jeunesses, mon capitaine, si on n'y avait pas l'œil... après ça, entre nous, je ne leur en veux pas. À leur âge, ma foi ! j'étais comme ça.
On arriva laborieusement à l'entrée d'un couloir où il y avait beaucoup de portes, à travers lesquelles on entendait des bruits de verres heurtés et des chants médiocrement harmonieux.
-- Les voilà, ces fameux cabinets, dit Nointel. Vous voyez, chère madame, que nous ne nous y arrêtons pas. Encore un étage, s'il vous plaît.
-- On s'amuse joliment là dedans, dit Ismérie, qui semblait avoir pris racine sur le palier.
-- Zélie Crochet m'a raconté que c'était tout tendu en damas de soie, riposta la petite Paméla.
-- Voulez-vous me faire le plaisir de ne pas rester plantées là comme des grues ? cria madame Majoré.
Les garçons la regardaient avec ébahissement, et Darcy, qui venait en serre-file, enfonça son chapeau sur ses yeux pour que le maître d'hôtel ne le reconnût pas.
Le capitaine restait impassible, et sa sérénité ne se démentit pas, lorsqu'il lui fallut franchir, avec l'ouvreuse au bras, le pas le plus difficile, le seuil du grand salon qui occupe presque toute la façade sur le boulevard.
Il n'était pas encore une heure, et il n'y avait pas foule. Quelques Brésiliens bruyants, quelques Yankees silencieux, deux ou trois Anglais appartenant au genre buveur, une bande de clercs d'avoués en goguette, et une douzaine de femmes, de celles qui viennent tous les soirs et qui changent plus d'une fois de table entre minuit et le lever de l'aurore.
Nointel lança à Darcy un coup d'œil qui signifiait : Tu vois que nous sommes bien tombés. Tout ce monde-là m'est parfaitement indifférent. Et il conduisit madame Majoré au fond de la salle, à droite, dans un angle qui se trouvait libre et qui lui semblait propice à ses desseins.
-- C'est très-bien composé, dit la grosse femme, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous allons mettre mes filles entre nous deux, mon cher monsieur. Comme ça, je serai aussi tranquille que si M. Majoré était là.
-- Et vous aurez raison de l'être, s'écria le capitaine ; mais vous pouvez avoir confiance en mon ami Darcy comme en moi-même, et je réclame contre un arrangement qui m'empêcherait de causer avec vous. Je demande que ces demoiselles se placent au milieu, Darcy à côté de mademoiselle Ismérie, mademoiselle Paméla entre vous et sa sœur, et votre serviteur en face de vous, chère madame.
-- Comment donc ! mais je serai très-flattée de vous avoir pour vis-à-vis. Et puis, ajouta l'ouvreuse en se penchant à l'oreille de Nointel, j'ai tant de choses à vous dire... des choses que mes filles n'ont pas besoin d'entendre et qui feraient peut-être de la peine à M. Darcy. Quand on a connu une personne comme il a connu madame d'Orcival...
-- C'est juste. Nous ferons des apartés. Maintenant, voulez-vous me permettre de commander le souper ? Mesdemoiselles, vous en rapportez-vous à moi ?
-- Oui, pourvu qu'il y ait des truffes, dit Ismérie.
-- Et des écrevisses bordelaises, reprit timidement la petite sœur.
-- Il y en aura. Il y a de tout ici. Fais placer ces dames, mon cher Darcy. Je vais conférer avec qui de droit sur le menu.
Nointel avait hanté jadis le café Américain ; il y jouissait encore d'une notoriété suffisante, et il voulait prendre ses précautions contre les voisinages incommodes qui pourraient survenir. L'intelligent maître de la maison avait jugé la situation d'un coup d'œil, et il comprit parfaitement la recommandation du capitaine qui le pria de réserver, autant que faire se pourrait, à des soupeurs inconnus, les tables les plus rapprochées de celle où trônait déjà madame Majoré. Pour le moment, elles étaient libres, et on pouvait parler sans crainte d'être entendu.
La personne de Darcy constituait le côté faible des dispositions prises par Nointel. Darcy aurait dû s'occuper de mademoiselle Ismérie et même de mademoiselle Paméla, pendant que son ami accaparerait leur mère et tâcherait d'en extraire des renseignements utiles. Et Darcy ne paraissait pas du tout disposé à faire causer ces jeunes personnes. Heureusement, elles étaient bavardes comme deux perruches, et elles ne se gênèrent pas pour le harceler de questions, tout en épluchant des crevettes et en sirotant du vin de Xérès.
-- Dites donc, est-ce que c'est des diamants vrais que ce monsieur là-bas porte en boutons de gilet ? lui demandait Paméla. Je ne voudrais pas de lui, quand il me les donnerait, ses boutons. Il ressemble à l'orang-outang du Jardin des Plantes.
Et Ismérie lui disait :
-- C'est une Espagnole, n'est-ce pas ? la dame avec qui vous étiez dans l'avant-scène. Elle en avait une toilette ! On se damnerait pour en avoir une comme ça. On dit qu'elle a six cent mille francs de rente. Combien ça fait-il à manger par jour, six cent mille francs de rente ?
Et Darcy était obligé de leur répondre.
Le capitaine, qui l'encourageait du regard, saisit le joint pour attaquer madame Majoré. Elle n'aimait pas les crevettes, mais elle adorait le vin d'Espagne, et elle en était déjà à son troisième verre de xérès, quand Nointel lui dit, entre haut et bas :
-- Vous devez avoir besoin de vous refaire après vos émotions de l'autre nuit.
-- Ne m'en parlez pas, répondit la dame sur le même ton, je devrais être dans mon lit ; mais je ne peux rien refuser à mes amis, et vous aviez si bonne envie de savoir le fin mot de l'affaire que j'ai pris mon courage à deux mains.
-- Je vous en sais un gré infini, ma chère madame Majoré. Alors, vous le savez, le fin mot.
-- Oh ! pour ça, oui. Je peux bien me vanter que, si on avait voulu m'écouter, on n'aurait pas fait la bêtise d'arrêter cette demoiselle La Grenelle... La Bretelle... Je vous demande un peu si ça a du bon sens... une artiste... pas de la danse, c'est vrai... mais n'importe.
-- Vous croyez donc que ce n'est pas elle ?
-- Je crois qu'elle est innocente comme l'enfant qui vient de naître. Ce n'est pas un coup de femme, ça, monsieur Nointel. C'est un coup d'homme, et je connais le gredin qui l'a fait. Je l'ai vu. Je lui ai parlé.
-- Prenez donc garde, monsieur Darcy, s'écria la grande Ismérie. Vous versez du vin sur ma robe.
-- Je vous en achèterai une autre, mademoiselle, dit Gaston sans regarder sa voisine.
Madame Majoré n'avait pas parlé assez bas, et il venait de l'entendre affirmer que Julia avait été tuée par un homme.
-- Vous me plongez dans la stupéfaction, chère madame, dit le capitaine. D'après ce qu'on m'a raconté, il n'y a pas d'homme dans l'affaire. C'est bien une femme qui est entrée dans la loge.
-- Oui ; qu'est-ce que ça prouve ?
-- Et, à côte du numéro 27, il n'y avait que deux messieurs que je connais.
-- Je les connais aussi. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Deux abonnés. Des gens très-comme il faut.
-- Alors, je n'y comprends plus rien, ma bonne madame Majoré. Ayez donc l'obligeance de m'expliquer...
-- Voilà, mon capitaine. Figurez-vous que sur le coup de minuit un quart, madame d'Orcival est arrivée en domino noir et blanc... drôle d'idée tout de même... ça ne lui a pas porté bonheur... je savais que c'était elle, mais j'ai fait celle qui ne la connaissait pas... pour lors donc, elle commence par me donner deux louis, et elle me dit : J'attends des dames. Vous ne laisserez entrer qu'elles. Pas de messieurs, vous entendez. Si vous exécutez bien la consigne, vous aurez encore trois louis... ça fera cinq.
-- Elle a dit : des dames ? demanda vivement Nointel.
-- Des dames ou des dominos, je ne me rappelle plus. Ça ne fait rien à la chose.
-- Elle n'a pas dit : une dame ?
-- Non, pour sûr. Et, d'ailleurs, à mon idée, il en est venu deux. Une qui avait un masque et un domino loués au décrochez-moi ça . Je m'y connais. L'autre qui était tout encapuchonnée de dentelles. À moins que ça ne soit la même qui ait été changer de costume ; mais ça n'est pas probable. Du reste, elles n'ont fait qu'aller et venir. J'ai ouvert trois ou quatre fois.
-- Elles vous ont parlé ?
-- Oh ! à peine. Deux mots tout bas : Madame, voulez-vous m'ouvrir. On m'attend. Ce nigaud de juge m'a demandé si je reconnaîtrais la voix. Ma foi, je lui ai dit que non. Allons ! bon, je l'appelle nigaud, et M. Darcy qui est son parent ! Heureusement qu'il ne m'entend pas. Il écoute cette bavarde d'Ismérie qui lui explique la variation qu'elle va danser dans le ballet qu'on monte chez nous.
Darcy entendait fort bien, et sa figure s'éclairait à vue d'œil.
-- Tiens ! s'écria la petite Paméla, des femmes costumées. D'où donc viennent-elles ? Ah ! c'est vrai. Il y a bal masqué à l'Élysée-Montmartre, tous les dimanches.
-- Mesdemoiselles, dit le capitaine, voici la première entrée des truffes. Perdreaux truffés, sauce Périgueux. Et vous en aurez d'autres sous la serviette.
-- Oh ! sous la serviette ! comme des pommes de terre en robe de chambre... c'est mon rêve.
-- Dites donc, m'sieu Nointel, est-ce que c'est vrai que du temps du Prophète, on ne connaissait pas les truffes ? demanda la grande Ismérie.
-- Au contraire, mademoiselle. Les anabaptistes en faisaient une consommation effroyable. Un verre de pontet-canet, madame Majoré.
-- Ça n'est pas de refus, mon cher monsieur. Le vin ne fait de tort qu'au médecin. Où en étais-je ? Ah ! je vous contais que je n'ai pas fait grande attention aux femmes, et que je ne pourrais pas dire si elles étaient blondes ou brunes... avec ça qu'on ne voyait pas seulement une de leurs mèches. Mais il n'est pas question d'elles. La dernière venait de filer, et madame d'Orcival ne bougeait toujours pas. Moi, je pensais : ça s'est bien passé. J'aurai mes cinq louis, et j'achèterai des bottines à mes filles. Voilà qu'il m'arrive un individu... bien mis, c'est vrai... des gants frais, du beau linge... et il me demande de lui ouvrir le 27... comme ça, de but en blanc. Ça m'est défendu, que je lui réponds ; la personne veut être seule. Alors, il m'offre quarante francs pour le laisser entrer. Naturellement, je refuse. J'y aurais perdu... quoique, si j'avais su... et encore, non, je n'aurais pas voulu de son argent, à ce monstre-là... Ah ! diable, voilà des voisins qui nous arrivent. Ça va être gênant pour vous finir l'histoire.
-- Bah ! deux Américains, dit Nointel, après avoir examiné les deux soupeurs qui venaient de s'asseoir à côté de lui. Et ils sont gris comme deux Polonais. Allez toujours, madame Majoré.
-- C'est vrai qu'ils ont leur plein. Et puis ces gens-là n'entendent pas le français. Ismérie, tu bois trop de vin blanc, ma fille, et ça ne te réussit pas, le vin blanc. Fais comme ta sœur qui s'est mise au bordeaux. Surveillez-les, je vous prie, monsieur Darcy. Elles ont répétition demain, et, si elles la manquaient, on les mettrait à l'amende. Ils sont si chiens, les régisseurs !
-- Ne craignez rien, madame Majoré, ces demoiselles sont très-sages, répondit Darcy qui s'occupait beaucoup plus de la mère que des filles. Il suivait son récit sans avoir l'air de l'écouter, et il l'aurait volontiers embrassée.
-- Et qu'est-ce qu'il a fait, l'homme aux quarante francs, quand vous avez refusé de lui ouvrir ? demanda Nointel.
-- Vous allez voir. Le général et le docteur venaient de sortir du 29. Il m'a dit qu'il était de leurs amis, qu'il avait loué la loge avec eux. Hein ! faut-il qu'il ait du vice ! Et il m'a demandé de lui ouvrir le 29. Moi, comme une bête, je lui ai ouvert, et il est entré. Maintenant, vous savez le reste... ou vous le devinez.
-- Je ne devine rien du tout.
-- Comment ! vous ne devinez pas que ce scélérat...
-- Maman ! maman ! s'écria Paméla. Caroline Roquillon en page ! regarde donc. Elle vient de l'Élysée, pour sûr. Elle est avec une femme en laitière et trois messieurs.
-- Jolie société. Où a-t-elle volé ce travesti-là ? Au magasin, parbleu ! Elle a des manigances avec les costumiers. Je le dirai à M. Halanzier, grommela madame Majoré.
-- Dis donc, reprit Ismérie, les voilà qui vont se mettre à côté de nous. Ah ! mon Dieu, mais ce grand qui est avec elle, c'est Paul Guimbal, le jeune premier du Théâtre-Montmartre.
-- V'là le restant de nos écus, c'est le cas de le dire. Ne vous avisez pas de lui parler, à cette drôlesse... ni de regarder son cabotin... ou je vous emmène coucher, et vous n'aurez pas d'écrevisses.
-- Eh bien, madame Majoré, reprit le capitaine, nous disions donc que ce scélérat...
-- Eh bien, monsieur Nointel, il s'est installé dans le 29 aussi tranquillement que s'il y avait payé sa place, le gueux. Qu'est-ce qu'il y a fait ? Je n'en sais rien, vu que j'étais à mon service et que je n'ai pas bougé du couloir. On m'a conté qu'il avait enjambé la séparation, et qu'il était entré dans le 27, au vu de toute la salle. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'un quart d'heure, vingt minutes après, il a ouvert la porte en criant : À l'assassin ! J'ai accouru... vous pensez ! et j'ai vu la pauvre dame couchée sur la banquette du petit salon... le couteau était encore enfoncé dans sa gorge... et du sang, fallait voir. On aurait dit qu'elle avait renversé un pot de raisiné sur son domino blanc. Et il en avait encore après les mains, le brigand !
-- Pardon, madame Majoré, mais j'ai entendu parler de ce que vous racontez là. Il est très-connu à Paris, ce monsieur, et rien ne prouve que ce soit lui qui...
-- Puisque je vous dis que ses mains étaient pleines de sang. Tenez ! il me rappelait Frédérick Lemaître dans le dernier acte de Trente Ans de la vie d'un joueur ... vous savez... quand Frédérick voulait embrasser sa petite fille et qu'elle lui disait... mais non, vous ne savez pas... vous êtes trop jeune pour avoir vu ça... un drame comme on n'en fait plus, monsieur Nointel.
-- Un drame superbe, madame Majoré. Mais, quand à votre monsieur du 29, je le connais et...
-- Eh bien, si vous le connaissez, vous avez remarqué sa figure... une figure qu'on n'aimerait pas rencontrer au coin d'un bois.
-- Ma foi ! je l'ai souvent rencontrée sur le pavé de Paris, et je suis obligé de déclarer qu'elle ne m'a pas parue effrayante. D'ailleurs, il me semble que personne n'a songé à l'accuser.
-- Tout le monde, au contraire, et moi la première. Le commissaire du théâtre l'a arrêté. On l'a conduit au violon. Là, il paraît qu'il les a entortillés si bien qu'on l'a lâché... parce qu'il était bien mis, parce que c'est un gommeux ... tous ces gens de la police sont pour les riches. C'est dégoûtant. Tenez ! M. Majoré me le disait encore hier : l'égalité n'est qu'un vain mot.
La figure du capitaine s'allongeait à vue d'œil. Rêver la découverte du grand secret, et aboutir à entendre une accusation insensée contre l'inoffensif Lolif, c'était dur, et d'autres que Nointel auraient renoncé à tirer quoi que ce soit de cette stupide ouvreuse. Mais il n'était pas homme à se décourager pour si peu.
Darcy faisait moins bonne contenance que son ami. Il n'avait pas perdu un mot de l'explication, car, pour mieux entendre, il s'était accoudé sur la table, sans se soucier de surveiller la fringante Ismérie, qui profitait de la position pour échanger, derrière le dos de son voisin, des signes variés avec le jeune premier du Théâtre-Montmartre.
-- Cette femme est folle, pensait-il. Nous ne saurons rien par elle. Et Nointel est encore plus fou de m'avoir entraîné ici. S'il persiste à rester, je vais partir.
-- Ma foi ! madame, reprit le capitaine, vous seule avez vu clair, et je commence à croire que nos magistrats ne sont pas forts. Comment ont-ils pu mettre en liberté un individu qui avait les mains ensanglantées ? Il aura dit probablement que ses mains avaient touché le corps de madame d'Orcival, mais c'est une mauvaise raison. Pourtant, j'entrevois d'autres objections. Le poignard qui a servi au meurtre est japonais ; il a la forme d'un éventail. Les hommes ne portent pas d'éventail. Si ce coquin en avait eu un, vous l'auriez remarqué, quand il s'est présenté pour entrer.
-- Mais, non. Il l'avait dans sa poche, le lâche. C'est ce que je lui ai dit devant le juge d'instruction... car je l'ai revu aujourd'hui, le misérable... ils m'ont... comment appellent-ils ça... frontée ... non... confrontée avec lui. Et j'ai manqué de me trouver mal.
-- Je conçois cela ; seulement... dites-moi... qu'est-ce qu'il a raconté pour se défendre ?
-- Qu'il n'en voulait pas à madame d'Orcival, qu'il la connaissait à peine, et qu'il n'avait pas d'intérêt à se débarrasser d'elle, qu'il avait vingt-cinq mille francs de rente ; que personne n'avait jamais rien eu à dire contre lui... un tas de bêtises, quoi ? Et ce bonhomme de juge a avalé ça. Mais ça n'est pas fini, c'est moi qui vous le dis. Je les laisse bien s'enferrer, et quand je croirai qu'il est temps de parler, je leur en montrerai une, de preuve. Elle se voit, elle se pèse, celle-là.
Le capitaine était tout oreilles, car les propos de l'ouvreuse redevenaient instructifs ; mais elle s'arrêta au moment le plus intéressant.
-- Ah ! je t'y prends, grande drogue, cria-t-elle à sa fille aînée. Tu viens d'envoyer un baiser à ce cabotin de malheur. Attends un peu.
-- Mais non, maman, je vous assure ; j'ai mis ma main sur ma bouche, parce que j'avais envie de bâiller.
-- Tu mens. C'est quand tu es dans la maison de ton père que tu bâilles. Ici, tu n'as pas sommeil, parce qu'il y a des truffes. Mais je n'entends pas que tu t'affiches devant cette Roquillon, et je vais mettre ordre à tes frasques. Allons, mesdemoiselles, allons faire dodo ; vous mangerez des écrevisses quand j'en pêcherai dans la Seine.
-- Mais, maman, moi, je n'ai rien fait, dit en pleurnichant la petite Paméla.
Nointel vint au secours de cette innocente. Il avait ses raisons pour retenir madame Majoré, et il plaida si bien la cause de ces demoiselles, que leur mère se calma. Les écrevisses bordelaises furent pour quelque chose dans ce succès. On venait de les servir, et madame Majoré les aimait à la folie.
-- Dites-moi, chère madame, reprit-il, nous parlions tout à l'heure d'éventails. Les femmes qui sont entrées en avaient, je suppose.
-- Peut-être bien. C'est même probable. Mais je n'ai pas remarqué. Elles n'ont pas traîné dans le couloir, vous pensez. Elles avaient l'air d'être pressées :
-- Et madame d'Orcival en avait un aussi, sans doute ?
-- Oui, et un beau, avec des peintures. On l'a ramassé par terre, sur le tapis. Mais tout ça ne signifie rien, et la vraie preuve, c'est moi qui l'ai trouvée, ce soir, avant la représentation, en balayant la loge.
Le capitaine se reprit à espérer, et Darcy, qui ne se possédait plus, se leva tout doucement pour venir s'asseoir à côté de son ami ; manœuvre fâcheuse, car elle allait laisser le champ libre à mademoiselle Ismérie et à son galant de banlieue.
Madame Majoré n'y prit pas garde tout d'abord. Elle était trop occupée à se ménager un effet.
-- Oui, disait-elle avec animation, j'ai dans ma poche de quoi le faire condamner à la guillotine, le bandit. Eh bien, savez-vous ce que le juge y aura gagné à me dire que mes inventions n'avaient pas le sens commun, et que je calomniais un honnête homme ? Il y gagnera que je resterai bouche close jusqu'au jour du jugement. Et quand la pauvre demoiselle qu'on accuse sera sur le banc, je demanderai à parler aux jurés, et il faudra bien qu'ils m'entendent. Et je leur montrerai ce que j'ai trouvé dans le sang ; oui, monsieur, dans le sang... et je leur dirai : Est-ce que c'est à elle, ça ? Est-ce qu'une jeune fille a jamais porté des boutons de manchettes pareils à celui-ci ? ça fera un coup de théâtre. On parlera de moi dans les journaux... et dans cette affaire-là, mes filles auront peut-être de l'augmentation... Pensez donc que mon Ismérie ne touche que cent cinquante pauvres francs par mois... c'est même pour ça qu'elle est si maigre... pensez donc que Paméla...
-- C'est une injustice. Mais ce bouton de manchettes... qui vous fait croire qu'il appartient...
-- À un homme ? Pardi ! ça crève les yeux. Il est large comme un bouton de livrée... et lourd, il faut voir... Au clou, on prêterait au moins cinquante francs dessus.
-- Mais, madame, s'écria Darcy, votre devoir est de le remettre sur-le-champ au juge d'instruction.
-- Ah ! mais non ! ah ! mais non ! Je veux le faire aller, moi, ce beau juge. Et j'espère bien que vous n'irez pas lui raconter ce que je vous confie là. D'abord, si on m'ostinait pour avoir l'objet, je le jetterais dans la Seine et je dirais que je l'ai perdu. Je tiens à mon effet en cour d'assises.
-- Vous oubliez, madame, qu'une innocente souffre, qu'elle est en prison, et qu'il dépend de vous de l'en faire sortir.
-- Comme vous me dites ça, monsieur Darcy ! Vous vous y intéressez donc, à cette demoiselle La Bernelle ? Eh bien, tenez. J'ai du cœur, moi, et, pour vous faire plaisir, je porterai le bouton à votre magistrat. Oui. Je le porterai... dès que je saurai une chose...
-- Quoi donc ? demanda vivement Nointel.
-- Dès que je saurai le petit nom du gredin qui est entré dans la loge.
-- Son petit nom ?
-- Oui, il y a une lettre gravée sur le bouton de manchette.
-- Une initiale ! s'écria Darcy. Laquelle ?
-- Si c'est l'initiale de ce monsieur, dit tranquillement le capitaine, ce doit être un L . Il s'appelle Lolif.
-- Je n'en ignore pas, riposta l'ouvreuse ; mais c'est justement ce qui me chiffonne, et pourquoi je voudrais savoir son petit nom.
-- La lettre n'est donc pas un L ?
-- Non. Il doit y avoir un L sur l'autre bouton, celui qui est resté à l'autre manchette. Ça se porte beaucoup, deux lettres. À preuve que, l'autre jour, à la répétition du nouveau ballet, le comte de Lambézelec prenait le menton à Paméla. Je ne dis rien quand il lui prend le menton, vu qu'il n'est pas dangereux. Il a soixante ans et beaucoup de mois de nourrice avec. Seulement, je regardais ses mains parce que, vous savez, le menton, passe, mais... bref, il y avait un L sur un de ses boutons et un R sur l'autre, et une couronne de comte sur les deux. Je ne me gêne pas avec lui. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit que son nom de baptême était Roger. Vous voyez bien que c'est la mode, car il la suit de près, ce vieux-là.
-- Et ça fait que maintenant je me dis : Faut que je sache si ce Lolif est Pierre, Paul, Jacques, ou Philippe, ou Thomas, ou Polycarpe.
-- C'est déjà un grand point que l'initiale ne soit pas un L, murmura Darcy qui ne pensait qu'à mademoiselle Lestérel.
-- Oh ! pour être un L, non, ça n'est pas un L .
-- Eh bien, ma chère madame Majoré, reprit le capitaine, je suis en mesure de vous renseigner, car je connais M. Lolif.
-- Bon ! alors vous allez me dire...
-- Ce soir, rien. Je ne me suis jamais inquiété de son prénom, car ce personnage m'intéresse fort peu. Mais il est de mon cercle, et rien ne m'empêche de lui demander comment les femmes l'appellent dans l'intimité.
-- Vous m'apprendrez ça demain, au théâtre. Et après, je ne ferai pas languir M. Darcy ; mais avant... je ne veux pas me risquer, parce que si la lettre ne se rapportait pas au petit nom de ce gueux-là, le juge se moquerait encore de moi. C'est bien assez d'une fois.
-- Et la démarche pourrait produire tout le contraire de ce que nous espérons, ajouta le prudent capitaine. J'approuve votre sagesse, madame Majoré, et je vous promets que, dès demain, vous aurez les renseignements que vous désirez. En attendant, il me semble que rien ne s'oppose à ce que vous nous appreniez, à Darcy et à moi, quelle est la lettre accusatrice.
-- Oh ! rien du tout. C'est un...
Il était écrit que les angoisses de Gaston ne prendraient pas fin. Madame Majoré, au lieu d'achever, se leva, passa impétueusement entre la table où elle était assise et celle où deux citoyens de la libre Amérique consolidaient leur ivresse avec du whiskey, tourna autour de Nointel et de son ami, et vint s'abattre comme une trombe sur la banquette où Darcy était assis tout à l'heure.
Son œil de mère venait de surprendre tout à coup les manœuvres sournoises auxquelles Ismérie et le comédien se livraient pour se rapprocher, depuis qu'ils n'étaient plus séparés par un obstacle vivant.
Les mains surtout avaient fait du chemin, grâce à des poses penchées qu'avaient prises peu à peu la Chloé de l'Opéra et le Daphnis de Montmartre ; elles allaient se rencontrer, et le jeune premier tenait entre le pouce et l'index un billet microscopique.
Le message clandestin n'arriva point à son adresse, et peu s'en fallut que la vigilante et alerte Majoré ne le confisquât.
-- À bas les pattes ! cria-t-elle. Qu'est-ce que c'est que ce genre-là ? Des correspondances à mon nez et à ma barbe ! Vous me prenez donc pour un portant de coulisse. Heureusement que j'y vois encore sans lunettes. Vous, mademoiselle, poussez-vous du côté de Paméla, et rappelez-vous que tout à l'heure, à la maison, vous aurez affaire à moi.
» Et toi, mon petit, ajouta la matrone en se tournant vers M. Paul, je te conseille de te tenir tranquille. Je n'ai pas élevé ma fille pour te la jeter à la tête, entends-tu, Buridan d'occasion ? Quand il lui plaira d'aller devant M. le maire, elle en trouvera de plus huppés que toi, pour l'y mener. Et elle ne cascadera pas pour tes beaux yeux. D'abord, qu'est-ce que tu fais ici avec tes deux cents francs par mois et tes cent sous de feux ? Est-ce que c'est un endroit pour les pannés de ton espèce ? Va donc apprendre tes rôles, mon bonhomme. Tu repasseras quand tu auras remplacé M. Mélingue à la Porte Saint-Martin.
Le malheureux jeune premier courbait la tête sous cette avalanche d'objurgations et n'osait pas souffler mot. Peut-être craignait-il, en ripostant, d'attirer une correction manuelle et immédiate à la grande Ismérie.
Enhardie par son costume de page, Caroline Roquillon essaya bien d'entamer un dialogue dans la langue de madame Angot ; mais, pour lui fermer la bouche, l'ouvreuse n'eut qu'à l'apostropher en ces termes cinglants :
-- Tais-toi, rat de magasin ; tu devrais au moins les faire garnir au mollet, les maillots que tu voles au costumier... ils sèchent sur des queues de billard.
La laitière intimidée ne vint point au secours du page, et les chevaliers de ces demoiselles comprirent qu'ils n'auraient pas beau jeu contre madame Majoré. L'un d'eux appela le garçon pour faire transporter à l'autre bout de la salle le consommé aux œufs pochés et le poulet froid qu'on venait de leur servir, et le quatuor déguerpit sans tambours ni trompettes.
Madame Majoré resta maîtresse du champ de bataille. Elle triomphait, elle exultait. Ismérie faisait la moue, et Paméla riait sous cape. Le capitaine avait envie de rire aussi, mais il se retenait par égard pour son ami, qui ne goûtait pas du tout le côté comique de la situation. Le pauvre Darcy souffrait de se donner ainsi en spectacle aux gens qui soupaient dans les environs, et il se serait sauvé volontiers. Mais il était cloué à sa place par le poignant désir de savoir ce qu'il y avait sur le bouton de manchette ramassé par l'ouvreuse.
-- Vous avez été superbe, madame Majoré, dit Nointel, et je vous jure que mademoiselle votre fille n'a rien à se reprocher. Elle ne peut pas empêcher ce jeune homme de la trouver jolie.
-- Oh ! j'ai vu ce que j'ai vu, et si ce cabotin de malheur recommence jamais ses manèges, M. Majoré lui touchera deux mots... je ne vous dis que ça. En voilà assez là-dessus. Excusez-moi de m'être emportée devant le monde. Ç'a été plus fort que moi.
-- Nous vous excusons, chère madame, et l'opinion du monde qui nous entoure doit vous être indifférente. Voulez-vous que nous revenions à l'intéressant récit que vous nous faisiez tout à l'heure ?
-- De tout mon cœur, capitaine. Un verre de champagne, sans vous commander. Ils réussissent les écrevisses ici, mais leur sauce vous pèle la langue. Qu'est-ce que je vous disais donc quand cet olibrius s'est émancipé ?
-- Vous alliez nous dire à quelle initiale est marqué le fameux bouton...
-- Il est marqué d'un B, mon cher monsieur, et si ce vilain oiseau s'appelle de son petit nom Bertrand, ou Benoît, j'irai demain matin porter le bijou chez le juge d'instruction, car je serai sûre que c'est lui qui a fait le coup.
-- Un B, murmura Darcy qui avait pâli.
Le prénom de mademoiselle Lestérel commençait par un B . La découverte de l'ouvreuse se retournait contre la pauvre accusée.
-- Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ; mais je suis d'avis que vous ne vous pressiez pas d'aller trouver le juge, dit vivement Nointel, qui apercevait le danger.
-- Me presser ! Ah ! ma foi non. Si je m'écoutais, je garderais l'objet pour la cour d'assises, et si je vais au Palais de justice, ça sera bien pour vous faire plaisir.
-- Il sera toujours temps d'y aller. Vous l'avez sur vous, le bouton ?
-- Dans mon porte-monnaie. Voulez-vous le voir ?
-- Très-volontiers. C'est une pièce curieuse.
La dame fouilla dans sa poche et en tira une énorme bourse de cuir, gonflée par le produit des petits bancs. Elle y puisa, parmi les monnaies blanches et les gros sous, un bijou qu'elle posa sur la nappe.
-- Tiens ! c'est gentil, ça, cria Ismérie. Tu devrais me le donner pour m'en faire un médaillon.
-- Bête ! il y a un B dessus, dit la petite sœur.
-- Eh ben, après ? J'en serai quitte pour dire aux messieurs que je m'appelle Berthe.
Darcy sentit son cœur se serrer.
-- Voulez-vous bien vous taire ! riposta madame Majoré. Apprenez, mesdemoiselles, que votre mère n'est pas une malhonnête. Le soir de la reprise d' Hamlet, j'ai trouvé une broche en diamants dans le 25, et je l'ai portée à l'administration. Même que la pingre d'Anglaise à qui elle appartenait m'a offert vingt francs de récompense, et que je n'en ai pas voulu. Vingt francs pour une broche qui en valait au moins six mille ! Si ça ne fait pas pitié !
Les deux amis n'écoutaient pas, on peut le croire, les protestations de probité et les doléances de l'ouvreuse. Nointel tenait la pièce à conviction et l'examinait avec soin.
C'était un bouton en or massif, plus large et plus épais qu'il n'est d'usage d'en porter. L'initiale se détachait en relief, un relief très-accusé. C'était bien un B, de forme gothique. Le bijou n'avait pas le brillant des bijoux neufs et devait avoir été exécuté sur commande, car le modèle n'était pas de ceux qu'on voit habituellement à l'étalage des bijoutiers.
-- Cela ne peut appartenir qu'à un homme, s'écria Darcy qui se reprenait à espérer.
-- Le fait est que c'est un peu gros pour une femme, dit le capitaine. Cependant, il y a des femmes qui ne font rien comme les autres.
-- J'en connais une, et celle-là justement...
-- Ce qu'il y a de sûr, interrompit Nointel, c'est que le ou la propriétaire de ce bouton ne regarde pas à la dépense. La paire doit valoir une douzaine de louis.
-- C'est bien ce que je disais, appuya madame Majoré. Et quand je pense qu'un homme qui a de quoi se payer des brimborions de douze louis assassine, ni plus ni moins qu'un forçat libéré ! Oh ! les riches ! les classes dirigeantes, comme les appelle M. Majoré. À propos de mon pauvre Alfred, quelle heure avez-vous donc, messieurs ? Je voudrais pourtant être à la maison quand il rentrera.
-- Pas encore deux heures, chère madame. Oh ! vous avez le temps. Mais, Dieu me pardonne, je crois qu'il y a du sang sur cet or.
-- Parbleu ! ça se comprend. C'est le bouton de la manche droite... la main qui tenait le couteau... elle en était couverte, je l'ai bien vu quand le brigand qui a fait le coup est sorti de la loge, et si le commissaire y avait regardé de plus près, il se serait aperçu que le bouton avait été arraché... c'est la pauvre madame d'Orcival qui l'a arraché en se défendant.
-- Cela me paraît très-probable, dit le capitaine après réflexion, et ce bijou aura dans cette affaire une importance capitale. Je commence à croire que vous avez raison de vouloir le garder. Si vous le portiez au juge, il serait capable d'embrouiller encore l'affaire. Qui sait si le petit nom de cette demoiselle qu'on a arrêtée ne commence pas par un B ? Lesurques a été exécuté pour moins que ça.
-- C'est vrai. J'ai vu le Courrier de Lyon... avec Paulin Ménier. En voilà un qui a du talent !
-- Savez-vous ce que je ferais à votre place, chère madame ? Ma foi ! je ferais tout bonnement une enquête. J'irais chez tous les bijoutiers de Paris, et je leur demanderais s'ils connaissent l'objet. Vous finiriez bien par trouver celui qui l'a vendu. Et voilà ce qui vous poserait si vous arriviez un beau matin chez le juge pour lui nommer le coupable. Les journaux parleraient de vous.
-- Oui, oui... et Alfred serait fier de son épouse. Malheureusement, ça ne se peut pas. J'ai mes filles à surveiller, mon cher monsieur, et je suis mère avant tout. Ah ! si quelqu'un voulait se charger de courir les boutiques pour moi...
-- Mon Dieu ! madame Majoré, s'il vous plaisait de me confier cette mission, je l'accepterais pour vous êtes agréable.
-- Je le crois bien que ça me plairait, mais j'ai peur d'être indiscrète.
-- Pourquoi donc ? Je n'ai rien à faire depuis que j'ai donné ma démission. Je serai charmé de rendre service à vous, et à mon ami Darcy, qui donnerait gros pour que le meurtre de madame d'Orcival ne reste pas impuni.
-- Oh bien, alors, gardez le bijou, mon capitaine. Je m'en rapporte à vous pour en tirer parti... et pour empêcher que je sois compromise, si on venait à savoir...
-- Ne craignez rien, madame Majoré ; quand le moment sera venu, Darcy racontera tout au juge, qui est son parent. Il lui dira comment les choses se sont passées, et je vous réponds que le juge vous félicitera. En attendant, vous me permettrez d'offrir à chacune de vos filles un joli médaillon, en souvenir de l'aimable soirée qu'elles nous ont fait passer.
-- À la bonne heure ! vous êtes gentil, vous ! dit Ismérie.
-- C'est Zélie Crochet qui va rager ! reprit Paméla en battant des mains.
-- Vous les gâtez, mon capitaine, s'écria la mère. Mais j'accepte... à condition que vous permettrez à M. Majoré de vous écrire pour vous remercier. Vous verrez comme il tourne une lettre. Il a une manière de dire les choses... un tact.
-- Je serai très-flatté, chère madame. Ainsi, c'est convenu. Vous me confiez le bouton. Je vous en rendrai bon compte, et j'espère que vous aurez la gloire de sauver une innocente. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons parler d'autre chose. Ces demoiselles ne doivent pas nous trouver aimables, et il est temps que nous nous occupions d'elles.
Ces demoiselles ne demandaient pas mieux que de jacasser, car elles n'avaient plus faim, et les conversations sur le crime de l'Opéra ne les amusaient pas du tout. Nointel, qui en était venu à ses fins avec la mère, se mit à l'œuvre pour récréer les filles, et il s'y prit si bien que le souper s'acheva le plus gaiement du monde. Darcy lui-même ne fit pas trop mauvaise figure à cette fête forcée. Depuis l'incident du bouton de manchette, il était partagé entre la crainte et l'espérance, mais il avait foi en son ami, et il se reprochait de ne pas l'avoir assez secondé.
La famille Majoré mit à sec deux bouteilles de rœderer, carte blanche, et un flacon de crème de cacao de madame Amphoux. Mais à trois heures, l'ouvreuse déclara qu'elle voulait partir pour ne pas s'exposer aux reproches de son époux, et le capitaine n'insista pas trop pour la retenir.
Le jeune premier du Théâtre-Montmartre et sa jolie société avaient quitté le restaurant, et aucune figure connue des deux amis ne s'y était montrée.
À trois heures un quart, après les politesses d'usage, madame Majoré montait en voiture avec ses deux filles. Nointel lui proposa de la reconduire ; mais elle refusa, sous prétexte qu'elle pourrait rencontrer à la porte de son domicile M. Majoré, rentrant au logis après l'agape fraternelle.
-- Maintenant, mon cher, dit le capitaine à Darcy, quand ils se retrouvèrent seuls sur le boulevard, nous allons nous séparer. Tu dois avoir envie d'aller te coucher, et je n'ai plus besoin de toi.
-- Où vas-tu donc ? demanda Gaston un peu étonné.
-- Au cercle, et peut-être ailleurs. Je vais à la recherche de l'autre bouton de manchette. Il me faut la paire. Bonsoir. Tu me gênerais. Je serai chez toi demain avant midi.
CHAPITRE IX
L'appartement de Nointel était élégant et commode, mais celui de Darcy le distançait de plusieurs longueurs. Darcy avait autant d'expérience et beaucoup plus d'argent que le capitaine. Aussi était-il merveilleusement installé dans son rez-de-chaussée de la rue Montaigne. Il avait de l'air, de l'espace, et chaque pièce était parfaitement appropriée à sa destination. Pas un solécisme d'ameublement, pas une nuance qui détonnât, pas de faux luxe, rien de criard dans cet intérieur confortable. Il y avait assez d'objets d'arts et il n'y en avait pas trop. Darcy n'était pas tombé dans ce ridicule qui consiste à faire de son logis un musée ou une boutique de marchand d'antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu était très-bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de ses voyages que de « bibelots » acquis à l'hôtel des ventes, au hasard des enchères. Pas de mièvreries, non plus. Il y a des appartements de garçon qui ont l'air d'avoir été arrangés pour héberger une femme galante, et on pourrait presque dire que les mobiliers ont un sexe. Le mobilier de Darcy était du sexe masculin.
Et Darcy se plaisait fort dans ce milieu harmonieux. Il possédait le sens artistique, et une faute de goût le choquait comme une faute de langage choque un puriste. Aussi, après des excursions forcées à travers des mondes où on sacrifie tout à l'effet, se réfugiait-il avec bonheur dans le nid vaste et charmant qu'il s'était arrangé. Sa liaison avec madame d'Orcival l'en avait un peu éloigné ; son amour pour mademoiselle Lestérel, un amour malheureux, l'y ramenait.
Avec quel empressement il y était rentré, après ce souper si adroitement offert à la respectable ouvreuse, ce souper dont il remportait des lueurs d'espérance et de poignantes inquiétudes. Il savait gré à Nointel de ne pas avoir exigé qu'il continuât à le suivre dans ses caravanes nocturnes, car, en vérité, il ne se sentait pas en état de le seconder efficacement, non qu'il eût moins d'ardeur ou moins d'intelligence que son ami, mais son bonheur, son avenir dépendaient de cette chasse aux renseignements, tandis que le capitaine était personnellement désintéressé dans la question.
Le lundi matin, Gaston l'attendait déjà avec impatience, cet entreprenant capitaine, quoi qu'il fût à peine dix heures. Il l'attendait en procédant à sa toilette dans un cabinet qui pouvait passer pour un modèle du genre. Ce cabinet était spacieux, haut de plafond et tout plein d'ingénieux agencements. De grandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacun leur usage. Il y avait l'armoire aux habits de soirée, l'armoire aux costumes du matin, l'armoire aux vêtements de cheval, une réserve pour les chaussures et une pour les objets de toilette qui, par leur dimension, ne pouvaient pas trouver place sur les tablettes de marbre blanc de l'immense lavabo à l'anglaise. À première vue, on devinait que cette création, car c'en était une, était le résultat d'une entente parfaite de la vie élégante, et, à la réflexion, on admirait l'ordre qui régnait dans ce lieu où s'habillait deux ou trois fois par jour le moins ordonné des viveurs.
Darcy venait de se chausser, et, à demi couché sur un divan en marocain havane, il fumait distraitement un cigare, lorsque Nointel entra, le chapeau sur la tête et le sourire aux lèvres.
-- Mon cher, dit-il en se frottant les mains, je n'ai pas encore trouvé le grand peut-être, mais je n'ai pas perdu tout à fait mon temps depuis que je t'ai quitté à la porte de ce restaurant où on apprend tant de choses, et où on en voit de si drôles. Cette Majoré est grande comme le monde. Et le cabotin de Montmartre ! Et les rastacouères qui arrivent du Brésil avec des gilets à boutons de diamant !
Darcy ne riait pas du tout au souvenir de ces tableaux réjouissants, et Nointel eut pitié de ses anxiétés.
-- Je comprends, reprit-il ; tu ne tiens pas à ce que je te rappelle les incidents d'une fête qui t'a médiocrement amusé. Tu as soif de découvertes. Eh bien, je t'en apporte au moins une. Croirais-tu que cette ouvreuse avait deviné juste, et que l'initiale du prénom de Lolif se trouve être précisément un B ?
Darcy fit un mouvement de surprise, et sa figure exprima en même temps une satisfaction très-vive.
-- Oui, mon cher, et tu ne t'imagines pas quel est ce joli prénom. Le brillant Lolif s'appelle Baptiste. Il s'en cache, et dans le demi-monde il se fait passer pour un Ernest, un Arthur, un Émile... tout, excepté Baptiste. Mais j'ai fini par lui arracher des aveux. Je parierais qu'il s'est dit que je saurais la vérité en la demandant à ton oncle qui a reçu sa déposition hier. Ça ne se passe pas chez le juge d'instruction comme chez ces dames. On ne lui donne pas un prénom de fantaisie.
-- Alors il est très-possible que le bouton lui appartienne.
-- Malheureusement, non, ce n'est pas possible.
-- Pourquoi ?
-- D'abord parce que le tempérament de Lolif ne le porte pas aux actions violentes ; ensuite parce qu'il n'avait aucune raison pour assassiner Julia, et enfin parce que j'ai fait sur lui une expérience décisive.
-- Décisive ?... décisive, à ton avis.
-- Tu vas être de cet avis, si tu veux m'écouter. Je l'avais attiré dans un coin pour le faire causer. Personne ne nous voyait. Ils étaient tous à un baccarat où, entre parenthèses, cet animal de Prébord s'est enfilé, m'a-t-on dit, dans les grands prix. C'est bien fait. Ça lui apprendra à calomnier les innocentes, après les avoir persécutées. Ne t'impatiente pas, je reviens à notre sujet. J'étais seul avec mon Lolif, je n'avais pas à craindre qu'un indiscret vînt se fourrer en tiers dans notre conversation. J'ai donc, en fouillant dans ma poche pour y chercher ma boîte à cigarettes, ramené, comme par hasard, la pièce à conviction, et je la lui ai montrée, en lui racontant que je venais de la trouver sur le trottoir du boulevard.
-- Eh bien ?
-- Mon cher, non seulement il n'a pas donné la plus petite marque d'émotion, mais il s'est mis à m'expliquer longuement ce qu'il fallait faire pour déposer l'objet à la Préfecture de police.
-- Que prouve cela ? qu'il se possède très-bien et qu'il sait se tirer d'un mauvais pas. Tu conviendras que si le bouton lui appartenait, il ne serait pas assez sot pour le dire, car il doit savoir où il l'a perdu.
-- En effet, si le bouton était à lui, il saurait parfaitement qu'il l'a perdu dans la loge de Julia, et lorsque je lui ai dit que je l'avais trouvé sur le boulevard, il aurait deviné tout de suite que je lui tendais un piège. Il se serait troublé, et il ne m'aurait pas engagé à porter ma trouvaille à la Préfecture. Du reste, je m'embarque là dans des raisonnements superflus. Tu n'as jamais pu croire sérieusement que Lolif a tué madame d'Orcival. C'est une idée qui s'est logée dans la cervelle de la Majoré. Il faut l'y laisser et ne pas perdre notre temps à suivre des pistes fausses.
-- Soit, mais où est la vraie ?
-- Le bouton nous aidera à la trouver. Nous le tenons, ce précieux objet. La mère d'Ismérie a bien voulu me le confier. Tu as pu constater que je sais manier les ouvreuses.
-- Pourvu que ses filles n'aillent pas raconter l'histoire au foyer de la danse !
-- Ce serait très-fâcheux, car les abonnés la sauraient, et il s'en rencontrerait bien un pour la rapporter à ton oncle, qui pourrait trouver mauvais que j'empiète sur ses attributions de magistrat ; mais nous n'avons pas cela à craindre. Madame Majoré non plus n'a pas envie d'être compromise, et elle recommandera à ces demoiselles de se taire. Et puis, je leur ai promis à chacune un médaillon. Je les médaillerai dès ce soir au théâtre, je leur dirai qu'une indiscrétion de leur part ferait beaucoup de tort à leur respectable maman, et je te réponds qu'elles se tairont. J'irai, s'il le faut, jusqu'à leur promettre des boucles d'oreilles pour récompenser leur silence.
» Et, pour ce qui est du bouton, je te déclare que je découvrirai à qui il appartient.
-- Comment t'y prendras-tu ?
-- Il y a plus d'une façon de procéder. La plus simple serait de le montrer aux bijoutiers et de leur demander s'ils le reconnaissent pour l'avoir vendu ; mais elle a quelques inconvénients. Le premier de tous, c'est qu'il y a beaucoup de bijoutiers à Paris, et que l'enquête prolongée à laquelle je serais obligé de me livrer arriverait forcément à la connaissance de la police. M. Roger Darcy me ferait appeler, m'inviterait à m'abstenir, et me reprendrait ma pièce à conviction. D'ailleurs, l'objet a peut-être été acheté à l'étranger. Je ne puis pas faire le tour du monde en exhibant un bouton de manchette. Je conclus qu'il faut renoncer à ce genre de recherches. Le hasard seul pourrait les faire aboutir à un résultat, et ce serait folie que de compter sur le hasard. Je suis décidé à employer d'autres moyens, et je viens te les soumettre. Mais d'abord, une question : À quelle heure attends-tu la femme de chambre de Julia ?
-- Elle m'a promis qu'elle viendrait ce matin... elle n'a pas précisé l'heure.
-- Mais elle viendra certainement, car elle s'attend à recevoir de toi une récompense honnête pour le service qu'elle t'a rendu, et pour ceux qu'elle te rendra encore. Je la verrai donc, et c'est tout ce que je demande. Mon cher, je compte beaucoup sur cette fille pour débrouiller la situation, qui est celle-ci : nous tenons un objet dont la propriétaire a tué Julia, c'est hors de doute. Je dis la propriétaire, parce que j'écarte absolument l'hypothèse d'un meurtre commis par un homme. Excepté ce mouton de Lolif, il n'est entré que des femmes dans la loge.
-- Ou des hommes déguisés en femmes.
-- Tiens ! cette supposition-là ne m'était pas encore venue. On peut s'y arrêter un instant, mais elle ne résiste pas à un examen sérieux. Un domino masculin se trahit toujours par la taille, par la démarche, par la tournure. Madame Majoré ne s'y serait pas trompée. Je persiste à partir de cette idée que le coup a été fait par une main féminine. Il s'agit de savoir quelles femmes connaissait Julia, et parmi ces femmes, quelles sont celles dont le nom commence par un B... le nom ou le prénom... car on porte indifféremment sur un bijou l'initiale du nom de famille ou l'autre... Je crois même que les femmes portent plus volontiers l'autre... surtout les femmes mariées... le nom de baptême leur rappelle généralement des souvenirs agréables, tandis que le nom du mari... mais je me perds dans les détails. Personne n'est mieux en mesure que la femme de chambre de madame d'Orcival de nous renseigner sur les amies de sa maîtresse. Nous allons les passer en revue avec elle, et quand nous aurons trié sur le volet toutes celles qui sont marquées au B, je me livrerai à un petit travail d'investigation sur chacune de ces personnes. Depuis combien de temps la camériste en question est-elle au service de Julia ?
-- Oh ! depuis plusieurs années. Je l'ai toujours vue chez Julia.
-- Alors, il est probable que madame d'Orcival n'avait pas de secrets pour elle.
-- Mariette sait beaucoup de choses. Cependant elle n'était pas avec sa maîtresse sur un pied de familiarité. Les cocottes racontent leurs affaires à leurs bonnes et leur demandent conseil. Mais Julia n'était pas une cocotte, c'était une femme galante dans l'acception la plus élevée du mot. Elle avait eu, dès son entrée dans le monde où elle vivait, une situation exceptionnelle, et elle tenait ses domestiques à distance.
-- Oh ! je pense bien qu'elle ne jouait pas au loto avec eux ; mais chez Julia, comme chez toutes ses pareilles, après quelques semestres de bons et loyaux services, une femme de chambre adroite avait dû être promue au grade de confidente. Il y a le train-train des amants, le manège des entrées et des sorties, la correspondance intime à remettre et à recevoir. L'intervention de la soubrette est forcée. C'est pourquoi je parierais bien mille francs contre cinq louis que Mariette a été au courant de tous les incidents qui ont marqué la liaison de madame d'Orcival avec Golymine.
-- C'est probable, mais cela ne nous importe guère, dit tristement Darcy.
-- Cela nous importe beaucoup, car, à mon sens, c'est là qu'est le nœud de l'affaire, répliqua Nointel. En causant avec cette fille, je pousserai de vigoureuses reconnaissances du côté de la Pologne. Mais avant tout je lui demanderai la liste de toutes les amies et connaissances de Julia. En attendant, nous avons déjà deux femmes au B .
-- Lesquelles ?
-- Mais, d'abord... il y a mademoiselle Lestérel qui s'appelle Berthe. Ne te hérisse pas, je t'en prie. Je n'ai pas l'intention de t'affliger, tu le sais bien, et je suis obligé d'examiner froidement toutes les possibilités, même les plus invraisemblables. Or, puisque le prénom de mademoiselle Lestérel est Berthe, il est possible que le bouton appartienne à mademoiselle Lestérel. Ton oncle ne raisonnerait pas autrement, et c'est de peur de lui fournir un indice de plus que j'ai empêché la Majoré d'aller lui remettre l'objet.
-- Mademoiselle Lestérel n'a pas de bijoux. Elle est trop pauvre pour en acheter.
-- D'accord, mais sa pauvreté ne prouve rien. On a pu lui faire un cadeau. Son beau-frère lui en a bien fait un, et il a eu là une malencontreuse idée. Mais je me hâte d'ajouter que, selon moi, elle n'a jamais porté ni possédé ce bouton en or massif. Je l'ai examiné avec soin, et je suis sûr qu'il est de fabrication ancienne. C'est un bijou de famille et de famille riche. Il a dû être transmis par héritage. Or, si je ne me trompe, le père de mademoiselle Lestérel était pauvre et n'a rien laissé à ses filles.
-- Absolument rien. C'est un argument à faire valoir.
-- Je n'y manquerai pas, si, après avoir parachevé notre enquête, nous nous décidons à déposer entre les mains de qui de droit la pièce à conviction que nous conservons provisoirement. Mais ne penses-tu pas comme moi qu'il y a de par le monde une femme qui a fort bien pu attacher ses manchettes avec ce bouton... une femme dont le nom commence aussi par un B ?
-- Madame de Barancos ! s'écria Darcy. Ce ne peut être qu'elle.
-- Je ne suis pas si affirmatif que toi. Il me reste des doutes. Je me demande, par exemple, pourquoi le bijou n'est pas timbré d'une couronne de marquise. Elle les fourre partout, ses couronnes, cette noble Havanaise. Ce soir, elle en portait une en guise d'agrafe, diamants et rubis, une vraie constellation. Mais, enfin, elle a pu, une fois par hasard, se contenter d'une initiale.
-- Et, d'ailleurs, quand on va commettre un crime, on ne se charge pas d'objets qui vous feraient reconnaître.
-- C'est juste. N'oublions pas cependant que si la Barancos est entrée dans la loge de Julia, c'est sans doute que Julia lui avait donné rendez-vous au bal de l'Opéra. Elle n'avait donc pas besoin de garder l'incognito vis-à-vis de Julia. Mais, tout bien considéré, bien pesé, ma conclusion est que la coupable, c'est notre marquise. Seulement ne nous pressons pas. Attendons qu'elle se livre par une imprudence, et en attendant, renseignons-nous, tant que nous pourrons. Plus de lumière ! plus de lumière ! Il faut que ton oncle y voie clair. Ce ne sera pas une petite affaire que de l'amener à envoyer madame de Barancos là où il a envoyé mademoiselle Lestérel.
Aussi me tarde-t-il de causer avec cette femme de chambre. Je suis sûr que c'est elle qui va nous dire le dernier mot.
Quand on parle des soubrettes, il arrive qu'on voie leur museau. Au moment où Nointel achevait sa phrase, le valet de chambre vint annoncer que la camériste de madame d'Orcival était là.
On imagine bien que Darcy ne la fit pas attendre.
Mariette entra d'un pas discret dans le cabinet de toilette et parut un peu étonnée d'y trouver le capitaine, mais elle n'était pas fille à se déconcerter pour si peu. Elle portait le deuil de madame d'Orcival, un deuil plus élégant que sévère. Bien des bourgeoises auraient envié sa toilette de satin et velours frappé noir, robe et chapeau pareils. Elle était chaussée et gantée d'une façon irréprochable, à ce point que Nointel, qui ne l'avait jamais vue, se mit à l'examiner en connaisseur. On ne pouvait pas dire qu'elle fût jolie ; on ne pouvait pas dire non plus qu'elle fût laide. Ses cheveux étaient d'une nuance indécise, ses yeux d'une couleur intermédiaire, et sa figure n'avait pas d'âge. Un provincial aurait trouvé qu'elle avait l'air distingué ; un collégien en serait devenu amoureux. Mais Nointel connaissait cette variété de l'espèce féminine, une variété qu'on ne rencontre guère qu'à Paris et qui semble avoir été créée tout exprès pour le manège ordinaire de la galanterie. Mariette était née femme de chambre, comme Julie Berthier était née courtisane. Au vrai, elle était rousse et elle avait trente-quatre ans, peu de scrupules, beaucoup d'ambition, quelques vices, un caractère très-souple et un esprit très-délié.
Le capitaine sut lire tout cela sur sa figure, et il pensa aussitôt qu'on tirerait bon parti d'une personne si intelligente et si maniable. Seulement, il craignait que Darcy ne s'y prît mal dès le début, et il s'empressa d'entamer l'entretien.
-- Assieds-toi, mon enfant, dit-il. Ici, tu n'es plus de service, et tu vaux bien que M. Darcy te fasse les honneurs d'un de ses fauteuils.
Et, devinant que son ami s'ébahissait de cette familiarité de langage, il ajouta en s'adressant à lui :
-- Mon cher, quand on a été hussard, on tutoie toujours les femmes de chambre... et de préférence celles qui sont gentilles. Parions que Mariette trouve tout naturel que je lui dise : tu.
-- Certainement, mon capitaine, répondit en souriant Mariette. D'ailleurs, ça se fait dans les comédies de Molière.
-- Bon ! tu as de la littérature. Tant mieux ; ça t'aidera à comprendre la situation.
-- Oh ! je la comprends, monsieur Nointel.
-- Tiens ! tu me connais. Je ne suis pourtant jamais venu chez madame d'Orcival.
-- Non ; mais vous alliez souvent autrefois chez une amie de madame... chez madame Rissler.
-- C'est, ma foi, vrai ! J'avais oublié cette histoire ancienne. C'était... voyons... oui, c'était deux ans après la guerre. Depuis ce temps-là, j'ai changé mon fusil d'épaule... et, finalement, je me suis rangé. Comment va-t-elle, cette bonne Claudine ? Je la rencontre par-ci par-là, mais elle ne me salue plus.
-- Madame Rissler va bien, mon capitaine. Elle a même beaucoup de chance. Elle est avec un Russe qu'elle a connu l'année dernière à l'Exposition. Et si elle avait un peu plus de conduite, elle serait aujourd'hui aussi riche que l'était madame.
-- Oui, mais pas de conduite. Je m'en suis aperçu. Et aucune notion de la hiérarchie. Elle me préférait un fourrier de mon ancien régiment.
-- Ça ne m'étonne pas ; elle a la toquade des militaires ; ça la perdra. Ah ! monsieur, cette pauvre madame ne donnait pas dans ces bêtises-là ; elle était sérieuse. M. Darcy le sait bien. Je peux lui jurer sur les cendres de ma mère que madame ne lui a pas fait de traits pendant tout le temps qu'il a été avec elle... Oh ! mais là, pas un seul.
-- Je vous crois, Mariette, dit Gaston que les bavardages de Nointel impatientaient, et qui avait hâte d'aborder un sujet plus intéressant que les frasques d'une amie de Julia ; je vous crois d'autant mieux que je sais dans quels termes vous viviez avec madame d'Orcival. Vous étiez moins sa femme de chambre que sa confidente. Elle ne vous cachait rien.
-- C'est vrai. Madame avait confiance en moi. Elle avait raison, car pour elle je me serais mise au feu, et pour un million je n'aurais pas dit ce qu'elle m'avait défendu de dire. Monsieur en a eu la preuve. Madame m'avait recommandé de ne pas dire qu'il était chez elle quand le comte s'est pendu. Et le commissaire a eu beau me tourner et me retourner, il n'en a rien su.
-- Vous me rappelez que je suis votre obligé, ma chère Mariette ; il s'est passé tant d'événements depuis ce jour-là, que je n'ai pas eu le temps de faire pour vous ce que je me propose de faire ; mais je vais réparer ma négligence aujourd'hui même... après que nous aurons causé.
-- Monsieur est trop bon... et j'espérais bien que monsieur ne m'abandonnerait pas après un malheur pareil... car c'est mon avenir que j'ai perdu en perdant madame... elle m'avait promis qu'elle me laisserait une rente ou une somme... à mon choix... j'aurais préféré le capital, parce que je ne tiens pas à rester au service... je voudrais m'établir. Mais madame n'a pas dû penser à faire son testament... c'est tout naturel... à son âge, elle ne prévoyait pas qu'elle allait mourir si vite... et de quelle mort !... ah ! la scélérate qui l'a assassinée n'aura pas volé l'échafaud.
-- Et toi, fine mouche, pensa le capitaine, tu ne veux pas être volée en la dénonçant pour rien, et tu poses tes conditions. Si je ne m'en mêle pas, Darcy va s'enferrer.
-- Comptez sur moi, Mariette, s'écria l'amoureux Gaston. Le service que vous m'avez rendu n'est rien en comparaison de celui que vous allez me rendre, en m'aidant à venger Julia, et je ne vous récompenserai jamais assez. Apprenez-moi donc...
-- Monsieur me comble. Et je m'enhardis à parler à monsieur d'un fonds de lingerie qui est à vendre dans la rue Scribe... quarante mille francs.
-- À deux pas de l'Opéra. C'est pour rien, dit Nointel avant que son ami eût le temps de répondre : c'est fait. Tu as là une bonne idée, petite. Darcy est au-dessus de quarante mille francs, et si ta maîtresse t'a dotée, comme elle te l'avait promis, te voilà devenue un bon parti. Tu pourras épouser un officier en retraite. Pourquoi madame d'Orcival n'aurait-elle pas fait de testament ? C'était une femme d'ordre. Elle ne pensait pas à la mort, je le crois, mais elle a bien pu mettre ses affaires en règle.
-- On ne saura rien tant que les scellés ne seront pas levés.
-- Ah ! oui, c'est vrai ; elle ne laisse pas d'héritiers, m'a-t-on dit.
-- Non, monsieur. Madame était enfant de l'amour. Elle n'avait pas de parents. Si elle n'a disposé de rien par écrit, on prétend que c'est le gouvernement qui aura tout. Une drôle de loi tout de même. Ah ! monsieur, ce n'est pas par intérêt, puisque M. Darcy ne me laissera pas dans la peine, mais je vous jure que ça me crèvera le cœur quand on vendra le mobilier, et les tableaux, et les porcelaines, et tout. Les tableaux, surtout. Elle les aimait tant. Tenez ! le Fortuny, elle se levait des fois la nuit pour le regarder. Elle disait que ça lui remettait les yeux quand elle avait vu des gens laids dans la journée. C'est comme quand on a rapporté son corps, tout à l'heure, ça m'a donné un coup. Croiriez-vous qu'il l'avait charrié à la Morgue et qu'ils l'ont gardé vingt-quatre heures, pour l'ouvrir... des horreurs, quoi ! J'en ai la chair de poule quand j'y pense. Et le commissaire n'a pas voulu qu'on la mît sur son lit, ma pauvre maîtresse. Elle est sur un matelas dans la bibliothèque. Claudine Rissler va venir aujourd'hui pour l'ensevelir. Moi, je n'aurais pas le courage d'y toucher. Elle a du cœur tout de même, madame Rissler.
-- Quand a lieu l'enterrement ? demanda le capitaine pour couper court à ce débordement de lamentations inutiles.
-- Demain matin à onze heures. J'ai peur qu'il n'y ait pas beaucoup de monde, et si M. Darcy voulait venir...
-- Nous irons, ma fille, dit vivement Nointel, et peut-être ne serons-nous pas les seuls de notre monde à y aller. Ta maîtresse avait beaucoup d'amis.
-- Mais non, monsieur. Depuis qu'elle connaissait M. Darcy, elle avait cessé toutes ses anciennes relations. Elle ne recevait plus que des femmes. Le soir où le comte Golymine s'est pendu dans l'hôtel, il était entré malgré moi ; M. Darcy peut vous le dire, puisqu'il était chez madame. Depuis la mort du comte, il n'est venu que deux messieurs ; et si madame les a reçus, c'est qu'elle croyait qu'ils venaient de la part de M. Darcy, et l'un d'eux, en effet, a été envoyé par M. Darcy.
-- Par moi ! s'écria Gaston. Vous vous trompez. Je n'ai envoyé personne chez Julia.
-- Cependant, ce docteur a assuré à madame que.
-- Quel docteur ? demanda Nointel.
-- Le docteur Saint-Galmier... un médecin étranger qui soigne les maladies des nerfs.
-- Ah ! ah ! Et l'autre visiteur, qui était-ce ?
-- Un étranger aussi. Un général Simancas. Celui-là venait demander à madame des renseignements sur le comte Golymine qu'il a beaucoup connu dans le temps. Madame l'a mis à la porte.
-- Et le docteur ? comment l'a-t-elle reçu ?
-- Mieux que le général, parce qu'elle le prenait pour un ami de M. Darcy. Il devait même revenir le lendemain apporter des nouvelles de monsieur, mais on ne l'a pas revu.
-- C'est le comble de l'impudence ! murmura Gaston.
-- Dis-moi, Mariette, reprit le capitaine, ces deux messieurs se sont présentés le même jour ?
-- Oui, et presque à la même heure. Le général n'était pas parti depuis vingt minutes, quand le docteur est arrivé. C'était mardi, dans l'après-midi. Madame m'avait envoyée le matin à l'administration de l'Opéra retirer son coupon de loge pour le bal. Ah ! monsieur, si j'avais su...
-- Le fait est que ta maîtresse a eu là une malheureuse idée. Que veux-tu ! il était écrit là-haut qu'elle mourrait de la main d'une femme. Elle avait congédié ses amis et gardé ses amies. Il aurait mieux valu qu'elle fît tout le contraire.
-- Ses amies, mon capitaine ? Mais elle en avait très-peu. Madame Rissler que vous connaissez, Delphine de Raincy, Jeanne Norbert, Cora Darling. Et encore elle ne les voyait pas souvent. Monsieur ne les aimait pas, et ça suffisait pour que madame les tînt à distance. Et pourtant... si elle n'avait jamais connu qu'elles, le malheur ne serait pas arrivé.
Darcy écoutait avec une attention émue cette énumération de noms dont aucun ne commençait par un B ; et il allait passer à des questions plus directes, mais Nointel prit les devants.
-- Je crois en effet, dit-il, que ces dames sont incapables de commettre un crime. Il n'en est pas moins vrai que c'est une femme qui a tué Julia. Pourquoi l'a-t-elle tuée ? Du diable si je m'en doute !
-- Moi, je le sais, riposta la femme de chambre. Elle l'a tuée pour l'empêcher de parler. Madame savait que la coquine avait eu un amant. Madame n'avait qu'un mot à dire pour la perdre. Et c'est bien ce que j'aurais fait, si j'avais été à la place de madame. Mais madame était cent fois trop bonne. Elle avait entre les mains des preuves, des lettres écrites à un homme par cette bégueule. Elle lui a donné rendez-vous au bal de l'Opéra pour les lui rendre, au lieu de la forcer à venir les chercher boulevard Malesherbes. Et elle les lui a rendues, puisqu'on ne les a pas trouvées sur son pauvre corps. Alors, l'autre s'est dit : Je les ai, mais madame d'Orcival a connu mon amant, et elle pourra toujours dire que moi, qui pose pour la femme honnête, je ne suis qu'une drôlesse. Je vais la tuer. C'est plus sûr. Et elle l'a tuée, la gueuse.
-- Comment sais-tu que madame d'Orcival avait des lettres sur elle quand elle est allée au bal ? demanda le capitaine en lançant un coup d'œil à Darcy pour le prier de le laisser mener l'interrogatoire jusqu'à la fin.
-- Je les ai vues, monsieur. Pensez donc que c'est moi qui ai habillé madame pour le bal. Quand elle a été prête, elle a ouvert devant moi le meuble en bois de rose où elle serrait ses correspondances, elle y a pris les lettres dans un tiroir... il y en avait un gros paquet... si gros qu'elle n'a pas pu le fourrer dans son corsage et qu'elle l'a mis dans la poche de sa robe. Et elle m'a dit en riant : Sont-elles bêtes, ces femmes du monde, d'écrire si souvent !
-- En effet, c'est assez clair. Tu ne sais pas de qui elle les tenait, les lettres ?
-- Non, madame ne disait que ce qu'elle voulait dire, et elle n'aimait pas qu'on lui fît des questions. Ça ne m'empêchait pas de deviner bien des choses. Ainsi, tenez, le jour où elle a écrit à cette créature, elle ne m'a pas fait de confidences, et pourtant j'ai compris tout de suite de quoi il retournait. Tenez ! c'était justement le mardi, le lendemain de la mort du comte Golymine, le jour où les deux étrangers sont venus. Madame attendait monsieur... elle espérait toujours que monsieur n'était pas fâché pour tout de bon et qu'il reviendrait... et même c'est bien malheureux que monsieur ne soit pas revenu, car elle aurait certainement changé d'idée... elle ne serait pas allée au bal de l'Opéra, si elle avait été encore avec monsieur.
Darcy tressaillit. Il sentait bien qu'il y avait du vrai dans ce qu'avançait la soubrette, et qu'il avait peut-être dépendu de lui d'empêcher le crime que Berthe Lestérel était accusée d'avoir commis.
-- Oui, soupira Nointel, c'est une fatalité. Tu disais donc qu'elle a écrit le mardi...
-- Sur le coup de cinq heures, quand elle a commencé à désespérer de voir monsieur. Le général et le docteur étaient partis. Madame m'a sonnée, et quand je suis entrée dans son boudoir, elle achevait de mettre l'adresse sur la lettre. Elle en avait écrit d'autres qui étaient sur son buvard, et elle avait le coupon de la loge devant elle. Alors, elle m'a dit : Habille-toi. Tu vas porter ce billet. Et tu ne le remettras qu'à la personne elle-même. Si on fait des difficultés pour te laisser monter chez elle, tu insisteras ; tu diras que tu viens de la part d'une de ses amies, d'une personne de sa famille... tout ce qui te passera par la tête... l'important, c'est que tu la voies elle-même. Du reste, je suis certaine qu'elle finira par te recevoir. Tu lui remettras la lettre, et tu regarderas bien la figure qu'elle fera en la lisant. Quand elle aura fini, tu lui demanderas une réponse. Je ne crois pas qu'elle te la donne par écrit. Elle est trop fière pour écrire à une femme comme moi.
-- Ah ! s'écria Darcy, radieux, c'est bien elle... c'est la marquise !
-- Et que t'a répondu cette princesse ? demanda Nointel, presque aussi content que son ami. Car tu l'as vue, n'est-ce pas ?
-- Oui, je l'ai vue, et elle m'a répondu : « C'est bien, dites à madame d'Orcival que j'irai. » Vous avez raison. Une princesse n'aurait pas fait plus de manières. Elle ne l'est pas pourtant, ni marquise non plus, cette coureuse de cachets.
Darcy tomba brusquement du haut de ses illusions. Il avait cru que Mariette parlait de la marquise. La chute était rude.
Nointel n'était pas moins désagréablement surpris, car il avait espéré que le nom de Barancos allait arriver au bout du récit entamé par la femme de chambre.
Quant à Mariette, elle ne comprenait rien à l'air déconfit qu'avaient ces messieurs, car elle était persuadée qu'ils savaient fort bien de qui elle parlait. Darcy était le neveu du juge d'instruction ; Darcy ne pouvait pas ignorer ce qui se passait, et lorsqu'elle lui avait dit la veille, à la porte du Palais de Justice, qu'elle connaissait la coupable, c'était Berthe Lestérel qu'elle lui aurait nommée, si l'agent de la sûreté ne fût pas venu interrompre la conversation.
Le capitaine pensa qu'il fallait lui laisser le temps de comprendre, et qu'on pouvait encore tirer d'elle des renseignements intéressants. Il sentait bien que la partie tournait mal, mais il voulait la jouer jusqu'au bout.
-- Quelle coureuse de cachets ? demanda-t-il tranquillement.
-- La chanteuse, parbleu ! répondit la soubrette, la Lestérel. Heureusement, le juge ne s'est pas trompé. Il l'a fait coffrer, séance tenante. Elle est à Saint-Lazare, la gueuse ! Et j'espère qu'elle n'en sortira que pour aller à la Roquette.
Darcy se tenait à quatre pour ne pas étrangler cette misérable femme de chambre qui injuriait Berthe et qui la vouait au supplice. Il était pâle, il serrait les poings et il se serait peut-être porté à quelque extrémité, si Nointel ne lui eût adressé un regard expressif.
Ce regard voulait dire clairement : Si tu éclates, nous ne saurons rien. Tiens-toi en repos, et laisse-moi faire. Tout n'est peut-être pas perdu encore.
-- C'est vrai, reprit-il, du ton le plus naturel du monde, on a arrêté une jeune fille qui chante dans les concerts. Tous les journaux le racontent. Mais ils n'affirment pas qu'elle soit coupable. Ils assurent même qu'il y a des doutes en sa faveur.
-- Des doutes ! s'écria la femme de chambre. Vous ne savez donc pas que le couteau qu'on a trouvé enfoncé dans le cou de ma pauvre maîtresse appartenait à cette coquine ? Des doutes ! après ce que je viens de vous dire, quand je peux prouver que madame lui avait donné rendez-vous au bal de l'Opéra.
-- Tu as donc décacheté la lettre, petite ?
-- Moi ! pour qui me prenez-vous, mon capitaine ? Non, je ne me suis pas permis une chose pareille. Mais je me rappelle ce que m'a dit madame, quand elle m'a donné la commission, et puis, je l'ai portée, la lettre ; j'étais là quand cette créature l'a lue, et sa figure de papier mâché disait assez ce qu'elle éprouvait en la lisant. Elle est devenue verte, et j'ai cru qu'elle allait s'évanouir. Et quand elle m'a répondu : « J'irai », je n'ai pas eu besoin de lui demander où. Je savais bien qu'il s'agissait du bal de l'Opéra. Ah ! elle est rouée, allez ! et hypocrite, et geigneuse . Fallait la voir dans le cabinet du juge quand on l'a amenée pour que je la reconnaisse. Elle pleurait comme une fontaine... et des grimaces et des gestes comme au théâtre... elle se tordait les mains... il ne lui manquait plus que de s'arracher les cheveux.
Darcy laissa échapper un cri de colère, et fit un mouvement pour se lever.
-- Tu souffres, lui dit Nointel avec calme ; tu penses à cette pauvre Julia. Du courage, mon cher. Écoute Mariette qui nous aidera à la venger.
» Et toi, petite, racontenous un peu comment la confrontation a fini. La demoiselle a-t-elle avoué que tu étais venue chez elle et que tu lui avais remis une lettre de madame d'Orcival ?
-- Avouer ! ah ! on voit bien que vous ne la connaissez pas. Elle n'a seulement pas voulu répondre au juge. Il a eu beau la questionner de toutes les façons, il n'a pas pu en tirer un mot. C'est son système de faire la muette. Mais le juge ne s'y est pas laissé prendre, pas plus qu'à ses pleurnicheries. Ah ! c'est un fameux magistrat que l'oncle de M. Darcy. On ne le met pas dedans comme ça. Il est doux, il est poli, il parlait à cette créature comme si la conversation s'était passée dans un salon ; mais il n'a pas bronché pour la coller en prison. Et elle y est, Dieu merci !
-- Il me semble, ma chère Mariette, que tu peux te flatter de n'avoir pas peu contribué à l'y envoyer.
Si la femme de chambre avait pu savoir ce qui se passait dans le cœur de Darcy, elle n'aurait probablement pas répondu avec tant de netteté à l'insinuation du capitaine ; mais sa finesse n'allait pas jusqu'à deviner que l'action dont elle se vantait allait lui faire un ennemi du dernier amant de madame d'Orcival, et elle s'écria :
-- Je vous crois que j'y ai contribué. C'est-à-dire que sans moi le juge ne se serait peut-être pas décidé si vite. Mais j'ai tant appuyé sur mes conversations avec madame, je lui en ai tant raconté sur les relations qu'elle avait eues avec cette bégueule, que j'ai enlevé la chose. Ah ! M. Darcy doit être content.
Darcy ne répondit que par un rugissement étouffé. Nointel pensait :
-- Mariette, ma fille, tu n'auras pas ton fond de lingerie. Tu viens de mettre le feu à ton magasin. C'est toujours autant de gagné pour mon ami, car il aurait été assez bête pour lâcher les quarante mille.
Et comme il ne perdait jamais la tête, il dit tout haut :
-- Tu as fort bien manœuvré, à ce que je vois, et il est très-heureux que madame d'Orcival t'ait chargée de l'invitation qu'elle a adressée à cette Lestérel. Maintenant, l'affaire me paraît claire. Mais où diable s'étaient-elles connues ?
-- En pension, mon capitaine. Madame avait été très-bien élevée. La Lestérel aussi.
-- Est-ce qu'elles avaient continué à se voir ?
-- Non. Cette pimbêche posait pour la vertu, et elle ne voulait pas fréquenter madame, qui valait cent fois mieux qu'elle. Elle est pourtant venue une fois à l'hôtel.
-- Quand ?
-- Oh ! il y a du temps... deux ans au moins... Madame lui avait écrit pour lui demander un renseignement sur une de leurs amies de pension. Vous croyez qu'elle lui a répondu ? Pas si bête ! Mademoiselle avait peur de laisser traîner sa signature chez une cocotte. Elle a préféré venir en personne. C'est moi qui l'ai reçue. Si vous aviez vu comme elle s'était arrangée... avec sa voilette épaisse et son waterproof en forme de sac : son amant ne l'aurait pas reconnue à deux pas. Ah ! elle sait se déguiser, celle-là. Et ses manières de sainte nitouche avec madame qui la recevait à la bonne franquette ! Tenez ! j'ai dit à madame dès ce jour-là ce que je pensais d'une poseuse pareille.
-- Le fait est que lorsque l'on va chez les gens, on n'a pas le droit de leur faire froide mine. Cette jeune personne est prudente, mais elle manque de logique. As-tu quelque idée de l'amant qu'elle s'était offert... celui qui avait reçu d'elle des lettres compromettantes, si compromettantes que, pour les ravoir, elle a tué son ancienne camarade du pensionnat ?
-- Son amant ? ça doit être un pianiste, ou un ténor... quelque meurt-de-faim d'artiste. Un homme comme il faut ne se serait pas embarrassé d'une créature qui n'a ni toilette, ni chic, ni rien pour elle que la beauté du diable.
Darcy ne disait mot, mais il marchait furieusement à travers le cabinet de toilette, et chaque fois qu'il passait devant le capitaine, ses yeux lui demandaient d'abréger l'entretien.
Nointel avait ses raisons pour continuer, et il ne tint aucun compte de la prière que son ami lui adressait.
-- Tu exagères un peu, Mariette, reprit-il. Des gens qui s'y connaissent m'ont affirmé que la demoiselle était fort jolie. Mais enfin, elle chantait pour de l'argent dans les concerts, elle donnait des leçons. Elle a bien pu en effet nouer une liaison avec un musicien quelconque. Seulement... si l'amant est un artiste, un meurt-de-faim, comme tu dis, madame d'Orcival ne devait pas le connaître.
-- Oh ! il n'y a pas de danger. Madame avait horreur de ce monde-là. Elle ne recevait que des messieurs bien posés. Jamais un cabotin n'a mis les pieds chez elle.
-- Alors, comment se fait-il qu'elle eût les lettres de cette Lestérel !
-- Ça, monsieur, je n'en sais rien du tout ; madame ne me contait pas toutes ses affaires.
-- Je le crois, mais enfin quelle est ton idée sur celle-là ?
-- Mon Dieu !... je n'en ai pas.
-- Eh bien, moi, j'en ai une. Julia avait été la maîtresse de ce Golymine...
-- Avant de se mettre avec M. Darcy, oui, c'est la vérité. Mais, depuis, je peux bien jurer qu'entre elle et le comte, il n'y a jamais eu ça, riposta vivement la soubrette en faisant craquer son ongle sous ses dents blanches.
-- Bon, mais ils se voyaient quelquefois.
-- Jamais. Le comte n'est entré dans l'hôtel que le soir où il s'est tué.
-- Soit ! il avait peut-être ce soir-là les lettres de mademoiselle Lestérel dans sa poche ; Julia a pu les y prendre, s'il ne les lui a pas remises.
Mariette réfléchit un instant. Madame d'Orcival prenant des lettres dans la poche de Golymine mort : évidemment, cette idée n'était jamais entrée dans sa cervelle de femme de chambre.
-- Non, dit-elle, non, c'est impossible. Le comte n'est pas resté un quart d'heure avec madame, et ils se sont querellés tout le temps. M. Darcy le sait bien. Il était dans le boudoir. Et après le malheur, c'est moi qui ai trouvé le comte pendu. Madame n'a seulement pas vu le corps. Elle n'a jamais voulu entrer dans la bibliothèque, et le commissaire est arrivé tout de suite.
-- Alors, reprit le capitaine, je n'y comprends plus rien, et, ma foi, je renonce à comprendre. Quelle drôle d'histoire ! Ces lettres qui se trouvent dans un des tiroirs de madame d'Orcival sans qu'on sache comment elles y sont venues ! Dans tous les cas, elles ne devaient pas y être depuis longtemps. Julia ne les aurait pas gardées, puisqu'elle voulait les rendre. Tu les as vues, m'as-tu dit ?
-- Oui, au moment où madame allait partir pour le bal.
-- Et il y en avait beaucoup ?
-- Une masse... et bien en ordre... elles étaient divisées en paquets et attachées avec des faveurs roses.
-- Il faut que cette demoiselle Lestérel ait une fameuse rage d'écrire pour avoir noirci tant de papier.
-- Ça n'a rien d'étonnant. Les filles qui ont reçu de l'éducation sont toutes comme ça. Elles veulent montrer à leurs amants qu'elles ont du style, et il leur en cuit. Madame en avait aussi, du style, et elle écrivait le moins possible.
-- Oh ! Julia était très-forte. Mais tu as raison, les femmes du monde ont la rage d'écrivasser. On m'en citait une qui use une rame de papier à lettres par mois. Il est vrai que cette marquise de Barancos se croit obligée d'exagérer tout.
-- La marquise de Barancos ! madame ne l'aimait guère.
-- Bah ! Est-ce qu'elle la connaissait ?
-- Pour la rencontrer au Bois et au théâtre, voilà tout. Seulement, madame ne pouvait pas souffrir les étrangères. Elle trouvait que cette marquise avait l'air insolent.
-- Julia n'avait pas tort.
-- Et puis, il y avait une autre raison... je peux bien vous la dire maintenant que ma pauvre maîtresse est morte. Madame s'était figuré que M. Darcy faisait la cour à madame de Barancos, et même, quand M. Darcy a quitté madame, elle a cru que c'était pour épouser cette Espagnole. Pensez donc si elle devait la détester !
Depuis que Nointel avait prononcé le nom de la marquise, Darcy s'était arrêté court au milieu de sa promenade furibonde, et il écoutait avec une très-vive attention les réponses de la soubrette.
-- C'est vrai, dit-il en cherchant à prendre un air dégagé pour cacher son émotion ; le jour de notre séparation, Julia m'a fait une scène de jalousie à propos de madame de Barancos. Elle vous en avait donc parlé ?
-- Quelques mots seulement, répondit Mariette. Madame disait qu'elle se vengerait si monsieur se mariait avec la marquise.
-- Elle ne disait pas comment elle se vengerait ?
-- Oh ! ce n'était pas sérieux. Madame ne pouvait rien contre une personne du grand monde.
-- Elle ne vous a jamais envoyée chez madame de Barancos ?
-- Mais non, monsieur. Pour quoi faire ? répondit très-naturellement la femme de chambre.
-- Dis donc, Mariette, reprit le capitaine en riant, tu prétendais que madame d'Orcival n'écrivait jamais. Ai-je rêvé que tu nous as raconté tout à l'heure que, le jour où elle t'a envoyée chez mademoiselle Lestérel, elle avait devant elle un tas de lettres qu'elle venait de cacheter ? Il me semble que, cette fois-là, elle ne se privait pas d'écrire.
-- Un tas, non, mon capitaine, répondit gaiement la soubrette. Il y en avait deux ou trois, pas plus, j'en suis sûre. Je me souviens même que j'ai demandé à madame si elle voulait me charger de les porter en allant rue de Ponthieu, et qu'elle m'a répondu : Non, c'est inutile, je dîne chez madame Rissler qui demeure à deux pas. Je vais y aller à pied. J'ai besoin de prendre l'air. Je jetterai moi-même les lettres à la boîte.
À ce moment, le valet de chambre de Darcy entra pour annoncer le déjeuner, et Darcy allait le renvoyer en lui disant de ne pas servir, car il commençait à prendre goût aux discours de Mariette depuis qu'elle avait parlé de la haine de madame d'Orcival pour la marquise, et il voulait l'interroger lui-même. Mais Nointel, tout au rebours de son ami, jugeait que l'interrogatoire de la soubrette avait donné tout ce qu'il pouvait donner, et qu'il serait maladroit d'insister.
-- Mon cher, dit-il en prenant le bras de Darcy, je déteste les côtelettes brûlées autant que cette pauvre Julia détestait la marquise. Remercie Mariette, qui t'a rendu un vrai service et qui t'en rendra encore. Dis-lui qu'elle te trouvera toujours chez toi le matin, et... allons déjeuner.
La soubrette s'était levée et faisait mine de partir, mais elle regardait Darcy en dessous, et il ne fallait pas être sorcier pour deviner qu'elle se demandait s'il allait la laisser partir sans récompenser ses mérites.
-- Lâche cinquante louis, cent louis, si tu veux, souffla le capitaine à son ami. Nous pourrons encore avoir besoin d'elle.
Darcy avait la somme dans la poche de son veston. Il s'exécuta, quoiqu'il n'eût pas à se féliciter de ce que Mariette venait de lui apprendre. Mais il avait à payer sa discrétion dans l'affaire du suicide, et il pensait d'ailleurs qu'il valait mieux ne pas se brouiller avec elle.
La femme de chambre empocha les deux billets de mille francs d'un air médiocrement satisfait. On vit fort bien qu'elle attendait mieux, et qu'elle comptait toujours sur les futures générosités de Darcy pour s'établir lingère. Elle partit, en souriant au capitaine qui avait fait sa conquête, et en lui promettant qu'elle reviendrait.
-- J'en sais assez maintenant, dit Nointel, et nous allons causer sérieusement.
Darcy ne demandait pas mieux, car il lui tardait de savoir ce que pensait son ami des déclarations de la soubrette.
Avant d'aborder ce sujet palpitant, il lui fallut pourtant souffrir que son valet de chambre servît les deux plats classiques d'un déjeuner de garçon, les côtelettes panées et les œufs au beurre noir. C'est le supplice des riches que la présence obligée des domestiques à certains moments de la journée. Mais Darcy s'astreignait le moins possible à ces règles intérieures de la vie élégante, et dès que lui et son convive n'eurent plus affaire qu'à un pâté de perdreaux truffés du Périgord, il renvoya François.
-- Mon cher, dit-il tristement lorsqu'il se trouva en tête-à-tête avec Nointel, je commence à ne plus rien espérer.
-- Tu as tort, répondit le capitaine. La situation est évidemment plus mauvaise que nous ne le supposions avant d'avoir vu Mariette, mais je ne crois pas qu'elle soit perdue sans ressource. Me permets-tu de te dire franchement comment je l'envisage ?
-- Quelle question !
-- Je te préviens que je vais t'affliger. Je vais être dur... dur et salutaire comme l'outil du dentiste qui vous extirpe une molaire. C'est une illusion que je vais essayer de t'arracher. Peut-être n'y réussirai-je pas, mais je suis malheureusement sûr de te faire souffrir. Ainsi, tâte-toi. Si tu préfères éviter l'opération, je me tairai et je n'en agirai pas moins.
-- Au point où j'en suis, peu m'importe une douleur de plus ou de moins. Parle.
-- Eh bien, je te déclare que, selon moi, il n'est plus possible de douter de la présence de mademoiselle Lestérel dans la loge de Julia, pendant la nuit du bal.
-- Alors, mademoiselle Lestérel est coupable... mon oncle a eu raison de la faire arrêter... les jurés auront raison de la condamner.
-- Pardon ! je n'ai pas dit cela. J'ai dit que mademoiselle Lestérel est allée au rendez-vous que son ancienne amie de pension lui a donné par écrit ; et je n'ai tiré de ce fait aucune conclusion.
-- Mais la conclusion se tire d'elle-même. Si Berthe y est allée, c'est Berthe qui a tué Julia.
-- Il est possible que ce soit elle. Cela n'est pas certain, je vais te le démontrer tout à l'heure. En attendant, je reviens à mon point de départ. Admets-tu comme je l'admets, que cette femme de chambre a porté à mademoiselle Lestérel une lettre de madame d'Orcival ; que cette lettre contenait une invitation pressante, une assignation à comparaître, comme disent les gens de justice, et que mademoiselle Lestérel a répondu : J'irai ? En un mot, admets-tu que Mariette a dit la vérité à ton oncle et à nous ?
-- Je n'en sais rien, balbutia Darcy qui cherchait à se tromper lui-même.
-- C'est l'évidence même, reprit l'impitoyable Nointel. Cette fille n'a aucun intérêt à mentir. J'ai même été frappé de cette circonstance : qu'elle ne cherche pas à se faire passer pour mieux informée qu'elle ne l'est en réalité. Ainsi, elle ne prétend pas que sa maîtresse lui a confié ce qu'elle écrivait à mademoiselle Lestérel. Preuve de sincérité. D'autres auraient enjolivé l'histoire. Elle raconte simplement ce qu'elle a vu, elle répète uniquement ce qu'elle a entendu : mademoiselle Lestérel se troublant pendant qu'elle lisait le billet de madame d'Orcival, et disant : J'irai. Madame d'Orcival, habillée pour le bal, bourrant ses poches de lettres. Tu conviendras que si on approche tout cela de la découverte du poignard japonais qui est resté dans la blessure, on est logiquement amené à croire que mademoiselle Lestérel est entrée dans la loge.
-- Et qu'elle a assassiné Julia, dit amèrement Darcy. L'un est la conséquence de l'autre.
-- Pas du tout, et voici pourquoi. Mademoiselle Lestérel y est entrée, c'est clair ; une autre femme a pu y entrer aussi.
-- Oui... j'ai déjà pensé à cela, mais... sur quoi fondes-tu cette supposition ?
-- Sur certaines observations que j'ai faites, des remarques de détail qui ne sont presque rien, prises isolément, mais qui, réunies, acquièrent une grande valeur, car elles concordent toutes.
-- Explique-toi. Tu me fais mourir d'impatience avec tes déductions.
-- Mon cher, ce n'est pas ma faute, je suis né méthodique. J'arrive aux faits. Tu étais au bal, n'est-ce pas ? Tu t'es assis dans la loge du Cercle, et de là, tu as vu une femme en domino entrer chez Julia.
-- Oui.
-- Quelle heure était-il à peu près ?
-- Minuit et demi... peut-être un peu plus.
-- Et le crime a été commis à trois heures, c'est parfaitement établi. Il n'est pas probable qu'une entrevue entre Julia et la personne qui venait reprendre des lettres compromettantes ait duré deux heures et demie. Aussi est-il prouvé qu'il y a eu plusieurs entrevues. La Majoré déclare qu'elle a ouvert trois ou quatre fois.
-- C'est vrai.
-- Bien. Maintenant, il est hors de doute que Julia a été assassinée pendant la dernière visite. Elle a fait jusqu'à trois heures des apparitions intermittentes sur le devant de la loge. Vers trois heures, elle s'est retirée dans le petit salon du fond, et on ne l'a plus revue. Est-ce exact ?
-- Parfaitement.
-- Eh bien, est-il croyable que la visiteuse de minuit et demi soit revenue à deux heures, à deux heures et demie, et finalement à trois heures ? Examinons cette hypothèse. Je parle comme parlait mon professeur de spéciales quand je potassais pour Saint-Cyr ; mais c'est forcé. Voilà donc une femme du monde qui arrive tout émue au rendez-vous à elle assigné par une femme galante qui détient sa correspondance. Elle entre, elle s'abouche avec la demi-mondaine, qui lui rend ses lettres ou qui ne les lui rend pas. Dans les deux cas, la femme du monde doit avoir hâte de quitter le bal, n'est-ce pas ? Elle y est venue dans le plus grand secret ; elle a eu mille peines à sortir de chez elle incognito, elle aura plus de peine encore à y rentrer sans être vue. Au milieu de cette foule, elle tremble que quelqu'un ne la reconnaisse. Il lui tarde de fuir. Eh bien, pas du tout. Cette femme s'éternise à l'Opéra. Elle sort de la loge, elle y rentre, elle en sort encore, puis elle y revient. Où va-t-elle pendant ces sorties ? Au foyer, pour intriguer des provinciaux sans doute ! Et, après tous ces tours, elle se décide enfin à égorger madame d'Orcival. Avoue que c'est étonnant.
-- C'est absurde... c'est impossible.
-- Complètement impossible, mon ami. Mais si, au contraire, on admet qu'il est venu deux femmes, tout se comprend, tout s'explique. La première arrive à minuit et demi, termine ses négociations avec Julia et se sauve avec ses lettres. L'autre vient sur le coup de deux heures et demie. Julia a eu soin d'espacer ses rendez-vous. Avec cet autre, l'entrevue est orageuse. On ne parvient pas à s'entendre. Elle sort sans emporter sa correspondance. Elle est désespérée, exaspérée. Elle ne se possède plus. Il lui faut à tout prix ces billets doux qui peuvent la perdre. Elle retourne à la loge. Julia y est encore. L'entretien recommence. Julia refuse toujours parce que ses conditions ne sont pas acceptées. La femme du monde frappe, s'empare des lettres et part pour ne plus revenir. Voilà, cher ami. Que dis-tu de mon roman ?
-- Ce n'est pas un roman, s'écria Darcy, les choses ont dû se passer ainsi... je le crois... et pourtant ne trouves-tu pas singulier que Julia possédât tant de secrets ? Par quel étrange hasard était-elle dépositaire des lettres de deux femmes du monde ?
-- Mon cher, sur ce point, j'ai une idée fixe. Je suis convaincu que les secrets de madame d'Orcival étaient les secrets de Golymine. C'est le seul héritage qu'il lui ait laissé. Comment et quand le lui a-t-il transmis, je l'ignore, et cela nous importe peu, mais je suis à peu près sûr du fait. Julia aura voulu liquider cette succession d'un seul coup. Or, ledit Golymine avait eu plus d'une maîtresse. Et je ne serais pas surpris que Julia eût fait venir au bal de l'Opéra une demi-douzaine de femmes. Deux, c'est un minimum.
-- Mariette, cependant, n'a porté qu'une lettre.
-- Oui, mais elle t'a dit que, le même jour, à la même heure, Julia en avait écrit plus d'une. Elle t'a dit aussi que le paquet accusateur qu'elle a emporté au bal était si gros qu'elle n'a pas pu le mettre dans son corsage. Or, si écrivassière que soit une femme, elle ne rédige pas un volume pendant la durée d'une liaison. Donc, cette liasse était l'œuvre de plusieurs victimes de Golymine. Mariette a remarqué d'ailleurs que la susdite liasse était divisée en fractions attachées par des faveurs roses ou bleues. Et elle se souvient, cette bonne Mariette, que Julia s'est écriée au moment de partir : Sont-elles bêtes, ces femmes du monde ! As-tu fait attention à ce pluriel ?
-- Non, je n'avais pas la tête à moi. Cette fille parlait de mademoiselle Lestérel dans des termes qui m'irritaient.
-- Elle était persuadée qu'elle te causait un plaisir extrême, car fort heureusement elle ne soupçonne pas que tu aimes la personne qu'on accuse d'avoir tué madame d'Orcival. Et tu aurais tort de lui en vouloir, car son témoignage nous sera fort utile pour prouver que la prévenue ne peut pas être coupable.
-- Reste le poignard japonais.
-- Le poignard japonais ne m'embarrasse pas du tout. Mademoiselle Lestérel a pu l'oublier dans la loge, ou, ce qui est plus probable, Julia a pu le lui demander, et la pauvre enfant n'a guère pu le lui refuser. Elle était trop heureuse d'en être quitte à si bon marché. Donc, le poignard est resté à madame d'Orcival. Qui sait si, quand la discussion s'est envenimée avec l'autre femme, elle ne l'a pas tiré de sa gaine pour montrer qu'elle avait de quoi se défendre ? Tu vois d'ici la scène. La femme le lui arrache brusquement des mains, le lui plante dans la gorge et l'y laisse. Elle ne l'y aurait certes pas laissé, s'il lui eût appartenu.
-- En effet, c'est encore une preuve en faveur de mademoiselle Lestérel. Et maintenant, ne penses-tu pas que je serais fondé à aller trouver mon oncle, avec toi, si tu veux, à faire valoir devant lui tes raisonnements si serrés...
-- Mon cher Darcy, dit avec un peu d'embarras le capitaine, je crois que la démarche serait prématurée et que tu ne songes pas à un danger que je vais te signaler. Elle serait prématurée, parce que nous ne pouvons pas encore accuser la marquise.
-- Mais il me semble qu'il y a contre elle des indices qui équivalent presque à des certitudes. La marquise a très-probablement eu Golymine pour amant. Simancas le sait, Simancas l'a reconnue dans la loge de Julia. C'est pour cela qu'elle le reçoit. Le bouton de manchettes porte l'initiale de son nom de Barancos...
-- Et du prénom de mademoiselle Lestérel, cher ami. Ce bouton est une arme à deux tranchants.
-- Soit ! mais Mariette vient de nous dire que sa maîtresse détestait la marquise. Et je pourrais l'attester. Julia m'a fait dix fois des scènes à propos de cette étrangère. Elle s'imaginait que je voulais l'épouser.
-- D'où il suit que si la Barancos avait été assassinée, on serait fondé à accuser madame d'Orcival. Or, c'est tout le contraire qui est arrivé, et la Barancos n'avait pas de motifs de haine contre Julia.
-- Tu oublies que Julia lui avait pris Golymine.
-- À moins que ce ne soit elle qui ait pris Golymine à Julia. C'est un point à éclaircir avec beaucoup d'autres. Mais passons à un autre côté de la question, un côté plus délicat. Et ici je te prie de faire provision de courage, car je vais enfoncer le bistouri dans la plaie.
-- Que veux-tu dire ?
-- Écoute-moi. Ma supposition, que tu viens d'adopter, est celle-ci : Mademoiselle Lestérel est allée au bal de l'Opéra, où madame d'Orcival lui avait donné rendez-vous. Elle est entrée dans la loge n° 27, mais elle n'y est restée qu'un quart d'heure. En partant, elle y a oublié son poignard-éventail. Une autre femme, disons, si tu veux, madame de Barancos, une autre femme est venue plus tard, a trouvé l'arme et s'en est servie pour tuer madame d'Orcival. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
-- Parfaitement.
-- Bon ! mais qu'allait faire mademoiselle Lestérel à l'Opéra ? chercher des lettres compromettantes que madame d'Orcival devait lui rendre, avec ou sans conditions. Ces lettres, mademoiselle Lestérel les avait écrites... à qui ?... à un amant.
-- Nointel ! s'écria Darcy.
-- Mon cher, je t'ai averti que je serais forcé d'être cruel. Si tu veux que je n'aille pas plus loin, je vais me taire. Mais si tu tiens à ma collaboration, tu feras bien de me laisser raisonner comme je l'entends, dit froidement le capitaine.
-- Soit ! continue, je te répondrai ensuite.
-- Tant que tu voudras. Je te disais donc que si nous parvenons à démontrer que les choses se sont passées comme nous le supposons, nous démontrerons en même temps que mademoiselle Lestérel a un amant. Tout ce que je sais d'elle semble prouver au contraire qu'elle a toujours mené une vie irréprochable. Mais sa visite dans la loge de Julia suffit pour détruire les présomptions favorables à sa vertu. Pourquoi aurait-elle risqué sa réputation en s'aventurant au bal de l'Opéra ? pourquoi se serait-elle rendue à l'invitation de madame d'Orcival ? Tu ne prétendras pas que c'est pour sauver l'honneur d'une autre femme ?
-- Si ! je le prétends, répondit Darcy d'un ton ferme.
Sa figure s'était éclairée, ses yeux brillaient, et Nointel, très-frappé de ce changement subit, lui dit :
-- Tu as, sans doute, à me donner de bonnes raisons à l'appui de ton opinion. Je serai ravi de les entendre et de m'y rallier, si elles me paraissent concluantes.
-- Viens dans mon cabinet de toilette, reprit brusquement Darcy. François nous y servira le café. Il faut que je m'habille pour sortir.
Nointel, qui avait fini de déjeuner tout en causant, suivit son ami.
-- Pauvre garçon, pensait-il, je crois qu'il est bien empêché de m'expliquer la conduite de son adorée. Si ma logique le guérit d'une passion insensée, je ne regretterai pas de l'avoir blessé.
Dès qu'ils eurent passé la porte du cabinet, Darcy se campa en face du capitaine et lui dit :
-- Tu as oublié que mademoiselle Lestérel a une sœur.
-- Pas du tout. Je me rappelle fort bien que tu m'as raconté ta visite, rue Caumartin, l'arrivée du mari et la scène qui s'en est suivie. Tu n'as omis dans ton récit qu'une seule chose. Tu ne m'as pas dit le nom de ce furieux baleinier qui voulait tuer sa femme.
-- Il s'appelle Crozon...
-- Crozon... un capitaine au long cours... je le connais.
-- Comment ! tu connais le beau-frère de mademoiselle Lestérel ?
-- Parfaitement. Cela t'étonne, et en vérité il y a de quoi. Je vais t'expliquer en deux mots ce mystère. En sortant de Saint-Cyr, il y a du temps de cela, je fus expédié au Mexique en qualité de sous-lieutenant de chasseurs à cheval. On me casa, moi, mes hommes et mes bêtes, sur un bâtiment du commerce qui était bien le plus mauvais sabot de la marine française. Cette patache avait pour second un certain Crozon, qui doit être ton homme. J'ai su depuis qu'il est devenu capitaine, qu'il s'est marié et qu'il commande un navire baleinier pour un armateur du Havre. Continue.
-- Mademoiselle Lestérel a une sœur, te disais-je. Cette sœur a trompé son mari. Je n'en doutais presque pas après la scène à laquelle j'ai assisté. Maintenant, je n'en doute plus du tout. Pourquoi ne l'aurait-elle pas trompé avec Golymine ?
-- Je vois où tu veux en venir. Alors, tu supposes que les lettres possédées par Julia étaient de madame Crozon. C'est possible, et cela changerait fort la thèse. Mais permets-moi de te dire que c'est peu vraisemblable.
-- Où sont les invraisemblances ?
-- Il y en a trois ou quatre. D'abord, où diable veux-tu que ce Golymine ait rencontré et séduit une petite bourgeoise comme madame Crozon ? Les bourgeoises, ce n'était pas sa partie. Et à moins que celle-là ne fût extraordinairement belle...
-- Elle ne l'est plus, mais elle a dû l'être. Elle ressemble trait pour trait à sa jeune sœur.
-- Qui est charmante, je le sais. Reste à expliquer comment cette liaison a pu se former. Golymine menait une vie enragée, et cette jeune femme n'allait guère, je suppose, dans les endroits qu'il fréquentait. D'un autre côté, qui l'aurait présenté à elle ? Pas mademoiselle Berthe assurément.
-- Non. Mais tu sais qu'à Paris tout arrive.
-- Ma foi ! c'est bien vrai. J'ai vu en ce genre des choses prodigieuses.
-- D'ailleurs, madame Crozon était seule depuis deux ans. Son mari courait les mers.
-- Et elle courait les théâtres, les promenades. C'est tout naturel. Je m'étonne seulement que mademoiselle Lestérel n'ait pas cessé de voir une sœur si compromettante.
-- Elle ignorait sans doute sa conduite... et puis, cette sœur lui a servi de mère. Elle l'aime avec passion, elle m'a dit qu'elle était prête à se sacrifier pour elle. Que voulais-tu qu'elle fît ? Fallait-il qu'elle l'abandonnât dans le malheur ?
-- Non. Mais à quelle époque, d'après toi, Golymine serait-il entré en relation avec madame Crozon ?
-- L'année dernière, je suppose. Ce mari furibond accusait sa femme d'être accouchée clandestinement, il y a un mois.
-- L'année dernière, Golymine n'était plus ni l'amant de madame d'Orcival, ni l'amant de madame de Barancos, si tant est que la marquise ait eu une faiblesse pour ce Polonais, et, pour ma part, j'en suis convaincu. L'année dernière, on ne lui connaissait pas de maîtresse attitrée. Donc, il a pu cacher ses amours et se consoler de ses disgrâces dans le grand monde et dans le demi-monde en séduisant une personne modeste et jolie. Mais, dis-moi, est-ce le suicide du soi-disant comte qui a mis fin à l'intrigue ?
-- Elle avait cessé avant le suicide ; du moins, c'est ce que le mari a dit pendant que j'étais caché dans le cabinet. Il criait à tue-tête : Je sais à quel moment et pourquoi votre amant vous a quittée. Votre amant est parti. Mais il reviendra, et je le tuerai.
-- Eh ! eh ! il me semble que le bruit courait cet hiver que Golymine venait de passer en Angleterre pour fuir ses créanciers. Tout cela concorde assez, et je commence à croire que ta supposition est admissible... en ce point seulement que madame Crozon a pu être la maîtresse du Polonais, car pour le reste... voyons, si les lettres étaient de la femme du baleinier, pourquoi madame d'Orcival n'aurait-elle pas écrit à cette femme, au lieu de s'en prendre à la sœur ?
-- Parce que madame d'Orcival tenait à humilier mademoiselle Lestérel. Tu n'as donc pas entendu ce que Mariette a raconté ? Julia ne pardonnait pas à son ancienne amie de pension d'avoir suivi un autre chemin qu'elle, et de repousser ses avances. Peut-être aussi savait-elle que madame Crozon était trop souffrante pour venir au bal.
-- Et tu crois que mademoiselle Lestérel n'a pas hésité à tenter l'aventure ?
-- Refuser, c'eût été tuer sa sœur. Madame d'Orcival aurait envoyé les lettres au mari.
-- Et ce mari, j'en conviens, est très-capable de tordre le cou à sa femme, s'il lisait cette correspondance. Je l'ai beaucoup pratiqué pendant notre traversée de Saint-Nazaire à Vera-Cruz. C'est un assez bon diable au fond, brave, honnête, serviable même, mais violent à faire sauter son bâtiment dans un accès de colère, et fort comme un Hercule de foire. Je l'ai vu, une fois, empoigner par la ceinture un matelot qui lui avait mal répondu et l'envoyer par-dessus bord. Il est vrai qu'il s'est jeté à la mer pour le repêcher.
-- Alors, tu dois comprendre que mademoiselle Lestérel se soit dévouée.
-- Oui. Puisque nous nous promenons dans le vaste champ des conjectures, celle-là en vaut une autre. Examinons-la ensemble. Je serais ravi qu'elle se vérifiât, car, je l'avoue, l'autre me répugnait. Il m'était dur de croire qu'une jeune fille que tu as résolu d'épouser...
-- Je t'ai laissé parler, j'ai supporté sans me plaindre ce que tu appelais une opération salutaire. L'opération est faite. Je t'en prie, Nointel, ne ravive pas la blessure. J'accepte tes idées. Je pense comme toi que mademoiselle Lestérel est allée au bal, qu'elle y a vu Julia, qu'elle est partie aussitôt, et que le coupable c'est madame de Barancos. Pourquoi n'exposerais-je pas toutes nos raisons à mon oncle ? Crois-tu qu'il ne comprendrait pas maintenant la cause qui a empêché mademoiselle Lestérel de dire la vérité ?
-- Je n'en sais rien ; mais je te réponds qu'alors il tiendrait à interroger madame Crozon. S'il l'interroge, le mari se doutera de ce qui se passe, et il tuera sa femme. Et puis, je parierais que mademoiselle Lestérel, redoutant cette funeste conséquence d'un aveu, persistera à soutenir qu'elle n'est pas allée au bal. Si elle persiste, que vaudront nos hypothèses, quelque ingénieuses qu'elles soient ? Rien du tout. Le juge te tiendra à peu près ce langage : Vous prétendez que la prévenue est entrée dans la loge à minuit et demi, et qu'elle n'y est restée que dix minutes. Très-bien. Faites-moi donc le plaisir de me dire où elle est allée ensuite. Elle est rentrée rue de Ponthieu à quatre heures du matin. Que répondras-tu ? Rien, parce que, même en admettant notre système, cette éclipse totale est inexplicable. Et le juge l'expliquera en disant : Il est possible qu'elle soit sortie de la loge ; mais elle y est revenue : elle y était encore à trois heures, et c'est elle qui a frappé.
Darcy baissait la tête et cherchait des arguments qu'il ne trouvait pas.
-- Ah ! reprit Nointel, ce serait tout différent, si nous pouvions démontrer que madame de Barancos aussi a fait une visite à Julia, et que cette visite a été beaucoup plus tardive que celle de mademoiselle Lestérel. Alors, nous serions bien forts, et nous atteindrions rapidement le but. Mais si nous renversons l'ordre des facteurs, nous ne ferons rien de bon. Commençons par trouver la coupable. Quand nous la tiendrons, le reste ira tout seul. Jusqu'à ce que nous soyons arrivés à ce résultat, la plus extrême prudence est de rigueur.
-- Alors, tu veux que nous nous abstenions d'agir. Autant vaudrait abandonner la partie.
-- Qui te parle de t'abstenir ? Nous allons, au contraire, travailler activement. Je me suis chargé de la marquise. Toi, tu vas tâcher, en attendant mieux, de confesser ton oncle.
-- Si tu crois que c'est facile ! s'écria Darcy. Mon oncle m'a signifié qu'il ne me dirait plus un seul mot de la marche de l'instruction.
-- Bah ! en le voyant souvent, tu recueilleras bien quelques échos des interrogatoires. Tiens ! veux-tu que je te donne un moyen de te tenir toujours au courant ? Vois souvent madame Cambry. Elle s'intéresse beaucoup à mademoiselle Lestérel, et ton oncle est décidé à l'épouser. Il faudrait qu'elle fût bien maladroite, si elle n'obtenait pas de lui des confidences. Les magistrats sont des hommes, mon cher. Et M. Roger Darcy ne peut pas trouver mauvais que tu te montres assidu auprès d'une femme qui sera bientôt ta tante. Il te saura même gré de tes visites, car elles lui montreront que tu ne lui gardes pas rancune de son mariage. Et tu as quelque mérite à prendre gaiement la chose, puisque tu y perdras quatre-vingt mille francs de rente.
-- J'ai eu la même idée que toi, dit Darcy, sans relever l'allusion à l'héritage manqué. C'est pour aller faire une visite à madame Cambry que je m'habille en ce moment.
-- Parfait. Tu commences à entrer dans la bonne voie. Pas de faiblesse, mon garçon. Pas de sentimentalité hors de propos. Fais comme si tu n'avais jamais vu mademoiselle Lestérel. On ne gagne pas les batailles quand on manque de sang-froid. Et maintenant que nous allons opérer séparément, permets-moi de t'indiquer le point d'attaque. Ton oncle a entendu Mariette ; il sait que la prévenue a reçu une lettre de madame d'Orcival et qu'elle est allée au rendez-vous. Peut-être en sait-il davantage. Si, par exemple, on avait trouvé chez mademoiselle Lestérel cette lettre de Julia, il saurait à quelle heure était ce rendez-vous. Pour lui, qui ne songe probablement pas à l'hypothèse des deux femmes, l'heure n'a pas une grande importance ; pour nous, elle en a une énorme. S'il était prouvé que ton amie est entrée dans la loge entre minuit et une heure, je répondrais de l'innocenter à bref délai. Voilà le renseignement qu'il faut arracher à M. Roger Darcy. La belle veuve de l'avenue d'Eylau y réussira, j'en suis convaincu. Arrange-toi pour obtenir sa coopération.
-- Elle me l'a promise, et elle tiendra sa promesse ; car elle a pour mademoiselle Lestérel une amitié vraiment extraordinaire. Elle avait deviné que j'aimais mademoiselle Lestérel, que je voulais l'épouser, et elle conseillait à mon oncle de ne pas s'opposer à ce mariage.
-- Elle a pu changer d'avis depuis les derniers événements ; mais il suffit qu'elle ne soit pas hostile à l'accusée. Donc, il est entendu que tu vas, de ce pas, te concerter avec elle. Moi, je ne lâche plus la marquise. Elle m'a engagé à aller chez elle. J'irai. Et je me réserve aussi de mener une enquête accessoire. Il faut que je sache à quoi m'en tenir sur la conduite de madame Crozon. A-t-elle été, oui ou non, la maîtresse de Golymine ou d'un autre ? C'est intéressant à éclaircir, et je veux en avoir le cœur net.
-- J'espère bien que tu ne vas pas te jeter à travers le ménage de ce baleinier, sous prétexte de t'informer. Ce serait exposer la femme aux vengeances du mari, sans utilité pour personne.
-- Pas si sot. Je ne m'adresserai qu'au mari. Je t'ai dit que je l'avais connu autrefois. Nous étions alors les meilleurs amis du monde, et je n'aurai aucune peine à renouer avec lui. Seulement, je ne peux pas aller chez lui. Je voudrais le rencontrer, comme par hasard ; pour ce faire, il n'y a qu'un moyen, c'est de découvrir le café qu'il fréquente, son café . Il ne serait pas baleinier, s'il n'avait pas un café. Je le trouverai, j'en suis sûr.
» Maintenant, parlons d'autre chose. Mariette nous a appris qu'on enterre demain madame d'Orcival. Viendras-tu à la cérémonie ?
-- Je n'en sais rien, et je te consulte. Que penses-tu que je doive faire ?
-- Ma foi ! le cas est assez embarrassant. Il y a le pour et le contre. Si tu n'y viens pas, on dira dans un certain monde que tu oublies bien vite tes meilleures amies. Si tu y viens, ces dames et les amis qu'elles amèneront te regarderont comme une bête curieuse, et ton attitude sera commentée par des gens médiocrement bienveillants. Ma foi ! à ta place, je m'abstiendrais. Après tout, madame d'Orcival n'était plus ta maîtresse, et je puis croire que ton oncle te saura gré de ne pas te montrer à ce convoi. D'ailleurs, quel rôle y jouerais-tu ? Conduirais-tu le deuil ? Non, n'est-ce pas ? Nous ne savons même pas aux frais de qui se font les obsèques, puisque Julia ne laisse pas de parenté.
-- Tu as raison. Je n'irai pas.
-- Et tu feras bien. J'irai, moi. Personne ne me remarquera, et je rapporterai peut-être des observations intéressantes. Mariette y sera. Lolif y sera. Toutes les amies de Julia y seront. Je causerai, je m'informerai, et je parierais que je ne perdrai pas mon temps.
» Mais te voilà prêt, si je ne me trompe. Quelle heure est-il ? Oh ! près de deux heures. Et moi qui voulais monter à cheval à midi et demi. C'est égal, il me semble qu'il est un peu tôt pour faire une visite à madame Cambry.
-- Elle ne m'en voudra pas de mon empressement. Je suis même persuadé qu'elle m'attend.
-- Comment y vas-tu ?
-- Dans mon duc . Il fait beau.
-- Bon ! tu vas me jeter au bout de l'avenue des Champs-Élysées. J'entrerai un instant au Tattersall, et je reviendrai chez moi à pied. Il faut que je m'habille pour aller chez la marquise avant le dîner.
Le valet de chambre entrait justement pour annoncer que le duc était attelé. Darcy achevait sa toilette, une tenue de circonstance, correcte et sévère, presque un demi-deuil. Le capitaine se versa un dernier verre de vieille eau-de-vie de Martell, pour faire suite à une tasse d'excellent café qu'il avait dégustée en connaisseur.
-- Allons, dit-il, notre plan est arrêté. Le conseil est levé. À l'action maintenant.
Le duc attendait à la porte, un duc construit d'après les indications de Darcy qui s'y connaissait : caisse et train noirs, doublure en maroquin noir, harnais imperceptible. Le cheval, un alezan brûlé de hautes allures, était tenu en main par un groom de seize ans, en livrée sobre.
Les deux amis montèrent, le groom grimpa lestement sur le petit siège perché derrière la caisse. Darcy prit les rênes et rendit la main à l'alezan qui ne demandait qu'à courir.
Le rond-point était à deux pas, et l'avenue regorgeait de promeneurs. Un beau soleil d'hiver avait attiré aux Champs-Élysées le tout-Paris élégant.
-- Tiens ! s'écria Nointel, Saint-Galmier en victoria ! Il a donc une voiture à lui, maintenant ?
-- Oh ! dit Darcy, une victoria de louage. Le cocher a l'air d'un figurant de l' Assommoir, et le cheval a un éparvin.
-- C'est égal. Ce luxe est à noter. Il est l'associé de Simancas, ce bon docteur, et, depuis le bal de l'Opéra, les affaires de Simancas vont fort bien, à ce qu'il me paraît.
» Deux hommes à surveiller, mon cher.
» Ah ! voici Prébord qui flâne sur sa jument baie. Parions qu'il guette la marquise.
Le capitaine avait deviné. À cent pas du rond-point, le duc de Darcy fut dépassé par une calèche qui allait un train d'enfer, une calèche de grand style, à huit ressorts, cocher poudré, en livrée amarante et or, valets de pied taillés comme des horse-guards, chevaux anglo-normands à hautes actions, armoiries sur les portières, harnais armoriés.
Sur les coussins de satin bleu de cet équipage princier, trônait madame de Barancos en grande toilette de promenade, velours et martre zibeline. Elle n'y trônait pas seule. À sa gauche, se prélassait un monsieur couvert de fourrures comme un boyard, un monsieur qui saluait beaucoup et de très-loin les gens de sa connaissance, un monsieur dont les deux amis n'eurent pas le temps de voir le visage, car la calèche passa comme un éclair.
Nointel le reconnut à son encolure et à une certaine forme de chapeau qui rappelait la coiffure de l'illustre Bolivar, libérateur du centre-Amérique.
-- Dieu me pardonne, c'est Simancas ; Simancas, allant au bois avec la marquise. Pour le coup, voilà qui est significatif. Parions que Saint-Galmier va les rejoindre à Madrid, dans sa victoria jaune. Au train dont marche sa rosse, il y sera dans une heure et demie. Mais les deux coquins tiennent la Barancos, et ils ne la lâcheront pas... à moins que je ne la débarrasse d'eux. Ah ! Prébord manœuvre pour aborder la calèche. Je suis curieux de voir comment il va être reçu. C'est cela... il met sa jument au petit galop, et il commence à caracoler auprès de la portière. C'est ce qui s'appelle attendre une marquise au coin d'un bois... Mais voilà madame de Barancos qui se fait un paravent de son ombrelle... elle en joue comme elle joue de l'éventail... Oui, galope, mon bonhomme... tu n'apercevras pas seulement le bout du nez de ta marquise... ah ! il y renonce... il éperonne son hack qui rue comme un cheval de fiacre, et il tourne bride... Réglé définitivement le compte du beau Prébord... je ne suis pas fâché de ce qui lui arrive... et je soupçonne que Simancas n'est pas étranger à l'événement... tant mieux... il vont s'entre-détester, et ils finiront peut-être par s'entre-détruire.
-- Il a l'air furieux, dit Darcy.
-- Il se doute peut-être que nous avons assisté à la scène de l'ombrelle, car il vient de nous apercevoir... Bon ! il nous croise sans nous dire bonjour. C'est l'ouverture des hostilités. Ça me va. Le drôle veut la guerre. On la fera... un peu plus tard. En ce moment, nous avons d'autres affaires. Nous voici à l'Arc de triomphe. Je vais te quitter. N'oublie pas mes instructions, et ne perds pas courage. Quelque chose me dit que nous réussirons.
-- Quand te verrai-je ?
-- Dès que j'aurai du nouveau à te raconter, répondit le capitaine en mettant pied à terre.
Darcy lança son cheval, car il lui tardait de rencontrer madame Cambry. Avec elle, il allait enfin pouvoir parler de Berthe sur un ton conforme à ses pensées. Nointel était le plus dévoué des amis, le plus actif et le plus intelligent des auxiliaires ; mais Nointel ne croyait pas à l'innocence de mademoiselle Lestérel. Il en doutait tout au moins, et ses doutes perçaient dans ses discours. Darcy, qui rendait justice à ses intentions, souffrait de l'entendre. Les amoureux ont la foi, et le langage des incrédules les choque. Madame Cambry ne doutait pas, elle. Madame Cambry aimait Berthe comme une sœur ; elle l'avait dit la veille à Gaston ; elle lui avait promis de la défendre, de plaider sa cause auprès de M. Roger Darcy, et elle s'était écriée en partant : Je suis certaine que nous la sauverons.
L'hôtel de cette belle et généreuse veuve était situé au milieu de l'avenue d'Eylau, et il avait très-grand air. Une grille monumentale, une cour seigneuriale précédant un grand corps de logis flanqué de deux ailes en retour, et au delà des constructions, un vaste jardin plein d'arbres demi-séculaires, ce qui est un âge respectable pour des arbres parisiens.
Darcy arrêta son alezan devant la petite porte contiguë à la loge du portier, et envoya son groom demander si madame Cambry était chez elle.
Il y avait devant la grille un fiacre, et ce fiacre venait d'arriver ; le cocher était encore occupé à passer au cou de son cheval la musette pleine d'avoine. Darcy en conclut que madame Cambry recevait, et il ne se trompait pas, car le groom rapporta une réponse affirmative. Il crut même reconnaître à la façon dont le portier le saluait que madame Cambry avait donné l'ordre de le laisser entrer, s'il se présentait. Il n'était pas assez familier dans la maison pour se permettre de demander qui le fiacre avait amené, quoiqu'il fût intéressé à le savoir, afin de ne pas se rencontrer avec un personnage gênant. Il s'abstint donc, et il traversa la cour au bruit du coup de cloche qui annonçait un visiteur.
Un valet de pied, à mine discrète, en livrée brune, parut sur le perron et introduisit Darcy dans un vestibule spacieux qui ressemblait un peu à la salle d'attente d'un ministre. Point d'inutilités à la mode, point de fleurs ; rien que des banquettes recouvertes en moleskine, la table avec l'indispensable coupe destinée à recevoir les cartes de visite, et les supports d'acajou pour accrocher les chapeaux. C'était correct, froid et un peu nu. Dès le premier pas qu'on faisait dans ce bel hôtel, on voyait que madame Cambry ne donnait pas dans les raffinements modernes.
Les appartements de réception occupaient le rez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé, avec les cuisines et les offices dans le soubassement ; et quand elle recevait, madame Cambry s'y tenait de préférence dans un salon donnant sur le jardin. C'était là que Darcy avait dit à mademoiselle Lestérel qu'il l'aimait, et il lui en aurait coûté de revoir ce piano sur lequel il l'avait accompagnée pendant qu'elle chantait cet air dont il croyait encore entendre les paroles prophétiques : « Chagrins d'amour durent toute la vie. » Mais ce jour-là, par exception, madame Cambry n'avait pas quitté le premier étage. Darcy la bénit de lui épargner l'amertume d'un triste souvenir, et, conduit par le valet de pied, il monta le grand escalier, un escalier solennel, sans tentures et sans tableaux.
Une surprise l'attendait dans le boudoir assez simplement meublé où elle le reçut. Son oncle était là, assis sur un fauteuil, tout près de la chaise longue où siégeait la belle veuve ; son oncle en toilette du matin, un négligé relatif, le négligé d'un magistrat qui vient d'instruire ; son oncle, grave, soucieux et préoccupé comme un homme qui apporte de mauvaises nouvelles. Madame Cambry l'écoutait avec une attention inquiète, et Gaston fut frappé de l'altération de ses traits. Elle était très-pâle, et on voyait que ses beaux yeux avaient pleuré. Il remarqua aussi qu'elle était vêtue de noir, comme si elle eût porté le deuil de sa protégée.
Madame Cambry accueillit fort bien Darcy, et après les politesses obligées, elle engagea la conversation par ces mots qui lui semblèrent de bon augure :
-- Soyez le bienvenu, monsieur. Vous allez m'aider à défendre notre amie.
Darcy ne demandait pas mieux, mais le mot : défendre prouvait assez que le juge persistait à accuser Berthe, et Darcy doutait qu'il voulût bien lui permettre de plaider pour elle.
Avant de répondre à madame Cambry, il le regarda et il vit se dessiner sur ses lèvres un bon sourire qui le rassura. L'oncle Roger lui tendit affectueusement la main et lui dit :
-- Je t'avais déclaré que je ne te parlerais plus de cette triste affaire ; mais au point où elle en est, je n'ai plus rien à te cacher, car l'instruction est à peu près terminée. Tu peux donc entendre ce que je venais d'apprendre à madame Cambry qui s'intéresse vivement, tu le sais, à cette malheureuse jeune fille.
-- Comment ne m'y intéresserais-je pas ? s'écria madame Cambry. Je suis sûre qu'elle est innocente.
-- Chère madame, reprit le magistrat après un silence, vous devriez bien me dispenser de vous exposer les raisons sur lesquelles je fonde une certitude tout opposée à la vôtre. Je voudrais partager vos idées, mais la suite vous prouvera qu'il ne reste plus même l'apparence d'un doute sur la culpabilité de la prévenue. Hier, je pouvais encore croire à une erreur fondée sur des apparences trompeuses. Aujourd'hui, je ne le puis plus. J'ai des preuves matérielles.
-- Lesquelles ? Ce poignard japonais ?
-- D'autres, beaucoup plus concluantes. Mais je vous en prie, chère madame, ne m'interrompez pas. Vous m'avez écrit pour me témoigner le désir de me voir et de connaître le résultat d'une épreuve décisive à laquelle mademoiselle Lestérel vient d'être soumise ; je n'ai rien à vous refuser, et je suis venu vous dire que cette épreuve lui a été complètement défavorable. Je vous serai très-reconnaissant de ne pas m'en demander davantage.
Madame Cambry hésita un instant, mais elle répondit d'un ton ferme :
-- Pardonnez-moi d'insister. Je tiens à tout savoir.
-- Soit ! chère madame. Je pourrais arguer de mon devoir professionnel pour motiver mon silence, et si je croyais y manquer en vous apprenant ce que j'ai découvert, certes, je me tairais, quelque désir que j'aie de vous être agréable. Mais je ne vois aucun inconvénient à vous dire ce qui s'est passé ce matin. Nous vivons dans un temps où le secret de l'instruction n'est plus qu'un vain mot, et les journaux imprimeront demain tout au long ce que je vais vous raconter, puisque vous le voulez absolument.
» Hier, j'ai interrogé la femme de chambre de Julia d'Orcival. Cette fille m'a déclaré tout d'abord que, mardi dernier, elle était allée porter à mademoiselle Lestérel une lettre de sa maîtresse, que mademoiselle Lestérel avait paru très-troublée en lisant cette lettre, et qu'elle avait répondu : Dites à madame d'Orcival que j'irai. Où ? Elle n'a pas précisé, mais il était bien naturel de supposer qu'il s'agissait du bal de l'Opéra. Pourquoi ce rendez-vous ? Sur ce point, la femme de chambre a été très-explicite.
» Et ici, mon cher Gaston, ajouta M. Darcy en regardant son neveu, je suis obligé de t'avertir que tu vas apprendre des choses qui t'affligeront. Rien ne te force à les écouter, et, si tu ne te sens pas le courage de les entendre, madame Cambry te permettra certainement de prendre congé d'elle.
-- Je vous remercie de votre bienveillance, mon oncle ; mais je prie au contraire madame Cambry de m'autoriser à rester, répondit Gaston.
-- Très-bien. Je t'ai prévenu. Tant pis pour toi, si je te blesse dans tes sentiments intimes. Madame Cambry me pardonnera d'entrer dans des détails qui l'amèneront, je le crains, à changer d'opinion sur mademoiselle Lestérel.
» Donc, la femme de chambre s'est expliquée très-nettement. Elle affirme que sa maîtresse avait entre les mains des lettres adressées par mademoiselle Lestérel à un... à un homme... des lettres qui ne laissaient aucun doute sur la nature des relations qui ont existé entre cet homme et cette jeune fille.
-- La femme de chambre ment, s'écria madame Cambry. Berthe a toujours vécu honnêtement. Jamais sa conduite n'a donné prise au moindre soupçon.
Au grand étonnement de M. Roger Darcy, Gaston ne s'associa point à cette protestation véhémente. Gaston avait ses raisons pour se taire. Gaston se disait :
-- Mon oncle est encore aux affirmations de Mariette. Il les prend pour des preuves. Quand nous lui démontrerons que ces prétendues preuves ne signifient rien, que mademoiselle Lestérel, si elle est allée à l'Opéra, y est allée pour retirer les lettres de sa sœur, qu'une autre femme est entrée dans la loge, et que c'est cette autre femme qui a frappé Julia, mon oncle changera d'avis. En attendant, je puis le laisser parler sans le contredire. Tout va bien.
-- Ma première impression a été la même que la vôtre, chère madame, reprit le magistrat. J'ai pensé que la soubrette affirmait à la légère. Elle a eu beau m'assurer qu'elle avait vu madame d'Orcival, au moment de partir pour le bal, mettre dans sa poche un gros paquet de lettres, je n'ai accepté son témoignage que sous bénéfice de vérification ultérieure, et c'est à cette vérification que j'ai procédé ce matin.
-- Comment cela ? demanda vivement madame Cambry.
-- J'ai dirigé moi-même la perquisition qui vient d'être faite dans l'appartement de mademoiselle Lestérel.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, je dois dire que j'ai été d'abord très-favorablement impressionné. Il est rare que la tenue d'un logement, les objets qui le garnissent, n'indiquent pas assez exactement le caractère, les habitudes, les mœurs de la personne qui l'habite. Les meubles ont une physionomie. Dans l'exercice de mes fonctions, il m'est arrivé de sentir le crime, en entrant dans la chambre d'un assassin. En entrant chez mademoiselle Lestérel, il me semblait que j'entrais dans la cellule d'une sœur converse. Une couchette d'enfant garnie de rideaux de mousseline blanche, des chaises de paille, une commode en noyer, des images de première communion, des rameaux de buis bénit à la glace de la cheminée, une photographie du commandant Lestérel en uniforme, un portrait de femme qui doit être celui de la sœur aînée. Le seul meuble profane est un piano, chargé de partitions. Pas d'autres livres que des livres de prix du pensionnat et des livres de piété.
-- J'en étais sûre, murmura madame Cambry.
-- Les tiroirs ont été ouverts, les papiers examinés minutieusement. Mon devoir m'y obligeait. Nous n'avons trouvé que des lettres de son père.
-- Que disiez-vous donc ?
Veuillez, chère madame, m'écouter jusqu'au bout. Tout semblait innocenter mademoiselle Lestérel. Une garde-robe des plus modestes, du linge de jeune fille. Pas trace de domino, de loup, ni des autres accessoires indispensables pour aller au bal masqué. Il est vrai qu'elle a pu les louer et les rendre dans la même nuit. J'ai ordonné des recherches chez les costumiers et chez les marchandes à la toilette.
Je commençais à croire que je m'étais laissé prendre à des apparences accusatrices, lorsqu'une malheureuse trouvaille a tout gâté. L'appartement se compose de cinq petites pièces, une antichambre, une cuisine, une salle à manger, un cabinet de toilette et une chambre à coucher. Il y avait eu du feu dans la chambre, mais on voyait qu'on n'en n'avait jamais fait dans la cheminée du cabinet. Pas de tisons, ni de cendre dans l'âtre. Rien qu'un tas de papiers brûlés tout récemment... les lettres rendues par madame d'Orcival, c'est évident.
-- Pourquoi évident ? demanda Gaston.
-- Très-probable, du moins. Il est facile de s'imaginer la scène. Mademoiselle Lestérel revient du bal. Elle tient les lettres, et il lui tarde de les anéantir. Son feu est éteint. Elle passe dans son cabinet de toilette pour se déshabiller. Elle allume une bougie, elle jette le paquet dans le foyer, elle y met le feu, et elle surveille avec beaucoup de soin l'incinération, car pas une bribe de papier n'a échappé à la flamme. Si elle eût été arrêtée quelques heures plus tard, nous n'aurions trouvé aucun vestige de cet auto-da-fé ; mais elle venait de se lever quand le commissaire s'est présenté de ma part, et le ménage n'était pas encore fait.
-- Et c'est sur des débris impalpables, sur des cendres oubliées au fond d'une cheminée qu'on prétendrait baser une certitude !
-- Pas du tout. Cette découverte constitue une présomption, et rien de plus. Mais on en a fait une autre. En visitant avec soin la cheminée de la chambre à coucher, un agent a trouvé une lettre, ou plutôt un fragment de lettre, qui était allé se loger sous le manteau, où il était resté incrusté dans un interstice de briques. La combustion rapide a de ces hasards. Après le départ de la femme de chambre, mademoiselle Lestérel a voulu brûler tout de suite l'invitation de madame d'Orcival. Le feu flambait, elle y a jeté la lettre que la flamme a saisie et que le courant d'air du tuyau a emportée. Le papier était du papier à la mode du jour, très-épais et, partant, très-peu combustible.
Madame Cambry suivait ce récit avec une attention impatiente, et ne paraissait pas y croire beaucoup. Gaston y croyait, lui, car il ne doutait pas que Mariette n'eût dit la vérité ; mais il n'était pas trop effrayé, et même il entrevoyait presque une lueur d'espérance. Il pensait :
-- Julia a dû écrire que les lettres compromettantes étaient de madame Crozon. Si elle a écrit cela sur le fragment de billet qui a échappé au feu, Berthe sera du moins justifiée d'un soupçon infâme, justifiée malgré elle, justifiée aux dépens de sa sœur, mais qu'importe ?
-- Malheureusement, reprit M. Roger Darcy, il ne restait de la lettre que les dernières lignes, mais elles sont assez claires.
-- Que disent-elles donc ? demanda madame Cambry très-émue.
-- D'abord, elles sont signées : Julie Berthier, le véritable nom de madame d'Orcival, et cette signature est précédée de cette qualification presque amicale : Ton ancienne camarade. Donc, pas de doute possible sur l'auteur de la lettre, ni sur la personne à laquelle cette lettre était adressée.
-- Mais ce n'est pas tout, je suppose, dit Gaston qui était sur des charbons ardents.
-- Non. Il y a aussi cette phrase que j'ai retenue mot pour mot : « Je compte que tu prendras la peine de te déranger. Tu peux bien aventurer ta précieuse personne au bal de l'Opéra pour avoir les jolis billets doux que je consens à te rendre par pure bonté d'âme, car je n'ai guère à me louer de toi. Si tu poussais la pruderie jusqu'à refuser de venir les chercher, je t'avertis que je ne me croirais plus tenue à aucun ménagement. » Est-ce assez significatif, chère madame ? demanda M. Darcy qui eut la délicatesse de ne pas adresser à l'amoureux de Berthe cette terrible question.
Madame Cambry était trop troublée pour y répondre catégoriquement. Elle ne put que murmurer :
-- C'est étrange !... bien étrange...
-- Hélas ! non, se disait tristement Gaston, ce n'est pas assez significatif, car il est impossible de savoir si les lettres sont de mademoiselle Lestérel ou de sa sœur.
-- Viennent ensuite, avant la formule finale, l'indication du numéro de la loge et de l'heure du rendez-vous, reprit l'oncle.
-- Et quelle est l'heure indiquée ? demanda le neveu avec une anxiété inexprimable.
-- Deux heures et demie, répondit le magistrat. Or, le crime a été commis vers trois heures.
Il serait difficile de dire lequel, de Gaston Darcy ou de madame Cambry, fut le plus consterné par cette déclaration précise.
Gaston s'était attaché à l'idée suggérée par Nointel comme un homme qui se noie se cramponne à une perche qu'on lui tend du rivage. La perche cassait, et l'amoureux sombrait dans les profondeurs de la désespérance. Il courba la tête, et il prit son front dans ses deux mains.
Moins accablée, mais plus agitée, la belle veuve regardait M. Darcy avec des yeux qui semblaient chercher à lire, sur la figure sévère du magistrat qu'elle avait choisi pour mari, l'arrêt dont la justice humaine devait infailliblement frapper la coupable.
Il y était écrit, cet arrêt effrayant, et cependant madame Cambry ne renonça pas à défendre Berthe Lestérel.
-- À deux heures et demie, s'écria madame Cambry, mais c'est impossible. Berthe a quitté mon salon avant minuit. Elle l'a quitté en toute hâte. Pourquoi se serait-elle pressée de partir, si le rendez-vous donné par madame d'Orcival eût été fixé à deux heures et demie ?
-- Vous oubliez, chère madame, qu'une femme est venue la chercher, une femme qui prétendait être au service de madame Crozon.
-- Mais qui n'était certainement pas au service de madame d'Orcival. C'est une preuve de plus que mademoiselle Lestérel n'est pas allée au bal.
-- Non, c'est un fait inexpliqué, pas autre chose. Cette femme jusqu'à présent n'a pas été retrouvée. On la cherche et on la découvrira, je n'en doute pas. Si la prévenue a refusé de la désigner, c'est évidemment parce qu'elle redoute son témoignage.
-- Ainsi, s'écria douloureusement madame Cambry, vous croyez que cette malheureuse enfant est perdue ?
-- Perdue de réputation, hélas ! oui, elle l'est déjà. Condamnée, elle le sera. Mais, je l'ai déjà dit à Gaston, je suis certain que le jury et la Cour auront pitié d'elle.
-- Cela signifie sans doute que sa tête ne tombera pas... qu'elle sera condamnée à vivre détenue. Quelle affreuse consolation ! La mort ne vaut-elle pas mieux que le bagne à perpétuité... et c'est au bagne que l'enverrait l'indulgence de ses juges !
M. Roger Darcy, visiblement affecté, eut quelque peine à se décider à répondre :
-- Elle serait placée dans une des maisons de réclusion destinées aux femmes, et probablement pas pour toujours... pour vingt ans... pour dix ans peut-être, si la Cour consent à abaisser la pénalité de deux degrés. La loi le lui permet.
-- Dix ans, répétait madame Cambry, dix ans de tortures épouvantables. On m'a dit que les femmes enfermées dans ces enfers n'y résistaient pas... que celles qui survivaient devenaient folles.
Cette fois, le juge ne répondit pas du tout.
-- Vous vous taisez, s'écria-t-elle ; c'est donc vrai : on y meurt, on y perd la raison... et ce serait là le sort réservé à une innocente ! car Berthe est innocente, je vous le jure. Ah ! c'est effroyable à penser ! Dites-moi au moins, dites-moi, je vous en supplie, qu'elle serait graciée promptement.
M. Darcy secoua la tête et dit avec une émotion profonde :
-- Vous auriez tort, madame, d'espérer cela. Mademoiselle Lestérel, après sa condamnation, paraîtra encore digne d'intérêt. Mais son procès aura un retentissement énorme. Par son éducation, par ses relations, elle appartient aux classes élevées de la société. Une commutation de peine immédiate heurterait l'opinion publique. Les journaux crieraient à l'injustice. Le chef de l'État peut gracier une ouvrière, sans qu'on l'accuse de partialité. Il est presque forcé de se montrer impitoyable pour une femme du monde.
C'en était trop pour Gaston. Il se leva, serra silencieusement la main de madame Cambry, et s'enfuit, laissant son oncle en tête-à-tête avec la généreuse veuve qui pleurait à chaudes larmes.
-- Non, murmurait-il en se précipitant dans l'escalier, non, Berthe n'ira pas mourir dans une de ces infâmes prisons. Qu'importent ces lettres, ces coïncidences d'heures ! Elle n'est pas coupable, je le vois, je le sens... et je le prouverai... ou sinon, c'est moi qui mourrai... je me brûlerai la cervelle.
Son duc l'attendait. Il s'y jeta, et ce fut un grand miracle s'il n'écrasa personne en rentrant chez lui, car il descendit l'avenue des Champs-Élysées avec la rapidité d'un train express.
CHAPITRE X
L'heure indiquée par Mariette était passée lorsque le capitaine arriva à l'église Saint-Augustin, pour assister à l'enterrement de Julia d'Orcival.
Ce n'était pas précisément un devoir pieux qu'il venait remplir, car Julia ne lui avait jamais inspiré beaucoup de sympathie. Elle lui déplaisait pour plusieurs raisons, d'abord parce qu'elle s'était emparée de Gaston Darcy pour le mener à grandes guides sur le chemin de la ruine, ensuite parce qu'elle appartenait à une catégorie de femmes galantes qu'il ne pouvait pas souffrir.
Il prétendait que le premier devoir d'une irrégulière est de se donner franchement pour ce qu'elle est et de ne pas singer les femmes du monde. Les grands airs de Julia l'agaçaient ; ses prétentions lui semblaient ridicules, et il s'était souvent moqué de Darcy qui se soumettait à certaines exigences de la dame. Par exemple, elle ne voulait pas que son amant la tutoyât ; l'obéissant Gaston lui disait : vous, même dans l'intimité, et la saluait devant le monde comme il aurait salué madame Cambry.
Il retardait sur les idées de son temps, ce hussard entêté ; il en était encore aux bonnes filles chantées par Béranger, et peu s'en fallait qu'il ne regrettât la race disparue des grisettes.
Donc, il ne se sentait pas porté à s'attendrir sur la fin prématurée d'une institutrice passée millionnaire par la grâce de ses charmes, et la curiosité seule l'attirait aux obsèques de la fière d'Orcival ; une curiosité intéressée, car il espérait recueillir pendant la cérémonie quelques indications utiles.
Il se doutait bien qu'il y rencontrerait des gens de sa connaissance, et, par considération pour son ami Darcy qu'il représentait presque, il s'était mis en grande tenue de circonstance, pardessus noir très-long, chapeau de mérinos noir, cravate et redingote noires, gants noirs. Il ne se serait pas habillé autrement pour enterrer la marquise de Barancos.
Du reste, il n'eut pas à regretter d'avoir fait une toilette correcte, car l'assistance était aussi choisie que nombreuse. Vingt voitures de maître stationnaient aux abords de l'église, et les tentures du portail annonçaient aux passants qu'il s'agissait d'un convoi de première classe.
-- Oh ! oh ! se dit Nointel, en apercevant de loin cet apparat, on n'en ferait pas tant pour un général de division. Aux frais de qui ces somptueuses funérailles ? Je ne le devine pas. L'État, qui hérite de la d'Orcival, n'est pas si généreux d'ordinaire. Est-ce que les anciens amis de Julia se seraient cotisés ? Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
À dix louis par tête, ils n'auraient pu avoir tout ce qu'il y a de mieux en fait de pompes funèbres. Ma foi ! il est heureux que Darcy ne soit pas venu. On n'aurait pas manqué de dire que c'était lui qui payait ce luxe mortuaire, et son oncle ne serait pas content.
Ce fut bien autre chose quand il entra dans l'église.
La nef était pleine, et si les femmes s'y trouvaient en majorité, les hommes n'y manquaient pas non plus. Il y avait là des oisifs élégants, de ceux qui vont à un enterrement qui fera du bruit, comme ils iraient à une première, quelques pratiquants de la religion du souvenir, venus là en mémoire d'une liaison passagère avec Julia, et force reporters de journaux, car le compte rendu des obsèques devait fournir au moins une colonne et demie dans le numéro du soir ou du lendemain. Ce n'était certes pas trop pour la victime du crime de l'Opéra.
L'église était tapissée de noir du haut en bas, et le cercueil disparaissait sous les fleurs. Il y avait des bouquets de camélias blancs qui avaient dû coûter cent écus.
-- Un mois de la solde d'un capitaine, pensait philosophiquement Nointel.
Et tous ces flâneurs, tous ces indifférents, tous ces viveurs, toutes ces affolées de plaisir avaient une attitude édifiante. Du côté des hommes, on causait bien un peu, mais à voix basse. Du côté des femmes, on priait.
L'orgue tonnait ses graves harmonies, et les chants sévères de l'office des morts retentissaient sous les voûtes. Il y avait du recueillement dans l'air.
Nointel prit place au dernier rang des chaises, tout au bas de la nef. Il tenait beaucoup plus à voir qu'à être vu, et il se mit à chercher s'il reconnaîtrait quelqu'un dans cette foule. Les hommes ne lui montraient guère que des dos, mais les femmes se présentaient à lui de profil ou de trois quarts, et il ne tarda pas à découvrir des étoiles galantes. Toute l'aristocratie du demi-monde était là. Celles qui jalousaient Julia vivante n'avaient pas cru pouvoir se dispenser de rendre les derniers devoirs à Julia morte. Les amies pleuraient, et parmi celles-là, le capitaine remarqua cette Claudine Rissler qu'il avait quittée jadis parce qu'elle le trompait avec un fourrier du régiment.
C'était une fort jolie fille, une brune rieuse, une de ces créatures qu'on ne peut pas voir sans penser à boire du vin de Champagne et à casser les verres après, une femme selon le cœur de Nointel qui tenait pour les Frétillon du bon vieux temps, et Nointel ne fut pas médiocrement surpris de voir qu'elle fondait en larmes.
-- Elle a pourtant ruiné sans pitié trois braves garçons de ma connaissance, se disait le plus sceptique des officiers démissionnaires : deux engagements forcés aux chasseurs d'Afrique et un suicide qui ne lui ont pas coûté un soupir. C'est peut-être parce qu'elle a économisé ses pleurs qu'il lui en reste tant à répandre.
Claudine était flanquée d'un monsieur, le seul qui se fût mêlé aux personnes du sexe faible, un monsieur de haute taille et de belle mine, cheveux rares, moustaches grisonnantes, favoris taillés à la russe, un monsieur roide et grave comme un diplomate en tenue d'audience.
Nointel pensa que ce personnage était le boyard rapporté de l'Exposition universelle par la séduisante Rissler, et il admira le savoir-faire de son ancienne maîtresse, qui avait persuadé à ce seigneur moscovite d'honorer de sa présence le convoi de Julie Berthier.
Il reconnut aussi Mariette, qui essuya ses yeux dès qu'elle l'aperçut, et qui lui fit un petit signe d'intelligence. Il avait quelques renseignements complémentaires à lui demander, et il se promit de lui parler après le service.
En attendant, il continua à examiner la partie féminine de l'assistance, et il avisa, dans le coin le plus sombre de l'église, tout à fait en dehors du groupe qui occupait les chaises, une femme agenouillée sur le pavé. Il la voyait assez mal ; un bénitier la lui cachait à moitié ; il put cependant reconnaître qu'elle portait une élégante toilette de deuil, et il s'étonna qu'une personne si bien mise ignorât l'usage des prie-Dieu ou dédaignât de s'en servir. De sa figure, il ne pouvait rien dire, car elle se cachait sous une voilette opaque ; mais il pouvait juger à sa taille qu'elle était jeune et bien faite. Elle priait ardemment, courbée comme une pénitente, et à certains tressaillements de ses épaules, on eût dit qu'elle sanglotait.
Une idée bizarre se présenta à l'esprit très-aiguisé du capitaine. Il avait lu dans quelque roman judiciaire que les meurtriers ont une tendance naturelle à venir rôder autour du théâtre de leur crime et même à s'en aller voir à la Morgue le cadavre de leur victime. Il ne croyait pas beaucoup à ces affirmations des auteurs qui exploitent les causes célèbres, mais il se mit à raisonner par analogie, et il se dit :
Si c'était la coupable qui se repent et qui vient demander pardon à la morte ? Pourquoi pas ? Julia a certainement été tuée par une femme, et les femmes sont capables de toutes les excentricités. Il faut que je tâche de me rapprocher de celle-ci. Elle finira bien par se lever, et j'ai de bons yeux ; j'aurais du malheur si je ne parvenais pas à voir la couleur des siens.
Il allait mettre à exécution ce louable projet, mais l'office tirait à sa fin, et il se fit un grand mouvement dans la foule qui commençait à refluer vers les bas côtés de l'église pour laisser la place libre au clergé et aux employés des pompes funèbres.
Le capitaine fut puni de son inexactitude. Dérogeant ce jour-là à ses habitudes de ponctualité militaire, il était arrivé en retard, et il avait manqué la moitié de la messe. Impossible de traverser la nef et de passer dans le camp féminin sans attirer l'attention de ses voisins, dont quelques-uns le connaissaient de vue. Il se résigna à surveiller de loin l'inconnue, qu'il comptait bien rejoindre à la sortie.
Elle priait toujours, et elle ne bougeait pas plus que les statues agenouillées sur les tombeaux du moyen âge dans les vieilles cathédrales.
Des figures nouvelles vinrent distraire Nointel du curieux spectacle que lui donnait cette inconsolée. On défilait déjà devant le catafalque, et parmi les premiers qui jetaient de l'eau bénite sur le cercueil fleuri de Julia, l'infatigable observateur vit poindre Simancas et Saint-Galmier.
-- Je ne puis plus aller quelque part sans rencontrer ces deux drôles, murmura-t-il. Que sont-ils venus faire ici ? Ils ne doivent pas regretter Julia, si sa mort leur a procuré leurs entrées chez la marquise. Mais j'aime autant qu'ils ne me voient pas, et je vais me tirer de leur chemin.
Nointel recula au troisième rang et sut se placer de façon à ne pas être aperçu des gens qui s'en allaient. Il vit passer le général et le docteur, l'inévitable Lolif et bien d'autres qui ne le remarquèrent point. Puis vinrent les femmes, Claudine Rissler en tête, toujours escortée par son majestueux protecteur. L'église se vidait rapidement et l'inconnue ne faisait pas mine de se lever.
-- Tant de ferveur et une robe de la bonne faiseuse, une robe à la mode de demain, ce n'est pas naturel se disait le capitaine. Il n'y a qu'en Espagne et en Italie que les belles dames se passent de chaises pour prier Dieu. Une Parisienne craindrait de s'écorcher les genoux et surtout de gâter sa toilette. En Espagne ? Eh ! mais, j'y pense... la Barancos est espagnole... Si c'était elle ? Voilà qui serait significatif.
» Parbleu ! j'en aurai le cœur net. Je vais l'attendre à la sortie et, s'il le faut, je la suivrai.
Nointel, fendant la foule, cherchait à gagner la sortie, mais les gens qui portaient le cercueil lui barrèrent le chemin. Force lui fut de les laisser passer, et il eut le crève-cœur de voir la femme agenouillée se lever enfin, se glisser vers une porte latérale et disparaître. À peine eut-il le temps de remarquer sa tournure et sa taille, qui s'accordaient assez bien avec l'idée dont il s'était coiffé. De là à conclure avec certitude que cette inconnue était madame de Barancos, il y avait très-loin, et le capitaine n'hésita pas à courir après elle, pour savoir à quoi s'en tenir.
Il sortit de la nef aussi vite qu'il le put, mais la porte était encombrée, et quand il déboucha sur les marches du perron, la dame voilée avait disparu. Il eut beau regarder de tous les côtés, courir au boulevard Malesherbes, puis, revenant sur ses pas, pousser une pointe du côté des rues qui aboutissent au square de Laborde, sur l'autre flanc de l'église ; il ne l'aperçut point. Évidemment, une voiture attendait cette mystérieuse personne et l'avait emportée à toute vitesse. C'est du moins ce que pensa Nointel, qui se dit :
-- Raison de plus pour que ce soit la marquise. Elle a de bons chevaux et elle est déjà loin. Je n'ai plus que faire de la chercher, mais je note l'incident, et quand je la verrai, ce qui ne tardera guère, je n'oublierai pas de lui parler de l'enterrement de Julia.
Sur cette résolution, le capitaine se disposait à filer, pour éviter des rencontres inopportunes, mais il sentit qu'on le tirait par la manche de son pardessus, et, en se retournant, il se trouva en face de Claudine Rissler, qui lui dit :
-- Bonjour, Henri. C'est gentil à toi d'être venu, mais ton ami Darcy est un sans cœur. Il aurait bien pu se déranger pour Julia qui est restée un an avec lui. Et laisser un étranger payer les pompes funèbres de sa maîtresse, quand on a cinquante mille livres de rente, non, là, vrai, ce n'est pas chic . Après ça j'aime autant qu'il ne s'en soit pas chargé. Il aurait lésiné, et nous n'avons pas regardé à la dépense. N'est-ce pas que c'était bien ?
-- On ne peut pas mieux, chère amie, mais...
-- Pardon si je te quitte, mon petit. Wladimir me cherche. Wladimir s'avance. Veux-tu que je te présente ? Il est jaloux comme un ours de son pays, mais tu vas voir comme je l'ai apprivoisé. Non ? Tu ne veux pas ? Alors, je retourne à mon Cosaque. Je lui dirai que je causais avec mon cousin.
Le capitaine allait réclamer. Il ne tenait pas à cousiner avec Claudine. Mais Claudine était déjà accrochée au bras de son seigneur russe, qu'elle entraînait vers sa voiture. Elle marchait aussi vite qu'elle parlait. Le colloque n'avait pas duré trente secondes ; la fugue ne dura pas davantage.
Nointel aurait ri de bon cœur des propos décousus de cette écervelée, mais le moment eût été mal choisi. On chargeait sur un corbillard empanaché la bière qui contenait les tristes restes de la pauvre Julia, et le scepticisme du ci-devant hussard n'allait pas jusqu'à le rendre inaccessible à toute émotion. Il écoutait le bruit sourd du coffre de chêne heurtant les planches de la voiture mortuaire, et il se prenait à donner un regret à cette reine de beauté qui s'en allait dormir oubliée sous six pieds de terre. La dernière fois qu'il l'avait vue, c'était à la porte de son hôtel ; elle montait dans sa fameuse victoria à huit ressorts que lui enviait Mme de Barancos. Elle partait pour sa promenade au Bois, et les passants se retournaient pour l'admirer. Et maintenant, c'était le dernier voyage, le voyage d'où on ne revient pas. Plus rien qu'un nom sur une pierre, et à peine un souvenir, plus vite effacé que l'inscription. Puis, l'herbe pousse et le nom s'efface aussi.
-- Bah ! se dit le capitaine un peu honteux de s'être laissé aller à philosopher sur un sujet si mélancolique, elle est morte dans le plein éclat de la jeunesse et du succès. Elle n'a pas eu le chagrin de se voir vieillir. C'est comme si j'avais été tué sur un champ de bataille, colonel à trente ans. Et on m'aurait mis dans la fosse avec moins de cérémonie.
Il en était là de ses réflexions, quand il fut abordé par Mariette. La rusée femme de chambre ne l'avait pas perdu de vue à la sortie, et elle attendait pour lui parler qu'il fût seul.
-- N'est-ce pas, monsieur, que c'était bien, lui dit-elle en s'essuyant les yeux avec un mouchoir de baptiste qui avait dû servir autrefois à sa maîtresse.
-- Elles disent toutes la même chose, pensa Nointel. Il paraît que c'est un refrain.
Et il répondit gravement :
-- Admirable et touchant. J'en suis tout ému.
-- Je croyais que M. Darcy devait venir, reprit la soubrette.
-- C'est moi qui lui ai conseillé de rester chez lui. Je le connais. Il est très-nerveux. Il n'aurait pas pu se tenir jusqu'au bout. Mais, dis-moi, as-tu remarqué une femme en deuil, agenouillée par terre, au bas de la nef, à gauche ?
-- Oui... elle est sortie par la petite porte et elle est montée dans un fiacre.
-- Tu es sûre que c'est dans un fiacre ?
-- Oh ! très-sûre. J'avais fait attention à elle dans l'église.
-- La connais-tu ?
-- Non, mais j'ai dans l'idée que c'est une femme du monde.
-- Moi aussi, mais je me demande ce qu'elle venait faire là.
-- Prier le bon Dieu pour madame, c'est sûr, et ça n'a rien d'étonnant. Madame avait obligé souvent des personnes qui ne s'en sont pas vantées. Tenez ! une fois, l'année dernière, une dame lui a écrit sans la connaître pour lui demander six mille francs... une dette chez Worth qu'elle ne voulait pas avouer à son mari, et une vraie dame, s'il vous plaît, une baronne... Madame a prêté les six mille francs et elle ne les a jamais revus.
-- Sais-tu le nom de cette baronne ?
-- Madame ne me l'a pas dit. Madame était très-discrète.
-- As-tu observé de quel côté est allé le fiacre, demanda Nointel qui pensait toujours à la marquise, car il ne croyait guère aux femmes du monde empruntant de l'argent à Julia d'Orcival.
-- Oui. Il a filé vers la Madeleine.
Nointel pensait :
-- La Barancos habite rue de Monceau. Ce n'est pas le chemin.
-- Pardon, mon capitaine, reprit Mariette, voilà le convoi qui part. Je suis forcée de vous quitter, car vous pensez bien que je vais au cimetière. Et si j'osais... je vous demanderais d'y venir... parce que, voyez-vous, de tous ces messieurs qui sont là, il n'y aura que le Russe de madame Rissler... dame ! celui-là, ça se comprend, puisque... enfin, je serais bien contente si un homme comme il faut avait la bonté d'accompagner le corps de madame jusqu'à la fin... pensez donc qu'elle n'a pas un parent pour lui jeter de l'eau bénite au dernier moment, pas un ami... rien que des amies... pas mariées... ça fait que si vous vouliez remplacer M. Darcy, qui est trop nerveux... eh ! bien, ce serait une bonne action.
Nointel réfléchit un peu. La proposition ne lui souriait guère, mais il crut démêler un sentiment vrai dans les regrets exprimés par Mariette, et il s'inquiétait fort peu de l'opinion des gens qui pourraient trouver à redire à sa conduite. Il tenait, d'ailleurs, à ne pas se brouiller avec la soubrette, car il n'avait pas fini de la questionner sur les relations de sa défunte maîtresse.
-- Tu as raison, dit-il, d'un air décidé. Il ne faut pas que cette pauvre Julia s'en aille sans moi. Darcy me saura gré de ne pas l'avoir abandonnée. Allons-y ensemble. Tu as une voiture ?
-- Oui, mon capitaine ; mais je n'aurais jamais osé vous proposer...
-- De faire le voyage avec toi. Pourquoi pas ? Est-ce que tu t'imagines que j'ai des préjugés ? Et puis, je m'ennuierais tout seul. Tu me raconteras des histoires en route. J'ai un tas de choses à te demander. Où est ton fiacre ?
-- À deux pas d'ici, monsieur Nointel. Vous êtes bien bon et je suis bien contente. Ah ! si madame vous voit de là-haut...
-- Dépêchons-nous, ma fille, interrompit le capitaine pour couper court à la tirade sentimentale qu'il prévoyait. Le convoi est déjà en marche. Prenons la file.
Elle était très-longue, et Mariette avait bien prévu ce qui allait arriver. Tous les hommes avaient décampé, à l'exception d'un reporter consciencieux, intelligent et maigre, qui devait appartenir à la rédaction du Figaro . Il ne restait que les coupés des amies de Julia et le landau du boyard de Claudine -- des coupés bas, doublés de satin assorti à la couleur des cheveux de ces dames et ornés de glaces comme les appartements à louer -- un landau massif et profond où la svelte personne de Claudine disparaissait comme si elle eût été plongée dans une immense baignoire. Il tenait la tête du cortège, cet imposant landau, et la queue se terminait par quelques fiacres, voiturant les soubrettes, les modistes, les couturières, les parfumeuses, tout ce monde subalterne qui avait vécu de madame d'Orcival et qui tenait à prouver que la reconnaissance n'est point bannie du cœur des marchands à la toilette. Le fiacre où Nointel et la femme de chambre avaient pris place venait le dernier.
-- Où allons-nous ? demanda le capitaine.
-- Au Père-Lachaise. Madame Rissler aurait voulu Montmartre, parce que c'était plus commode pour elle qui demeure rue de Lisbonne, mais elle n'a pas eu le choix. L'inconnue avait acheté le terrain au Père-Lachaise.
-- L'inconnue ! Quelle inconnue ? Mais d'abord apprends-moi donc qui a payé ce convoi à tout casser. Ce n'est pas l'administration des Domaines, je suppose.
-- Oh ! non, bien sûr. Croiriez-vous que ces grigous-là avaient commandé une bonne sixième classe ! Madame, qui leur laisse plus d'un million, aurait été enterrée comme une épicière de la banlieue. Faut-il que le gouvernement soit rat ! Heureusement que madame Rissler a eu plus de cœur que lui.
-- Comment ! C'est Claudine qui a fait les frais !
-- Oui, mon capitaine... c'est-à-dire... l'argent est sorti de la poche de son Russe... mais ça revient au même. Ah ! elle a de ça, madame Rissler, s'écria Mariette en se frappant la poitrine. Elle l'a lavée, elle l'a habillée, elle l'a mise dans la bière. Et puis, si vous aviez entendu comme elle a parlé à son monsieur : Wladimir, je vais envoyer à la mairie du dix-huitième commander le convoi de mon amie. Donnez-moi dix mille. Si dix mille ne suffisent pas, on passera chez vous pour le reste.
-- Et il les a donnés ?
-- Sans broncher. Oh ! elle le tient. Et il marche au doigt et à l'œil. Savoir seulement s'il marchera longtemps, parce que les étrangers... on ne peut pas trop compter sur eux. Ils jettent les roubles par les fenêtres pendant six mois, et puis un beau jour ils s'envolent comme les hirondelles en automne. Et c'est pour ça que madame Rissler a eu du mérite à faire ce qu'elle a fait, car enfin...
-- Julia enterrée aux frais de la Russie, est-ce assez curieux, dit le capitaine. Elle avait toujours rêvé d'épouser un prince Moscovite, elle a aimé un Polonais. Il était écrit que les Slaves seraient mêlés à sa vie et à sa mort.
-- Ce qui est encore bien plus curieux, c'est la suite. Figurez-vous qu'à la mairie, l'employé a dit au valet de chambre de madame Rissler que le terrain pour madame d'Orcival était acheté et payé depuis le matin. Par qui ? Par une amie de madame, une amie... soi-disant. Elle a donné un nom dont personne n'a jamais entendu parler. Des parentes, madame n'en a pas, et la preuve, c'est que son héritage n'a pas été réclamé. On n'y comprend rien.
-- C'est une femme qui a fait cela ? demanda vivement Nointel.
-- Oui, mon capitaine. Madame Rissler est allée à l'administration des Pompes funèbres pour savoir ce que ça voulait dire. Là, on lui a raconté que la personne n'avait pas l'air riche. Et pourtant, elle a payé comptant une concession à perpétuité et une concession de deux mille francs, s'il vous plaît.
-- Parbleu ! elle ne les a pas donnés de sa poche. Elle agissait pour le compte de sa maîtresse. C'est une femme de chambre.
-- Madame Rissler a eu la même idée que vous. Mais la femme de chambre de qui ? Une amie de madame ne se serait pas cachée pour lui acheter un terrain. Et ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'on n'a pas voulu payer l'enterrement. La femme a répondu à l'employé que l'État s'en chargerait. Il paraît même que ça a fait une difficulté, parce que ce n'est pas l'usage d'acheter la concession à part. Mais l'administration a reçu l'argent tout de même. Madame Rissler a eu deux mille francs de reste sur l'argent de son Russe, et madame sera enterrée au Père-Lachaise. Qu'est-ce que vous dites de tout ça, monsieur Nointel ?
-- Que diable veux-tu que j'en dise ? ça prouve que Julia avait plus d'une bonne camarade, à moins que la femme du monde dont tu parlais tout à l'heure n'ait imaginé ce moyen de s'acquitter en partie des six mille francs que Julia lui avait prêtés.
Le capitaine ne pensait pas un mot de ce qu'il disait là. Il pensait que cette singulière générosité sentait d'une lieue la marquise espagnole, que madame de Barancos avait eu, pour agir de la sorte, des raisons qu'il devinait fort bien, et qu'on apprenait toujours quelque chose de nouveau en causant avec Mariette.
-- Oui, se disait Nointel, c'est la marquise qui a fait cela, j'en jurerais. Je la sens, je la vois. J'écrirai l'histoire de ces actions pendant ces trois journées, comme si j'y avais assisté. Le dimanche matin, elle a tué Julia, au bal de l'Opéra. Elle l'a tué dans un accès de colère. Une femme comme elle ne prémédite pas un meurtre, mais elle le commet fort bien, quand le sang lui monte à la tête. Elle rentre chez elle, affolée. Elle s'aperçoit qu'elle a perdu un bouton de manchette, et cette découverte ne la rassure pas ; au contraire. Arrive Simancas qui lui déclare qu'il l'a reconnue quand elle a paru dans la loge. Il propose de vendre son silence et elle est obligée de subir ses conditions. Le dimanche soir, elle a le courage d'aller à l'Opéra pour se montrer. Simancas la poursuit, la trouve à la sortie et lui impose son coquin d'ami. Le lundi, elle est tout à ses remords. Elle ne songe qu'à expier. Il lui passe par la cervelle qu'il serait bien d'assurer à madame d'Orcival une sépulture de son choix, un terrain où elle pourra aller planter des fleurs et pleurer. Je parierais qu'elle l'a choisi dans le coin le plus solitaire du Père-Lachaise. Elle ne songe pas à payer les funérailles, parce qu'on lui a dit que l'État, qui hérite, s'en chargerait ; et elle se figure que l'État fera les choses convenablement. Elle a à son service une confidente, quelque duègne qui a été sa nourrice, qui ne l'a jamais quittée et qui possède tous ses secrets.
» Il faudra même que je la trouve, cette confidente. Ce ne sera pas très-difficile, puisque j'ai maintenant mes entrées chez la marquise. Et puis, elle doit avoir de l'accent, la duègne, et aux Pompes funèbres on a dû la remarquer. Encore une information à prendre.
» Le terrain est payé. La marquise se sent déjà un peu soulagée. Elle va se promener au Bois en équipage de gala. Elle veut qu'on la voie partout. Malheureusement, Simancas exige qu'elle l'emmène. Doit-elle l'exécrer, ce Péruvien ! Je suis sûr qu'elle donnerait la moitié de sa fortune à qui l'en débarrasserait. Parbleu ! je ne lui rendrai pas ce service. Je compte beaucoup sur Simancas. Il finira par l'exaspérer au point qu'elle fera un coup de tête.
» Elle vient déjà d'en faire un. Elle savait qu'on enterrait ce matin madame d'Orcival. Elle n'a pas pu y tenir. Il a fallu qu'elle vînt à Saint-Augustin, qu'elle vît le cercueil où elle a couché Julia, qu'elle fît pénitence à dix pas du cadavre, et elle s'imagine qu'en se meurtrissant les genoux sur les dalles de l'église, elle rachète un peu son crime. Elle a dû fonder des messes. Et ce soir, elle ira au Français en grande avant-scène ; le mardi est un des deux jours du beau monde. Est-ce assez Espagnol ! Une Parisienne, en pareil cas, se serait sauvée à cinq cents lieues d'ici. Mais une Parisienne ne joue pas du couteau.
» Décidément, je tiens la Barancos. Mademoiselle Lestérel me devra un beau cierge. Et j'ai eu une fameuse idée de venir à cet enterrement.
-- Ah ! mon capitaine, soupira Mariette, comme c'est triste de perdre une si bonne maîtresse. Vous avez du chagrin, ça se voit, mais vous ne pouvez pas en avoir autant que moi. Pensez donc ! avoir vécu si longtemps avec quelqu'un qui se chargeait de mon avenir, et me trouver sur le pavé.
-- On ne t'y laissera pas, ma fille.
-- Alors, vous croyez que M. Darcy...
-- Je ne réponds pas qu'il va t'acheter un fonds dans les quarante-huit heures. Darcy est un peu gêné en ce moment. Madame d'Orcival lui a coûté beaucoup d'argent. Et il est obligé de ménager son oncle. Mais, sois tranquille. Il ne t'oubliera pas. D'ailleurs, je suis là pour lui rafraîchir la mémoire. Et tu dois avoir fait au service de Julia des économies qui te permettront d'attendre.
-- Oh ! bien peu, monsieur Nointel. Madame n'était pas serrée, mais elle savait compter. Je n'ai presque rien mis de côté, et si je restais seulement six mois sans place...
-- Pourquoi n'entrerais-tu pas chez Claudine ?
-- Madame Rissler a une femme de chambre... une pas grand'chose, c'est vrai, mais elle y tient. Et puis, voyez-vous, mon capitaine, la maison de madame Rissler n'est pas une maison sûre. Aujourd'hui, on y roule sur l'or, mais on ne sait pas ce qui peut arriver demain.
-- Oui, je comprends... il y a les militaires... Claudine peut trahir la Russie pour un joli sous-lieutenant... j'espère qu'elle a renoncé aux fourriers. N'importe. La place ne doit pas être mauvaise en ce moment. Un seigneur qui lâche dix mille comme je donnerais cinq louis, c'est une mine à exploiter, et Claudine s'y entend. Je te recommanderai à elle. J'ai besoin de la voir pour lui parler de cette histoire d'achat de terrain...
Nointel s'arrêta au milieu de sa phrase. Il se dit qu'il était inutile de laisser voir à la femme de chambre à quel point ce petit mystère l'intéressait. Mariette, du reste, ne releva pas l'allusion à l'inconnue qui avait tenu à doter madame d'Orcival d'une concession perpétuelle. Elle se répandit en remerciements et elle ne refusa pas la protection du capitaine.
La conversation devint moins intéressante, mais elle ne languit point, car la soubrette était bavarde, et Nointel n'était pas fâché de recueillir à tout hasard des détails sur les habitudes et les relations de Julia. Le temps ne lui parut pas trop long, quoique la distance ne fût pas petite entre Saint-Augustin et le Père-Lachaise.
Lorsque le moment vint de descendre à l'entrée du cimetière, il n'eut pas besoin de dire à Mariette qu'il désirait marcher seul. Mariette était une fille bien stylée qui savait se tenir à sa place. Elle alla d'elle-même rejoindre ses pareilles, et Nointel reprit sa liberté d'action. Il s'en servit d'abord pour observer le débarquement des fidèles qui avaient accompagné le convoi.
Le spectacle était curieux. Tout se sait à Paris, et le bruit s'était répandu dans ce quartier reculé qu'on allait enterrer au Père-Lachaise la victime du crime de l'Opéra. Il y avait foule, une foule composée d'ouvriers, de petits marchands et de commères du voisinage. Ces gens-là ne connaissaient pas même de nom madame d'Orcival, mais ils avaient lu pour un sou le récit de l'événement, et ils venaient là comme ils seraient allés à la Morgue, si le corps y eût été exposé. La plupart ne se doutaient guère du rang que la défunte occupait dans la haute galanterie, et ils ouvrirent de grands yeux quand ils virent arriver un corbillard magnifique, suivi d'une longue file d'équipages. Il y eut bien quelques commentaires malveillants sur ce luxe posthume, mais la tenue des amies de la morte était si convenable, leur douleur paraissait si sincère que le public devint bientôt sympathique.
Et, de fait, la plus honnête femme du monde n'aurait pas été accompagnée à sa dernière demeure par un cortège plus décent. Nul ne se serait douté que les jolies personnes qui marchaient bravement à pied derrière le char funèbre n'étaient pas de vertueuses mères de famille. Pas un bout de ruban tapageur, pas un chapeau excentrique, pas un bijou. Rien que des toilettes sévères et des visages affligés.
Claudine Rissler menait le deuil avec le Boyard, qui avait une prestance superbe. Delphine de Raincy, Jeanne Norbert, Cora Darling, Gabrielle Bernard, et bien d'autres étoiles de première grandeur, formaient le corps de bataille. La bande des soubrettes et des fournisseuses constituait une arrièregarde importante que vinrent grossir les badauds. Le reporter maigre voltigeait sur les flancs de la colonne.
Nointel se contenta de suivre à distance, quitte à se rapprocher au dernier moment. Le convoi avait tourné à gauche et montait lentement par une route qui serpente sur la colline des morts. L'immense panorama de la ville des vivants se déroulait peu à peu aux yeux du capitaine. Des fumées tourbillonnaient dans l'air, les fumées de la grande usine humaine. Vu du haut de cette butte silencieuse, Paris ressemble à une immense chaudière en ébullition, et l'esprit le moins poétique est frappé du contraste.
-- Tout chemin mène à Rome, pensait Nointel en regardant le dôme allongé de l'Opéra qui émergeait dans le lointain, au milieu d'un océan de maisons. En partant pour le bal, Julia ne se doutait guère qu'elle arriverait si vite au Père-Lachaise. Mais je suis curieux de voir où on va la loger dans cette cité mortuaire. Pas dans une rue fréquentée, je le parierais bien. La Barancos a dû donner à sa duègne des instructions précises. Et qui sait si je ne vais pas la découvrir rôdant aux abords de la fosse, cette sensible marquise ? Si elle a commis cette imprudence, je m'arrangerai pour qu'elle ne m'échappe pas comme à la sortie de l'église.
Au bout de la montée, le char funèbre s'engagea dans une allée latérale que bordaient d'un côté d'innombrables tombes de modeste apparence, et de l'autre un vaste champ inculte, au milieu duquel s'étendait une longue tranchée ouverte. À droite, des entourages de bois, et par-ci par-là quelques grilles en fer à peine scellées dans le sol pierreux. À gauche une forêt de croix serrées les unes contre les autres, comme l'avaient été en ce monde, où la place manque, les pauvres dont elles marquaient la sépulture, de misérables croix à demi-déracinées par le vent, ce vent de Paris qui souffle l'oubli sur les morts.
-- Nous n'y sommes pas encore, se disait le capitaine. La fosse commune et les concessions temporaires. Madame d'Orcival ne reposera pas dans ce quartier-là.
Le corbillard avançait toujours entre deux rangées de cyprès ; la terre avait été détrempée par les pluies d'un hiver abominable. C'était merveille de voir avec quel courage les élégantes amies de Julia piétinaient dans la boue. Il en coûtait certainement plus à ces pécheresses de patauger ainsi qu'il n'en coûte aux marins en pèlerinage de grimper, pieds nus, la côte de Notre-Dame de Grâce.
Enfin, le cortège s'arrêta, tout au bout du chemin, près du mur de clôture qui marque du côté de l'Est la limite du champ des morts. Il n'y avait là que des tombes vieilles de vingt-cinq ans, -- un siècle à Paris, -- des tombes qu'on ne visitait plus et que les ronces commençaient à recouvrir. Nointel avait deviné. Julia allait dormir à perpétuité dans le coin le plus sombre et le plus délaissé du cimetière. Une place s'était trouvée libre parmi tous ces monuments abandonnés, et cette place, on l'avait probablement choisie avec intention. On pouvait y prier sans être dérangé, et même sans être vu, car un épais rideau d'arbres funéraires la séparait de l'allée.
L'ordonnateur, grave et solennel comme un magistrat, fit ranger l'assistance qui, d'ailleurs, était moins nombreuse, car l'ascension étant longue et rude, beaucoup d'indifférents avaient renoncé à suivre. Il ne restait que les dévouées de la dernière heure et quelques curieux intrépides qui tenaient à voir jusqu'à la fin.
Nointel n'eut pas trop de peine à se placer à sa guise, assez près pour ne rien perdre de l'épisode suprême et pour examiner les figures, mais il eut beau regarder de tous les côtés, il n'aperçut pas de femme voilée. En revanche, il vit cinq ou six demi-mondaines, et des plus charmantes, tomber à genoux au bord de la fosse, sans se soucier de souiller de fange des robes de trente louis.
-- Des bourgeoises respectables y regarderaient davantage, pensait-il en admirant cet élan du cœur des irrégulières. Et ces demoiselles ne jouent pas la comédie, je les connais. Elles pleurent Julia de bon cœur, Julia qu'elles n'aimaient guère quand elle les écrasait par son luxe.
Claudine Rissler surtout sanglotait à fendre l'âme ; quand les cordes grincèrent sur le cercueil qu'on descendait dans la fosse, elle s'affaissa sur elle-même, et Wladimir s'avança fort à propos pour la relever.
Le capitaine n'avait plus rien à faire là. Il s'était suffisamment montré pour qu'on ne dît pas que la pauvre d'Orcival n'avait été accompagnée que par des femmes galantes et un Moscovite. Il craignait même de s'être trop montré, car il s'aperçut que le reporter consciencieux prenait des notes. Il pensa donc qu'il était temps de battre en retraite, et il s'éloigna tout doucement, sans remarquer une femme qui s'était tenue derrière lui et qui se mit à le suivre.
Au bord de l'allée, cette femme le rejoignit et lui dit :
-- Monsieur, excusez si je vous arrête. Je voudrais vous demander une chose...
Nointel, assez surpris, la regarda, et vit qu'il n'avait affaire ni à une demoiselle à la mode, ni à une modiste, ni à une soubrette. La personne qui lui parlait était une femme du peuple, une plantureuse commère d'une trentaine d'années dont la figure respirait la santé et la bonne humeur. Elle était simplement, mais proprement vêtue, et quoiqu'elle n'eût pas l'air timide, elle paraissait très-embarrassée.
-- Tout ce que vous voudrez, lui dit, pour l'encourager, le capitaine qui flairait une information inattendue.
-- C'est bien l'enterrement de la dame qui a été tuée au bal, reprit l'inconnue ?
-- Oui, ma brave femme. Est-ce que vous la connaissiez, cette dame ?
-- Moi ! Oh ! non, monsieur. Mais vous étiez de ses amis, puisque vous êtes venu au cimetière, et vous pourriez peut-être me dire si c'est vrai ce que racontent les journaux...
-- Quoi ? Qu'elle a été assassinée ? Tout ce qu'il y a de plus vrai.
-- Oui, mais ils disent aussi qu'elle a été assassinée par une femme.
-- C'est encore vrai. En quoi cela vous intéresse-t-il ?
-- Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si cette femme est une demoiselle... une demoiselle qu'on appelle mademoiselle Lestérel.
Nointel ne s'attendait guère à entendre prononcer le nom de mademoiselle Lestérel, à deux pas de la tombe de madame d'Orcival, et par une femme qui assurément ne fréquentait pas les salons où chantait naguère la pauvre Berthe. Il eut cependant assez d'empire sur lui-même pour cacher son étonnement et il répondit le plus tranquillement du monde :
-- Les journaux assurent en effet que le crime a été commis par une jeune fille qui s'appelle Lestérel.
-- Et qui reste rue de Ponthieu, tout près des Champs-Élysées ? demanda la commère, avec une certaine hésitation.
-- C'est bien le domicile qu'on indique.
-- Est-ce qu'elle a été arrêtée, cette demoiselle ?
-- Avant-hier, dans l'après-midi. Il paraît qu'on a eu tout de suite des preuves contre elle.
-- Alors, elle est en prison.
-- Parbleu !
-- Dans quelle prison ?
-- À Saint-Lazare. Pour les femmes il n'y en a pas d'autre.
-- Et on va l'y laisser ?
-- Jusqu'au jour où elle passera en Cour d'assises.
-- En Cour d'assises !... C'est-à-dire qu'on la jugera... et elle sera condamnée peut-être.
-- C'est très-probable.
-- Ah ! mon Dieu, je ne la reverrai jamais, murmura la grosse femme.
-- Et ça vous fait du chagrin, à ce que je vois. C'est donc une de vos parentes ?
-- Oh ! non, monsieur. Moi, je ne suis qu'une ouvrière, et cette demoiselle...
-- Mais enfin, vous la connaissez ?
-- Je la connais sans la connaître. J'ai... oui, j'ai travaillé pour elle... et elle me doit un peu d'argent... je ne suis pas riche... ça fait que je voulais savoir si je peux encore espérer d'être payée ; je demeure dans le quartier... j'ai vu passer l'enterrement, je suis venue...
-- Chercher des renseignements. Je comprends ça. Mais il serait plus sûr de vous adresser au juge d'instruction. Il vous dira exactement où en sont les choses.
-- Au juge ! ah ! il n'y a pas de danger que j'aille le trouver, s'écria la commère.
Puis, se reprenant :
-- La somme ne vaut pas la peine pour que je le dérange.
Le capitaine avait toujours l'esprit tendu vers le but qu'il visait, et dès le début de ce dialogue, il s'était promis d'écouter attentivement cette chercheuse d'informations et de tirer d'elle tout ce qu'elle pourrait donner. La suite de ce colloque éveilla bien davantage sa curiosité et même ses soupçons. Il voyait maintenant qu'il parlait à une personne qui devait être plus ou moins mêlée aux affaires de mademoiselle Lestérel, car il ne croyait pas du tout à cette histoire de dette. Et il voulut éclaircir la chose.
-- Je parie que vous êtes blanchisseuse, dit-il en riant.
-- Non... c'est-à-dire, voilà... j'ai un frère blanchisseur à Pantin... il a travaillé pour cette demoiselle... et il m'avait chargée...
-- De réclamer ce que cette demoiselle lui devait ; c'est tout naturel, interrompit Nointel, qui trouvait au contraire que rien n'était moins naturel.
-- Mais, j'y renonce, reprit la soi-disant ouvrière. Nous aimons mieux perdre un peu d'argent que de courir après notre dû. Et puis, la pauvre fille a bien assez de chagrin, sans que nous allions encore la tourmenter.
-- Il y a un moyen de tout arranger. Je ne la connais pas, mais je connais quelqu'un qui la connaît, qui s'intéresse à elle, et qui vous paiera très-volontiers. Dites-moi où vous demeurez. On passera chez vous.
-- Non... non... Vous êtes bien bon, mon cher monsieur, mais c'est inutile... on ne me trouverait pas... je ne suis jamais à la maison... vu que je vais en journée du matin au soir.
-- Alors, rien ne vous empêche de venir me voir. Voici mon adresse, dit Nointel, en tirant une carte de son carnet de poche.
La femme fit d'abord mine de ne pas vouloir la prendre. Elle s'y décida pourtant, lorsqu'elle vit que le capitaine allait la lui fourrer dans la main, bon gré, mal gré ; mais la dernière pelletée de terre venait de tomber sur le cercueil de madame d'Orcival, les assistants refluaient dans l'allée, et la commère profita de l'occasion pour se mêler à la foule, non sans balbutier quelques excuses et quelques remerciements.
Nointel ne pouvait guère insister devant tout ce monde, mais il manœuvra d'abord de façon à ne pas la perdre de vue et il se demanda s'il ne ferait pas bien de la suivre.
-- Cette gaillarde-là en sait plus long qu'elle ne veut le dire, pensait-il, et elle n'a pas plus de frère blanchisseur qu'elle n'est ouvrière. Elle a l'air d'une nourrice. Quelles relations a-t-elle pu avoir avec mademoiselle Lestérel ? Ce n'est pas elle qui me l'apprendra, car elle doit avoir des raisons majeures pour se taire. Si je lui emboîte le pas, elle s'arrangera pour me dépister, et je ne découvrirai pas où elle loge. De plus, elle se défiera de moi et je ne la reverrai jamais, tandis qu'en la laissant tranquille, je puis espérer qu'un jour ou l'autre elle viendra me trouver. Décidément, il n'y a rien à faire aujourd'hui de ce côté-là ; je perdrais mon temps, et je l'emploierai bien mieux en allant voir tantôt madame de Barancos.
Sur cette résolution, il hâta le pas, sans plus s'inquiéter de l'inconnue qui emportait sa carte de visite. Il tenait à ne pas rencontrer les amies de Julia, qui le connaissaient toutes et qui n'auraient pas manqué de l'accoster, pour lui parler de la triste cérémonie. Il les laissa descendre par le chemin qu'avait suivi le corbillard, il se jeta dans des sentiers perpendiculaires, afin d'arriver plus vite à la sortie du cimetière, et il y devança tout le monde, en prenant ce raccourci. Il y retrouva les coupés de ces dames et le landau de Wladimir rangés à la file sur le boulevard, mais les curieux s'étaient dispersés, et tout était rentré dans l'ordre accoutumé. En face de la grande porte, s'étendait la rue de la Roquette, bordée de pierres tombales à vendre et d'étalages de marchandes d'immortelles. On voyait les arbres du carrefour où on coupe les têtes et, beaucoup plus près, deux ou trois boutiques de marchand de vin à l'usage des affligés qui tiennent à alcooliser leur douleur.
Nointel allait se mettre en quête d'un fiacre pour rentrer chez lui, lorsque, devant une de ces boutiques, il aperçut un homme dont l'aspect éveilla en lui un souvenir. Cet homme était assis à une petite table ronde, en tête à tête avec une bouteille, et, à en juger par son costume, ce n'était pas un ouvrier.
-- C'est bizarre, se disait le capitaine en le regardant avec attention et en se rapprochant tout doucement ; on jurerait que c'est lui... et pourtant que viendrait-il faire ici ? À moins qu'il n'ait été attiré aussi par l'enterrement de Julia. Il faut absolument que je sache à quoi m'en tenir. Si le hasard l'avait amené sur mon chemin, ce serait une heureuse chance. Voyons cela de plus près.
Il traversa le rond-point à petits pas, s'arrêta devant l'étalage d'un marbrier, et tout en feignant d'inspecter les cippes, les urnes, les colonnes brisées, il se mit à examiner le buveur solitaire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, trapu, large d'épaules et porteur d'une figure assez rébarbative. Ses cheveux et ses gros favoris taillés à l'américaine grisonnaient fortement. Son teint était hâlé, on aurait pu dire tanné, car il avait presque la couleur du cuir de Cordoue. Il avait de gros sourcils en broussailles, des yeux gris très-enfoncés dans leur orbite, un nez puissant, des lèvres charnues et un menton des plus accentués. Son costume manquait d'élégance. Il était coiffé d'un feutre mou et vêtu d'une ample redingote à longs poils, boutonnée jusqu'au cou et tombant jusque sur ses bottes. C'était à peu près l'air et la tenue qu'avaient adoptée sous la Restauration les vieux grognards du premier Empire.
-- Il a singulièrement grossi et vieilli, pensa Nointel, mais je suis à peu près sûr que c'est mon homme. Personne n'a de sourcils comme ceux-là. Ma foi ! je veux en avoir le cœur net.
Les voitures qui avaient suivi le convoi commençaient à filer, emportant les demoiselles à la mode et les femmes de chambre. Le capitaine les laissa partir, et dès qu'il n'eut plus à craindre qu'on le remarquât, il alla bravement s'asseoir à une des tables extérieures du marchand de vin, tout à côté du personnage qui l'intriguait si fort. Il ne risquait guère que de s'enrhumer, et, pour en venir à ses fins, il aurait bravé des dangers plus sérieux.
En voyant cet intrus s'établir dans son voisinage immédiat, l'homme se pelotonna comme un hérisson qui va se mettre en boule pour opposer ses piquants à l'ennemi et se versa une pleine rasade, qu'il avala d'un trait. C'était de l'eau-de-vie qu'il buvait de la sorte, et, à la façon dont il l'absorbait, Nointel le reconnut tout à fait. Il ne s'agissait plus que de l'aborder, et il fallait se dépêcher, car la bouteille tirait à sa fin. Nointel commença par frapper aux carreaux de la boutique, et comme il avait appris en garnison à parler la langue des cafés et autres lieux de ce genre, il demanda au garçon qui se présenta : un bock ! Il se proposait bien de ne pas goûter à la bière qu'on servait dans ce quartier funèbre, mais il lui fallait un prétexte pour rester. Le bock une fois apporté et payé, le capitaine chercha une entrée en matière. Le buveur lui tournait le dos. Il s'était accoudé sur la table et il paraissait plongé dans de sombres réflexions.
-- Pardon, monsieur, dit hardiment Nointel, n'êtes-vous pas M. Crozon ?
L'homme tressaillit, releva la tête, regarda fixement celui qui lui adressait la parole, et répondit d'un ton peu encourageant :
-- Oui, c'est moi. Qu'est-ce que vous me voulez ?
-- Allons ! j'en étais sûr ! vous ne me reconnaissez pas ?
-- Non.
-- Comment ! vous avez oublié cette jolie traversée sur le Jérémie, trois-mâts de six cent tonneaux, doublé et chevillé en cuivre, marche supérieure... bonne blague, la marche supérieure. Nous avons mis soixante-dix jours pour arriver au Mexique.
-- J'ai été second à bord du Jérémie, mais il y a douze ans de ça... et puis, où voulez-vous en venir ?
-- Eh ! parbleu ! à vous dire que je suis Nointel, sous-lieutenant au 8e hussards, embarqué avec son peloton, sur votre Jérémie, le 9 décembre 66.
-- Oui, oui, je me souviens maintenant, dit le marin en se déridant un peu. Et j'aurais dû vous remettre plus tôt, car vous n'avez pas changé.
-- Ni vous non plus, capitaine... je sais que vous êtes capitaine... j'ai eu de vos nouvelles par un officier qui vous a connu à Vera-Cruz et qui est du Havre. Vous commandez un navire baleinier.
-- Depuis deux ans. J'ai débarqué, il y a huit jours. Êtes-vous toujours au service ?
-- J'ai donné ma démission après la guerre.
-- Pour vous marier, hein ?
-- Ah ! mais non. Je tiens à vivre indépendant, et je resterai garçon.
-- Vous ferez bien, dit M. Crozon dont la figure se rembrunit.
-- Vraiment ? c'est votre avis ? Il me semblait que Fabrègue m'avait écrit...
-- Que j'étais marié ? C'est vrai.
-- Il m'a même dit que vous aviez épousé une Parisienne.
-- C'est vrai aussi.
-- Tant mieux ; ça vous décidera peut-être à habiter Paris. J'en suis ravi, car je pourrai vous voir quelquefois et même vous être utile. Je suis sur mon terrain dans ce pays-ci ; j'y connais tout le monde et j'y ai beaucoup d'amis, parce que je n'ai jamais rien demandé à personne. Je sais que vous ne demandez rien non plus, mais enfin, il y a dans la vie des occasions où on peut avoir besoin d'un camarade, et je vous prie de croire, mon cher Crozon, que je vous suis tout dévoué. Et de plus, je suis votre obligé. Vous m'avez servi de témoin, pendant notre relâche à la Havane... vous rappelez-vous ?
-- Contre un officier espagnol... et vous lui avez envoyé un joli coup de pointe... je crois bien que je me le rappelle... c'était à propos d'une quarteronne qui vendait des cigares au coin de la calle mayor.
-- Et qui était rudement jolie. Comme elle doit être vieille à présent ! Mais il ne s'agit pas de ça. Quand je retrouve un brave compagnon de jeunesse comme vous, j'entends qu'il dispose de moi en tout et pour tout. Et j'espère que vous ne vous gênerez pas, si je puis vous être bon à quelque chose.
Nointel avait touché juste. Le loup de mer était ému, et on lisait aisément sur son rude visage que son cœur commençait à s'ouvrir à la confiance.
-- Et en attendant que vous me demandiez un service sérieux, reprit le capitaine, j'espère que vous viendrez me demander à déjeuner demain matin. J'ai un certain rhum de la Jamaïque dont vous me direz des nouvelles.
-- Merci, mon cher Nointel, en ce moment, je sors très-peu... j'ai des raisons pour rester chez moi.
-- Bon, je devine. Vous êtes presque un nouveau marié, et après une campagne de deux ans...
-- Ma femme est malade, dit brusquement Crozon.
-- Alors, je vous demande pardon d'avoir plaisanté. Nous déjeunerons un autre jour. Mais, puisque vous sortez si peu, savez-vous que j'ai eu une fière chance de vous rencontrer dans un quartier où je ne viens pas deux fois par an... et où vous ne devez pas venir souvent non plus.
-- C'est la première fois que j'y mets les pieds.
-- Vous ne devineriez jamais ce qui m'y a amené, mon cher. Figurez-vous que je connaissais beaucoup cette malheureuse femme qu'on vient d'enterrer...
-- Et qui a été assassinée au bal de l'Opéra, s'écria le marin, qui pâlissait à vue d'œil. Connaissiez-vous aussi celle qui l'a tuée ?
-- Bon ! pensa Nointel. Le voilà donc où je voulais l'amener.
Et il dit tout haut, avec un calme parfait :
-- Ma foi ! non, je ne la connais pas. On m'a raconté que c'était une artiste, une chanteuse... bien née et bien élevée, à ce qu'il paraît. Je n'en sais pas davantage.
-- Bien née et bien élevée, répéta le marin d'un ton que le capitaine aurait trouvé singulier, s'il eût été moins bien informé. Et on est sûr que c'est cette créature qui a fait le coup ?
-- Sûr, autant qu'on puisse l'être quand la justice n'a pas encore prononcé. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle est arrêtée. Elle se nomme Lestérel.
-- Oui, Lestérel, murmura M. Crozon qui paraissait de plus en plus agité.
Nointel feignit de remarquer pour la première fois à quel point le baleinier était troublé.
-- Pardon, mon cher, lui dit-il doucement, je ne voudrais pas être indiscret, mais il me semble que ce nom vous cause une impression désagréable.
Au lieu de répondre, Crozon se versa un grand verre d'eau-de-vie et l'avala sans sourciller.
-- Il boit pour se donner le courage de me faire des aveux, se dit le capitaine. Il va y arriver. Pourvu qu'il ne roule pas sous la table ! Non, je me souviens de ses capacités. À bord, il absorbait une bouteille de rhum par jour et il n'y paraissait pas. Il a dû faire des progrès depuis douze ans.
Nointel pensa aussi qu'il fallait encourager les velléités de confiance que M. Crozon commençait à manifester et lui tendre une nasse où il pût se précipiter.
-- Cher ami, reprit-il, je ne vous demande pas vos secrets, mais, si vous prenez un intérêt quelconque à la personne qu'on accuse du crime de l'Opéra, je serais en situation de vous renseigner, et peut-être même de vous être utile, car je connais le juge d'instruction qui est chargé de suivre cette affaire.
-- Moi ! m'intéresser à cette gueuse ! grommela le loup de mer. Je voudrais qu'on l'étouffât dans sa prison.
-- Diable ! comme vous y allez... Que vous a-t-elle donc fait pour que vous souhaitiez qu'on l'étrangle ?
Crozon poussa une espèce de rugissement étouffé et fit une si singulière figure que Nointel eut beaucoup de peine à ne pas lui rire au nez.
-- Ce qu'elle m'a fait ? dit-il d'une voix sourde. Oh ! rien... c'est ma belle-sœur.
-- Ah ! mon Dieu ! s'écria Nointel en feignant d'éprouver une douloureuse surprise ; comment ! cette demoiselle...
-- Est la sœur de ma femme, oui, mon cher camarade. Mariez-vous donc pour être déshonoré.
-- Vous allez trop loin, mon ami. Personne ne songera à vous rendre responsable des actes de mademoiselle Lestérel. Et d'ailleurs on l'accuse peut-être à tort ; elle est peut-être innocente.
-- Elle ! c'est un monstre de scélératesse et d'hypocrisie.
-- Vous m'étonnez. J'avais entendu dire qu'elle était estimée dans le monde où elle allait, un très-bon monde, à ce qu'il paraît, et qu'on ne lui reprochait aucun écart de conduite.
-- Oh ! elle est habile... autant qu'elle est fausse.
-- Alors vous aviez cessé de la voir.
-- Non, pour mon malheur. J'aurais dû la chasser de chez moi... j'ai été assez lâche pour souffrir qu'elle continuât à fréquenter ma femme.
-- C'est un malheur... un très-grand malheur... mais enfin le scandale de ce procès ne peut pas vous atteindre. Personne ne saura que mademoiselle Lestérel vous touche de si près.
-- Vous vous trompez. Le juge le sait déjà et bientôt tout Paris le saura. Quand on l'a arrêtée, quand on lui a demandé où elle avait passé la nuit de samedi à dimanche, la coquine a eu l'audace de répondre qu'elle était venue chez sa sœur, à minuit, et qu'elle y était restée jusqu'à trois heures du matin. Le juge a fait appeler ma servante pour la confronter avec elle, et l'infâme a été forcée de reconnaître qu'elle avait menti. Un de ces jours, on m'appellera aussi... je suis étonné que ma femme n'ait pas déjà été citée.
-- Il est dur en effet, de se trouver mêlé à une affaire pareille, quand on a toujours été honnête homme. Je vous plains sincèrement, mon cher, et je plains aussi madame Crozon.
-- Elle ! non, ne la plaignez pas, dit rudement le marin.
Nointel ne commit pas la maladresse de demander l'explication de cette réponse. Il sentait que son homme allait en venir de lui-même aux confidences et il ne voulait pas se donner l'air de les provoquer.
-- Du reste, reprit-il, cette histoire est bien étrange... du moins ce que j'en sais, car je l'ai apprise par les journaux. Ils n'expliquent pas du tout pourquoi mademoiselle Lestérel a tué cette d'Orcival qui était une femme entretenue, et qu'elle n'avait sans doute jamais vue.
-- Erreur, mon cher, dit amèrement Crozon. Elles avaient été autrefois au même pensionnat. La cause du crime n'est pas difficile à deviner. Une querelle à propos d'un amant. Ah ! tenez, Nointel, quand je pense que j'ai toléré la présence de cette drôlesse dans ma maison... il me prend des envies d'aller assommer sa complice, et de me faire sauter le caisson après.
-- Je m'y oppose, s'écria en riant le capitaine, je ne veux pas perdre un vieux camarade, juste au moment où je viens de le retrouver. Un homme comme vous ne se tue pas pour des affaires de femmes, car tout ça c'est des affaires de femmes. Qu'est-ce que c'est encore que cette complice dont vous me parlez. J'ai lui mon Figaro ce matin. Il n'en dit pas un mot.
Le malheureux mari s'accouda sur la table et prit sa tête dans ses deux mains. Nointel comprit que la crise finale allait se déclarer, et il se garda de troubler une méditation qui ne pouvait guère manquer d'aboutir à une confession complète. Il fit bien. Après une assez longue pause, Crozon releva la tête, vida encore une fois son verre, et dit du ton décidé d'un homme qui vient de prendre une résolution :
-- Il faut que vous sachiez tout. Nous ne nous sommes pas vus depuis des années, mais je vous ai assez connu autrefois pour être sûr que vous êtes un brave garçon et qu'on peut se fier à vous. Et puis, j'en ai assez de dévorer ma rage, sans avoir un ami à qui conter mes chagrins et demander un conseil.
-- Un conseil ? Présent ! Et ceux que je vous donnerai ne seront pas mauvais. J'ai vécu ici, pendant que vous naviguiez ; vous avez le pied marin, moi j'ai le pied parisien ; votre cas doit être de ceux où je me suis trouvé dix fois. Je vous indiquerai le moyen d'en sortir. Inutile d'ajouter, cher ami, que je suis tout à votre service. Vous faut-il de l'argent ? J'ai chez mon banquier une trentaine de mille francs qui ne font rien. Cherchez-vous un second pour vous arranger un duel et vous appuyer d'un coup d'épée, en cas de besoin ? Je suis votre homme.
-- Merci, Nointel, merci, dit avec effusion le marin. L'argent ne me manque pas. Ma dernière campagne dans les mers du Sud m'a rapporté à elle seule une petite fortune, et j'avais déjà de jolies économies. Mais, pour le reste, j'accepte. Si je trouve ce que je cherche, vous serez mon témoin.
-- Avec plaisir, cher ami. Vous avez été le mien. C'est mon tour. Ah çà, vous pensez donc à en découdre avec quelqu'un ?
-- Je vous dirai tout à l'heure avec qui. Écoutez d'abord mon histoire. Elle est gaie, vous allez voir, dit Crozon, en riant d'un rire amer.
» Je me suis marié, comme vous savez. Je me suis marié, il y a six ans, avec la fille aînée d'un commandant d'infanterie. Ma femme ne m'apportait pas un sou de dot. Le père ne possédait que sa retraite, et il est mort six mois après la noce. Mais Mathilde était charmante, et j'en étais amoureux fou. Fallait-il que je fusse bête de croire qu'un vieux marsouin comme moi pourrait jamais plaire à une fille qui avait quinze ans de moins que lui et qui avait été élevée pour épouser un prince ! Que voulez-vous ! j'étais pris, et c'était la première fois que ça m'arrivait. Vous m'avez connu du temps du Jérémie, et vous savez le cas que je faisais des femmes. Mes liaisons ne duraient jamais plus longtemps que les relâches de mon navire, et je n'y pensais plus deux heures après l'appareillage. Je me moquais des camarades qui faisaient du sentiment à bord. Eh bien, il était écrit là-haut que je serais pincé comme les autres.
» Je me mariai donc, plus content qu'un roi, et tout marcha bien dans le commencement. Mathilde me faisait bonne mine, et je me mettais en quatre pour lui procurer de l'agrément. Je n'y réussissais qu'à moitié, parce qu'elle aurait voulu bien des choses que je ne pouvais pas lui donner ; mais enfin elle ne se plaignait pas, et elle me rendait heureux. Son grand chagrin était de ne pas avoir d'enfant, et pour se consoler, elle jouait à la maman avec sa petite sœur qui venait de sortir de pension. Vous dire tout ce que nous avons fait pour mettre cette cadette en état de gagner sa vie honnêtement, ce serait trop long. Des maîtres de toute espèce, des leçons de chant à vingt francs le cachet. Tout le superflu de notre ménage y passait.
-- Et c'est cette jeune sœur qui...
-- Qui vient d'assassiner une fille, oui, mon ami ; mais ce n'est pas d'elle que je veux vous parler. Elle sera condamnée, elle finira sur l'échafaud ou dans une prison avec les voleuses ; tant mieux ! je ne souffrirai plus par elle. Écoutez le reste.
» J'aimais tant Mathilde que, moi qui me souciais de l'argent comme d'une pipe de tabac, je ne pensais plus qu'à en gagner. Nous avions de quoi vivre, et j'aurai pu flâner à terre six mois de l'année. Je me mis à rechercher les embarquements les plus productifs et les plus pénibles. Je fis deux campagnes dans les mers de Chine, presque coup sur coup, deux voyages heureux qui me donnèrent de bonnes parts de bénéfice. Ma femme se conduisit bien pendant ces deux longues absences ; mais au retour de la dernière, elle me laissa entendre que nous n'étions pas encore assez riches. Je l'adorais comme le premier jour, plus que le premier jour. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Une créature qui n'avait que le souffle, pas de santé, pas de gaieté, rien qui pût plaire à un marin. Je crois qu'elle m'avait ensorcelé.
» Pour lui rapporter la fortune qu'elle ambitionnait, je me décidai à partir encore une fois. Je pris le commandement d'un baleinier pour un armateur du Havre. Je savais que le métier était dur et dangereux, mais qu'avec de la chance on pouvait s'y enrichir. Et, en effet, j'ai fait une campagne superbe. Il est vrai que je risquais ma peau à peu près tous les jours. J'ai été pris dans les glaces ; j'ai failli me perdre deux fois sur des bancs de coraux. Mais j'en avais vu bien d'autres, et puis je pensais à Mathilde. Je me disais : Maintenant elle aura ce qu'elle souhaitait tant : la grande aisance, la vie large et facile. Enfin, après une dernière croisière dans les mers du Japon, je complète mon plein chargement d'huile et j'entre en relâche à San Francisco, en route pour la France. C'est là que le malheur m'attendait.
-- Comment ! à trois mille lieues de Paris !
-- En débarquant, je trouvai une lettre, parfaitement adressée à mon nom, une lettre où on me disait à peu près ceci : « Votre femme vous trompe. Elle a un amant, et elle s'affiche publiquement avec lui. Hâtez-vous de revenir pour arrêter ce scandale qui menace d'avoir des suites. À votre arrivée, l'ami qui vous avertit vous fournira des preuves. »
-- Et ce n'était pas signé ?
-- Non, mais...
-- Et vous avez cru aux infamies inventées par un calomniateur anonyme ?
-- Je n'y ai pas cru d'abord. J'ai horriblement souffert, mais je ne désespérais pas encore. Mathilde m'avait écrit aussi, et sa lettre n'était ni plus ni moins tendre que les autres. J'eus le courage de ne pas quitter mon navire et la sottise d'annoncer à ma femme que j'arriverais en France avant la fin de février. Il y a huit jours, en prenant terre au Havre, j'ai reçu une nouvelle lettre...
-- Anonyme comme l'autre.
-- Oui, mais contenant des détails plus précis. On m'apprenait que ma femme avait été abandonnée par son amant, mais qu'il était résulté de cette liaison... un enfant.
-- Diable ! dit Nointel en hochant la tête.
-- Un enfant qui est né il y a un mois et que sa mère a fait disparaître.
-- Un infanticide !
-- Non, malheureusement. Il vaudrait mieux que la misérable se fût débarrassée de ce bâtard. Je ne serais pas obligé de le tuer. Elle le cache... elle est accouchée clandestinement, hors de sa maison... mais je le trouverai, et je vous jure que je ferai justice de la mère et de l'enfant. Vous pensez peut-être que j'ai trop tardé à me venger. Écoutez encore, écoutez jusqu'au bout, et vous allez comprendre pourquoi je hais cette Berthe Lestérel.
» Après avoir lu la seconde lettre, je ne me possédais plus. Je me suis arrêté deux heures au Havre, juste le temps de voir mon armateur, et je suis parti par le premier train. Ma femme était sur ses gardes. Elle avait envoyé sa bonne m'attendre à la gare. Je ne laisse pas à cette fille le temps d'aller prévenir sa maîtresse, et je tombe comme une bombe chez Mathilde. J'y trouve...
-- L'amant ?
-- Si je l'avais trouvé, lui ou moi nous serions morts ? J'y trouve ma belle-sœur, qui sans doute était venue tout exprès pour aider sa complice à me jeter de la poudre aux yeux. J'éclate en reproches, en menaces. Ma femme ne me répond pas. Elle faisait semblant d'être mourante. L'autre prend sa défense ; elle crie bien haut que Mathilde est innocente, que je suis fou. Je croyais encore à l'honneur de cette Berthe, alors...
-- Pardon, si je vous interromps, cher camarade. Au moment où a commencé cette scène, saviez-vous déjà le nom de l'amant ?
-- Non, et je ne le sais pas encore. Mais je le saurai ce soir.
-- Ce soir ! s'écria Nointel que cette nouvelle intéressait beaucoup plus que les infortunes matrimoniales de M. Crozon. Vous êtes sûr que vous aurez ce soir le nom de cet homme ?
-- Parfaitement sûr, répondit froidement le marin. Je vous dirai tout à l'heure pourquoi j'en suis sûr. Laissez-moi d'abord finir mon récit. J'ai mis Berthe au défi de jurer que sa sœur était innocente. Elle a juré, l'infâme. Elle a juré sur son honneur... belle garantie, en vérité ! Et j'ai été assez sot pour croire à ce serment. Je me suis rétracté, j'ai pleuré... oui, j'ai pleuré... et j'ai demandé pardon à ma femme de l'avoir soupçonnée. Que pensez-vous de ma lâcheté, Nointel ?
-- Je pense, mon ami, que si j'avais été à votre place, j'en aurais fait tout autant. Et j'ajoute qu'il ne m'est pas prouvé que vous ayez raison de croire à une faute commise par madame Crozon. À mon sens, une lettre anonyme ne mérite pas qu'on la prenne au sérieux. Pour condamner une femme, il faut d'autres preuves que les affirmations d'un gredin. Qui vous dit que ce correspondant n'est pas un ennemi qui cherche à troubler la paix de votre ménage, un drôle qui aura fait la cour à votre femme et qui se venge de ses dédains ?
-- C'est impossible. Il m'a promis de se faire connaître à moi.
-- Bon ! mais jusqu'à ce qu'il l'ait fait, vous devez douter de ce qu'il avance, et, si vous me consultiez, je vous conseillerais de ne rien précipiter avant d'avoir acquis une certitude.
-- Oh ! j'ai été patient. Voilà huit jours que j'endure tous les tourments de l'enfer et que je n'agis pas. Après la scène où ces deux femmes m'ont trompé si odieusement, Mathilde, qui était déjà très-souffrante... vous savez pourquoi... Mathilde est tombée, ou a feint de tomber gravement malade. À chaque instant, il lui prenait des attaques de nerfs effroyables. Je ne la quittais pas, et ma belle-sœur ne la quittait guère. Je ne me défiais plus de cette misérable Berthe. Et cependant, je surprenais parfois entre elle et Mathilde des échanges de regards, des signes qui auraient dû m'éclairer. Le lendemain de mon arrivée, entre autres, il se passa devant moi un incident assez singulier. Ma femme était au lit, et sa sœur lui lisait le journal. Lorsque vint le récit du suicide de je ne sais quel étranger chez cette d'Orcival, Mathilde eut une crise très-violente. Je ne pris pas garde alors à cette coïncidence, mais je m'en suis souvenu plus tard.
-- Moi aussi, je m'en souviendrai, pensait le capitaine.
-- Les choses allèrent ainsi pendant toute la semaine, reprit le marin, moi ne bougeant pas du chevet de ma femme, et Berthe venant chez nous plusieurs fois par jour. Samedi, j'ai reçu une lettre de mon anonyme. C'était la première depuis mon arrivée à Paris. Il me disait qu'il était sur la trace de l'enfant que Mathilde avait caché ; qu'il m'avertirait, dès qu'il l'aurait trouvé, ce qui ne pouvait tarder, et qu'il m'apprendrait en même temps le nom de l'amant.
-- En vérité, mon cher Crozon, je suis tenté de croire que cet homme se moque de vous, avec ses dénonciations en plusieurs numéros. Vous avez peut-être affaire à un fou. Les avez-vous gardées, ces lettres ?
-- Oui. Je vous les montrerai, mais écoutez la suite. Je retombai dans des perplexités terribles, après avoir lu ce nouvel avis ; mais je croyais encore à une calomnie. Le soir, ma belle-sœur était invitée à une soirée ; elle devait venir voir Mathilde à minuit. Elle ne vint pas, et je m'aperçus que ma femme était très-inquiète. Jugez de ce que j'ai dû éprouver lorsque, le lendemain, notre bonne, qui, à ma grande surprise, avait été appelée au Palais de justice, nous a appris que Berthe était arrêtée, et qu'on l'accusait d'avoir tué une femme au bal de l'Opéra... de l'avoir tuée avec un couteau-éventail que je lui avais rapporté du Japon...
-- Quoi ! c'est vous qui lui aviez fait présent de ce bibelot meurtrier ? On ne parle que de cela partout.
-- Oui, c'est une fatalité... car cette malheureuse ne peut pas nier son crime. On ne trouverait pas ici le pareil de ce poignard. J'ai compris tout de suite qu'elle était perdue. Mathilde l'a compris aussi. Elle s'est évanouie, et elle est restée douze heures entre la vie et la mort. Depuis qu'elle est en état de parler, j'ai essayé à plusieurs reprises d'obtenir qu'elle me dît ce qu'elle pensait de l'affaire de sa sœur. Je n'ai pas pu en tirer un mot. Elle pleure et elle ne répond à aucune question. Elle a de bonnes raisons pour se taire. Que s'est-il passé entre Berthe et cette fille ? Pourquoi l'a-t-elle assassinée ? Que m'importe ? Je sais qu'elle est coupable et qu'elle a menti en me jurant que sa sœur ne m'avait jamais trompé. Je ne crois pas au serment d'une femme qui assassine. Et maintenant, je suis sûr de mon fait. Ma femme a eu un amant, et un bâtard est né de cet adultère.
» Vous pouvez vous figurer aisément, mon cher Nointel, ce que je souffre. Hier, j'ai cru que j'allais mourir de désespoir ; ce matin, n'y tenant plus, je suis sorti de cette maison souillée, j'ai marché devant moi sans savoir où j'allais, et le hasard m'a amené ici, au moment où le convoi de cette d'Orcival entrait dans le cimetière. En voyant les drôlesses en falbalas qui suivaient le corbillard, je me suis douté de la chose, et je me suis informé. Dans la foule, on ne parlait que du crime de l'Opéra, et le nom de Lestérel était dans toutes les bouches. Alors la rage m'a pris, et je me suis assis devant ce cabaret pour boire. J'espérais que l'eau-de-vie me ferait oublier. Je me trompais. Il y a longtemps que je n'ai plus la consolation de trouver l'oubli au fond d'une bouteille. Au moment où vous m'avez parlé, je me demandais si je ne ferais pas bien d'en finir et d'aller me jeter dans la Seine au lieu de rentrer chez moi. Voilà où j'en suis, mon cher camarade ; moi qui ai navigué sur toutes les mers du globe, je pense à me noyer dans l'eau douce, et quand je songe que c'est une femme qui m'a mené là, je voudrais que le tonnerre les écrasât toutes.
-- Vous allez trop loin, cher ami, dit doucement Nointel. Les femmes ont du bon, et je confesse que sans elles l'existence n'aurait aucun charme pour moi. Le tout est de ne pas leur demander ce qu'elles ne peuvent pas nous donner, et de ne pas prendre trop au sérieux les chagrins qu'elles nous causent. C'est pourquoi, si vous me permettiez d'émettre un avis sur votre cas, je vous dirais qu'en admettant même que votre femme ait eu un amant, ce qui ne me paraît pas démontré, c'est là un malheur qu'il faut avoir le courage de supporter. L'opinion s'est retournée, depuis le temps de Molière. Les maris trompés ne font plus rire, et un honnête homme n'est pas déshonoré parce qu'il a plu à une farceuse de jeter son bonnet conjugal pardessus les moulins.
-- Oui, répondit le marin avec ironie, je sais que la mode a changé. On ne les insulte plus sur le théâtre, et ailleurs on ne se moque plus d'eux ouvertement, surtout quand on sait qu'ils ne sont pas d'humeur à se laisser bafouer. Mais ce n'est pas le ridicule que je crains. Si j'avais fait un mariage de raison et que ce mariage eût mal tourné, j'aurais commencé par donner une leçon au premier railleur qui me serait tombé sous la main ; peut-être même me serais-je cru obligé de planter un bon coup d'épée dans les côtes de l'amant ; et après, j'aurais laissé ma femme à son amoureux, je serais retourné à mon métier de marin et je me serais bien vite consolé en naviguant.
-- Qui vous empêche de prendre ce sage parti ?
-- Vous ne comprenez donc pas que j'ai aimé passionnément cette créature, que depuis six ans je ne vis que pour elle ; vous ne comprenez donc pas que je l'aime encore ? C'est honteux, c'est lâche, mais c'est ainsi. Je la méprise, je la hais, et je l'adore. Si je ne l'adorais pas, croyez-vous que je penserais à la tuer ? Que m'importerait qu'elle appartînt à un autre, si elle m'était indifférente ?
» Mais il est enraciné là, cet indigne amour, dit Crozon, en se frappant la poitrine, et pour l'en arracher, il faudrait m'arracher le cœur. Vous êtes fort, vous, Nointel, vous ne vous êtes jamais affolé d'une de ces poupées qui nous prennent tout, notre énergie, notre honneur. Vous ne savez pas ce que c'est que de se dire à tout instant du jour et de la nuit : il y a un homme qui la possède ; elle ne vit que pour cet homme, elle est à lui corps et âme, elle lui a sacrifié son honneur, et sur un signe de cet homme, elle me quitterait sans pitié, elle le suivrait sans remords. Si vous aviez passé par cette horrible épreuve, je vous jure que vous ne me conseilleriez pas la résignation. Je ne pardonnerai pas, je ne peux plus pardonner ; j'ai trop souffert. Il faut que tous ceux par qui j'ai souffert soient punis. Quand ce sera fait, il ne m'en coûtera guère de mourir, car ce n'est pas vivre que de vivre comme je vis. Heureusement, le jour de la vengeance est venu.
-- Mon cher camarade, dit Nointel sans s'émouvoir, j'aurai quelques objections à vous présenter quand vous en serez à dénouer tragiquement cette fatale histoire. Oh ! rassurez-vous ! je ne vous ferai pas de phrases ; j'essayerai seulement de vous montrer les inconvénients que présente la mise en pratique des procédés violents. Mais sur quoi fondez-vous la certitude d'une vengeance immédiate ? Est-ce que votre correspondant anonyme aurait encore fait des siennes ?
-- J'ai reçu une nouvelle lettre de lui, hier. Il m'annonce qu'il n'a pas encore pu découvrir l'endroit où est l'enfant, mais que, demain, il m'apprendra le nom de l'amant... demain, c'est aujourd'hui, et, avant ce soir, je saurai à qui m'en prendre.
-- Bon ! mais je suppose que votre projet n'est pas de poignarder cet amant. Il faut laisser ces façons-là aux Espagnols.
-- Je lui ferai l'honneur de me battre avec lui, et je le tuerai, je vous en réponds.
-- Je sais que vous êtes de première force à l'épée.
-- À toutes les armes. Vous règlerez comme vous l'entendez les conditions du duel. Je ne tiens qu'à une chose, c'est à en finir promptement. Je vais rentrer chez moi. Si j'y trouve la lettre, je vous l'apporterai immédiatement et je vous prierai d'aller aussitôt voir cet homme, afin que nous puissions nous battre demain matin.
-- Très-bien. Je serai au cercle de quatre à cinq, et j'y reviendrai vraisemblablement vers minuit. Je demeure rue d'Anjou, 125. Voici ma carte. Disposez de moi à toute heure de jour et de nuit. Mon cercle est celui de votre compatriote et ami Fabrègue, boulevard des...
-- Je sais ; je suis allé l'y chercher une fois pendant mon dernier séjour à Paris.
-- Il n'y a qu'une chose qui m'inquiète. La lettre va vous désigner un nom, c'est parfait. Mais encore faudrait-il s'assurer que la lettre ne ment pas. Vous ne pouvez pas, sur une dénonciation anonyme, obliger un monsieur à s'aligner. D'ailleurs, l'amant niera. Un galant homme, en pareil cas, n'avoue jamais.
-- Je le forcerai à avouer.
-- Hum ! si vous vous proposez de lui arracher une confession en vous livrant sur sa personne à des voies de fait, je dois vous dire qu'alors je vous prierai de me relever de mes fonctions de témoin. Les brutalités de ce genre me semblent de mauvais goût, et, de plus, elles iraient contre votre but.
-- Soit ! je m'en rapporterai entièrement à vous.
-- Et vous ferez bien, mon cher Crozon. Je connais mon Paris, et dès que je saurai le nom, je serai peut-être en mesure de vous dire s'il faut ajouter foi à la déclaration de votre espion, -- car c'est un espion, ce correspondant qui dénonce les femmes, -- ou s'il a lancé une accusation fausse. Je suppose, bien entendu, que l'accusé sera un homme du monde, ou du moins un homme qu'on peut prendre pour adversaire sans se dégrader.
-- Je me battrais avec un forçat, si ce forçat avait été l'amant de ma femme, dit froidement le marin.
-- J'espère que vous n'en serez pas réduit à cette extrémité, répliqua Nointel en souriant. Mais je ne soupçonne pas du tout à qui nous allons avoir affaire.
Le capitaine, en parlant ainsi, disait le contraire de la vérité, car il soupçonnait très-fort que Golymine avait été l'amant de madame Crozon, et il eût été ravi que la lettre attendue par le malheureux mari confirmât ses soupçons, d'abord parce que, Golymine n'étant plus de ce monde, le duel serait devenu impossible, ensuite et surtout parce que cela eût cadré à merveille avec le système de défense qu'il échafaudait peu à peu dans l'intérêt de mademoiselle Lestérel.
-- Cela ne prouverait pas qu'elle n'a pas tué Julia, pensait-il, mais, c'est égal, Darcy serait bien content si je pouvais lui démontrer que la correspondance amoureuse était de la sœur, et que mademoiselle Berthe n'est allée à l'Opéra que pour sauver l'honneur de madame Crozon.
Pour le moment, la question était vidée. La bouteille d'eau-de-vie aussi. Le baleinier l'avait mise à sec, et il portait sans trébucher cette ration d'alcool qui aurait couché par terre un buveur ordinaire. Mais elle ne l'avait pas calmé, et quand il se leva, Nointel lut dans ses yeux une résolution implacable.
Ils se serrèrent la main, et ils se séparèrent sur ce mot de Crozon :
-- À bientôt, camarade, je compte sur vous.
Nointel le suivit des yeux sur le boulevard, où il marchait d'un pas ferme, et appela un fiacre pour se faire conduire au cercle. Ce n'était pas encore l'heure de se présenter chez la marquise, et il n'avait rien de mieux à faire que d'aller aux nouvelles en causant avec les désœuvrés du club.
-- Ce Sganarelle au long cours est un homme terrible, se disait-il en montant dans la voiture de place, et il faudra que je le surveille de près pour l'empêcher de se mettre un ou deux meurtres sur la conscience. Mais je voudrais bien savoir quel est le lâche gredin qui a dénoncé sa femme. Et je le saurai peut-être. Le baleinier m'a promis de me montrer ses lettres.
CHAPITRE PREMIER
Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l'avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Au régiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d'une ville de garnison il avait laissé d'impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l'imprévu, qui joue un si grand rôle dans l'existence parisienne. Son temps était réglé comme s'il eût été surchargé d'affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée ; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n'avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s'y attardait guère et il en revenait toujours.
L'aventure de Gaston Darcy était survenue dans un moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avait saisi avec joie l'occasion d'occuper son désœuvrement et de venir en aide au plus cher de ses amis.
Depuis quarante-huit heures, il appartenait tout entier à la défense de Berthe Lestérel ; il s'y était dévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle et le même soin qu'il aurait dirigé une opération de guerre, il avait pris goût au métier, et la campagne s'annonçait bien. Le bouton de manchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et les confidences de M. Crozon : autant de positions prises dont il s'agissait de tirer parti contre l'ennemi. L'ennemi, c'était la marquise de Barancos, un ennemi qu'il y avait plaisir à combattre, car il était de force à se défendre, et Nointel se faisait une fête de lutter de ruse et d'adresse avec ce séduisant adversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalement de le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandait qu'à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heures avant d'engager l'action, et il entendait les employer à sa fantaisie.
Or, il avait l'habitude d'aller, entre son déjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle. Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car son esprit d'observation trouvait à s'exercer en étudiant les types curieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver le carambolage. Il jugea qu'après avoir consacré un bon tiers de sa journée à servir la cause de l'innocence et de l'amitié, il avait bien gagné le droit de s'offrir sa récréation favorite. La marquise ne recevait qu'à cinq heures, et il n'avait pas besoin de rentrer chez lui pour s'habiller, son groom ayant ordre de lui apporter au cercle une toilette mieux appropriée à une visite d'avant-dîner que la tenue d'enterrement qu'il portait depuis le matin. Du reste, il n'espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondant anonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureux marin lui faisait l'effet de ne pas être très-sûr de ce qu'il avançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite à nommer l'amant de madame Crozon.
-- D'ailleurs, se disait-il en montant l'escalier du cercle, l'amant, c'était Golymine, selon toute apparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine qui est le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, un homme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer par Crozon.
Nointel se dit cela, et n'y pensa plus. C'était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge, absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au mess des officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle de billard, il se retrouvait aussi libre d'esprit et aussi gai qu'au temps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.
La partie était déjà en pleine activité, quoiqu'il fût de bonne heure. L'hiver, l'affreux hiver de cette année, faisait des siennes ; le Bois n'était pas tenable, et les plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient été contraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointel se trouva au milieu de gens qu'il connaissait et qu'il aimait à rencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour se moquer d'eux, quand il en trouvait l'occasion. Il y avait là le jeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dans le monde galant ; le lieutenant Tréville, hussard persécuté par la dame de pique et favorisé par les dames du lac ; M. Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait son âge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtres après avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles ; l'adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay, aspirant sportsman et joueur sans malice ; Alfred Lenvers, un habile garçon qui se faisait trente mille livres de rente en élevant des pigeons au piquet et au bésigue chinois ; M. Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais ; le major Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation et parieur de son état ; l'aimable Charmol, ancien avoué et membre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingt campagnes, six blessures et un exécrable caractère.
Simancas et Saint-Galmier manquaient à cette réunion ; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.
La partie était fort animée, car les parieurs abondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu près d'égale force. Pour le moment, Lolif avait l'avantage, et il venait d'exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage des plus difficiles. Il souriait d'aise, et il se préparait à profiter d'une série qu'il s'était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu'il avisa Nointel.
-- Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-il du plus loin qu'il l'aperçut. Étiez-vous à l'enterrement de Julia ? On m'a dit qu'on vous y avait vu. Moi, j'y étais ; malheureusement, je n'ai pas pu aller au cimetière. J'ai été appelé à une heure chez le juge d'instruction. Il y a du nouveau, mon cher. Figurez-vous que...
-- Ah çà ! est-ce que vous allez encore nous réciter le Code de procédure criminelle ? s'écria le lieutenant Tréville. J'en ai assez de vos histoires de témoignages et de vos découvertes. D'abord il n'y a rien qui porte laguigne comme de parler procès. Quand il m'arrive par hasard de lire la Gazette des Tribunaux, j'en ai pour vingt-quatre heures de déveine. Et j'ai parié dix louis pour vous, mon gros.
-- Le lieutenant a raison, grommela le colonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu ! à votre jeu ! j'y suis de quarante francs, jeune homme.
-- Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolif en brandissant sa queue d'un air vainqueur. Il me manque neuf points de trente. Vous allez voir comment je vais vous enlever ça.
-- Je fais vingt louis contre quinze pour M. Lolif, dit le baron de Sigolène.
-- Je les tiens, riposta Verpel, le banquier de l'avenir.
Et Lolif, tout fier de la confiance qu'il inspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de la justifier en carambolant de plus belle.
Nointel était charmé des interruptions de la galerie qui l'avaient dispensé de répondre aux interpellations indiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre aux oisifs du cercle qu'il venait d'honorer de sa présence les obsèques de madame d'Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui, depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément une attitude hostile, et il alla s'asseoir tout au bout d'une des banquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.
Lolif, surexcité peut-être par sa présence, venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait à profiter de sa maladresse.
Le capitaine n'avait pas plus tôt pris place sur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de ce tournoi, qu'un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur un plateau d'argent. Nointel regarda l'adresse ; elle était d'une écriture qu'il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment ce pli qui ne l'intéressait guère. Il changea de note en lisant la signature du général Simancas.
-- Oh ! oh ! dit-il tout bas, que peut avoir à me dire ce Péruvien ? Voyons un peu.
« Cher monsieur, madame la marquise de Barancos me charge de vous informer qu'elle ne recevra pas aujourd'hui, mardi. Elle est très-souffrante d'une névrose qui s'est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier pense que cette crise pourra se prolonger quelques jours. J'avais eu l'honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c'est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. La marquise s'est souvenue que, dimanche, à l'Opéra, vous lui aviez promis une visite ; elle a tenu à vous éviter un dérangement, et elle m'a prié de vous exprimer le regret qu'elle éprouve d'être forcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu'il lui serait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur. »
-- Et c'est ce drôle qu'elle choisit pour m'avertir ! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plus grave que tous les autres. La Barancos employant Simancas comme secrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c'est on ne peut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui la tiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu'un débarrassait d'eux cette marquise, m'est avis qu'elle ne marchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s'agit maintenant de décider s'il vaut mieux, dans l'intérêt de mademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de lui arracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtres chanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemment le plus pratique ; mais, pour faire marcher ces coquins, il me faudrait un moyen d'action... il me faudrait posséder la preuve d'une des canailleries qu'ils ont sur la conscience. En attendant que je surprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser ma pointe avec madame de Barancos ; nous verrons bien si elle persistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don José Simancas, qui me payera cette impertinence un jour ou l'autre.
Ce monologue fut interrompu par des exclamations poussées à propos d'un coup douteux. Lolif prétendait que sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait le fait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l'autre. La majorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n'avait plus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisser le champ libre à l'ennemi qui était à vingt-quatre.
-- Je suis flambé, mon capitaine, dit le lieutenant Tréville en s'asseyant à côté de Nointel. Cet imbécile de Lolif va me faire perdre les dix louis que j'ai pariés pour lui, et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut la main. Mais aussitôt qu'il aperçoit quelqu'un à qui parler de l'affaire de la d'Orcival, il ne sait plus ce qu'il fait.
-- Ma foi ! je ne devine pas pourquoi il s'est avisé de m'interpeller à ce propos-là, répondit Nointel en haussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe chez les commissaires de police et chez les juges d'instruction.
-- Bon ! mais vous êtes l'ami intime de Darcy, et Darcy a été l'amant de Julia ; Lolif suppose que tout ce qui se rattache au crime de l'Opéra vous intéresse, et il n'en faut pas davantage pour qu'il manque un carambolage sûr. Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer la carotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d'estaminet. Il amuse le tapis jusqu'à ce qu'il ait trouvé une bonne série dans un coin. Tenez ! il la tient. Voilà les trois billes acculées. Vingt-cinq ! vingt-six ! vingt-sept ! vingt... non, il vient d'attraper un contre. Allons, j'ai encore de l'espoir... pourvu que Lolif n'ait pas une nouvelle distraction.
-- Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même au lieu de parier ?
-- Parce que je me fais battre par des mazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdre patience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Il y a d'abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel qui mène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met les morceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire de s'en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que les lampes n'éclairent pas, et cette vieille culotte de peau de Tartaras qui se plaint qu'on fume pendant qu'il joue.
-- Vous avez sir John Cocktail.
-- Trop malin pour moi, ce major. D'ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne sait pas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon a trop bien dîné avec des figurantes.
-- Et Charmol ?
-- Charmol ? Il me corne aux oreilles les chansons qu'il élucubre pour charmer les membres du Caveau... et pour m'empêcher de caramboler. Sans compter qu'il m'étourdit avec ses tours de force. Il a toujours un pied en l'air. Il joue tout le temps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez. Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes à vingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voir ça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de la banquette où il s'était juché.
Nointel le laissa partir sans regret, quoiqu'il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui était venu là pour se reposer l'esprit, se voyait, bien malgré lui, rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Il l'avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser et d'en tirer des conséquences.
-- Allons, mon garçon, cria Tréville à Lolif, penché sur le billard, tâchons d'avoir de l'œil et du sang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille en tête et un peu à gauche... pas trop d'effet... du moelleux.
-- Dites-moi, Lolif, demanda tout à coup Prébord, est-ce vrai ce qu'on m'a raconté... que la cabotine qui a tué la d'Orcival va être mise en liberté ?
La question avait été lancée par Prébord juste au moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, qui allait lui assurer le gain de la partie. Et cette question toucha si bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas la rouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, qui manqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.
Cette faute lourde provoqua de bruyantes exclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurs et compléta ses trente points en trois coups de queue.
-- Sacrebleu ! dit le colonel, en regardant d'un air furieux l'infortuné Lolif, vous l'avez donc fait exprès ? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux comme une femme. Je n'aurais pas perdu quarante francs.
-- Lolif a joué comme un fiacre, cria Tréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas, ces choses-là.
-- Encore s'il n'avait fait que me parler, murmura piteusement le vaincu ; mais m'adresser une question pareille... à moi qui connais l'affaire Lestérel dans ses moindres détails et qui sais parfaitement qu'on n'a pas relâché la prévenue...
-- Non, ça ne se fait pas, reprit le lieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.
-- Je m'y oppose, dit Verpel qui avait parié pour Prébord. Il n'est pas écrit dans la règle du billard qu'on jouera à la muette.
Sigolène, mon bon, vous me devez vingt louis.
-- Il ne s'agit pas ici de la règle. Il s'agit de décider s'il est permis de déranger un joueur au moment où il envoie son coup. L'interroger à brûle-pourpoint sur un sujet qui l'intéresse, c'est absolument comme si on le heurtait. Je m'en rapporte au capitaine Nointel.
-- Moi aussi, appuya Tartaras. Que pensez-vous du cas ?
-- Ma foi ! mon colonel, je pense que le règlement ne l'ayant pas prévu, M. Prébord a le droit de prétendre qu'il a gagné. Reste la question de la loyauté, qui peut être appréciée de plusieurs façons.
-- Qu'entendez-vous par ces paroles ? demanda Prébord, très-pâle.
-- Tout ce qu'il vous plaira, répondit Nointel, en le regardant fixement.
-- Messieurs ! messieurs ! s'écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, je vous en prie... Prébord n'avait pas de mauvaise intention... et je serais désolé d'être la cause d'une querelle..., j'aimerais mieux prendre à mon compte tous les paris que j'ai fait perdre.
-- Rassurez-vous, mon cher, les choses en resteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.
Le bellâtre, en effet, n'avait pas l'air de vouloir les pousser plus loin. Il s'était replié sur un petit groupe d'amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu'à enterrer l'affaire. Il n'entrait pas dans les plans de Nointel de donner une suite à ce commencement de querelle. L'heure n'était pas venue d'en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Il suffisait au capitaine d'avoir montré publiquement le cas qu'il faisait de ce personnage, et il n'ajouta pas un mot à la leçon qu'il venait de lui donner.
Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps de changer de résolution. Sans demander une revanche que son adversaire ne lui offrait pas, il s'empara de Nointel, il l'accapara, il finit par l'entraîner dans un petit fumoir qui communiquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu'il s'était promis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien que Lolif ne l'emmenait que pour lui parler du crime de l'Opéra, et il s'attendait à recevoir une averse de nouvelles insignifiantes ; mais il se résignait, par amitié pour Darcy, à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois des perles dans les huîtres et des indications précieuses dans les discours d'un sot.
-- Mon cher, lui dit le reporter par vocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire que mademoiselle Lestérel a été mise en liberté.
-- Nulle part, cher ami, répliqua le capitaine. Ce propos n'était à autre fin que de vous troubler et de vous faire manquer votre carambolage.
-- C'est bien possible... Prébord a une façon de jouer qui ne me va pas ; mais il n'est pas question de ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui se prépare et qui passionnera tout Paris.
-- Moi ! oh ! très-peu, je vous assure. C'est à peine si je lis les journaux.
-- Vous ne pouvez pas y être indifférent, ne fût-ce qu'à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemment que le meurtre de madame d'Orcival ne reste pas impuni. Eh bien, quoiqu'il soit le propre neveu du juge d'instruction, je suis certain qu'il n'est pas si bien informé que moi.
-- Je le crois. Son oncle a refusé péremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans son cabinet.
-- Et son oncle a eu raison. C'est un magistrat de la vieille roche que M. Roger Darcy. Il connaît ses devoirs, et rien ne l'y ferait manquer. Mais, moi, je ne suis pas lié comme lui par un serment. Je me suis tu scrupuleusement, jusqu'à ce qu'il ait reçu ma déposition ; maintenant que j'ai déposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce que j'ai appris.
-- Absolument libre.
-- Eh bien, mon cher Nointel, je n'ai pas perdu mon temps, car l'instruction n'a plus de secrets pour moi. Je me suis mis en relation avec quelqu'un que je ne vous nommerai pas, parce que je lui ai promis une discrétion inviolable...
-- En échange de ses indiscrétions.
-- Mais oui. Vous comprenez que, si on savait qu'il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Je ne veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne me dirait plus rien, et j'aurais dépensé mon argent inutilement. Vous vous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pas gratuites, et elles m'ont déjà coûté gros.
-- Il s'agit de savoir si elles valent ce qu'elles vous ont coûté.
-- Vous allez en juger. Voici ce qui s'est passé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée, perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvert un fragment de lettre où madame d'Orcival lui donnait rendez-vous au bal de l'Opéra.
-- À quelle heure ? demanda Nointel, qui n'avait pas vu Darcy depuis la veille.
-- Mon homme ne me l'a pas dit, et je n'ai pas pensé à le lui demander. L'heure, du reste, n'importe guère. Il suffit qu'il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.
-- C'est juste, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, il n'y avait rien à tirer de Lolif.
-- Or, il est prouvé qu'elle y est allée. Hier, dans l'après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévéré dans son système, qui consiste à ne pas répondre.
-- Pas mauvais, le système. Le silence est d'or, dit le proverbe.
-- Le proverbe a tort, pour cette fois. Songez que, devant l'évidence des faits, le silence équivaut à un aveu.
-- Allons donc ! Il est toujours temps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas de s'enferrer. Si j'étais accusé, je ne dirai pas un mot dans le cabinet du juge. Je n'ouvrirais la bouche qu'en présence des jurés.
-- Mademoiselle Lestérel est de votre avis, car jusqu'à présent, M. Darcy n'a rien obtenu, ni confession, ni explication ; mais les faits parlent. Elle aurait pu soutenir qu'elle n'était pas allée au rendez-vous donné par Julia d'Orcival. Malheureusement pour elle, hier, un commissaire trèsintelligent a eu l'idée de feuilleter le registre des objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits sur ce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dans la nuit de samedi à dimanche. M. Roger Darcy a été prévenu immédiatement ; il a donné des ordres, et on a opéré avec une célérité merveilleuse. Le soir même on découvrait la marchande à la toilette qui avait vendu ces objets, vendu, pas loué, remarquez bien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n'était pas neuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neuf heures, on l'a confrontée avec la prévenue, qu'elle a reconnue aussi de la façon la plus formelle.
-- Et la prévenue a nié ?
-- Non. Elle s'est contentée de pleurer. Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes les circonstances de l'achat qui a été fait dans la journée du samedi. Il n'y a plus maintenant l'ombre d'un doute sur la présence de mademoiselle Lestérel au bal de l'Opéra.
-- Le fait est qu'elle n'a certainement pas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon de chant.
-- Et si elle les a achetés au lieu de les louer, c'est qu'elle avait l'intention de ne pas les rapporter et de s'en défaire.
-- S'en défaire, comment ?
-- En les jetant par la portière du fiacre qui l'a ramenée du bal. On n'a pas encore découvert ce fiacre, mais on le cherche.
-- Et où a-t-on ramassé cette défroque ?
-- Ah ! voilà. Deux sergents de ville qui faisaient leur ronde de nuit l'ont trouvée sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C'est curieux, n'est-ce pas ?
-- Dites que c'est inexplicable. Si cette demoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrer chez elle après l'avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côté de Belleville ?
-- C'est une ruse pour dépister les recherches.
-- Elle prévoyait donc qu'on l'arrêterait dès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagner tranquillement son domicile, d'ôter son domino dans le fiacre, si elle craignait d'être vue par son portier, et d'aller le lendemain soir jeter ledit domino quelque part... dans la Seine, dans un terrain vague, ou même au coin d'une borne.
-- Mon cher, les criminels ne font pas de raisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasser d'un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans son quartier...
-- Et elle est allée le semer à l'autre bout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n'est pas naturel du tout, et, si j'étais à la place de M. Roger Darcy, j'ouvrirais une enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvait avoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.
-- C'est ce qu'il fera, n'en doutez pas. Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être bien content quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnation est certaine.
-- Crétin ! pensait Nointel en regardant Lolif qui se rengorgeait.
Et il lui demanda d'un air indifférent :
-- Savez-vous l'heure qu'il était quand les sergents de ville on fait cette trouvaille ?
-- Ma foi ! non, je n'ai pas pensé à m'en informer. Mais le juge d'instruction doit le savoir. Il n'omet rien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sont recueillis par lui avec beaucoup de soin.
-- Eh bien, tâchez donc de vous renseigner sur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurez appris.
-- Ah ! ah ! vous prenez goût au métier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo ! mon cher. Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n'est plus amusant.
-- Ça dépend des goûts, dit le capitaine en feignant d'étouffer un bâillement. Moi, je n'aime pas les problèmes. C'était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Je vous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parce que vous en parlez bien ; mais, au bout d'un quart d'heure, j'en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J'éprouve le besoin de m'étendre sur une banquette et d'y sommeiller au doux bruit des carambolages.
Lolif soupira, car il avait espéré un instant que Nointel allait partager sa toquade ; mais le compliment fit passer le refus de collaborer.
Nointel, en rentrant dans la salle, se disait :
-- Ce nigaud ne se doute pas qu'il vient de m'indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S'il était moins de trois heures du matin quand les sergents de ville ont trouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu'il est prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée à trois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseigne pas.
Et il s'apprêtait, en attendant, à jouir d'un repos qu'il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce que prétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tard cette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer de sa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d'aller ensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne se montrât et ne le mît en réquisition pour quelque corvée relative à la grande affaire.
La partie avait repris. Le jeune baron de Sigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contre le major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douze points, et enfilait alors une série victorieuse de seize carambolages. Tréville, par patriotisme, s'obstinait à parier pour le gentilhomme du Velay et perdait avec entrain contre Alfred Lenvers qui, n'ayant pas de préjugés sur les nationalités, soutenait l'Angleterre, en attendant qu'il se présentât un pigeon à plumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Il n'avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait à Perdrigeon qu'un jour, au cercle d'Orléans, il avait carambolé soixante-dix-neuf fois d'affilée, et Perdrigeon, qui ne l'écoutait pas, lui demandait des nouvelles d'une Déjazet de province, en représentation, pour le moment, dans les départements du Centre. Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier du Caveau, les avait suivis.
Lolif, encore tout honteux de sa récente bévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, après avoir choisi une place propice à la rêverie, s'établit dans une posture commode, et alluma un excellent cigare. Il n'en avait pas tiré trois bouffées, que l'imprévu se présenta sous la forme d'un domestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettre cette fois, mais une carte de visite.
Le capitaine la prit et y lut le nom de Crozon.
-- Déjà ! pensa-t-il. Le dénonciateur anonyme lui a donc désigné l'amant de sa femme ? Voilà qui vaut la peine que je me dérange.
-- La personne est-elle là ? demanda-t-il au valet de chambre.
-- Elle attend monsieur au parloir... c'est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.
-- Comment, deux ? Vous ne m'apportez qu'une carte.
-- Ce monsieur est accompagné d'un... d'un homme.
-- C'est bien ; dites que je viens, reprit le capitaine assez surpris.
Et il quitta, non sans regret, la banquette où il était si bien.
-- Qui diable ce baleinier m'a-t-il amené ? pensait-il en traversant lentement la salle de billard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie un individu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femme l'a trompé avec un maroufle, aurait eu l'idée baroque de traîner ici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en ma présence ? Avec cet enragé, on peut s'attendre à tout. C'est égal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à ne penser à rien. Enfin ! il était écrit qu'aujourd'hui on ne me laisserait pas tranquille.
Le parloir était situé à l'autre bout des appartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointel aperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.
-- Aurait-il, par hasard, l'intention de m'envoyer des témoins ? se dit Nointel. Ma foi ! je n'en serais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci, mais j'aurais tant de plaisir à donner un coup d'épée à ce fat que je ne refuserais pas la partie.
Il affecta de marcher à petits pas et de se retourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu'une rencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deux amis firent semblant de ne pas l'apercevoir, et il eut la sagesse de ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, et d'ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportait M. Crozon.
Il trouva le beau-frère de Berthe, planté tout droit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visage enflammé, l'œil sombre, les traits contractés : l'air et l'attitude d'un homme que la colère transporte et qui s'efforce de se contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grand flandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et les moustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne. Ce singulier personnage était vêtu d'une redingote vert olive, d'un pantalon de gros drap bleu et d'un gilet jaune en poil de chèvre.
-- Qu'est-ce que c'est que cet oiseau-là ? se demandait le capitaine. Il ressemble à un trappeur de l'Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans le Chapeau de paille d'Italie.
-- M. Bernache, premier maître mécanicien à bord de l'Étoile polaire que je commande, dit le baleinier d'une voix rauque, et avec un geste d'automate.
En toute autre occasion, Nointel aurait ri de bon cœur de cette façon de présenter quelqu'un en lui donnant du revers de la main à travers la poitrine ; mais il sentit que la situation était sérieuse, et il répondit avec un flegme parfait :
-- Je suis charmé de faire la connaissance de M. Bernache. Veuillez m'expliquer, mon cher Crozon, ce que je puis pour son service... et pour le vôtre.
-- Vous ne devinez pas ? lui demanda le marin, en le foudroyant du regard.
-- Non, sur ma parole.
-- Monsieur est mon témoin.
-- Ah ! très-bien. Je comprends. Vous avez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à qui vous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pour vous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a navigué avec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vous en veux pas du tout de m'avoir préféré monsieur, qui vous connaît plus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.
Nointel croyait être fort habile en parlant ainsi. Il craignait que Crozon n'eût l'idée de lui adjoindre ce mécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pour éviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il ne s'attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.
-- Ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre, lui cria le baleinier. C'est avec vous que je veux me battre, et j'ai amené Bernache pour que nous en finissions tout de suite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, et partons. Nous irons où vous voudrez. J'ai en bas, dans un fiacre, des épées, des pistolets et des sabres.
Le capitaine tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point.
-- Pourquoi voulez-vous donc vous battre avec moi ? demanda-t-il tranquillement.
Crozon tressaillit et dit entre ses dents :
-- Vous raillez. Il vous en coûtera cher.
-- Je ne raille pas. Je n'ai jamais été plus sérieux, et je vous prie de répondre à la question que je viens de vous adresser.
-- Vous m'y forcez. Vous tenez à m'entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit ! c'est un outrage de plus, mais je règlerai tous mes comptes à la fois, car je veux vous tuer, entendez-vous ?
-- Parfaitement, mais pourquoi ?
-- Parce que vous avez été l'amant de ma femme.
Nointel reçut cette extravagante déclaration avec autant de calme qu'il recevait autrefois les obus lancés par les canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de se justifier. Il s'y prit d'une façon toute différente, et il fit bien.
-- Si je vous affirmais que ce n'est pas vrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sans s'émouvoir.
-- Non, et je vous engage à vous épargner la peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie ? Vous m'avez déclaré vous-même, il n'y a pas deux heures, qu'en pareil cas un galant homme niait toujours.
-- Je l'ai dit et je le répète. Mais vous admettez aussi qu'un galant homme peut avoir été accusé faussement.
-- Non. Personne n'a intérêt à vous désigner comme ayant été l'amant de ma femme.
-- Qu'en savez-vous ? J'ai des ennemis, et je m'en connais un entre autres qui est très-capable d'avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sa personne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que je ne discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendre raison.
-- C'est tout ce qu'il me faut. Marchons.
-- Tout à l'heure. Veuillez me laisser achever. Je ne serai pas long.
» Vous avez reçu, à ce que je vois, une nouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncer votre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner à votre vengeance. J'ai le droit de vous demander si cette lettre est signée, et, si elle l'est, je puis exiger que vous m'accompagniez chez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer en votre présence qu'il m'a lâchement calomnié. Je l'y forcerai, je vous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s'il refuse le duel à mort que je lui proposerai.
-- La lettre n'est pas signée.
-- Très-bien ! Alors, je ne peux m'en prendre qu'à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portée contre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pas querelle, c'est moi qui vous demanderais satisfaction, car vous m'insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez été mon camarade, et presque mon ami.
-- Ces trahisons-là sont très-bien vues dans le monde où vous vivez.
-- Cela se peut, mais ce qu'on ne tolèrerait dans aucun monde, c'est le procédé dont j'aurais usé aujourd'hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si je les avais causées. Me croire capable d'une action si basse, c'est m'insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes. Donc, nous allons nous battre.
-- À la bonne heure ! trouvez vite un témoin et partons.
-- Pardon ! je n'ai pas fini. Je tiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain, ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m'objecter que je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de me tuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtes d'une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort que vous.
-- Nous verrons bien, dit le marin avec impatience.
-- Vous le verrez, en effet. Je vous blesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à me soupçonner d'une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver que l'accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, et que non-seulement je n'ai jamais été l'amant de votre femme, mais que je ne l'ai jamais vue.
» Maintenant, j'ai tout dit et je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire. Permettez-moi seulement d'aller prendre chez lui un ami que je tiens à avoir pour témoin, par la raison qu'il est inutile d'ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.
Le baleinier semblait hésiter un peu. La péroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression, mais il n'était pas homme à reculer après s'être tant avancé, et il fit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicien ne payait pas de mine et n'avait pas l'élocution facile, mais il ne manquait pas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.
-- Moi, à ta place, mon vieux Crozon, dit-il timidement, avant d'aller me cogner avec ce monsieur, qui n'a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais de faire avant le coup de torchon ce qu'il te propose de faire après.
-- Qu'est-ce que tu me chantes là, toi ? grommela le loup de mer.
-- Elle est bien facile à comprendre, ma chanson. Monsieur déclare qu'il n'a jamais vu ni connu ta femme, et je mettrais ma main au feu qu'il ne ment pas. Mais, puisque tu refuses de croire à la parole d'un officier, pourquoi ne le pries-tu pas de te montrer qu'il dit la vérité ?
-- Je suis curieux de savoir comment il s'y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.
-- Parbleu ! il me semble que c'est bien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne sait rien de ce qui se passe, n'est-ce pas ? Tu ne lui as jamais parlé de monsieur ?
-- Non. Ensuite ?
-- Elle est chez toi, malade... hors d'état de sortir. Par conséquent, elle n'a pu te suivre...
-- Non, cent fois non.
-- Eh bien, il me semble que si nous allions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieur est un camarade à toi, tu connaîtrais bien à sa figure si...
-- Pardon, monsieur, interrompit Nointel ; je ne sais si votre proposition serait agréée par M. Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à une épreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouer une comédie qui d'ailleurs n'amènerait pas le résultat que vous espérez. Madame Crozon n'éprouverait aucune émotion en me voyant, puisque je lui suis absolument inconnu ; mais M. Crozon pourrait croire qu'elle a dissimulé ses impressions. Ce n'est pas par de tels moyens que je me propose de le convaincre... lorsque je lui aurai donné la leçon qu'il mérite.
Le capitaine avait manœuvré avec une habileté rare, et il avait calculé d'avance la portée de ses discours qui tendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débités tout exprès pour l'exaspérer davantage. Le capitaine connaissait les jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s'était dit que plus il prendrait de haut l'accusation portée contre lui par cet affolé, plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pût lui arriver, c'était d'être forcé d'aller sur le terrain, et cette rencontre ne l'effrayait pas, car il se croyait à peu près certain de mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d'état de tuer sa femme. Il se demandait même s'il ne valait pas mieux que l'affaire finît ainsi.
Mais, pendant qu'il parlait, un revirement s'opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Il hésita longtemps, ce mari malheureux ; il lui en coûtait de faire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et de la fermeté que montrait Nointel. Enfin il s'écria :
-- Vous ne voulez pas du moyen de Bernache... vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouver que je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.
-- À quoi bon ? Vous ne l'admettriez pas.
-- Dites toujours.
-- Non. J'aime mieux me battre.
-- Parce que vous savez bien que vous ne me convaincriez pas.
-- Je vous convaincrais parfaitement. Mais pour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n'avez pas l'air disposé à attendre. Moi, je n'y tiens pas non plus. Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas ?
-- Du temps ? Comment, du temps ? Expliquez-vous.
-- Vous le voulez ? soit ! mais avouez que j'y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez de sang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme que vous venez de recevoir. Vous m'avez offert tantôt de me faire voir les autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voir celle-là.
-- Sans doute, et quand vous l'aurez vue ?
-- Quand je l'aurai vue, il arrivera de deux choses l'une : ou je reconnaîtrai l'écriture de votre aimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sans perdre une minute, le forcer à confesser qu'il a menti ; ou je ne la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j'ouvrirai une enquête, et cette enquête aboutira, j'en suis sûr, à la découverte du coupable. C'est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et je n'en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l'auteur de la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long. N'en parlons plus.
Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu'il eût ressentie depuis la mort de Julia d'Orcival.
Les écritures n'ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d'abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes ; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était très-grosse, très-espacée et très-régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n'eut qu'à la regarder pour constater qu'elle ne lui était pas inconnue ; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l'avait vue.
-- Eh bien ? lui demanda Crozon.
-- Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l'auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.
-- Lisez... lisez tout haut. Je n'ai pas de secrets pour Bernache.
Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.
La lettre était ainsi conçue :
« L'ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l'enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s'est arrangée de façon à les empêcher d'aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu'elle n'a pas quitté Paris, et on la trouvera. »
-- Convenez, dit Nointel, convenez que s'il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c'est lâche, c'est ignoble ; mais enfin il peut prétendre que son devoir l'oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l'oblige à vous livrer l'enfant. S'il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.
-- Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu'il ne voulait le paraître.
-- Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d'être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu'il se vante, je crois qu'il ment. Il n'a pas trouvé l'enfant, parce que l'enfant n'existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d'irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets ? Je n'en sais rien encore, mais je soupçonne qu'il veut vous employer à le débarrasser de quelqu'un qui le gêne.
-- Lisez ! mais lisez donc !
-- M'y voici :
« En attendant qu'il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l'ami tient aujourd'hui la promesse qu'il vous a faite de vous désigner l'amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux. »
-- S'il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.
Et, comme il vit que ce commentaire n'était pas du goût de Crozon, il reprit :
« Le premier, celui qui l'a détourné de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s'attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d'argent, mais il n'a jamais été qu'un chevalier d'industrie. »
À ce passage, le capitaine s'arrêta court, non parce que l'indication l'étonnait -- il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu -- mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout à coup. Il se souvenait que l'écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu'il avait reçu un quart d'heure auparavant, du billet où don José Simancas l'informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.
Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n'aurait pas manqué de l'exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d'esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu'une seconde pour envisager toutes les conséquences d'une déclaration immédiate : Crozon se lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l'enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu'une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d'action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d'en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que son correspondant n'était qu'un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire, et de s'écrier :
-- Parbleu ! le drôle qui vous écrit a d'excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s'est suicidé la semaine dernière.
-- Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu'il était mort. Continuez, je vous prie.
Nointel se disait :
-- Je crois que j'aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n'est pas là que je veux en venir.
Et il se remit à lire :
« Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu'il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.
-- Comme finissent tous ses pareils ! pensait Nointel ; écrite par cet escroc d'outre-mer, la phrase est un chef-d'œuvre.
-- Lisez jusqu'au bout tonna le marin.
-- Très-volontiers, répondit doucement le capitaine.
« Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.
-- Bon ! je commence à comprendre.
« Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.
-- Bien trouvé, cela !
« L'ami qui vous écrit...
Il tient à sa formule.
« L'ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.
-- Je le crois aisément.
« Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.
-- Je suis curieux de savoir comment il s'y est pris pour acquérir cette certitude... Mais il ne s'explique pas sur ce point.
« Il s'empresse donc de vous nommer l'homme qui vous a déshonoré. C'est un ancien officier de cavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse. Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît à porter le trouble dans les ménages. »
-- Voilà un portrait bien ressemblant ! s'écria Nointel. Si c'est de moi qu'il s'agit, comme je n'en doute pas, je déclare que votre anonyme est un imbécile. Mais voyons la fin.
« Ce lovelace s'appelle Henri Nointel. Il habite rue d'Anjou, 125, et il va tous les jours, dans l'après-midi, au Cercle de...
-- Il tient essentiellement à ce que vous m'exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu'il ne vous indique pas aussi le moyen de m'assassiner sans courir aucun risque. Mais, non... il se borne à la jolie appréciation que voici :
« Le sieur Nointel est universellement haï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisien aura l'approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pas de juges pour le condamner.
-- Hé ! hé ! cette conclusion ressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout ? Non. Il y a un post-scriptum :
« Les recherches se poursuivent. Dès que le nouveau domicile de la nourrice sera connu, l'ami vous avertira. Sa tâche sera alors remplie, et il se fera connaître. »
-- Bon ! cette fois, c'est complet, et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement le capitaine en présentant au marin le papier accusateur.
-- Essayez donc au moins de vous justifier, s'écria Crozon.
-- Je m'en garderai bien. Si vous êtes aveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareilles absurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dans mon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foi à de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire ne servirait à rien. J'aime mieux vous répéter que je suis à vos ordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J'espère que vous ne me tuerez pas. J'espère même que plus tard vous reviendrez de vos préventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui, sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque ligne de cet odieux billet. « Votre femme a un amant », il n'a que ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, si j'étais marié et qu'un homme m'écrivît de ce style, je n'aurais pas de repos que je ne l'eusse éventré.
-- Nommez-le-moi donc alors, dit le baleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.
-- Je vous le nommerai, soyez tranquille ; je vous le nommerai avant qu'il vous ait indiqué l'endroit où on cache ce prétendu enfant qui n'est pas né.
-- Pourquoi ne le nommez-vous pas maintenant, si vous avez reconnu son écriture ?
-- Je ne l'ai pas reconnue, dit hardiment Nointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m'ont jamais écrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J'en soupçonne deux ou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignes de leur main. Pour cela, je n'aurai même pas besoin de comparer les pièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimés dans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vous laisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il le mérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d'abord, et de l'embrocher ensuite, si tant est qu'on puisse l'amener sur le terrain.
Mais je m'amuse à faire des projets, et nous perdons un temps précieux. Les jours sont très-courts au mois de février, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nous allons être obligés de remettre notre affaire à demain.
-- Il est déjà trop tard. On n'y verrait pas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maître mécanicien. D'ailleurs, je suis d'avis que ça ne presse pas tant que ça.
-- Comment ! grommela Crozon, toi aussi, Bernache ! tu te mets contre moi.
-- Je ne me mets pas contre toi, mais je trouve que monsieur dit des choses très-sensées. D'abord, un homme qui dénonce quelqu'un sans signer est un failli gars. Et on voit bien ce qu'il veut, ce chien-là. Il a une rancune contre M. Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendu dire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et il lui tarde que tu t'alignes, car il a soin de te dire où tu trouveras monsieur, l'endroit, l'heure et tout.
-- Oh ! il connaît mes habitudes, dit en riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre à cinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donné rendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que nous sommes d'anciens camarades. Sa combinaison pèche en ce point. Et c'est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu'il y a treize ans j'étais embarqué avec vous sur le Jérémie. C'est parce qu'il ignorait cette particularité de ma vie militaire qu'il s'est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.
Nointel parlait d'un air si dégagé, son ton était si franc, son langage si clair, que l'intraitable baleinier entra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardait alternativement le capitaine et l'ami Bernache. On devinait sans peine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence, il dit brusquement :
-- Nointel, voulez-vous me donner votre parole d'honneur que vous n'avez jamais vu ma femme ?
Nointel resta froid comme la mer de glace, et répondit, en pesant ses mots :
-- Mon cher Crozon, si vous aviez commencé par me demander ma parole, je vous l'aurais donnée bien volontiers. Nous n'en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m'accusez de très-vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité. J'ai supporté de vous ce que je n'aurais supporté de personne. Mais vous trouverez bon que je n'obéisse pas à une sommation de jurer. Vous pourriez ne pas croire à ma parole d'honneur, et, ce faisant, vous m'offenseriez gravement. Je préfère ne pas m'exposer à ce malheur. Souvenez-vous aussi que vous regrettez d'avoir ajouté foi à un serment fait dans une circonstance identique...
-- Par ma belle-sœur ! Ce n'est pas du tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurer à faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d'honneur, et si vous vouliez...
-- Oui, mais je ne veux pas.
-- Eh bien, s'écria le marin convaincu par tant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n'est pas vrai, que vous n'êtes pas...
-- L'amant de madame Crozon. Mais, mon cher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, dit Nointel, en éclatant de rire.
Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sang lui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvres tremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, sa large main, en disant d'une voix étranglée :
-- Je vous ai soupçonné. J'étais fou. Il ne faut pas m'en vouloir. Je suis si malheureux.
-- Enfin ! s'écria le capitaine, je vous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir, mon cher Crozon ! Ah ! parbleu ! non. Je vous plains trop pour vous garder rancune. Et j'ai déjà oublié tout ce qui vient de se passer ici. Il n'y a qu'une chose dont je me souviens... l'écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec un vieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vous réponds qu'il payera cher cette canaillerie.
-- Voulez-vous sa lettre pour vous aider à le trouver ?
Nointel mourait d'envie de dire : oui. Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terrible contre Simancas ; mais il se contint, car il sentait la nécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et il répondit vivement :
-- Merci de ne plus vous défier de moi. Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j'aurai trouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d'assister à l'explication que j'aurai avec lui et de lui mettre vous-même sous le nez la preuve de son infamie.
» Permettez-moi maintenant de remercier aussi M. Bernache. C'est en partie à son intervention que je dois de ne pas m'être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le prie de croire que je suis désormais son obligé et qu'il peut compter sur moi en toute occasion.
Le mécanicien balbutia quelques mots polis, mais Nointel n'avait pas besoin qu'il s'expliquât plus clairement. Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme lui étaient acquises à jamais. Et la conquête de M. Bernache n'était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influence sur Crozon, et le capitaine n'en avait pas fini avec le baleinier. Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l'intérêt de mademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaient exposées, l'une aux violences de son mari, l'autre aux incartades de son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d'un instant à l'autre être pris d'un nouvel accès de fureur, motivé par une nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelque démarche imprudente et aggraver involontairement les charges qui pesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas le lâcher, et il commença sans plus tarder à le travailler ; ce fut le mot qui lui vint à l'esprit, et ce mot exprimait très-bien ses intentions.
-- Mon cher camarade, reprit-il, du ton le plus affectueux, puisqu'il ne reste plus de nuages entre nous, je puis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vous avez été victime d'une abominable machination. Ce drôle qui vous a écrit s'est fait un jeu d'empoisonner votre existence et celle de madame Crozon.
-- Pourquoi ? demanda le baleinier, dont le front redevint sombre. Je n'ai pas d'ennemis... à Paris surtout.
-- C'est-à-dire que vous ne vous en connaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D'ailleurs, cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon. Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d'une femme, parce qu'elle a dédaigné leurs hommages.
-- Si c'eût été le cas, Mathilde m'aurait désigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.
-- Vous ne songez pas qu'en le désignant elle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femme n'expose pas, même pour se défendre d'une accusation injuste, la vie d'un mari qu'elle aime.
-- Qu'elle aime ! répéta le mari en secouant la tête.
-- Mais, reprit Nointel, sans relever cette expression d'un doute qu'il partageait, ce n'est pas ainsi que j'envisage la situation. L'anonyme, à mon avis, n'en veut ni à vous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d'autres.
-- À qui donc ?
-- À moi, d'abord. Il est évident que je le gêne et que n'étant probablement pas de force à me supprimer lui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cher Crozon.
-- C'est possible, mais... ce n'est pas vous seul qu'il accuse.
-- Non, et c'est précisément pour cela que je suis presque sûr de ce que j'avance. Si vous voulez bien m'écouter avec attention, vous allez voir comme tout s'enchaîne logiquement.
-- L'autre, c'est le comte Golymine. J'ai connu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous dire en passant qu'étant donné la vie qu'il menait, il est à peu près impossible qu'il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dans un monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieurs gredins très-capables d'écrire des lettres anonymes, et de cent autres infamies. Supposez qu'un de ces gredins ait eu intérêt à se défaire d'un complice dangereux, un complice qui était Golymine. Supposez encore que ce gredin soit un étranger ; c'est très-possible, puisque Golymine n'était pas Français. Tous les aventuriers exotiques forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, par exemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou, en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans ces pays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputation d'être un homme qui n'a pas froid aux yeux, comme vous dites, vous autres marins. On sait que vous n'êtes pas d'humeur à supporter un outrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujours tué ou blessé vos adversaires. On sait encore... ne vous fâchez pas si je vous dis vos vérités... on sait que vous avez un caractère très-violent, et qu'il vous est arrivé quelquefois d'agir avant de réfléchir.
Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot. Évidemment, il s'avouait à lui-même que l'appréciation du capitaine était juste.
-- Sur ces indications, reprit Nointel, mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu'en dénonçant le Polonais, il ferait de vous une manière d'exécuteur des hautes... non, des basses... œuvres ; que, n'écoutant que votre colère, vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication, attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit en duel, soit autrement. C'était précisément ce qu'il voulait, et, pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier une femme.
-- C'est un roman que vous me racontez là, dit le mari d'un air assez incrédule. Un complice du Polonais... complice de quoi ? Ce Polonais était donc chef de brigands...
-- Je ne jurerais pas que non, et je suis certain qu'il avait une foule de méfaits sur la conscience.
-- Et il se trouve que ce complice me connaît ! qu'il sait que je suis marié ! Vous supposez trop de choses. Et puis, pourquoi n'aurait-il pas commencé par me désigner ce Golymine ? Pourquoi aurait-il attendu, pour me le nommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fût mort ?
L'objection avait bien quelque valeur, mais elle n'embarrassa pas un instant le capitaine.
-- C'est bien simple, dit-il. Il n'a pas dénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue à San-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer en France, écrire à un ami pour le prier de s'informer, et parce que cet ami n'aurait pas manqué de vous répondre que l'accusation n'avait pas le sens commun. L'aimable gueux qui vous a tendu le traquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptait sur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pas vous laisser le temps de la réflexion.
Examinons maintenant les faits qui ont suivi, et vous allez voir que tout s'explique à merveille. Par un hasard singulier -- la vie en est pleine, de ces hasards-là -- Golymine se suicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu'il adorait, car il s'est tué parce qu'elle refusait de le suivre à l'étranger. Nouvelle preuve que ce personnage ne s'occupait pas de madame Crozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n'a plus rien à craindre de lui. Que fait-il alors ? Vous êtes arrivé à Paris... quel jour ?
-- Le mardi.
-- Et le Polonais s'est pendu le lundi. C'est bien cela. L'anonyme a dû être informé de votre arrivée qu'il épiait très-certainement. Cependant, il reste jusqu'au samedi sans vous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourrait tirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle ne broiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peut servir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu'il y a sur le pavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant que Golymine le gênait, et qu'il pourra se défaire de cet homme en vous lançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretient votre colère avec cette ridicule histoire d'enfant, à laquelle, permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n'auriez pas dû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuire dans votre jus, passez-moi l'expression ; M. de Bismarck nous l'a appliquée à nous autres Parisiens. Et enfin, quand il croit que l'heure est venue de faire éclater l'orage, il me dénonce, moi, qui suis l'homme gênant numéro deux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverez aujourd'hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où il sait que j'y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer : votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violence de votre part. Il sait d'ailleurs que je ne suis pas très-patient.
» Et vous voyez, mon cher camarade, que les calculs de ce misérable étaient justes. S'il savait que nous sommes en ce moment réunis en conférence avec l'honorable M. Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et il rirait dans sa barbe.
» Heureusement, il n'a pas deviné que nous nous connaissions de longue date, et que nous nous expliquerions avant de nous battre.
-- On ne peut pas mieux parler, dit avec enthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait de complimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n'as plus qu'une chose à faire, c'est d'embrasser le capitaine d'abord, et ta femme ensuite.
Crozon était évidemment touché, mais il n'était pas encore convaincu, et il y parut bien à sa réponse :
-- Oui, murmura-t-il, tout cela se peut... je ne demande pas mieux que de vous croire... et pourtant il y a encore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas. Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort... Le scélérat qui l'a écrite n'avait plus rien à craindre de ce Polonais. À quoi bon parler de lui ? Et puisqu'il vous accuse, vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi ne vous accuse-t-il pas aussi d'être le père de l'enfant ?
-- Parce que l'accusation serait trop absurde, parce qu'elle ne s'accorderait pas avec cette invention d'enfant caché chez une nourrice qu'on traque dans Paris et qui s'en va de domicile en domicile pour échapper à l'espion qui la cherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j'étais le père, je n'aurais pas mieux pris mes précautions ? J'ai assez de fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l'étranger, un fils adultérin, si par malheur j'en avais un. J'aurais même eu assez de cœur pour l'élever chez moi. Et l'anonyme sait que je vis au grand jour, que je n'ai jamais caché mes faiblesses. Aussi a-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n'est plus là pour s'en défendre. Mais l'enfant n'existe pas et n'a jamais existé. Ce conte n'a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vous l'ai déjà dit.
» Vous pourriez me demander aussi pourquoi votre correspondant ne m'a pas mis en scène tout d'abord. Rien ne l'empêchait de vous écrire à San-Francisco que madame Crozon avait eu deux amants au lieu d'un. Vous étiez certes bien capable d'en tuer deux. Mais, voilà : cet homme, il y a trois mois, ne s'occupait pas encore de moi. La haine qu'il me porte a une origine toute récente.
-- Vous le connaissez donc ! s'écria le baleinier.
-- Je crois le connaître, mais je n'ai pas encore une certitude absolue. Il ne m'a jamais écrit. Il faut donc que je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demande un certain temps, car j'ai peu d'occasions de le rencontrer. Dans un cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d'éviter les fausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer à ma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieur à confesser devant vous qu'il a menti.
Crozon se taisait. On lisait sur son visage qu'il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut la confiance qui l'emporta.
-- Eh bien ! dit-il brusquement, prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l'ayez en poche pour convaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m'en rapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerez qu'il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.
Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pour accepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait que l'offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de don José Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin de pièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchette trouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé de M. Crozon, il lui dit :
-- Maintenant, mon cher camarade, que tous les malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vous agrée, la proposition que M. Bernache m'a faite dans un moment où je n'étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par esprit de conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madame Crozon ? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.
Le marin pâlit, mais c'était de joie. Nointel allait au-devant d'un désir que le jaloux, presque réconcilié, n'osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car il répondit d'une voix émue :
-- Merci. Vous êtes un brave homme. Vous avez deviné que je n'étais pas encore tout à fait guéri. Venez.
À vrai dire, Nointel se serait fort bien passé d'aller voir madame Crozon, et s'il avait offert au marin de lui fournir cette preuve d'innocence, c'était par esprit de charité, car une présentation faite dans de pareilles conditions ne lui souriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances de ce pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il se disait qu'après cette épreuve décisive, le baleinier se calmerait définitivement et qu'il renoncerait à l'idée féroce de massacrer la mère et l'enfant. Et puis, il pensait qu'un jour pourrait venir où l'ami de Gaston Darcy se féliciterait d'avoir ses entrées chez la sœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite des choses qu'il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements qui l'aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare. Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pour servir la cause de la cadette sans nuire à l'aînée ! Le capitaine ne se dissimulait point les difficultés de cette situation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie ne l'effrayait pas plus que la guerre.
Crozon, lui, n'avait pas l'esprit si dégagé des préoccupations sombres. Il était à peu près dans l'état d'un homme tombé à l'eau qui vient de prendre pied tout à coup au moment où la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, mais il n'était pas encore bien sûr de son point d'appui, et il craignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait à espérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d'un dénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de ses travers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser sa femme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de lui donner un peu prématurément l'ami Bernache.
Il était au comble de la joie, ce brave Bernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitaine qui avait si victorieusement prêché la paix.
Et, en vérité, il eût été difficile de mieux plaider que ne l'avait fait Nointel. Bien des avocats auraient envié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n'était pas du métier, c'était du tact, de la connaissance du cœur humain, autant de qualités qu'on acquiert ailleurs qu'au barreau, et qui ne sont pas très-rares chez les militaires intelligents. Il avait eu d'autant plus de mérite à discourir si habilement qu'il ne pensait qu'une partie de ce qu'il disait. Ainsi, il était sincère en affirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dont il avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur ce point, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu'il savait que le dénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propre conviction quand il soutenait que madame Crozon n'avait jamais manqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu'elle avait été la maîtresse du Polonais et qu'un enfant était résulté de cette liaison. C'était là le côté faible de la défense, et le capitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge un acquittement provisoire.
Mais ce succès n'était rien au prix de celui qu'il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander, la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvien scélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevait tous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d'abord prémédité de faire tuer Golymine par M. Crozon, et qui, délivré tout à coup de Golymine, s'était retourné contre Nointel, parce qu'il voulait empêcher Nointel de s'introduire chez la marquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mine d'or qu'il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pas qu'un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de son filon.
-- L'affaire était bien montée, se disait le capitaine en descendant l'escalier du cercle entre le baleinier et le mécanicien. Simancas m'a écrit que la marquise ne recevait pas aujourd'hui, parce qu'il voulait que Crozon me trouvât au cercle. À l'heure qu'il est, il se congratule d'avoir si finement manœuvré, et il espère bien apprendre demain que j'ai emboursé un bon coup d'épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu'il vient de me fournir un moyen de l'exterminer, et il ne s'attend guère au réveil que je lui réserve.
Un fiacre attendait à la porte, le fiacre qui devait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurs témoins. Nointel ne put s'empêcher de sourire en y montant, car il y trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire de fleurets démouchetés et deux sabres d'une longueur démesurée.
-- Diable ! dit-il au marin qui prit place à côté de lui, je vois que l'un de nous deux n'en serait pas revenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nous expliquer. Mourir de la main d'un camarade, c'eût été trop dur. Et nous aurons une bien meilleure occasion d'en découdre quand j'aurai découvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons, hein ?
-- C'est moi qui le tuerai, grommela Crozon.
-- Ou moi. J'ai autant de droits que vous à la satisfaction d'envoyer ce chenapan dans l'autre monde. Si vous voulez, nous tirerons au sort à qui se battra... en admettant qu'il consente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche.
-- S'il refuse, je lui brûlerai la cervelle.
-- Hum ! Il ne l'aurait pas volé, mais il y a la Cour d'assises.
Nointel regretta vite d'avoir lâché ce mot, car la figure de M. Crozon changea subitement. Il se reprit à penser à sa belle-sœur qu'il avait un peu oubliée.
-- Oui, dit-il d'un air sombre, la Cour d'assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. Berthe Lestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y sera appelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon a épousé la sœur d'une coquine.
Ce revirement fut si soudain que le capitaine, pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il ne trouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s'exalter en parlant de ce malheur de famille.
-- Ah ! tenez, Nointel, s'écria-t-il, quand je pense à ce qu'a fait cette misérable fille, toutes mes colères et tous mes soupçons me reviennent... non, pas tous, je crois qu'on vous a calomnié, vous... mais je me dis que Mathilde et Berthe sont du même sang... et qu'elle ont dû faillir toutes les deux... c'est pour cela qu'elles se soutenaient entre elles... La femme que Berthe a tuée avait été la maîtresse de ce Polonais... c'est vous qui me l'avez dit.
-- Oh ! oh ! pensa le capitaine, il brûle, l'animal. Si je ne m'en mêle pas, il va tout deviner.
-- Et cette scène que j'ai vue de mes yeux, reprit Crozon en s'animant de plus en plus ; ma femme prise d'une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récit du suicide...
-- Le récit d'un suicide peut provoquer une crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et, vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l'imagination pour bien peu de chose. S'il fallait attacher de l'importance à tous les événements de la vie et en tirer des rapprochements, des conclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir par vous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vous m'accusiez tout à l'heure, vous ne m'accusez plus maintenant ; à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux des coïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladie de madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vous comptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu'il vous plaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante et ne pas la soumettre à l'épreuve d'une espèce de coup de théâtre qui d'ailleurs irait contre votre but.
Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes. Mais l'obligeant Bernache vint au secours du capitaine.
-- Ma foi ! s'écria ce brave homme, en s'adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à ma femme : Voilà le capitaine Nointel, que j'ai connu autrefois quand j'étais second à bord du Jérémie et que je viens de retrouver à Paris. C'est un bon garçon. J'espère que nous le verrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer des histoires ? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras tout aussi bien à quoi t'en tenir, puisque tu veux absolument essayer ce moyen-là. Moi, je m'en serais rapporté à la déclaration de monsieur.
-- Je ne doute pas de lui, dit vivement Crozon. Mais Nointel me comprendra, j'en suis sûr... j'ai besoin d'amener chez moi un ami qui me soutienne et me conseille... vous n'êtes pas mariés, vous autres... vous n'êtes pas jaloux... vous ne savez pas ce que c'est que de vivre seul avec une femme qu'on adore et qu'on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l'amour à la rage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber aux genoux de Mathilde. Il y en a d'autres où il me prend des envies de lui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sans lui parler... elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça va changer... il faut que ça change... mais je sens que je ne suis pas encore assez sûr de moi... ni d'elle... tandis que si j'avais là un homme pour m'encourager par des mots... des mots comme Nointel sait en trouver... je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tu m'es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de ta vie dans la chambre de chauffe d'un navire, et ce n'est pas là qu'on apprend à connaître les femmes... ni à bien parler... tu essayerais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait que m'exaspérer.
-- C'est bien possible, dit Bernache avec un bon rire. Je n'entends pas grand'chose à toutes ces finesses-là... au lieu que le capitaine...
-- Le capitaine est tout à votre service, mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir que vous avez pleine confiance en moi. M. Bernache a raison. Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute la force du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant de vous dire que je ne saurais m'imposer à madame Crozon, et qu'avant de revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites lui agréent. Elle est malade, m'avez-vous dit ?
-- Oui... cependant, aujourd'hui, elle va mieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.
-- Vous lui demanderez, j'espère, si elle désire me recevoir.
-- Oh ! elle ne refusera pas. Depuis que sa sœur est arrêtée, elle n'exprime plus de volonté. C'est à peine si je peux lui arracher une parole.
-- Pauvre femme ! que ne donnerais-je pas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle... et il n'est pas impossible que cela m'arrive... je vous ai dit tantôt que je connaissais le juge d'instruction qui est chargé de l'affaire de mademoiselle Lestérel... c'est un excellent homme, et je sais qu'il s'intéresse à l'accusée... qu'il serait heureux de trouver innocente... je le verrai, et si les choses changeaient de face, j'en serais informé.
Elles ne changeront pas. Berthe est coupable, murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d'elle à Mathilde.
-- Assurément, tant qu'il n'y aura rien de nouveau. Mais la voiture s'arrête ; est-ce que nous sommes arrivés ?
Nointel dit cela le plus naturellement du monde, quoiqu'il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin. Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacre lorsque Crozon avait donné l'adresse au cocher, il n'était pas censé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petite comédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnes dispositions.
-- Oui, répondit Crozon. Je demeure ici... au quatrième... Vous devez être mieux logé que moi... Bernache, mon garçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.
Bernache comprit que son ami désirait se priver de sa compagnie et, comme il était fort discret de son naturel, il s'empressa de prendre congé du capitaine qui lui octroya de bon cœur une forte poignée de main.
Jolie corvée qu'il m'impose là, ce loup marin, se disait Nointel en montant l'escalier à côté de Crozon. Et il faudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonne harmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à la brisque avec lui. Ô Gaston ! si tu savais ce que mon amitié pour toi va me coûter !
La porte de l'appartement fut ouverte par une bonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt ; il savait qu'elle avait été appelée devant le juge, le jour de l'arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n'était pas fâché d'étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devait jouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas le temps de l'examiner. Il l'introduisit dans le salon meublé en velours d'Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitaine se trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur une chaise longue.
Il pensa que le mari avait prémédité de brusquer ainsi l'entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Mais l'épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. La malade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu'elle ne s'attendait pas à l'apparition subite d'un étranger ; mais son attitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprima aussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s'en fallut qu'il ne sautât au cou de Nointel, et, dans l'excès de sa joie, il oublia tout à la fois la recommandation qu'il venait d'adresser à son ancien camarade, et ses préventions contre Berthe.
Après l'avoir nommé et présenté à sa femme qui resta assez froide, il ajouta :
-- Ma chère Mathilde, je suis sûr que tu accueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir, car il connaît le juge d'instruction Darcy, et il pourra te donner quelquefois des nouvelles de ta sœur.
Emporté par une sorte d'enthousiasme, le jaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointel et madame Crozon.
Le capitaine avait tout prévu, excepté cette déclaration, et il n'était pas du tout préparé à s'expliquer devant la sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juge d'instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avait pris, en entrant, l'air gracieux d'un visiteur qu'on va présenter à une femme ; il prit l'air grave d'un homme qu'on oblige à aborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.
Madame Crozon montra beaucoup moins de sang-froid. Depuis l'arrestation de Berthe, c'était la première fois que le terrible marin parlait d'elle avec douceur. Lui qui la maudissait chaque jour, il semblait maintenant s'intéresser à la prisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade, accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quelle pouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elle ignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, mais elle savait que le juge était l'oncle de ce M. Darcy que Berthe lui avait amené et qui s'était offert à la protéger contre les fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l'ami de l'oncle devait être aussi l'ami du neveu, et que ce capitaine dont elle n'avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, à défendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sa situation qu'elle n'osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeux seuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon, pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leurs véritables intentions.
Nointel devina les angoisses de la femme soupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de son mieux pour la rassurer.
-- Madame, lui dit-il avec cet accent de franchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, en effet, M. Roger Darcy, et je suis surtout très-lié avec son neveu. Je n'ose vous promettre que mes relations avec le juge me permettront d'être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vous assurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement à elle, et qu'il n'est rien que nous ne fassions pour vous la rendre.
Ce début eut pour effet d'inspirer de la confiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes de joie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent un remerciement.
Le capitaine l'observait tout en parlant. Il l'étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite à démêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendre ce caractère faible et tendre ; il entrevit l'histoire de cette orpheline, mariée à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, luttant d'abord contre les entraînements d'une nature ardente, contre les dangers de l'isolement, reportant sur sa sœur toute son affection, une affection exaltée que son mari n'avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d'un de ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dont l'un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour faire le malheur de l'autre. Elle avait dû résister longtemps aux séductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, se laisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour ne pas voir l'abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveil était venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice. Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, elle n'espérait plus rien, elle n'attendait que la mort, et si elle tremblait encore, certes ce n'était pas pour elle-même.
-- L'enfant existe, se disait Nointel, mademoiselle Lestérel sait qu'il existe ; c'est peut-être pour le sauver qu'elle s'est compromise, et c'est certainement pour ravoir les lettres de madame Crozon qu'elle est allée au bal de l'Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s'est sacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative de laisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance de ce mari qui est très-capable de le tuer. Avec une situation comme celle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Et c'est sur moi que retombe le soin d'arranger un dénouement qui satisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité ! Ayez donc des amis ! Que le diable emporte Darcy qui s'est fourré dans cette impasse !
» Il faut pourtant que je l'en tire, et je n'ai qu'un moyen, c'est de prouver que la Barancos a tué Julia. Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sans exiger qu'elle lui dise ce qu'elle allait faire dans la loge, et surtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C'est contre la marquise qu'il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque le loup de mer est apaisé momentanément, je n'ai plus rien à faire ici.
-- Mon ami, dit chaleureusement le marin, je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J'ai pu croire qu'elle était coupable, mais je serais bien heureux qu'elle fût innocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir. Vous faites des miracles... la joie vient de rentrer dans ma maison... et c'est vous qui l'y avez ramenée.
Nointel pensa aussitôt :
-- Voilà un homme qui meurt d'envie de se jeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces maris sont tous les mêmes. C'est déjà un joli résultat que j'ai obtenu là, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation des époux, et je vais sonner la retraite.
» Mon cher, reprit-il tout haut, c'est moi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenter à madame Crozon, et j'espère qu'elle me permettra de revenir vous voir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congé d'elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à son service et au vôtre.
Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâte de conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sans témoins. Il n'essaya point de retenir son ami. En revanche, madame Crozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu'elle n'avait pas encore osé formuler.
-- Monsieur, dit-elle avec effort, je serai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et à vous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur. Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-être consentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière...
-- Quelle qu'elle soit, madame, vous pouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre à son oncle, interrompit gracieusement le capitaine.
-- Je ne demande pas une chose impossible. Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doit rester à sa disposition tant qu'il ne sera pas démontré qu'elle est innocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirige l'instruction de la faire mettre en liberté... provisoirement ?... On m'a dit que la loi le lui permettait.
-- Oui, en effet, la liberté sous caution... je n'avais pas songé à cela, et Darcy non plus.
-- Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Elle se soumettrait à toutes les surveillances qu'on lui imposerait... et si Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n'en serait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle ne passerait pas de longs jours en prison ; elle ne souffrirait pas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, la soutenir pendant la cruelle épreuve qu'elle va traverser...
Madame Crozon s'arrêta court. Elle s'était aperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua. Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon à étouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants de l'incorrigible jaloux.
-- Madame, dit-il doucement, je doute que M. Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que je désire autant que vous, ce que nous désirons tous. S'il ne s'agissait pas d'un meurtre... mais l'affaire est si grave ! Je puis du moins vous promettre que la demande sera présentée et chaudement appuyée.
Puis, sans laisser à la jeune femme le temps d'insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui prit amicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dans l'antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, en criant :
-- Nointel, j'étais fou... vous m'avez rendu la raison... je vous devrai mon bonheur... entre nous maintenant, ce sera à la vie, à la mort.
-- Alors, vous ne me soupçonnez plus, dit gaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cette furieuse étreinte.
-- Je ne soupçonne plus personne... tenez ! quand je pense que j'ai failli me battre avec vous... que je voulais tuer Mathilde... j'ai honte d'avoir ajouté foi aux calomnies d'un misérable.
-- Que je vais chercher sans perdre une minute et que je découvrirai, je vous en réponds.
-- Ah ! je le tuerai.
-- Nous le tuerons, c'est entendu. Au revoir, mon cher Crozon ; je compte sur votre prochaine visite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.
Sur cette promesse, le capitaine échangea une dernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et se précipita dans l'escalier.
-- Ouf ! murmurait-il en se sauvant, quel sacrifice je viens de faire à l'amitié ! Me voilà passé pacificateur de ménages. C'était bien la peine de rester garçon. Mais que de choses j'ai apprises depuis une heure ! J'y vois presque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherche vainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peu près sûr que mademoiselle Berthe n'a sur la conscience ni amant, ni coup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n'est plus douteux pour moi. Et s'il était prouvé que le domino a été trouvé sur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne vois pas pourquoi l'oncle Roger refuserait la mise en liberté provisoire. Crozon n'a pas l'air de se soucier beaucoup de revoir la prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi y tient-elle tant que cela ? Elle aime sa sœur, je le sais bien, mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d'embarras, et n'empêchera peut-être pas l'affaire d'aboutir à la Cour d'assises ; des embarras dangereux, car le mari ne manquera pas d'interroger Berthe, il lui demandera des explications, il ne se contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et, comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracher quelque parole compromettante pour la sœur aînée.
Nointel se posait ces questions au beau milieu de la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient le prendre pour un amoureux bayant aux étoiles.
-- J'y suis ! s'écria-t-il en se frappant le front, ni plus ni moins qu'un poète qui vient de trouver une rime longtemps cherchée. La mère n'a plus de nouvelle de l'enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef. Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-être a-t-elle poussé le dévouement jusqu'à dire que l'enfant était à elle. Dans tous les cas, elle s'est bien gardée de donner l'adresse de madame Crozon ; le mari était de retour, et cette nourrice aurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorte que maintenant les communications sont interrompues. Cependant, comment se fait-il que mademoiselle Berthe n'ait pas dit à sa sœur où elle a mis cet enfant ?
Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdait la piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.
-- Eh ! oui, reprit-il, après avoir examiné une idée qui lui était venue tout à coup, l'aventure s'arrange très-bien ainsi... madame Crozon savait que son jaloux cherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée de près. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l'enfant. Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle a été arrêtée le dimanche avant d'avoir pu voir sa sœur. Voilà l'emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup... et le silence obstiné de la prévenue aussi ; car, pour se justifier, il faudrait qu'elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne reste plus qu'à trouver la nourrice... et elle doit demeurer dans les parages de Belleville, puisque c'est de ce côté-là qu'on a ramassé le domino. Parbleu ! je la dénicherai...
Le capitaine s'arrêta encore pour donner audience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et la fin de cette méditation fut qu'il lâcha un gros juron suivi de ces mots :
-- Triple sot que je suis ! je l'ai eue sous la main et je l'ai laissée partir. C'est la grosse femme qui m'a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselle Lestérel était en prison. Elle m'a dit qu'elle habitait tout près du cimetière, et elle a bien l'encolure d'une nourrice. Je me souviens même que j'en ai fait la remarque. Comment la rattraper maintenant ? Courir Belleville et ses alentours ? J'ai d'autres chiens à fouetter... Simancas, par exemple. Elle a ma carte... par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j'étais en mesure d'être utile à l'incarcérée... elle ne manque pas de finesse, la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire de blanchissage... peut-être se décidera-t-elle un jour ou l'autre à venir me trouver... ne fût-ce que pour toucher son dû... au bout du mois.
» Eh bien j'attendrai, conclut Nointel, et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffira pas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force de raisonnements... quelle belle chose que la logique !... L'oncle Roger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c'est moi qui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pas encore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j'ai un compte à régler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pour chasser la marquise. Allons, mon siège est fait maintenant.
Sus au Simancas !
Il y avait bien dix minutes que Nointel monologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais il n'avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venait de jaillir de son cerveau.
Il tira sa montre, et il vit qu'il était à peine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avant l'instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite à madame Crozon n'avaient pas été longues. Avant d'aller dîner pour achever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le temps de commencer ses opérations.
-- Où trouverai-je mon Simancas ? se demanda-t-il d'abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tant qu'il n'aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Il sait qu'il m'y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donner des explications sur la prétendue indisposition de madame de Barancos ; et ces explications, il espère que je ne les lui demanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain... Je suis à peu près sûr qu'à cette heure il est chez la marquise, mais ce n'est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Il faut pourtant que j'attaque immédiatement. Je me sens un entrain de tous les diables. Ce serait dommage de ne pas en profiter.
Ce jour-là était décidément pour Nointel le jour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où il tournait l'angle de la rue Saint-Lazare.
Il se souvint que Saint-Galmier demeurait tout près de là, rue d'Isly, et qu'il donnait des consultations de cinq à sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pas faute de le dire bien haut, chaque fois qu'il y venait. Et cette réclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gens le prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendait même avoir été guéri par lui d'une névrose de l'estomac, due à un usage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktail n'était certes pas un naïf.
Nointel ne croyait ni à la science, ni à la clientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu'on le trouvait chez lui à l'heure où il était censé recevoir ses malades, et il s'achemina, sans tarder, vers la rue d'Isly. Saint-Galmier devait être associé à toutes les intrigues de Simancas, Saint-Galmier devait posséder, comme Simancas le secret de la marquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit du bal de l'Opéra. Décidé à aborder immédiatement l'ennemi, le capitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d'abord sur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n'était que peloter en attendant partie, mais il pensait que cette première escarmouche lui ferait la main avant d'engager la bataille.
Saint-Galmier occupait tout le premier étage d'une belle maison neuve, et à la façon dont le portier lui répondit, Nointel vit tout de suite que le docteur était bien noté dans l'esprit de ce représentant du propriétaire. Cela ne le surprit pas, car il savait que les gredins d'une certaine catégorie payent exactement leur terme et ne marchandent pas les gratifications aux subalternes. Ce qui l'étonna davantage, ce fut de voir que ce gradué de Québec avait des pratiques. On prenait des numéros pour être reçu dans son cabinet, des numéros que distribuait un nègre en livrée rouge et verte. Ce nègre semblait destiné à battre la grosse caisse sur la voiture d'un charlatan, mais il faut bien passer quelques fantaisies de mauvais goût à un savant exotique, et d'ailleurs l'appartement avait bon air. Rien n'y sentait l'opérateur.
Nointel fut introduit dans un salon d'attente, sévèrement meublé. Bahuts en vieux chêne, tenture de papier imitant le cuir ; au milieu, une grande table chargée d'albums, armoires en faux Boulle dans les encoignures, tapis d'Aubusson, vaste cheminée avec un bon feu de bois, tableaux anciens de maîtres inconnus, fauteuils en tapisserie, imitation de Beauvais. Pas de vulgarités. La classique gravure qui représente Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès brillait par son absence.
Et ce salon n'était pas vide, tant s'en fallait. Seulement, il n'y avait que des femmes. Saint-Galmier cultivait la spécialité des névroses, et le sexe fort est beaucoup moins nerveux que l'autre. La névrose prend des formes variées et sert à une foule d'usages. La névrose est commode. On peut en user partout, même en voyage. Elle n'enlaidit pas. Et puis, le nom est joli. C'est une maladie qu'on avoue dans le monde et qui n'empêche pas d'y aller. Mais, pour bien établir qu'on la possède, il faut avoir l'air de la soigner, et rien n'est plus facile. Saint-Galmier se chargeait de la traiter au goût des personnes. Il prescrivait le régime qui plaisait le mieux à la consultante, et, par ce procédé extramédical, il obtenait des résultats très-satisfaisants. C'était ce qu'il appelait sa méthode diététique, et ses clientes s'en trouvaient à merveille. Nointel vit là des grasses, des maigres, des blondes, des brunes, des jeunes, des vieilles qui paraissaient être en voie de guérison, car elles causaient modes et nouvelles du jour : toutes fort élégantes d'ailleurs ; le célèbre docteur ne donnait de conseils qu'aux riches et se faisait payer fort cher.
-- Il ne manque à cette réunion de folles que la marquise de Barancos, se dit le capitaine en s'asseyant modestement dans le coin le plus obscur du salon. Du diable si je me doutais que cet aide de camp civil d'un général péruvien exerçait pour tout de bon la médecine. Je découvre un Saint-Galmier que je ne soupçonnais pas. À moins que ces dames ne soient de simples figurantes, louées à l'heure. Parbleu ! ce serait drôle... mais ce n'est pas probable. Il y a toujours à Paris une clientèle féminine pour les marchands d'orviétan qui viennent de l'étranger. Saint-Galmier a compris qu'il lui fallait une enseigne pour qu'on ne pût pas l'accuser de vivre uniquement de malfaisances, et il a choisi une profession qui lui laisse beaucoup de liberté et qui lui rapporte beaucoup d'argent. Le drôle est aussi fort que Simancas, et le voilà médecin en titre de la marquise. Mais je vais déranger un peu ses combinaisons. Il ne s'attend guère à me voir dans son cabinet, et il s'attend moins encore à la botte que je vais lui pousser pour commencer.
L'entrée de Nointel avait produit une certaine sensation parmi les nerveuses. Sans doute elles n'étaient point accoutumées à rencontrer chez leur docteur préféré des cavaliers si bien tournés. Les conversations cessèrent, les mains qui feuilletaient les albums s'arrêtèrent, et les yeux se tournèrent tous vers le beau capitaine. Mais il fit mine de ne pas s'apercevoir qu'on le regardait. Il ne venait pas là pour chercher des bonnes fortunes, et d'ailleurs les clientes de Saint-Galmier ne le tentaient pas du tout.
Il eut bientôt le plaisir de constater que les consultations n'étaient pas longues. Il ne se passait pas dix minutes sans que la porte du cabinet s'ouvrît discrètement, et sans que le docteur se montrât sur le seuil ; mais Nointel était si bien établi au fond d'une encoignure que Saint-Galmier ne pouvait pas l'apercevoir, car le salon était assez faiblement éclairé par des lampes recouvertes d'abat-jour. À chaque apparition de l'illustre praticien, une de ces dames se levait, appelée par un geste gracieux, et pénétrait dans le sanctuaire qui avait deux issues. On ne la revoyait plus, et, après un peu de temps, une autre lui succédait. Chacune passait à son rang, sans contestation et sans bruit, car Saint-Galmier ne recevait que des personnes bien élevées, et son nègre ne distribuait des numéros que pour la forme.
Nointel était arrivé le dernier, mais son tour ne pouvait guère tarder à venir, et il l'attendait en rêvant à une chose qui le préoccupait depuis la veille et à laquelle il n'avait pas encore eu le temps de penser sérieusement. Saint-Galmier et Simancas vivaient dans la plus étroite intimité, ce n'était pas douteux. Ils avaient eu des intérêts communs avec Golymine, ce n'était pas douteux non plus. Quels intérêts, et sur quoi se fondait cette union qui avait survécu au Polonais ? À quelle œuvre ténébreuse avaient travaillé ensemble ces trois aventuriers ? S'étaient-ils toujours bornés à exploiter des secrets féminins, ou existait-il entre eux des liens créés par des complicités plus graves ? La dernière de ces deux suppositions semblait improbable, et pourtant Nointel ne la rejetait pas absolument, car il avait fort mauvaise opinion de toute cette bande étrangère.
Pendant qu'il réfléchissait ainsi, le salon se vidait rapidement. Il n'y restait plus qu'une petite personne, rondelette et fraîche comme une rose, qui n'avait pas du tout la mine d'une femme tourmentée par les nerfs, quoiqu'elle s'agitât beaucoup sur son fauteuil. Le capitaine pensa qu'elle venait demander au docteur une recette pour se faire maigrir, et il s'amusait à l'examiner à la dérobée, lorsqu'il entendit dans l'antichambre des voix d'hommes, celle du nègre probablement, et une autre plus forte et plus rauque. C'était le bruit, facile à reconnaître, d'une altercation, et dans cet appartement, silencieux comme une église, ce tapage faisait un effet singulier. La dame grasse écoutait d'un air scandalisé. Tout à coup, la porte fut ouverte violemment, et un individu se rua dans le salon en criant au valet de couleur :
Je te dis que j'entrerai, espèce de mal blanchi. J'en ai assez de poser dans la rue, et je veux voir le patron. Je suis malade, je viens le consulter.
Le nègre n'osa pas poursuivre cet étrange client, qui alla se camper à cheval sur une chaise, à l'autre bout du salon, sans regarder personne. C'était un grand gaillard vêtu comme un ouvrier endimanché, coiffé d'un chapeau mou qui paraissait être vissé sur sa tête, et affligé d'une figure patibulaire : nez rouge, bouche avachie par l'usage continuel de la pipe, teint terreux. Un vrai type de rôdeur de barrières.
-- Oh ! oh ! pensa le capitaine, Saint-Galmier a de jolies connaissances. Il ne dira pas que ce chenapan a une névrose. C'est un homme qui a des affaires à régler avec lui. Quelles affaires ? Je serais curieux de le savoir... et je le saurai. Il faut que je le sache... dussé-je entrer en conversation avec ce goujat.
La dame s'était prudemment rapprochée de la porte, et aussitôt que cette porte fut entrebâillée par le docteur, elle s'y précipita avec une telle impétuosité que Saint-Galmier n'eut pas le temps d'envisager le nouveau client qui venait de lui arriver. Nointel était invisible dans son coin et s'y tint coi, si bien que le Canadien n'eut aucun soupçon de sa présence.
L'homme n'avait pas fait de tentative pour passer avant la consultante obèse, mais il jurait entre ses dents, il se balançait sur sa chaise comme un ours en cage, et il finit par se lever pour aller s'embusquer à l'entrée du cabinet.
-- Bon ! se dit Nointel, la scène promet d'être amusante et instructive. Je n'en perdrai pas un mot. Décidément, je suis en veine aujourd'hui. Tout m'arrive à point. Je vais franchir du premier coup le mur de la vie privée de ce cher Saint-Galmier.
Et il se tapit du mieux qu'il put dans son angle. La place était excellente pour voir sans être vu, et le client au nez rouge ne paraissait pas s'être aperçu qu'il y avait là quelqu'un. Il piétinait d'impatience et il poussait de temps en temps des grognements sourds.
-- Il a soif, pensa le capitaine qui connaissait ce tic d'ivrogne, il a soif, et il vient sommer Saint-Galmier de lui donner de quoi s'humecter le gosier.
La cliente joufflue n'abusa pas des instants du docteur, car, au bout de quatre minutes, celui-ci vint jeter un coup d'œil dans le salon où il s'attendait sans doute à ne plus trouver personne ; mais, au moment où il soulevait la portière de reps brun, sa face réjouie se trouva nez à nez avec celle du visiteur à la trogne rubiconde, et le dialogue suivant s'engagea aussitôt, sur le mode majeur :
-- Comment ! c'est encore vous ! Qu'est-ce que vous venez faire ici ? Je vous ai défendu de vous y présenter aux heures où je reçois.
-- Possible, mais je ne peux pas vous mettre la main dessus depuis deux jours, et je n'ai plus le sou. Pour lors, comme je ne vis pas de l'air du temps, je me suis dit : En avant les grands moyens ! Je vais chercher ma paye.
-- Et moi, je suis chargé de vous dire qu'on n'a plus besoin de vous. Avant-hier, vous avez touché une gratification ; ce sera la dernière.
-- La dernière ! as-tu fini, bouffi ! La dernière ! ah ben, c'est ça qui serait drôle. Alors je me serais esquinté le tempérament à trimer la nuit dans les rues, j'aurais risqué vingt fois d'attraper un mauvais coup d'un bourgeois pas commode... y en a pas beaucoup, mais y en a... et tout ça pour que vous veniez me donner mon congé, sans crier gare. Un larbin a droit à ses huit jours, quand on le colle dehors. Moi, je veux mes huit mois... à cent cinquante balles par semaine... et ça n'est pas trop.
-- Vous êtes fou.
-- Non, et la preuve, c'est que si vous ne casquez pas, j'irai conter ma petite affaire au commissaire du quartier. Ça m'est égal d'aller où vous savez, si nous sommes trois pour faire le voyage ensemble. Vous êtes rigolo, le général du Pérou aussi. Je ne m'embêterai pas pendant la traversée.
-- Voulez-vous vous taire, malheureux ! on peut vous entendre.
-- Je m'en bats l'œil. Aboulez, ou je crie plus fort.
-- Êtes-vous sûr que nous ne sommes pas seuls ici ? reprit le docteur en s'avançant jusqu'au milieu du salon.
-- Bonjour, mon cher, dit Nointel qui surgit tout à coup.
Saint-Galmier faillit tomber à la renverse, mais il eut encore la présence d'esprit de revenir à l'homme, de lui glisser quelques louis dans la main et de le pousser vers la porte de l'antichambre en lui disant :
-- Revenez demain, mon ami, demain matin... je vous donnerai une ordonnance... ce soir, je suis pressé, et il faut que je reçoive monsieur.
Le réclamant, aussi surpris que lui, ne tenait pas sans doute à continuer devant un témoin cette conversation édifiante. Il se laissa mettre dehors, et le capitaine resta seul avec le docteur.
-- Je vous dérange peut-être, dit Nointel. Figurez-vous que je suis là depuis une demi-heure, et que je m'étais endormi au coin de votre cheminée. Au milieu d'une demi-douzaine de jolies femmes, c'est impardonnable, mais il fait si chaud dans ce salon ! La voix de votre client m'a réveillé en sursaut.
-- Quoi ! vraiment, vous dormiez ? balbutia Saint-Galmier en cherchant à reprendre son aplomb.
-- Mon Dieu ! oui. Je n'ai jamais de ma vie pu faire antichambre sans me laisser gagner par le sommeil : deux fois dans ma vie j'ai eu une audience du ministre de la guerre ; deux fois je me suis mis à ronfler dans le salon d'attente de Son Excellence, et j'ai laissé passer mon tour. Cette infirmité-là m'a fait manquer ma carrière. Mais qu'est-ce qu'il avait donc votre client ? Il ne paraissait pas content.
-- C'est un pauvre diable que je soigne pour rien et qui se fâche parce que je lui prescris un régime qu'il ne veut pas suivre. Je lui prêche la sobriété, et il n'entend pas de cette oreille-là. Tous ces alcoolisés sont les mêmes.
-- Alcoolisés ! comme on invente des jolis mots maintenant ! Au 8e hussards nous aurions dit : tous ces ivrognes. Alors, votre malade a un faible pour les liqueurs fortes ? Il m'a semblé, en effet, qu'il parlait de boire.
-- Ah ! vous avez entendu ce qu'il disait ?
-- Quelques mots seulement... qui m'ont paru très-incohérents... plus le sou... boire... traîner la nuit dans les rues... Je n'y ai rien compris, et je n'ai pas cherché à comprendre.
-- Ce malheureux est à moitié fou. Il a de plus une névrose de l'estomac, et je désespère de le guérir. Mais vous, mon cher capitaine, est-ce que vous auriez besoin de mes soins ?
-- Moi, docteur ? Non, Dieu merci ! J'ai le cerveau en bon état, et quant à l'estomac... vous m'avez vu fonctionner dimanche à la Maison-d'Or. Ce pâté de rouges-gorges était mémorable. Vous devriez bien me donner la recette.
-- Serait-ce pour me la demander que vous m'avez fait l'honneur de venir chez moi ?
-- Pas précisément. Je viens pour avoir avec vous une petite explication.
-- Tout ce que vous voudrez. Prenez donc la peine d'entrer dans mon cabinet, l'heure de ma consultation n'est pas encore tout à fait écoulée, et si nous restions ici, nous courrions le risque d'être dérangés.
-- Par l'alcoolisé ?
-- Non ; par une cliente attardée. Vous n'imaginez pas à quel point les femmes sont inexactes.
Le cabinet était vaste et moins éclairé encore que le salon. D'épaisses tentures de drap vert y amortissaient le son de la voix. Il eût été difficile de rêver un endroit plus propice aux confidences. Un médecin est un confesseur, et Saint-Galmier, qui pratiquait religieusement cette règle professionnelle, ferma la porte au verrou après avoir introduit Nointel. Il le fit asseoir ensuite tout près de lui, et il lui dit de son air le plus gracieux :
-- Me voici tout prêt à vous fournir le renseignement dont vous avez besoin. Excusez-moi de ne pas vous offrir un cigare. Vous comprenez... je ne reçois guère ici que des femmes nerveuses... extranerveuses même... l'odeur du tabac les ferait tomber en syncope. C'est bien d'un renseignement qu'il s'agit ?
-- J'avais dit : une explication, mais je ne tiens pas à mon mot. Je tiens seulement à savoir pourquoi vous êtes allé, mardi dernier, il y a juste huit jours, faire une visite à Julia d'Orcival, en son hôtel du boulevard Malesherbes.
Le docteur eut un léger tressaillement qui n'échappa point à l'œil attentif du capitaine.
-- Je suis indiscret, n'est-ce pas ? reprit Nointel.
-- Nullement, nullement, répondit Saint-Galmier, avec une parfaite courtoisie. Permettez-moi de rassembler mes souvenirs. C'était, dites-vous, mardi dernier ?
-- Oui, le lendemain de la mort du comte Golymine.
-- En effet, je me souviens maintenant. Eh bien, mais c'est très-simple. Je suis allé chez cette pauvre femme parce qu'elle m'avait fait appeler pour me consulter.
-- Elle était donc malade ?
-- Oh ! rien de grave. Une légère névrose de... oui, de la face. Ce suicide avait produit sur elle une impression très-vive : la secousse avait déterminé des accidents nerveux...
-- Et comme elle savait que vous êtes le premier médecin du monde pour soigner les nerfs surexcités, elle s'est adressée à vous. Rien de plus naturel. Vous ne la connaissiez pas avant cette visite ?
-- Pas autrement que de vue.
-- Et depuis, vous n'êtes pas retourné chez elle ?
-- Mon Dieu, non. C'eût été tout à fait inutile. Le traitement que j'avais prescrit a guéri la malade en vingt-quatre heures. Et je regrette amèrement d'avoir réussi trop vite à la débarrasser d'une incommodité qui, si elle se fût prolongée, l'eût empêchée sans aucun doute d'aller à ce bal de l'Opéra, où la mort l'attendait.
-- Que voulez-vous, docteur ! C'était écrit là-haut sur le grand rouleau. Quand la fatalité s'en mêle, il n'y a rien à faire. La destinée de Julia était de finir au bal masqué. La vôtre est peut-être de m'aider à découvrir la scélérate personne qui l'a tuée.
-- Moi ! mais je n'en sais pas plus que vous sur ce triste sujet, dit Saint-Galmier avec une vivacité qui fit sourire le capitaine. J'étais à l'Opéra avec Simancas, dans une loge contiguë à celle de madame d'Orcival, mais nous n'avons absolument rien vu. Le juge d'instruction a cru devoir nous faire appeler hier : nous lui avons déclaré qu'à notre grand regret, nous n'étions pas en mesure de le renseigner.
-- Je conçois cela ; mais peut-être pourrez-vous me dire, à moi qui ne suis pas juge d'instruction, pour quel motif, lorsque vous êtes allé mardi dernier chez Julia, vous vous êtes présenté de la part de mon ami Gaston Darcy.
La botte était droite autant qu'imprévue, et le docteur fut pris hors de garde. Il rougit jusqu'aux oreilles, et répondit d'une voix étranglée :
-- C'est une erreur... vous êtes mal informé, capitaine.
-- Parfaitement informé, au contraire. Vous avez dit à Julia, qui ne vous avait pas fait appeler, par l'excellente raison qu'elle n'était pas malade, vous lui avez dit que Darcy vous envoyait prendre de ses nouvelles. Vous avez ajouté que vous étiez l'ami intime du même Darcy. Et, pardonnez ma franchise, ces deux affirmations étaient... inexactes.
-- Je proteste, balbutia Saint-Galmier en s'agitant sur son fauteuil ; madame d'Orcival n'a pas pu vous raconter cela.
-- Non, car je ne l'ai pas vue, mais j'ai vu sa femme de chambre.
-- Sa femme de chambre, répéta machinalement le docteur qui commençait à perdre la tête.
-- Oui, une certaine Mariette, une fille très-intelligente ma foi ! Elle est venue chez Gaston Darcy, hier matin... vous entendez que je précise... je me trouvais là, et elle a dit devant moi tout ce que je viens de vous redire. Vous me ferez, je suppose, l'honneur de me croire.
-- Je vous crois, mon cher capitaine, mais... cette femme a pu inventer...
-- Elle n'a aucun intérêt à mentir. Du reste, si vous contestiez ses affirmations, il y a un moyen bien simple de vider le débat, c'est de vous mettre en présence. Je vais aller la chercher, vous vous expliquerez, et...
-- C'est inutile... ses propos ne valent pas la peine que je les réfute... et j'espère que vous voudrez bien vous en rapporter à moi.
-- Je vois que vous ne comprenez pas la situation, dit froidement Nointel. S'il ne s'agissait que de savoir qui de vous ou de cette soubrette a altéré la vérité, je ne me serais pas dérangé. Vos affaires ne sont pas les miennes, et il m'importe fort peu que vous vous soyez introduit chez la d'Orcival sous un prétexte ou sous un autre. Mais mon ami Darcy n'est pas dans le même cas que moi. Il trouve mauvais que vous vous soyez servi de son nom sans son autorisation ; il est blessé de l'usage que vous en avez fait, et vous devinez sans doute que c'est lui qui m'envoie.
Ce dernier coup désarçonna tout à fait Saint-Galmier. L'infortuné praticien n'était pas belliqueux, et la perspective d'un duel l'effrayait considérablement. À tout prix, il voulait éviter la bataille, et il cherchait un moyen de satisfaire Darcy sans exposer sa peau.
-- Donc, reprit le capitaine, je vous prie de me désigner, séance tenante, un de vos amis, afin que nous puissions arrêter ensemble les conditions de la rencontre. Darcy désire que tout soit terminé d'ici à vingt-quatre heures. S'il vous plaisait de choisir le général Simancas, je m'entendrais facilement avec lui, et nous irions très-vite.
Pendant que Nointel parlait ainsi, le docteur avait déjà trouvé un biais pour se tirer du mauvais pas où il s'était mis.
-- Jamais, s'écria-t-il, jamais je ne me battrai avec M. Darcy qui m'inspire la plus vive sympathie. J'aime mieux convenir que j'ai eu tort d'user de son nom.
-- Pardon ! cela ne suffit pas. Il faudrait encore m'apprendre pourquoi vous en avez usé, ou plutôt abusé.
-- Vous l'exigez ? Eh bien, quoi qu'il en coûte à mon amour-propre médical de vous faire cet aveu, sachez que je désirais depuis longtemps compter madame d'Orcival au nombre de mes clientes ; elle avait de très-belles relations, et elle pouvait m'être fort utile pour me lancer dans un monde où les névroses sont très-fréquentes. Malheureusement, je ne la connaissais pas et je n'osais pas demander à M. Darcy de me présenter. Quand j'ai appris qu'elle venait de rompre avec lui, j'ai eu la fâcheuse idée d'essayer d'une supercherie qui me semblait innocente. J'ai été doublement puni de mon imprudence, car je n'ai pas obtenu mes entrées chez la dame, et j'ai offensé un homme que je tiens en grande estime. Veuillez lui dire que je suis désolé de ce qui s'est passé, et que je le prie d'accepter mes excuses.
-- C'est quelque chose, mais ce n'est pas assez. Darcy vous demandera des excuses écrites.
-- Je les écrirai sous votre dictée, si vous jugez que ce soit nécessaire pour effacer toute trace de mésintelligence entre votre ami et moi.
En ce moment, le docteur imitait les marins qui jettent une partie de la cargaison à l'eau pour alléger le navire battu par la tempête, et le sacrifice de son honneur ne lui coûtait guère, pour éviter de dire la vérité sur le motif de sa visite à Julia. Il aurait accepté bien d'autres humiliations, plutôt que de livrer le secret de ses anciennes relations avec Golymine. Mais il se trompait en croyant qu'il en serait quitte à si bon marché.
Nointel pensait :
-- La platitude de ce drôle passe tout ce que j'imaginais, et je ne tirerai rien de lui par les moyens détournés. Il ment avec un aplomb superlatif et une désinvolture étonnante. Pour l'abattre, pour le mettre sous mes pieds, il faut que je frappe plus fort.
-- C'est dit, n'est-ce pas, capitaine ? reprit Saint-Galmier ; je ferai amende honorable, sous telle forme qu'il vous plaira, et vous vous chargerez de me remettre dans les bonnes grâces de M. Darcy.
-- Non pas, répliqua Nointel. Darcy se contentera de la lettre que vous allez lui écrire, Darcy ne vous forcera point à vous battre, -- ce serait trop difficile, -- il gardera même le silence sur cette affaire, qui, si elle venait à s'ébruiter, nuirait beaucoup à votre clientèle... et à votre considération, mais ne vous flattez pas qu'il l'oubliera. Entre nous, docteur, je crois qu'il ne vous saluera plus.
-- Quoi ! il attacherait tant d'importance à une légèreté de ma part ! Je ne me consolerai jamais d'avoir perdu, par ma faute, des relations dont je m'honorais. J'espère que, du moins, vous, cher monsieur, vous ne me tiendrez pas rigueur.
Le capitaine, au lieu de répondre, se leva et se mit à se promener dans le cabinet, en sifflant l'air de la Casquette. Saint-Galmier, surpris et inquiet, se leva aussi et essaya d'une diversion.
-- Vous regardez cette Madeleine au désert, dit-il en montrant une grande toile qui faisait vis-à-vis au buste d'Hippocrate, père de la médecine. C'est une belle œuvre, quoiqu'elle ne soit pas signée. On l'attribue au Carrache. Une de mes clientes m'en fit cadeau l'année dernière.
-- Pour vous remercier de l'avoir guérie d'une névrose. Ah ! c'est une agréable profession que la vôtre, et je conçois que vous teniez à l'exercer. Mais, dites-moi, est-ce que Simancas les soigne aussi, les névroses ?
-- Simancas ! comment ?... je ne comprends pas.
-- Je vous demande cela parce que votre alcoolisé de tout à l'heure avait l'air de le connaître.
-- Vous plaisantez, capitaine.
-- Pas du tout. Ce client récalcitrant parlait d'un Péruvien. Or, il n'y a pas beaucoup de Péruviens à Paris. Je me rappelle même très-bien ce qu'il disait en maugréant contre vous et contre ce Péruvien qui ne peut être que votre ami Simancas. Il disait : On me renvoie, on me casse aux gages, mais ça ne se passera pas comme ça. J'irai trouver le commissaire, et je lui raconterai tout.
-- Il est impossible que vous ayez entendu cela... et d'ailleurs ce sont des paroles qui n'ont pas de sens...
-- Mais si, mais si. L'aimable ivrogne a tenu encore d'autres discours. Il a ajouté qu'on l'enverrait sans doute au delà des mers, mais qu'il n'irait pas tout seul. Il prétend que vous serez trois à faire la traversée.
-- Vous savez bien que cet homme est fou, s'écria Saint-Galmier qui verdissait à vue d'œil.
-- S'il l'est, je vous conseille de le faire enfermer le plus tôt possible, dit tranquillement Nointel. Si vous laissez ce gaillard-là en liberté...
Tiens ! on frappe. Est-ce que ce serait lui qui revient par les petites entrées ?
Le docteur tressaillit, et courut à la porte intérieure, probablement dans l'intention de la fermer au verrou.
On venait d'y frapper trois coups espacés d'une certaine façon.
Il arriva trop tard. La porte s'ouvrit et le général Simancas entra d'un pas discret dans le cabinet de son ami.
Saint-Galmier aurait donné toute sa clientèle pour sortir de la pénible situation où il se trouvait, et en toute autre circonstance, l'arrivée d'un auxiliaire lui eût été fort agréable, mais précisément Simancas venait d'être mis en cause par Nointel, et sa présence ne pouvait que compliquer les choses. Aussi le malheureux docteur fit-il triste mine au Péruvien.
Cette apparition imprévue comblait, au contraire, les vœux de Nointel. Tenir les deux coquins en tête-à-tête, et en même temps, c'était une bonne fortune qu'il n'espérait pas et dont il s'apprêta aussitôt à profiter. Le moment était venu d'en finir avec eux d'un seul coup, mais il lui fallait opter entre un des deux partis qui s'étaient déjà présentés à son esprit : ou les forcer à confesser ce qu'ils savaient sur les faits et gestes de la marquise pendant la nuit du bal de l'Opéra, ou se borner à leur interdire de remettre les pieds chez elle. Le sage capitaine pensa qu'avant de se décider il fallait leur prouver qu'ils étaient à sa merci. Avec Saint-Galmier, la chose était déjà à peu près faite. Il s'agissait maintenant d'attaquer vigoureusement Simancas qui paraissait assez déconcerté. Le drôle ne s'attendait guère à rencontrer chez son complice l'homme dont il cherchait depuis deux jours à se défaire d'une façon radicale.
-- Bonjour, général, lui dit Nointel sans lui tendre la main, je suis fort aise de vous voir. Vous avez eu l'obligeance de m'écrire pour m'éviter une course inutile. Je tiens à vous remercier de cette délicate attention.
-- Je n'ai fait que m'acquitter d'un devoir, répondit Simancas avec un embarras visible. C'est la marquise de Barancos qui m'a prié expressément de vous prévenir qu'elle ne recevait pas.
-- Et vous vous êtes empressé de lui obéir. Rien de plus naturel. Alors, elle est très-souffrante, cette chère marquise ?
-- Oui, très-souffrante. Je viens chercher de sa part Saint-Galmier, qui n'a pas son pareil pour traiter...
-- Les névroses, c'est connu. Quand j'en aurai une, je m'adresserai à lui. Vous croyez peut-être que vous m'avez surpris au moment où je lui demandais une consultation. Non, nous causions tout bonnement d'une visite qu'il a faite la semaine dernière à cette pauvre Julia. Et vous arrivez à propos, car vous y êtes allé aussi, chez Julia ; vous y êtes allé le même jour que le docteur.
-- Moi ? je vous jure que...
-- Ne jurez pas. J'ai vu la femme de chambre qui vous a introduits tous les deux, l'un après l'autre. Il paraît que ce cher Saint-Galmier venait offrir ses services à madame d'Orcival, et que vous veniez, vous, lui demander certains renseignements sur votre ami Golymine.
-- Mais, capitaine, je proteste, je...
-- Encore ! C'est tout à fait inutile. Je suis parfaitement informé, et nous reviendrons tout à l'heure sur ce sujet, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment.
-- De quoi s'agit-il donc ? dit Simancas en tâchant de prendre un air digne. On croirait que vous vous préparez à me faire subir un interrogatoire.
-- On ne se tromperait pas.
-- Monsieur ! permettez-moi de vous dire que le ton que vous prenez avec moi est inexplicable.
-- Je vais vous l'expliquer. Connaissez-vous un homme qui commande un navire baleinier du Havre... un homme qui s'appelle Jacques Crozon ?
Simancas recula comme s'il eût été frappé d'un coup de poing dans la poitrine, et n'eut pas la force d'articuler une dénégation.
-- Jacques Crozon est marié, reprit Nointel ; il vient de rentrer à Paris après une campagne de deux ans, et pendant qu'il était en mer, sa femme est devenue la maîtresse de ce Golymine. Il paraît même qu'elle a eu un enfant de lui.
-- Je ne sais pas pourquoi vous me racontez cette histoire.
-- Vraiment ? Vous m'étonnez. Eh bien, apprenez qu'il s'est trouvé un misérable pour dénoncer à Jacques Crozon la conduite de sa femme, et que ce misérable était intimement lié avec Golymine. C'est ignoble, n'est-ce pas, général ?
Le Péruvien ne répondit que par un grognement étouffé, et Nointel continua tranquillement :
-- Pourquoi ce coquin trahissait-il ainsi son ami ? Je l'ignore, et cela m'importe fort peu. Mais ce qui me touche davantage, c'est que Golymine étant mort, l'auteur des lettres anonymes a imaginé d'écrire au mari que j'avais été aussi l'amant de la femme, que j'avais succédé au Polonais. Bien entendu, c'était un mensonge infâme, et le résultat de ce mensonge devait être un duel à mort entre Jacques Crozon et votre serviteur. Une manière comme une autre de se débarrasser de moi, Crozon passant pour être un tireur de première force.
-- Que pensez-vous, général, de cette combinaison ?
-- Je pense, grommela Simancas, je pense qu'elle n'a jamais existé que dans votre imagination.
-- Vous vous trompez. J'ai des preuves. Le dénonciateur ne se doutait pas que je connaissais Crozon depuis douze ans... Qu'avez-vous donc, général ? Cela vous surprend. Vous ne supposiez pas qu'un ex-officier de hussards eût jamais rencontré un capitaine de la marine marchande. Rien n'est plus vrai pourtant, et mon vieil ami Crozon est venu me montrer la lettre qu'il a reçue. Nous nous sommes expliqués, et je n'ai eu aucune peine à lui démontrer qu'on m'avait odieusement calomnié. Il m'a chargé de découvrir le calomniateur, et il se propose de le tuer dès que je l'aurai découvert. Il ne plaisante pas, ce brave baleinier, et il a la main dure. Il ne s'est jamais battu sans tuer son homme. Et si, par hasard, il manquait cet indigne adversaire, je suis là pour le reprendre, et je vous réponds qu'il n'en reviendra pas.
-- Ce sera bien fait, dit le général en cherchant à prendre un air indifférent.
-- C'est votre avis ? Alors, vous ne m'en voudrez pas si je procure à mon ami Crozon la satisfaction de vous envoyer dans l'autre monde.
-- Comment ! que signifie...
-- Cela signifie que le dénonciateur, c'est vous, dit Nointel en regardant Simancas entre les deux yeux.
-- Capitaine ! cette plaisanterie...
-- Voulez-vous que je vous montre votre dernière lettre ? Je l'ai dans une de mes poches, et dans l'autre il y a un revolver chargé. Je ne vous conseille pas d'essayer à vous deux de me la reprendre de force. Et je vous engage aussi à ne plus nier, car j'ai la preuve que cette lettre est de votre écriture, puisque vous avez commis la sottise de m'envoyer une pièce de comparaison.
-- Fort bien, monsieur. Je suis à vos ordres, dit le Péruvien qui sentait la nécessité de payer d'audace.
-- Bon ! vous avouez alors ?
-- Je n'avoue rien, mais...
-- Ne jouons pas sur les mots, je vous prie. Vous consentez à nous rendre raison, parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Mais je suppose que, s'il nous plaisait de ne pas user de notre droit, vous ne réclameriez pas contre notre décision.
-- Il est certain qu'il me serait pénible de me battre contre un homme que j'estime.
-- Et qui ne vous estime pas. Eh bien, il dépend de vous d'éviter cette dure nécessité, et d'éviter en même temps des mésaventures d'un autre genre, des mésaventures que votre ami Saint-Galmier redoute énormément.
Les deux associés échangèrent un regard rapide, et Simancas lut dans les yeux du docteur qu'il fallait saisir avec empressement l'occasion qui s'offrait de capituler.
-- Vous avez un arrangement à me proposer ? demanda le général.
-- Une trêve. Veuillez m'écouter. Je suis certain que vous avez eu tous les deux avec Golymine des complicités dont je ne tiens pas essentiellement à connaître l'objet. Vous saviez qu'il était l'amant de madame Crozon, et vous vouliez le faire tuer par le mari, parce que vous craigniez qu'il ne vous trahît.
-- Et quand cela serait ? s'écria imprudemment Simancas. Nous avions conspiré ensemble au Pérou, et Golymine aurait vendu nos secrets à nos ennemis politiques.
-- Je crois que la politique n'a rien à faire ici, mais peu m'importe, et, quoi qu'il en soit, ce n'était pas pour la même raison que vous vouliez vous débarrasser de moi. La raison, la voici. Vous venez de vous introduire chez madame de Barancos. Par quel moyen ? Je ne m'en inquiète pas, mais je vois très-bien que vous vous proposez d'exploiter la marquise. Elle est fort riche, sa maison est bonne, et vous tenez à y régner sans partage. Or, vous avez appris que madame de Barancos avait l'intention de me recevoir et même de me recevoir souvent. Vous vous êtes dit que je vous gênerais beaucoup, et vous avez imaginé de me livrer au terrible Crozon qui devait m'expédier dans les vingt-quatre heures.
-- Je vous assure, monsieur, que vous vous méprenez. Madame de Barancos m'a favorablement accueilli, c'est vrai, mais je n'ai pas la prétention de...
-- Assez ! je suis sûr de ce que je dis, et voici les conditions auxquelles je consens à ne vous dénoncer ni à Crozon, ni... à d'autres. Si vous les acceptez, je tairai tout ce que je sais, et, en apparence, je vivrai avec vous sur le même pied que par le passé. Je veux d'abord avoir mes entrées chez la marquise. Le congé que j'ai reçu aujourd'hui de sa part venait de vous, j'en suis certain, et je le tiens pour non avenu. Je prétends même être invité par elle, et cela d'ici à deux jours, être invité à un dîner, à un bal, à une chasse, en un mot, prendre pied dans son intimité. Rassurez-vous. Ce n'est pas son argent que je vise, et je ne chercherai pas à vous faire chasser de son hôtel.
-- Madame de Barancos ne demande pas mieux que de vous voir souvent, monsieur, et je n'aurai pas besoin d'user de l'influence que vous m'attribuez pour...
-- Premier point, reprit le capitaine, sans daigner répondre à cette protestation. Second point : j'entends qu'à dater de ce jour vous cessiez de dénoncer la femme de Jacques Crozon. À la première lettre anonyme que son mari recevrait, j'en finirais avec vous, et vous savez que j'ai plusieurs manières d'en finir. Ainsi, pas une ligne, pas un mot, pas une démarche. Je veux que mon ami Crozon croie qu'il a été victime d'une odieuse mystification.
-- Ç'en était une sans doute, murmura timidement Simancas.
-- Non, ce n'en était pas une, vous le savez fort bien, et j'arrive à ma dernière condition. Il y a un enfant. Où est-il ?
-- Sur mon honneur, je n'en sais rien.
-- Laissez votre honneur en repos, et répondez-moi catégoriquement. Où madame Crozon est-elle accouchée ?
-- Chez une sage-femme qui demeure tout en haut de la butte Montmartre, rue des Rosiers, je crois.
-- À qui l'enfant a-t-il été remis ?
-- À une nourrice qu'on a cherchée longtemps et dont on a perdu la trace au moment où on allait la découvrir.
-- Samedi dernier, n'est-ce pas ?
-- Non, dimanche... on avait appris enfin qu'elle habitait rue de Maubeuge, tout en haut de la rue... au numéro 219... on s'y est présenté... elle avait déménagé la veille avec son nourrisson... elle était en garni... elle n'a pas dit où elle allait... et on ne l'a pas retrouvée.
-- Son nom ?
-- La femme Monnier... un faux nom, très-probablement.
-- Cela me suffit, dit Nointel, qui voyait bien à la netteté des réponses de Simancas que le coquin n'en savait pas plus long et qu'il ne mentait pas. Maintenant, le marché est conclu, je suppose. Comme arrhes, j'attends une lettre d'invitation de madame de Barancos. Quand elle me recevra, je ne lui parlerai pas de celle qu'il vous a plus de m'écrire pour me fermer sa porte, et je ne m'occuperai pas plus de vous que si vous n'existiez pas... à moins que vous ne violiez nos conventions, auquel cas je serais sans pitié. La marquise me plaît infiniment, mais elle ne me tournera pas la tête au point de me faire perdre la mémoire. J'ai tout dit. Par où sort-on d'ici, docteur ?
Saint-Galmier s'empressa d'ouvrir la porte du salon, et le capitaine s'en alla en lui jetant cet adieu :
-- À propos, je vous recommande de soigner votre alcoolisé. C'est un brutal et un bavard qui pourrait bien vous jouer un mauvais tour.
Le docteur ne souffla mot. Il reconduisit Nointel jusqu'à l'antichambre où le nègre en livrée attendait les clients, et il revint en toute hâte trouver Simancas pour conférer sur les événements.
Nointel ne se sentait pas de joie, et quand il se retrouva dans la rue, il prit un plaisir extrême à allumer un cigare, un plaisir que connaissent seuls les travailleurs qui entendent sonner l'heure du repos après une journée laborieuse. Il s'achemina vers la rue d'Anjou d'un pas allègre, le cœur léger et l'esprit dispos, ravi du début de sa campagne et tout prêt à poursuivre ses premiers succès.
-- Voilà de bonne besogne, se disait-il, et si Darcy n'est pas content, c'est qu'il sera trop difficile. Je tiens la clef de la position, puisque je tiens les deux gredins qui tiennent la marquise. Et je ne leur ai pas livré mon secret, je ne leur ai pas dit un mot du crime de l'Opéra. Ils croient que je suis amoureux de la Barancos, peut-être que je veux l'épouser, et que j'ai profité de ce que j'avais barre sur eux, pour me faire ouvrir à deux battants les portes de son hôtel. Ils me feront une guerre sourde, je le sais, mais ils n'oseront pas m'attaquer en face. Si j'avais cassé les vitres, si je les avais forcés à dénoncer la marquise, ou si j'avais forcé la marquise à les chasser, j'aurais gâté les affaires de Berthe. C'eût été frapper le grand coup trop tôt. Je n'ai pas encore assez de preuves. J'en aurai dans huit jours ou dans un mois, mais j'en aurai, et, en attendant, j'ai assuré la tranquillité du ménage Crozon, je sais ce que l'innocente Lestérel a fait de sa nuit de bal, je suis sur la trace de la nourrice, et un de ces jours, je pourrai apprendre à la mère que l'enfant se porte bien. Ma parole d'honneur, on donne le prix Monthyon à des gens qui le méritent moins que moi.
Oui, mais il faut cultiver notre jardin, disait Candide, et notre jardin, c'est la marquise.
CHAPITRE II
Huit jours se sont passés, un siècle pour ceux qui espèrent et pour ceux qui souffrent.
Gaston Darcy espère ; Berthe Lestérel souffre.
Berthe est toujours au secret, dans sa prison. Elle prie, elle pleure, elle regarde le lambeau de ciel qu'elle peut à peine apercevoir à travers les grilles de sa fenêtre, et elle songe à sa douce vie d'autrefois, sa vie de jeune fille, violemment bouleversée. Elle pense à sa sœur qui mourra de douleur, si son mari ne la tue pas ; elle pense à madame Cambry, à sa protectrice, qu'elle aimait tant et qui maintenant la renie peut-être parce qu'elle la croit coupable ; elle pense à Gaston qui lui a juré un amour éternel et sans doute l'a déjà oubliée. Les heures s'écoulent, lentes, monotones, sans apporter à la pauvre recluse un souvenir amical, un souhait bienveillant, rien, pas même une nouvelle de ce monde où elle ne rentrera plus. Cette cellule aux murs blanchis, c'est la tombe. Pas un bruit du dehors n'y pénètre, pas un rayon de soleil. Quand la porte s'ouvre, Berthe ne voit apparaître au fond du corridor sombre que les sœurs de Marie-Joseph, en long vêtements de laine, voilées de noir et de bleu, marchant du pas silencieux des fantômes. Trois fois on est venu l'appeler pour la conduire au Palais de justice, et l'horrible voyage en voiture cellulaire ne lui a pas été épargné ; trois fois elle s'est assise dans le cabinet du juge, toujours grave, toujours impassible. Elle a été interrogée poliment, froidement, et elle n'a répondu que par des larmes. Trois fois elle est revenue désespérée. Elle se sent perdue, et elle n'attend plus rien de la justice des hommes. Elle n'a plus foi qu'en Dieu qui lit dans les cœurs.
Gaston Darcy endure un autre supplice, le supplice de l'attente, les angoisses de l'incertitude. Il a rompu avec son existence habituelle, il a pris le monde en horreur, il fuit les distractions, il se complait dans les joies amères de l'isolement. Il ne voit que son oncle, madame Cambry et Nointel.
Son oncle l'accueille, le plaint, et reste impénétrable.
Madame Cambry prend part à ses peines, elle se désole avec lui, elle jure que Berthe n'est pas coupable et qu'elle ne se lassera jamais de la défendre ; elle a été jusqu'à proclamer qu'elle ne se marierait pas tant que sa jeune amie serait sous le coup de cette affreuse accusation. Cependant, son mariage avec M. Roger Darcy est décidé, et M. Roger Darcy la presse de conclure, car le sévère magistrat a fini par s'éprendre très-vivement de la charmante veuve, et il n'en est plus à souhaiter que son neveu se charge seul de perpétuer le nom de la famille. Mais madame Cambry ne peut rien contre les convictions du juge, madame Cambry n'obtiendra pas de son futur mari qu'il décide contre sa conscience en signant l'ordre de remettre en liberté mademoiselle Lestérel.
Reste Nointel. Nointel est plus dévoué, plus ardent que jamais ; il affirme à son ami qu'il ne perd pas un instant, qu'il poursuit lentement et sûrement son enquête, qu'il recueille chaque jour des informations nouvelles, que toutes ces informations sont favorables à Berthe, qu'il réunit ces preuves éparses ou plutôt ces commencements de preuves, et qu'il sera bientôt en mesure de démontrer l'innocence complète de la jeune fille ; mais il a déclaré nettement que, pour réussir, il fallait qu'il agît seul. Et, comme Gaston se récriait contre l'inaction à laquelle Nointel voulait le condamner, Nointel l'a supplié de le laisser faire à sa guise, sans s'abstenir pour cela de travailler, lui aussi, à l'œuvre difficile de la réhabilitation de mademoiselle Lestérel.
Pressé de s'expliquer sur les résultats acquis, le capitaine s'est obstiné à répondre que tout allait bien, et que, pour le moment, il lui était impossible d'en dire davantage.
De sa rencontre avec le baleinier, de sa visite à madame Crozon, de ses conventions avec les deux coquins d'outre-mer, il n'a pas soufflé mot. Il redoutait les entraînements irréfléchis qui emportent les amoureux au delà des limites de la prudence. Ses batteries étaient dressées, et il craignait que Gaston ne vînt gêner son tir. Et Gaston, qui n'appréciait pas les causes de cette extrême réserve, avait fini par lui savoir mauvais gré de sa discrétion. Gaston en était presque venu à croire que Nointel l'abandonnait, que Nointel colorait d'un prétexte plus ou moins plausible une défection impardonnable. Depuis quelques jours, Gaston vivait solitaire et sombre, maudissant les hommes, broyant du noir, doutant de tout, même de l'amitié, n'attendant plus rien de l'avenir.
Et cependant, ce soir-là, un mercredi, vers onze heures, Gaston s'habillait pour aller au bal.
Il avait reçu, à la fin de la semaine précédente, une invitation de madame la marquise de Barancos à une grande soirée dansante, et certes le carton armorié qui figurait à la glace de son cabinet de toilette n'aurait pas suffi à lui persuader d'assister à une fête pendant que Berthe Lestérel pleurait au fond d'une prison. Mais, le matin même, deux lettres lui étaient arrivées par la poste, deux lettres qui l'avaient immédiatement tiré de sa torpeur.
L'une était de Nointel, et elle ne contenait que ces trois lignes :
« Viens ce soir au bal de madame de Barancos. Tu m'y trouveras. J'ai pris pied dans la place. Tout va très-bien. Nous touchons au but. Viens. Il le faut. »
Gaston n'avait pas trouvé ce billet beaucoup plus clair que les récentes conversations du capitaine. Mais il ne pouvait guère négliger une recommandation aussi formelle, et il était à peu près décidé à se rendre à l'invitation de la marquise, lorsqu'il décacheta l'autre lettre, qui était de son oncle et qui disait ceci :
« Mon cher Gaston, j'accompagne ce soir madame Cambry au bal que donne la marquise de Barancos. C'est la première fois que madame Cambry consent à sortir, depuis qu'il est survenu un malheur qui te touche vivement et qui l'a beaucoup affectée. Tu sais que mon mariage avec elle est décidé. Sa rentrée dans le monde sera presque un événement. Viens à cette fête. Je serai d'autant plus aise de t'y rencontrer que toute ma journée sera occupée au Palais par l'affaire que j'instruis, et que je n'aurai pas le loisir de passer chez toi. Il vaut mieux, d'ailleurs, que madame Cambry te dise elle-même une nouvelle que j'aurais eu grand plaisir à t'apporter si j'étais libre de mon temps. Je compte que nous te verrons cette nuit, et je suis certain que tu ne regretteras pas d'être sorti de la retraite où tu te confines au grand chagrin de ton oncle affectionné. »
La lecture de cette lettre avait réveillé dans le cœur de l'amoureux Gaston des espérances endormies. Cette nouvelle, que madame Cambry tenait à lui apprendre, concernait certainement Berthe, et, si elle eût été mauvaise, l'oncle Roger n'aurait pas eu hâte d'en faire part à son neveu. Avait-il enfin reconnu l'innocence de la pauvre prisonnière, ou bien s'agissait-il seulement d'une découverte heureuse, d'un indice tout récemment recueilli, qui permettrait de croire à la possibilité d'un acquittement ?
Il y avait une phrase inquiétante :
« L'affaire que j'instruis », écrivait le magistrat, qui savait la valeur des mots et qui ne se serait pas servi de l'indicatif présent, si l'instruction eût été abandonnée. Et pourtant Gaston ne pouvait guère admettre que M. Roger Darcy attachât tant d'importance à l'informer d'un fait relativement insignifiant. Le billet de Nointel, d'autre part, était pressant. Aussi Gaston avait-il accepté l'invitation de la marquise, quoiqu'il lui semblât bien dur d'aller au bal avec la mort dans l'âme. Et, à force de réfléchir aux chances que lui offrait cette soirée, il en était arrivé à se dire qu'il ne fallait pas faire les choses à demi, que le mieux était d'apporter à la fête un visage riant, de danser avec madame Cambry, de valser avec madame de Barancos ; en un mot, d'accepter toutes les conséquences de la corvée qu'il se résignait à subir.
Pour se préparer, il avait passé la journée au coin de son feu, il avait dîné légèrement, il s'était endormi après son dîner, il s'était réveillé plus frais et plus lucide après une sieste de deux heures, et il avait procédé à sa toilette avec un soin tout particulier. Les deuils du cœur ne sont pas de mise au bal, et le meilleur moyen de servir la cause de Berthe, c'était de ne pas laisser voir que les infortunes de Berthe le désespéraient.
Il venait de chausser les souliers vernis découverts, de passer le gilet à deux boutons et la cravate blanche dégageant le cou, d'endosser l'habit noir à grands revers, fleuri d'une rose thé à la boutonnière ; il s'était muni des deux paires de gants et des deux mouchoirs de rigueur, et il tenait déjà à la main le claque doublé de satin. Son valet de chambre l'aida à revêtir le vaste ulster, indispensable préservatif contre le froid de la sortie. Le coupé était attelé. Gaston y monta un peu après minuit, et dix minutes après, son cocher prenait la file à trois cents pas de l'hôtel de Barancos.
La fête de la marquise était de celles qui occupent pendant toute une semaine les journaux du high life et dont la description fait, comme on dit, le tour de la presse. Les gens les plus haut placés dans toutes les hiérarchies parisiennes tenaient à s'y montrer, et beaucoup de personnages d'une moindre importance n'en étaient pas exclus, madame de Barancos, en sa qualité d'étrangère, ayant cru devoir étendre ses invitations un peu plus qu'il n'est d'usage dans le très-grand monde. Aussi, à l'heure où il est de bon ton d'arriver, la queue des équipages commençait-elle à l'angle de la rue de Courcelles.
Il gelait. Un tapis de neige durcie recouvrait les chemins de la grande ville et les roues glissaient sans bruit sur les pavés capitonnés par l'hiver. Les heureux du monde passaient entre deux haies de pauvres diables accourus là pour se réchauffer au spectacle de ce luxe ambulant, pour regarder à travers les glaces des voitures armoriées les femmes blotties sur des coussins de soie, pour contempler de loin la façade étincelante de l'hôtel, pour oublier un instant la faim, le froid, la mansarde sans lumière et sans feu. Et plus d'un enviait le sort de ce jeune, beau et riche garçon qui avait nom Gaston Darcy, et qui n'appréciait guère en ce moment ce bonheur d'aller au bal dans un coupé bien chaud, traîné par un beau cheval.
La princière habitation de la marquise touchait au parc Monceau. Les fenêtres resplendissaient des feux de mille bougies, et les harmonies de l'orchestre, amorties par les tentures, passaient dans l'air sec de la nuit comme les vibrations lointaines d'une harpe éolienne. Après avoir franchi la grille dorée, les équipages tournaient au trot cadencé de leurs attelages de hautes allures, et venaient s'arrêter devant un majestueux perron chargé de plantes exotiques. Les invités pouvaient croire qu'ils débarquaient à la Havane, car toutes les fleurs tropicales brillaient dans le vestibule, spacieux comme une serre. À l'entrée de ce jardin d'hiver, se dressaient deux statues en onyx -- des esclaves nubiens portant des torchères d'argent -- et d'un buisson de camélias, surgissait un ours colossal, un ours empaillé en Russie où il avait dû dévorer beaucoup de mougiks.
Darcy mit pied à terre au milieu d'une armée de valets de pied, en livrée amarante et or, donna un coup d'œil à une magnifique glace de Venise pour s'assurer que sa tenue n'avait souffert aucun dérangement pendant le court trajet de la rue Montaigne à l'avenue Ruysdaël, et fit, avec l'aisance d'un homme du monde, son entrée dans un premier salon où se tenait debout, pour recevoir ses invités, l'incomparable marquise de Barancos.
Elle portait une ravissante toilette : robe de satin blanc, couverte de grappes de fleurs rouges, agrafée aux manches avec de gros nœuds de saphirs, trois rangs de perles au cou, un bandeau de diamant au front, boucles de brillants aux souliers mignons qui chaussaient ses pieds, les plus jolis du monde. Et ce soir-là, elle était en beauté. Ses yeux rayonnaient, sa bouche s'épanouissait, sa peau veloutée avait cette coloration chaude qui double d'éclat aux lumières. À l'expression inquiète qui assombrissait par instants son visage, le soir de la représentation du Prophète, avait succédé un air joyeux et fier. On devinait que cette créole était heureuse de vivre, d'être riche, d'être belle. Les femmes qui aiment ont souvent ces airs-là.
Darcy, en la voyant si triomphante, eut un serrement de cœur. Il lui semblait impossible que la main qu'elle lui tendait gracieusement eût frappé Julia d'Orcival, que le franc sourire qui éclairait ses traits charmants cachât un remords. Et il savait que, pour que Berthe fût innocente, il fallait que madame de Barancos fût coupable.
Il la salua pourtant aussi correctement que possible, mais il eu à peine le courage de bourdonner une de ces phrases inintelligibles qui forment l'accompagnement obligé du salut d'arrivée. Elle ne lui laissa pas le temps d'achever ses banalités.
-- Vous êtes mille fois aimable d'être venu, lui dit-elle avec grâce, car je sais que vous vous êtes cloîtré depuis notre rencontre à l'Opéra. Et puisque votre neuvaine est finie, j'espère que vous ne vous ennuierez pas chez moi. Votre ami, M. Nointel, est ici.
Gaston s'inclina et céda la place à deux Américaines éblouissantes qui s'avançaient avec un frou-frou de soie et un cliquetis de pierreries. Il passa, et il entra dans la salle de bal où on dansait déjà.
C'était un ravissant assemblage de tentures brochées, de meubles dorés, de plantes rares et de femmes élégantes, un bouquet de beautés, un feu d'artifice de couleur. Mais Darcy ne prit pas grand plaisir à admirer ce délicieux tableau. Il cherchait Nointel, et il l'aperçut causant au milieu d'un petit groupe où figurait l'inévitable Lolif. Le joindre n'était pas facile, car les quadrilles lui barraient le passage. Il y parvint cependant, et Nointel, en le voyant, s'empressa de planter là les indifférents pour s'accrocher au bras de son ami et pour l'entraîner dans un coin.
-- Mon cher, dit joyeusement le capitaine, tu as bien fait de venir. Je te ménage une surprise à la fin de la soirée.
-- Quelle surprise ? demanda vivement Darcy.
-- Cher ami, répondit Nointel en riant, si je te le disais maintenant, ce ne serait plus une surprise quand le moment sera venu de m'expliquer. Tu ne perdras rien pour attendre, et afin de t'aider à prendre patience, je vais te raconter une foule de choses qui t'intéresseront.
-- Il n'y en a qu'une qui m'intéresse.
-- C'est bien de celle-là que je vais te parler... indirectement. Mais avoue que tu m'en veux de ne pas être venu te voir depuis quelques jours.
-- Oh ! je sais que ma compagnie n'est pas gaie.
-- C'est cela ; tu es vexé. Parions que tu m'accuses de légèreté et même d'indifférence. Eh bien, je te jure que tu as tort. Je n'ai été occupé que de toi, c'est-à-dire de mademoiselle Lestérel. Et j'ai plus fait pour elle en une semaine que je n'aurais fait en un mois, si nous avions travaillé de concert.
-- Qu'as-tu donc fait ?
-- D'abord, j'ai acquis la certitude qu'elle est innocente ; ah ! mais là ! complètement innocente. Non seulement ce n'est pas elle qui a tué Julia, mais ce n'est pas elle qui a écrit les lettres compromettantes qu'elle est allée chercher au bal de l'Opéra.
-- Elle y est donc allée ?
-- Oui, c'est un fait acquis. Mais elle y est allée, comme nous le supposions, par dévouement... un dévouement sublime, mon cher. Les lettres étaient de sa sœur ; pour les ravoir, elle a risqué sa réputation ; et maintenant qu'elle est accusée d'un crime qu'elle n'a pas commis, elle aime mieux passer en Cour d'assises que de confesser la vérité. Elle se laissera condamner plutôt que de trahir le secret de madame Crozon. Elle n'aurait qu'un mot à dire pour se justifier, mais ce mot coûterait la vie à une femme qui lui a servi de mère, et ce mot, elle ne le dira pas.
-- Dis-le donc pour elle ! Si tu peux prouver cela, qu'attends-tu pour la sauver ? Pourquoi ne cours-tu pas chez son juge ? Il va venir ici. Refuseras-tu de lui apprendre ce que tu prétends savoir ?
-- Absolument. Ce serait une fausse démarche, et les fausses démarches sont toujours nuisibles. Il se pourrait qu'il désapprouvât ce que je fais pour contrecarrer l'accusation et qu'il me priât poliment de me tenir en repos. Je ne veux pas me brouiller avec lui, et je tiens à conserver ma liberté d'action.
-- Je ne te comprends plus, dit tristement Darcy.
-- Il n'est pas nécessaire que tu me comprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux me soupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectes pas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme je l'entends. Je te donne ma parole d'honneur qu'à très-bref délai, je t'expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu les approuveras.
-- Tu oublies que, pendant que tu prépares des combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.
-- Je n'oublie rien, et pour te prouver que je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t'apprendre que son innocence éclatera peut-être d'ici à vingt-quatre heures, et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.
-- Comment éclatera-t-elle ? Parle donc !... à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.
-- Il s'agit d'un point à établir, un point sur lequel je me suis permis d'attirer l'attention de M. Roger Darcy qui n'y avait pas attaché d'abord assez d'importance.
-- Quoi ! tu as vu mon oncle !
-- Non pas. J'ai prié quelqu'un de voir un témoin qui a déjà été entendu, et d'engager ce témoin à déposer de nouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être fait hier ou avant-hier, et si, comme je l'espère, le témoignage a été favorable à la prévenue, elle est sauvée. L'alibi est démontré.
Le cœur de Darcy battait à l'étouffer. Il se rappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n'était pas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madame Cambry ; mais il gardait encore rancune au capitaine, et il trouva bon d'imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu'il lui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se borna à lui répondre :
-- Ce serait trop beau. Je n'y compte pas.
-- Il ne faut jamais compter sur rien, reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, je vais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu le sais, consiste à convaincre la Barancos d'avoir poignardé de sa jolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselle Lestérel ne l'est pas. C'est clair, et cela vaut tous les alibis du monde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais les coquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez la marquise et qui voulaient m'empêcher d'y entrer. J'y suis, tu le vois, et j'y resterai jusqu'à ce que je possède son secret. Les bandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les ferai mettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leur présence pour des raisons à moi connues, mais il n'est pas impossible que cette nuit même, j'arrache un aveu à la Barancos. C'est à cause de cela que je t'ai prié de venir.
-- Toujours des énigmes, murmura Gaston.
-- Des énigmes dont tu auras le mot, si tu as le courage de ne pas aller te coucher avant l'heure du cotillon.
-- Je comprends de moins en moins.
-- Raison de plus pour rester. Je conçois que tu n'aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n'est pas obligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation de ton oncle qui ne peut manquer d'être intéressante. Il t'apprendra peut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de son mariage qui est décidé. Quatre-vingt mille livres de rente que tu perds. Je ne te blâme pas. J'aurais, je le crains, agi comme toi. Rien ne vaut l'indépendance. Et en vertu de cet axiome, tu m'excuseras de te quitter. Madame de Barancos va bientôt avoir fini de recevoir son monde, et toute maîtresse de maison qu'elle est, elle ne donnera pas sa part de sauterie. C'est une valseuse enragée. Elle préfèrerait peut-être la cachucha, mais les castagnettes sont mal portées, et elle n'est pas Espagnole au point d'exécuter en public un pas national. Elle se rattrape sur la valse, et je compte valser avec elle tant que je pourrai, sans parler du cotillon qui m'est promis. C'est au cotillon que je frapperai le grand coup, et, si tu m'en crois, tu m'attendras jusqu'à ce que cet exercice final soit terminé.
-- Je ne te promets rien.
-- Soit ! mais tu resteras, car moi, je te promets de revenir avec toi, dans ton coupé, et de te rendre un compte exact et circonstancié de mes opérations. Plus d'énigmes, plus de cachotteries ; tu sauras tout. Est-ce dit ?
-- Oui, mais...
-- Cela me suffit, et je vais à mes affaires. Gare-toi de Lolif, qui cherche quelqu'un à ennuyer, et si Saint-Galmier ou Simancas t'abordent, sois poli tout juste et coupe-les impitoyablement.
-- Tu n'as pas besoin de me recommander cela. Ces deux gredins me répugnent.
-- Ah ! il y a aussi Prébord, qui a réussi à s'introduire ici, malgré l'affront que madame de Barancos lui a fait l'autre jour aux Champs-Élysées. Je pense qu'il filera doux devant toi, mais évite-le. L'heure n'est pas venue de lui chercher noise. Sur ce, cher ami, je vais... Ah ! parbleu ! tu ne resteras pas longtemps sans avoir à qui parler. Voici M. Roger Darcy donnant le bras à madame Cambry. Elle est un peu pâle, mais comme elle est jolie ! Et son futur a rajeuni de dix ans. L'oncle a succession s'est transformé en jeune premier. Adieu l'héritage ! Avant qu'il soit longtemps, tu auras une demi-douzaine de petits cousins et de petites cousines. Et c'est toi qui l'as voulu. Au revoir, après le cotillon. Je cours me mettre aux ordres de la marquise.
Ayant dit, le capitaine laissa son ami réfléchir et se perdit dans la foule qui encombrait la salle.
L'orchestre s'était tu ; le quadrille venait de finir, et les cavaliers reconduisaient leurs danseuses. Au même moment, d'autres couples nouvellement arrivés faisaient leur entrée, et de ces deux courants contraires, il résultait une certaine confusion qui se produit presque toujours à chaque entracte d'un grand bal. Gaston chercha des yeux son oncle et ne l'aperçut point. Il lui fallut fendre les groupes pour le rejoindre, et il eut beaucoup de peine à y parvenir. Après de longues manœuvres, il le découvrit enfin debout devant madame Cambry qui venait de s'asseoir et qui était déjà fort entourée. Sa beauté attirait les hommes, comme la lumière attire les papillons. On faisait cercle devant sa chaise ; elle avait fort à faire pour inscrire sur son carnet toutes les valses sollicitées par les jeunes et pour répondre aux compliments des amis plus mûrs qui la félicitaient discrètement sur son prochain mariage. M. Roger Darcy recevait force poignées de main et se tirait en homme d'esprit d'une situation assez délicate à son âge, la situation du futur agréé, déclaré, escortant la jeune femme qu'il va épouser : l'école des maris avant la cérémonie.
Gaston ne se souciait pas de se mêler à ces courtisans plus ou moins sincères ; il avait à dire à la charmante veuve toute autre chose que des fadeurs, et il attendit, pour s'approcher d'elle, que l'essaim des galants se fût envolé. Et, en attendant, il se mit à la regarder de loin, dans l'espoir de lire sur son doux visage la nouvelle qu'elle avait à lui annoncer. Il n'y lut rien du tout. Une femme au bal cache ses tristesses sous des sourires ; les joues pâlies par les chagrins se colorent, les yeux qui ont pleuré étincellent. Impossible de deviner si le cœur est de la fête ou si la joie qu'on a affichée n'est qu'un masque. Gaston ne vit qu'une chose, c'est que madame Cambry était ravissante.
Elle avait adopté une mode nouvelle qui sied à merveille aux blondes cendrées, quand elles ont la peau très-blanche. Elle était entièrement habillée de satin noir. Sa robe, très-serrée aux hanches, faisait admirablement valoir sa taille souple et ronde. Pas de blanc, pas d'agréments de couleur sur ce fond sombre. Rien que des fleurs clair-semées, des fleurs d'une seule espèce, d'énormes pensées d'un violet bleu, que le jardinier qui les a créées a appelées des yeux Dagmar, parce qu'elles rappellent la nuance extraordinaire des yeux d'une adorable princesse.
C'était le deuil, un deuil de bal. La belle veuve aurait pu avoir la mort dans l'âme et s'habiller ainsi pour mener ses douleurs dans le monde.
Elle n'avait pas mis de diamants, quoiqu'elle en eût de superbes, des diamants de famille que ses aïeules avaient portés. L'unique bijou dont elle s'était parée se cachait sous un bouquet de jasmin qu'il fixait au corsage tout près de l'épaule : un petit serpent de rubis dont on ne voyait que les yeux.
-- Elle aime Berthe, elle la défend, pensait Gaston. Que de femmes à sa place auraient renié la pauvre orpheline injustement accusée ! Et qui sait si, à force de plaider sa cause auprès de mon oncle, elle n'a pas réussi à la sauver ?
Il lui tardait de l'aborder, et il maudissait les empressés qui l'accablaient de saluts et probablement d'invitations.
-- On va danser. Elle doit être déjà engagée pour toute la nuit, et Dieu sait quand je pourrai lui parler, se disait-il avec inquiétude. Mon oncle est là, mais je préfèrerais ne pas m'adresser à lui.
Enfin, il y eut une éclaircie. L'orchestre préludait déjà, et les notes isolées des instruments qui cherchaient l'accord rappelaient les cavaliers dispersés dans la salle. Le cercle se rompit, et Gaston put s'approcher. Justement, M. Roger Darcy venait d'être accaparé par un magistrat de ses amis, et il ne voyait pas son neveu. La veuve l'aperçut au premier pas qu'il fit vers elle, et sa figure changea d'expression. Elle l'appela d'un signe imperceptible, quoiqu'elle fût encore assiégée par le joli lieutenant Tréville, qui insistait pour obtenir une valse, fût-ce la treizième. Et Gaston ne se fit pas prier pour venir couper court aux galantes obsessions de cet aimable hussard.
-- Je vous cherchais, dit madame Cambry en lui tendant le bout de ses doigts effilés.
Tréville comprit qu'il était de trop, et battit en retraite, après avoir adressé à la veuve un salut ponctué d'un sourire expressif et un bonsoir amical à Darcy, son camarade de cercle.
-- C'est moi qui vous cherchais, madame, murmura Gaston, et je vous supplie de m'excuser d'avoir tant tardé à me présenter. Jugez de mon impatience. Vous étiez si entourée que je ne pouvais pas approcher, moi qui ne suis venu que pour vous...
-- Pour elle et pour moi, n'est-ce pas ? Je regrette de ne pas vous avoir rencontré plus tôt. Je ne me serais pas engagée, et maintenant je vais être obligée de vous quitter quand nous avons tant de choses à nous dire. Mais je vous ai gardé un quadrille. Ne vous éloignez pas.
-- Je n'aurai garde, et je ne saurais trop vous remercier.
-- C'est votre oncle qu'il faut remercier. Lui seul a tout fait. Mais j'entends le prélude d'une valse que j'ai promise. Je vous laisse à M. Roger qui vous dira...
-- Ce que j'aimerais cent fois mieux apprendre de votre bouche, interrompit Gaston, ému au point d'oublier qu'il est malséant de couper la parole à une femme.
Madame Cambry se pencha à son oreille et lui dit à demi-voix :
-- Je suis bien heureuse. Demain, Berthe nous sera rendue.
-- Demain ! s'écria Gaston ; ai-je bien entendu ? Demain elle sera libre !
-- L'ordre a été signé ce matin, murmura madame Cambry. Votre oncle vous dira le reste. En ce moment, voyez, je ne m'appartiens plus.
Le valseur favorisé accourait, un beau jeune substitut, tout fier de l'honneur que lui faisait la future madame Darcy. Elle prit son bras et se laissa entraîner.
-- Libre ! murmura Gaston. Ah ! je n'espérais pas ce bonheur, et c'est à peine si j'y puis croire. Et on jurerait que madame Cambry n'y croit pas non plus. Elle m'a annoncé cette joie d'un ton presque triste. Et pourtant elle l'a dit... l'ordre est signé. Ah ! il me tarde d'interroger mon oncle.
L'oncle était à deux pas, et il avait fort bien vu son neveu, mais, par malheur, il était engagé dans une conversation des plus sérieuses avec un grave collègue, et Gaston ne pouvait guère se jeter à la traverse d'un entretien sur l'inamovibilité de la magistrature. Il dut se borner à lancer des regards suppliants à M. Roger Darcy, qui lui fit signe de l'attendre, et force lui fut de se réfugier dans une embrasure de fenêtre pour laisser le champ libre aux tournoyantes évolutions de la valse.
Vingt couples, entraînés par un excellent orchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il y avait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées. Le beau Prébord emportait dans l'espace une grande Américaine brune qui avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur les épaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement une toute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousine de la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à une quatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeux verts, qui s'appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique. Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tourner sur place la cliente rondelette qu'il soignait d'une névrose. La valse rentrait dans sa méthode diététique.
Retenue par ses devoirs de maîtresse de maison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé la rejoindre dans le premier salon.
Gaston n'avait d'yeux que pour son oncle, et son émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat qui causait avec lui et s'approcher de la fenêtre. M. Roger Darcy souriait. C'était de bon augure.
-- Eh bien, dit-il, tu dois être content, car je suppose que madame Cambry t'a annoncé la grande nouvelle.
-- Oui, répondit le neveu, tout palpitant d'espoir et d'inquiétude, madame Cambry m'a assuré que, demain matin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.
-- C'est parfaitement vrai.
-- Ah vous me rendez la vie. Je savais bien qu'elle n'était pas coupable. Enfin, son innocence a éclaté ! Cette odieuse accusation a été mise à néant... il n'en restera plus de trace, et maintenant...
-- Pardon ! madame Cambry ne t'a pas dit autre chose ?
-- Non.
-- Les femmes les plus intelligentes manquent de précision dans l'esprit. Elle aurait bien dû compléter sa nouvelle.
-- Nous avons à peine échangé quelques mots. On est venu la chercher pour la valse.
-- Que tu t'es laissé souffler par un alerte substitut. C'était à toi d'ouvrir le bal avec ta future tante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu'ils font. Et je suppose que tu es toujours amoureux.
-- Plus que jamais, et j'espère que maintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j'ai prise d'épouser...
-- Une prévenue. Mais si, je la désapprouve très-fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment, puisqu'au fond la situation n'a pas changé ?
-- Je ne vous comprends pas, mon oncle. Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va être mise en liberté.
-- Provisoire. Voilà le mot que madame Cambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Il est vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.
-- Provisoire... comment ?... que signifie ?...
-- Sous caution, pour parler plus correctement. Cela t'étonne. Tu as donc oublié ton code d'instruction criminelle ? Je m'en doutais un peu.
-- Quoi ! ce n'est pas d'une ordonnance de non-lieu qu'il s'agit. Vous n'abandonnez pas cette affaire, alors que tout démontre...
-- Fais-moi le plaisir de te calmer et de m'écouter. Je veux bien t'expliquer les motifs de la décision à laquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te le déclare. Tu sais où en était l'instruction. J'ai la preuve que mademoiselle Lestérel était au bal de l'Opéra, qu'elle est entrée plusieurs fois dans la loge de Julia d'Orcival. Elle-même ne le nie pas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu'elle ne soit pas restée toute la nuit au bal, je l'admets. Il est même à peu près certain qu'elle est allée ailleurs. Où ? Elle refuse de le dire, et ce refus m'est infiniment suspect. Je te le signale en passant, parce qu'il doit te toucher à un autre point de vue que moi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient, des lettres brûlées, du fragment de billet qu'on a retrouvé dans sa cheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoir était et est encore d'instruire l'affaire, jusqu'à ce qu'elle soit éclaircie.
Mais il vient de se produire un incident que tu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans la nuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de ville qui faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et un loup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande à la toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C'est une preuve de plus que la prévenue est allée au bal... et ailleurs, comme je te le disais tout à l'heure.
-- Boulevard de la Villette ! répéta Gaston. C'est bien extraordinaire.
-- Très-extraordinaire, en effet ; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est ce que je vais t'apprendre. Les deux sergents de ville que j'ai interrogés avaient déposé d'abord qu'ils avaient fait cette trouvaille à une heure très-avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m'en étais tenu à cette déclaration, qui s'accordait fort bien avec les hypothèses de l'accusation. Avant-hier, l'un de ces gardiens de la paix a demandé à compléter sa déposition, et je l'ai fait appeler dans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premier interrogatoire, il s'était rappelé que, peu de temps après avoir ramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une des églises de Belleville.
-- Eh bien ? demanda Gaston qui ne devinait pas où son oncle voulait en venir.
-- Eh bien, répondit M. Roger Darcy d'un air presque goguenard, c'est à cette circonstance que tu devras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bien peu de pénétration dans l'esprit pour ne pas avoir déjà aperçu la raison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n'as décidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu, et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par une femme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jeté son domino dans la rue avant trois heures.
-- C'est l'évidence même, et, en présence d'une preuve aussi concluante, je m'étonne qu'il vous reste encore des doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivement mademoiselle Lestérel.
-- Pas si concluante que tu le prétends, la preuve. D'abord, je suis très-frappé de ce fait que le témoin ne s'est rappelé qu'au bout de cinq à six jours le fait si important qu'il m'a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû aux suggestions d'une personne étrangère à la cause.
Gaston pensait :
-- C'est Nointel qui a fait cela. Et moi qui l'accusais de tiédeur... de négligence !
-- Je dois dire, reprit le juge, que je me suis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j'ai appris qu'il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapable d'altérer la vérité et de s'être laissé gagner par une gratification. Il affirme que c'est en causant de l'affaire dans un café avec un inconnu qu'il s'est souvenu de cette circonstance de l'heure sonnée par l'horloge de l'église Saint-Georges, une église nouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a fait remarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé de ce détail et l'a engagé à me demander une audience.
-- Donc, tout s'explique de la façon la plus naturelle.
-- Hum ! il faudrait encore savoir si ce donneur de conseils n'est pas intéressé dans la question. Si c'était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encore quelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens le fait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradiction avec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu'il innocentât complètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudrait encore démontrer...
-- Quoi ? s'écria Gaston, qui piétinait d'impatience.
-- Mais, par exemple, que la prévenue n'a pas changé de costume en route, qu'elle n'est pas entrée deux fois à l'Opéra, qu'entre ses deux visites, elle n'a pas été faire à Belleville un voyage dont la cause reste à déterminer, et qu'au cours de ce voyage, elle ne s'est pas débarrassée de son domino pour en revêtir un autre...
-- Mais c'est abs... non, c'est inadmissible.
-- Tu as failli me dire une impertinence, et tu oublies que la lettre de Julia donnait rendez-vous à mademoiselle Lestérel, à deux heures et demie. Il n'est pas du tout inadmissible que mademoiselle Lestérel ait été exacte. Quant à sa première apparition dans la loge, vers minuit et demi, elle peut s'expliquer de plus d'une façon.
-- D'autres femmes qu'elles y sont entrées.
-- Tu supposes cela, et c'est évidemment le système que le défenseur mettra en avant lorsque l'affaire viendra aux assises.
-- Aux assises ! vous pensez donc...
-- Que la prévenue sera renvoyée devant le jury. C'est très-probable. Cependant, ce n'est pas certain. Je ne nie pas a priori qu'une autre femme, ou même, si tu veux, d'autres femmes aient été reçues de minuit à trois heures par Julia. Mais jusqu'à présent, tout semble prouver le contraire. Le principal témoin sur ce point est l'ouvreuse. Or, cette femme est à moitié folle. C'est une espèce de madame Cardinal qui a deux filles marcheuses à l'Opéra et la tête farcie d'imaginations ridicules. Elle a été jusqu'à prétendre que le crime a été commis par ce M. Lolif que tu connais et qui n'est qu'un sot inoffensif. Bref, je ne puis rien tirer de clair d'une extravagante que mon greffier a toutes les peines du monde à suivre quand elle se met à divaguer. De ce côté encore, les obscurités abondent.
-- Vous en convenez, et cependant vous persistez à soutenir l'accusation, dit Gaston avec amertume.
-- Je ne soutiens rien du tout. Je ne suis pas le ministère public. Et j'ai fait pour la prévenue tout ce que je pouvais faire, plus que je ne devais peut-être, répondit sévèrement le magistrat. Il y a des doutes, je le reconnais, et le fait du domino retrouvé avant trois heures constitue une présomption très-favorable à mademoiselle Lestérel. Je me suis appuyé sur ce fait pour prendre une mesure qui a été bien rarement appliquée dans une affaire criminelle de cette gravité, mais qui me paraît humaine et équitable. J'instruis, je ne juge pas. Ce sont les jurés qui jugent. C'est pour cela qu'on les a inventés. Mais je puis, sans clore l'instruction, épargner à une jeune fille intéressante des rigueurs inutiles. J'ai donc, après en avoir référé à qui de droit, signé l'ordre de la mettre en liberté sous caution. Cette caution a été versée aujourd'hui, et je n'ai aucune raison pour te cacher que c'est madame Cambry qui l'a fournie.
Je l'avais deviné. Elle la croit innocente, et elle est si bonne !
-- À ne te rien celer, j'aurais préféré qu'elle ne se mêlât pas de cette affaire, car enfin elle sera bientôt ma femme, et il n'est pas d'usage que les prévenues soit cautionnées par la future du juge qui a leur affaire entre les mains. Mais elle a fortement insisté, et puis, après tout, nous ne sommes pas encore mariés. Elle est libre de ses actions. D'ailleurs, je ne vois pas à qui mademoiselle Lestérel aurait pu demander ce service.
-- À moi.
-- L'inconvénient eût été le même, puisque tu es mon neveu. Et, de plus, ton intervention aurait pu nuire à la prévenue. Elle aurait donné lieu à une foule de commentaires défavorables. La sœur ne pouvait rien faire sans l'autorisation de son mari, qui n'est pas bien disposé pour mademoiselle Lestérel. Je l'ai fait appeler, ce mari. Il a reconnu le poignard, mais il ne sait rien de l'affaire. Sa femme, qui est malade, a été interrogée chez elle en vertu d'une commission rogatoire. Elle ne m'a rien appris non plus.
-- Mais... la suite, mon oncle ? Quelle va être la situation de mademoiselle Lestérel après sa sortie de prison ?
-- Mademoiselle Lestérel restera à ma disposition, et je te préviens qu'elle sera l'objet d'une surveillance discrète, mais attentive.
-- Du moins, je pourrai la voir ?
-- Si elle y consent, oui. Je t'engage cependant à être très-réservé dans tes rapports avec elle. Madame Cambry aussi la verra, et je l'ai priée d'y mettre beaucoup de prudence.
-- Et comment finira cette triste liberté ?
-- Il arrivera de deux choses l'une : ou l'enquête que je vais poursuivre n'aboutira à aucune découverte nouvelle, et alors, quand je jugerai qu'il n'y a plus rien à espérer, je transmettrai le dossier de mademoiselle Lestérel à la chambre des mises en accusation, qui renverra très-probablement la prévenue devant la cour d'assises ; ou, au contraire, je trouverai une autre coupable... il m'en faut une, car Julie Berthier a été tuée par une femme...
-- Par une femme qui est ici, s'écria Gaston.
-- Comment, par une femme qui est ici ? demanda M. Roger Darcy, en lançant à son neveu un regard de juge d'instruction, un de ces regards qui lisent dans les yeux et qui fouillent les consciences. Deviens-tu fou, ou bien te moques-tu de moi ?
Le dernier accord de l'orchestre expirait, les valseurs s'arrêtaient, et on voyait poindre au milieu des couples enchevêtrés le substitut haletant qui ramenait madame Cambry.
Au même moment, la marquise apparaissait radieuse à l'entrée de la salle de bal, et s'avançait entourée d'un cortège d'adorateurs, au premier rang desquels brillait Nointel, jeune, fier, souriant, cambrant sa taille et relevant les pointes de ses moustaches.
Gaston, qui allait prononcer le nom de madame de Barancos, se rappela, en apercevant son ami, que l'heure n'était pas venue, et que le lieu eût été mal choisi pour dénoncer une si grande dame.
-- Je voulais dire : qui est peut-être ici, murmura-t-il d'un air embarrassé.
L'oncle sourit et lui dit paternellement :
-- Mon cher Gaston, tu n'es vraiment pas assez sérieux, et je crains bien que tu ne sois pas d'un grand secours à mademoiselle Lestérel. Tu t'es mis en tête, je le parierais, une foule d'idées saugrenues. Tu t'imagines que Julie Berthier a été tuée par une femme du monde et que tu vas découvrir cette femme par des moyens de comédie. Tu fais du roman, au lieu de suivre pas à pas la réalité. Ce n'est pas en courant après des chimères que tu me démontreras l'innocence de ta protégée.
» Oui, je te le répète, il est possible à la rigueur qu'elle soit victime d'une méprise, qu'une autre soit entrée dans la loge ; mais cette autre, ce n'est pas dans ce salon qu'il faut la chercher. La d'Orcival avait des amies, des rivales. Ce côté de sa vie n'a pas été suffisamment élucidé, j'en conviens. Les témoignages manquent. Provoque-les, si tu peux, mais, crois-moi, ne soupçonne plus les marquises... car c'est la marquise que tu regardais tout à l'heure, quand tu as lâché cette énormité.
» Et maintenant souffre que je te quitte pour aller reprendre mon rôle de futur mari. Madame Cambry ne t'a-t-elle pas promis un quadrille ? En dansant avec elle, tu pourras lui demander son avis sur le meilleur moyen de voir mademoiselle Lestérel sans la compromettre. Et je t'engage à te conformer à ses recommandations, car elle est de bon conseil.
Gaston mourait d'envie de répondre : Suivez-le donc, son avis. Si vous la consultiez, elle vous conseillerait de rendre une ordonnance de non-lieu. Mais il savait bien que cette verte réplique ne produirait aucun effet sur ce juge incoercible, et il se tut.
L'oncle Roger se rapprocha de madame Cambry qui revenait plus charmante après cette valse ailée, cette valse dont les tourbillons emportent la mélancolie, comme le vent disperse les cendres d'un incendie. Et le neveu, blessé au cœur par la ruine d'une espérance prématurément conçue, s'en alla vers Nointel qu'il lui tardait de rejoindre pour lui confier ses chagrins, mêlés d'un peu de joie. Berthe allait être libre. Il allait la revoir. Mais qu'était ce semblant de bonheur au prix des dangers qui la menaçaient encore ? La revoir ! Et puis, la perdre ensuite pour toujours. La seule pensée de cet avenir le faisait frissonner, et il se reprenait à accuser de légèreté son ami le capitaine qui paradait en ce moment devant la Barancos et qui perdait son temps à préparer des pièges où elle ne tomberait jamais.
Il manœuvra pourtant de façon à suivre de loin la superbe marquise. Elle s'en allait, passant la revue de ses invitées et distribuant à la ronde des sourires et des mots gracieux, nuancés avec un parfait discernement, suivant l'âge ou la qualité. Une reine ne se serait pas mieux acquittée de cette distribution de gracieusetés obligatoires. On voyait bien qu'elle avait naguère gouverné à la Havane.
Gaston observa qu'elle comblait madame Cambry et même M. Roger Darcy, quoiqu'elle les connût fort peu. Elle les avait souvent rencontrés dans le monde, mais c'était la première fois qu'elle les recevait chez elle. Ils fuyaient les grandes fêtes, et il avait fallu une circonstance particulière pour que madame Cambry se décidât à se produire devant le tout-Paris qui recherche les raouts cosmopolites. Son mariage était décidé depuis peu de jours, et elle avait saisi volontiers cette occasion pour donner une sorte de consécration officielle à un projet qui allait se réaliser à bref délai. Mais on eût dit qu'elle se sentait un peu déplacée parmi ces étrangères à fracas qui formaient le fond de la société habituelle de la marquise. Et quoiqu'il y fît très-bonne figure, le juge d'instruction avait un peu l'air de penser ce que disait le doge de Gênes à Versailles : « Ce qui m'étonne le plus ici, c'est de m'y voir. » Un nuage passa sur le front de madame Cambry, lorsque madame de Barancos s'arrêta devant elle pour la remercier d'être venue et pour la complimenter en termes exquis.
-- On jurerait qu'elle soupçonne que Berthe doit son malheur à cette femme, pensait Gaston Darcy.
Mais le nuage passa vite, les compliments furent rendus avec une courtoisie fine, et pendant quelques instants les hommes purent jouir d'un tableau fait à souhait pour le plaisir des yeux : les deux plus ravissantes femmes de ce bal où brillaient toutes les merveilles des deux mondes, échangeant de doux propos et se faisant vis-à-vis, comme pour mieux mettre en lumière le contraste de leurs deux beautés : l'éclatante Espagnole au teint doré, aux regards de feu ; la Parisienne au charme doux et pénétrant comme l'odeur du thé. Un rubis et une perle.
Gaston bénissait la perle autant qu'il l'admirait, et Nointel avait bien l'air d'adorer le rubis. Cependant, dès qu'il aperçut Darcy, il s'arrangea pour laisser passer la marquise et sa cour, et il l'aborda en lui disant tout bas :
-- Eh bien, as-tu causé avec ton oncle ?
-- Oui, répondit mélancoliquement Gaston. Mademoiselle Lestérel va être mise en liberté sous caution... une justice provisoire !
-- Bon ! mon brave sergent de ville a parlé.
-- Quoi ! tu sais...
-- C'est moi qui lui ai soufflé de compléter sa déposition. Diras-tu encore que je néglige tes affaires ?
-- Non... non... et je te demande pardon de ma sotte humeur. Tu m'as rendu un service immense. Sans toi, elle serait restée en prison. Qui sait, hélas ! si elle n'y rentrera pas ?
-- Jamais. C'est moi qui t'en réponds. Et ce que j'ai fait déjà te garantit ce que je ferai encore.
-- Mon oncle vient de me déclarer que des preuves de ce genre ne lui suffiraient pas. Son dernier mot a été : Un crime a été commis. Il l'a été par une femme. Il me faut une coupable.
-- On la lui fournira, dit gaiement le capitaine. À propos, présente-moi donc à M. Roger Darcy et à madame Cambry. Tu ne trouveras jamais une meilleure occasion, et, pour le succès de mes futures opérations, il importe que je les connaisse tous les deux. Pas un mot de l'affaire, bien entendu. Après la présentation, nous irons faire un tour au buffet. Je meurs de soif. J'ai dîné au cercle où on a le tort de saler effroyablement la cuisine. C'est Lenvers et Cocktail qui sont chargés ce moi-ci de la surveillance de la table. Je suis sûr que le fournisseur des vins leur fait une remise pour qu'ils poussent à boire.
-- Viens, interrompit Gaston, que les considérations gastronomiques ne touchaient guère. Si nous tardons, mon oncle sera accaparé par un sénateur que je vois se diriger sournoisement de ce côté, et madame Cambry s'envolera au bras d'un danseur.
-- Tu as raison, il ne faut pas manquer le coche. Commençons par ton oncle.
On les attendait. Le juge avait deviné que son neveu allait lui amener cet ami qu'il s'étonnait un peu de ne pas connaître, et la belle veuve pressentait que cet élégant cavalier qui causait avec Gaston Darcy désirait lui être présenté.
L'accueil de l'oncle fut cordial. Il trouva un mot aimable sur le passé militaire du capitaine, et il reprocha gracieusement à Gaston d'avoir tant tardé à le mettre en relation avec M. Nointel.
Madame Cambry ne se montra pas moins gracieuse, et comme elle avait des yeux qui parlaient, Nointel comprit très-bien qu'elle avait deviné en lui un défenseur de sa chère protégée, Berthe Lestérel. Aussi ne le laissa-t-elle pas prendre congé sans lui faire promettre de venir à ses samedis, et le capitaine s'engagea avec enthousiasme à s'y montrer assidu.
L'orchestre, qui annonçait un quadrille, abrégea l'entretien, et Nointel se hâta d'entraîner son ami vers des régions plus calmes.
L'hôtel était si vaste qu'on pouvait s'isoler sans trop de peine, en dépit de la foule. Ainsi, le buffet était placé au bout d'une immense galerie pleine de fleurs et d'arbustes, un véritable jardin d'hiver, avec des allées et des massifs de verdure. Les passants n'y manquaient pas, car il y avait chez madame de Barancos beaucoup de gentlemen américains, et le buffet était pour ces messieurs une attraction de premier ordre. Mais il n'était pas trop malaisé de les éviter et de causer librement.
-- Mon cher, dit le capitaine, je t'ai promis une surprise pour la fin du bal. Tu l'auras, car mes affaires avec la marquise vont à merveille. Je suis sûr qu'elle dansera le cotillon avec moi, et c'est le grand point.
-- Me diras-tu enfin...
-- Rien, sinon que j'ai été assez heureux pour trouver du premier coup le compliment qui devait lui plaire le mieux, le compliment exact, pas banal, celui qui vise un détail de toilette particulier, un effet inventé par elle. J'ai avisé immédiatement les nœuds de diamants qu'elle porte sur ses souliers de satin... une mode qu'elle veut faire prendre... je me suis extasié sur le bon goût de cette trouvaille, et, par la même occasion, sur les pieds, qui sont ravissants. Elle était aux anges. J'avais touché la corde sensible... et j'en ai plus d'une à mon arc... je suis si content que je parle la langue du Tintamarre... elle adore la valse, cette Havanaise, et elle m'en a promis une, sans compter les tours du cotillon. Or, dans ces cas-là, je possède un procédé spécial pour faire rendre à la valse tout ce qu'elle peut donner. J'ai une façon de plier les jarrets et de multiplier les petits pas à reculons... tu verras. Quand madame de Barancos en aura tâté, elle ne demandera qu'à recommencer.
-- Et où espères-tu en venir avec tes séductions ?
-- Tu me le demandes ? Eh ! parbleu ! à amener notre marquise au point où je veux qu'elle soit pour lancer mon coup de foudre. Si elle n'était pas émue par des préparations savantes, elle serait de force à garder son sang-froid quand je démasquerai tout à coup ma batterie. Mais je ne crains pas cela. Son cœur bat déjà la charge, et elle ne pense pas plus à Julia d'Orcival qu'à feu le marquis de Barancos.
-- Tu crois qu'elle t'aime ?
-- Non, pas encore. Mais elle a du goût pour moi, un goût très-vif, et elle m'aimerait si je voulais. Pourquoi pas ? Elle a bien aimé Golymine. Mais je ne veux pas. Je ne travaille que pour toi, et j'ai du mérite à m'en tenir là, car en vérité elle est adorable. J'avais des préjugés contre les Espagnoles. Je commence à les perdre. Celle-là vous a un feu, une franchise de langage, une liberté d'allures ! on jurerait qu'elle n'a jamais menti de sa vie, et on voit bien que sa volonté ne connaît pas d'obstacles... particularité de caractère qui explique le coup de couteau donné à Julia. Je n'aime que les femmes douces, un peu esclaves... eh bien, mon cher, je ne voudrais pas jouer longtemps à ce jeu-là avec cette marquise. Je finirais par me brûler comme un sot au feu de ses grands yeux. Et déjà, il y a des moments où je regrette de m'être lancé à l'assaut. J'ai peur de n'en pas revenir. Mais par bonheur, l'engagement sera court. La nuit ne se passera pas sans que je sache à quoi m'en tenir, et si la Barancos est coupable, je ne serai pas encore assez pris pour avoir des remords de l'envoyer là où elle a parfaitement laissé aller mademoiselle Lestérel.
-- Que Dieu t'entende ! soupira Darcy.
-- Il m'entendra. Les moyens sont scabreux, mais la cause est juste. Maintenant, changeons de sujet. Nous arrivons au buffet, et j'aperçois Saint-Galmier qui assiège une galantine aux truffes. Où est donc Simancas ? Ah ! le voilà qui remorque une duègne castillane, une corvée que lui aura imposée la marquise. Tu vas voir comme je vais traiter ces deux drôles.
Il était splendide, ce buffet servi par une escouade de maîtres d'hôtel, majestueux et solennels comme des ministres. Et les mets solides ou légers qui le chargeaient n'avaient point été apportés tout faits dans la voiture d'un fournisseur à la mode. La vieille argenterie de famille brillait sur les dressoirs étagés, et les armes des Barancos s'étalaient jusque sur les seaux où gelait le vin de Champagne.
-- Bonsoir, mon capitaine, dit obséquieusement Saint-Galmier ; voulez-vous ma place ?
-- Merci, je veux une place, mais pas la vôtre, répondit sèchement Nointel. Et puis je vous prie de ne pas m'appeler : mon capitaine. Nous n'avons jamais servi dans le même régiment, que je sache.
-- Non, sans doute, reprit le docteur sans se déconcerter, mais nous servons tous les deux madame la marquise de Barancos.
-- Pas de la même façon, docteur. Dites-moi donc comment se porte votre alcoolisé de l'autre jour ?
-- Mon alcoolisé ! répéta le docteur tout effaré ; je ne sais pas ce que vous voulez dire.
-- Comment ! reprit Nointel en ricanant, vous avez déjà oublié cet aimable client, celui qui parlait de faire un voyage au long cours avec vous et votre ami Simancas ?
-- Ah ! oui, je me souviens... mais je... je ne l'ai pas revu.
-- Bon ! vous lui aurez donné une ordonnance qui l'aura satisfait. Continuez à le bien soigner, docteur, je vous le conseille.
Saint-Galmier fila doux et s'éloigna du buffet, juste au moment où Simancas s'en approchait.
Il avait l'oreille basse, l'illustre général péruvien, et il montra peu d'empressement à entrer en conversation avec le capitaine. Peut-être avait-il entendu des fragments du dialogue et redoutait-il de recevoir des éclaboussures.
Nointel lui tourna le dos sans le saluer, se fit servir quelques verres de rœderer frappé, et emmena Darcy qui, pendant cette petite scène, n'avait ouvert la bouche ni pour boire ni pour parler.
-- Mon cher, dit le capitaine, tu t'étonnes de me voir traiter ces gens-là comme je ne traiterais pas mes laquais... Si j'avais des laquais. Tu penses peut-être que je ferais bien de les ménager, puisque je compte me servir d'eux pour démasquer madame de Barancos. Eh bien, tu te trompes. Je puis les traiter comme il me plaît, car il ne tient qu'à moi de les envoyer au bagne. Ils le savent, et ils sont résignés à avaler toutes les couleuvres, à supporter toutes les humiliations que je leur infligerai.
-- Au bagne ! répéta Gaston. Est-ce que tu aurais découvert qu'ils ont trempé dans le crime de l'Opéra... qu'ils étaient les complices de la marquise ?
-- Non. Si j'avais découvert cela, je les aurais déjà dénoncés. Malheureusement, j'ai la conviction qu'ils n'ont fait qu'assister au meurtre et qu'ils n'y sont pour rien. Le mot : assister est même trop fort. Ils ont simplement, je crois, reconnu la marquise, et s'ils ne l'ont pas vue, ils l'ont entendue tuer Julia. Mais les drôles ont d'autres méfaits sur la conscience. Ils ont été, avec feu Golymine, les chefs d'une bande de voleurs. J'en ai la preuve, ou peu s'en faut. Tu ne t'attendais pas à celle-là, hein ?
-- C'est singulier. Je me rappelle maintenant que, le lendemain de la mort de Golymine, mon oncle m'a montré une note de police où il était dit qu'on avait autrefois soupçonné ce Polonais de diriger une association de coquins bien posés dans le monde.
-- La note indiquait-elle le but de cette association ?
-- Autant qu'il m'en souvient, il y était question d'attaques nocturnes dans les rues de Paris.
-- D'attaques exécutées par des brigands subalternes, sur des indications données par des gens bien posés, n'est-ce pas ?
-- Oui, c'est bien cela. Ils arrêtaient de préférence les personnes riches qui circulent la nuit avec des valeurs en poche.
-- Comme, par exemple, les joueurs heureux à la sortie d'un cercle. Personne n'était mieux placé que Simancas et Saint-Galmier pour désigner les gagnants du nôtre. Ils assistaient à toutes les parties, sans s'y mêler, et ils avaient toujours soin de sortir un peu avant la fin. Parbleu ! mon cher, tu viens d'élucider le seul point sur lequel je n'étais pas encore absolument fixé, celui de savoir à quelles œuvres criminelles ils employaient le chenapan que j'ai surpris l'autre jour chez Saint-Galmier, réclamant son salaire et menaçant de forcer le docteur et le général à faire avec lui le voyage de Nouméa. J'y suis maintenant, c'est ce chenapan qui a dépouillé, il y a un mois, le petit Charnas, lequel portait sur lui dix-sept mille francs gagnés au baccarat.
-- Et qui m'a volé aussi, moi, une nuit, douze billets de mille dans mon portefeuille.
-- Vraiment ? Tu ne m'avais pas dit cela.
-- C'est qu'il n'y avait pas de quoi s'en vanter. Je me suis laissé dévaliser si bêtement ! L'homme m'a sauté à la gorge au coin de la rue du Colysée, et m'a presque étranglé avant que je pusse me mettre en défense.
-- Le reconnaîtrais-tu, si on te le montrait ?
-- Ma foi ! non. J'ai eu à peine le temps de l'entrevoir, j'ai perdu immédiatement la respiration, et quand je suis revenu à moi, il avait décampé. Mais je me souviens d'une circonstance assez significative. Simancas m'avait vu gagner cet argent. Il est sorti du cercle en même temps que moi, et après m'avoir adressé diverses questions tendant, je crois, à s'assurer que je n'avais pas d'armes, il est parti en voiture du côté de la Madeleine.
-- Et tu as été attaqué rue du Colysée. Son détrousseur à gages l'attendait quelque part. Il sera allé le rejoindre et lui donner ses instructions, en lui décrivant ta personne.
» Voilà qui est clair, et, le cas échéant, ta déposition nous sera fort utile. Pourras-tu préciser la date ?
-- Oh ! parfaitement. C'est la nuit où j'ai rencontré mademoiselle Lestérel à l'entrée de la rue Royale. Je venais de la quitter quand j'ai été attaqué.
-- La nuit où Golymine s'est pendu, alors ?
-- Oui, je venais de rompre avec Julia lorsque je suis entré au cercle.
-- Très-bien. Je lis dans le jeu de mes drôles comme si je tenais leurs cartes. Ils ont renoncé aux opérations nocturnes, aussitôt qu'ils ont cru avoir en main une affaire plus productive et plus sûre, l'exploitation de la marquise, et ils ont congédié leur opérateur qui n'est pas content. Je le retrouverai, quand il le faudra, ce brave galérien. Décidément, Simancas et Saint-Galmier sont à moi, pieds et poings liés.
-- Que ne les obliges-tu donc sans délai à dénoncer la marquise ?
-- C'est la seule chose que je n'obtiendrais pas d'eux en ce moment. Comprends donc que, s'ils dénonçaient la marquise, ils tueraient la poule aux œufs d'or. Sans compter que la marquise doit en savoir long sur leur compte et qu'elle pourrait bien les dénoncer à son tour. Tandis que, plus tard, lorsque j'aurai amené, moi, madame de Barancos à avouer, lorsqu'elle ne pourra plus leur être bonne à rien, ils n'auront plus de motifs pour refuser de témoigner contre elle. C'est alors que je les forcerai ou plutôt qu'on les forcera de parler, car j'irai trouver ton oncle, je lui dirai tout, je viderai mon sac, et je lui passerai la main.
-- Amener la marquise à avouer ? Tu te flattes que tu y réussiras ?
-- Mon Dieu ! oui. Ce sera moins difficile que tu ne le penses. Mais ne me demande pas de plus amples explications. Je te promets, encore une fois, que tu les auras bientôt. Fais-moi seulement crédit jusqu'à la fin du cotillon.
-- Toujours ce cotillon, murmura Darcy. Enfin, soit ! J'attendrai et même je vais te quitter, car madame Cambry m'a promis un quadrille, et je ne veux pas manquer cette occasion d'apprendre ce qu'elle compte faire quand mademoiselle Lestérel sera libre. La recevra-t-elle, comme par le passé ? J'en doute.
-- Moi aussi, j'en doute. Ton oncle a voix au chapitre, et il ne sera probablement pas d'avis que la future madame Darcy vive dans la familiarité d'une personne qu'il persiste à croire coupable, puisqu'il ne rend pas d'ordonnance de non-lieu.
-- C'est vrai, mais il confesse qu'il a des doutes. Il va même jusqu'à admettre que plusieurs femmes ont pu entrer dans la loge.
-- Oh ! oh ! c'est un grand point. Il vient à nous tout doucement.
-- Et, à ce propos, il se plaint de ne pouvoir rien tirer de madame Majoré, une folle, dit-il, qui divague au lieu de répondre quand on l'interroge.
-- Le fait est que la respectable mère d'Ismérie et de Paméla n'est pas toujours très-lucide. Et il faudra qu'un de ces soirs j'aille faire un tour au foyer de la danse, car nous allons avoir besoin d'elle. C'est sur elle que reposera le succès d'une épreuve à laquelle il y aura peut-être lieu de soumettre madame la marquise... et mademoiselle Lestérel.
-- Une épreuve ?
-- Oui. Pourquoi le juge d'instruction ne ferait-il pas répéter devant lui la scène du bal ? Pourquoi n'ordonnerait-il pas que madame de Barancos et mademoiselle Lestérel prendront le domino et le masque, et seront présentées sous ce costume à l'ouvreuse qui les a introduites dans la loge ? Elles n'ont ni la même taille, ni la même tournure, que diable ! et, si écervelée que soit la Majoré, elle pourra peut-être dire, en les voyant à côté l'une de l'autre, quelle est celle des deux qui est entrée la dernière.
-- Ton idée est lumineuse, et je vais...
-- La soumettre à ton oncle ? Tu n'y penses pas. Il faut attendre que madame de Barancos soit en cause. N'allons pas plus vite que les violons, mon cher. Et, à propos de violons, j'entends les premières mesures d'une contredanse. Tu ferais bien d'aller voir si ce n'est pas celle que madame Cambry t'a réservée. Pendant ce temps-là, je rentrerai dans l'orbite de la marquise. J'entends me constituer jusqu'au lever de l'aurore le satellite de cet astre.
Darcy pensa que son ami avait raison. Leur causerie les avait ramenés à l'entrée de la salle de bal. Ils se séparèrent sur le seuil, Nointel pour se rapprocher de madame de Barancos, qu'il venait d'apercevoir donnant un ordre à son majordome, et Gaston pour se glisser du côté où se tenait madame Cambry.
Il fit bien, car la charmante veuve l'appelait d'un signe de tête et d'un sourire.
-- Je n'ai pas d'invitation pour cette fois, lui dit-elle ; j'ai fait en sorte de n'en pas avoir. Soyez mon cavalier.
Et comme il se répandait en actions de grâces :
-- Ne me remerciez pas, reprit-elle. C'est un sacrifice que je vous impose en vous obligeant à danser, quand notre amie souffre encore toutes les angoisses de l'incertitude. Et moi-même je ne suis venue que pour ne pas désobliger M. Roger Darcy. Mais Berthe nous pardonnera de figurer à un quadrille, car nous ne parlerons que d'elle.
-- Mademoiselle Lestérel vous bénira, madame, et moi, je voudrais pouvoir vous prouver toute la reconnaissance dont je suis pénétré, s'écria Gaston.
-- Prouvez-la-moi d'abord en trouvant un vis-à-vis, dit gaiement l'aimable veuve, car je suis sûre que vous avez négligé de prendre cette précaution indispensable.
Gaston, en effet, n'y avait pas pensé, et il serait resté dans un embarras assez ridicule si, à sa grande surprise, il n'eût avisé le capitaine donnant le bras à madame de Barancos, et s'avançant vers lui dans l'intention évidente de lui offrir ce qu'il cherchait.
-- Comme c'est gracieux à vous, madame, de venir à notre secours ! dit la marquise à madame Cambry. M. Nointel m'entraîne, et je manque à tous mes devoirs de maîtresse de maison pour lui être agréable. Le quadrille devrait m'être interdit tant que des oubliées restent sur leurs chaises, mais je n'ai pas su résister, et je ne regrette pas ma faiblesse, puisque je vais avoir le plaisir de figurer en face de la personne que j'aurais choisie entre toutes, si j'avais le droit de choisir.
Madame Cambry répondit dans cette langue gracieuse que les femmes du vrai monde parlent si bien, même lorsqu'elles ne pensent pas un mot de ce qu'elles disent, et les deux couples prirent place.
Gaston était ému, ou plutôt agité. Le voisinage de madame Cambry le gênait et le troublait. Il admirait, sans le lui envier, le sang-froid de son ami qui se montrait ravi de danser avec une femme véhémentement soupçonnée d'avoir tué Julia d'Orcival, et il pensait que ce vis-à-vis allait contrarier un peu ses projets de causerie intime avec madame Cambry.
Sa future tante ne partageait pas ce sentiment, car elle lui dit aussitôt :
-- Madame de Barancos est véritablement charmante. On m'avait dit tant de mal d'elle que j'ai hésité à accepter son invitation. Je vérifie une fois de plus qu'on a grand tort de s'en rapporter aux bruits qui courent dans le monde. Elle passe pour excentrique, parce qu'elle n'est pas banale, et pour coquette, parce qu'elle est franche. Je suis sûre que votre ami, M. Nointel, lui plaît, et je lui sais gré de ne pas cacher la préférence qu'elle lui accorde sur tant de fats et d'ambitieux qui la courtisent par vanité ou pour sa fortune.
-- Je ne sais s'il lui plaît, murmura Gaston, mais je ne crois pas qu'elle lui plaise.
-- Vraiment ? C'est dommage. M. Nointel est fort bien, et, en l'épousant, il ferait un magnifique mariage. Mais parlons du vôtre ; que vous a dit votre oncle pendant que je valsais ?
Gaston n'eut pas le temps de répondre. L'orchestre donna le signal, et l'amoureux dut, bon gré, mal gré, exécuter les manœuvres de la première figure du quadrille.
En évoluant autour de sa danseuse, il s'aperçut que la marquise parlait de lui avec le capitaine, et peut-être de madame Cambry, car elle les regardait beaucoup et elle souriait en les regardant. Son sourire était bienveillant, et certes Nointel ne disait pas de mal de son ami, et pourtant Darcy se sentit presque blessé d'être le sujet de leur entretien. Aussi, pour chasser cette impression, s'empressa-t-il, au premier instant de repos, de répondre à la protectrice de Berthe :
-- Mon oncle croyait sans doute m'apprendre une heureuse nouvelle, et il m'a brisé le cœur. J'espérais qu'il avait renoncé à cette injuste accusation, et il y persiste. Mademoiselle Lestérel a été mise en liberté, par humanité, et non parce qu'on a reconnu son innocence. Que faut-il donc, grand Dieu, pour qu'on la reconnaisse !
-- On la reconnaîtra, n'en doutez pas. M. Roger est magistrat avant tout : il craint d'agir à la légère ; mais la conviction commence à se faire dans son esprit ; elle se fera... j'y aiderai... et quand elle sera faite, il abandonnera l'affaire.
-- Pas avant d'avoir trouvé la femme qui a commis le crime. Il lui faut une coupable.
-- Il vous a dit cela ?
-- Ce sont ses propres expressions.
-- Mais cette femme, il ne la trouvera jamais... elle a pu s'échapper du bal... elle saura se cacher... et il serait inique de retenir une jeune fille innocente, jusqu'à ce que la mort d'une courtisane soit vengée.
» Pardon ! reprit madame Cambry, qui se rappela un peu tard que Gaston avait été l'amant de Julia d'Orcival et que cette épithète appliquée à son ancienne maîtresse devait lui sembler dure ; je veux dire que l'honneur et la liberté de Berthe ne peuvent pas dépendre du résultat des recherches entreprises pour découvrir la vraie coupable.
La seconde figure du quadrille commençait, et Darcy dut marcher en cadence, au lieu de continuer l'entretien. Il s'y résigna, et il se prit à songer au mot que la belle veuve venait de laisser échapper. Sans qu'il s'expliquât trop pourquoi, ce mot lui rappelait la célèbre phrase lancée par un révolutionnaire d'autrefois, à propos des massacres de septembre : « Le sang qui vient de couler était-il donc si pur ? » Et il se disait tout bas :
-- Les femmes qui n'ont jamais failli sont impitoyables pour les pécheresses.
Tout en s'acquittant de ses fonctions de cavalier, il se remit à observer la marquise et le capitaine. Ils ne riaient plus. Ils causaient à voix basse et ils échangeaient parfois un regard rapide. Évidemment, Nointel faisait des progrès dans les bonnes grâces de madame de Barancos. Et Darcy se demandait comment son ami pourrait, sans cesser d'être un galant homme, livrer à la justice une femme dont il allait se faire aimer.
-- Ce serait indigne, et il ne descendra jamais à une action si basse, pensait-il. Je suis fou de compter sur lui. Et qui sait s'il ne se laissera pas prendre à son propre piège, s'il ne s'amourachera pas de cette Espagnole qu'il prétend séduire ?
Les évolutions dansantes s'arrêtèrent, et madame Cambry continua d'une voix émue :
-- Non, cela ne sera pas. On ne rend pas la liberté à une accusée pour la lui ravir ensuite. M. Roger Darcy est humain autant que juste ; il n'aura pas la cruauté de retirer ce qu'il a donné. S'il n'avait pas pensé que l'innocence de Berthe finirait par être démontrée, il n'aurait pas ouvert à cette pauvre enfant les portes de la prison.
-- Je voudrais partager vos espérances, madame, murmura Gaston, mais le langage que mon oncle m'a tenu a été si net...
-- Comptez-vous donc pour rien mon influence ? dit doucement la charmante veuve. Pensez-vous que je sois restée étrangère à la mesure qui vient d'être prise ?
-- Oh ! Je sais combien vous êtes bonne, je sais que vous êtes un ange, que...
-- Non, je ne suis qu'une femme, mais je crois que M. Darcy a pour moi beaucoup d'estime, je me flatte même que je lui inspire un sentiment plus vif, et je lui rends toute l'estime et toute l'affection qu'il me porte. Il me serait trop pénible qu'il me refusât la première grâce que je lui demanderai, et il ne voudra pas me causer ce chagrin. D'ailleurs, ce n'est pas une grâce que je réclame, c'est justice. Berthe n'est pas coupable, je suis prête à le jurer devant Dieu.
Et comme Gaston, qui connaissait le caractère de son oncle, ne paraissait pas convaincu, madame Cambry ajouta en souriant :
-- Et puis, j'emploierai, s'il le faut, les grands moyens. Je déclarerai à M. Roger que je ne serai jamais sa femme, tant qu'il n'aura pas signé une ordonnance de non-lieu et abandonné complètement cette désespérante affaire. Et il l'abandonnera, car, à la poursuivre, il perdrait son repos et sa réputation de magistrat. Vous épouserez Berthe, et, ce jour-là, j'espère que vous me pardonnerez de devenir... votre tante.
L'insupportable orchestre annonça la troisième figure, et il fallut encore partir. Cette fois, les mouvements du quadrille firent que Gaston se trouva très-rapproché de la marquise ; il fut même obligé de lui donner la main, et n'y prit aucun plaisir. Il arriva aussi qu'il saisit au vol ces mots lancés par Nointel :
-- Croyez-vous en vérité, madame, que le général ait conspiré au Pérou ?
Et la réponse de madame de Barancos :
-- Je ne connais pas son histoire et n'ai nulle envie de la connaître.
Puis la chaîne se rompit ; Gaston revint à sa place et à sa conversation avec madame Cambry.
-- Si vous saviez combien j'ai été heureux d'apprendre que vous allez épouser mon oncle, lui dit-il. Vous me faites, j'espère, l'honneur de croire que les questions d'argent me touchent peu. Je n'ai jamais songé un seul instant à hériter d'une fortune qui ne doit pas me revenir et dont je puis me passer. Je ne perds donc rien à ce mariage et j'y gagne une amie... permettez-moi de me servir de ce mot... une amie qui plaidera auprès de son mari la cause de ma femme.
-- Et qui la gagnera, je vous le jure. Vous me comblez de joie en m'apprenant que vous n'avez pas changé d'idée. Je savais bien que vous étiez un noble cœur, mais les préjugés ont tant de force que je tremblais pour le bonheur de Berthe.
-- Son bonheur ! vous croyez donc qu'elle m'aime !
-- Si elle vous aime ! En douteriez-vous ? N'avez-vous donc jamais remarqué le trouble où la jetait votre présence ? Je l'avais deviné, moi, qu'elle vous aimait, bien avant cette dernière et triste soirée où vous l'accompagniez au piano pendant qu'elle chantait l'air de Martini... Chagrins d'amour...
-- Durent toute la vie, soupira Darcy. Les paroles ont raison.
-- Non, elles ont tort. Vos chagrins ont été cruels. Ils vont finir. Vous serez heureux, si vous savez l'être. Oserai-je vous demander comment vous comptez vivre après votre mariage ?
-- Êtes-vous certaine qu'il se fera, ce mariage ? Pendant cette soirée, dont vous venez d'évoquer le douloureux souvenir, mademoiselle Lestérel m'a déclaré qu'elle n'y consentirait jamais.
-- Alors, elle se défiait encore de la sincérité de vos sentiments. Elle est fière et ombrageuse, parce qu'elle a souffert, parce qu'elle est pauvre. Elle craignait de ne vous avoir inspiré qu'un caprice ; elle ne se flattait pas d'être aimée comme elle veut l'être, comme elle mérite de l'être. Et plus était vive et profonde la passion que vous lui avez inspirée, plus elle se condamnait à la cacher. Maintenant l'épreuve est faite. L'homme assez courageux pour défendre une jeune fille dans le malheur est digne d'épouser celle qu'il a sauvée. Vous épouserez Berthe, et si je vous demandais tout à l'heure ce que vous feriez après l'avoir épousée, c'est que, dans les premiers temps surtout, vous aurez contre vous l'opinion du monde, c'est que vous aurez besoin d'appui. Eh bien, ma maison vous sera ouverte, je tenais à vous le dire.
-- Quoi ! mon oncle consentirait...
-- C'est encore une condition que je poserai avant de prononcer le : oui qui me liera pour toujours. Et je réponds qu'elle sera acceptée. Nous recevrons notre neveu et notre nièce. M. Roger Darcy a l'esprit trop élevé pour se laisser influencer par les propos des sots. Je vous ouvrirai à deux battants les portes de notre maison. Vous et Berthe ferez le reste.
-- Oh ! madame, comment avons-nous pu mériter une si généreuse protection ?
-- Vous voulez le savoir ? demanda madame Cambry. Eh bien, vous la devez à la violence, à la sincérité de l'amour qui vous enflamme tous les deux. Il m'a touchée, cet amour, parce que je l'ai vu naître et grandir, parce que je suis certaine que chacun de vous lui sacrifierait tout. Nous autres femmes, nous lisons dans les cœurs. Berthe vous aime à mourir... on n'aime ainsi qu'une fois en sa vie...
» Ah ! mon Dieu ! s'écria madame Cambry, voyez donc !... notre vis-à-vis a suivi l'orchestre, et nous, nous sommes en retard d'une vingtaine de mesures. Votre ami vous fait des signes désespérés. Hâtons-nous de nous mettre à l'unisson. Si nous manquions la figure, la marquise s'imaginerait que vous faites la cour à votre tante.
Gaston s'inquiétait fort peu de ce que la marquise pensait de ses distractions, mais il s'exécuta... faute de pouvoir s'en dispenser, car la causerie l'intéressait beaucoup, et toute cette stratégie dansante l'agaçait considérablement. Elle prit fin après les marches et les contremarches prescrites, et comme le quadrille touchait à son terme, Darcy profita du dernier entracte pour s'informer d'une façon plus positive des intentions de madame Cambry.
-- Ainsi, dit-il, demain, mademoiselle Lestérel sera libre... elle va rentrer sans doute dans son appartement de la rue de Ponthieu ?
-- Oui ; je voulais la loger provisoirement chez moi. Votre oncle m'a priée de n'en rien faire, et, en y réfléchissant, j'ai trouvé qu'il avait raison. Je verrai donc Berthe chez elle, je la verrai chaque jour, et je lui conseillerai de vous recevoir.
-- Je n'osais pas vous le demander... et je ne sais si elle y consentira.
-- Vous la jugez mal. Elle comprendra parfaitement que la situation est changée, et qu'en refusant de se rencontrer avec vous, elle dépasserait la mesure des réserves que l'usage impose à une jeune fille. Peut-être cependant me priera-t-elle d'assister à vos entrevues.
-- Et je joindrai mes prières aux siennes. Songez-vous, madame, à la vie qui va lui être faite ? Mon oncle vous a-t-il dit qu'elle serait soumise à une surveillance incessante ?
-- Oui, mais cette surveillance sera discrète, et Berthe ne la redoute pas. Berthe, je suppose, ne sortira guère que pour voir sa sœur. Et puis, j'ai un projet que je vais vous confier. Vous savez que si M. Roger Darcy n'abandonne pas l'accusation, c'est surtout parce que notre amie refuse d'expliquer l'emploi de son temps pendant la nuit du bal de l'Opéra. J'entrevois le motif très-honorable de ce silence obstiné, et je veux la confesser. J'obtiendrai certainement d'elle un récit qu'elle ne consentirait jamais à faire au juge d'instruction, et quand elle m'aura tout dit, j'agirai pour le mieux. Peut-être la déciderai-je à me permettre de répéter à M. Roger Darcy une partie des circonstances qu'elle m'aura confiées. Peut-être parviendrai-je à la justifier sans compromettre personne.
-- Soyez bénie, madame, dit Gaston, car il n'y a que vous qui puissiez la sauver, et vous la sauverez.
L'orchestre couvrit sa voix en l'appelant à une dernière promenade cadencée qui ne fut pas longue, et bientôt l'accord final invita les cavaliers à reconduire leurs danseuses.
-- Je vous écrirai demain pour vous dire à quelle heure vous pourrez vous présenter rue de Ponthieu, murmura madame Cambry en regagnant sa place au bras de Gaston. Nous ne nous reverrons sans doute pas ce soir, car je suis fort engagée, et je me propose de partir bien avant le cotillon. À demain donc et comptez sur moi.
Darcy, en saluant pour prendre congé de la belle et bonne veuve, avait les yeux humides, et il la remercia d'un regard reconnaissant qui en disait plus que de longues phrases. La provision d'espérances qu'il emportait allait l'aider à patienter jusqu'à la fin du bal, mais il lui tardait d'être seul avec ses pensées. Il venait de s'acquitter, en dansant un quadrille, de la dette que contracte tacitement envers la maîtresse de la maison tout jeune homme qui accepte une invitation de bal. Il avait donc gagné le droit de s'exempter des corvées et de fuir la compagnie des indifférents et des importuns, en se cantonnant dans quelque coin bien choisi. Il ne tenait même pas à rejoindre le capitaine qui n'avait encore rien de nouveau à lui apprendre et qui d'ailleurs devait être fort affairé.
Un massif de fleurs et d'arbustes placé à l'entrée de la galerie du buffet lui offrit un asile commode. Il s'y établit et il n'en bougea plus. De ce refuge, il voyait tout ce qui se passait dans le salon immense, et s'il avait eu l'esprit plus libre, il aurait pu se distraire à regarder le changeant tableau du bal et à récolter des observations amusantes.
Il y avait là des originaux venus de toutes les parties du monde et les types parisiens les plus variés : gommeux lorgnant dédaigneusement, politiciens gonflés de leur importance, jeunes coureurs de dot en quête d'une héritière oubliée sur sa chaise, désœuvrés encombrant les portes et guettant un nouveau venu pour s'accrocher à son bras, valseurs prétentieux cherchant des attitudes, grandes coquettes exhibant leurs épaules et les modes de demain, ingénues s'exerçant à reconnaître les bons partis sans lever les yeux, mères surveillant leurs couvées, l'invariable personnel qu'on retrouve dans toutes les fêtes, comme on revoit les mêmes comparses dans toutes les pièces d'un théâtre.
L'Espagne, la Russie et l'Amérique brochaient sur le tout, mais les autres pays étaient représentés aussi. On aurait pu étudier là toutes les races humaines et on y médisait de la maîtresse de la maison dans toutes les langues.
Les valses succédaient aux mazurkas, entrecoupées par de rares quadrilles, et madame de Barancos n'en manquait pas une. Darcy ne la perdait pas de vue, et il suivait aussi le manège de Nointel qui la serrait de près. Il eut même une fois un agréable spectacle : le capitaine enlevant la marquise de haute lutte, Prébord essayant de les suivre et criant : C'était ma valse ! Il vit aussi madame Cambry partir, comme elle le lui avait annoncé, au bras du juge qui, certes, en ce moment-là, ne pensait pas du tout à l'instruction. Il vit les gourmands s'acheminer sournoisement vers la salle où le souper était dressé parmi les buissons de camélias, sur de petites tables de six couverts. Il vit la foule s'éclaircir peu à peu, le cercle de la danse s'élargir. Il vit les teints se bistrer, les fleurs se faner sur les épaules haletantes.
L'heure approchait où la marquise, sentant que le moment psychologique était arrivé, allait donner le signal du cotillon qui exalte les intrépides et ranime les défaillants. On faisait déjà des préparatifs significatifs. On accouplait deux par deux les chaises dorées. Des zélés disparaissaient sur un signe de la maîtresse de la maison, et revenaient chargés d'accessoires baroques. Chaque cavalier se mettait à la recherche de l'aimable personne qui avait consenti à lier son sort au sien pour une heure ou deux. Debout, au milieu du salon, madame de Barancos donnait des ordres à ses aides de camp qui se multipliaient pour la satisfaire.
Darcy avait assez de pratique pour comprendre les arrangements préparatoires de cet exercice compliqué. Il reconnut bien vite que Prébord venait d'être promu au grade important de conducteur, et que la marquise avait choisi Nointel comme partner attitré pour toute la durée du cotillon.
-- Que va-t-il faire ? se demandait Darcy en observant son ami qui conduisait la marquise à une place, évidemment choisie par lui avec intention, très-loin de l'orchestre, qui aurait gêné la causerie, et tout au bout du cercle, dans un angle où il devait être facile de s'isoler. Quel est ce grand coup qu'il veut frapper, et comment va-t-il s'y prendre pour foudroyer madame de Barancos ? Je n'y compte guère, et je fais beaucoup plus de fond sur les promesses de madame Cambry que sur les siennes. Mais je voudrais bien savoir à quel moment et dans quelle figure il va intercaler son effet.
Ce n'était pas facile à deviner, car le cotillon comporte les épisodes les plus variés, et le chorégraphe ingénieux qui l'inventa s'est plu à laisser une grande latitude à la fantaisie du couple dirigeant. En quoi il a fait preuve de génie, car aucune danse réglée à l'avance ne peut, comme celle-là, contenter tous les goûts. Le cotillon sert à coter la beauté et aussi la dot des demoiselles à marier ; on n'a qu'à compter les tours de valse qu'on lui a demandés pendant cette épreuve dansante pour savoir ce que vaut une jeune personne. Il permet aussi aux cavaliers qui ne s'y adonnent pas pour le bon motif de poser hardiment leur candidature auprès des dames. Il leur procure le plus long et le plus commode des tête-à-tête, et il est certain qu'à trois heures du matin, une femme écoute quelquefois sans trop se fâcher des choses qu'on n'oserait pas lui dire à trois heures de l'après-midi.
Et puis, le cotillon aide ceux qui le conduisent magistralement à se pousser dans le monde. Un bon conducteur de cotillon est un oiseau rare que choient à l'envi les maîtresses de maison et qui profite d'une foule de revenants-bons. Il est vrai qu'il les gagne bien, car il lui faut veiller à tout, montrer de l'imagination, du coup d'œil, et du tact, sans parler du jarret qui doit être infatigable.
Prébord était né conducteur, et il devait à ses talents bien connus d'avoir été désigné pour ces importantes fonctions par madame de Barancos, qui ne l'aimait guère. Et, comme il avait toujours quelque visée conquérante, il s'était arrangé pour qu'on lui adjoignît, en qualité de conductrice, une jeune fille dont le père avait récolté un million de dollars en vendant du lard salé.
D'autres couples, connus de Gaston Darcy, figuraient parmi ceux qui allaient évoluer sous la direction du don Juan brun. Tréville en était, et Sigolène, et Verpel, et Lolif ; toute la jeunesse du cercle. Saint-Galmier, quoiqu'il raffolât de la danse, s'était prudemment abstenu. Il redoutait les coups de boutoir de Nointel. Quant à Simancas, sa grandeur l'attachait au rivage. On ne cotillonne plus quand on a été général au Pérou.
La marquise était radieuse. Débarrassée de ses devoirs de maîtresse de maison, elle ne pensait plus qu'au plaisir. Un sous-lieutenant n'est pas plus gai quand il dépose le harnais après avoir été de semaine. Elle allait enfin pouvoir s'amuser comme une pensionnaire au premier bal où on la conduit après sa sortie du couvent, et même beaucoup plus, car une pensionnaire se croit obligée de baisser les yeux et de répondre par monosyllabes aux cavaliers qui lui parlent de la chaleur et du parquet glissant, tandis que madame de Barancos regardait hardiment le capitaine et causait avec ce brillant partner de tout et de quelques autres choses encore. Elle passait de la raillerie au sentiment, de la mélancolie douce à la gaieté exubérante, des remarques sur les toilettes aux tirades passionnées. Sa conversation bondissait comme une Andalouse qui danse le boléro. Et Nointel, ravi, lui donnait la réplique avec une parfaite désinvolture. Il comptait beaucoup sur les caprices du dialogue pour en venir à ses fins.
-- Pourquoi miss Anna Smithson, notre conductrice, a-t-elle mis une robe toute brodée de plumes de paon ? disait la marquise en riant sous son éventail. Ne trouvez-vous pas que le paon est un oiseau bête ?
-- C'est peut-être une allusion à son associé, Prébord. Voyez comme il fait la roue. Elle a de beaux yeux, cette Californienne.
-- Les beaux yeux de la cassette. Elle aura cinq millions, et elle traitera son mari comme un nègre. Il faut que je m'amuse à lui faire épouser ce M. Prébord. Il m'a longtemps fatiguée de ses hommages. Ce sera ma vengeance.
-- Une vengeance dont il vous saura gré.
-- Oui, cet homme doit être à genoux devant l'argent. Quel malheur pour une femme d'être riche !
-- Quand elle est laide, mais lorsqu'elle est belle... comme vous...
-- Elle souffre davantage encore, car elle ne sait jamais si on l'aime pour elle-même. Elle soupçonne tous ses amoureux. Au moins, la laide est fixée.
-- Alors, vous voudriez être pauvre ?
-- Si j'étais sûre d'être aimée, oui, cent fois oui. Tenez ! voulez-vous savoir ce que je rêve ?
La conductrice donna le signal en frappant ses mains l'une contre l'autre -- un usage des harems transplanté dans le monde parisien -- et Nointel ne fut pas renseigné sur le rêve de la marquise, car Prébord vint la chercher pour la première figure qui avait été choisie tout exprès pour mettre en lumière la reine de la fête.
Elle est classique, cette figure, et on devait l'exécuter dans les cours d'amour aux beaux temps de la chevalerie. La dame assise au milieu du cercle, son pied posé sur un coussin de soie, les cavaliers venant tour à tour fléchir le genou devant elle, jusqu'à ce qu'elle désigne le préféré en avançant le coussin. Quand le pied est joli, il fait alors un effet irrésistible, et le pied de madame de Barancos était adorable.
Nointel passa un des premiers et ne fut pas choisi. Le choix, à une première épreuve, eût été trop significatif. La marquise avança le coussin pour le petit baron de Sigolène qui eut l'honneur très-envié de faire un tour de valse avec elle. Et l'attentif Prébord commanda aussitôt un nouvel exercice qui rendit la liberté à madame de Barancos.
Il désigna cette fois une Russe aux yeux changeants comme la mer, et il lui amena Tréville et Verpel afin qu'elle imposât à chacun d'eux un nom d'animal. La Moscovite, qui avait un faible pour les bêtes de son pays, appela Tréville : élan, et Verpel : renard bleu, les amena devant l'Américaine à la robe paon, et la pria de choisir. Miss Anna Smithson, ayant du goût pour les belles fourrures, choisit le renard bleu, et fut obligée de valser avec Verpel qui lui déplaisait fort.
-- Elle aimerait bien mieux l'autre, dit madame de Barancos à Nointel quand ils se retrouvèrent assis, côte à côte. Tant pis pour elle. Pourquoi n'a-t-elle pas deviné que ce joli officier était l'élan ? Moi, si je tenais à confier ma taille au bras d'un des cavaliers qu'on me présente, je suis sûre que je devinerais comment on l'a nommé.
-- Auriez-vous le don de seconde vue ? demanda en riant le capitaine. Si vous l'aviez, je me sauverais.
-- Pourquoi ?
-- Parce que vous liriez dans ma pensée, et qu'après avoir lu, vous me fermeriez votre porte à tout jamais.
-- Vous me détestez donc ? Qu'importe ? Je vous pardonnerais de me haïr. Ne hait pas qui veut. La haine, c'est une passion, et il n'y a que les forts qui ont des passions.
-- Mais si vous découvriez au fond, tout au fond de mon cœur, le sentiment qui est le contraire de la haine ?
-- Le seul sentiment que je ne vous pardonnerais pas, c'est l'indifférence. Exécrer ou adorer, je n'admets pas de milieu entre ces deux extrêmes.
-- Ni moi non plus, et, entre les deux, mon choix est fait, dit Nointel en regardant madame de Barancos avec ses grands yeux clairs.
-- Elle ne baissa pas les siens et elle lui dit sans rougir :
-- Alors, vous m'adorez ?
-- Que faut-il faire pour vous le prouver ?
-- Devinez, répondit la marquise en riant d'un rire nerveux. Le cotillon a été inventé pour deviner. Tenez ! Écoutez M. Prébord qui conduit deux femmes à ce jeune homme blond et qui lui dit : Rose ou réséda, laquelle préférez-vous ? Le blondin choisit le réséda... une fleur incolore.
-- Pas si incolore que lui, murmura le capitaine, qui ne voulait pas encore lancer une déclaration décisive.
Il craignait d'être interrompu par un ordre de la conductrice l'appelant à exécuter la ronde, les petits rubans ou le verre d'eau, et il se doutait que madame de Barancos avait tourné court après un mot imprudent, parce qu'elle ne se souciait pas non plus d'enchevêtrer l'amour et les figures du cotillon.
-- Il est de votre cercle, n'est-ce pas ? reprit-elle pour ramener le dialogue à un diapason tempéré. Il me semble me rappeler qu'il m'a été présenté autrefois par M. Prébord.
-- Cela devait être. Il y a entre eux des affinités électives. Saviez-vous que ce Lolif -- il s'appelle Lolif -- a acquis récemment une sorte de célébrité ? Tous les journaux ont cité son nom.
-- À quel propos ? demanda la marquise en lorgnant du coin de l'œil le reporter par vocation.
-- C'est lui qui, l'autre nuit, au bal de l'Opéra...
-- Eh bien ?
-- C'est lui qui a découvert dans une loge le corps de Julia d'Orcival assassinée.
Le capitaine avait scandé sa phrase tout exprès pour qu'elle portât mieux, et il ne manqua pas son effet.
Madame de Barancos pâlit et se mit à s'éventer par petits coups saccadés.
-- Ah ! vraiment ! dit-elle avec assez de sang-froid. Pourquoi regardez-vous mon éventail avec tant d'attention ? Il ne vient pas du Japon, je vous le jure.
-- Quoi ! vous vous rappelez les circonstances de ce crime bizarre !
-- Oui. Je m'intéresse à cette jeune fille qu'on a arrêtée. Savez-vous ce qu'il est advenu d'elle ?
-- On m'a dit ce soir qu'elle allait être mise en liberté, faute de preuves suffisantes.
-- J'en suis ravie, car je ne puis croire qu'elle soit coupable. Il y a là un mystère qui ne s'éclaircira jamais.
-- Oh ! en France, la justice éclaircit tout. M. Roger Darcy qui vient de partir se fait fort de découvrir tôt ou tard la vérité. Vous savez qu'il est chargé de l'affaire.
-- Non... je l'ignorais. Alors, il est sur la trace de... de la femme... car c'est une femme, à ce qu'il paraît.
-- Oui ; seulement, il en est venu plusieurs dans la loge de Julia.
-- Ah ! on est sûr de cela ?
-- Très-sûr. Et on les cherche. On les trouvera, n'en doutez pas. Moi, je parierais que le crime a été commis par une femme du meilleur monde.
-- Qui vous fait penser cela ?
-- Une femme galante n'aurait jamais eu le courage de frapper. Ces demoiselles n'ont pas de passions violentes. Leurs jalousies et leurs colères ne vont jamais jusqu'au meurtre. Il n'y a que les grandes dames qui aiment assez énergiquement pour assassiner une rivale.
-- Vous êtes lugubre. Parlons d'autre chose. Aussi bien, voici notre conducteur qui m'apporte une tête en carton. On va exécuter les grotesques. C'est d'une gaieté folle, et j'y veux figurer pour me donner le plaisir de coiffer votre M. Lolif.
-- Oui, pensait Nointel en suivant des yeux madame de Barancos qui était allée se placer au milieu du cercle, oui, ce sera très-gai, mais le cotillon finira mal pour vous, marquise. J'avais encore quelques doutes. Je n'en ai plus l'ombre. Elle est très-forte, mais elle s'est trahie quand je lui ai dit que le juge d'instruction cherchait la coupable dans les salons. Il ne me reste plus qu'à tenter l'épreuve décisive, et je vois parfaitement comment elle va tourner. La dame va être atterrée... Si elle allait s'évanouir ! cela dérangerait un peu mon plan. Mais non... elle a un aplomb d'enfer, elle recevra le coup sans faiblir. Et alors... nous aurons une explication... orageuse. Je ferai mes conditions... elle les acceptera... Allons ! moi aussi, je vais avoir besoin d'énergie, car elle me plaît énormément. Mais il en faut. C'est dommage. Quelle adorable maîtresse j'aurais eue là !
La figure s'achevait au milieu des rires qui saluaient les mascarades ridicules imposées par les dames aux fortunés cavaliers. Prébord avait dû faire trois tours de valse, affublé d'un nez colossal, et Lolif étouffait sous une tête d'âne.
Nointel seul fut épargné, et la marquise, tout à fait remise d'une émotion passagère, regagna sa place à côté de lui. Il se garda bien de reprendre l'entretien où il l'avait laissé. Il tenait à ne pas effaroucher davantage madame de Barancos. Et, comme elle ne tenait pas non plus à revenir sur le crime de l'Opéra, elle se mit à lui parler d'une surprise qu'elle réservait à ses invités.
On exécutait la figure des chapeaux, qui est double. D'abord, les dames déposent dans le couvre-chef masculin un objet à elles appartenant ; l'éventail ou le mouchoir sont les plus usités. Chaque cavalier en tire un au hasard et valse avec la propriétaire du gage. C'était fait.
Puis, c'est l'inverse. Les messieurs sont chargés de distribuer aux valseuses des brimborions féminins, et d'ordinaire ces menus cadeaux, fournis par la maîtresse de la maison, n'enrichissent pas celles qui les reçoivent. Mais la marquise n'était pas Castillane à demi, et elle avait suivi une mode qui a fait son apparition cet hiver dans le très-haut monde. Les brimborions étaient de vrais et beaux bijoux, bagues, bracelets, broches et le reste.
Nointel avait été averti, et c'était sur ce divertissement princier qu'il comptait pour produire, lui aussi, sa surprise.
Pendant que madame de Barancos allait à la rencontre de son majordome qui apportait un chapeau tout plein de richesses, le capitaine tira sournoisement de sa poche le bouton de manchette à lui confié par la digne épouse de M. Majoré.
Le moment décisif approchait, et Gaston Darcy, qui l'attendait avec impatience, ne le voyait pas venir, quoique, du fond du massif où il s'était embusqué, il eût suivi très-attentivement toutes les évolutions de l'interminable cotillon. La gaieté de Nointel l'affligeait, les airs dégagés de la marquise l'irritaient, et peu s'en fallut que, pour se soustraire à ce supplice, il ne partit sans attendre son ami.
Le capitaine avait fini par l'apercevoir et le prenait en pitié, mais il ne dépendait pas de lui d'abréger ses angoisses. Il n'osait même pas lui faire un signe, de peur d'éveiller la défiance de madame de Barancos.
Elle s'avança au milieu du cercle formé par les dames qui frémissaient d'aise, car elles avaient deviné la surprise ; elle s'avança portant toute une joaillerie dans un chapeau, qu'elle remit gracieusement à miss Anna Smithson, conductrice du cotillon, laquelle, de par l'autorité que lui conféraient ses fonctions, devait remettre successivement ce chapeau à chacun des cavaliers, qui allaient être chargés à tour de rôle de distribuer des joyaux aux valseuses de leur choix. Puis elle revint à Nointel qui ne la perdait pas de vue et qui se demandait comment il allait procéder pour frapper son grand coup. Il cherchait sa mise en scène, et il était assez embarrassé, car il ne se rappelait plus très-bien comment on exécutait la figure.
-- Voyez donc briller les yeux des femmes, dit à demi-voix la marquise. Elles sont riches, pourtant, toutes celles qui sont là. Eh bien, je crois en vérité que, si je faisais jeter sur le parquet toutes les verroteries que contient ce chapeau, elles se battraient pour les ramasser.
-- Parions que vous vous donneriez volontiers ce divertissement et que vous y prendriez un très-vif plaisir, répondit en riant le capitaine.
-- Peut-être.
-- Savez-vous que vous avez des fantaisies d'impératrice romaine ?
-- Cela tient à ce que j'ai vécu dans un pays où j'avais des esclaves.
-- Vous en avez encore.
-- Vous, par exemple, n'est-ce pas ? Quel sot compliment vous me faites là ! Heureusement, ce n'est qu'un compliment, et vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Je vous mépriserais, si vous étiez mon esclave.
-- M'aimeriez-vous si j'étais votre maître ?
-- Oui, dit hardiment madame de Barancos, car je n'aurai jamais d'autre maître que l'homme que j'aimerai. Assez de marivaudage. Votre tour va venir. J'espère bien que vous n'allez pas me donner un des bijoux que j'ai achetés pour mes invitées. Ce serait du plus mauvais goût.
-- Je m'en garderai bien. Mais je ne me résigne pas à me priver d'un tour de valse avec vous.
-- Comment ferez-vous pour l'obtenir ? Pas de bijou, pas de valse ; c'est la règle du cotillon. Voyez plutôt M. Prébord. Il tient le chapeau, et il en tire un bracelet qu'il attache galamment au bras de miss Anna Smithson, et miss Anna se pâme en recevant ce cadeau. Il l'épousera, je vous le garantis. Le bracelet est un acompte sur la corbeille. Imitez ce fat ambitieux. Passez une bague en brillants au doigt d'une des héritières qui sont ici... Tenez ! cette fille blonde et blanche, là-bas... elle ressemble à une tour d'ivoire... et elle a un million de dot.
-- Je ne suis pas à marier, et je tiens beaucoup plus à mon tour de valse qu'à un million. Si je vous donnais...
-- Quoi ?
-- Un bijou qui m'appartient. Il faudra bien alors que vous valsiez avec moi.
-- Quelle folie ! murmura la marquise en rougissant.
-- L'objet n'est pas gros. Je vous présenterai d'abord un joyau quelconque, pris dans le chapeau. Vous l'y remettrez, afin de n'en pas priver ces dames, et ensuite, je vous offrirai le mien...
-- Un souvenir de vous... le souvenir forcé.
-- Non, car rien ne vous oblige à l'accepter. Je n'exige que ma valse.
-- Vous avez des idées étranges.
-- J'ai horreur de tout ce qui est banal. Et vous ?
Madame de Barancos ne répondit pas. Elle regardait fixement le capitaine, et ses yeux exprimaient tant de choses qu'il était tout à fait inutile qu'elle parlât.
Cependant, le chapeau inépuisable passait de main en main. Lolif l'avait reçu et s'avançait, la bouche en cœur, vers une valseuse rondelette qui l'avait charmé, la ci-devant valseuse de Saint-Galmier, la cliente du médecin des névroses. Avec la gravité souriante d'un préfet distribuant des médailles de sauvetage, Lolif la décora d'une broche en perles et roula avec elle autour du salon. Le parquet gémissait sous le poids de ce couple bien assorti, et les femmes riaient sous leur éventail.
Personne ne s'était encore adressé à la marquise. Prébord avait transmis la consigne à ces messieurs, et ces dames approuvaient beaucoup le désintéressement de madame de Barancos qui ne voulait pas leur faire tort d'un seul bijou. Mais depuis huit jours, Prébord n'adressait plus la parole à Nointel, et, par conséquent, Nointel était fort à l'aise pour violer un ordre qu'il n'avait pas reçu officiellement.
-- Voyons, se disait-il, mon tour va venir. Il s'agit de bien manœuvrer. Comment montrer à la marquise, sans qu'on le voie, le bouton accusateur ? Je regrette de ne pas avoir pris de leçons de prestidigitation. On devrait bien nous enseigner l'escamotage au collège. Bah ! je m'en tirerai, quoique ce ne soit pas facile. Au lieu de prendre le chapeau quand on me l'apportera, j'y puiserai avec ma main droite un bijou que j'offrirai à madame de Barancos et qu'elle refusera noblement. Ma pièce à conviction est cachée dans ma main gauche. Après le refus, je demanderai mon tour de valse qui me sera accordé, j'en suis sûr. Personne ne réclamera contre cette infraction aux usages, et le chapeau sera remporté avec accompagnement de murmures flatteurs.
» Alors, j'entoure de mon bras droit la taille souple de la divine Espagnole, je lui fais exécuter sur place un demi-tour de façon à la forcer de tourner le dos à l'assistance, et ma main gauche, en cherchant la sienne, s'ouvre pour lui montrer le bouton de manchette. Elle regardera, car elle s'attend à une galanterie originale. Je l'ai avertie tout exprès. Et d'ailleurs, s'il le faut, j'exagérerai le mouvement pour qu'elle voie de plus près la fameuse initiale, le B majuscule qui la condamne. Elle la reconnaît, elle se trouble. Il y a un temps d'arrêt dont je profite pour empocher l'objet. Diable ! je n'ai pas envie de le lui laisser ; je ne pourrais plus l'envoyer au juge d'instruction. Il ne me resterait que le témoignage de madame Majoré, un témoignage qui manque d'autorité. La marquise comprend que, si elle hésite, on va nous remarquer. Elle se laisse entraîner, nous partons, le tour s'achève, je la ramène à sa place et... nous causons.
Lolif avait fini de valser. Miss Anna s'en vint tout droit apporter le chapeau au capitaine, qui exécuta de point en point le plan auquel il s'était arrêté.
Peu s'en fallait qu'on n'applaudît quand madame de Barancos remit à une toute jeune fille fraîchement sortie du couvent des Oiseaux le bijou que Nointel lui présentait. Il n'avait pas prévu cette manœuvre de la dernière heure, mais il ne perdit point la tête, et il se tira en homme d'esprit du piège tendu par la malicieuse marquise. L'ami Tréville se trouvait à sa portée. Il le lança sur la pensionnaire et il revint à la noble veuve qui, n'ayant plus de prétexte pour se dérober, abandonna sa taille au bras droit du capitaine. L'instant était venu. L'ami de Gaston tenait le bouton dans sa main gauche, entre le pouce et l'index ; il le montra, et la marquise pâlit.
-- Vous l'avez porté, murmura-t-elle, je le prends.
Et, d'un geste rapide comme la pensée, elle le cueillit au vol et le fit disparaître dans son corsage.
Ce fut si vite fait que personne n'y vit rien et que Nointel n'eut pas le temps de s'y opposer. Et il lui fallut bien exécuter ce tour de valse si instamment sollicité ; l'exécuter, sans réclamer contre l'enlèvement du bijou accusateur. On ne cause pas en valsant, et surtout on ne cause pas de choses sérieuses. Il enrageait de tout son cœur.
-- Nous nous expliquerons tout à l'heure, pensait-il pour se consoler de sa déconvenue.
Il comptait sans la marquise. Au lieu de regagner sa place après le tournoiement réglementaire, elle se dégagea doucement, et, laissant là son valseur, elle s'avança vers la conductrice. Chacun comprit qu'elle allait lui demander de vouloir bien clore les évolutions du cotillon. C'était son droit de maîtresse de maison, et personne ne trouva mauvais qu'elle l'exerçât, car l'heure du souper avait sonné, et toutes les valseuses étaient comblées de joyaux. Il en restait encore quelques-uns dans le chapeau. Madame de Barancos les distribua elle-même aux moins favorisées, et s'assit au milieu du cercle pour recevoir, selon l'usage, les salutations des couples qui passèrent successivement devant elle, en s'inclinant.
Tout le monde était ravi, excepté Nointel. Il eut, de plus, le crève-cœur de voir, après le défilé, la marquise prendre le bras d'un personnage chamarré de cordons et constellé de plaques, un grand d'Espagne qui devait être de sa parenté et qui se trouva là tout à point pour la conduire au souper annoncé par le majordome. Le capitaine n'obtint d'elle qu'un regard, mais quel regard ! Le soleil des Antilles y avait mis sa flamme. Il la laissa s'éloigner. Le moyen de la retenir ? Au bal on ne peut ni réclamer, ni innover. Le cérémonial est là. Il faut s'y conformer. Mal en avait pris d'ailleurs à Nointel d'y introduire une variante.
-- Allons ! pensait-il mélancoliquement, je me suis laissé battre comme un enfant. Je n'ai pas su garder mon gage. J'avais tout prévu, excepté ce coup d'audace. Me voilà désarmé. C'était bien la peine de me faire remettre ce bouton par la Majoré, pour me le laisser escamoter à la première exhibition. Et c'est moi-même qui ai fourni à la Barancos un prétexte pour me l'enlever. J'ai joué l'amoureux excentrique... j'ai parlé d'un souvenir que je voulais lui faire accepter de force... elle a saisi le joint... et le bouton de manchette. Ah ! c'est une comédienne incomparable. Quand elle m'a dit de sa voix chaude : « Vous l'avez porté, je le prends », on aurait juré qu'elle était folle de moi.
» Si c'était vrai, pourtant ? Si elle m'aimait ? Ce coup d'œil qu'elle m'a lancé en partant... j'en ai eu comme un éblouissement. Oui, mais alors, ce ne serait donc pas elle qui a tué Julia... et c'est elle, j'en suis sûr... elle a pâli quand je lui ai montré le bijou. Et puis, l'un n'empêche pas l'autre. Elle a bien pu poignarder la d'Orcival et s'éprendre ensuite de ma personne. Ce serait complet, et du diable si je sais comment je m'en tirerais. Si je lui prouvais qu'elle est coupable, elle me répondrait : Je t'adore.
» Et pourtant je ne veux pas abandonner la partie. Je tiendrai bon, quand ce ne serait que pour voir comment elle la jouera, et je suis engagé d'honneur à aller jusqu'au bout. Darcy compte sur moi.
» Pauvre Darcy ! que lui dire ? Rien, ma foi ! il ne savait pas ce que j'allais tenter au cotillon. Pourquoi lui apprendrais-je que la tentative n'a pas réussi, puisque je veux recommencer ? Je serai plus heureux une autre fois, et alors il sera temps de lui faire des confidences. D'ailleurs, mademoiselle Lestérel va sortir de prison. Elle l'aidera à patienter. Bon ! le voici. Il va vouloir m'emmener. Au fait, je n'ai plus rien à faire ici. La marquise a choisi les soupeurs de sa table, et je n'en suis pas. Mais elle m'a invité à chasser chez elle, en Normandie. C'est là seulement que je rouvrirai les opérations.
Darcy, en effet, s'avançait pour rejoindre son ami. La foule lui avait d'abord barré le passage, et il avait été obligé d'attendre qu'elle se fût écoulée. Nointel alla à sa rencontre, l'entraîna vers la sortie et lui dit, en s'efforçant de prendre un air gai :
-- Mon cher, elle m'a glissé entre les doigts. Elle a esquivé l'épreuve. J'ai cotillonné pour rien.
-- Je m'en doutais, murmura Darcy, en haussant les épaules.
-- Cela signifie que tu n'as jamais cru au succès de mes combinaisons.
-- Que j'y aie cru ou non, elles ont avorté.
-- Momentanément ; mais je te jure que tu aurais tort de désespérer.
-- Je ne désespère pas depuis que j'ai causé avec madame Cambry.
-- Elle t'a promis son appui ?
-- Oui.
-- C'est le meilleur que tu puisses avoir auprès de ton oncle. Ne le néglige pas. Moi, qui n'ai pas d'influence sur M. Roger Darcy, je travaillerai pour toi chez la marquise.
-- Alors tu persistes à penser qu'elle est coupable ?
-- Je persiste.
-- Pourquoi donc me caches-tu la vérité ? Pourquoi ne me dis-tu pas franchement ce qui s'est passé entre cette femme et toi, au moment où tu as valsé avec elle ? J'ai vu.
-- Qu'as-tu vu ?
-- Qu'elle a pâli et qu'elle a pris un objet que tu tenais à la main. En es-tu à lui glisser des billets doux ?
Nointel réfléchit un instant, et dit à Darcy en le regardant en face :
-- Tu me soupçonnes. Tu as tort. Je ne puis rien te dire ce soir, sinon qu'en effet j'ai eu avec la Barancos une petite scène préparatoire. La scène finale se jouera très-prochainement, et dès qu'elle sera jouée, tu sauras tout. Un drame comme celui que je machine a plusieurs actes, et les situations se retournent plus d'une fois. As-tu vu la Tour de Nesle ?
Darcy fit un geste d'impatience.
-- Oui, tu as dû la voir, dans ta jeunesse. Eh bien, figure-toi que je suis Buridan, que la Barancos est Marguerite de Bourgogne, et pense à la fameuse phrase : À toi la première manche, Marguerite. À moi la seconde.
Sur cette phrase, la toile tombe, si j'ai bonne mémoire. Allons-nous-en.
CHAPITRE III
À qui n'est-il pas arrivé de se demander où va la femme qui passe comme un oiseau passe dans l'air, la femme qu'on admire au vol et qu'on ne reverra plus ? Quand elle est à pied, on a la ressource de la suivre, et de caresser, en la suivant, mille chimères, jusqu'au moment où elle entre prosaïquement dans une boutique, ou dans une maison à panonceaux, chez sa modiste, ou chez son avoué. Mais quand elle est en voiture, c'est l'étoile filante qui brille une seconde et qui disparaît. Où vont les étoiles filantes ? Les astronomes prétendent qu'ils le savent, et les poètes les laissent dire. Les poètes ont plus tôt fait d'inventer un roman. Ils imaginent que le vulgaire fiacre où ils ont aperçu une taille fine et un doux visage emporte précisément leur bonheur, le bonheur rêvé, la maîtresse idéale, celle qu'on désire toujours et qu'on ne rencontre jamais, et ils en ont pour trois mois à se griser du souvenir d'une vision.
À neuf heures du matin, en hiver, dans le faubourg Saint-Denis, les poètes sont rares, mais les passants abondent, et, parmi ceux qui allaient à leurs affaires, le lendemain du bal de la marquise, plus d'un se retournait pour regarder une jeune fille blottie au fond d'une victoria découverte. Elle avait relevé sa voilette, et elle aspirait à pleins poumons l'air frais d'une des seules belles journées que le ciel ait accordées à la terre vers la fin de cet affreux hiver. La brise matinale fouettait ses joues roses et soulevait les boucles de ses cheveux mal rangés sous une capote brune. Ses grands yeux regardaient les maisons, les enseignes, les étalages, les ouvrières courant à l'atelier, les charretiers conduisant les lourds camions, les gamins filant comme des rats entre les jambes des chevaux, les moineaux picorant sur la chaussée et s'envolant par bandes. Elle tendait l'oreille aux cris des cochers, aux chants cadencés des vendeurs ambulants, aux voix prochaines, aux roulements lointains. On eût dit qu'elle assistait pour la première fois au spectacle mouvant de la grande ville, et qu'elle prenait plaisir à s'enivrer de lumière et de bruit.
D'où venait-elle ? Où allait-elle ?
-- Une provinciale fraîchement débarquée par le chemin de fer du Nord ; plus de beauté que de bagages, disaient les vieux Parisiens qui remarquaient un petit paquet posé à ses pieds dans la voiture.
-- En voilà une qui s'est levée de bonne heure pour déjeuner avec son amoureux, ricanaient les marchandes des quatre saisons.
Mais nul ne devinait que cette charmante voyageuse sortait d'une prison.
Berthe Lestérel avait été réveillée à l'aube par la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph qui lui avait annoncé, en l'embrassant, qu'elle allait être remise en liberté, et Berthe Lestérel avait failli s'évanouir de joie en recevant cette nouvelle inespérée. Un peu plus tard, comme elle achevait de remercier Dieu à genoux, le directeur était venu lui expliquer avec ménagement que cette liberté qu'on allait lui rendre n'était que provisoire, qu'il n'y avait pas d'ordonnance de non-lieu, et que, par conséquent, elle restait à la disposition de la justice. La pauvre enfant avait pleuré à chaudes larmes, et peu s'en était fallu qu'elle refusât de profiter d'une si triste faveur. La vie qui attendait hors de la prison une détenue relâchée par pitié n'était-elle pas plus amère encore que la vie de la cellule ? Mais elle n'avait pas le choix. L'ordre était formel. Elle dut subir les formalités de la levée d'écrou, reprendre le peu d'argent qu'elle avait au greffe, le linge et les vêtements envoyés par une amie anonyme dont elle devinait le nom, dire adieu aux religieuses qui l'avaient consolée, pendant sa réclusion, et partir en voiture, une voiture de place qu'un gardien était allé chercher, et qu'il avait eu soin de choisir découverte pour des raisons que Berthe devina en voyant un homme de mauvaise mine monter dans un fiacre à la porte de la prison, au moment où elle en sortait.
Elle allait être surveillée, on le lui avait laissé entendre. La surveillance commençait.
Alors elle résolut de supplier le juge de revenir sur sa décision, et de la renvoyer à la maison d'arrêt, s'il ne consentait pas à la délivrer de cet espionnage incessant qu'on prétendait lui imposer. Elle ne voulait pas de la liberté à ce prix. Qu'en eût-elle fait ? Comment rentrer dans ce petit appartement de la rue de Ponthieu où elle avait vécu si calme et si honorée, comment y rentrer suivie par un agent de police qui allait monter la garde devant sa maison ? C'était la honte en permanence, et Berthe, qui s'était sacrifiée sans hésiter et sans se plaindre, Berthe, qui était résignée à donner sa vie, ne se sentait pas le courage de supporter cette humiliation de tous les instants.
Et puis que devenir ? Elle sortait du secret le plus rigoureux. Savait-elle s'il lui restait une amie ? Savait-elle seulement si son beau-frère lui permettrait de voir sa sœur ? Quel accueil lui réservait le monde qui ne pardonne pas à une femme d'avoir été accusée, alors même que l'innocence de cette femme a été reconnue ? Toutes les portes ne devaient-elles pas se fermer devant une malheureuse, renvoyée de Saint-Lazare par grâce et menacée d'y rentrer ? Au bout de cette trêve qu'on lui accordait, il y avait la misère, le désespoir, les heures sombres où le fantôme du suicide hante la pauvre âme désolée.
Et Berthe se faisait conduire au Palais de justice où elle pensait rencontrer M. Roger Darcy, qui seul avait le pouvoir de décider de son sort.
Elle savourait pourtant cette heure de liberté que Dieu lui envoyait ; elle se reprenait à vivre ; sa jeunesse éclatait, son sang remontait à son visage ; elle respirait les souffles encore indécis du printemps, elle regardait avec une joie enfantine les nuages emportés par le vent, elle cherchait dans l'azur pâle du ciel une hirondelle absente, elle trouvait les passants beaux, et il lui semblait que Paris était en fête.
Ce fut comme un enchantement jusqu'au boulevard du Palais, où elle descendit, à la profonde stupéfaction de l'agent qui la suivait. D'ordinaire, ce n'est pas là que vont les prisonniers qu'on relâche.
Un planton qu'elle interrogea la renvoya à un huissier qui lui apprit que M. Roger Darcy n'était pas à son cabinet et qu'il n'y viendrait pas de toute la journée. Elle n'osa pas lui demander où il demeurait, et elle revint fort déçue à sa voiture, que le policier ne perdait pas de vue. Elle pensa alors à aller trouver la seule protectrice qui lui restât peut-être. Elle ignorait que madame Cambry eût fourni la caution fixée par le juge, elle ignorait même que la loi exigeât cette caution, mais elle savait, ou du moins elle supposait que madame Cambry s'était occupée d'elle, et elle espérait que madame Cambry, qui connaissait M. Roger Darcy, consentirait à la recevoir et à se charger de lui transmettre sa prière.
-- Avenue d'Eylau, dit-elle au cocher.
L'agent n'était pas loin. Il entendit et il fit la grimace, mais il avait l'ordre de suivre sans intervenir ; il lui fallut bien remonter dans son fiacre et aller là où il plairait à la jeune fille de le mener. Jamais il n'avait vu de surveillée se comporter de la sorte.
Le voyage qui n'amusait pas cet homme fut charmant, et les ramiers roucoulaient déjà sur les hautes branches des grands marronniers des Tuileries.
Les Champs-Élysées étaient pleins de lumière et de bruit. Des babys roses jouaient dans les quinconces. Des bandes de jeunes Anglaises aux cheveux flottants descendaient vers Paris, le nez au vent, et d'élégants cavaliers montaient l'avenue au grand trot. La vie était partout, et Berthe ferma les yeux en pensant à la cellule noire et froide où elle aspirait à rentrer. Mais le cœur lui battit bien fort quand, après avoir parcouru la moitié de l'avenue d'Eylau, elle aperçut l'hôtel de madame Cambry.
Le hasard fit qu'à la porte de la grille flânait le valet de chambre, un vieux serviteur qui connaissait fort bien mademoiselle Lestérel et qui ne parut pas trop surpris de la voir. Évidemment, il avait entendu des bouts de conversation entre sa maîtresse et M. Roger Darcy, et il savait que la jeune fille allait quitter la prison. En domestique bien appris, il la reçut poliment et il lui dit que madame était sortie de grand matin, en fiacre -- double infraction à ses habitudes -- qu'elle devait être allée à quelque messe mortuaire, car elle avait mis des vêtements de deuil, mais qu'elle rentrerait certainement avant midi. Il ne se permit d'ailleurs aucune question, et il proposa à mademoiselle Lestérel d'annoncer à madame Cambry sa prochaine visite. Il ne lui proposa pas d'attendre, et Berthe n'osa pas le demander. Elle se contenta de répondre qu'elle reviendrait dans une heure.
Intimidé sans doute par la belle apparence de l'hôtel, l'agent avait fait arrêter son fiacre assez loin de la grille, et mademoiselle Lestérel ne songeait plus à lui quand elle dit à son cocher de la mener au bois de Boulogne. Il hésita un peu, ce cocher, car cette voyageuse prise à Saint-Lazare ne lui inspirait pas une confiance entière, mais, après réflexion, il pensa qu'elle devait être solvable, puisque la livrée lui parlait avec déférence. Il fouetta son cheval, et la victoria partit, toujours suivie de loin par l'autre voiture, celle qui portait le policier.
Pourquoi Berthe allait-elle au Bois ? Elle-même n'aurait su le dire. Elle allait où la poussait cette fièvre de liberté, ce besoin d'air et d'espace qui fait que l'oiseau auquel on vient d'ouvrir la porte de sa cage s'envole à tire-d'aile et fuit tout droit devant lui. Elle oubliait peu à peu les douleurs du passé, les angoisses du présent, les incertitudes de l'avenir. Il lui semblait déjà qu'elle était à cent lieues de la prison. Elle se berçait dans un rêve, et il lui semblait que ce rêve ne finirait jamais.
Il finit à la porte Dauphine. Là, elle croisa des cavaliers et des amazones, qui sourirent en la regardant.
C'était l'heure où les amateurs sérieux de l'équitation viennent prendre régulièrement le plaisir de la promenade. Ceux-là ne se montrent guère au Bois l'après-midi, car ils ne cavalcadent pas pour parader devant les demoiselles qui font le tour du lac de trois à cinq ou de quatre à sept, suivant les saisons. Et comme, par hasard, la matinée était belle, toutes les variétés de sportsmen s'y rencontraient.
Il y avait des chasseurs à courre qui s'en allaient au Jardin d'acclimatation voir des chiens courants à vendre, des passionnés pour la haute école en quête d'une allée large où ils pussent faire exécuter à leurs montures des changements de pied en plein galop, des flâneurs équestres tournant, retournant et saluant à tout bout de champ des cavaliers par hygiène, trottant en vertu d'une ordonnance de leur médecin.
Il y avait aussi de nombreux échantillons du sexe faible. De belles dames, bien montées, bien accompagnées, bien en selle, le corps droit, la main régulièrement placée, les coudes en arrière pour faire valoir le buste, maniant avec aisance des juments de demi-sang ; des écuyères de l'avenir, escortées par un professeur chargé de leur inculquer les vrais principes ; des escadrons d'étrangères galopant à fond de train et passant comme des volées d'étourneaux à travers les paisibles groupes conjugaux arpentant le Bois au petit pas de deux poneys, vieux amis d'écurie, qui se caressent en marchant côte à côte.
Berthe, effarouchée, pria le cocher de prendre un chemin moins fréquenté, et le cocher s'engagea dans l'allée des fortifications, fort à la mode jadis et fort déserte à présent. Il se réjouissait même de gagner une heure ou deux sans fatiguer sa bête ; sa main laissait flotter les rênes, et ses yeux se fermaient peu à peu.
L'agent commençait à se demander comment cette promenade allait finir, et il n'était pas content ; mais il suivait toujours, à trente pas.
La victoria s'en allait rasant le taillis, et le cheval abandonné à lui-même s'arrêtait de temps à autre pour brouter un brin d'herbe sur le talus. Il finit par rencontrer une place où le gazon poussait plus dru, et il s'arrêta tout à fait.
Le cocher, mollement bercé, s'était endormi, et mademoiselle Lestérel ne songeait point à troubler son repos. Elle regardait deux pinsons qui voletaient autour d'un buisson d'aubépine, où ils commençaient à bâtir leur nid, et elle pensait au temps heureux où elle courait les bois de Saint-Mandé avec ses compagnes du pensionnat. Elle se souvenait d'une couvée de petits merles, abandonnés par leur mère, qu'elle avait nourris jusqu'à ce qu'ils fussent en état de voler, et qui venaient manger dans sa main quand elle les appelait. L'envie lui prit de descendre et d'entrer dans ce carré, de froisser les feuilles mortes, d'accrocher sa robe aux ronces, de heurter ses petits pieds aux angles des souches, comme elle le faisait quand elle était enfant.
Elle allait sauter à terre, lorsqu'elle entendit sous bois le pas d'un cheval. Un cavalier arrivait lentement par un sentier qui traversait le taillis. Berthe ne pensa qu'à l'éviter. Les pas se rapprochaient. Les pinsons s'enfuirent.
-- Marchez, dit-elle au cocher.
Mais le cocher avait le sommeil dur, et il ne bougea point. Avant qu'elle eût le temps de l'appeler plus fort, le cavalier apparut au bord de l'allée.
Elle le reconnut, et elle poussa un cri de surprise.
Gaston Darcy était devant elle, Gaston Darcy pâle d'émotion et de joie, car il l'avait reconnue.
-- Vous ! s'écria-t-il en poussant son cheval pour venir se placer à côté de la victoria ; vous ici !
-- Je ne prévoyais pas que je vous y rencontrerais, murmura mademoiselle Lestérel d'une voix étouffée.
-- Enfin, je vous revois ! vous êtes libre !
-- Libre ? Regardez.
Elle lui montra l'agent qui était sorti de son fiacre et qui s'avançait à petits pas.
Gaston comprit et se lança vers cet homme qui, en se voyant chargé à fond par un cavalier, sauta prudemment le fossé et se plaça au bord du taillis.
-- Pourquoi suivez-vous cette voiture ? lui demanda-t-il d'un air menaçant.
-- Parce que j'en ai reçu l'ordre. Je veux bien vous l'apprendre, quoique ça ne vous regarde pas.
-- Vous avez reçu l'ordre de surveiller cette dame ; vous n'avez pas reçu l'ordre de surveiller ceux qui lui parlent, ni d'écouter ce qu'elle dit. Je le sais. Je suis le neveu de M. Roger Darcy, juge d'instruction. Voici ma carte.
L'agent prit avec une certaine hésitation le morceau de carton que Gaston lui tendait, et le nom qu'il y lut produisit son effet.
-- On m'a chargé de filer le fiacre, grommela-t-il. Je ne fais que mon devoir, et je le ferais quand même vous seriez le président de la République. Mais vous pouvez causer avec la demoiselle si ça vous fait plaisir. Je mettrai la chose sur mon rapport, et puis v'là tout.
Gaston comprit vite qu'il était inutile de discuter une consigne et revint à mademoiselle Lestérel.
-- Monsieur, lui dit-elle, je vous supplie d'aller trouver M. Roger Darcy et de lui demander de m'autoriser à rester en prison, jusqu'à ce que mon sort soit décidé.
-- Quoi ! s'écria Gaston, vous voulez...
-- La prison vaut mieux que la liberté qu'on m'accorde. Je viens du Palais de justice. Je n'y ai pas rencontré M. Darcy, malheureusement, car, sans doute, il eût écouté ma prière... alors, je suis allée chez madame Cambry. J'espérais qu'elle ne me refuserait pas de parler pour moi. Elle était sortie... son valet de chambre m'a dit de revenir dans une heure. C'est alors que j'ai eu l'idée de me faire conduire ici pour attendre qu'elle fût de retour...
-- Vous le regrettez !
-- Oui... je ne devrais pas me montrer, je le sais. Je devrais fuir le monde. Mais je n'ai pas pu résister à la tentation. Il y a si longtemps que je n'ai vu le soleil, et peut-être ne le reverrai-je plus.
-- Aussi, vous n'avez pas pensé à ceux qui vous aiment ?
-- Ceux qui m'aiment ! où sont-ils ? on peut encore me plaindre ; on ne peut plus m'aimer.
-- Moi, je vous aimais, vous le savez, et mes sentiments n'ont pas changé. Je n'ai jamais cru à l'odieuse accusation qui a pesé sur vous, et pour vous prouver que je n'y ai jamais cru, je vous supplie encore de consentir à être ma femme.
» Vous ne répondez pas... vous êtes choquée de m'entendre tenir ce langage... ici... devant l'agent qui vous espionne... devant le cocher qui vous conduit. Que m'importent ces hommes ? Je voudrais que tous ceux qui me connaissent fussent là pour m'écouter. Ce que je viens de vous dire, je suis prêt à le répéter en présence de madame Cambry, qui m'approuvera, car elle souhaite ce mariage presque aussi ardemment que moi.
-- Madame Cambry ! s'écria Berthe. Non... c'est impossible. Je sais qu'elle ne m'a pas oubliée, mais elle ne doit pas désirer...
-- Elle veut que vous deveniez sa nièce !
-- Sa nièce ?
-- Oui, son mariage avec mon oncle est décidé, et elle lui a déclaré qu'elle ne l'épouserait pas tant que vous ne seriez pas complètement libre, tant que l'ordonnance de non-lieu ne serait pas rendue.
À ces mots, mademoiselle Lestérel fondit en larmes. Elle avait réussi d'abord à se contenir, mais son émotion éclatait enfin.
-- Et c'est au moment où mon cœur déborde de joie, où nous touchons au terme de nos malheurs, c'est à ce moment que vous songez à retourner en prison ! Vous n'avez donc pas pitié de moi qui ne vis plus depuis que je vous ai perdue ? Oh ! je devine ce que vous allez me dire. Vous ne voulez pas accepter l'humiliation qu'on vous impose. Elle va cesser, n'en doutez pas. Madame Cambry obtiendra qu'elle cesse. Mon oncle n'a pas entendu que vous seriez gardée à vue. Les ordres qu'il a donnés ont été mal compris, j'en suis sûr. Il les modifiera. Il va les modifier aujourd'hui même.
-- Si je pouvais espérer cela...
-- Je vous le promets. Hier encore... cette nuit... il m'a parlé d'une surveillance discrète. Il ne veut pas, il ne peut pas vouloir que vous soyez suivie pas à pas ; qu'un agent s'établisse à la porte de votre maison...
-- C'est parce que je craignais cela que je n'y suis pas rentrée.
-- Il faut que vous y rentriez, car vous allez y recevoir la visite de madame Cambry. Mon oncle sait qu'elle va venir vous voir. Croyez-vous donc qu'il souffrirait qu'elle mît le pied chez vous, si elle devait rencontrer sur son passage des gens de police ?
-- Quoi ! madame Cambry vous a dit...
-- Qu'elle vous verrait aujourd'hui. Oui, certes. Vous venez de m'apprendre qu'elle est sortie. Qui sait si ce n'est pas chez vous qu'elle est allée ?
-- Oh ! mon Dieu, murmura mademoiselle Lestérel, et moi qui osais à peine me présenter à son hôtel !
-- Vous avez en elle une amie, plus qu'une amie, une sœur.
-- Une sœur ! répéta tristement Berthe, qui pensait à madame Crozon.
-- Oui, une sœur, à laquelle vous pouvez tout confier. Vous ne craignez pas qu'elle vous trahisse, et moi, je vous jure qu'elle vous servira avec un dévouement sans bornes.
» Et maintenant, me permettrez-vous de me joindre à elle pour vous défendre, me permettrez-vous de l'accompagner quand elle viendra ?
-- Je voudrais... oui, je voudrais d'abord la voir seule, balbutia la jeune fille.
-- Je vous comprends, mademoiselle, s'écria Gaston, et avant tout, je vais vous délivrer d'une persécution intolérable. Je cours chez mon oncle ; je vais lui demander d'écrire sur-le-champ pour qu'on éloigne cet agent. Ayez le courage d'aller rue de Ponthieu. Peut-être y trouverez-vous madame Cambry. Je vais passer devant son hôtel, et si elle est de retour...
-- Mieux vaut en effet que je ne m'y présente pas. Je me remets à vous, monsieur, qui m'avez rendu un peu d'espérance. Je suivrai votre conseil, et vous pouvez dire à ma généreuse protectrice que je l'attendrai chez moi.
Berthe avait deviné ce que Darcy n'osait pas lui avouer. Elle sentait que la future femme du juge d'instruction ne pouvait guère la recevoir, et elle était décidée à supporter l'épreuve qui l'effrayait tant. Les sympathies qu'elle retrouvait relevaient son énergie. Elle se reprenait à vouloir lutter contre les fatalités qui l'accablaient, et elle ne dédaignait plus la demi-liberté qu'on lui accordait.
Gaston, lui, comprit que cette scène avait assez duré. Un amoureux est fort mal placé à cheval pour exprimer ce qu'il ressent, et la présence du cocher le gênait très-fort, quoi qu'il en dît, sans parler de l'agent qui était aussi un témoin assez incommode. Il lui tardait d'ailleurs d'obtenir de son oncle un adoucissement aux mesures de précaution qu'on avait cru devoir prendre contre une jeune fille qui ne songeait pas à fuir. Et il n'attendait pour partir qu'un mot de Berthe, un mot qui le payât de ses souffrances.
Mademoiselle Lestérel ne le prononça pas, mais elle lui tendit la main. Il la prit, cette main, et il la couvrit de baisers si ardents que la jeune fille la retira bien vite.
-- Comptez sur moi, dit-il, en éperonnant son cheval qui partit à fond de train.
Berthe le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu au tournant de l'allée des fortifications, et, dominant son émotion, elle dit au cocher, qui était resté fort indifférent à ce qu'on disait derrière lui, de la mener rue de Ponthieu. Il maugréa bien un peu, mais il partit.
L'agent remonta en fiacre. Il s'apercevait qu'il avait affaire à une prévenue exceptionnelle, et il suivit de moins en moins près.
La victoria n'allait pas vite, et le voyage dura bien près d'une heure, plus de temps qu'il n'en avait fallu à Darcy pour aller rue Rougemont, en passant par l'avenue d'Eylau.
En arrivant à la porte de sa maison, mademoiselle Lestérel vit avec plaisir l'espion passer outre, descendre de voiture à cinquante pas plus loin et entrer dans la boutique d'un marchand de vin ; entrer n'est pas précisément le mot, car il se tint sur le seuil. Il surveillait toujours, mais il commençait à y mettre des formes.
Il y eut bien quelques exclamations dans la loge, quand on vit apparaître la locataire absente ; mais elle avait toujours été si bonne et si affable avec les petites gens, qu'on ne lui fit pas mauvais accueil, et qu'on ne lui adressa pas trop de questions. Le portier, qui était fort bavard, lui raconta, avec force détails, que le jour même de l'arrestation, une dame était venue dans un bel équipage demander mademoiselle Lestérel ; Berthe, qui, à cette description, reconnut madame Cambry, ne manqua pas de dire que cette dame allait probablement se présenter encore, et de recommander qu'on la laissât monter. Elle reconquit ainsi du premier coup, par un heureux hasard, la considération du concierge. Il poussa l'obligeance jusqu'à se charger du paquet que sa locataire rapportait et jusqu'à se déranger pour lui ouvrir l'appartement où personne n'était entré depuis la perquisition qu'y avait faite M. Roger Darcy.
La pauvre Berthe pleura en revoyant ce modeste logis où elle avait passé de si heureux jours. Tout y sentait déjà l'abandon. Une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Les fleurs qu'elle cultivait dans une jardinière étaient mortes. Le piano était ouvert, et Berthe pâlit en reconnaissant sur le pupitre le cahier de musique où était gravé l'air de Martini, le dernier qu'elle eût chanté avec Gaston. Elle l'avait répété souvent, depuis la soirée de madame Cambry, cet air tristement prophétique, et elle le retrouvait là comme un avertissement que Dieu lui envoyait pour la préparer à de nouveaux malheurs.
Elle n'eut pas le temps de s'arrêter à cette pensée décourageante, car on sonna ; elle courut ouvrir, et madame Cambry se jeta dans ses bras.
Ce fut pendant quelques instants un échange de baisers et de mots entrecoupés. Mademoiselle Lestérel suffoquait d'émotion, et la belle veuve était presque aussi émue qu'elle.
-- Vous voilà donc ! dit-elle affectueusement. Ah ! je suis bien heureuse de vous revoir, car je n'ai pas cessé un seul instant de penser à vous.
-- Je sais que vous m'avez défendue, protégée, murmura Berthe, je sais que je vous dois tout.
-- Vous ne me devez rien. Vous êtes innocente, j'en suis sûre. Comment ne me serais-je pas efforcée de plaider votre cause ! Dieu a permis que je la gagnasse. Vous êtes sauvée.
-- Hélas ! je n'ose le croire. On m'a rendu la liberté par pitié... parce que M. Roger Darcy est bon, et parce que vous avez intercédé pour moi... On peut me la retirer demain.
-- Non, car nous prouverons que vous n'êtes pas coupable.
-- Comment le prouver, tant qu'on n'aura pas trouvé la femme qui a commis cet horrible meurtre ?
-- Et qu'importe qu'on la trouve ? N'y a-t-il pas des crimes qui restent impunis ? La justice frappera-t-elle une innocente parce qu'elle n'aura pas su découvrir la vraie coupable ? Non, ce serait une iniquité. Justifiez-vous, Berthe. Cela suffira.
-- Me justifier ! que puis-je dire que je n'aie déjà dit ? Les apparences m'accusent.
-- Pas toutes, dit vivement madame Cambry. Vous ne savez pas ce qui s'est passé depuis quelques jours ; vous ne savez pas à quelle circonstance heureuse vous devez d'être sortie de prison.
-- Non... je ne sais rien.
-- Venez, je vais vous l'apprendre, reprit la veuve en attirant Berthe vers un canapé où elle la fit asseoir près d'elle. Mais, auparavant, permettez-moi de vous parler à cœur ouvert. Oui, les apparences vous accusent, oui, votre silence obstiné a faussé les convictions de M. Darcy. Vous avez de graves raisons pour vous taire, j'en suis persuadée, et si les aveux que vous feriez devaient compromettre une autre personne, je ne vous blâme pas de les retenir. Mais je vous défendrais mieux si je savais ce que vous avez caché à votre juge.
» Berthe, je suis votre meilleure amie. Berthe, vous avez confiance en moi, n'est-il pas vrai ? Eh bien, pourquoi ne me diriez-vous pas toute la vérité ?
-- J'ai dit tout ce que je pouvais dire, murmura mademoiselle Lestérel.
-- Tout ce que vous pouviez dire à un juge d'instruction, et je m'explique fort bien que vous ayez refusé d'en dire davantage. Un juge est un homme, et il y a des choses que nous ne confions jamais à un homme, cet homme fût-il notre meilleur ami. Mais, moi, ma chère enfant, je ne suis pas un magistrat, je suis une femme, et en ma qualité de femme, je comprends toutes les faiblesses, je les excuse, je suis prête à les défendre. Avouez-moi les vôtres, comme vous les avoueriez à votre avocat, si, ce qu'à Dieu ne plaise, cette absurde accusation avait des suites.
-- Je n'ai pas eu de faiblesses, dit Berthe en relevant la tête.
-- Je le crois. Je me suis mal exprimée, et je vais préciser. On vous impute le crime commis sur... sur cette femme. C'est insensé. Pourquoi l'auriez-vous tuée ? Vous la connaissiez à peine, et vous n'aviez contre elle aucun grief. Si on vous a soupçonnée, c'est que l'arme dont le meurtrier s'est servi vous appartient.
-- Je ne l'ai jamais nié.
-- Non, mais vous niez que vous soyez allée au bal de l'Opéra, ou, du moins, quand on vous interroge sur ce point, vous refusez de répondre. Vous ne voulez pas mentir, et vous vous taisez. Et cependant, vous y êtes allée, c'est l'évidence même.
Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Elle pleurait.
-- Je vous en supplie, ma chère Berthe, continua madame Cambry d'une voix émue, ne supposez pas que je veuille vous arracher vos secrets pour les livrer à M. Darcy. Je vais l'épouser, je l'estime, je l'aime, mais je le mépriserais et je me mépriserais moi-même s'il eût osé me charger de vous faire parler et si j'avais accepté cette vilaine mission.
-- Cette pensée est bien loin de moi, madame, je vous le jure.
-- Eh bien, puisque vous reconnaissez que je vous suis loyalement dévouée, ne me traitez pas comme si j'étais votre ennemie, ou votre juge. Confessez-moi la vérité. Ai-je besoin d'ajouter que, si je tiens à la connaître, c'est afin de mieux servir vos intérêts, c'est afin de pouvoir affirmer à M. Darcy que vous êtes innocente ? Peut-être craignez-vous de me compromettre vis-à-vis de lui ; peut-être craignez-vous qu'il ne me somme d'expliquer mon affirmation, et qu'il ne tire du silence que je lui opposerai de nouvelles inductions contre vous. Si vous redoutez cela, vous vous trompez. M. Darcy est magistrat, mais c'est un galant homme. Il n'exigera rien de moi, et il tiendra grand compte de mon opinion. Peut-être aussi ne savez-vous pas que ses pouvoirs sont illimités, qu'un juge d'instruction n'obéit qu'à sa conscience, et que s'il était convaincu que vous n'êtes pas coupable, il pourrait, de son propre mouvement, et sans en référer à personne, rendre une ordonnance de non-lieu.
-- Je sais que je lui dois d'avoir été mise en liberté pour quelques jours.
-- Mais vous ignorez pourquoi il a pris cette mesure. Eh bien, ma chère Berthe, je vais vous l'apprendre, car je veux vous montrer à quel point M. Darcy est juste, avec quel scrupule il remplit les délicates fonctions qu'il exerce. Vous avez été informée que le domino et le masque dont vous vous êtes servie ont été trouvés dans la rue, et reconnus par la marchande à la toilette qui vous les a vendus.
-- On m'a confrontée, en effet, avec cette femme...
-- Et vous n'avez pas démenti ses affirmations. Vous vous êtes bornée à vous taire, comme vous l'avez toujours fait. M. Darcy n'a vu là qu'une preuve de plus de votre présence au bal. Mais, peu de jours après, l'homme qui avait rapporté le domino et le loup, -- un sergent de ville, je crois, -- est venu déclarer qu'il les avait trouvés avant trois heures du matin. Or, il paraît que cette femme a été tuée à trois heures. M. Darcy n'a pas hésité à reconnaître que c'était là un indice en votre faveur, et que votre innocence, à laquelle il ne croyait plus, pouvait encore être démontrée. Et, pour vous épargner des rigueurs inutiles, il a signé immédiatement l'ordre auquel je dois le bonheur de vous revoir.
-- Ainsi, dit mademoiselle Lestérel, très-émue, M. Darcy admet maintenant qu'il ne me serait pas impossible de me justifier.
-- Il l'admet si bien qu'il n'attend qu'un mot de vous pour prendre une mesure définitive, un mot qui explique l'emploi de votre temps, pendant cette fatale nuit. Ce mot qu'il vous en coûte tant de prononcer devant lui, dites-le-moi, Berthe, confiez-moi tout, et je vous jure encore une fois que, sans livrer votre secret, je persuaderai M. Darcy.
-- Me jurez-vous aussi qu'un autre... que personne au monde ne saura ce que je vous révèlerai ?
-- Je vous le jure. Ni M. Roger Darcy, ni M. Gaston Darcy n'obtiendront de moi la plus petite confidence. Je ne vous trahirai pas... pas plus que vous ne me trahiriez si j'avais une faute à me reprocher et si je vous avouais cette faute.
Mademoiselle Lestérel hésitait, et ce fut d'une voix entrecoupée qu'elle répondit :
-- Je voudrais parler. Je n'en ai pas la force.
Madame Cambry lui prit les mains, les serra dans les siennes, et lui dit doucement :
-- Voulez-vous que je vous pose des questions, pour vous épargner l'embarras d'un récit long et pénible ?
-- Oui, balbutia la jeune fille, ce sera mieux ainsi ; si vous ne m'interrogez pas, je ne pourrai pas rassembler mes souvenirs.
-- Je commence donc, reprit la compatissante veuve. Cette femme vous avait écrit, n'est-ce pas ? On a trouvé ici un fragment du billet qu'elle vous a adressé.
-- C'est vrai... elle m'a écrit.
-- Quelques jours avant le bal... un mardi ?
-- Je crois que oui.
-- Par la poste ?
-- Non, c'est sa femme de chambre qui m'a apporté le billet.
-- En effet, elle l'a déclaré et elle a ajouté qu'après l'avoir lu, vous aviez répondu : Dites que j'irai.
-- C'est exact.
-- Et sa maîtresse vous donnait rendez-vous à deux heures et demie. On a trouvé cette indication sur le morceau de papier qui a échappé au feu où vous l'aviez jeté.
-- Oui... mais...
-- Il s'agissait de lettres que cette femme avait en sa possession et qu'elle vous proposait de vous rendre.
-- Qui vous fait croire cela ? demanda Berthe avec agitation.
-- Je l'ai deviné. Une jeune fille pure et fière n'aurait pas consenti à s'aboucher avec une femme galante, s'il ne s'était agi de sauver l'honneur d'une personne qui lui était chère. Je n'ai jamais pensé et je n'admettrai jamais que les lettres fussent de vous. M. Darcy a pu le supposer, parce qu'il lui semblait étrange que, pour une négociation de ce genre, on se fût adressé à un intermédiaire. Mais celle qui les a écrites était sans doute hors d'état d'aller les chercher.
» Oh ! je ne vous demande pas de qui elles sont, dit vivement madame Cambry pour répondre à un geste de Berthe. Il me suffit de savoir que, si vous êtes allée au bal, c'était, comme je l'ai toujours cru, pour accomplir un acte de dévouement. Et vous y êtes allée, n'est-il pas vrai ?
Mademoiselle Lestérel fit un signe affirmatif.
-- En sortant de chez moi ?
-- Oui.
-- Vers minuit, alors. Mais vous n'étiez pas habillée pour le bal masqué ?
-- J'avais une robe noire. Le domino et le loup que j'avais achetés étaient dans le fiacre qui m'avait amenée et qui m'attendait à la porte de votre hôtel.
-- Et vous les avez mis pendant le trajet. Le rendez-vous était fixé à deux heures et demie. Vous n'êtes donc pas allée directement à l'Opéra ?
-- Si. Un incident était survenu au dernier moment, un incident qui m'obligeait à passer une partie de la nuit dans un quartier éloigné, répondit Berthe d'une voix défaillante. Il s'agissait de sauver l'honneur... la vie de la même personne...
-- Celle que les lettres compromettaient ?
-- Oui.
-- Alors, cette femme qui s'est présentée de la part de votre sœur malade...
-- Venait m'annoncer qu'un grand danger menaçait la personne, et que je n'avais pas une minute à perdre pour y parer. Je le prévoyais depuis quelques jours, ce danger, et j'avais donné des instructions pour qu'on pût m'avertir à tout instant, s'il devenait imminent. Je ne m'absentais jamais sans dire où j'allais.
-- Cela m'explique très-bien pourquoi on est venu vous chercher chez moi, mais... pardonnez-moi d'insister... cela ne m'explique pas ce que vous avez fait après m'avoir quittée...
-- Vous allez le comprendre, madame. Le péril était partout. Je voulais rapporter les lettres que madame d'Orcival me menaçait d'envoyer, si je ne venais pas les chercher, à...
-- À un ennemi... peu importe son nom... à un ennemi de l'amie que vous cherchiez à sauver.
-- Et je voulais aussi courir... là où on m'appelait et où ma présence allait être nécessaire pendant plusieurs heures. Alors j'ai pensé que mon entretien avec madame d'Orcival serait très-court, qu'elle arriverait peut-être dans sa loge, dès le commencement du bal, que, si je l'y rencontrais, je pourrais reprendre les lettres et aller ensuite...
-- Où vous êtes allée, interrompit madame Cambry, qui semblait s'efforcer délicatement d'épargner à Berthe des aveux inutiles à sa défense et embarrassants, puisqu'ils auraient mis en cause une autre femme. Voulez-vous me permettre maintenant de vous demander à quel moment vous êtes entrée dans la salle ?
-- À minuit et demi, je crois.
-- Vous êtes allée tout droit à la loge de cette d'Orcival. Vous l'y avez trouvée seule ?
-- Oui.
-- Elle ne vous a pas reproché d'avoir devancé l'heure du rendez-vous ?
-- Si, d'abord. Elle m'a même dit de dures paroles... elle m'a fait cruellement sentir qu'elle tenait entre ses mains l'honneur de... d'une de mes amies. Puis elle s'est radoucie. Elle m'a rendu les lettres, et elle m'a pressée de partir, parce qu'elle attendait une autre personne.
-- Elle vous a dit cela ! Vous en êtes sûre !
-- Très-sûre, madame, et c'était la vérité, car j'ai bien vu qu'il lui tardait de me renvoyer.
-- Mais cette personne... elle ne vous l'a pas nommée... elle ne vous a pas dit pourquoi elle allait venir ?
-- Non, répondit Berthe, un peu surprise de l'insistance que mettait madame Cambry à l'interroger sur ce point.
-- Comprenez le but de mes questions, reprit la veuve ; s'il était prouvé qu'une femme est venue après vous dans la loge, et on le prouvera certainement, on ne pourrait plus douter que le meurtre eût été commis par cette femme. En sortant, vous ne l'avez pas rencontrée... à la porte de la loge ?
-- Non, madame, je n'ai remarqué personne ; j'avais hâte de partir. Je me suis précipitée hors de la salle, j'ai pris une voiture, et je me suis fait conduire...
-- À l'autre bout de Paris. Et, en route, vous vous êtes débarrassée de votre domino et de votre loup, vous les avez jetés par la portière du fiacre...
-- Oui ; je ne voulais pas conserver chez moi ces preuves de ma visite à madame d'Orcival, au bal masqué.
-- Il est fort heureux que vous ayez eu cette idée. On les a ramassés avant trois heures... donc vous n'étiez plus à l'Opéra lorsque... car vous n'y êtes pas retournée, n'est-ce pas ?
-- Qu'y serais-je allée faire ? J'avais les lettres.
-- Et vous les avez brûlées, en rentrant chez vous, vers quatre heures.
-- Oui.
Madame Cambry avait écouté les réponses de Berthe avec une attention émue, et elle les jugea si satisfaisantes qu'elle embrassa la jeune fille sur les deux joues en lui disant :
-- Merci d'avoir eu foi en moi. Maintenant, je puis vous assurer que vous êtes sauvée.
-- Vous m'avez promis que vous ne diriez rien à M. Darcy, s'écria Berthe.
-- Rien de ce qu'il faut lui taire pour ne pas compromettre l'amie à laquelle vous vous êtes sacrifiée, non, certes. Mais je pourrai lui jurer que vous êtes innocente, et il me croira... il faudra bien qu'il me croie.
-- Dieu le veuille, madame. Si M. Darcy exigeait des aveux, que je suis résolue à ne pas lui faire, je me résignerais à subir mon sort plutôt que de parler.
-- Je vous approuverais, dit madame Cambry d'un ton ferme. Si vous parliez, le devoir de M. Darcy serait de faire rechercher la personne pour laquelle vous vous êtes dévouée, et il est probable qu'il la trouverait. Mieux vaut qu'il devine à peu près la vérité. Il pourra alors se contenter des preuves morales qui sont toutes en votre faveur, et que la découverte du domino, trouvé avant trois heures sur le boulevard de la Villette, complète de la façon la plus heureuse. En l'état des choses, il me paraît impossible qu'il n'abandonne pas l'affaire, alors même qu'il lui resterait des doutes sur votre innocence.
» Mais, ajouta-t-elle, après une courte pause, il y a un détail dont nous avons à peine parlé et qui a cependant une grande importance...
-- Lequel, madame ?
-- Ce poignard... qu'on a trouvé dans la loge... il est à vous ?
-- Oui, répondit tristement mademoiselle Lestérel, ce poignard m'appartenait. Je l'ai reconnu dès que M. Darcy me l'a montré. Comment ne l'aurais-je pas reconnu ? Il n'y en a peut-être pas un pareil dans tout Paris. Mon beau-frère, qui me l'a donné, l'a rapporté du Japon.
-- Vous le portiez quand vous êtes venue chez moi, m'a-t-on dit ?
-- Oui, madame ; je l'ai montré à M. Gaston Darcy.
-- Je ne l'ai pas remarqué. Alors vous l'aviez quand vous êtes arrivée au bal.
-- Malheureusement. Je ne prévoyais pas qu'il servirait à...
-- Et vous l'avez perdu ?
-- Non. Je le tenais à la main quand je suis entrée dans la loge. Il a attiré l'attention de madame d'Orcival. Elle l'a pris, elle l'a examiné, et elle m'a dit en riant que je lui devais bien une récompense pour le service qu'elle rendait à... mon amie.
-- Et elle vous a demandé de le lui donner ?
-- Oui, je ne pouvais pas le lui refuser. J'étais trop heureuse d'avoir les lettres.
-- Quelle étrange fatalité ! Cette malheureuse a préparé elle-même sa mort tragique en se faisant remettre par vous l'arme qui devait la frapper. Qui sait si la vue de ce poignard n'a pas inspiré l'idée du meurtre à la femme qui l'a tuée ? Ne voyez-vous pas la scène ? Cette femme n'a rien prémédité, elle ne songe pas à commettre un crime, mais une querelle s'engage, une querelle violente. Madame d'Orcival, après l'avoir insultée, la menace avec ce couteau... la femme, emportée par la colère, le lui arrache des mains, et alors...
-- Mon Dieu ! interrompit Berthe, je me souviens maintenant que Julia m'a dit, en tirant le poignard de sa gaine : Je vais avoir tout à l'heure un entretien orageux. S'il prenait envie à la personne qui va venir de me faire un mauvais parti, cet éventail me servirait à me défendre.
» Et elle jouait avec l'arme meurtrière... elle essayait la pointe sur sa main gantée... Ah ! c'est horrible !
-- Oui, c'est horrible, murmura en frissonnant madame Cambry. Si vous aviez répété ces paroles à M. Darcy, l'instruction aurait tourné tout autrement. Mais pour les répéter, il aurait fallu...
-- Convenir que j'avais vu Julia, et M. Darcy m'aurait demandé de prouver que j'étais sortie de la loge presque aussitôt après y être entrée. Pour prouver cela, il aurait fallu lui dire où j'étais allée... et, même à présent, si je lui avouais la vérité, il exigerait encore des explications que je ne veux pas lui donner. Je me tairai.
-- Et peut-être aurez-vous raison. Le silence vaut mieux qu'une justification incomplète. Dans le doute où l'ont jeté tant d'incertitudes, M. Darcy ne tiendra compte que du fait qui vous innocente... un fait que je lui rappellerai souvent. Le domino trouvé avant trois heures du matin vous sauvera. Vous vous tairez, ma chère Berthe ; je me chargerai de parler pour vous.
» Et maintenant, ajouta madame Cambry, après avoir un peu hésité, permettez-moi de vous adresser une question... à laquelle vous pouvez répondre, je crois, sans compromettre votre amie. Je ne vous ai pas demandé de qui étaient les lettres que madame d'Orcival vous a rendues, mais je vous demande si vous savez à qui elles étaient adressées.
Mademoiselle Lestérel rougit beaucoup.
-- Je le sais, répondit-elle avec embarras, mais je vous supplie de me dispenser de vous l'apprendre. C'est un secret qui ne m'appartient pas. J'ai brûlé les lettres. Je veux oublier le nom de celui qui les a reçues.
-- Vous connaissiez donc cet homme ?
-- Non, madame. Je l'ai vu... on me l'a montré... je ne lui ai jamais parlé.
-- C'est singulier... mais j'y pense, comment se fait-il qu'il se tienne à l'écart ? Il est impossible qu'il ignore ce qui se passe. Il a été, sinon la cause, du moins l'occasion d'un meurtre, il sait qu'une jeune fille est accusée de ce meurtre... et il n'intervient pas, alors que son intervention pourrait la sauver... il se cache.
-- Il est mort.
Madame Cambry tressaillit et retint une exclamation qui allait lui échapper. Puis, d'une voix émue :
-- Je comprends tout, dit-elle. Je m'explique comment madame d'Orcival possédait ces lettres. Peu de jours avant le bal où elle a été tuée, les journaux ont raconté qu'un étranger venait de se suicider chez elle. Les lettres qui vont ont coûté si cher étaient du...
-- Par pitié, madame, ne le nommez pas, s'écria mademoiselle Lestérel. Ma malheureuse amie a tant souffert par lui... ce nom me rappelle de si cruels souvenirs que je ne puis l'entendre prononcer sans que mon cœur se serre.
-- Calmez-vous, ma chère Berthe, je ne le prononcerai pas. À Dieu ne plaise que je veuille vous affliger.
Il y eut un silence. La jeune fille baissait la tête, et madame Cambry hésitait visiblement à la questionner encore.
-- Un mot, dit-elle enfin, un seul. À quelle époque remonte la liaison du... de cet homme avec la personne qui vous est chère ?
-- Cette liaison avait commencée il y a un an ; elle a pris fin il y a quelques mois, répondit Berthe, un peu étonnée.
-- C'est dans votre intérêt que je vous demande cela. Je suis votre avocat. Il faut que je sache tout. Mais j'en sais déjà assez pour gagner la cause que je vais plaider auprès de M. Darcy. Parlons de vous, de votre avenir.
-- Mon avenir ! quel avenir puis-je attendre ? Je n'aurais plus qu'à mourir si votre amitié ne me rattachait encore à la vie. Et rien ne me rendra ce que j'ai perdu.
-- Vous n'avez pas perdu l'amour de M. Gaston Darcy. Ses sentiments n'ont pas changé. Votre malheur n'a fait que les rendre plus vifs. Il est résolu de vous épouser, et je n'ai pas besoin de vous dire que je l'approuve. Son oncle ne s'y opposera pas, et ce mariage se fera en même temps que le mien. Je veux que vous soyez heureuse, ma chère Berthe, et il manquerait quelque chose à mon bonheur si je n'assurais pas le vôtre.
-- Je ne puis être la femme de M. Darcy, dit mademoiselle Lestérel d'un ton ferme.
-- Pourquoi ? Il vous aime, vous l'aimez... car vous l'aimez, j'en suis certaine. Vous ne me répondez pas. Me serais-je donc trompée ?
Berthe baissait la tête et fondait en larmes.
-- Non, reprit madame Cambry, je ne me suis pas trompée. Pour n'avoir pas su lire dans votre cœur, il faudrait que je n'eusse pas aimé.
-- Vous n'avez pas souffert, murmura la jeune fille, vous ne pouvez pas comprendre ce que je souffre.
-- Qu'en savez-vous ? Je suis femme, et toute femme a sa part des amertumes de la vie. Dieu m'a épargné l'horrible épreuve que vous traversez. Peut-être m'en réserve-t-il d'autres. S'il me les envoie, je les accepterai sans me plaindre, et je ne perdrai pas courage. Désespérer est lâche. Ne vous laissez pas abattre. Votre conscience ne vous reproche rien. Méprisez l'opinion du monde. M. Gaston Darcy la méprise. Pourquoi seriez-vous moins courageuse que lui ? Les sots le blâmeront de vous épouser. Que vous importe, si vous l'aimez ?
-- C'est parce que je l'aime que je repousse ses offres généreuses. Je ne veux pas que la fatalité qui m'accable retombe sur lui. Il porte un nom respecté, il a un passé sans tache. Je ne veux pas qu'il partage la disgrâce où je suis tombée.
-- Est-ce à vous de céder à des considérations qu'il foule aux pieds ? Croyez-moi, Berthe, ne prenez pas tant de souci d'un préjugé qu'il brave. Mariez-vous, et, quand vous serez unis, marchez la tête haute, la main dans la main. Votre amour vous soutiendra. L'amour est tout. Le reste n'est que fumée. Je vous jure que si, comme vous, j'avais été atteinte par la calomnie, je n'hésiterais pas une seconde à devenir la femme du galant homme qui m'a fait l'honneur de me demander ma main.
-- Hélas ! soupira Berthe, profondément troublée, vous oubliez que je suis encore une prévenue, que demain peut-être on me ramènera dans cette affreuse prison d'où je ne sortirai plus que pour subir les hontes d'un jugement public. Quand donc pourrais-je épouser M. Darcy ? Est-ce pendant que je suis sous le coup d'une accusation infamante ? Sera-ce après qu'on m'aura traînée à l'audience, lorsque je serai devenue l'héroïne d'un procès criminel, lorsque l'affaire Lestérel figurera parmi les causes célèbres ? Que je sois condamnée ou acquittée, le déshonneur sera le même.
-- Vous épouserez M. Gaston Darcy quand M. Roger Darcy aura reconnu votre innocence en déclarant officiellement qu'il n'y a plus lieu de poursuivre. Et ne me dites pas que cette déclaration serait insuffisante à vous réhabiliter. Nous serons trois pour imposer silence aux malveillants : votre mari, le mien et moi. Nul ne s'avisera de contester l'honorabilité d'une femme que nous couvrirons de notre protection. Promettez-moi donc, ma chère enfant, que vous consentirez dès à présent à recevoir M. Darcy, votre fiancé. Je tenais à vous voir seule, d'abord, mais je vous l'amènerai demain. Et, en attendant que vous lui accordiez cette joie, dites-moi en quoi je puis vous servir. Je vous verrai chaque jour ; si vous avez à faire une démarche délicate, si vous jugez que, pour la faire, ma présence vous soit utile, disposez de moi.
La figure de mademoiselle Lestérel s'éclaira :
-- Quoi ! s'écria-t-elle, vous consentiriez...
-- À tout, pour vous venir en aide. Parlez.
-- J'ai une sœur que j'aime tendrement...
-- Et que vous n'avez pas vue depuis votre arrestation, je le sais.
-- Elle ignore sans doute que j'ai été mise en liberté ce matin, et moi j'ignore si elle vit, car elle était gravement malade lorsqu'on m'a arrêtée, et je n'ai pas pu recevoir de ses nouvelles... j'étais au secret.
-- Rassurez-vous, ma chère Berthe. Je suis certaine qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux. M. Roger Darcy m'a parlé d'elle plusieurs fois. Il a recueilli sa déposition et celle de votre beau-frère... qui est officier de marine, n'est-ce pas ?
-- Il commande un navire de commerce... et puisque vous me parlez de lui, madame, je m'enhardis à vous avouer que je tremble à la seule pensée de l'accueil qu'il me fera. C'est un excellent homme, mais il est d'une violence excessive, et je crains qu'il ne soit très-mal disposé pour moi après ce qui s'est passé. Déjà, auparavant, je l'avais irrité involontairement. J'avais pris contre lui le parti de ma sœur... dans une circonstance...
-- Que je n'ai pas besoin de connaître. Mais votre sœur... vous devez avoir hâte de l'embrasser.
-- Ma première visite eût été pour elle... J'ai pour Mathilde une affection... qu'elle me rend bien, et mon malheur la tue... elle n'a de confiance qu'en moi... sans moi, elle ne peut pas veiller à... des intérêts qui lui sont personnels... ma présence lui rendrait la vie, et le courage me manque pour me présenter chez elle. Que répondre à son mari quand il m'interrogera, quand il me demandera compte de cette accusation qu'il doit croire fondée, quand il me reprochera de l'avoir déshonoré ? Si sa colère ne devait tomber que sur moi, je n'hésiterais pas ; mais je crains d'être l'occasion d'une brouille entre ma sœur et lui. Il refusera peut-être de me croire, lorsque j'essayerai de me justifier. S'il me chasse, s'il défend à Mathilde de me recevoir, elle lui résistera, et...
-- Voulez-vous que nous y allions ensemble ? Quand je lui aurait dit qui je suis et affirmé que vous êtes innocente, il me croira. La parole de la future femme de votre juge aura de l'autorité, je l'espère.
-- Oh ! madame, si vous faisiez cela, si vous l'apaisiez, si vous parveniez à me réconcilier avec lui, vous nous sauveriez, ma sœur et moi... car vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir...
-- Je devine tout, interrompit en souriant madame Cambry. Partons. Votre sœur souffre de mortelles inquiétudes. Il ne faut pas la faire attendre.
-- Quoi ! vous voulez dès à présent...
-- Sans doute. J'ai ma voiture en bas. Nous allons y monter ensemble. Votre sœur demeure...
-- Rue Caumartin.
-- C'est tout près d'ici. Nous y serons dans quelques minutes. J'opèrerai la réconciliation, et quand elle sera faite, je vous laisserai aux joies de la famille. Il n'y a que M. Gaston Darcy qui ne s'accommodera pas de cet arrangement. Il espérait vous voir dès ce matin, mais il patientera bien jusqu'à demain. Venez ; vous n'avez pas de toilette à faire, puisque vous n'aviez pas encore ôté votre chapeau quand je suis arrivée. Qui vous retient ?
-- Une prière à vous adresser, madame. Je vous supplie de ne pas parler à mon beau-frère de ma présence au bal de l'Opéra, ni de ces lettres...
-- Ne craignez rien de pareil, ma chère Berthe. Je comprends la situation. Mais, avant de sortir, ne feriez-vous pas bien de recommander à votre portier... pour le cas où M. Gaston viendrait pendant votre absence... de lui dire que vous êtes allée chez madame votre sœur ? Si vous ne preniez pas cette précaution, je le connais, Gaston se forgerait mille chimères.
-- Vous avez raison, madame. Je vais suivre votre conseil, répondit mademoiselle Lestérel.
Madame Cambry était déjà dans l'escalier. La consigne fut donnée au concierge, une consigne générale, car Berthe ne voulait pas la spécialiser pour un monsieur. C'eût été se donner l'air de lui assigner un rendez-vous chez madame Crozon. Le concierge fut donc averti d'avoir à répondre la même chose à toutes les personnes qui se présenteraient.
En mettant le pied dans la rue, Berthe eut la joie de ne plus apercevoir l'agent de police et de penser que Gaston avait déjà tenu sa promesse, en obtenant de son oncle la suppression de ce surveillant incommode.
L'agent d'ailleurs, eût-il été encore à son poste, n'aurait certainement pas pu suivre en fiacre un coupé attelé de deux excellents chevaux.
Berthe se réjouissait d'autant plus d'être débarrassée de lui qu'elle avait absolument besoin d'aller le plus tôt possible dans un quartier de Paris fort éloigné, et qu'il lui importait beaucoup que ce voyage restât discret.
Et elle avait encore d'autres sujets de joie. L'appui que lui donnait si généreusement madame Cambry la rassurait presque sur l'avenir. L'amour de Gaston la touchait profondément et ouvrait son cœur à l'espérance. L'horizon s'éclaircissait.
Le trajet fut rapidement fait, et la conversation ne languit pas en chemin. Madame Cambry, qui était arrivée le front soucieux chez sa jeune amie, se rassérénait à vue d'œil, et s'efforçait avec sa bonté accoutumée de détourner mademoiselle Lestérel des pensées tristes qui l'assiégeaient encore. Elle lui demandait des détails sur M. Crozon, sur son passé, sur son caractère, sur son mariage ; elle voulait, disait-elle, le connaître avant de l'aborder, afin de ne pas faire fausse route en lui parlant. Berthe la renseignait de son mieux, et elle n'eut pas de peine à lui expliquer ce qu'était son beau-frère. Madame Cambry comprenait à demi-mot, et en arrivant à la porte de la maison habitée par le ménage Crozon, elle en savait aussi long sur le capitaine baleinier que si elle eût été en relation avec lui depuis des années.
En montant l'escalier, elle proposa à mademoiselle Lestérel de la laisser un instant dans l'antichambre et de se présenter seule pour épargner à madame Crozon l'émotion trop vive qu'elle aurait éprouvée en voyant apparaître sa sœur qu'elle n'attendait pas, et aussi pour préparer à l'entrevue le terrible beau-frère, pour sonder ses dispositions, et pour tâcher de les modifier, si elles étaient hostiles.
Berthe accepta cet arrangement très-sage, et quand la bonne de Mathilde se présenta, elle la pria de ne point s'exclamer, comme elle commençait à le faire, et d'annoncer seulement à M. Crozon qu'une dame désirait lui parler d'une affaire pressante.
-- Monsieur et madame sont à table, répondit cette fille ; ils vont être bien contents de revoir mademoiselle.
Berthe, surprise et charmée, demanda tout bas ce qui s'était passé depuis son arrestation, et elle apprit qu'une révolution d'intérieur s'était accomplie, une révolution dans le meilleur sens du mot. M. Crozon était réconcilié avec sa femme qui se portait beaucoup mieux, et ils parlaient souvent de l'absente.
Ce colloque fut cause que le plan de madame Cambry ne put pas s'exécuter. L'appartement était petit, la porte de la salle à manger donnait directement dans l'antichambre, et M. Crozon n'avait pas, sur la façon de recevoir des visites, les idées des gens du monde. Il ne dédaignait pas d'aller au besoin ouvrir lui-même la porte quand on sonnait et de se lever de table pour aller voir qui était là, quand il entendait qu'on parlait à sa domestique. Il se montra tout à coup, et dès qu'il aperçut Berthe, il lui tendit les deux mains sans prendre le temps de saluer madame Cambry qui souriait d'aise à cette réconciliation spontanée.
Ce fut bien autre chose encore lorsque parut madame Crozon, attirée par une voix qu'elle hésitait à reconnaître : elle poussa un cri et se jeta au cou de mademoiselle Lestérel en la couvrant de baisers. Les deux sœurs pleuraient de joie ; le capitaine au long cours riait, sautait et battait des mains comme un enfant, et la future femme du juge d'instruction contemplait avec attendrissement cette scène touchante.
Berthe eut beaucoup de peine à s'arracher aux étreintes des siens pour présenter sa généreuse protectrice. Madame Crozon la connaissait de nom, et devina tout de suite qu'elle avait contribué à la délivrance de la prisonnière. Le marin ne comprit pas tout d'abord, et il fallut qu'on lui expliquât brièvement à qui il avait affaire, mais il fut pris d'un véritable accès d'enthousiasme qui se traduisit par des effusions de joie et de tendresse. Il fit mine d'embrasser madame Cambry, et comme elle se dérobait, il s'empara de son bras sans cérémonie et il l'entraîna dans la salle à manger.
La belle veuve eut beau s'en défendre, elle fut obligée de s'asseoir à table entre Berthe et Crozon, qui ne tarissait pas en exclamations et en remerciements. Mathilde causait à demi-voix avec sa sœur, et la bonne tout émue contemplait ce tableau curieux. Les restes d'un déjeuner bourgeois fumaient encore sur la toile cirée. Jamais madame Cambry ne s'était trouvée à pareille fête, elle qui ne sortait de son hôtel que pour aller chez des personnes de son monde. Le loup de mer lui versait à boire et la suppliait de trinquer à Berthe avec un certain vin de Pisco qu'il avait rapporté de l'Amérique du Sud. Il jurait qu'elle ne partirait pas sans en goûter, et il lui demandait quel jour elle viendrait dîner sans cérémonie.
Elle se défendait doucement, et, tout en répondant à ces politesses maritimes, elle regardait Berthe à la dérobée. Elle aurait bien voulu l'interroger sur la cause de cet heureux changement, mais Berthe n'aurait pas pu lui répondre, car Berthe ignorait l'histoire récente du ménage. Berthe en était restée au retour du mari, au drame qui s'était joué en présence de Gaston Darcy, spectateur invisible, et à la paix un peu boiteuse par laquelle s'était terminé ce premier acte de la campagne ouverte contre la pauvre Mathilde par un dénonciateur anonyme.
Madame Crozon en savait davantage. Elle savait qu'elle devait son repos à l'habile intervention de Nointel, et elle brûlait du désir de mettre sa sœur au courant des divers incidents qui s'étaient produits depuis la fatale nuit du bal de l'Opéra. Mais la présence de son mari lui fermait la bouche.
-- Je le savais bien, que Berthe était innocente, s'écria le capitaine en frappant du poing sur la table. Le juge a mis du temps à le reconnaître, mais enfin il nous a rendu notre petite sœur, et elle ne nous quittera plus. C'est à vous, madame, que nous devons cette joie, et je vous jure que Jacques Crozon, ici présent, sera toujours prêt à se jeter à l'eau pour vous.
-- Vous la devez surtout à M. Darcy, s'empressa de dire la belle veuve, qui avait hâte de poser la situation de manière à dispenser mademoiselle Lestérel de fournir des explications difficiles.
Elle ne voulait pas attrister cette première entrevue en apprenant au marin et à sa femme que la mise en liberté de Berthe n'était que provisoire, et cependant il fallait bien leur toucher un mot de la mesure prise par le juge. Elle tourna la difficulté.
-- M. Darcy, reprit-elle, n'a pas encore statué définitivement sur l'affaire qu'il est chargé d'instruire ; mais sa conviction est faite, et il ne tardera guère à prendre une décision qui déchargera complètement mademoiselle Lestérel d'une accusation injuste. Il y a, avant d'en venir là, des formalités à remplir qui peuvent être assez longues.
-- N'importe, s'écria Crozon. Berthe est libre. C'est tout ce qu'il faut. Aussi, c'était trop absurde... accuser de meurtre une enfant qui ne ferait pas du mal à une mouche... J'en suis à me demander comment un magistrat éclairé a pu croire à de pareilles calomnies.
-- Il a été induit en erreur par des indices malheureux.
-- Oui, je sais, ce poignard que j'ai rapporté de Yeddo. Un joli cadeau que je lui ai fait là, à ma pauvre Berthe. On aurait bien dû se douter qu'elle l'avait perdu.
Mademoiselle Lestérel baissait les yeux et commençait à pâlir. Madame Cambry vint à son secours.
-- Perdu, c'est bien cela, dit-elle vivement, perdu en sortant de chez moi, au moment où le bal de l'Opéra commençait, et, par une fatalité extraordinaire, c'est une femme qui l'a trouvé et qui s'en est servie pour commettre le crime.
-- On la connaît, cette femme ?
-- Non, pas encore ; mais si elle échappait à la justice, l'innocence de mademoiselle Lestérel n'en serait pas moins bien établie. Elle a été victime d'une sorte de complot ourdi par des misérables qu'on découvrira, je l'espère.
-- C'est moi qui les découvrirai. Je suis sûr que le coup part d'un drôle que je cherche et que je finirai bien par trouver. Ah ! madame, j'ai vu, moi aussi, qu'il ne fallait pas se fier aux apparences. Vous ne m'en voudrez pas de vous parler des chagrins qui ont empoisonné ma vie et qui ont pris fin, Dieu merci ! Sur une dénonciation anonyme, j'ai soupçonné ma femme. J'ai été assez fou pour croire qu'elle m'avait trompé, et j'allais faire un malheur, quand le hasard m'a mis face à face avec un ancien camarade, le capitaine Nointel. C'était précisément lui qu'un coquin me désignait comme ayant été l'amant de Mathilde. Nous nous sommes expliqués loyalement, et tout s'est éclairci bien vite. Nous avons reconnu que nous étions tous les deux en butte aux persécutions d'un ennemi caché qui avait imaginé de nous amener à nous couper la gorge. Et Nointel est maintenant mon meilleur ami.
-- M. Nointel m'a été présenté hier, dit madame Cambry, enchantée de la tournure que prenait l'entretien. Il est très-lié avec le neveu de M. Darcy, mon futur mari, et j'espère qu'il nous procurera souvent le plaisir de le recevoir.
Berthe regarda sa sœur, et, en la regardant, elle devina à peu près ce qui s'était passé pendant sa captivité. Alors elle pensa à Gaston, qui sans doute avait inspiré à son intime l'heureuse idée de se mettre en rapport avec le marin, et elle se dit avec un battement de cœur :
-- C'est pour moi qu'il a fait cela.
-- Et vous, monsieur, reprit la veuve, je compte bien que je vous reverrai et que madame Crozon me fera aussi l'honneur de venir chez moi.
-- L'honneur sera pour nous, et je vous promets que nous profiterons souvent de la permission, dit chaleureusement le baleinier. Ah ! madame, si vous saviez comme nous sommes heureux maintenant que notre chère sœur est revenue, maintenant que je suis guéri de ma stupide jalousie. C'est le paradis, et avant c'était l'enfer. J'étais fou. J'avais des pensées de meurtre. Croiriez-vous que le lâche qui m'écrivait des lettres anonymes m'avait persuadé que ma femme était accouchée secrètement, et que je cherchais l'enfant pour le tuer ? J'aurais tué la mère après, et je me serais fait sauter la cervelle ensuite.
-- Jacques ! s'écria d'un ton de reproche mademoiselle Lestérel, vous faites un mal affreux à Mathilde, et vous oubliez à qui vous parlez.
Madame Crozon était horriblement pâle, et madame Cambry, qui la prit en pitié, allait essayer de détourner la conversation ; mais l'enragé marin était lancé.
-- Pourquoi ne rappellerais-je pas le souvenir de mes sottises ? reprit-il. Laissez-moi proclamer bien haut que j'ai été injuste, que j'ai fait souffrir une femme innocente, mais que je suis revenu de mes funestes erreurs et que ma vie tout entière sera consacrée à les réparer. Oui, je me repens, oui, je demande pardon à Mathilde, à vous, Berthe, que j'ai méconnue... et à madame que je fatigue du récit de mes malheurs.
» Parlons d'autre chose, ajouta-t-il brusquement. Quand êtes-vous sortie de cette abominable prison, ma chère Berthe ?
-- Ce matin, répondit la jeune fille ; j'étais à peine arrivée chez moi, rue de Ponthieu, lorsque madame Cambry y est venue. Et, vous le dirais-je, Jacques ? c'est elle qui m'a encouragée à me présenter à vous. Je n'osais pas, je redoutais votre accueil. Ma première pensée avait été d'accourir ici... puis je m'étais dit que sans doute vous m'aviez maudite, que vous alliez me chasser peut-être, et j'avais résolu d'épargner cette douleur à Mathilde. Elle a assez souffert.
-- Non, je ne vous avais pas maudite... mais j'étais assailli par des soupçons vagues... votre conduite me paraissait inexplicable... j'étais irrité que ma femme eût été mise en cause... vous aviez dit au juge qu'elle vous avait envoyé chercher la nuit de ce bal... mieux que personne, je savais que ce n'était pas vrai... je me demandais où vous étiez allée... ce que vous aviez fait pendant cette malheureuse nuit... et alors mes soupçons me revenaient...
-- Monsieur, dit madame Cambry qui apercevait le danger et qui avait assez de présence d'esprit pour y parer en improvisant une histoire, Berthe elle-même a été trompée. La femme qui est venue la chercher chez moi, et qu'on n'a pas retrouvée, s'était servie du nom de madame Crozon. Berthe a cru que sa sœur la demandait, et elle a suivi cette femme qui, dans la voiture où elles étaient montées ensemble, a essayé de l'entraîner au bal de l'Opéra.
-- Elle était envoyée par le coquin, l'homme aux lettres anonymes, s'écria Crozon. Ah ! le misérable ! que j'aurai de plaisir à le tuer ! Et moi qui m'étais imaginé que Berthe était allée... j'avais toujours en tête cet odieux mensonge d'un enfant caché par Mathilde... et je supposais...
Un violent coup de sonnette interrompit les exclamations du baleinier, et mit fin pour un instant aux angoisses des deux sœurs, qui tremblaient chaque fois que Crozon revenait sur ce sujet scabreux.
-- Si c'était Nointel qui vient nous demander à déjeuner, il tomberait bien, dit joyeusement le mari.
Et il prêta l'oreille à un colloque engagé dans l'antichambre entre la bonne et la personne qui avait sonné.
-- Non, reprit Crozon, c'est une voix de femme.
On parlait assez haut, et le diapason ne faisait que s'élever. Évidemment, la domestique discutait avec une visiteuse qu'elle refusait d'introduire.
Bientôt, elle entra tout effarée dans la salle à manger, et elle dit d'une voix entrecoupée :
-- Madame, c'est une femme qui demande mademoiselle Berthe.
-- Une femme ! répéta Berthe avec inquiétude.
-- Oui, mademoiselle, une femme qui a l'air d'une nourrice et qui porte un enfant emmailloté.
Ce fut un coup de théâtre. Le baleinier bondit comme un cachalot harponné. Berthe pâlit, et sa sœur s'affaissa sur sa chaise. Madame Cambry les regardait pour tâcher de deviner le sens de cette scène d'intérieur.
-- Un enfant ! répéta Crozon, une nourrice ! Que vient-elle faire ici ?
-- Monsieur, dit la bonne, elle veut absolument parler à mademoiselle Lestérel.
-- C'est bien, j'y vais, murmura Berthe en se levant de table.
Le marin fut debout aussitôt qu'elle et lui barra le passage.
-- Je vous défends de bouger, cria-t-il.
Et comme madame Cambry faisait mine de partir, il ajouta :
-- Restez, madame, vous n'êtes pas de trop.
À son air, la belle veuve comprit qu'il était inutile d'insister, et elle se soumit, mais elle commençait à regretter d'avoir accompagné sa jeune amie.
Crozon ouvrit brusquement la porte, poussa la bonne dans l'antichambre, s'y précipita après elle, et rentra presque aussitôt, traînant une grosse femme qui tenait dans ses bras un nourrisson endormi.
Elle était un peu interloquée, mais elle se remit assez vite, car c'était une robuste commère, et la timidité ne devait pas être son défaut.
-- Salut, monsieur, mesdames, et toute la compagnie, dit-elle en faisant la révérence à l'ancienne mode.
Puis, s'adressant à Berthe :
-- Bonjour, mademoiselle ; je viens de chez vous ; votre portier m'a dit que vous étiez du moment chez madame Crozon, rue Caumartin, 112, et je suis venue dare dare. Ah ! je suis joliment contente de vous trouver, car voilà déjà du temps que mon homme me fait une vie de chien pour que je rentre chez nous, à Pantin. Je n'ai pas voulu, vu que je vous avais promis de rester à Belleville, parce que vous teniez à voir la petite tous les jours ; mais ça ne pouvait pas durer. Pensez donc, mes frais de nourriture qui couraient ! Nous ne sommes pas riches, et la dépense allait toujours. Pour ce qui était de vous parler, ou de vous écrire à c'te vilaine maison du faubourg Saint-Denis, j'y ai pas seulement pensé ; j'aurais eu peur de vous faire arriver de la peine. Dame ! ils sont regardants, les juges, et si j'étais en prison, je n'aimerais pas qu'on leur contât mes affaires.
» Pour lors, donc, il n'y avait plus moyen d'y tenir, et si j'avais écouté mon homme, j'aurais porté l'enfant à l'hospice. Enfin, ce matin, en causant avec la fruitière, j'ai appris qu'elle avait lu sur le journal qu'on allait lâcher la demoiselle qui était à Saint-Lazare pour la chose de l'Opéra. Là-dessus, je n'ai fait ni une ni deux ; j'ai emmailloté la petite, et j'ai été tout droit rue de Ponthieu. Depuis la rue de Puebla il y a un bout de chemin, et je n'avais pas seulement six sous pour prendre l'omnibus. C'est pourquoi...
-- Assez, cria le capitaine. Qui vous a confié cet enfant ?
-- Pardine ! c'est mademoiselle. Faut pas être malin pour trouver ça, dit la nourrice.
-- Quand ?
-- Il y a pas loin de deux mois... même que je n'en ai touché qu'un.
-- Deux mois, répéta Crozon en lançant à sa femme un regard effrayant.
-- Oui, deux mois. Mais la petite a un peu plus.
-- Où vous l'a-t-on remise ? Pourquoi s'est-on adressé à vous ? Répondez ! J'ai le droit de vous interroger.
-- Vous êtes donc commissaire de police ?
-- Répondez, vous dis-je. Je veux tout savoir. Si vous refusez de parler, ou si vous mentez, je vous ferai arrêter en sortant d'ici.
-- M'arrêter ! moi ! Ah ! je voudrais voir ça. Je suis une honnête femme, entendez-vous ? et je ne crains personne. Qu'est-ce que j'ai donc fait pour qu'on me mette en prison ? Mon homme travaille chez un blanchisseur à Pantin. C'est lui qui conduit la carriole pour reporter le linge aux pratiques. Moi, je suis repasseuse, et, des fois, je vas à Paris avec lui. C'est pour vous dire qu'après le jour de l'an, je nourrissais encore mon dernier, mais j'allais le sevrer, quand un lundi je monte chez mademoiselle qui se fait blanchir depuis des temps chez notre patron. -- Vous chargeriez-vous d'un enfant ? qu'elle me dit. -- Tout de même, que je lui réponds. -- Bon ! mais faudrait demeurer en ville, parce que la banlieue, c'est trop loin. On vous louera un logement, on payera tous vos frais, et vous aurez en plus quarante francs par mois. Ça m'allait et à mon homme aussi. Nous acceptons. Il n'y avait pas de mal à ça. Le lendemain, je reviens, avec mes hardes. Mademoiselle me conduit dans une belle maison, où elle avait loué pour moi une chambre qu'était garnie, fallait voir ! Jamais de ma vie je n'avais été si bien logée. Elle me dit de l'attendre, elle s'en va, et une heure après elle m'apporte une petite fille qu'avait bien trois semaines, et rien que le souffle. Paraît qu'on la nourrissait au biberon. Elle a repris tout de suite quand je l'ai eue.
-- Et la mère est venue la voir ? demanda Crozon, haletant d'impatience et de colère.
-- La mère ? Je n'en sais rien, ma foi ! Je n'ai pas demandé à qui était l'enfant, vu que ça ne me regardait pas.
Madame Crozon cachait sa figure dans ses mains, mais Berthe relevait la tête, et ses yeux brillaient.
-- Vous n'avez pas vu une autre femme ? C'est impossible.
-- Vrai comme je m'appelle Virginie Monnier, je n'ai vu que la demoiselle que v'là. Tous les jours, elle arrivait en voiture, sur le coup de midi ; elle emportait la petite pour lui faire prendre l'air, qu'elle disait... Je trouvais ça drôle, mais c'était son affaire et pas la mienne... à deux heures, elle me la rapportait. Ça a marché comme ça jusqu'au commencement de la semaine qu'elle m'a fait déménager.
-- Déménager ?
-- Oui, un samedi après minuit. Il y avait bientôt huit jours qu'elle n'était venue. Elle envoyait une grande fille qu'avait l'air d'une bonne et qui me demandait toujours si des hommes ne m'avaient pas suivie quand je sortais pour promener l'enfant. Et justement, le samedi, dans le jardin qu'est contre la rue de Lafayette, j'avais été accostée par un monsieur qu'avait voulu savoir à qui était mon nourrisson. Je lui avais répondu qu'il me laissât la paix, mais il m'avait emboîté le pas jusqu'à la porte de la maison. La grande arrive le soir, je lui raconte l'histoire du monsieur. Là-dessus, la v'là qui me dit de ne pas me coucher, et de me tenir prête à filer, dans la nuit, qu'elle viendra me prendre avec mademoiselle et me conduire dans un autre logement.
-- Et elles sont venues ? dit Crozon d'une voix sourde.
-- Bien sûr, mademoiselle peut vous le dire. Elles sont arrivées à une heure passée, même que je dormais sur une chaise. Il a fallu lever l'enfant et décaniller plus vite que ça. Nous sommes montées dans un fiacre qui attendait en bas, et puis, en route pour Belleville ! Rue de Puebla, un rez-de-chaussée avec un petit jardin. Ça n'était pas si bien meublé que rue de Maubeuge, mais c'était gentil tout de même. Pas de concierge. J'avais la clef. La propriétaire est venue le lendemain. Elle m'a dit que le logement était payé pour un mois. J'écris à mon homme. Ça lui allait dans un sens, parce que c'était plus près de chez nous, mais il trouvait la chose louche. Moi, je pensais : la demoiselle reviendra demain, et je m'expliquerai avec elle. Ah ! ouiche ! plus personne, je n'ai jamais revu ni elle ni la bonne. Et puis, v'là que j'apprends le lundi qu'elle a été arrêtée. Comment faire ? L'autre, je ne savais pas où elle restait, ni son nom, ni rien ; j'attends un jour, deux jours, pas de nouvelles... elle faisait la morte. Alors...
-- Taisez-vous, interrompit Crozon ; ce n'est plus à vous que j'ai affaire.
En tournant le dos à la nourrice ébahie, il fit un pas vers sa femme.
La malheureuse essaya de se lever. Elle n'en eut pas la force. Mais Berthe, pâle et résolue, vint se placer près d'elle.
-- Vous avez entendu, dit froidement le mari. Le récit de cette femme est assez clair. On ne vous avait pas calomniée. Vous m'avez trompé, et votre sœur a été votre complice. Ah ! vous aviez bien pris vos précautions ! La nourrice ne connaît pas votre visage. Votre sœur vous menait tous les jours votre enfant. Vous n'étiez mère que pendant une heure... en voiture. Voulez-vous que je vous dise quand ces touchantes promenades ont cessé ? Elles ont cessé à mon retour, parce que vous ne pouviez plus sortir. J'étais là, et vous saviez que, si je m'étais laissé prendre à vos grimaces, je n'en avais pas moins les yeux ouverts. Et puis, je vous avais appris qu'un inconnu m'avait dénoncé vos infamies, que cet homme cherchait la bâtarde que vous cachiez avec tant de soin. Vous craigniez qu'il ne vous surprît. Berthe s'est chargée de le dépister. Elle est de votre sang. Elle sait ruser, elle sait mentir ; rien ne l'arrête ; elle n'hésite pas à se compromettre, elle fait litière de sa réputation de jeune fille ; elle traîne le nom de son père dans de honteuses intrigues.
-- Injuriez-moi, Jacques, murmura mademoiselle Lestérel, mais ne calomniez pas Mathilde et ne parlez pas de notre père. S'il vivait, il saurait nous protéger, et il vous maudirait, vous qui n'avez pas pitié de nous.
-- Vos paroles doucereuses et vos airs hypocrites ne réussiront plus à m'abuser. Vous ne pouvez pas nier l'existence de cet enfant. Nierez-vous que c'est vous qui êtes allée le chercher, parce que vous saviez qu'il allait être découvert ? C'était le samedi... il y avait bal à l'Opéra... vous avez bien employé votre nuit... vous l'avez terminée dans je ne sais quelle maison suspecte... vous l'aviez peut-être commencée par un meurtre... je ne crois plus à votre innocence.
-- Je ne vous demande pas d'y croire et je ne nie rien, répondit Berthe en regardant fixement son beau-frère.
On eût dit qu'elle cherchait à l'exaspérer afin d'attirer sur elle-même l'orage qui menaçait madame Crozon.
-- Je ne nie rien de ce que j'ai fait, reprit-elle, mais je nie que Mathilde soit coupable.
-- Le jour de mon arrivée à Paris, vous avez juré devant Dieu qu'elle était innocente, et j'ai été assez fou pour vous croire. Mais, cette fois, c'est trop d'impudence. Essayez donc d'expliquer votre conduite. Osez soutenir que vous n'avez pas agi pour le compte de votre sœur. Si c'est pour une autre femme, nommez-la donc.
-- Et si cela était, Jacques, si je m'étais exposée à tant de dangers et à tant d'outrages pour sauver l'honneur d'une amie qui m'est presque aussi chère que Mathilde, croyez-vous que je trahirais son secret, croyez-vous que vos menaces me forceraient de commettre une lâcheté ? Oui, je connais une femme qui a eu le malheur de faillir ; oui, je lui ai tendu la main ; oui, je l'ai aidée, j'ai veillé sur son enfant. Lui reprocherez-vous de l'aimer ? Fallait-il que cette enfant payât de sa vie la faute de sa mère qui ne pouvait pas l'élever ? Elle serait morte si je l'avais abandonnée. Je l'ai sauvée. Libre à vous de m'en faire un crime. J'ai ma conscience pour moi, et je suis fière d'avoir suivi les inspirations de mon cœur.
Le marin tressaillit. Évidemment, la dédaigneuse assurance avec laquelle Berthe lui répondait produisait sur lui une certaine impression. Peut-être même commençait-il à douter qu'elle mentît en avançant qu'elle s'était dévouée pour une amie. Les énergiques discours de Nointel lui revenaient en mémoire, et il se disait que le drôle qui avait lancé contre le capitaine une accusation fausse pouvait bien aussi avoir calomnié Mathilde.
Berthe, de son côté, sentait qu'elle avait touché juste, mais elle ne pouvait pas espérer que la victoire lui resterait dans la bataille suprême qu'elle livrait pour défendre sa sœur. La lutte était trop inégale. Que faire pour la soutenir en présence de l'enfant, preuve vivante d'un déshonneur qu'elle essayait de rejeter sur une inconnue ? Tout était contre la courageuse jeune fille qui se préparait au plus cruel de tous les sacrifices.
Cependant, madame Cambry l'encourageait par son attitude bienveillante ; madame Cambry, qui aurait pu, en se retirant, s'épargner le pénible spectacle d'une querelle de famille, madame Cambry restait, et on lisait dans ses yeux qu'elle n'attendait qu'une occasion pour prendre le parti des faibles. Elle attendait que la fureur du mari s'apaisât un peu.
Plongé dans de sombres réflexions, les bras croisés sur sa poitrine, la tête basse, Crozon semblait ne plus voir ce qui se passait autour de lui.
La grosse femme ne s'était pas trop émue de ses violences de langage, et elle profita de cette éclaircie pour se rapprocher de mademoiselle Lestérel. La petite fille qu'elle portait souriait à madame Crozon qui osait à peine la regarder.
-- Voyez, madame, comme elle est gentille, s'écria la nourrice. Elle ne vous connaît pas, et elle veut vous embrasser.
Le front blanc de la petite touchait presque les lèvres de madame Crozon. On entendit à peine le faible bruit d'un baiser furtif.
-- Misérable ! cria le mari, en prenant sur la table un couteau qui se trouvait à portée de sa main ; tu es sa mère. Je vais vous tuer toutes les deux.
Berthe se jeta au-devant de lui, pour couvrir de son corps les pauvres créatures que ce furieux allait frapper.
-- Vous ne toucherez pas à mon enfant, dit-elle d'une voix ferme.
-- Votre enfant ! s'écria Crozon ; vous osez dire que cet enfant est à vous !
-- Oui, je l'ose, répliqua Berthe. Je suis sa mère, et je saurai le défendre.
-- Malheureuse ! c'est votre déshonneur que vous proclamez.
-- Je le sais ; je sais que je me perds en avouant une faiblesse que je voudrais racheter au prix de tout mon sang ; je connais le sort qui m'attend. J'aurais pu cacher ma honte. Vous me forcez à l'afficher. Que Dieu vous pardonne ! moi, j'expierai et je ne me plaindrai pas, car du moins j'aurai arraché Mathilde à vos fureurs.
-- Qui me prouve que vous ne mentez pas pour la sauver ?
-- Quoi ! vous doutez encore ! Que vous faut-il donc pour vous convaincre ? Exigerez-vous que madame Cambry vous dise à quel bonheur inespéré je renonce ? Vous venez de lui infliger le spectacle d'une scène odieuse. Allez-vous la contraindre à vous jurer que je suis indigne d'épouser un honnête homme ? Obligerez-vous la nourrice de ma fille à vous répéter le récit que vous avez entendu ? Vous avez donc oublié qu'elle ne connaît que moi, que moi seule ai vu l'enfant ! Vous avez donc oublié aussi que j'ai été accusée d'un crime et que j'ai refusé de me justifier ! Croyez-vous que si mon honneur n'eût pas été en jeu, je me serais résignée à subir, plutôt que de dire la vérité, le châtiment terrible qui m'attendait ?
» Et, ajouta non sans hésitation l'héroïque jeune fille, croyez-vous que Mathilde me laisserait me sacrifier pour elle ?
Elle avait réservé cet argument pour la fin, mais l'épreuve était périlleuse, car elle prévoyait bien que madame Crozon n'allait pas se décider facilement à accepter le sacrifice. Elle la regarda, elle regarda l'enfant, et ses yeux exprimèrent une prière éloquente. Ils disaient à sa sœur : Tu n'as pas le droit d'immoler ta fille, et ton mari la tuerait si tu me démentais. Et pour aller au-devant de la réponse qu'elle redoutait, elle reprit, en se tournant vers son beau-frère :
-- Mathilde est innocente, et je lis sur son visage qu'elle voudrait se dévouer pour moi, s'accuser de la faute que j'ai commise. Que serait-ce dont si elle était coupable ?
Madame Crozon éclata en sanglots. L'amour maternel avait étouffé le cri de la conscience, et sa voix ne s'éleva point pour protester.
Le mari jeta le couteau sur la table, et dit d'un air égaré :
-- Laissez-nous. Je veux être seul avec ma femme. Emmenez cet enfant.
La nourrice effrayée mourait d'envie de partir, et madame Cambry ne demandait pas mieux que de la suivre, car elle était fort troublée, et, de plus, il lui tardait d'interroger Berthe. Mais Berthe hésitait à abandonner sa sœur au plus fort d'une terrible crise conjugale. Un coup d'œil que lui adressa Mathilde la décida. Elle comprit que l'explication serait moins orageuse, si elle s'achevait sans témoins, et surtout si M. Crozon n'avait plus devant lui le nourrisson dont la vue l'exaspérait. D'ailleurs, pour soutenir le rôle de mère qu'elle avait pris si généreusement, elle ne devait pas quitter sa fille.
-- Jacques, dit-elle doucement, je ne vous reprocherai plus jamais le mal que vous m'avez fait. Vous avez cédé à un transport de colère que vous regrettez déjà, j'en suis sûre, car je sais que votre cœur est excellent. Mais vous êtes calmé, la raison vous est revenue. Je ne tremble plus pour Mathilde, et je vous la confie. Je ne vous demande pas de me pardonner ma chute ; je vous demande seulement de ne pas me maudire, car je suis bien malheureuse.
-- Partez ! murmura Crozon beaucoup plus ému qu'il ne voulait le paraître.
-- Ne cherchez pas à savoir comment j'ai succombé. C'est un secret qui mourra avec moi... bientôt, et que Mathilde elle-même ne connaîtra jamais. Adieu...
Sur ce mot, qui indiquait assez qu'elle ne chercherait pas à revoir son beau-frère, Berthe se jeta au cou de sa sœur et l'embrassa tendrement. Leurs larmes se mêlèrent, et, sans échanger une parole, elles se comprirent.
La nourrice, pressée de battre en retraite, avait déjà passé la porte. Madame Cambry serra les mains de la femme, salua froidement le mari, prit le bras de la jeune fille et sortit avec elle. M. Crozon ne les reconduisit pas.
-- Ah ! mon Dieu, s'écria, dès qu'elles furent sur le palier, la commère qui portait l'enfant, mais il est enragé, cet homme-là. Si le mien était comme ça, c'est moi qui le planterais là. Vouloir tuer la petite parce qu'elle a fait une risette à sa femme ! A-t-on jamais vu !
Puis, changeant de ton tout à coup :
-- Alors, comme ça, mademoiselle, c'est à vous c'te belle grosse fille ? Oh ! ben, vrai, je ne m'en doutait pas... mais faut pas pleurer pour ça. Vous n'êtes pas la première à qui il est arrivé ce malheur, et vous ne serez pas la dernière. On l'élèvera, quoi ! la pauvre mioche, et si vous voulez me la laisser, je la garderai de bon cœur, car maintenant je ne suis plus inquiète sur le payement de mon dû.
Madame Cambry saisit aussitôt l'intention et voulut épargner à Berthe, qui suffoquait, l'embarras de répondre.
-- Voici cent francs, ma brave femme, dit-elle vivement. Rentrez chez vous, avertissez votre mari que la mère de cet enfant est retrouvée, et attendez notre visite qui ne tardera guère.
La nourrice remercia avec enthousiasme, et ne se fit pas prier pour s'en aller. Elle fit baiser à mademoiselle Lestérel les joues roses de la petite qui venait de se rendormir avec un sourire sur les lèvres, et elle enfila l'escalier.
Madame Cambry et la jeune fille descendirent après elle, sans se dire un seul mot. Le lieu eût été mal choisi pour échanger leurs impressions. Elles remontèrent en voiture ; madame Cambry donna l'ordre de les ramener rue de Ponthieu, et à peine le valet de pied eut-il fermé la portière, qu'elle dit d'une voix émue :
-- Berthe ! ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?
-- Non, murmura Berthe. Je suis perdue, mais Mathilde est sauvée.
-- Vous êtes sublime. Et vous allez être récompensée de votre dévouement. L'ordonnance de non-lieu sera signée aujourd'hui même.
Mademoiselle Lestérel fit un geste d'indifférence.
-- Je vais aller immédiatement chez M. Darcy pour lui dire...
-- Ne lui dites rien, madame, je vous en supplie... par pitié pour ma malheureuse sœur.
-- Votre sœur n'est plus en cause, puisque vous avez poussé l'abnégation jusqu'à déclarer que cet enfant était à vous. Vous répèterez cette déclaration devant M. Darcy, et...
-- M. Darcy ne me croira pas.
-- Non, certes. S'il pouvait supposer un instant que vous avez failli, il lui serait bien facile de s'assurer du contraire. M. Crozon, qui était hors de France depuis deux ans, a pu s'y tromper, mais moi qui ne suis jamais restée huit jours sans vous voir, M. Darcy lui-même qui vous a rencontrée souvent chez moi, nous savons bien que c'est impossible.
-- M. Darcy ne me croira pas, vous en convenez. Il sera donc obligé d'ouvrir une enquête sur la conduite de ma sœur.
-- Pourquoi ? Qu'importe à votre juge que vous ayez agi pour elle ou pour vous-même ? Il ne se préoccupera que de vérifier l'emploi de votre temps pendant la nuit du bal de l'Opéra. Et rien n'est plus facile maintenant. Cette nourrice sera interrogée. Elle déclarera que vous êtes arrivée chez elle à une heure ou deux du matin, et qu'il était quatre heures quand vous l'avez quittée. Jamais alibi n'aura été mieux démontré. Il restera encore à entendre la femme qui est venue vous chercher chez moi. Vous la désignerez...
-- Non... non... ce serait trahir un secret que...
-- Que M. Darcy devinerait sans peine. Et je vous répète, ma chère Berthe, que madame Crozon ne sera pas compromise, quoi qu'il arrive. Vous ne vous défiez pas de moi. Dites-moi qui est cette femme. Je puis vous promettre que M. Darcy ne lui demandera qu'une chose. Il lui demandera où elle est allée avec vous après votre départ de l'avenue d'Eylau. À l'Opéra sans doute ?
-- Oui... elle m'a attendue dans la voiture.
-- C'est ce que je pensais. Il lui demandera encore combien de temps vous êtes restée au bal et où elle vous a conduite ensuite. Sa déposition confirmera celle de la nourrice, qui s'accorde déjà parfaitement avec le fait du domino trouvé sur le boulevard extérieur, près de la rue qu'elle habite. Tout sera terminé ce soir, si vous me dites le nom et l'adresse de ce témoin indispensable. Ne vaut-il pas mieux, d'ailleurs, qu'on ne le cherche pas, que la police ne mette pas en campagne ses agents, qui n'agiraient peut-être pas avec discrétion ?
-- Vous avez raison, madame, il faut que vous sachiez tout. Cette femme est servante dans une maison... où l'enfant est née et où elle est restée jusqu'à ce que j'aie trouvé une nourrice... elle était très-dévouée à ma sœur... j'ai eu de nouveau recours à ses services plus tard... après l'arrivée de mon beau-frère... Je craignais d'être suivie, et je l'envoyais chez la nourrice à ma place... Elle s'appelle Victoire, et elle est au service d'une dame Verdon..., rue des Rosiers, à Montmartre... On la trouvera facilement, mais si M. Darcy la questionne sur la personne qui a mis au monde dans cette maison...
-- Ne craignez rien de pareil ; M. Darcy est libre de diriger l'instruction comme il l'entend. Il n'a de comptes à rendre à personne, et il comprend parfaitement votre situation. Je vous remercie d'avoir eu confiance en moi. Vous n'aurez pas à vous en repentir, car demain il ne restera plus rien de cette accusation absurde.
» Mais pardonnez-moi d'aborder un autre sujet, un sujet plus délicat. Je suis votre amie, vous le savez, Berthe, votre amie sincère. Vous ne m'en voudrez donc pas de vous parler à cœur ouvert. Eh bien, j'ai peur que M. Gaston Darcy ne souffre de votre détermination héroïque ; car je ne dois pas vous cacher que son oncle se croira obligé de lui répéter ce que je vais lui apprendre.
-- Si son oncle ne le lui répétait pas, je le lui dirais. Je désire même qu'il le sache par moi, et non par une autre personne.
-- Je reconnais bien là votre loyauté. Mieux vaut cependant laisser ce soin à M. Roger. La parole d'un magistrat aura plus d'autorité que la vôtre. Et M. Roger saura tout dire sans compromettre votre sœur et sans laisser planer sur vous l'ombre d'un soupçon.
-- Un soupçon, dites-vous ? Si je croyais que son neveu doutât de moi, je préfèrerais cent fois mourir.
-- Gaston vous aime éperdument, et l'amour ne va pas sans la jalousie. Qui sait s'il ne se forgera pas des chimères à propos de cet enfant ?
-- Alors je regretterais amèrement de lui causer un grand chagrin, mais je ne reviendrais pas sur ce que j'ai dit. Pour que ma sœur vive, il faut que ma réputation meure. Je veux que tout le monde croie que j'ai failli. Le salut de Mathilde et celui de sa fille sont à ce prix.
-- Vous oubliez que vous allez vous marier.
-- Me marier ! Je n'y pense plus. J'ai pu m'illusionner un instant et supposer que M. Gaston Darcy ne tiendrait aucun compte de ma triste aventure. J'ai pu espérer qu'il n'ajouterait pas foi aux calomnies dont j'ai été victime, qu'il n'admettrait pas que j'aie souillé ma main de sang. Mais maintenant ce n'est plus un meurtre qu'on va m'imputer ; c'est l'oubli de mes devoirs, c'est la dégradation aux yeux du monde, c'est l'infamie. M. Darcy ne me relèverait pas en me choisissant, et alors même qu'il persisterait à vouloir m'épouser, je refuserais de devenir sa femme. J'ai été accusée, je l'ai été injustement ; mais il suffit que je l'aie été pour que je ne sois plus digne de porter son nom.
-- Vous exagérez, ma chère Berthe. Nul autre que lui, son oncle, votre sœur, votre beau-frère et moi ne saura qu'emportée par un élan de générosité, vous avez reconnu que vous étiez la mère d'un enfant qui n'est pas à vous. Je ne parle pas de cette nourrice qui vivra toujours loin de votre monde et que vous ne verrez plus.
-- Je la verrai, car je n'abandonnerai pas la fille de Mathilde. Je suis résolue à remplacer ma sœur auprès d'elle, à la prendre avec moi, dès qu'elle sera d'âge à se passer de soins que je ne pourrais pas lui donner, à l'élever comme si elle m'appartenait. Je veux que tout le monde croie que je suis sa mère. Vous comprenez maintenant, madame, pourquoi je ne puis plus épouser M. Gaston Darcy.
-- Refuserez-vous de le recevoir ?
-- Si je le recevais, ce serait pour lui rendre sa parole. Mais je crains que le courage ne me manque, et vous mettriez le comble à vos bontés en vous chargeant de lui apprendre que je ne puis pas accepter l'honneur qu'il veut bien me faire.
-- Si vous l'exigez absolument, je m'acquitterai de ce triste message, mais je doute que, même après m'avoir entendue, il se résigne à vous perdre. Croyez-moi, Berthe, ne précipitez rien. Un jour viendrait peut-être où vous regretteriez d'avoir rebuté un galant homme qui vous aime. Suspendez l'effet de votre décision, du moins jusqu'à ce que j'aie vu M. Roger Darcy. Je vais me faire conduire chez lui, et si je ne le trouve pas, j'irai au Palais. Il faut absolument que je lui parle ce matin, car je veux que, dès ce soir, vous soyez libre sans restrictions, sans conditions d'aucune sorte. Après cette visite, je reviendrai, et nous délibérerons ensemble sur ce qu'il convient que vous fassiez. Il est convenu que M. Gaston ne se présentera pas sans moi, quelque vif que soit son désir de vous voir. Vous n'aurez donc pas le chagrin de lui fermer votre porte. Nous voici arrivées rue de Ponthieu ; je vais vous quitter pour quelques heures. Comptez sur moi.
Le coupé s'arrêta, et Berthe descendit après avoir embrassé sa protectrice.
-- Mon Dieu, murmurait-elle, faites que cette généreuse amie soit heureuse, sauvez Mathilde, sauvez l'enfant, et prenez ma vie.
CHAPITRE IV
Quand madame de Barancos avait conçu un projet, elle l'exécutait vite, et rien ne l'arrêtait, quand il s'agissait de satisfaire un de ses caprices. Un désir russe ferait sauter une ville, dit un proverbe moscovite. Les désirs de la marquise auraient fait sauter une province. Jadis, ses sujets de la Havane les prenaient pour des ordres, et son noble époux lui obéissait comme un esclave, tout capitaine général qu'il était.
Le veuvage n'avait pas changé son humeur. Ses gens et ses adorateurs en savaient quelque chose. Seulement, le séjour de Paris se prêtait moins à la réalisation des fantaisies qui passaient par sa tête ardente, et force lui était de garder quelque mesure dans ses excentricités. Elle se contentait à l'ordinaire d'avoir les plus beaux chevaux, les plus beaux équipages, le plus bel hôtel de la plus luxueuse des capitales. Seulement, elle faisait, de temps à autre, la part du feu. Lorsque, pendant une ou deux semaines, elle s'était trop embourgeoisée, -- c'était son mot -- l'enragée marquise imaginait quelque sport de haut goût et s'y livrait avec emportement.
Elle ne connaissait pas plus la fatigue que les obstacles, et le matin d'un bal qu'elle avait mené jusqu'à l'aube, elle s'en allait fort bien chasser à courre, ou à tir, voire même au marais par ces temps brumeux et froids qui amènent les canards sauvages. Elle avait tué trois phoques dans la baie de Somme, et chacun sait qu'on ne peut tirer à bonne portée ces amphibies qu'en rampant sur le sable humide pendant des heures entières. Aussi n'était-elle pas peu fière de cet exploit. On l'avait vue souvent, après une soirée passée au théâtre, monter à cheval en habits d'homme, faire à franc étrier le voyage de Paris à son château de Normandie, -- dix-sept lieues à fond de train -- forcer un sanglier avant le déjeuner et revenir dîner en grand gala dans son hôtel de l'avenue Ruysdaël.
Ses déplacements, il est vrai, ne s'exécutaient pas toujours à l'improviste et à l'aventure. Il lui arrivait aussi de lancer des invitations pour une battue dans ses bois de Sandouville, et alors les choses se passaient avec une solennité princière. La marquise, arrivée en poste, recevait ses hôtes sur le perron du château, entourée de sa maison civile et militaire, c'est-à-dire de ses domestiques et des gardes de ses chasses, les traitait magnifiquement pendant trois jours, et les faisait reconduire jusqu'à Paris, dans des mails superbes avec relais en route, des relais fournis par ses écuries.
Précisément, deux jours après la grande fête où elle avait rassemblé la plus élégante soirée des deux mondes, madame de Barancos s'était transportée dans ses terres où elle allait attendre quelques invités de choix, Nointel entre autres, qui n'avait garde de manquer une partie si favorable à ses desseins, car il se doutait un peu qu'on l'avait arrangée à son intention. La marquise lui en avait déjà parlé, dès le soir de leur entrevue à l'opéra dans une loge d'avant-scène, et, le lendemain du bal, il avait reçu une invitation écrite dans les termes les plus gracieux et les plus pressants.
Après la scène du bouton de manchette remis à sa valseuse à la fin du cotillon, l'entreprenant capitaine était revenu tout rêveur de cette première escarmouche. Il ne se dissimulait pas qu'il venait d'être battu, que ses stratégies n'avaient abouti qu'à un échec, et qu'il n'en savait pas plus long que la veille sur la culpabilité de la marquise. Il en savait même moins, car il doutait maintenant de ce qui, la veille encore, lui paraissait évident. Le langage et les airs de madame de Barancos le déroutaient ; elle avait pâli à l'exhibition du bijou accusateur, mais elle s'en était saisie avec la violence passionnée d'une femme qui reçoit de l'homme qu'elle a distingué un premier gage d'amour. Avait-elle voulu escamoter une pièce à conviction, ou bien se compromettre en plaçant sur son cœur un objet porté par Nointel ? C'était la mode jadis au beau pays des Espagnes. Les amants s'y cuirassaient le sein avec les bas de soie usés par leur maîtresse, et la marquise était bien assez Castillane pour ressusciter cet usage... en le modifiant un peu. L'émotion que son visage avait trahie pouvait être interprétée de plus d'une façon. On pâlit de surprise, on pâlit de frayeur, mais on pâlit aussi de joie, quand la joie est subite, quand on reçoit, par exemple, une déclaration inattendue et ardemment désirée.
Nointel était donc plus perplexe que jamais, et, comme il avait l'incertitude en horreur, il enrageait de ne pas voir plus clair dans les affaires de la Barancos et dans son propre cœur. Car il en était à se demander s'il n'avait pas trop joué avec le feu, et si les beaux yeux de la créole n'avaient pas allumé au fond de ce cœur de hussard un commencement d'incendie. Depuis le bal où elle s'était montrée à lui sous des aspects nouveaux, il pensait à elle beaucoup plus qu'il ne l'aurait voulu, et il se surprenait à souhaiter qu'elle n'eût pas tué la d'Orcival. Mademoiselle Lestérel était innocente assurément, mais ce n'était pas une raison pour que la marquise fût coupable. Voilà ce que Darcy se refusait à entendre, et le capitaine, qui n'espérait pas le rallier à son avis, ne tenait pas beaucoup à le voir jusqu'à ce que la situation se dessinât dans un sens ou dans l'autre. Aussi n'avait-il rien fait pour le rencontrer, et Darcy, tout occupé de la prisonnière délivrée, Darcy n'avait point paru chez son ami après la fête de l'hôtel Barancos.
Nointel partait pour la chasse de la marquise sans rien savoir de ce qui se passait entre cinq ou six personnes dont l'existence venait de prendre une face nouvelle. Il n'avait revu ni Gaston, ni son oncle, ni madame Cambry, et sa dernière visite au ménage Crozon remontait à quelques jours. Son esprit n'en était que plus libre pour diriger les opérations sérieuses qui allaient s'ouvrir au château, et il se promettait de ne pas songer aux absents jusqu'à son retour, tout en combattant pour eux. C'était sa méthode. À la guerre, il laissait les soucis aux bagages. En amour, il oubliait volontiers le passé, et il ne se chargeait point des souvenirs et regrets qui alourdissent les âmes sentimentales.
Sandouville est à soixante-dix kilomètres du parc Monceau ; chemin de fer de l'Ouest, station de Bonnières, deux lieues de belle route pour arriver au château. Le capitaine, muni de ces indications, avait pris un train de l'après-midi dans l'intention d'arriver une heure avant le dîner chez madame de Barancos, qu'il avait prévenue par un billet galamment tourné, mais précis.
La battue était pour le lendemain, et la marquise avait quitté Paris la veille, emmenant quelques-uns de ses hôtes et laissant les autres libres de n'arriver qu'au moment de la chasse.
Nointel débarqua seul à Bonnières, et y trouva un valet de pied amarante et or, qui reconnut à la mine l'invité attendu et vint respectueusement se mettre à ses ordres. Dans la cour de la gare stationnaient un coupé attelé de deux chevaux bais et un immense break destiné à voiturer les bagages. Nointel, voyageur pratique, n'avait apporté qu'une seule malle fort ingénieusement disposée à l'intérieur pour recevoir le linge, les vêtements, les chaussures, les chapeaux et le nécessaire de toilette. Mais il comprit l'utilité du break en voyant apparaître quatre énormes caisses, des caisses monumentales, longues, larges, hautes, un envoi supplémentaire de la surintendante des toilettes de la marquise ; et il jugea que la compagnie devait être plus nombreuse qu'il ne le pensait.
-- Qui a-t-elle invité ? se demandait-il en grimpant dans le coupé. Personne du cercle, je suppose, car j'y suis allé hier, et les privilégiés n'auraient pas manqué de se vanter d'être de la chasse. Décidément cette marquise a de l'esprit. Elle a deviné que ces camarades-là me gêneraient.
Les chevaux filaient comme des cerfs, la route était unie comme une allée de jardin. Au bout de vingt minutes, le capitaine vit poindre au bout d'une avenue d'ormes séculaires les lumières du château. Il faisait nuit, et une nuit très-noire, de sorte qu'il ne put pas se rendre compte des dispositions extérieures de cette résidence seigneuriale ; mais il reconnut qu'elle avait une superbe apparence. Rien de féodal pourtant. Une vaste et belle construction moderne dans le style Louis XIII, précédée d'une cour immense et entourée de grands bois.
Reçu par un valet de chambre, Nointel fut conduit dans la chambre qu'on lui avait réservée. Il apprit que madame de Barancos dînait à huit heures et qu'on se réunissait avant le dîner dans le hall du château. Il avait le temps de faire sa toilette, et il procéda sans retard à cette importante opération, ses bagages ayant été apportés, sa malle débouclée, et ses effets rangés adroitement par les intelligents serviteurs de la marquise. Il aurait pu se dispenser de se munir d'un nécessaire, car il trouva dans un charmant cabinet attenant à la chambre à coucher tous les ustensiles et toutes les parfumeries imaginables. Madame de Barancos avait adopté les coutumes de l'aristocratie anglaise. Elle voulait que ses hôtes pussent se croire chez eux. Tout était arrangé en conséquence. Ainsi, chaque appartement avait sa bibliothèque choisie, suivant le goût présumé du destinataire. Des mémoires historiques, des traités d'économie politique et de graves recueils périodiques pour les gens sérieux ; des romans et des revues mondaines pour les jeunes. Nointel avait été mis à un régime mixte : le catalogue allait des œuvres complètes de Musset au grand ouvrage de l'état-major prussien sur la guerre de 1870. Littérature et tactique mêlées.
À sept heures et demie, le valet de chambre que le capitaine avait renvoyé reparut pour le conduire au hall, où il aurait eu quelque peine à se rendre sans guide. Le hall était situé dans une aile du château fort éloignée de sa chambre, et, pour y arriver, il fallait suivre un itinéraire assez compliqué. En s'y rendant, Nointel put juger du pied sur lequel la marquise vivait à la campagne. Les murs des corridors étaient recouverts de tapisseries de haute lisse qui auraient fait bonne figure dans un musée, et les escaliers étaient garnis de tableaux dont le moindre valait trois cents louis.
Après de nombreux détours, le ci-devant officier de hussards arriva devant une porte aussi haute que le porche d'une cathédrale, une porte gardée par un domestique en grande livrée, qui l'ouvrit à deux battants et qui annonça d'une voix de stentor : M. le capitaine Nointel.
Il y avait de quoi intimider un débutant, car le hall était immense, et il fallait, pour arriver au groupe où il pensait trouver madame de Barancos, traverser un grand espace sous le feu de tous les regards. Quand on manque d'aplomb, c'est à peu près comme si l'on marchait à découvert contre une batterie de mitrailleuses ; mais Nointel comptait dix campagnes de guerre et beaucoup d'autres dans le monde. Sans se déconcerter, il chercha des yeux la marquise, et il ne l'aperçut pas. Il n'y avait là que des hommes, et trois ou quatre vieilles femmes à mine hautaine qui ressemblaient à des portraits de Vélasquez. Pas une figure de connaissance ; du moins le capitaine n'en distingua aucune au premier coup d'œil. Il n'y avait là que des étrangers, autant qu'il pouvait en juger.
-- On jurerait, pensait-il, qu'elle a fait exprès de n'inviter que des comparses, pour pouvoir jouer tranquillement avec moi une pièce à deux personnages.
Du reste, cette vaste et haute salle avait l'aspect le plus imposant. Lambrissée de vieux chêne jusqu'aux deux tiers de sa hauteur, plafonnée de solives entrecroisées, percée de fenêtres en ogive garnies de vitraux anciens, elle semblait avoir été construite pour servir à des usages solennels. Aux parois, des panoplies, des trophées de chasse, et au fond une cheminée colossale, une cheminée où aurait pu entrer un carabinier à cheval et où brûlaient des arbres entiers. De chaque côté, une armure de chevalier du moyen-âge, une armure complète, depuis les jambières jusqu'au morion. Au-dessus du manteau, orné de trèfles gothiques et d'animaux héraldiques, les armes des Barancos, avec des lions pour support et une énorme couronne de marquise.
En dépit de cette ornementation sévère, les invités de la châtelaine étaient occupés à jouer aux jeux les plus modernes. Il y avait une table de bouillotte en pleine activité ; les douairières avaient organisé un whist, et un jeune hidalgo taillait à cinq ou six de ses compatriotes un monte, le lansquenet des Espagnols.
Nointel salua, sans se départir de cet air roide qui impose aux sots et qui sert de cuirasse à un homme intelligent quand il débarque en pays inconnu. Il traversa les groupes sans s'y mêler, et s'approcha lentement du foyer, où se chauffait un personnage d'assez haute mine qu'il avait remarqué au bal de la marquise. Il allait, pour l'acquit de sa conscience, lui dire quelques banalités polies, lorsqu'une porte s'ouvrit au fond du hall, laissant voir une salle éblouissante de lumières et de cristaux.
Madame de Barancos, plus éblouissante encore, apparut sur le seuil. Elle portait une robe courte en satin noir, corsage à pointe très-longue, garni de martre zibeline, décolleté en carré et laissant voir ses opulentes épaules. À ses bras et à ses oreilles brillaient d'admirables diamants, qui jetaient moins de feu que ses prunelles noires.
Nointel courut à sa rencontre et fut accueilli par un sourire plein de promesses. Il avait préparé un compliment approprié à la circonstance ; mais au moment de le placer, il fit une découverte si extraordinaire qu'il resta muet de surprise.
Il reconnut, fixé en guise de broche sur la poitrine de la marquise, le bouton de manchette qu'elle lui avait si vivement arraché des mains à la fin du cotillon.
Il faisait triste figure à côté des pierreries qui constellaient la marquise, ce bouton de manchette en or mat, et jamais, de mémoire de grande mondaine, on n'avait vu pareil bijou s'étaler au beau milieu d'un corsage décolleté.
Madame de Barancos était trop savante en ces matières pour avoir péché par ignorance, et si elle avait commis ce solécisme de toilette, ce n'était certes pas sans intention.
Nointel le savait bien, et c'est parce qu'il le savait que son étonnement fut sans borne. Cette exhibition imprévue déconcertait toutes ses prévisions et déroutait toute sa logique. La marquise affichant cette pièce à conviction qu'elle aurait dû avoir hâte d'anéantir, c'était un comble : le comble de l'audace, à moins que ce ne fût au contraire la preuve la plus éclatante de sa complète innocence.
Madame de Barancos ne laissa pas au capitaine le temps de se remettre de sa surprise.
-- Soyez le bienvenu, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous ne sauriez croire avec quelle impatience je vous attendais. Si vous n'étiez pas arrivé ce soir, je crois que je serais retournée à Paris demain matin.
-- Quoi ! madame, dit Nointel, de plus en plus surpris, vous auriez abandonné vos hôtes !
-- Mes hôtes auraient fort bien chassé et dîné sans moi. Ces sont mes compatriotes, et je les ai façonnés à mes caprices.
-- En effet, il me semble que je suis seul ici à représenter la France.
-- Vous vous en plaignez ?
-- Non pas. Je vous sais au contraire un gré infini de ne pas avoir invité certains personnages de ma connaissance.
-- M. Prébord, entre autres, n'est-ce pas ? Je n'ai eu garde, quoiqu'il ait fait des bassesses pour venir. J'ai même laissé de côté votre ami, M. Gaston Darcy. Il vous aurait donné des distractions, et je prétends que vous ne vous occupiez que de moi.
Sur cette déclaration peu déguisée, la marquise passa, laissant Nointel assez désarçonné, et s'en alla distribuer à ses sujets des sourires princiers. Les parties avaient cessé aussitôt qu'elle s'était montrée au bout de la galerie, et les joueurs se groupèrent autour de la châtelaine pour la complimenter.
Évidemment, tous ces gens-là étaient des créoles de la Havane, accoutumés à former la cour de madame de Barancos, quand il lui plaisait de s'entourer de ses vassaux. Ils avaient, d'ailleurs, assez grand air, et ils ne semblaient point du tout embarrassés du rôle qui leur était assigné.
-- Elle a dû les faire venir de Cuba tout exprès, pensait Nointel. Des parasites recrutés à Paris ne seraient pas si majestueux. Mais je ne vois ni Simancas, ni Saint-Galmier. Aurait-elle eu la gracieuse idée de m'épargner leur compagnie ? Non, pardieu ! les voici.
Le général était entré par une petite porte perdue entre deux panoplies dans un coin du hall, et il s'avançait à pas comptés, flanqué de son ami le docteur. Une plaque en diamants étoilait son habit noir, et sa boutonnière était ornée d'une brochette garnie de beaucoup d'ordres étrangers. Saint-Galmier s'était contenté de se mettre au cou un ruban auquel pendait une croix qui pouvait bien lui avoir été donnée par la souveraine des îles Sandwich. Ils étaient superbes tous les deux, et pourtant ils faisaient tache au milieu des hidalgos convoqués par la marquise. Au premier coup d'œil, on pouvait les prendre pour des gentlemen ; au second, on flairait en eux des aigrefins. Nointel remarqua, d'ailleurs, qu'on les accueillait assez froidement, et que madame de Barancos les regardait à peine.
Les portes de la salle à manger étaient restées ouvertes ; un majordome parut et annonça le dîner. La marquise vint prendre le bras de Nointel, qui comptait bien un peu sur cette faveur ; ils ouvrirent la marche, les douairières suivirent, conduites par les Espagnols les plus qualifiés de cette réunion exotique, et les seigneurs sans importance formèrent la queue du cortège.
Le capitaine était fort blasé sur les dîners d'apparat, ayant fréquenté en son temps le monde officiel, et, ce qui vaut mieux, le monde où l'on sait manger. Il n'en fut pas moins émerveillé en passant le seuil de la salle où la table était dressée au milieu des fleurs.
Le service était en porcelaine de Saxe, le napperon, formant surtout, en satin de Chine tissé de fleurs de toile. Sur les assiettes, de fines serviettes plissées en cravates et attachées par une épingle en vermeil supportant le nom du convive. Devant chaque couvert, neuf verres pointillés d'or, deux carafons pour le vin et l'eau. Au milieu, sur un haut pied, une grande coupe remplie de roses thé, de violettes et de mimosas retombant des deux côtés en guirlandes, qui serpentaient sur la table et s'en allaient se perdre dans deux autres coupes placées aux deux extrémités.
La marquise adorait les fleurs, et elle avait adopté cette mode nouvelle qui remplace les massives argenteries de nos pères par un jardin. Mais chez elle on mangeait sérieusement, et les gastronomes pouvaient réjouir leurs yeux avant de régaler leur palais. Tous les gibiers de la création figuraient à ce rendez-vous de chasse. Le coq de bruyères, venu de la forêt Noire, y occupait la place d'honneur ; les perdrix normandes y faisaient vis-à-vis aux bécasses voyageuses, et les gélinottes, nourries de bourgeons de sapin, y représentaient la Russie.
En toute autre occasion, le capitaine eût été charmé de cette ordonnance pleine de promesses, car il estimait la grande cuisine à sa véritable valeur ; mais, pour le moment, la grande cuisine était le moindre de ses soucis. Les compatriotes de madame de Barancos n'étaient guère en état non plus d'apprécier un dîner d'ordre supérieur. Ils venaient d'un pays où l'on soupe d'un air de mandoline après avoir dîné d'une cigarette et déjeuné d'une tasse de chocolat. Il n'y avait guère là que Simancas et Saint-Galmier qui pussent goûter les mérites exceptionnels de l'artiste auquel ils devaient ce dîner savamment conçu et magistralement exécuté. Nointel les vit chuchoter, lorgner en connaisseurs les mets qui constituaient le premier service, et hocher la tête d'un air satisfait. Il était placé tout juste en face d'eux, et il enrageait d'être obligé de ne pas leur faire trop mauvaise mine ; mais il comptait bien se rattraper un peu plus tard.
La marquise l'avait fait asseoir à sa gauche, la droite étant occupée par un Espagnol très-qualifié, celui-là même qui avait eu l'honneur de souper près d'elle au bal. Et de l'autre côté, Nointel était flanqué d'une duègne dont l'aspect rébarbatif aurait fait reculer un zouave.
-- Votre voisine n'entend que la langue du Cid, et mon voisin est sourd, lui dit madame de Barancos ; vous pouvez parler comme si nous étions tous les deux sur le sommet du mont Blanc. À propos, vous savez que j'y suis montée l'année dernière ?
-- Je l'ignorais, mais je ne suis pas surpris de l'apprendre, répondit Nointel en goûtant un potage tortue à la Chesterfield. Vous devez aimer les cimes, les escalades, tout ce qui est inaccessible.
-- Non ; tout ce qui est périlleux.
-- Est-ce cet amour du danger qui vous a poussée à inviter le général Simancas et son âme damnée le docteur Saint-Galmier ?
La marquise rougit légèrement et dit d'un ton dégagé :
-- Vous les trouvez dangereux ; vous leur faites beaucoup d'honneur. Je ne les invite pas, je les protège.
-- C'est encore pis.
-- Vous dites cela parce qu'ils vous déplaisent. Ils ne me charment pas, mais je les trouve inoffensifs, et je sais qu'on les juge sévèrement. Or, j'ai une tendance instinctive à défendre les gens que le monde attaque. Je suis du parti des opprimés.
-- Faudrait-il donc, pour vous plaire, avoir été refusé dans un cercle ou consigné à la porte d'un salon bien posé ?
-- Peut-être : les majorités ont toujours tort à mes yeux, et je ne suis jamais de leur avis. J'aime les révoltés.
-- Fra Diavolo, alors ?
-- Pourquoi pas ? Je suis du pays de don Quichotte. Vous rappelez-vous qu'un jour il délivra des malheureux qu'on menait aux galères ?
-- Et qui, pour le remercier de ce bon office, lui jetèrent des pierres, dès qu'ils eurent les mains libres.
-- Vous êtes insupportable. On dirait que vous avez juré de m'arracher toutes mes illusions. Tenez ! je m'imaginais que vous étiez capable d'aimer comme je voudrais être aimée, que vous méprisiez cet ennemi bête et lâche qu'on appelle l'opinion, et vous semblez prendre à tâche de vous poser en bourgeois raisonnable. Vous devriez dire ces choses-là avec la voix de M. Prudhomme. Pourquoi n'ajoutez-vous pas que ces bouchées aux laitances sont délicieuses ? Ce serait tout à fait conforme aux us de la bonne compagnie, et le monde n'y trouverait rien à reprendre, ce monde qui ne tolère pas les indépendants.
-- Si vous saviez combien peu je me soucie de ce qu'il pense, vous me traiteriez moins durement. Que ne me mettez-vous à l'épreuve ? Vous apprendriez bien vite à me mieux connaître.
-- Prenez garde. Je suis capable de vous prendre au mot, et de vous proposer une extravagance.
-- Essayez, répondit le capitaine en regardant fixement la Barancos qui ne baissa pas les yeux.
Il y eut un silence. On servait une truite à la Johannisberg, que les Espagnols goûtaient du bout des dents, et que Saint-Galmier dégustait avec recueillement. La marquise trempa ses lèvres rouges dans un verre de vin de Xérès, et Nointel se mit à étudier le menu, comme s'il eût médité sur le chaud-froid de perdreaux ou sur la macédoine de fruits glacés.
-- Je vous ai invité, reprit en riant madame de Barancos, et je n'ai pas même songé à vous demander auparavant si vous étiez chasseur.
-- Vous plaît-il que je le sois ? riposta gaiement le capitaine.
-- Je ne vous demande pas de fadeurs. Je veux savoir si la chasse en battue vous amuse.
-- Moins que la chasse au bois ou en plaine, tout seul, avec mon chien. Je n'aime pas beaucoup les divertissements qui sont réglés à l'avance comme les évolutions d'un ballet. Vous ne me reprocherez pas de manquer de franchise.
-- Je vais voir si vous serez franc jusqu'au bout. Pourquoi êtes-vous venu ici ?
-- Pour vous dire ce que je n'ai pas pu vous dire au bal.
-- Vous pensez donc que vous ne m'avez rien dit, demanda madame de Barancos en posant un de ses doigts effilés sur le bouton d'or que le capitaine lui avait remis à la fin du cotillon.
-- Si, je crois que j'ai parlé... je crois même que vous m'avez répondu... comme se parlent et se répondent en Orient les effendis et les sultanes... l'effendi envoie un bouquet plein d'allégories, et la sultane répond par... c'est le langage des fleurs, un langage délicieux, mais insuffisant... j'aspire à m'expliquer dans un idiome moins poétique et plus clair.
-- La battue ne commencera qu'à midi. Voulez-vous que demain matin nous fassions un tour à cheval ? Les bois sont superbes en cette saison. Il a gelé hier, et les branches des chênes ont des girandoles de glace. Vous verrez que je finirai par vous convertir à la poésie.
-- C'est fait.
-- J'en doute. Mais je tiens à vous montrer ma forêt. Votre cheval sera sellé à neuf heures. Et maintenant, tâchez de trouver un sujet qui puisse défrayer une conversation générale. Notre aparté a trop duré.
-- Vraiment ? Vous aussi, vous sacrifiez aux convenances.
-- Non ; mais si nous continuons, mes convives vont infailliblement se mettre à parler espagnol, et vous n'y prendriez aucun plaisir. Aidez-moi à les retenir en France.
Nointel ne demandait pas mieux. Il savait maintenant tout ce que pouvait lui apprendre une causerie de table, trop souvent interrompue par un maître d'hôtel, présentant l'aspic aux filets de homard ou le caneton de Rouen au jus d'orange, et il s'apercevait que de l'autre côté de la table on le surveillait discrètement. Simancas avait de bons yeux, et Saint-Galmier avait l'oreille fine. Quoi que pensât de ces deux drôles madame de Barancos, il était fort inutile d'attirer leur attention, en prolongeant un entretien particulier.
La marquise avait déjà entamé avec un jeune Cubain fraîchement débarqué en France un dialogue vif et animé sur les théâtres chers aux étrangers qui viennent à Paris pour apprendre la vie élégante. Nointel trouva plaisant de s'adresser d'abord à Saint-Galmier et de lui demander des détails sur la constitution du Canada. Les coupes étaient assez basses, et le surtout ingénieusement disposé pour que les convives qui se faisaient vis-à-vis pussent se voir et se parler. Et le docteur n'eut aucune peine à répondre par des considérations approfondies sur la supériorité d'un mets américain qu'on venait de servir : les écrevisses ensablées, des écrevisses cuites dans du riz saupoudré de safran, qui avaient l'air de reposer sur du sable doré. C'en fut assez pour que, par une suite de transitions imprévues, la conversation rentrât dans les lieux communs qui défrayent habituellement les grands dîners. Un peu de politique, suffisamment de sport, un soupçon d'aperçus littéraires, le tout assaisonné de médisances mondaines et de quelques échos de coulisses. Tous ces étrangers étaient gens de bonne compagnie, très-bien informés des choses parisiennes et donnant très-bien la réplique à un causeur expérimenté comme l'était le capitaine. Simancas et le docteur ne les valaient pas, mais ils savaient se tenir, et tout se passa le mieux du monde jusqu'à la fin.
Seulement, lorsque la marquise prit son bras pour revenir dans ce hall où se concentre la vie du château, Nointel fut très-surpris de l'entendre lui dire :
-- Je vais vous quitter. J'ai besoin d'être seule. C'est bizarre, mais c'est ainsi. Nous nous reverrons demain matin. Soyez à cheval à neuf heures.
Quelques mots aux douairières, quelques poignées de main aux hommes, et ce fut tout. La châtelaine s'en alla par la grande porte, laissant ses hôtes se divertir comme ils pourraient.
-- Pour le coup, voilà qui est prodigieux, se dit le capitaine. Où diable va-t-elle ? Prier pour l'âme de la d'Orcival ? Elle en est, pardieu ! bien capable.
Les hôtes de la marquise devaient être au fait de ses habitudes, car ils ne parurent point s'étonner de cette retraite précipitée. Les douairières retournèrent à leur whist ; les jeunes organisèrent un baccarat, Saint-Galmier se mit à jouer aux échecs avec un hidalgo de très-bonne apparence, et Simancas engagea une grave conversation en espagnol avec le personnage qui était assis à table à la droite de madame de Barancos.
Nointel se trouva donc fort isolé. Il est juste d'ajouter qu'on lui avait offert d'être de la partie de baccarat, et qu'il s'était excusé poliment. Il ne songeait guère à tenter la fortune au jeu. Il songeait à l'étrange disparition de la marquise et à la matinée du lendemain. Il y songeait si bien que l'idée lui vint d'imiter la châtelaine et de profiter de la liberté absolue qui était la règle chez elle, pour disparaître aussi. Un bon cigare fumé solitairement, au coin du feu, le tentait beaucoup plus que la compagnie des indifférents qui remplissaient le hall. Et de plus, il se souciait médiocrement d'entrer en colloque avec le général péruvien qui l'observait du coin de l'œil et qui n'allait pas manquer de l'aborder. C'est pourquoi, après s'être promené quelques instants d'un bout à l'autre de la salle, il gagna tout doucement la grande porte qui donnait sur le corridor d'honneur. Là, il trouva deux ou trois valets de pied tout prêts à reconduire les invités, et il se fit ramener dans son appartement, où tout était préparé pour qu'il pût y passer une agréable soirée.
Dans la cheminée du petit salon qui précédait la chambre à coucher, un feu clair, un feu de bois de hêtre. Sur la table d'ébène à incrustations de cuivre, quatre bougies allumées dans des candélabres à deux branches, de vraies bougies de cire et des candélabres d'argent ciselé -- un éclairage du grand siècle, -- des journaux, des revues, des albums, trois caisses d'excellents cigares, compatriotes parfumés de la châtelaine havanaise. Plus loin, sur un dressoir en vieux chêne, le samovar moscovite, la boîte à thé et les tasses en porcelaine de Chine, un appareil simple et commode pour faire le café, et dans des flacons de cristal de roche, l'eau-de-vie de France, le rhum des Antilles, le kummel de Russie. Tous les rêves d'un garçon ami de la solitude réalisés par les soins prévoyants d'un intelligent serviteur.
Ce serviteur, attaché à la personne du capitaine, veillait dans l'antichambre ; il demanda des ordres pour le lendemain, et Nointel, en le congédiant, lui annonça qu'il monterait à cheval à neuf heures précises. Après quoi, il se mit en tenue d'intérieur, il endossa le veston anglais, il chaussa les pantoufles de maroquin et il s'établit dans un immense fauteuil, afin de philosopher tout à son aise.
Mais il était écrit que ses méditations seraient troublées dès le début. À peine commençait-il à repasser dans sa tête les incidents de la soirée qu'on frappa discrètement à la porte. L'imagination du capitaine fit aussitôt des siennes, et il lui passa par l'esprit que madame de Barancos venait lui faire une visite. L'excentricité était à l'ordre du jour chez cette marquise, et il pouvait bien supposer qu'il lui avait pris la fantaisie de sauter à pieds joints par-dessus les convenances. Il se leva vivement, il courut ouvrir, et, au lieu du charmant visage de la châtelaine, il vit la figure déplaisante de Simancas.
-- Que me voulez-vous ? demanda-t-il brusquement au Péruvien qui se permettait de le relancer jusque chez lui.
-- J'ai à vous parler de choses très-sérieuses, répondit Simancas, sans se déconcerter, et je vous prie de m'accorder la faveur d'un entretien. Je sais que vous ne recherchez pas ma compagnie, mais je suis certain que, cette fois, vous ne regretterez pas d'avoir entendu ce que j'ai à vous dire.
Nointel hésita un instant, mais il se dit qu'il lui faudrait tôt ou tard s'expliquer définitivement avec ce drôle, et que mieux valait en finir tout de suite.
-- Soit ! dit-il, entrez. Je veux bien vous écouter, à condition que vous serez bref et surtout que vous irez droit au but. Je ne suis pas disposé à vous recevoir pour le plaisir de causer avec votre seigneurie.
-- N'ayez crainte. J'ai beaucoup voyagé en Amérique, et je sais que le temps est de l'argent : time is money. Je me propose de monnayer les instants que vous consentez à m'accorder.
Sur cette promesse, Simancas se glissa dans la chambre, prit un siège que ne lui offrait pas le capitaine qui s'était replongé dans son fauteuil, et commença en ces termes :
-- Vous souvient-il, monsieur, de certaine conversation que nous eûmes, il y a peu de jours, chez mon ami Saint-Galmier ?
-- Parfaitement, répondit Nointel assez surpris de ce début.
-- Je ne l'ai pas oubliée non plus, et je vous demande la permission de vous rappeler qu'à la fin de cette causerie, il vous plut de me poser certaines conditions que je m'empressai d'accepter. Je vous fournis, séance tenante, tous les renseignements que vous me demandiez sur la conduite de madame Crozon, pendant la longue absence de son mari ; je m'engageai de plus à m'abstenir de toute démarche auprès de M. Crozon...
-- Démarche est charmant, dit ironiquement le capitaine.
-- Enfin, continua sans sourciller le Péruvien, je promis que vous seriez invité à bref délai chez madame de Barancos. Vous reconnaissez, je pense, que j'ai tenu tous mes engagements. M. Crozon n'a plus reçu une seule lettre anonyme, et, au lieu d'une invitation, vous en avez reçu deux.
-- Reste à savoir si c'est à vous que je les dois. Mais je ne chicanerai pas sur ce point. Où voulez-vous en venir ?
-- À vous dire que notre premier traité ayant été fidèlement exécuté de part et d'autre, je viens vous proposer d'en conclure un second.
-- Je ne comprends pas.
-- Vous allez comprendre ; je vais jouer cartes sur table. L'heure des réticences est passée. Vous connaissez mes projets, et je ne serais qu'un sot, si je cherchais à vous les cacher, car vous ne prendriez pas le change. Vous savez très-bien que je me suis implanté de force, ou peu s'en faut, chez la marquise, et que, par le même procédé, j'ai introduit avec moi, dans la maison, ce cher docteur. Vous savez cela, et vous êtes trop intelligent pour n'avoir pas deviné que, si j'ai obtenu mes deux concessions, c'est que je possède un secret qu'il me suffirait de divulguer pour perdre la marquise dans l'opinion publique. Je suis franc, vous le voyez.
-- Franc jusqu'au cynisme. Continuez.
-- Ce secret, Saint-Galmier et moi, nous sommes seuls à le connaître, et il peut faire notre fortune. La marquise possède beaucoup de millions, et elle en donnerait volontiers deux ou trois pour acheter notre silence. Nous ne les lui avons pas encore demandés, parce que nous tenions avant tout à sa protection. Je ne me dissimule pas que nous avions besoin de nous relever aux yeux du monde. C'est fait. On nous a vus à sa fête ; elle s'est montrée avec moi au bois de Boulogne ; tout Paris saura que nous venons de passer quelques jours à son château de Sandouville. Elle ne peut plus rompre avec nous sans provoquer un éclat qu'elle évitera certainement. Bientôt donc, nous serons en mesure d'aborder la grande question de la rémunération qui nous est due. En échange d'une somme qui nous fera riches et qui ne l'appauvrira guère, nous lui offrirons des garanties ; nous nous engagerons même, si elle l'exige, à repasser l'Océan, quoiqu'il nous en coûte de quitter la France. Et elle acceptera le marché, n'en doutez pas.
-- Fort bien. Dans quel but, s'il vous plaît, m'exposez-vous ce joli plan de chantage ?
-- Mon Dieu, c'est très-simple. Notre plan a les plus grandes chances de succès, mais vous pouvez empêcher qu'il réussisse.
-- Vraiment ? Eh bien, vous m'étonnez.
-- Votre étonnement cessera si vous voulez bien m'écouter. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la marquise a pour vous un goût très-vif. Elle ne se donne même plus la peine de déguiser ses sentiments, et parmi tous ses hôtes, il n'en est pas un seul qui ne croie que vous êtes ou que vous serez son amant. C'est aussi mon humble avis, seulement je suppose que vous visez plus haut.
-- Ah ! alors, selon vous, je me propose...
-- D'épouser madame de Barancos, cela ne me paraît pas douteux, et je trouve que vous avez cent fois raison. Je pense même que vous parviendrez à l'épouser, si vous vous y prenez bien. Or, si elle vous accepte pour mari, il arrivera infailliblement que vous exigerez qu'elle nous mette à la porte, mon ami et moi.
-- J'admire votre perspicacité.
-- Dites plutôt ma franchise. Vous commencerez donc par demander qu'on nous chasse, et j'avoue que vis-à-vis de vous, nous sommes sans défense ; vous avez barre sur nous, et vous pouvez nous faire beaucoup de mal ; mais si madame de Barancos, entraînée par la passion que vous lui inspirez, oublie qu'elle est à notre merci, si elle rompt avec nous, alors, je dois vous en prévenir, il arrivera que, n'ayant plus de ménagements à garder, nous publierons ce que nous savons d'elle, et je vous affirme qu'une fois le secret publié, vous renoncerez de vous-même à épouser les millions de la marquise.
-- Dans ce cas, moi aussi je n'aurai plus de ménagements à garder, et je raconterai à qui de droit ce que je sais sur votre compte.
-- Naturellement. Et la rupture de notre traité aura de déplorables résultats. Nous serons obligés, Saint-Galmier et moi, de passer la frontière, votre mariage manquera, et Dieu sait ce qu'il adviendra de la marquise. Ne vaudrait-il pas mieux nous entendre ?
Nointel tressaillit de colère, et peu s'en fallut qu'il ne se levât pour jeter dehors le drôle qui lui tenait ce langage. Mais il réfléchit presque aussitôt qu'il serait toujours temps d'en venir là, et que l'occasion était bonne pour amener Simancas à démasquer complètement son jeu.
-- Nous entendre ? dit-il avec hauteur. Pourquoi ? Je n'ai nul besoin de vous.
-- Peut-être, répondit le Péruvien. Supposez, par exemple, que madame de Barancos n'ait pour vous qu'une fantaisie, et qu'elle ne soit pas disposée à se donner un maître. Le veuvage a des charmes qu'elle apprécie infiniment, et rien ne prouve qu'elle songe à y renoncer. Il est même probable qu'elle préfère rester libre. Si elle a cette idée, comment l'amènerez-vous à vous épouser ? Je connais son caractère, et vous avez déjà pu l'apprécier aussi. Elle vous démontrera que vous serez parfaitement heureux sans aliéner votre indépendance, que le mariage tue l'amour et bien d'autres choses encore. Que lui objecterez-vous ? Dire que vous voulez absolument être son mari, ce serait confesser que vous tenez plus à sa fortune qu'à sa personne. Tandis que si vous possédiez, comme moi, son secret...
-- Et si je la menaçais d'en abuser, elle n'aurait rien à me refuser. C'est juste. Mais, j'y pense, pourquoi n'usez-vous pas de ce talisman pour la contraindre à vous épouser, vous, dont José Simancas, général au service de la République péruvienne ?
-- Vous vous moquez de moi. Je sais fort bien que madame de Barancos braverait tous les dangers plutôt que de m'accepter pour époux. Vous, c'est autre chose. Vous n'avez qu'à vouloir pour la décider, si vous savez vous servir de l'arme que je suis prêt à vous fournir... à des conditions très-acceptables.
-- Voyons les conditions.
-- Je vous livrerai le secret de la marquise contre votre parole de me faire remettre dans le délai d'un mois après la célébration de votre mariage la somme de deux millions, et je m'engagerai, moi, par écrit, à retourner en Amérique avec Saint-Galmier aussitôt que j'aurais touché, et à ne plus remettre les pieds en Europe. Si nous nous avisions d'y revenir, vous auriez toujours une garantie contre nous, puisque vous pourriez nous dénoncer à... à qui de droit, comme vous venez de le dire poliment. Voilà tout, monsieur. J'attends, pour me retirer, que vous veuillez bien me répondre.
Le capitaine étouffait d'indignation, et il avait eu bien de la peine à se contenir pendant que Simancas développait cette insultante proposition. Mais son esprit était resté lucide comme toujours, et il commençait à se demander s'il ne ferait pas bien, dans l'intérêt même de la malheureuse marquise, d'arracher à ce coquin une confidence sans réserve. Si le Péruvien et son complice avaient vu la marquise frapper Julia d'Orcival, il ne tenait qu'à eux de la perdre, et de sauver, par ricochet, mademoiselle Lestérel. Nointel ne demandait pas mieux que de sauver Berthe, mais il lui répugnait horriblement de perdre madame de Barancos. Ne valait-il pas mieux l'avertir, la presser de fuir ? Ne valait-il pas mieux aussi savoir à quoi s'en tenir avant de pousser plus loin une liaison dangereuse ?
-- Oui, se disait-il, il faut que j'aie le courage de laisser croire à ce misérable que j'accepterai l'odieux marché qu'il ose me proposer. Et s'il m'apprend qu'il a été témoin du meurtre, je dirai demain à la marquise que je lui accorderai le temps de quitter la France, de disparaître pour toujours, si elle consent à écrire une lettre qui contiendra l'aveu de son crime et que je remettrai au juge d'instruction un mois après son départ. Mademoiselle Lestérel est déjà en liberté ; elle peut bien attendre un mois que l'aveu de la coupable proclame son innocence.
En raisonnant ainsi, Nointel cédait au sentiment qui l'entraînait vers madame de Barancos, et en vérité il était assez excusable de vouloir épargner la cour d'assises à une femme qu'il aurait adorée si elle n'eût pas été criminelle.
-- Avant de vous répondre, dit-il brusquement, je veux savoir ce que vaut ce secret, dont vous faites sonner si haut l'importance. S'il s'agissait par exemple d'une liaison qu'aurait eue la marquise, vous ne m'apprendriez rien en me la révélant. Je n'ignore pas qu'elle a été la maîtresse de ce Golymine qui fut votre complice.
Simancas changea de couleur. Il ne s'attendait pas à cette botte. Mais il répondit sans trop hésiter :
-- Il s'agit d'une révélation beaucoup plus grave.
Nointel avait été merveilleusement servi par son instinct en jetant le nom de Golymine à la face du Péruvien, qui se promettait de ne livrer qu'une partie de son secret. Ce calcul assez machiavélique se trouvait déjoué du premier coup, et Simancas était mis en demeure d'aller plus loin dans la voie des confidences.
Encouragé par un premier succès, le capitaine le poussa vigoureusement.
-- Vous convenez donc, dit-il, que Golymine a été l'amant de la marquise ?
-- Oui, répondit le Péruvien ; mais il n'y a que moi et Saint-Galmier qui le sachions.
-- Vous vous trompez. D'autres le savent ; moi, par exemple. Si tous vos secrets ressemblent à celui-là, ils n'ont aucune valeur, et madame de Barancos serait bien folle d'acheter votre silence au prix où vous prétendez le lui vendre.
-- Il me semble pourtant qui si on la menaçait de publier les lettres qu'elle a écrites au comte...
-- Elle irait tout simplement trouver le procureur de la République : elle lui dirait que vous voulez la faire chanter, elle se mettrait sous sa protection, et le moins qui pourrait vous arriver, ce serait d'être expulsé de France. J'ajoute que si je me décidais à conclure le marché, j'y mettrais pour première condition que ces lettres me soient remises.
-- Cela ne souffrirait aucune difficulté.
-- Vous les avez donc toutes ?
-- J'en ai une ; cela suffit.
-- Où sont les autres ?
-- Je l'ignore, répondit Simancas, non sans avoir hésité quelque peu.
-- Vous l'ignorez ? Voulez-vous que je vous l'apprenne ? Je suis très-bien informé, je vous en préviens ; si bien informé que j'ai deviné le secret que vous croyez posséder seul, le grand secret qui met la marquise à votre discrétion.
-- Vous me permettrez d'en douter ; si vous l'aviez deviné, vous auriez déjà coupé court à notre entretien.
-- Pourquoi donc ? Votre conversation m'intéresse beaucoup. Il se peut d'ailleurs que j'aie deviné de quoi il s'agit, et qu'il me reste cependant beaucoup d'explications et de renseignements à vous demander. Tenez ! je vais vous mettre sur la voie. La nuit où la d'Orcival a été assassinée au bal de l'Opéra, vous occupiez avec votre ami Saint-Galmier une loge qui touchait à celle où le crime a été commis.
À ce nouveau coup, Simancas perdit tout à fait contenance.
-- Sans doute, balbutia-t-il, j'étais là... mais quel rapport voyez-vous entre cette circonstance et le secret ?
-- Je vais vous le dire. On a accusé de ce crime une jeune fille dont l'innocence vient d'être reconnue. Elle a dû être mise avant-hier en liberté provisoire, et l'ordonnance de non-lieu ne se fera pas attendre. Cependant, la d'Orcival a été tuée par quelqu'un... par une femme évidemment, puisqu'il est prouvé qu'elle n'a reçu dans sa loge que des femmes. Or... suivez bien mon raisonnement, je vous prie... la d'Orcival avait été la maîtresse de votre ami Golymine, lequel avait été, vous venez de me le dire, l'amant de madame de Barancos. Ce Golymine s'est pendu chez Julia peu de jours avant la nuit du bal. Il avait des lettres de la marquise. Vous en possédez une, à ce qu'il paraît. Il est assez naturel de supposer que les autres sont tombées entre les mains de la d'Orcival, soit que le Polonais les lui ait confiées, soit qu'elle les ait trouvées sur lui après sa mort. Il est tout aussi naturel de penser que madame de Barancos, avertie de cet incident... vous me suivez toujours, n'est-ce pas ?... de penser, dis-je, qu'elle a tout risqué pour les reprendre. Maintenant, je vous laisse le soin de conclure.
-- Permettez !... tout cela ne prouve pas...
-- Que j'aie deviné votre secret. En effet, je ne l'ai pas deviné. C'est vous qui venez de me le livrer.
-- Comment cela ?
-- Eh ! Pardieu ! en m'avouant que vous teniez la preuve d'une correspondance entre la marquise et votre canaille d'ami. Avec ce point de départ que vous m'avez fourni, je n'ai pas eu de peine à découvrir que la marquise avait un gros intérêt à se débarrasser de la d'Orcival ; et que vous saviez, pour l'avoir vu, qu'elle s'en est débarrassée en effet.
Et comme Simancas, tout interloqué, se taisait et s'agitait sur son fauteuil, le capitaine reprit en le regardant fixement :
-- Vous voyez que je suis aussi fort que vous et que je pourrais me passer de vos révélations. Allons ! convenez que j'ai touché juste.
-- J'aurais beau en convenir, cela ne vous mettrait pas en mesure de tirer parti de mon secret. Des conjectures ne sont pas des faits.
-- Et vous seul avez été témoin du fait capital, vous et votre acolyte, Saint-Galmier. D'accord. Cependant, j'ai vu aussi quelque chose, et je n'ai aucun motif pour ne pas vous dire ce que j'ai vu, car je ne cherche pas à trafiquer des informations que je possède. J'ai vu madame de Barancos entrer au bal de l'Opéra. Je l'ai parfaitement reconnue, malgré son voile de dentelles. Je lui ai parlé, je lui ai donné le bras pour la protéger contre des impertinents qui la serraient de trop près, et je l'ai quittée à l'entrée du couloir des premières, à cinquante pas de la loge n° 27, celle où Julia a été assassinée. Je n'en sais pas plus long, mais c'est bien suffisant, et si je voulais aller raconter mon aventure au juge d'instruction, en le priant de s'adresser à vous pour les renseignements complémentaires...
-- Vous ne ferez pas cela ! s'écria le Péruvien.
-- Non, si vous me donnez ces renseignements. Et, en vérité, vous auriez grand tort de me les refuser, au point où nous en sommes.
-- Mais, en admettant que je les possède, vous engageriez-vous, si je vous les livrais...
-- Je ne m'engagerais à rien ; il ne me convient pas de m'engager, puisque vous êtes d'ores et déjà à ma discrétion, tandis que je ne serai jamais à la vôtre. Mais vous devez comprendre que je ne tiens pas à vous écraser, et que vous avez tout intérêt à marcher d'accord avec moi.
-- Soit ! dit Simancas, poussé dans ses derniers retranchements. Je m'en rapporte à votre conscience. Quand je vous aurai appris ce que je sais, vous évaluerez vous-même le prix que vaut mon silence. D'ailleurs, je sais à qui j'ai affaire, et je suis certain que je n'aurai pas à me repentir de m'être fié à vous. Apprenez donc que nous avons, non pas vu, mais entendu tout ce qui s'est passé dans la loge. J'ai reconnu la voix de la marquise, et, de plus, Julia, pendant la discussion qui s'est engagée entre elles, l'a plusieurs fois appelée par son nom. Elle a été vive, cette discussion, et il s'agissait des lettres adressées par madame de Barancos au comte. Nous ne distinguions pas toutes les paroles, mais nous pouvions cependant suivre à peu près la conversation. Enfin, les lettres ont été restituées, et la marquise est sortie de la loge...
-- Comment ! c'est tout ?
-- Elle est sortie, mais elle est rentrée une minute après. Elle s'était ravisée sans doute. Elle s'était dit que la d'Orcival avait pu garder une lettre, et qu'il serait prudent de l'empêcher à tout jamais de parler. Alors la scène a été très-courte. Madame d'Orcival a dit : Quoi ! madame, c'est encore vous ! La marquise, au lieu de répondre, a frappé avec ce poignard-éventail que l'autre tenait probablement sur ses genoux... il en avait été question pendant le premier colloque. Nous avons entendu un cri étouffé, deux ou trois gémissements, puis rien que le bruit de la porte, ouverte et refermée rapidement. La marquise s'était enfuie, et l'ouvreuse ne s'était aperçue de rien. J'avais à peu près compris ce qui avait dû se passer. J'ai regardé par-dessus la séparation, et je n'ai rien vu. Le coup avait été fait dans le petit salon qui est au fond de la loge. Alors, nous sommes partis...
-- Sans vous inquiéter de la malheureuse Julia qui expirait derrière la cloison. Mes compliments bien sincères ! Vous êtes très-fort. Un autre aurait crié : Au meurtre ! Vous et votre digne ami le docteur, vous êtes sortis tranquillement, et vous avez conçu aussitôt l'ingénieux projet d'exploiter madame de Barancos.
-- À quoi bon la dénoncer ? dit cyniquement le Péruvien. En la livrant à la justice, nous aurions causé un gros scandale, et nous n'aurions pas ressuscité madame d'Orcival.
-- C'est juste. Il est vrai qu'on a accusé une innocente, qu'on l'a jetée en prison, et qu'elle aurait probablement été condamnée, si, par un hasard extraordinaire, son innocence n'eût pas été démontrée. Mais c'est là un détail insignifiant. Je reviens à votre découverte. Vous vous êtes, je suppose, présenté chez la marquise dès le lendemain !
-- Mon Dieu, oui. En pareil cas, on ne saurait agir trop tôt.
-- Et comment a-t-elle accueilli vos ouvertures ?
-- Assez mal, je dois le dire. J'avais pourtant procédé avec infiniment de délicatesse. Au lieu d'employer de gros mots, de parler de crime, d'assassinat, de cour d'assises, j'ai tout bonnement prévenu madame de Barancos que je l'avais reconnue dans la loge 27, que j'avais entendu le bruit de la querelle qui s'était engagée entre elle et la d'Orcival ; enfin, qu'ayant été très-lié autrefois avec Golymine, je connaissais la cause de cette querelle. Elle a compris bientôt que je savais tout, et elle est venue d'elle-même à composition.
-- Alors vous avez posé vos conditions ?
-- Oh ! pas toutes. Je ne voulais pas l'effrayer. J'ai demandé seulement à être admis chez elle, ainsi que ce cher Saint-Galmier, et j'ai obtenu sans difficulté nos grandes entrées. Nous en sommes là, et le moment est venu de frapper un grand coup, car je sens que le terrain sur lequel nous marchons n'est pas très-solide. La marquise nous supporte impatiemment, et elle voudrait bien reconquérir son indépendance. Je la soupçonne même de méditer une fugue... un brusque départ pour les Antilles ou pour les grandes Indes. Cette fuite dérangerait fort nos projets et les vôtres, et nous voulons l'empêcher. Pour ce faire, il n'y a qu'un moyen, c'est de lui dire nettement ce que je lui ai seulement laissé entendre, c'est de lui déclarer que nous avons été témoins du meurtre et de lui donner le choix entre une arrestation immédiate ou le payement, immédiat aussi, de deux malheureux millions... une bagatelle, pour une femme qui en a huit ou dix. Et c'est la nécessité où nous nous trouvons d'en finir qui m'a décidé à vous proposer d'agir de concert avec nous. L'union fait la force. Si vous consentez à nous prêter votre concours, nous réussirons sans aucun doute ; si nous nous divisons, tout peut manquer.
» Pourquoi ne vous chargeriez-vous pas de porter la parole, de lancer à la dame cette déclaration qui doit nous assurer la victoire ? Vous aurez demain une foule d'occasions de causer seul à seul avec la marquise. Pourquoi n'en profiteriez-vous pas pour poser un ultimatum... une bonne demande en mariage, habilement amenée après une conversation où il aurait été question du crime de l'Opéra, de Golymine et de votre serviteur... peut-être n'auriez-vous pas besoin de mettre les points sur les i... Madame de Barancos est femme à entendre à demi-mot et à conclure, séance tenante, car son goût s'accorde avec son intérêt pour vous épouser... et nous nous en rapporterions parfaitement à vous pour le reste, car nous serions bien sûrs qu'une fois marié, vous ne voudriez pas que votre femme restât sous la menace d'une dénonciation, et vous vous empresseriez de vous débarrasser de nous en payant le prix convenu.
-- Est-ce tout ? dit froidement le capitaine.
-- Oui. Vous acceptez ?
-- Je demande vingt-quatre heures de réflexion.
-- Alors, demain soir...
-- Demain soir, je vous ferai connaître ma réponse. Et je compte que d'ici là vous vous abstiendrez d'agir et de parler. C'est une condition sine qua non. Si vous ne l'observiez pas, j'userais sans pitié des armes que j'ai contre vous. Vous pourriez dénoncer madame de Barancos, mais je vous jure que je prendrais les devants, et que j'irais trouver M. Darcy, juge d'instruction, pour lui raconter le dialogue édifiant que j'ai entendu à la porte du cabinet de votre ami Saint-Galmier.
-- Vous n'aurez pas cette peine, dit avec vivacité le Péruvien. Le docteur et moi nous observerons jusqu'à demain soir la neutralité la plus complète. Nous ne dirons pas un mot à la marquise, et nous ne paraîtrons même pas à la chasse.
-- C'est bien. Maintenant, veuillez me laisser seul, conclut Nointel en se levant.
Simancas n'osa pas essayer de prolonger l'entretien. Il ne se dissimulait pas qu'il s'en allait battu, et que le capitaine, qui possédait maintenant le grand secret, n'avait rien promis. Mais ce Péruvien jugeait les autres d'après lui-même, et il faisait fonds sur les intentions qu'il prêtait à Nointel, à l'endroit de la marquise, pour espérer que tout s'arrangerait au mieux de leurs intérêts réciproques.
-- Il y viendra, se dit-il en regagnant tout doucement le hall, et s'il n'y vient pas... mal lui en prendra... j'aurai recours au grands moyens... et je vais prendre mes précautions à tout événement.
Pendant que le drôle s'éloignait sur la pointe du pied, Nointel arpentait à grands pas ce petit salon où il s'était flatté de passer une soirée si tranquille, et donnait des signes non équivoques d'une violente agitation.
-- Je n'en puis plus douter, disait-il entre ses dents, c'est elle qui a tué Julia, et, si je n'y mets ordre, ces gredins vont la rançonner d'abord et la dénoncer ensuite, car ils ne se contenteront pas de deux millions. Ils voudront tout, elle refusera, et alors... alors elle est perdue. Et moi qui allais l'aimer !... je ne suis même pas très-sûr de ne pas l'aimer déjà. Je voudrais bien savoir ce que ferait Gaston s'il était à ma place... mais je ne le consulterai pas... qu'il sauve mademoiselle Lestérel, j'en serai ravi... et je l'aiderai de tout mon cœur à la sauver... mais demain matin, sans plus tarder, j'avertirai la marquise.
» Je ne veux pas qu'elle aille aux galères.
CHAPITRE V
L'air était froid, le ciel clair, et la terre durcie par la gelée résonnait sous les pieds des chevaux. Le bois n'avait plus de feuilles, et la neige argentait encore les fougères jaunies par l'hiver. Les hautes branches des grands ormes frissonnaient sous la bise. Un temps à rester au coin du feu et à écouter en rêvant le chant mélancolique du vent qui souffle à travers les longs corridors du château.
La marquise et Nointel chevauchaient pourtant côte à côte dans une allée de la forêt. Deux grooms les suivaient à distance, deux grooms appareillés comme les doubles poneys qui les portaient. Madame de Barancos montait une jument noire très-vive qu'elle maniait avec une aisance merveilleuse ; Nointel, un cheval bai de grande taille et de grandes allures. Ils allaient au pas, et ils n'avaient pas encore échangé une parole. On eût dit qu'ils sentaient tous les deux que cette promenade matinale allait décider de leur destinée, et qu'ils répugnaient à engager par les banalités d'usage une conversation qui pouvait les lier ou les séparer à jamais.
Et, de fait, le capitaine était très-perplexe, et encore plus surexcité. Il avait passé une fort mauvaise nuit, et quoique sa résolution fût prise, il se demandait comment il allait l'exécuter. Dire à une femme qu'on l'accuse d'un crime abominable et qu'on lui conseille de fuir pour éviter la cour d'assises, ce n'est pas chose aisée quand cette femme est belle, quand elle est marquise, quand on a de bonnes raisons de croire qu'elle vous aime et quand on craint de l'aimer. En dépit de son expérience et de son aplomb, Nointel ne savait par où commencer. Il attendait que madame de Barancos lui fournît, par un de ses discours singuliers dont elle n'était pas avare, l'occasion d'aborder le sujet difficile.
Mais madame de Barancos, très-expansive d'ordinaire, se montrait ce jour-là réservée jusqu'à la froideur. Ce n'était certes pas qu'elle fût indifférente, car le sang montait à ses joues, et ses yeux étincelaient. On devinait que le feu couvait sous la cendre, et qu'un mot suffirait pour allumer l'incendie. Jamais, du reste, elle n'avait été plus belle. Sa toque de velours contenait à peine les magnifiques torsades de ses cheveux noirs, et son amazone serrée à la taille faisait admirablement valoir les opulences de son corsage.
-- Quel dommage ! pensait Nointel en la regardant à la dérobée.
Et sa physionomie exprimait si bien ce qu'il pensait que la marquise, choquée peut-être de cette déclaration muette, appliqua un vigoureux coup de cravache sur l'épaule de sa jument, qui partit comme un boulet de canon. Nointel, assez surpris, rendit la main à son cheval, et le mit au galop violent que venait de prendre tout à coup l'excentrique châtelaine.
L'allée était large et droite, mais à trois cents mètres de là elle aboutissait à une côte boisée et abrupte qui paraissait peu praticable. Nointel maintenait sa distance, et pensait que cette course effrénée allait s'arrêter au bas de l'escarpement, dont une barrière fixe de trois pieds de haut défendait l'accès. Il se trompait. La marquise enleva sa jument et franchit l'obstacle en écuyère consommée. Il fallut bien en faire autant, et ce n'était pas ce saut qui gênait le capitaine, car il montait à merveille. Mais, après la barrière, le chemin devenait plus étroit et beaucoup plus malaisé. Un vrai sentier de bûcherons, hérissé de grosses pierres, coupé par de profondes ravines et souvent barré par les jeunes pousses du taillis. Madame de Barancos ne s'arrêtait pas pour si peu. Elle allait à toute bride, courbée sur l'encolure, sans se soucier des branches qui lui fouettaient le visage. Nointel, faute de place pour galoper à côté d'elle, la suivait en pestant un peu contre l'étrange fantaisie qui la poussait à prendre d'assaut un coteau à peu près inaccessible. Ce fut bien autre chose quand ils arrivèrent, presque en même temps, au sommet de la pente. Nointel retint son cheval, et en se retournant sur sa selle, il aperçut les deux grooms qui avaient mis pied à terre et qui cherchaient, sans y réussir, à mener leurs poneys par la bride à travers le taillis afin de tourner la barrière.
-- Si c'est un tête-à-tête qu'elle cherche, dit-il entre ses dents, elle l'a aussi complet qu'elle pouvait le désirer. Jamais ses gens ne parviendront à nous rejoindre. J'espère du moins qu'elle va s'arrêter sur cette cime faite pour les chèvres.
Il avait tort d'espérer. Le sentier continuait sur le revers de la colline, taillée de ce côté en précipice. Madame de Barancos se lança sans hésiter sur cette pente infernale qui avait tout l'air d'aboutir à quelque gouffre.
-- Ah çà, mais elle veut donc se tuer ! s'écria le capitaine. Eh bien, nous serons deux.
Et il prit sans hésiter le périlleux chemin où elle venait de se jeter, au risque de se rompre le cou. Il en avait vu de plus mauvais au Mexique et en Algérie, mais il montait alors des chevaux barbes qui ont le pied sûr et l'instinct des chamois pour dégringoler parmi les rochers, et il se défiait des jambes de son demi-sang accoutumé à galoper sur des allées sablées. Il n'y avait pourtant pas moyen de reculer, et il s'en tira à son honneur. Vigoureusement soutenu par un poignet de fer, l'anglo-normand ne broncha point, mais il ne réussit pas à rattraper son compagnon à la descente.
Lorsque Nointel arriva au bas de la colline, il vit la marquise assise sur une roche moussue, et sa jument haletante arrêtée contre un saule, les rênes sur le cou. Il y avait là un amoncellement de blocs de granit surplombant un clair ruisseau qui murmurait sur les cailloux ; des chênes séculaires entouraient une sorte d'arène circulaire tapissée de bruyères, et de grands bouleaux au tronc blanc se dressaient comme des fantômes dans les profondeurs de la futaie.
-- Quel décor pour une scène de roman ! murmura le capitaine, en sautant lestement à terre. Assurément, ce n'est pas sans intention qu'elle m'a amené ici.
Puis, s'approchant de madame de Barancos, qui le regardait en fronçant le sourcil :
-- Vous m'avez fait une peur effroyable, dit-il avec une émotion très-sincère. C'est un miracle que votre jument ne se soit pas abattue sur ce chemin de casse-cou. Pourquoi jouer ainsi votre vie ?
-- Ma vie ! Je n'y tiens pas, répondit la marquise d'un air sombre.
-- Vous me permettrez de ne pas vous croire.
Madame de Barancos fit un geste d'indifférence et reprit :
-- Je sais ce que vous allez me dire... ma fortune, mon titre, ma jeunesse, ma beauté... Que m'importe tout cela, puisque je ne suis pas aimée ?
-- Et si je vous disais que je vous aime, s'écria Nointel qui n'était pas préparé à recevoir de sang-froid une attaque si directe.
-- Vous me l'avez déjà dit deux fois ; vous ne me l'avez pas encore prouvé.
-- Quelle preuve exigez-vous donc ?
-- Un sacrifice que vous ne m'avez pas offert et que je ne vous demanderai jamais.
-- Un sacrifice !
-- Oui. Ne m'interrogez pas. Je refuserais de vous répondre. Mais je puis vous apprendre ce que j'ai résolu de faire. Nous ne nous reverrons plus. Je vais quitter la France, et je n'y reviendrai jamais.
Nointel tressaillit. Il pensait :
-- Je sais bien pourquoi elle veut partir. Allons ! il n'y a plus de doutes. C'est elle qui a tué Julia.
-- J'avais fait un rêve, reprit la marquise. J'avais rêvé de m'enfuir au fond d'une solitude, là-bas, au pays du soleil, de m'y cacher, de renoncer à cette existence mondaine qui m'excède, et de vivre au désert avec l'amant que j'avais choisi. C'était un rêve. Je partirai seule.
-- Partir ! qui vous y force ? Pourquoi aller chercher si loin le bonheur ?
-- Parce que je suis jalouse, parce que je veux que l'homme que j'aime ne soit qu'à moi, parce que je souffrirais trop dans ce Paris où on prend le plaisir pour l'amour, parce que j'y ai déjà été trahie.
-- Vous avez donc déjà aimé !
-- Avec fureur. Vous vous étonnez que je l'avoue ? Vous ne me connaissez pas. Oui, j'ai aimé, et celui que j'aimais m'a lâchement abandonnée. Je l'ai maudit. Dieu l'a puni. Dieu ne m'a pas fait la grâce de me guérir de l'amour. Je croyais, j'espérais que mon cœur était mort, que je ne vivrais plus que pour m'étourdir, pour chercher à oublier le passé. Je me trompais. J'aime encore et j'aime sans espoir, car vous ne me comprendrez jamais. Vous croyez m'aimer, parce que je vous plais. Vous ne m'aimez pas. Et si je cédais à la passion qui m'entraîne vers vous, je me condamnerais à d'horribles tortures. Mieux vaut nous séparer, car je sens que je n'aurais jamais la force de m'arrêter sur la pente où je glisse malgré moi. C'est pour vous dire cela que je vous ai amené ici. Mon langage vous surprend. Vous me prenez pour une folle. C'est vrai, je suis folle, car je ne sais point, comme vos femmes de France, cacher ce que j'éprouve. Je ne sais point calculer mes paroles et déguiser mes faiblesses. Je vous ai aimé le jour où je vous ai vu pour la première fois, et je vous le dis, comme je vous ai dit que j'avais eu un amant, comme je vous dirais : Je vous hais, si vous me trompiez après que je me serais donnée à vous.
Pendant que la marquise lançait aux échos de la forêt cette véhémente tirade, Nointel faisait, il faut bien en convenir, une assez sotte figure. Ce n'était pas qu'il ignorât l'art de parler le langage ardent de l'amour passionné. En toute autre occasion, il n'aurait eu aucune peine à donner la réplique à madame de Barancos, car son cœur s'était mis de la partie, et l'éloquence qui vient du cœur coule de source. Mais, cette fois, il ne se trouvait pas au diapason. Les arbres, les rochers, la source, tout ce cadre sauvage et grandiose aurait dû l'inspirer ; mais le souvenir de certaines réalités menaçantes chassait les idées poétiques. Malgré lui, il pensait à la loge de l'Opéra, aux deux drôles qui, d'un mot, pouvaient envoyer en prison l'ancienne maîtresse de Golymine. Et il se disait que l'heure était venue de répondre à la déclaration brûlante d'une femme adorable par un avertissement sérieux, de jeter de la glace sur ce volcan, de couper court à ces transports en interrogeant comme un juge et en conseillant comme un ami. Par quelle transition ramener sur la terre une conversation qui tendait à prendre son vol vers les étoiles ?
-- Et si je vous disais, moi, commença-t-il, si je vous disais que je suis jaloux du passé ? Si je vous disais que je sais le nom de cet amant qui vous a trahie, et que ce nom me fait horreur ?
Cette brusque attaque était précisément le contraire d'une transition, mais le résultat fut le même.
La marquise se leva d'un bond, croisa ses bras sur sa poitrine, et d'un air hautain :
-- Prononcez-le donc, ce nom, puisque vous le savez.
Ses joues avaient pâli, ses yeux lançaient des éclairs. Elle était superbe. Nointel l'admirait, mais il ne faiblit pas.
-- Votre amant, dit-il, s'appelait ou se faisait appeler le comte Golymine.
-- C'est vrai, répondit froidement madame de Barancos. Vous le méprisiez, n'est-ce pas ? Croyez-vous donc que je l'estimais ? Je l'aimais, c'était assez. Et je ne renie pas, je ne renierai jamais l'homme que j'ai aimé.
-- Vous êtes héroïque, car cet homme était un misérable.
-- Qu'en savez-vous ?
-- Je sais qu'il a indignement abusé des lettres que vous lui aviez écrites.
-- Qui vous a dit cela ? Qui vous a dit que j'ai été sa maîtresse ?
-- Qui ? Un drôle que vous subissez parce qu'il a surpris vos secrets. Il est venu hier me proposer de me les vendre.
-- Et vous les lui avez achetés !
-- Non. Il me les a livrés. Il espère que je consentirai à les exploiter de compte à demi avec lui. Je ne l'ai pas détrompé. Je voulais le forcer à se démasquer, afin de vous sauver.
-- Me sauver ! dit la marquise avec dédain. Vous croyez donc que ce coquin pourrait me perdre ! Vous croyez que je n'aurai pas le courage de braver l'opinion du monde ! Peu m'importe qu'il dise partout que Golymine a été mon amant. Après comme avant, j'irai la tête haute.
-- Pourquoi donc, si vous ne les craignez pas, recevez-vous le général Simancas et le docteur Saint-Galmier, deux intrigants que Paris s'étonne déjà de voir accueillis dans votre noble maison ?
-- Parce que j'ai eu un moment de faiblesse, parce que j'espérais me débarrasser d'eux en les payant. Vous m'apprenez qu'ils osent me menacer. Je vous remercie. Je vais les chasser. Ils diront de moi ce qu'ils voudront. Je ne prendrai même pas la peine de les démentir.
-- Même s'ils allaient trouver le juge d'instruction ? demanda Nointel, après un silence.
La marquise tressaillit, mais elle ne perdit point contenance, et elle répondit d'une voix assurée :
-- Expliquez-vous plus clairement, car je ne comprends pas.
-- Madame, reprit le capitaine beaucoup plus ému qu'elle, je vous jure que, si votre honneur et votre vie n'étaient pas en jeu, je me tairais ; mais vous me forcez à parler.
-- Parlez donc ! J'attends.
Nointel pensait avoir trouvé un moyen détourné d'aborder la terrible question ; il en usa.
-- Ce bouton, dit-il, ce bouton de manchette que vous m'avez pris en valsant avec moi...
-- Eh bien ?
-- Savez-vous où on l'a trouvé ?
-- On a trouvé ce bouton ! s'écria la marquise. Il n'est donc pas à vous ?
-- Vous savez bien que non, dit Nointel, stupéfait de l'aplomb qu'elle montrait.
-- Si j'avais su qu'il ne vous appartenait pas, je ne l'aurais pas mis sur mon cœur, reprit madame de Barancos, en arrachant d'un mouvement brusque une chaîne très-mince qui entourait son cou.
Le bijou accusateur pendait au bout du fil d'or ; elle le jeta plutôt qu'elle le remit au capitaine.
-- Reprenez-le, dit-elle avec colère. Peu m'importe maintenant d'où il vient. Mais vous vous êtes joué de moi, et vous allez m'apprendre quel était le but de cette sotte plaisanterie.
-- Ce n'était pas une plaisanterie, c'était une épreuve.
-- Je comprends moins que jamais.
-- Ce bouton a été ramassé dans le sang près du cadavre de Julia d'Orcival assassinée.
-- Quelle horreur ! Et vous êtes cause que je l'ai porté ! Ce que vous avez fait est indigne.
-- Je croyais qu'il vous appartenait, dit Nointel en regardant la marquise en face.
Elle pâlit, mais ce n'était pas de peur, car elle répondit vivement :
-- Alors vous m'accusez d'avoir tué cette femme ?
-- À Dieu ne plaise que je vous accuse ! Je donnerais dix ans de ma vie pour acquérir la certitude que vous êtes innocente.
-- Alors, vous me soupçonnez. Et pourquoi ? Parce que ce bijou porte l'initiale de mon nom ? Convenez que c'est absurde.
-- S'il n'y avait que cet indice...
-- Il y en a donc d'autres ? Faites-les-moi connaître. Je veux tout savoir.
-- Avez-vous oublié qu'à ce bal de l'Opéra où le meurtre a été commis, vous avez pris mon bras ?
-- Ah ! vous m'avez reconnue. Je m'en doutais. C'est vrai. J'étais à ce bal.
-- Je vous ai quittée à l'entrée du corridor des premières, du côté droit.
-- C'est encore vrai. Et la loge où cette malheureuse est morte se trouve précisément de ce côté. Cela ne prouve pas que j'y sois entrée.
-- Vous me forcez à vous dire qu'on vous y a vue.
-- Voilà donc où vous vouliez en venir. Enfin, je comprends tout. Ce coquin de Simancas vous a dit qu'il avait entendu ma voix dans cette loge...
-- A-t-il menti ?
-- Non. J'y étais.
-- Vous l'avouez.
-- Sans doute. Je vais même vous apprendre pourquoi j'y étais.
-- Simancas me l'a dit.
-- Il vous a dit, je suppose, que je venais demander à Julia d'Orcival des lettres qu'elle possédait, des lettres que j'avais écrites au comte Golymine. C'est la vérité, mais il n'a pas osé vous dire que j'avais assassiné cette femme.
-- Vous vous trompez, madame. Il m'a dit cela, et il le répètera au juge d'instruction, si vous n'acceptez pas les conditions qu'il va vous poser.
-- Et ces conditions, vous me conseillez de les accepter ?
-- Non, car Simancas et son associé seraient insatiables. Quand ils vous auraient arraché une partie de votre fortune, ils exigeraient le reste. Je vous conseille de fuir.
Le sang monta au front de madame de Barancos, mais elle ne répondit pas, et Nointel, qui prit son silence pour un aveu, continua ainsi :
-- Et c'est pour vous donner le temps de quitter la France que j'ai feint d'accepter les ignobles propositions de ce chenapan. J'ai exigé de lui une promesse, et j'ai le moyen de le forcer à la tenir. Il dépend de moi de l'envoyer au bagne. Il ne parlera donc pas, tant qu'il pourra tirer parti du secret qui vous met à sa discrétion. Mais si vous le chassiez, il n'aurait plus rien à perdre, et n'ayant plus rien à gagner en restant à Paris, il passerait la frontière et il vous dénoncerait. Il faut que vous partiez avant lui.
-- Il s'est adressé à vous... il vous a choisi pour confident !
-- Il croit que je vise à vous épouser parce que vous êtes riche et que tous les moyens me seront bons. J'ai eu bien envie de le jeter par la fenêtre, mais je songeais à vous, et je savais qu'un éclat perdrait tout. Mieux valait l'écouter et vous avertir. Il n'a pas soupçonné mon projet, car il ne supposait pas que je vous aimais pour vous-même...
-- Vous m'aimez, dites-vous... et pourtant vous me jugiez coupable... et, quand je vous parlais tout à l'heure de mes rêves de bonheur à deux, loin d'ici, dans une solitude, vous pensiez sans doute que la passion dont je faisais étalage n'était qu'un prétexte pour déguiser le véritable motif qui m'obligeait à fuir. Vous vous taisez ! j'ai deviné.
-- Et quand j'aurais pensé cela, croyez-vous donc que j'aurais pu arracher de mon cœur un amour qui fera le malheur de ma vie ? Oui, je pense que vous êtes coupable, je pense qu'emportée par la colère, vous avez frappé une femme qui avait été votre rivale, qui vous menaçait, qui vous insultait peut-être... Vous n'aviez pas prémédité le meurtre, puisque l'arme ne vous appartenait pas... Je pense que vous avez commis un crime, mais il est des crimes qui n'avilissent pas.
-- Et si je n'avais pas commis ce crime, interrompit madame de Barancos ; si je prouvais que ma main ne s'est pas souillée de sang, que je n'ai rien à me reprocher... rien qu'une imprudence fatale ?
-- Si vous prouviez cela, je vous supplierais de me choisir pour écraser les misérables qui vous accusent, pour vous défendre contre ceux qui oseraient mal parler de vous, et quand j'aurais fait taire les calomniateurs et les médisants, je vous suivrais au bout de la terre, s'il vous plaisait d'y vivre avec moi.
-- Je ne vous demanderais pas ce sacrifice ; car je ne puis me justifier du meurtre qu'en confessant une de ces fautes que le monde où nous vivons tous les deux ne pardonne pas. Le juge qui recevra mes aveux saura que j'ai été la maîtresse du comte Golymine, il saura que mes lettres...
-- Quoi ! vous voulez...
-- Je veux tout dire. Demain, je demanderai une audience à M. Roger Darcy. N'est-ce pas lui qui est chargé de cette affaire ?
-- Sans doute, mais...
-- Si, par une faiblesse dont je rougis, je n'avais pas tant tardé à me présenter à lui, je me serais épargné bien des douleurs et bien des hontes. Vous ne m'auriez pas soupçonnée, et peut-être on n'aurait pas accusé une innocente, car elle est innocente, n'est-ce pas ? cette jeune fille qu'on avait arrêtée. Elle a été remise en liberté, m'a-t-on dit.
-- Oui, après bien des jours.
-- Je vous jure que, si je me suis tue, c'est que je la croyais coupable. Si j'avais pu penser qu'elle ne l'était pas, rien ne m'eût arrêtée. J'aurais couru chez son juge, et je lui aurais raconté ce que j'avais vu. Mais je pensais au contraire que mon témoignage ne ferait que l'accabler.
-- Qu'avez-vous donc vu ? s'écria Nointel qui commençait à se perdre dans les phrases incidentes de madame de Barancos.
-- Écoutez-moi, dit la marquise en se laissant tomber sur ce banc de roche où elle s'était déjà assise en arrivant à la clairière après une course effrénée. Vous allez entendre tout ce que M. Darcy apprendra demain, et quand vous m'aurez entendue, vous me jugerez.
Le capitaine, très-ému, se tenait debout devant elle, une main passée dans la bride de son cheval, son autre main serrait convulsivement le bouton d'or trouvé par madame Majoré. La jument favorite de la marquise allongeait son cou et appuyait doucement sa tête sur les genoux de sa maîtresse.
-- Je vous ai dit que j'avais été trahie par le seul homme que j'eusse encore aimé, commença la marquise, trahie pour une femme qui vendait sa beauté. Je faillis en mourir, et ceux qui m'ont vue alors étonner Paris de mes luxueuses folies n'ont jamais deviné que je cherchais à m'étourdir. Ma liaison avec le comte était restée secrète, et après notre séparation, je ne crois pas qu'il ait eu la lâcheté de la révéler, même à ses indignes amis, même à sa nouvelle maîtresse. La blessure qu'il m'avait faite en m'abandonnant était à peine cicatrisée, lorsque la nouvelle de sa mort vint me frapper comme un coup de foudre, et j'étais à peine remise de cette secousse, quand je reçus une lettre de cette Julia d'Orcival, une lettre où elle me disait qu'un hasard -- quel hasard ? je n'en sais rien encore -- qu'un hasard avait mis entre ses mains mes lettres à Wenceslas, qu'elle était disposée à me les rendre, et qu'elle me les remettrait au prochain bal de l'Opéra, dans la loge 27. J'hésitai longtemps, mais j'avais tout à craindre d'une femme qu'aucun scrupule ne devait arrêter pour me nuire, si je refusais de me soumettre à l'humiliation qu'elle voulait m'imposer. Je me décidai enfin à aller au bal, et j'y allai.
-- Assez tard, si mes souvenirs me servent bien. Je vous ai rencontrée au moment où vous y arriviez.
-- Le rendez-vous était fixé à une heure et demie. J'ai été exacte, quoiqu'il m'eût fallu prendre de grandes précautions pour sortir de mon hôtel sans être vue par mes gens. Mon vieil intendant était seul dans la confidence de mon excursion nocturne. Il s'était chargé d'amener un fiacre devant la petite porte du jardin et de veiller à cette porte pour me l'ouvrir à mon retour. Il était donc une heure et demie quand je suis entrée à l'Opéra, un peu plus quand vous m'avez quittée à la suite d'un incident que vous connaissez. J'étais cependant arrivée trop tôt, car l'ouvreuse qui gardait la loge m'a dit qu'elle avait ordre de ne laisser entrer qu'une seule personne à la fois ; qu'un domino y avait été reçu par la locataire une demi-heure auparavant, que ce domino y était encore, et que je devais attendre qu'il sortît. J'ai cru alors à une mystification, et j'allais partir, car j'étais outrée de l'impertinence de cette fille qui me faisait venir au bal pour se moquer de moi ; mais presque aussitôt la porte s'est ouverte, et j'ai vu passer la femme qui avait eu une audience avant moi.
-- Grande, mince, élancée, en domino très-simple, dit vivement le capitaine, qui pensait à mademoiselle Lestérel.
-- Non, répondit la marquise, après avoir un peu réfléchi ; celle que j'ai vue était au contraire de taille moyenne, et elle portait un domino garni de riches dentelles.
-- C'est singulier, murmura Nointel.
-- Je l'ai d'autant mieux remarquée que je l'ai vue deux fois, reprit madame de Barancos.
La place était libre, l'ouvreuse m'a introduite, et je me suis trouvée seule avec Julia d'Orcival ; elle portait un domino noir et blanc, et elle s'était démasquée pour causer avec la personne qui m'avait précédée, peut-être aussi pour que je la reconnusse. Je l'avais vue souvent au Bois. C'était bien elle. En me voyant, elle a remis son masque, et quittant le petit salon du fond où elle se tenait, elle s'est avancée sur le devant de la loge. J'ai commis la faute de l'y suivre et de lui dire là quelques mots qui ont été entendus. Ce Simancas, qui m'avait à peine entrevue jadis à la Havane, était dans la loge voisine avec un autre drôle. Il m'a reconnue, et vous savez s'il a abusé de cette découverte.
Peut-être Julia d'Orcival avait-elle fait exprès de me compromettre en me forçant à me montrer, car elle est revenue très-vite dans l'arrière-loge, et je m'y suis assise avec elle. J'ai remarqué alors qu'elle tenait à la main un éventail japonais, et elle a affecté de tirer le poignard caché dans la gaine, comme si elle eût voulu me faire voir qu'elle était en mesure de se défendre. Je ne songeais qu'à reprendre mes lettres, et comme je supposais qu'elle comptait me les vendre, j'avais apporté une grosse somme en billets de banque, et j'ai commencé par la lui offrir.
-- Elle l'a refusée ?
-- Avec colère, et l'entretien a pris aussitôt une tournure violente. Elle a osé me railler. Peu s'en est fallu qu'elle ne m'insultât, et vingt fois j'ai été sur le point de partir. Mais quand elle voyait que j'allais me lever, elle changeait de ton, elle me jurait qu'elle n'avait pas l'intention de me nuire, tout en me faisant sentir qu'il dépendait d'elle de me perdre de réputation. Que Dieu pardonne à cette malheureuse ! Elle avait le génie de la méchanceté et de la ruse. Ce n'est qu'après avoir subi pendant près d'une heure ses discours entortillés que j'ai compris où elle voulait en venir. Elle s'imaginait que son dernier amant venait de la quitter pour me faire la cour.
-- Gaston Darcy.
-- Oui, votre ami ; et elle s'était mise en tête d'obtenir de moi la promesse de ne pas l'épouser. J'ai reçu cette proposition d'un tel air qu'elle n'a plus insisté. Avec son intelligence diabolique, elle a compris tout de suite qu'elle faisait fausse route, et que M. Darcy m'était indifférent. Et, dès lors, la conférence a tiré à sa fin. Après quelques façons, elle m'a remis les lettres, en me jurant qu'elle n'en avait pas gardé une seule, et je me suis hâtée de sortir.
» C'est alors, au moment où je mettais le pied dans le corridor, que je me suis presque heurtée contre le domino qui m'avait précédé dans la loge. Je l'avais vu en sortir ; cette fois, je l'ai vu y entrer.
-- Quoi ! s'écria Nointel, cette femme revenait, et il y avait une heure qu'elle était sortie de la loge.
-- Oui, répondit madame de Barancos, et je suppose qu'elle attendait depuis un certain temps dans le corridor. Elle s'y tenait adossée à la muraille, guettant mon départ. Dès qu'elle m'a vue, elle s'est approchée de l'ouvreuse, elle lui a parlé bas et elle est entrée.
-- Vous êtes certaine que c'était la même personne, la personne que Julia avait reçue avant vous ?
-- Tout à fait certaine. Je l'ai reconnue à sa taille, à sa tournure, à sa démarche, aux dentelles de son domino.
-- C'est elle, à n'en pas douter, qui a tué la d'Orcival.
-- Je l'ai toujours pensé, et quand j'ai appris qu'on avait arrêté cette jeune fille, j'ai cru qu'on ne s'était pas trompé, que c'était elle qui m'avait succédé dans la loge.
-- Mademoiselle Lestérel ! mais il me semblait que vous la connaissiez. N'a-t-elle pas chanté souvent chez vous ?
-- Oui, dans de grands concerts avec vingt autres artistes. Je ne l'avais pas assez remarquée pour la reconnaître, surtout sous un voile épais qui me cachait son visage.
-- Et vous n'avez pas entendu sa voix, quand elle a dit quelques mots à l'ouvreuse ?
-- Non, j'avais hâte de m'éloigner. Je ne me suis pas arrêtée. Mais cette ouvreuse l'a entendue ; elle m'a entendue aussi. Comment ne l'a-t-on pas interrogée, confrontée avec mademoiselle Lestérel ?
-- Tout cela a été fait. On n'a rien pu tirer d'elle. Non seulement elle est à moitié folle, mais, de plus, elle s'était mis en tête une idée extravagante. Elle prétendait que le crime avait été commis par un homme, par un M. Lolif, qui a dansé le cotillon chez vous. Et cette sotte visée lui fermait l'esprit à toute autre supposition. Si je vous disais, madame, que je l'ai questionnée moi-même !
-- Vous ! quel intérêt aviez-vous donc à vous mêler de cette lamentable affaire ?
-- Gaston Darcy est mon ami intime, et Gaston Darcy aime mademoiselle Lestérel.
-- Pauvre jeune homme ! combien il a dû souffrir ! Elle est libre, m'avez-vous dit ?
-- Libre provisoirement ; mais les poursuites seront abandonnées, car il est prouvé qu'elle n'était plus à l'Opéra au moment où le crime a été commis.
-- Elle y était donc allée ?
-- Oui. Il y a eu des fatalités dans cette étrange histoire. On a accusé mademoiselle Lestérel parce que le poignard japonais lui appartenait. Et moi je vous accusais, parce que je croyais que le bouton de manchette qu'on a trouvé près du cadavre de Julia était à vous.
-- Qui l'a trouvé, ce bouton ?
-- L'ouvreuse, précisément, et je tiens à vous apprendre comment il a passé de ses mains dans les miennes, comment j'ai été amené peu à peu à vous soupçonner, vous, madame, que j'avais à peine entrevue, quelquefois, de loin.
» Je viens de vous dire que Gaston Darcy aime mademoiselle Lestérel. Il l'aime à ce point, qu'il était décidé à l'épouser, et, quoique je ne l'aie pas rencontré depuis quelques jours, je sais que sa résolution n'a pas changé.
-- Votre ami est un noble cœur, dit madame de Barancos avec une intention que le capitaine saisit très-bien.
-- Si j'étais à sa place, je ferais comme lui, répliqua-t-il vivement. On ne l'accusera pas d'agir par intérêt : la femme qu'il aime est pauvre.
-- Elle est bien heureuse. J'oubliais que je suis riche, moi. Continuez, monsieur.
-- Darcy m'a demandé de l'aider à prouver l'innocence de cette jeune fille, et j'ai entrepris avec enthousiasme cette tâche difficile. Nous avons ouvert une sorte d'enquête. Le hasard a fait que je connaissais l'ouvreuse, qui a deux filles dans le corps du ballet. Je l'avais vue souvent au foyer de la danse. Je l'ai invitée à souper, je l'ai longuement questionnée... c'était le lendemain du bal... le soir où je vous ai parlé pour la première fois.
-- Dans l'avant-scène où votre ami vous a amené ?
-- Oui ; et j'ai été on ne peut plus surpris de vous y voir. Je savais que vous aviez passé au bal masqué une partie de la nuit précédente, puisque je vous y avais rencontrée... et je ne sais pourquoi l'idée m'est venue...
-- Que je me montrais au théâtre pour qu'on ne me soupçonnât pas d'être allée au bal. Vous aviez deviné.
-- J'avais été frappé aussi d'un autre fait. J'avais dîné par hasard à la Maison-d'Or avec Simancas, et il s'était vanté d'avoir été reçu par vous le jour même.
-- C'était vrai.
-- Il m'a paru étrange que votre maison fût ouverte à un homme d'une réputation si équivoque. J'ai cherché l'explication de la faveur qu'il vous avait plu de lui accorder...
-- Et vous vous êtes dit que sans doute lui aussi m'avait vue au bal de l'Opéra où vous m'aviez reconnue. Vous ne vous trompiez pas. À quatre heures, le dimanche, ce drôle s'est présenté chez moi, prétextant qu'il avait à me faire une communication très-importante. Je l'ai vu, et j'ai compris dans quelles mains j'étais tombée. Il a commencé par m'apprendre que madame d'Orcival avait été assassinée. Cette nouvelle m'a bouleversée, car je l'ignorais encore. Alors, profitant du trouble où elle m'avait jetée, il m'a déclaré impudemment qu'il m'avait reconnue dans la loge de cette femme, qu'il avait entendu ma conversation avec elle, et qu'il publierait partout ce qu'il savait, si je n'acceptais pas ses conditions. Il exigeait que je lui accordasse ses entrées chez moi, que je me montrasse en public avec lui, protestant qu'il n'abuserait pas de ces faveurs, que son seul but était de se relever dans l'opinion du monde. Il a fait quelques allusions à d'anciennes relations qu'il avait eues avec le comte Golymine. J'ai cédé.
-- Et, le soir même, au café Tortoni, dans le salon le plus en vue, vous subissiez sa compagnie et celle de son acolyte Saint-Galmier.
-- Oui, et je l'ai subie ailleurs encore. Je l'ai mené au Bois dans ma voiture, je l'ai invité à mon bal, à ma chasse. Mais j'étais déjà lasse des exigences de ce misérable, j'étais résolue à ne pas les tolérer plus longtemps, et je vous jure que si j'avais pu supposer qu'il m'accusait d'avoir assassiné la d'Orcival, je l'aurais déjà fait jeter hors de chez moi.
-- Alors, il ne vous avait pas dit...
-- Rien de pareil. Il s'est borné à me représenter adroitement tous les chagrins que pouvait attirer sur moi la mort de cette femme, si on venait à savoir que je m'étais trouvée dans sa loge peu d'instants avant le meurtre. Il m'a dit que je serais citée en justice, obligée de confesser que j'étais allée au rendez-vous donné par Julia d'Orcival pour reprendre des lettres écrites par moi à un amant ; il m'a même laissé entendre que je pourrais être inquiétée à propos de ce meurtre et mise en demeure de me justifier. Mais il n'a pas osé m'accuser de l'avoir commis.
-- S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il sait que vous n'y êtes pour rien, et s'il sait cela, il pourrait désigner la femme qui a frappé. Il écoutait contre la cloison. Il a dû vous entendre sortir, puis la porte se rouvrir... oui, il a entendu, il me l'a dit hier... et il est impossible qu'il ne se soit pas aperçu que ce n'était plus la même voix. Mais je le forcerai à parler, le misérable. Et il m'aidera, malgré lui, à trouver la coupable... car je la trouverai.
-- Ce bouton aussi vous aidera ; vous le remettrez au juge, et on découvrira un jour à qui il appartient. Mais vous ne m'avez pas encore dit pourquoi vous supposiez qu'il était à moi.
-- Parce que certaines apparences vous accusaient, parce que je partais d'une idée fausse, parce que ce bijou portait l'initiale de votre nom...
-- Du nom de mon mari. Je m'appelle Carmen de Penafiel.
-- Carmen ! répéta Nointel avec un accent qu'un amoureux pouvait seul trouver.
Il n'en était pas moins vrai qu'il ne s'était jamais préoccupé de connaître le nom que portait la marquise avant d'épouser un gouverneur de l'île de Cuba.
-- Moi, je savais que vous vous appeliez Henri, dit-elle vivement.
Puis, arrêtant d'un geste l'élan passionné qui allait précipiter Nointel à ses pieds :
-- Vous ne doutez plus de moi, reprit-elle d'une voix vibrante ; vous ne croyez plus que j'ai souillé ma main du sang de cette femme. Mais le juge doutera, lui. Il faudra lui prouver que je ne mens pas. A-t-il vu ce bijou ?
-- Non, j'ai pris sur moi de le garder... je voulais...
-- Tenter une expérience qui n'a pas produit le résultat que vous attendiez, interrompit la marquise en souriant tristement. Mais vous allez le remettre à M. Roger Darcy. Que lui direz-vous en le lui remettant ?
-- La vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je lui dirai qu'au lieu de faire disparaître un objet qui eût été une preuve terrible contre vous, si vous aviez tué Julia, vous avez pris plaisir à le porter de façon à ce que tout le monde le vît ; je lui dirai que vous me l'avez rendu spontanément, que vous m'avez conseillé de le lui remettre.
-- Et moi alors je lui dirai tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai entendu pendant cette horrible nuit. Je lui décrirai cette femme qui est entrée avant moi et après moi. Je lui répèterai les propos que m'a tenus Julia d'Orcival.
-- Vous vous les rappelez ?
-- Comment les aurais-je oubliés ? Chacune des paroles de cette femme me blessait au cœur, et les blessures qu'elle m'a faites ne sont pas fermées ; et, parmi ces paroles, il en est une que j'ai retenue entre toutes, car elle me l'a lancée en me remettant les lettres après une longue et orageuse discussion. Elle m'a dit : Reprenez-les, madame ; je puis bien faire pour vous ce que je viens de faire pour deux autres maîtresses de Wenceslas Golymine.
-- Deux ! répéta Nointel.
-- Oui, et elle a ajouté : Je n'ai pas eu de peine à m'entendre avec celles-là, car ce ne sont pas de grandes dames, et je ne crains pas qu'elles me prennent mon amant pour se venger de ce que Wenceslas les a quittées ; ce sont d'humbles bourgeoises qui ne m'ont jamais fait de mal et qui ne m'en feront jamais.
-- D'humbles bourgeoises, murmura le capitaine. La sœur de mademoiselle Lestérel est bien une bourgeoise ; l'autre aussi, à ce qu'il paraît. Julia ne l'a pas nommée ?
-- Elle n'a prononcé qu'un nom, celui du comte, qu'elle affectait de me jeter sans cesse à la face pour m'humilier.
-- Mais, depuis, lorsque cette jeune fille a été arrêtée, ne vous êtes-vous pas demandé si ce n'était pas l'autre qui avait frappé ?
-- Non. Je l'avoue. Je n'avais pas de motif pour m'intéresser à une artiste qui avait chanté chez moi, comme bien d'autres, et qui n'avait jamais attiré mon attention. D'ailleurs, les journaux affirmaient qu'elle était coupable. Je le croyais comme tout le monde, et la pensée ne m'est pas venue de refaire le travail du juge.
-- Vous ne le pouviez pas. Ç'eût été vous perdre. Mais maintenant que vous êtes déterminée à tout dire, c'est cette autre qu'il faut chercher. Tant que la justice ne l'aura pas trouvée, il restera des doutes sur votre innocence.
-- Non, car je demanderai à M. Darcy de me soumettre à une épreuve décisive. Je lui demanderai de faire jouer dans son cabinet la scène qui s'est passée dans le corridor de l'Opéra, devant la porte de la loge. Je mettrai le domino que je portais cette nuit-là, le voile de dentelle qui me cachait le visage. L'ouvreuse y sera. On ne l'aura pas prévenue. Je m'approcherai d'elle, et je lui dirai mot pour mot ce que je lui ai dit quand je l'ai abordée. Si stupide ou si folle que soit cette créature, il est impossible qu'elle ne me reconnaisse pas, et alors je me fais fort de réveiller ses souvenirs. Je lui rappellerai qu'au moment où je sortais de la loge, une autre femme en domino y entrait...
-- Et personne ne pourra nier que c'est cette femme qui a frappé. Oui, l'épreuve sera décisive, et M. Darcy l'imposera aussi à mademoiselle Lestérel qui se trouverait justifiée, si elle ne l'était déjà. Quand vous la verrez sous le domino très-simple qu'elle portait, vous affirmerez que ce n'est pas elle qui vous a remplacée dans la loge, et l'ouvreuse le dira aussi. Ah ! madame, c'est votre courage qui, en vous sauvant, nous sauvera tous.
-- Étiez-vous donc en péril, vous aussi ? demanda la marquise avec un sourire triste.
-- Je courais le plus grand de tous les dangers, puisque j'étais menacé de vous perdre, s'écria Nointel. Ne parliez-vous pas de quitter la France ?
-- Croyez-vous donc que j'y resterai ? Non, monsieur. Ma résolution est prise. Je ferai mon devoir, en me confessant au juge, et ensuite... je partirai... vous ne me reverrez jamais.
-- Vous ne m'empêcherez pas de vous suivre.
-- Je vous le défends.
-- Me défendez-vous aussi de vous dire que je vous aime, que je vous adore, que je vous appartiens, de vous le dire à genoux ?...
Il allait y tomber, mais madame de Barancos se leva, et lui montrant la futaie qui s'étendait à sa gauche :
-- N'entendez-vous donc pas qu'on vient ? murmura-t-elle.
C'était vrai. Les deux grooms avaient été obligés de faire un long circuit pour rejoindre la grande dame qui sautait si bien les barrières fixes, mais en tournant la colline ils étaient arrivés tout près du rocher ; ils avaient attaché leurs chevaux au bord de la route prochaine, et ils arrivaient à pied à travers le bois.
-- Plus un mot, dit la marquise. Venez. On nous attend au château.
Il n'y avait rien à objecter. Les grooms n'étaient plus qu'à quinze pas de la clairière rocheuse où le capitaine venait d'apprendre tant de choses. Au bruit de leurs pas, la poésie s'était envolée. Il fallait rentrer dans la vie réelle, reprendre l'attitude correcte d'un hôte qui escorte une châtelaine. Nointel s'y résigna en soupirant.
Madame de Barancos s'avançait déjà à la rencontre de ses gens, relevant d'une main la jupe de son amazone et de l'autre faisant siffler sa cravache. Sa jument noire la suivait en hennissant joyeusement. Et la créole s'en allait décapitant les fougères. On eût dit qu'elle fouaillait ses calomniateurs.
Nointel menait son cheval par la bride et se trouvait assez ridicule. Il avait mis prosaïquement dans sa poche le bouton d'or trouvé par madame Majoré, et il pensait beaucoup moins aux chances qui lui restaient de découvrir la propriétaire de ce bijou qu'à l'occasion qui peut-être ne se représenterait plus, l'occasion de s'engager à fond avec la marquise. Ils n'en étaient plus à la déclaration classique. Elle avait proclamé avec une franchise hautaine les sentiments que le capitaine lui inspirait, et le capitaine en avait bien assez dit pour qu'elle lût dans son cœur. Mais, aux préliminaires de ce traité, il manquait la signature. Elle avait parlé trop tôt, il avait parlé trop tard ; l'accord parfait n'avait jamais existé, et ils n'étaient liés ni l'un ni l'autre. Nointel ne se pardonnait pas d'avoir soupçonné cette fière Espagnole qui se vantait de sa faute comme d'autres se seraient vantées de leur vertu, et qui ne se serait pas plus cachée d'avoir tué Julia d'Orcival dans un transport de colère que d'avoir aimé l'aventurier Golymine.
-- Si elle l'avait tuée, pensait-il, elle serait allée le dire au juge d'instruction, comme elle ira lui dire qu'elle est venue dans la loge pour reprendre ses lettres. Car elle ira, j'en suis sûr, et grâce à cette hardiesse, mademoiselle Lestérel sera justifiée deux fois. Darcy l'épousera, et moi je perdrai la plus adorable femme que j'aie jamais rencontrée. Ah ! l'amitié me coûte cher.
Ils arrivèrent ainsi, en marchant sous bois, jusqu'à la route où les grooms avaient attaché leurs chevaux, une route large et commode qui aboutissait au château. Il n'y avait plus de tête-à-tête à espérer. Nointel regrettait les précipices. Il aida mélancoliquement la marquise à se mettre en selle, et il eut le chagrin de l'entendre donner à ses gens l'ordre de suivre de plus près.
-- Il est tard, lui dit-elle, dès qu'il fut à cheval. La battue commencera à midi ; on déjeune auparavant. Nous allons, si vous voulez, rentrer au grand trot. J'aurai à peine le temps de changer de costume.
-- Vous comptez donc chasser, demanda le capitaine.
-- Sans doute. Je me dois à mes hôtes, et je ne rentrerai à Paris que demain matin ; mais vous serez libre d'y retourner ce soir. Si vous partez avant moi, je vous serai obligée d'annoncer ma visite à M. Roger Darcy. Je le verrai demain dans la journée.
Et, sans laisser au capitaine le temps de lui répondre, elle fit prendre à sa jument un trot si allongé qu'il eut toutes les peines du monde à la suivre.
À cette allure, tout dialogue devenait impossible, et Nointel eut le crève-cœur de penser que madame de Barancos la lui imposait tout exprès pour l'empêcher de reprendre l'entretien au point où il était resté dans la clairière. Il lança bien quelques mots passionnés, mais le vent qui soufflait à contre-sens les emporta au fond de la forêt, et la marquise ne les entendit pas, ou ne voulut pas les entendre.
En arrivant dans la cour du château, elle mit pied à terre si lestement qu'elle gagna de vitesse Nointel qui arrivait pour l'aider ; elle monta en courant les marches du perron, et elle disparut sans avoir adressé une seule parole à son cavalier.
-- C'est un parti pris, se disait-il en regagnant tristement sa chambre. Je prévois que je vais faire toute la journée une sotte figure ; mais je ne coucherai certainement pas ici ce soir.
Le domestique attaché à sa personne le prévint que le déjeuner était servi, les invités restant libres de se mettre à table ensemble ou isolément, à leur choix. Cet arrangement convenait au capitaine, qui n'était pas d'humeur à causer avec les indifférents. Après avoir procédé à sa toilette, il revêtit le costume qu'il avait apporté, bonnet de fourrure, veston de forestier allemand en drap gris, grands bas écossais, bottes en cuir fauve, attachées au-dessus du genou ; il tira son fusil d'un nécessaire d'armes qui tenait très-bien dans sa malle, le monta, remplit de cartouches assorties sa cartouchière en peau de daim -- un vrai chasseur a beau être amoureux, il ne néglige jamais ces soins-là -- et quand il eut parachevé son équipement, il se fit conduire à la galerie où on lunchait.
Il y trouva nombreuse compagnie. Quelques invités supplémentaires venaient d'arriver de Paris ; des gens du monde que Nointel connaissait de vue, mais qui n'étaient ni de son cercle, ni de ses relations habituelles. Pas une seule femme, les douairières espagnoles s'étant naturellement abstenues de prendre part au sport qui se préparait. On mangeait debout, à un buffet largement garni de mets froids et de vins généreux. Saint-Galmier, en gilet breton, ceinturonné et guêtré comme un vieux garde, s'y restaurait avec entrain. Simancas, en tenue de guérillero péruvien, venait de prendre une frugale réfection et lisait le journal dans un coin. Depuis la mort de Julia d'Orcival, il était toujours à l'affût des nouvelles, et il étudiait assidûment les faits divers. Il interrompit cependant sa lecture pour venir saluer le capitaine, et il lui aurait volontiers demandé s'il était satisfait de sa cavalcade avec la marquise ; mais il fut accueilli si froidement qu'il s'abstint. Nointel lui trouva d'ailleurs un certain air qu'il n'avait pas la veille, un air sournois et légèrement ironique. Mais Nointel était décidé à en finir bientôt avec ce drôle, et il ne s'inquiéta guère de chercher la cause du changement qui s'était opéré sur sa déplaisante physionomie. Il ne pensa pas non plus à lui rappeler que, la veille, il avait pris l'engagement de ne pas paraître à la chasse.
Midi sonnait à l'horloge du château lorsqu'un valet de pied vint annoncer que les voitures attendaient. Chacun s'arma, et les chasseurs, le fusil à l'épaule ou sous le bras, débouchèrent sur le perron.
Trois grands breaks à quatre chevaux stationnaient dans la cour, sans compter une élégante victoria où la marquise avait déjà pris place, la marquise en chasseresse ; toque polonaise garnie d'astrakan, veste de velours à col de loutre, jupe écossaise, culotte de velours noir, knicker-bockers en maroquin verni. Ce costume presque masculin lui allait à merveille et ajoutait à sa beauté un ragoût particulier. Elle ressemblait à Diane, une Diane habillée chez le couturier à la mode, mais aussi fièrement tournée que la déesse qui changea en cerf l'indiscret Actéon.
Les breaks furent pris d'assaut, les paysans qui regardaient de loin ce triomphal départ poussèrent des vivat en l'honneur de la châtelaine, et les vieux braconniers qui guettaient le moment coururent se porter sur la lisière des taillis, aux bons endroits, à seule fin d'y assassiner les lièvres et les chevreuils assez malavisés pour sortir des enceintes gardées.
Les bois attenant au château de Sandouville étaient percés comme une forêt royale, et les chemins fort bien entretenus. En moins de vingt minutes, les équipages arrivèrent à un rond-point où attendaient douze gardes en uniforme, portant le brassard aux armes de la marquise, et une forte escouade de rabatteurs racolés dans les villages voisins.
Nointel avait fait le voyage avec des Espagnols, peu causeurs de leur naturel. Simancas et Saint-Galmier étaient montés discrètement dans une autre voiture. Il n'eut donc pas à subir l'ennui de leur compagnie, et il put rêver à loisir à l'événement de la matinée, car c'était bien un événement que la confession de madame de Barancos, un événement qui allait avoir des conséquences prochaines et graves.
Elle ne semblait pas s'en préoccuper le moins du monde quand elle descendit de sa victoria pour venir à la rencontre de ses hôtes qui n'avaient d'yeux que pour elle.
-- Messieurs, dit-elle avec l'aplomb d'un vieux chasseur, nous allons commencer par une battue au lièvre, en plaine ; nous passerons ensuite dans les tirés de ma réserve pour le faisan, et nous terminerons par un rabat au chevreuil en forêt. La nuit vient tôt en cette saison. La chasse sera finie à trois heures ; ceux d'entre vous qui ne me feront pas la grâce de rester ce soir pourront être à Paris pour dîner.
-- Décidément, elle tient à me renvoyer, pensa Nointel, qui prit pour lui cet avertissement.
Le programme fut accepté avec enthousiasme.
Les gardes ouvrirent la marche, et les chasseurs s'acheminèrent par petits groupes vers la plaine qui commençait à quelques centaines de pas du rond-point.
Nointel s'était arrangé pour rester à l'arrièregarde, assez loin de la marquise ; il fut surpris de voir que Simancas causait avec elle, et qu'elle ne refusait pas de l'écouter. Il est vrai que le colloque ne dura guère. Au bout de cinq minutes, on arriva au bord d'une longue plaine, bordée de trois côtés par des taillis récemment coupés, et le garde chef, après avoir pris les ordres de madame de Barancos, se mit en devoir de poster les chasseurs.
Les invités de distinction furent placés, à cinquante pas l'un de l'autre, sur la ligne qui faisait face à la plaine ; les autres furent échelonnés le long des deux lisières latérales. Le capitaine était au nombre des favorisés. Il avait la marquise à sa droite et le grand d'Espagne à sa gauche ; la marquise, droite, impassible, le fusil en arrêt, l'œil sur la plaine. On aurait juré qu'elle n'avait jamais aimé que la chasse.
Bientôt éclatèrent les cris des rabatteurs, et on vit poindre dans le lointain une longue file de paysans, armés de bâtons et battant les buissons à grand fracas. Les lièvres troublés dans leur sieste commencèrent à détaler. Les pauvres bêtes, affolées par le bruit, vinrent se jeter étourdiment sous les fusils qui les attendaient, à droite, à gauche, en avant. Les coups partaient de tous les côtés, drus comme le pétillement de la grêle, et dans ce concert, madame de Barancos faisait sa partie avec un plein succès. Elle ne manquait pas un lièvre, et cinq ou six perdreaux égarés étant venus à passer à toute volée au-dessus de sa tête, elle en abattit deux au coup du roi.
-- Quel sang-froid ! se disait le capitaine. Je comprends maintenant qu'elle ne se laisse pas intimider par les menaces d'un Simancas.
Cependant, le premier acte de la pièce était joué. Les rabatteurs ramassaient les morts, sous l'œil vigilant d'un garde.
La marquise convia ses hôtes à la suivre dans ses réserves.
Là, le massacre recommença sur les faisans, et les tireurs, rangés dans une allée assez large, fusillèrent pendant quarante minutes ces beaux oiseaux, dont les plumes dorées volaient dispersées par le plomb. Les coqs s'enlevaient comme des fusées de pourpre et retombaient en gerbes étincelantes, arrêtés dans leur vol bruyant. Nointel, blasé sur ce spectacle, se contenta de faire deux ou trois coups doubles. Madame de Barancos massacrait toujours avec fureur.
Enfin, après le bouquet de ce feu d'artifice, après que les plus vieux faisans, acculés au coin extrême du taillis réservé, se furent envolés tous à la fois en chantant leur chant de mort, on annonça qu'on allait passer à la battue aux chevreuils.
Le bois qu'il s'agissait de cerner était situé à une assez grande distance de la réserve, et pour s'y rendre, les chasseurs durent marcher quelque temps le fusil au repos. Madame de Barancos avait pris les devants ; le capitaine suivait sans se presser. Il vit passer près de lui Simancas qui s'était attardé dans le bois sous prétexte de chercher un coq démonté d'une aile, et il s'aperçut que le Péruvien avait l'air assez déconfit. Était-ce la perte de son gibier ou son entretien avec la marquise qui avait assombri son visage ? Le capitaine penchait pour la seconde hypothèse.
-- Elle lui aura signifié qu'elle va le chasser, pensait-il. Il me semble qu'elle s'est un peu trop pressée. Ce coquin peut lui nuire. Il faut que j'avise à le mettre à la raison avant qu'il ait le temps d'agir contre elle.
Simancas, tout essoufflé, remontait à grands pas vers la tête de la colonne, et s'en allait disant à haute voix :
-- Messieurs, je viens de causer avec les rabatteurs ; ils m'ont dit qu'il y avait du sanglier dans le bois qu'on va battre. Deux ou trois ragots et un vieux solitaire dont la réputation est faite... il a déjà décousu une douzaine de chiens. Si vous m'en croyez, chacun de nous glissera une cartouche à balle dans un des canons de son fusil.
-- Je n'y manquerai pas, s'écria Saint-Galmier. Je n'ai nulle envie d'être décousu.
Le capitaine s'inquiétait peu des sangliers. Il songeait à se défendre contre des bipèdes beaucoup plus dangereux que ces animaux, et il ne tint aucun compte de l'avertissement colporté par le Péruvien.
Il s'en allait, tout pensif et ne prenant pas garde à ce qui se passait autour de lui. Une vingtaine de rabatteurs en blouse et en sabots couraient à la file dans un fossé qui bordait le chemin. Ils se hâtaient pour arriver avant les tireurs à l'enceinte qu'on allait attaquer. Le reste de la troupe avait pris d'un autre côté. Un de ces paysans, le dernier, fit un faux pas et tomba en lâchant un juron épouvantable.
Nointel se retourna au bruit, juste au moment où l'homme se relevait, et il vit une figure qui ne lui était pas inconnue.
Où le capitaine l'avait-il vue déjà, cette figure barbue, à demi cachée par un chapeau à larges bords enfoncé jusque sur les yeux, et par une grosse cravate de laine rouge ? Il n'aurait pas pu le dire, quoiqu'il se souvînt vaguement de l'avoir aperçue quelque part.
L'homme était chaussé de gros sabots qui l'avaient fait trébucher, et vêtu d'une blouse bleue qui tombait au-dessous du genou : un paysan des environs, selon toute apparence. Nointel, n'étant jamais venu dans le pays, ne pouvait pas avoir rencontré ce campagnard. Il crut qu'il s'était trompé, et il n'y pensa plus.
Du reste, le Normand s'était relevé lestement, et il eut vite fait de rejoindre ses camarades, qui filaient comme des lièvres et qui eurent bientôt dépassé la colonne des chasseurs.
On arriva au taillis où devait se faire la grande battue. Il était assez étendu pour que les tireurs dussent être distribués sur trois de ses faces, par pelotons séparés.
Les gardes connaissent à merveille les habitudes des chevreuils, et savent très-bien de quel côté ils débucheront. C'est pourquoi il est d'usage de distribuer les places avec plus de soin encore que pour la battue de plaine, afin de donner les meilleures aux invités qu'on veut favoriser.
La marquise n'eut garde de manquer à cette coutume traditionnelle ; mais il est d'usage aussi que le maître se tienne modestement en arrière de la ligne, afin de mieux faire à ses amis les honneurs de sa chasse. Il ne tire que les pièces manquées, et encore après qu'elles ont forcé le passage. On a même vu des propriétaires pousser le dévouement jusqu'à se joindre aux traqueurs pour surveiller leurs opérations, et cela au risque d'embourser des grains de plomb envoyés par un tireur maladroit. Madame de Barancos ne se croyait pas tenue de montrer tant d'abnégation. Son sexe lui donnait droit à des privilèges dont elle entendait profiter. Elle plaça elle-même ses hôtes les plus distingués, mais elle se réserva un poste de choix, au centre de la lisière et au débouché d'une allée que le gibier devait suivre de préférence.
Nointel se trouva encore une fois placé à sa gauche, et à la droite d'un seigneur espagnol des plus qualifiés. Il avait devant lui une clairière couverte d'herbes sèches assez hautes pour servir de couvert aux chevreuils. Au delà, s'étendait un taillis très-clair-semé : une coupe de deux ans où l'on ne voyait que de jeunes pousses et çà et là de grosses cépées derrière lesquelles un homme aurait pu se cacher. Au bord du chemin qui longeait l'enceinte, une rangée de vieux chênes assez espacés pour que chacun d'eux pût servir d'abri à un des tireurs.
Le capitaine s'adossa à son arbre, l'arme au pied, comme un soldat au repos, et se mit à regarder sa belle voisine. Elle n'avait pas l'air de s'apercevoir qu'il était là, et pourtant c'était elle qui l'y avait mis. Elle était fort occupée à changer les cartouches de son fusil, peut-être en prévision d'une rencontre avec l'un des sangliers annoncés par Simancas. Et, quand elle eut terminé cette opération, elle s'embusqua derrière le tronc du chêne qu'elle avait choisi, et elle y resta dans une immobilité parfaite, l'œil sur le sentier qu'elle gardait et le doigt sur la détente. Un braconnier émérite n'aurait pas mieux manœuvré.
-- Cette marquise était née pour faire la guerre de partisans, pensait Nointel. Au Mexique, elle aurait commandé une guérilla. Je parierais cent louis contre un qu'elle vient de rompre avec Simancas. Elle n'a peur de rien, et elle ne songe pas que ce coquin est capable de tout. Heureusement, je suis là, et je vais ouvrir l'œil.
Simancas était loin, et Saint-Galmier aussi. On les avait casés, avec le menu fretin des chasseurs, sur les autres faces du carré que formait le bois. Nointel était donc momentanément dispensé de les surveiller. Il se mit à rêver. Autour de lui, le silence était profond. Les rabatteurs, ayant un long détour à faire pour prendre le taillis à revers, n'avaient pas encore commencé leur tapage. Le vent était tombé. Pas un souffle n'agitait les feuilles sèches. Rien ne bougeait dans la forêt.
-- Que fait Darcy à cette heure ? se demandait le capitaine. Est-il aux pieds de mademoiselle Lestérel ou dans le cabinet de son oncle ? Implore-t-il une ordonnance de non-lieu ou remercie-t-il madame Cambry qui a si chaudement défendu son amie ? À coup sûr, il ne pense pas à moi, ou, s'il y pense, c'est pour me maudire. Il m'accuse de l'avoir abandonné pour courir après la marquise. Il ne s'attend pas à la surprise que je lui ménage, et demain il me sautera au coup quand je lui apprendrai ce que j'ai fait ici. S'il épouse la femme qu'il aime, c'est à moi qu'il le devra... à moi et à madame de Barancos qui prouvera, par raison démonstrative, que la belle-sœur de M. Crozon n'a pas tué Julia d'Orcival. Reste à savoir pourtant comment le juge d'instruction envisagera l'affaire, quand elle aura changé de face. S'il allait ne pas croire aux déclarations de la marquise et l'envoyer en prison ? Non, il est trop intelligent pour faire fausse route une seconde fois. Et puis, je serai là. Je vais rentrer à Paris ce soir ; je le verrai, je verrai la Majoré...
Ses réflexions furent interrompues par un bruit sec, un bruit parti de la lisière du taillis, le craquement d'une branche morte qui se brise. Évidemment, on marchait sous bois. Était-ce un animal ou un homme ? Nointel regarda avec attention et ne vit rien. Il est vrai que du côté où était venu le bruit, une énorme cépée interceptait la vue. Mais le gibier devait être déjà sur pied, car des rumeurs confuses commençaient à s'élever dans le lointain. Les traqueurs attaquaient l'enceinte, et il est rare que les chevreuils ne se lèvent pas dès qu'ils les entendent.
Ma foi ! pensa Nointel, si c'en est un, je suis capable de le laisser passer. Aujourd'hui, je ne me sens pas d'humeur à tuer les créatures inoffensives.
Bientôt, il vit onduler les hautes herbes, et poindre une tête fine, et briller deux grands yeux qui le regardaient sans le voir, car il faisait presque corps avec le tronc du chêne. Ses vieux instincts de chasseur se réveillèrent, et il empoigna son fusil par le canon ; mais ce ne fut qu'une velléité passagère. Il ne mit pas en joue. Le regard de la chevrette était trop doux. Malheureusement pour la pauvre bête, l'Espagnol l'avait vue aussi. Il tira, et elle tomba en poussant un cri d'enfant qu'on égorge, un cri que les vieux gardes eux-mêmes n'entendent pas sans que leur cœur se serre.
-- Ainsi finissent les innocentes, murmura le capitaine, qui avait ce jour-là l'esprit tourné aux réflexions sentimentales.
À ce premier coup de feu, vingt autres répondirent. La fusillade commençait sur la gauche ; elle se rapprocha rapidement, et Nointel entendit bientôt un roulement sourd et précipité. On eût dit qu'un peloton de cavalerie galopait sous bois. Une harde de sangliers venait de quitter sa bauge et défilait à fond de train devant la ligne des tireurs. La laie courait en tête, suivie de trois marcassins, et la bande hérissée semblait défier le plomb, car, en dépit des avertissements de Simancas, peu de chasseurs avaient pris la précaution de changer leurs cartouches.
Le capitaine réservait sa pitié pour les tendres chevrettes. Il envoya sans scrupule ses deux coups chargés avec du numéro six. La plus grosse des quatre bêtes les reçut en plein et ne fit que secouer les oreilles ; mais, au moment même où il tirait, il entendit un sifflement bref suivi aussitôt d'un bruit mat, et il sentit à la joue un choc assez rude. Presque en même temps éclatait autour de lui une véritable salve ; la laie roulait foudroyée, et les marcassins lancés comme des boulets de canon disparaissaient dans l'épaisseur du taillis.
Madame de Barancos, mieux avisée que ses invités, avait mis une balle dans un des canons de son fusil, et elle avait logé cette balle au défaut de l'épaule de l'animal que les autres tireurs avaient manqué.
Nointel la salua de loin, pour exprimer l'admiration que lui inspirait cet exploit, tâta sa joue qui venait de recevoir un soufflet inexplicable, et regarda le tronc du chêne contre lequel il était appuyé. Il y vit une déchirure toute fraîche, un trou en forme d'entonnoir. La guerre lui avait appris à les connaître, ces blessures que les hommes font aux arbres du bon Dieu en cherchant à s'entre-tuer. Une balle venait de passer à deux pouces de sa tête ; elle était au fond du trou, et l'écorce qu'elle avait fait voler lui avait éraflé le visage.
-- Sacrebleu ! grommela-t-il en regardant son voisin de gauche, cet hidalgo a une singulière façon de tirer le sanglier ! J'ai bien envie de changer de place. Si je reste ici, il me tuera net au premier chevreuil qui débouchera entre lui et moi.
Il allait interpeller ce chasseur par trop maladroit, lorsqu'il s'avisa, en y regardant de plus près, que la balle n'était pas venue du côté de l'Espagne. L'Espagne était à sa gauche, sur la même ligne que lui, et la balle était arrivée un peu obliquement, mais elle avait été tirée presque de face. Par qui ? On ne voyait personne dans la clairière, ni au bord du taillis. Fallait-il croire qu'un enragé s'était lancé sous bois, au mépris de tous les règlements de chasse, à la poursuite des marcassins et de leur mère qu'il avait tirée au jugé ? C'était la supposition la plus probable, et cependant le capitaine commençait à soupçonner vaguement qu'on l'avait bel et bien visé, et que le tireur n'en voulait pas du tout aux sangliers.
Si ce coquin de Simancas se trouvait à portée, pensait-il, je me figure qu'il aurait volontiers profité du passage de la harde pour faire un coup de maladresse extrêmement adroit. Il doit se douter que je me suis moqué de lui hier soir, et si la marquise lui a, comme je le crains, signifié son congé, il doit m'imputer sa disgrâce et s'imaginer qu'en se débarrassant de moi, il ressaisira madame de Barancos. Oui, mais Simancas est loin d'ici... on l'a envoyé à l'autre bout de l'enceinte, et à moins qu'il ne soit revenu en se traînant à quatre pattes se cacher derrière cette cépée que je vois là-bas... elle ne me dit rien qui vaille, cette cépée, et je vais avoir l'œil de ce côté-là. Justement, voilà le grand débucher qui commence. Les chevreuils pourront bien me passer entre les jambes, je ne m'occuperai pas d'eux.
Les rabatteurs avaient fait du chemin. On les entendait distinctement crier, vociférer, frapper les souches avec leurs bâtons, et les paisibles habitants du bois détalaient en toute hâte. Les lièvres passaient presque inaperçus, au milieu des bandes de chevreuils qui fuyaient dans toutes les directions. C'était, sur la ligne où Nointel était placé, un feu continu de tirailleurs. Mais le centre était assez mal gardé, car le capitaine restait l'arme au bras, et la marquise elle-même s'abstenait de prendre part au massacre. En revanche, l'Espagnol fusillait avec rage, et il tuait à tous les coups.
-- Ce n'est pas lui qui a envoyé une balle à la hauteur de mon crâne en visant une laie, se disait Nointel.
Et il ouvrait l'œil plus que jamais.
Tout à coup, s'éleva dans le bois une grosse clameur, et la voix d'un des gardes qui dirigeaient les rabatteurs annonça :
-- Garde à vous, en avant ! Solitaire à vous ! gare au débucher !
-- Il paraît que le solitaire y est aussi, murmura Nointel. Ce chenapan de Péruvien était bien renseigné. Voilà le moment de prendre mes précautions.
Et, puisant dans sa cartouchière, il en tira deux cartouches à balle conique qu'il substitua vivement à celles dont il avait garni les deux canons de son fusil.
Presque aussitôt, il entendit le fracas bien connu qui annonce de loin l'approche d'un vieux sanglier. Le bois craquait sous le poids de sa masse brutale, et les jeunes pousses tombaient sous ses coups de boutoir, comme les épis sous la faucille. On eût dit qu'une locomotive venait de se lancer à travers le taillis.
-- Il vient droit sur nous, pensa le capitaine qui prêtait à ce vacarme une oreille attentive ; sur nous... c'est-à-dire sur la marquise... je vois plier les gaulis, précisément en face d'elle... il va débucher par le sentier qu'elle garde, et elle n'est pas femme à lui céder la place. C'est le cas ou jamais de l'appuyer par une conversion à droite.
Et, quittant l'abri protecteur du chêne derrière lequel il était embusqué, il fit quelques pas vers madame de Barancos.
Elle n'avait pas bougé, mais elle épaulait déjà son fusil.
Il était temps. Le sanglier arrivait au bord du bois, et il n'avait plus que la clairière à traverser.
Nointel aussi s'apprêta à tirer ; mais en regardant une dernière fois la marquise, il s'aperçut qu'elle ne s'occupait pas du tout de l'attaque imminente dont elle était menacée. Ses yeux n'étaient pas tournés vers le taillis d'où la monstrueuse bête allait sortir, et ce n'était pas de ce côté-là qu'elle dirigeait les canons de son fusil.
-- Madame, lui cria-t-il de toutes ses forces, attention en face ! le sanglier est sur vous !
Elle ne changea pas d'attitude, et le capitaine, stupéfait de cette indifférence qu'il prenait pour un signe de folie, ne pensa plus qu'à la sauver malgré elle. Il se campa solidement sur ses jambes, et il épaula.
À cet instant, le solitaire débuchait, hérissé, furieux, l'œil en feu, les crocs au vent. Il hésita une seconde après le premier bond qu'il fit dans les hautes herbes, puis, reprenant son élan, il chargea la marquise.
Alors Nointel fit feu, et la bête, arrêtée pour ainsi dire au vol par une balle qui lui traversa le cœur, tomba comme une masse.
Un autre coup de fusil partit au même moment, un coup de fusil tiré par madame de Barancos, et ce n'était pas le sanglier qu'elle visait.
Cette scène émouvante n'avait pas duré trente secondes, et ceux qui y assistaient virent bien que madame de Barancos venait d'échapper à un grand danger. Le sanglier était tombé presque à ses pieds, et si la balle de Nointel eût dévié seulement d'un pouce, c'en était fait de la marquise. Mais le capitaine et les tireurs placés dans son voisinage ne virent pas autre chose.
Ils accoururent tous, désertant leur poste, et plus d'un pauvre chevreuil qui serait infailliblement tombé sous leur plomb put franchir la ligne sans accident. Ce fut à qui complimenterait la courageuse châtelaine sur son sang-froid et même sur son adresse, car presque tous croyaient qu'elle avait tiré de sa blanche main le coup qui avait abattu le monstre. Elle reçut les félicitations avec un calme surprenant ; on eût dit qu'elle n'avait de sa vie fait autre chose que de tuer des solitaires à bout portant. Celui-là était de taille à éventrer un cheval, et les formidables crocs qui armaient son énorme gueule auraient fait reculer les chasseurs les plus intrépides. Nointel, en l'examinant de près, pâlit à la pensée que cette affreuse bête avait failli broyer et déchirer madame de Barancos. Il savait bien à qui l'adorable femme devait son salut, mais il n'eut garde de détromper ceux qui pensaient qu'elle ne le devait qu'à elle-même ; seulement, il lui tardait d'être seul avec elle pour lui exprimer tout ce qu'il avait ressenti pendant que se jouait le drame rapide qui venait de se dénouer si heureusement.
Peut-être la marquise avait-elle deviné son désir, car elle lui fournit presque aussitôt l'occasion d'un tête-à-tête. Après avoir très-brièvement remercié ses hôtes de l'intérêt qu'ils lui témoignaient, elle leur rappela que la battue n'était pas finie, et elle les pria d'aller se remettre en ligne. Puis, prêchant d'exemple, elle regagna son poste au débouché d'un sentier ; mais le capitaine se flattait que l'ordre général qu'elle venait de donner aux chasseurs ne le concernait pas, et au lieu de retourner à son chêne, il l'accompagna, pendant que les autres couraient reprendre leurs places.
Les chevreuils, serrés de près par les traqueurs, arrivaient par bandes, et la fusillade éclata de plus belle.
-- Merci, dit simplement madame de Barancos, en lançant au capitaine un regard qui lui remua le cœur. Sans vous, j'étais morte.
-- Vous vouliez donc mourir ! s'écria Nointel. Je vous ai avertie, j'ai crié... tout a été inutile... vous n'avez pas bougé, et au lieu de tirer sur le sanglier, vous avez tiré en l'air...
-- Vous croyez ?
-- Je l'ai vu. J'ai compris que vous étiez perdue si je n'arrêtais pas la bête... j'ai fait feu, et c'est un miracle que ma main n'ait pas tremblé, car le sentiment du danger qui vous menaçait m'ôtait tout mon sang-froid.
-- Ainsi vous n'avez pensé qu'à moi ?
-- Pouvez-vous me demander cela ?
-- C'est vrai, j'ai tort de vous adresser une pareille question, car moi je ne pensais qu'à vous.
-- Quoi ! au moment où votre vie dépendait d'un faux mouvement, d'une seconde de retard, vous pensiez à moi qui ne courais aucun risque... Ce n'était pas moi que le sanglier chargeait.
-- Vous n'avez donc vu que le sanglier ?
-- Je vous ai vue aussi... immobile, impassible, héroïque, en face d'un péril qui eût fait pâlir un vieux soldat.
-- Et, avant que le sanglier ne me chargeât, vous n'aviez rien entendu ?
-- Rien que les coups de fusil de mes voisins, les cris des rabatteurs et les gémissements d'un chevreuil blessé.
-- Il me semblait que vous aviez dû entendre siffler une balle.
-- Comment savez-vous cela ? s'écria Nointel.
-- Qu'importe comment je le sais ? Je ne me suis pas trompée, n'est-ce pas ?
-- Non, c'est vrai. Un maladroit a failli me tuer en tirant au hasard. La balle a passé à deux pouces de ma tête, et elle s'est enfoncée dans le chêne auquel je m'adossais.
-- Et vous n'avez pas jugé à propos de changer de place ?
-- À quoi bon ? J'aurais été tout aussi exposé ailleurs ; contre les sottises d'un chasseur inexpérimenté, on n'est à l'abri nulle part. Et puis, je crois au proverbe arabe qui dit : Les balles ne tuent pas ; c'est la destinée qui tue. La pratique de la guerre m'a rendu fataliste.
-- Alors, il ne vous est pas venu à l'esprit que ce coup de fusil était à votre adresse ?
-- Quelle idée ! Simancas est peut-être bien capable d'essayer de m'assassiner, mais Simancas est à cinq ou six cents mètres d'ici, et à moins qu'il n'ait apporté un chassepot sous sa veste de chasse... d'ailleurs, la balle m'est arrivée presque de face, du côté des rabatteurs... et dans la clairière, il n'y avait personne devant moi.
-- En êtes-vous sûr ?
Nointel tressaillit, et ses yeux interrogèrent madame de Barancos, qui lui dit :
-- Attendez la fin de la battue, et, quoi qu'il arrive, ne vous étonnez de rien. Maintenant, séparons-nous. Retournez à votre chêne et tirez les chevreuils comme si rien ne s'était passé. On ne vous visera plus.
Le capitaine aurait bien volontiers répliqué, mais il comprit qu'un plus long colloque serait remarqué, et il se soumit aux injonctions de la marquise. Il fusilla les chevreuils, mais il en manqua plus d'un, car il ne pensait guère à soigner son tir. Il pensait à l'étrange conversation qu'il venait d'avoir avec madame de Barancos, et il ne s'expliquait pas le sens de ses discours mystérieux.
Cependant le massacre touchait à son terme. La ligne des rabatteurs se rapprochait de plus en plus, et aussitôt que cette ligne les dépassait, les chasseurs postés sur les faces latérales de l'enceinte se repliaient vers la lisière occupée par la châtelaine et par ceux qu'elle avait choisis. Le bois était presque vide. Quelques broquarts et quelques chèvres retardataires passaient de loin en loin sous le feu des privilégiés. Les marcassins avaient forcé le passage et couraient encore ; mais le solitaire, la laie et cent autres victimes jonchaient le sol de la clairière. Bientôt, on vit poindre sous bois le garde en livrée qui commandait les traqueurs, et la fusillade cessa. On ne pouvait plus tirer sans risquer d'atteindre lui ou quelqu'un de ses hommes. La chasse était finie.
Nointel, charmé d'en être quitte, venait d'enlever les deux cartouches de son fusil, lorsqu'il entendit des cris, suivis d'une grosse rumeur. Il leva les yeux et vit les paysans s'attrouper autour de la cépée qui avait attiré son attention au début de la battue.
« Quand le peuple s'assemble ainsi, a dit Alfred de Musset, c'est toujours sur quelque ruine. » Le capitaine se rappela ces deux vers de son poète favori, et il pensa tout de suite que ces gens-là venaient de faire une lugubre trouvaille. Instinctivement, il se tourna d'abord du côté de madame de Barancos, et il la vit qui venait à lui.
-- Que se passe-t-il donc ? dit-elle en montrant du doigt le groupe auquel s'étaient déjà joints quelques chasseurs. Je crains qu'il ne soit arrivé un malheur.
Il comprit qu'elle le priait de la renseigner, et il courut au rassemblement. Derrière la cépée, un homme gisait sur le dos, la face ensanglantée, le front troué par une balle, un homme qu'il reconnut aussitôt pour l'avoir vu passer une heure auparavant. C'était le rabatteur qui s'était laissé choir dans un fossé, en suivant ses camarades. Il tenait encore à la main un fusil très-court qu'il avait dû cacher sous sa blouse. Son chapeau était tombé, et on voyait maintenant son visage en plein.
La mémoire revint tout à coup à Nointel, et il se rappela où il avait rencontré pour la première fois cette sinistre figure. C'était celle du client de Saint-Galmier, du chenapan qui menaçait le docteur de l'envoyer à Nouméa. Comment se trouvait-il à Sandouville, déguisé en paysan ? Qui l'avait tué ? Les traqueurs juraient tous qu'il n'était pas du pays, qu'il s'était joint à eux sans que personne l'en eût prié, qu'ils l'avaient souffert parce qu'ils le prenaient pour un pauvre diable désireux de gagner une bonne journée, et qu'il s'était éclipsé tout à coup au moment où commençait la traque aux chevreuils. Le garde, connaisseur en plaies d'armes à feu, déclarait qu'il avait dû se tuer involontairement avec son fusil.
-- Il l'aura pris par le canon, et une ronce aura accroché la détente, disait-il. Le gueux s'était caché là pour voler un ou deux chevreuils au ramassé, et la balle qui lui a cassé la tête était pour moi, si je l'avais pincé. Ce n'est qu'un braconnier de moins. Il n'y a pas grand mal.
Nointel commençait à comprendre.
À ce moment, il entendit la voix de Simancas qui accourait à toutes jambes et qui criait de loin :
-- Ah ! mon Dieu ! Est-ce qu'un des amis de madame de Barancos se serait blessé ? Où est donc M. le capitaine Nointel ?
-- Me voici, monsieur, répondit Nointel en sortant du groupe. Ne craignez rien. Je me porte à merveille. Les balles me respectent parce qu'elles me connaissent.
Et comme le Péruvien reculait stupéfait, il ajouta :
-- L'événement n'en est pas moins déplorable, et la marquise va être désolée d'apprendre que ce malheureux s'est tué sur ses terres. Il est bon néanmoins qu'elle sache que nous n'avons pas à regretter la mort d'un de ses hôtes... la vôtre, par exemple, ou celle de M. Saint-Galmier. Je vais la rassurer.
Simancas, abasourdi, ne répondit pas à cette allocution ironique, et alla se mêler au groupe qui entourait le cadavre. Nointel, sans plus s'occuper de lui, revint à la marquise. Elle était déjà fort entourée. Un Espagnol lui racontait ce qu'il venait de voir, et un garde lui répétait ce que venait de dire son camarade. Devant eux, le capitaine n'avait qu'à se taire, et pourtant il lui tardait de parler.
-- Messieurs, dit avec émotion la marquise, cette chasse finit si tristement que vous me permettrez de rentrer au château sur-le-champ. Mon garde chef est à la disposition de ceux d'entre vous qui désireraient tirer encore quelques pièces avant la nuit. Je viens de lui donner l'ordre de faire prévenir le maire du village. Il paraît que tous les secours seraient inutiles, puisque ce malheureux a été tué sur le coup. D'ailleurs, M. Saint-Galmier est médecin, il ferait ce qui est nécessaire s'il était possible de le sauver.
La victoria était déjà avancée. Les breaks attendaient un peu plus loin.
-- Au revoir, messieurs, reprit madame de Barancos. M. Nointel, qui désire rentrer à Paris par le premier train, va m'accompagner.
Cet arrangement satisfait tout le monde, et surtout le capitaine. Il aida la châtelaine à monter en voiture, et il y prit place à côté d'elle. La victoria était attelée en Daumont. On pouvait donc causer sans craindre d'être entendu. Le groom qui montait le cheval de gauche était loin.
-- Enfin, dit Nointel, ému jusqu'au fond de l'âme, je sais pourquoi vous n'avez pas tiré le sanglier qui venait droit à vous... je sais que vous avez failli mourir pour moi... car j'ai tout deviné... ce bandit me visait... vous l'avez vu et...
-- Oui, je l'ai vu, interrompit la marquise d'une voix saccadée ; je l'ai vu deux fois. La première... quand il a fait feu sur vous... son odieuse figure s'est montrée un instant au-dessus de la cépée... le coup est parti, et l'homme a disparu... mais j'avais compris et je veillais... je supposais que l'assassin attendait pour recommencer le moment où le sanglier débucherait... il fallait que votre mort passât pour être le résultat d'un accident. Oh ! il avait tout calculé... et cette fois, il vous aurait tué... heureusement j'étais là.
-- Et je vous dois la vie...
-- Moi aussi, je vous dois la vie.
-- Vous avez risqué la vôtre. Moi, je n'ai fait que ce que tout autre aurait fait à ma place. Je ne sacrifiais rien, puisque je ne voyais pas le misérable qui me tenait au bout de son fusil.
-- Si vous l'aviez vu, vous n'auriez songé qu'à me sauver, j'en suis sûre. Nous sommes quittes. Laissons cela. Les moments sont précieux. Pourquoi cet homme voulait-il vous assassiner ?
-- Cet homme ? je viens de le reconnaître. C'est un brigand qui était à la solde de Simancas.
-- Vous en êtes sûr ?
-- Je les ai surpris ensemble, il y a quelques jours, dans le cabinet de Saint-Galmier. Et la mort de ce coquin est presque un malheur, car je tenais les deux autres par la crainte. Je les avais menacés de dénoncer leurs accointances avec un malfaiteur de la pire espèce, et maintenant ils ne redouteront plus les aveux de leur complice.
-- Qu'importe ? Je viens de les chasser.
-- Je m'en doutais. C'est pour cela que Simancas a résolu d'en finir avec moi. Il attribuait son expulsion à mon influence. Et comme il avait fait venir, à tout événement, ce bandit, il lui aura dit un mot en passant. L'homme était armé. Il a quitté les rabatteurs auxquels il s'était mêlé, il a rampé jusqu'à la cépée, il a guetté le moment et...
-- Je l'ai tué comme un chien, je l'ai tué sans pitié, et je n'ai pas de remords de l'avoir tué, dit la marquise en relevant la tête.
-- Mais Simancas ne croira pas à un accident. Simancas sait que la balle qui a troué le crâne de ce drôle est partie de mon fusil ou du vôtre. L'examen du cadavre prouvera d'ailleurs que le coup a été tiré de loin. On ouvrira une enquête, et alors...
-- Croyez-vous donc que je songe à cacher ce que j'ai fait ?
-- Quoi ! vous voulez...
-- Je veux tout dire à M. Roger Darcy, juge d'instruction. Je commencerai par lui raconter ma visite à Julia d'Orcival, au bal de l'Opéra. Je finirai par le récit de cette chasse où j'ai exécuté de ma main un assassin. M. Darcy verra bien que je ne sais pas mentir.
Et comme Nointel allait se récrier, madame de Barancos ajouta froidement :
-- Ma résolution est irrévocable. Nous arrivons au château. Vous allez partir. Je le veux.
-- Quand vous reverrai-je ? demanda anxieusement Nointel.
-- Peut-être demain, peut-être jamais, répondit la marquise en sautant hors de la victoria qui venait de s'arrêter devant le perron.
CHAPITRE VI
Deux heures après avoir reçu, fort à contre-cœur, l'ultimatum de la marquise, Nointel débarquait à la gare de l'Ouest, sautait dans un fiacre, et se faisait mener rue d'Anjou.
Son groom, qui ne l'attendait pas sitôt, était allé dîner au restaurant avec des cochers de grande maison, et le capitaine fut obligé de faire monter sa malle par son portier. Personne pour préparer sa toilette. Personne pour préparer son dîner. La cuisinière avait profité de son absence pour se rendre à Versailles, où l'attendait un ami qui servait dans les cuirassiers, en qualité de cavalier de deuxième classe.
Nointel connaissait par expérience les petites misères de la vie de garçon, et, d'ordinaire, il les supportait assez patiemment ; mais, ce jour-là, il était mal disposé, et il jura de faire maison nette dès le lendemain. En attendant, il lui fallait bien se résigner à s'habiller tout seul et à chercher sa vie où il pourrait.
Il commença par décacheter les lettres venues depuis son départ qui s'étalaient sur un plateau de vraie laque de Chine au milieu de sa table de travail. Il y en avait trois, dont une de Gaston Darcy, que naturellement il ouvrit la première.
« Si tu es encore mon ami, lui écrivait Gaston, viens chez moi aussitôt que tu rentreras à Paris. Il s'est passé de gros événements depuis que je ne t'ai vu. J'ai besoin d'avis et surtout d'encouragements. »
-- L'épître est sèche et froide, murmura le capitaine. Darcy m'en veut, c'est clair. Il a bien tort, et quand j'aurai causé cinq minutes avec lui, il changera de note. Mais à quoi diable prétend-il que je l'encourage ? À épouser mademoiselle Lestérel ? Il me semble qu'il y est bien assez disposé. Enfin, nous allons voir. Je vais passer rue Montaigne, et je l'emmènerai dîner au cabaret. Je veux le consulter avant d'aborder son oncle.
Les adresses des deux autres lettres n'étaient pas d'une écriture à lui connue. L'une sentait la femme. Papier de couleur, pattes de mouche assez incorrectes. Il la décacheta, pour l'acquit de sa conscience, car il n'était pas d'humeur à lire des billets doux.
-- Tiens ! dit-il après avoir jeté un coup d'œil sur la signature, c'est de la femme de chambre de Julia. Que me veut cette soubrette ?
« Monsieur, disait Mariette, j'ai suivi le conseil que vous m'avez donné le jour de l'enterrement de ma pauvre maîtresse, et je suis maintenant au service de madame Rissler. J'ai beaucoup de choses à vous apprendre, et je me suis présentée hier chez vous, mais on m'a dit que vous étiez absent. Si vous aviez la bonté de passer, à votre retour, chez madame, rue de Lisbonne, 89, madame serait bien heureuse de vous voir pour vous dire tout ce qu'elle sait sur un sujet qui vous intéresse, et si vous voulez bien m'entendre aussi, pour sûr vous ne regretterez pas de vous être dérangé. »
-- Hum ! grommela Nointel, est-ce un prétexte pour m'attirer chez Claudine ? Son Russe l'a peut-être plantée là, et elle lui cherche un remplaçant. C'est possible, mais dans ce cas elle ne jetterait pas son dévolu sur moi. Elle me connaît trop. Elle sait que je ne double pas les boyards. Donc, elle et sa camériste ont véritablement quelque chose à m'apprendre. Sur quoi ? Sur l'affaire de l'Opéra, ce n'est pas douteux. Je ne veux rien négliger... surtout maintenant que j'ai deux innocences à démontrer au lieu d'une. J'irai rue de Lisbonne.
» Voyons ce dernier pli. Trois fautes d'orthographe sur l'adresse et une écriture de cuisinière. Serait-ce la mienne qui me signifie qu'elle prend un congé illimité ?
-- Oh ! oh ! s'écria-t-il après avoir ouvert l'enveloppe et regardé la signature, c'est de madame Majoré. Je suis curieux de savoir ce qu'elle me veut, celle-là.
« Cher monsieur », -- elle est familière, cette ouvreuse -- « depuis la charmante soirée que mes filles et moi nous avons eu l'avantage de passer dans votre société, j'ai eu beaucoup d'ennuis. Ce polisson de cabotin, qui a soupé à côté de nous, a eu la lâcheté d'écrire une lettre anonyme à M. Majoré, et cette drôlesse de Caroline Roquillon a raconté à toutes les marcheuses que nous avions fait une partie carrée dans un restaurant. Elle n'était pas carrée, puisque j'y étais. Mais enfin, on sait la chose au théâtre, et ça fait du tort à mes petites. Justement elles sont à la veille de passer leur examen. Pensez donc ! il s'agit de leur avenir. Mais ce n'est pas encore ce qui me chiffonne le plus. Figurez-vous que j'ai été assez bête pour dire à M. Majoré que j'avais trouvé un bouton de manchette dans la loge où madame d'Orcival a été assassinée. Il m'a blâmée sévèrement de ne pas l'avoir remis à la justice, et quand il a su que je vous l'avais confié, il est entré dans une colère bleue. Il prétend que j'irai en prison comme faux témoin, que je déshonorerai son nom. Bref, il me fait tous les jours une vie épouvantable, et si ça continue, j'en deviendrai folle. C'est la raison pourquoi je vous serai bien obligée, cher monsieur, de me rendre l'objet le plus tôt possible, comme aussi si vous pouviez venir un de ces soirs au foyer de la danse et fermer le bec à Caroline Roquillon et à sa vieille sorcière de mère qui vilipendent mes filles, vous me feriez bien plaisir. Je n'ose pas me présenter chez vous, de peur des cancans. Il y en a déjà bien assez. Mais je n'en suis pas moins, cher monsieur, votre dévouée servante. »
-- Cette lettre est à encadrer, dit Nointel, et celle qui l'a écrite aussi. Parbleu ! je ne le lui rendrai pas, son bouton de manchette, car je vais le remettre à M. Roger Darcy. Mais il faut que je la voie, que je la prépare au nouvel interrogatoire qu'elle va subir. C'est d'elle maintenant que dépend le sort de la marquise. Si elle allait s'embrouiller encore dans sa déposition, nous retomberions dans les erreurs judiciaires. Et madame de Barancos m'a déclaré qu'elle verrait le juge dès demain. Où prendre la Majoré ce soir ? Il n'y a pas d'opéra. J'irais bien la voir au foyer de la danse, mais dans son foyer domestique... ah ! non, je n'ai pas envie d'avoir maille à partir avec M. Majoré. Ma foi ! je vais tout dire à Gaston, et quand je lui aurais exposé le cas, il me donnera peut-être une idée. Mais si je veux tout faire aujourd'hui, je n'ai pas de temps à perdre, et il faut que je m'habille au galop.
La correspondance était complètement dépouillée, et le capitaine n'avait, en effet, rien de mieux à faire que de changer de costume avant de se mettre en campagne. Il procéda donc à sa toilette, et, tout en s'habillant, il se mit à penser aux péripéties qui avaient marqué son séjour à Sandouville. Et les événements se représentèrent à son esprit avec une netteté singulière. L'œil embrasse mieux l'ensemble d'un tableau quand on le voit d'un peu loin. Le même effet d'optique se produit lorsqu'on évoque le souvenir de faits auxquels on vient de prendre part. Nointel était parti troublé, bouleversé, presque hors d'état de réfléchir à ce qui s'était passé pendant ces vingt-quatre heures de villégiature agitée. Maintenant, tout se classait dans sa tête, et il pouvait analyser ses sensations. Il se rendait compte du danger qu'il avait couru et des périls qui menaçaient encore la marquise.
L'image de l'adorable créole lui apparaissait toujours radieuse ; elle remplissait son cœur, et il s'abandonnait tout entier à la passion contre laquelle il luttait encore le matin de cette journée qui avait si dramatiquement fini. Il aimait sans remords madame de Barancos, depuis qu'elle lui avait tout avoué, et il lui pardonnait d'avoir aimé Golymine. À plus forte raison lui pardonnait-il d'avoir envoyé dans l'autre monde le vil instrument des odieux desseins de Simancas. Cette action virile lui inspirait même une véritable admiration, et il bénissait l'étrange concours de circonstances qui avait amené la scène de la clairière. La marquise lui devait la vie, il devait la vie à la marquise. N'étaient-ils pas liés l'un à l'autre par la reconnaissance, quand ils ne l'auraient pas été par l'amour, un amour violent, passionné, un amour que rien ne pouvait plus éteindre ?
Mais il envisageait aussi toutes les conséquences de cet amour, et il comprenait fort bien que de dures épreuves lui étaient réservées. La lutte que Gaston Darcy venait de soutenir pour sauver mademoiselle Lestérel, le capitaine allait la soutenir pour sauver la marquise, et il n'avait pas, comme Darcy, l'espoir de goûter après le succès un bonheur parfait, car il ne pouvait pas épouser madame de Barancos. Fuir avec elle, lui sacrifier son existence en retour du sacrifice qu'elle lui offrait, c'était la seule perspective que lui présentât l'avenir. Mais l'heure n'était pas encore venue de résoudre le redoutable problème qui se dresse tôt ou tard devant les amants que séparent les lois du monde où ils vivent. Il fallait d'abord gagner la bataille, sans se préoccuper des suites de la victoire, sans se demander si les fruits de cette victoire seraient doux ou amers.
-- Darcy m'aidera, se dit le capitaine en passant son pardessus pour s'en aller en guerre. Il faut qu'il m'aide ; je l'ai assez aidé. Sans moi, après tout, mademoiselle Lestérel serait encore à Saint-Lazare, puisque c'est moi qui ai suscité l'heureuse déposition du sergent de ville. Il me donnera bien en revanche un coup d'épaule auprès de son oncle. D'autant que maintenant nous sommes intéressés tous les deux à découvrir la coquine rusée qui a tué Julia, et que personne n'a encore soupçonnée. Tant que le juge ne la tiendra pas, il lui restera un doute, et la justification de mademoiselle Lestérel ne sera pas complète. Elle est très-forte, cette troisième maîtresse de Golymine, et nous aurons de la peine à la trouver. Si on pouvait mettre la main sur une de ses lettres, on la tiendrait. Et je ne sais pourquoi j'imagine que le Polonais avait dû cacher quelque part un ou deux billets doux de chacune de ses victimes. Simancas en sait peut-être quelque chose, et s'il voulait parler... Oui, mais il s'en gardera bien. Et puis, je ne suis plus en situation de négocier avec lui. Le gredin a essayé de me faire assassiner, je n'ai plus qu'à essayer de lui faire prendre le chemin de la Nouvelle-Calédonie... et ce ne sera peut-être pas facile, maintenant que son troisième complice est mort.
» Enfin, conclut Nointel, on tâchera.
Et sur cette conclusion, il sortit pour s'en aller chez son ami.
La rue Montaigne n'était pas loin. Il fit le chemin à pied, et il eut tort, car en prenant une voiture il serait peut-être arrivé à temps pour rencontrer Darcy qui venait de sortir lorsqu'il se présenta chez lui. Le rejoindre, il n'y fallait pas songer ; Darcy n'avait pas dit à son valet de chambre où il allait, et il pouvait être tout aussi bien chez madame Cambry ou chez mademoiselle Lestérel qu'au cercle ou partout ailleurs. Le capitaine laissa sa carte avec deux mots au crayon : « Je suis de retour, et j'ai hâte de te voir. Je serai au cercle à minuit. » Après quoi il se remit en marche, sans trop savoir par où il devait commencer ses visites. La plus urgente était assurément celle qu'il devait faire au juge d'instruction. Mais il voulait causer avec Gaston avant de se présenter chez M. Darcy. Madame de Barancos ne devait rentrer à Paris que le lendemain ; Nointel pouvait voir le magistrat dans la matinée, et le préparer à entendre la marquise. C'est à quoi il se décida après réflexion. Puis il se demanda ce qu'il allait faire de sa soirée.
-- Si j'allais voir Crozon, pensa-t-il. Je l'ai fort négligé depuis quelques jours, et je ne serais pas fâché de savoir si le baromètre du ménage est toujours au beau. Oui, mais c'est l'heure de son dîner. Il me harponnerait pour me forcer à prendre part au festin, et son intérieur n'est pas gai. Pauvre femme ! Quelle vie elle doit mener ! Mais je n'y puis rien, et pour le moment j'ai autre chose à faire que d'amadouer son terrible mari. Pourquoi n'irais-je pas chez Claudine ? Je suis à peu près sûr de la trouver s'habillant pour aller au théâtre. Le pis qui puisse m'arriver, c'est de rencontrer son ours de Moscovie ; mais elle l'a si bien apprivoisé qu'elle le priera d'aller se promener pour ne pas troubler notre entretien. Et il le fera. Du reste, il aurait tort d'être jaloux. Je n'ai pas la moindre envie de le tromper avec cette bonne Rissler qui aime tant les militaires. Mais je voudrais bien savoir ce qu'elle a à me dire... sur un sujet qui m'intéresse, à ce que prétend sa femme de chambre. Ma foi ! c'est décidé. J'y vais. Dans la situation où je suis, je ne dois rien négliger pour me renseigner.
Un fiacre passait. Nointel l'appela et se fit conduire rue de Lisbonne, où Claudine habitait un assez bel appartement au premier étage d'une maison un peu trop neuve. Elle n'en était pas encore au petit hôtel. Il y avait même assez peu de temps qu'elle faisait partie de l'état-major de la galanterie. Le hasard d'une rencontre opulente l'avait tirée des rangs, et elle avait franchi assez promptement les premiers grades. Julia d'Orcival, qui était arrivée très-jeune au maréchalat, l'y avait aidée en la patronnant dans le monde riche. Maintenant, il ne tenait qu'à elle d'y prendre pied solidement, et ses bonnes amies commençaient à la jalouser. Mais l'excellente fille ne reniait point son joyeux passé ; elle ne visait point à amasser des rentes pour se retirer un jour en province et épouser un imbécile. Ce rêve des demoiselles à la mode d'à présent n'était pas le sien. Elle ne tenait pas en partie double la comptabilité de ses amours, elle ne calculait pas combien durerait un amant, elle ne prévoyait pas, à un mois près, le moment où elle aurait achevé de le ruiner et où il faudrait lui trouver un successeur. Aussi Mariette n'avait peut-être pas tort de prédire qu'elle finirait sur la paille.
Le capitaine, qui savait cela, avait pour Claudine une certaine sympathie, et il ne lui en coûtait pas trop de venir chercher des informations chez cette folle créature. Il monta lestement l'escalier, et il fut reçu à la porte de l'appartement par l'ancienne femme de chambre de Julia.
-- Ah ! monsieur Nointel, s'écria la soubrette, c'est bien aimable à vous d'être venu. Vous m'excusez de vous avoir écrit ?
-- Comment ! si je t'excuse ! mais c'est-à-dire que je te remercie. Ta maîtresse est-elle visible ?
-- Elle s'habille, mais elle va vous recevoir tout de même.
-- Son Russe n'y est pas ?
-- Non. Il ne doit venir la prendre qu'à sept heures. Ah ! elle va être bien contente de vous voir. Figurez-vous que je suis allée chez vous hier ; vous veniez de partir pour la chasse. J'ai été sur le point d'aller trouver votre ami, M. Darcy, mais je n'ai pas osé, parce que...
-- Qu'avais-tu donc de si pressé à nous annoncer, à lui ou à moi ?
-- Ah ! voilà ! Madame m'avait défendu de vous le dire. Elle tient à vous l'apprendre elle-même. Mais, bah ! vous ferez avec elle comme si vous ne saviez rien. Je puis bien vous confier que nous connaissons maintenant la personne qui a payé le terrain où on a enterré madame d'Orcival.
-- Vraiment ? s'écria Nointel, surpris et charmé de la bonne nouvelle que la soubrette lui annonçait.
-- Ma parole d'honneur, répondit Mariette, madame l'a vue comme je vous vois.
-- Je n'en doute pas. Qui est-ce ?
-- Ah ! pour ça, monsieur, c'est bien le moins que je laisse à madame le plaisir de vous conter l'histoire. Je vous en ai déjà trop dit. Mais je pensais que vous seriez content de savoir le plus tôt possible de quoi il retourne, parce que vous auriez pu croire que madame avait tout bonnement envie de vous voir. Si c'était ça, je vous jure que je ne me serais pas permis de vous écrire. Moi aussi j'ai du nouveau à vous dire.
-- Dis-le vite.
-- Ce serait trop long à vous expliquer maintenant. Je vous parlerai après que vous aurez vu madame. Seulement, je voudrais bien vous demander si M. Darcy m'en veut beaucoup.
-- Pourquoi t'en voudrait-il ?
-- Mais... parce que j'ai mal parlé de sa bonne amie. Vous ne vous souvenez donc pas de ce que je lui ai dit, chez lui, un matin, dans son cabinet de toilette ? Vous étiez là pourtant.
-- Eh bien, quoi ? Tu lui as dit que c'était mademoiselle Lestérel qui avait fait le coup. Tu le croyais, le juge d'instruction le croyait, tout le monde le croyait. Il est permis de se tromper.
-- Oui, mais j'ai traité la demoiselle de bégueule, de drôlesse, de coquine... et ça devant M. Darcy qui en tenait pour elle... il en tenait si bien qu'il va l'épouser, à ce qu'il paraît. Ah ! si j'avais su !
-- Tu aurais mis une sourdine à ta langue. Bah ! il n'y a jamais de mal à dire ce qu'on pense.
-- Ça dépend. Ma franchise me coûte quarante mille francs que M. Darcy m'aurait donnés pour m'acheter un fonds. Je n'irai pas les lui demander, à présent, vous pouvez en être sûr. Je connais ces messieurs. Quand ils sont toqués d'une femme, ils ne pardonnent pas aux personnes qui ont débiné leur objet...
-- Même quand l'objet a cessé de plaire, dit Nointel en riant.
-- Jamais, jamais, reprit avec conviction la soubrette. Ainsi, tenez ! j'ai changé d'idée sur la chanteuse. Je pense bien qu'elle est allée au rendez-vous que madame lui avait donné. Mais je pense aussi qu'elle n'est pas la seule.
-- Ah ! ah ! pourquoi penses-tu cela ?
-- J'ai des raisons. Voyez-vous, mon capitaine, j'ai repassé dans ma tête tout ce que j'avais vu avant ce malheureux bal de l'Opéra, et j'ai réfléchi qu'au moment de partir, madame a fourré dans son corsage non pas un paquet de lettres, mais deux ou trois paquets... deux au moins. Et puis, un mot qu'elle m'avait dit m'est revenu : « Sont-elles bêtes, ces femmes du monde, d'écrire si souvent ! » Une artiste qui court le cachet n'est pas une femme du monde.
-- C'est juste, et tu as mis le doigt sur le mot de la charade. Il est prouvé aujourd'hui que plusieurs dominos sont entrés dans la loge de Julia, que mademoiselle Lestérel y est entrée tout au commencement du bal, qu'elle n'y est restée qu'un instant, et que d'autres y sont venues après elle. Donc, ce n'est pas elle qui a joué du couteau. Mais n'importe. Un bon témoignage n'est jamais de trop, et tu feras bien de répéter au juge d'instruction ce que tu me racontes là.
-- Oh ! je ne demande pas mieux, mais je parie que ça ne me remettra pas dans les bonnes grâces de votre ami. J'aurais beau jurer que sa princesse est innocente, ça ne me ferait pas rattraper mes pauvres quarante mille. M. Darcy n'a plus besoin de moi.
-- Qui sait ? Mademoiselle Lestérel est en liberté, c'est vrai, et on ne reprendra plus l'accusation contre elle. Mais il en restera toujours quelque chose. Tandis que si on trouvait la vraie coupable, mademoiselle Lestérel paraîtrait blanche comme neige. Et je te garantis que Darcy ne marchanderait pas la récompense qui te serait due, si tu lui rendais ce service-là.
-- Eh bien, mon capitaine, je puis le lui rendre. C'est même pour ça que je tenais tant à vous voir.
-- Quoi ! tu connais la coquine qui a tué Julia ?
-- Oui, je la connais. Il n'y a dans tout Paris qu'une seule femme qui ait pu faire un coup pareil, une femme qui détestait ma maîtresse, et que ma maîtresse détestait une femme qui avait été la maîtresse du comte Golymine j'en mettrais ma main au feu, une femme dont les lettres devaient être dans un des paquets...
-- Nomme-la donc, sacrebleu ! interrompit Nointel impatienté.
-- Vous la connaissez bien, mon capitaine : c'est la marquise de Barancos.
Mariette n'avait vraiment pas de chance. Après avoir accusé Berthe Lestérel devant Gaston Darcy, elle accusait la marquise devant Nointel. Il était écrit qu'elle n'aurait jamais son fonds de lingerie.
-- Ma fille, lui dit tranquillement le ci-devant officier de hussards, tu as de l'esprit et d'excellentes intentions, mais ta montre retarde. Il y a beau temps que le juge a pensé à cette Espagnole, mais il paraît qu'elle est justifiée.
-- Pas possible ?
-- C'est comme ça, et à moins que tu n'aies contre elle de nouvelles preuves...
-- Dame ! je ne l'ai pas vue donner le coup de poignard ; mais pour ce qui est d'être sûre qu'elle avait rendez-vous avec madame...
-- Bon ! c'est connu. Nous bavardons ici, et ta maîtresse m'attend. Tiens ! entends-tu ? Elle sonne à tour de bras. Conduis-moi chez elle.
-- Tout de suite, monsieur. Excusez-moi si je me suis permis de vous retenir, dit la soubrette piquée.
Et elle précéda le capitaine à travers quelques pièces encombrées de meubles et de bibelots disparates. On voyait bien que le luxe de Claudine datait d'hier. Rien n'était assorti dans cet appartement occupé de fraîche date. Les commodes anciennes y coudoyaient les produits de l'ébénisterie moderne. Des tableaux d'une valeur sérieuse et d'un vrai mérite artistique y faisaient vis-à-vis à des enluminures sorties du pinceau de peintres incompris que Claudine avait aimé jadis, des souvenirs malheureux de ses excursions à Barbizon et à Marlotte.
Nointel trouva la dame dans un cabinet de toilette, où il y avait des cuvettes en argent et des brosses en ivoire vert. Elle était en peignoir de cachemire blanc soutaché d'or, mules de satin rose, bas de soie bicolores, les cheveux sur le dos, des cheveux assez longs pour remplacer au besoin le peignoir. Pas maquillée du tout et fraîche comme une pêche de Montreuil. Des yeux à mettre le feu aux rideaux de dentelles de la toilette, et des dents à croquer un apanage princier.
Elle sauta au cou du capitaine, qui, pour bien préciser ses intentions, l'embrassa paternellement sur le front.
-- Enfin, te voilà, dit-elle. J'avais peur que tu ne vinsses pas. On dit qu'à présent tu ne vas plus que chez les femmes posées. Eh bien ! j'en suis.
-- On le voit, murmura Nointel.
-- Tu blagues ? Viens par ici, mon officier ; viens que je te montre mon lit Louis XIV. Car j'ai un lit Louis XIV, mon cher ; tu sais, avec des colonnes et un baldaquin, comme celui qui est à Versailles. Quand je me couche dedans, j'ai toujours envie de mettre une perruque. Tu ne veux pas le voir ? ça m'est égal. C'est gentil ici, pas vrai ? Dis donc, te rappelles-tu ma chambre garnie, à Saint-Germain, rue au Pain, à l'entre-sol, au-dessus d'un pâtissier ? C'était le bon temps. Tiens, Henri, tu me croiras si tu veux, mais il y a des jours où je regrette le 8e hussards.
-- Moi aussi, chère amie ; mais parlons sérieusement. Tu m'as fait écrire par ta femme de chambre et...
-- C'est vrai, je n'y pensais plus. J'ai un tas de choses à te dire, et Wladimir qui va venir me prendre à sept heures ! Je l'ai envoyé me chercher une loge au Français, et je lui ai promis d'être prête quand il arrivera. Wladimir m'a donné ma première voiture, une voiture à moi, avec mon chiffre et une devise sur les panneaux. Je n'avais jamais eu que des coupés au mois. Wladimir mérite des égards.
-- Assurément, et si tu continues à jacasser comme une pie, tu ne seras jamais habillée pour recevoir ce seigneur. Wladimir ne sera pas content, et moi je serai obligé de filer sans savoir un mot des belles histoires que tu devais me conter.
-- Brigadier, vous avez raison... non, pas brigadier... capitaine... c'est les souvenirs du 8e hussards qui m'embrouillent. Mais je vais t'expliquer l'affaire au galop. Le jour de l'enterrement de cette pauvre Julia, tu es venu jusqu'au cimetière avec Mariette, parce que tu as du cœur, toi ; ce n'est pas comme ton ami.
-- Claudine, ma fille, si tu fais des pointes à tout bout de champ, nous n'en finirons pas.
-- Bon ! je rentre dans le rang. Donc, Mariette m'a dit... tu sais qu'elle est à mon service maintenant.
-- Parbleu ! c'est elle qui m'a ouvert la porte.
-- Parce que mon valet de pied était sorti. J'ai un valet de pied, mon bon. Dame ! à vingt-huit ans, ce n'est pas trop tôt. J'ai pris Mariette parce qu'elle était bien dévouée à Julia et puis parce qu'elle a du chic. Ne t'impatiente pas. J'arriverai tout de même. Mariette t'a dit que c'était Wladimir qui avait payé les pompes funèbres.
-- Oui, et j'ai reconnu là ton bon cœur, mais...
-- Mais tu voudrais bien savoir qui a payé la concession à perpétuité. Il paraît même que tu y tiens énormément, à le savoir. Pourquoi ? ça ne me regarde pas, et du moment que ça te fait plaisir... Du reste, moi, ça m'intriguait aussi, et j'ai essayé de me renseigner à l'administration des corbillards. Rien du tout. C'est une femme de chambre qui a apporté l'argent, et elle a donné un nom en l'air... Madame Tartempion ou madame Falempin, n'importe. Moi, j'ai toujours eu dans l'idée que le terrain avait été acheté par une femme du monde que Julia avait tirée autrefois d'un mauvais pas, et j'avais fini par n'y plus penser ; mais voilà qu'avant-hier, j'étais libre... Wladimir était allé voir des trotteurs russes au palais de l'Industrie... je file au Père-Lachaise... je n'y étais pas retournée depuis l'enterrement, et puis il y a des jours où ça fait du bien de pleurer. Je grimpe tout en haut du cimetière, à droite, contre le mur, tu sais. Il faisait un temps de chien. De la boue jusqu'à la cheville. J'ai abîmé une paire de bottines de soixante-dix francs. Je me disais : il n'y aura personne, et je pourrai prier le bon Dieu sans qu'on me dérange. Eh bien, mon cher, pas du tout. J'arrive à la tombe... ce que c'est que de nous ! l'herbe a déjà poussé dessus.
-- Et tu as vu ? interrompit Nointel, que les réflexions philosophiques de Claudine agaçaient singulièrement.
-- J'ai vu une femme qui avait eu la même idée que moi et qui était arrivée bonne première, une femme appuyée sur la balustrade qui entoure la fosse ; quand je dis appuyée, je devrais dire pliée en deux ; elle tenait sa figure dans ses mains, et quoiqu'elle me tournât le dos, je voyais bien qu'elle sanglotait. Ses épaules allaient, allaient...
-- Mais tu l'as reconnue ?
-- Je l'ai prise d'abord pour Cora Darling. Elle avait à peu près sa taille et sa tournure. Très-simplement mise. Un long pardessus de drap anglais qui lui tombait jusqu'aux talons ; capote noire ; tout ça très-élégant. Pourtant, je pensais : C'est bien drôle que Cora, qui n'a pas plus de cœur qu'une poupée en cire, vienne pleurer ici par un temps pareil. Là-dessus, je m'approche, je tousse... la dame se retourne, et je vois une figure que je ne connaissais pas du tout.
Le capitaine fit un geste de désappointement et s'écria :
-- Tu ne lui as pas parlé ?
-- Mais si, mais si. Je lui ai dit : Pardon, madame, ne vous dérangez pas. Il y a de la place pour pleurer à deux. J'étais, comme vous sans doute, l'amie de madame d'Orcival. Mon petit discours était assez proprement tourné. Eh bien, mon cher, il a produit un drôle d'effet. Ah ! la dame n'a pas été longue à rabattre sa voilette.
-- Mais du moins elle t'a répondu ?
-- Pas un traître mot, la malhonnête ; elle ne m'a seulement pas saluée, et elle a décampé au pas accéléré. Ça m'a tellement vexée que j'avais envie de courir après elle, de l'attraper par le collet de son carrick à l'anglaise et de lui demander des explications.
-- Tu aurais bien fait, parbleu !
-- Oui, mais j'étais si étonnée que je suis restée là comme une grue ; et puis, après tout, qu'est-ce que je lui aurais dit ? Elle a bien le droit d'arroser de ses larmes le terrain qu'elle a payé, car je parierais cent louis contre trente sous que c'est la dame à la concession perpétuelle. Mon cher, on a beau avoir cavalcadé dans la forêt de Saint-Germain et ailleurs, on s'y connaît. C'est une femme du monde, une vraie, et du grand monde.
-- Tu as eu le temps de voir sa figure ?
-- Oh ! parfaitement ; et je la reconnaîtrais entre mille.
-- Comment est-elle ?
-- Blonde, blanche, des yeux bruns, un petit nez, une petite bouche, et avec ça un air de princesse.
-- À la bonne heure ! murmura Nointel, soulagé par cette description.
Il avait tremblé un instant d'entendre Claudine lui donner le signalement de madame de Barancos.
-- Quel âge ? demanda-t-il.
-- Vingt-trois à vingt-quatre ans, pas davantage.
-- Grande ou petite ?
-- Plutôt grande.
-- Et tu ne l'as jamais vue ?
-- Jamais ; du moins je ne m'en souviens pas. Il faut croire qu'elle ne va ni au Bois, ni au théâtre, car j'y traîne mes guêtres tous les jours, et elle est si jolie que je l'aurais remarquée.
-- Mais si tu la rencontrais maintenant, la reconnaîtrais-tu ?
-- Ah ! je crois bien !
-- Alors, tu peux me rendre un de ces services qui comptent dans la vie d'un homme. Promets-moi que, si tu la rencontres, tu la suivras jusqu'à ce que tu saches où elle demeure et qui elle est.
-- Je le jure, mon capitaine... à condition que tu vas me dire pourquoi tu tiens tant à connaître son état civil.
Nointel cherchait une réponse évasive, car il ne se fiait guère à l'évaporée qui venait de lui fournir une indication précieuse. Il n'eut pas la peine d'inventer une histoire, car Mariette entra en disant à demi-voix :
-- Madame, voilà monsieur.
-- Bon ! répondit Claudine, fais-le attendre dans le salon. Décidément, mon petit Henri, tu ne veux pas que je te présente à Wladimir ?
-- Merci, chère amie, dit vivement le capitaine. Je suis pressé comme si j'étais de semaine, et je me sauve. Pense à ta promesse.
Et, guidé par la soubrette, il sortit de l'appartement sans rencontrer le seigneur qui avait fait de si belles funérailles à Julia d'Orcival.
Nointel s'en allait très-satisfait de sa visite à madame Rissler. Il était entré chez elle hésitant et inquiet. Il en sortait rassuré et décidé à tirer parti de la bonne volonté qu'elle montrait pour découvrir le nom de la femme qui venait pleurer sur la tombe de Julia d'Orcival. Il venait d'acquérir la certitude que cette femme n'était pas madame de Barancos, et cette certitude le soulageait d'un grand poids, car tout en croyant à l'innocence de la marquise, il ne pouvait pas se défendre contre les velléités de doute qui le reprenaient encore par moments. Douter quand même, douter toujours, c'est le châtiment des sceptiques. Et depuis qu'il savait que la pleureuse du Père-Lachaise était blonde, Nointel ne doutait plus. La blonde avait acheté le terrain, la blonde avait tué madame d'Orcival ; cette idée s'était incrustée dans la tête du capitaine, et la marquise, étant brune comme la nuit, ne pouvait pas être soupçonnée.
Restait à trouver la sensible coupable, que le remords attirait au cimetière et que Claudine avait sottement laissée partir. Ce n'était pas très-facile, à moins d'organiser une surveillance auprès de la fosse, et encore il se pouvait que la dame ne s'exposât plus à être surprise une seconde fois. D'ailleurs, il répugnait à Nointel de recourir à l'espionnage. Mais il comptait beaucoup sur le hasard, qui amène tant de rencontres imprévues dans la ville du monde la plus fertile en surprises.
-- Un jour ou l'autre, se disait le capitaine, Claudine et l'inconnue se trouveront bec à bec au coin d'une rue, et je connais ma Claudine, elle ne lâchera pas prise. Pourvu qu'elle ne se trompe pas ! Il y a beaucoup de blondes à Paris.
Il raisonnait ainsi en descendant à pied le boulevard Malesherbes ; car, ne sachant trop où aller après sa visite, il avait renvoyé son fiacre en arrivant. Bientôt, il s'aperçut qu'il avait une faim de loup. Le déjeuner pris sur le pouce à Sandouville était loin, et la chasse ouvre l'appétit. Nointel jugea qu'il n'avait rien de mieux à faire que de dîner, et comme il ne tenait pas à se montrer au cercle avant l'heure où il y avait donné rendez-vous à Darcy, il entra dans un restaurant sur la place de la Madeleine, et il fit largement honneur au repas qu'il s'offrit à lui-même.
On dîne vite quand on dîne seul, et il était à peine huit heures quand il alluma son cigare pour aller faire un tour de boulevard. Il avait du temps à perdre, à son grand regret, et il se demandait ce qu'il allait en faire, lorsqu'il se rappela tout à coup que M. Roger Darcy ne manquait guère les représentations du mardi au Théâtre-Français. Gaston lui avait dit souvent que son oncle y allait ce jour-là à peu près toutes les semaines.
-- Si je pouvais y rencontrer cet aimable juge, pensa Nointel, l'occasion serait excellente pour lui conter mon affaire pendant un entracte. Gaston m'a présenté à lui au bal de la marquise. Je suis donc parfaitement autorisé à l'aborder, et j'aime bien mieux m'expliquer dans un coin du foyer que dans son cabinet. Ce n'est pas une déposition que je vais faire. Il s'agit seulement d'annoncer la prochaine visite de madame de Barancos. Le Palais de justice serait beaucoup trop solennel. J'effleurerai en causant certains points délicats, et si je m'aperçois qu'il regimbe à m'entendre, qu'il tient à rentrer pour m'écouter dans sa robe de magistrat, je le prierai de me citer comme témoin. C'est un homme du monde et un homme d'esprit. Il ne me saura pas mauvais gré de m'être mêlé d'une cause qui intéressait mon ami Gaston et d'avoir fait de l'instruction en amateur. Et puis je lui remettrai le fameux bouton de manchette. Cela suffira pour qu'il m'excuse, car sans moi cette pièce à conviction ne serait jamais arrivée entre ses mains. La Majoré ne sera pas contente, mais je m'en moque. Ma foi, c'est décidé. Je vais aller au Français.
Ces réflexions l'avaient conduit au coin du boulevard et de la rue Scribe. En passant il donna un coup d'œil au théâtre de l'Opéra qu'il apercevait obliquement. Ce n'était pas jour de représentation, et il fut assez surpris de voir éclairées certaines fenêtres de la face latérale du monument. De ce côté se trouvent les loges des artistes, et plus loin, sur la cour, l'administration. L'idée lui vint qu'il y avait répétition générale, et que ces demoiselles Majoré devaient en être. Elles n'allaient jamais sans leur respectable mère. Le capitaine ne pouvait pas négliger cette chance de la rencontrer.
Il remonta la rue, et il vit des groupes rassemblés dans la cour, des groupes composés en grande partie de femmes, jeunes et vieilles. Nointel en reconnut quelques-unes pour les avoir aperçues au foyer. Il s'informa, et il apprit qu'il s'agissait d'un grand examen de danse, un examen exceptionnel, sur la scène et en présence des abonnés. Il apprit aussi que Majoré première et deuxième étaient candidates, qu'elles venaient d'arriver escortées par madame Majoré, et qu'on allait commencer. C'était le moment ou jamais de confesser l'ouvreuse, et peu lui importait de manquer le premier acte de Mithridate qu'on donnait ce soir-là rue de Richelieu.
Le capitaine connaissait les chemins interdits aux profanes, et les gardes qui veillent aux portes du paradis de la danse n'avaient pour lui que des sourires. Il arriva, après bien des détours, dans les coulisses qu'il trouva encombrées de mères. La scène était éclairée, mais le lustre de la salle n'était pas allumé, et les loges étaient closes. Aux fauteuils d'orchestre siégeaient le directeur et quelques abonnés. On terminait l'examen des fillettes de sept à douze ans, de celles qui figurent dans certains opéras, à raison de vingt sous par soirée, en attendant qu'elles passent dans le corps de ballet. Les Majoré faisaient déjà partie de la deuxième division et aspiraient à passer dans la première. Elles n'étaient pas encore là, et Nointel eut quelque peine à découvrir leur maman. Il la trouva enfin assise derrière un portant, et maugréant contre ses filles qui n'en finissaient pas de s'habiller.
-- Bonsoir, ma chère madame Majoré, lui dit-il à l'oreille.
La grosse femme bondit comme une chatte qui vient de recevoir un coup de balai, et se retourna d'un air courroucé.
-- Comment, c'est vous ! s'écria-t-elle. Saperlipopette ! vous m'avez fait peur. Mais n'importe, je suis joliment contente de vous voir... et, sans reproches, vous auriez dû venir plus tôt.
-- Oui, je sais, répondit en souriant le capitaine. J'ai trouvé votre lettre ce soir, en rentrant de la chasse, et je suis accouru ici. On a donc jasé sur notre souper ?
-- Ah ! ne m'en parlez pas. C'est une horreur, et si j'avais su où ça nous mènerait, c'est moi qui ne serais pas allée à votre café Américain. On m'a dit, du depuis, que ce n'est pas un endroit pour mener des jeunes personnes.
-- Mais, chère madame, ce sont vos charmantes filles qui l'ont choisi.
-- Ça, c'est vrai. Et je ne vous en veux pas. D'autant que vous avez été bien gentil de leur envoyer à chacune un médaillon. Elles l'ont mis ce soir. Vous verrez tout à l'heure comme il fait de l'effet. La Roquillon en a un en toc, et c'est bien ça qui l'enrage. Si vous saviez tout ce qu'elle dit de nous. Mais ça ne serait encore rien, si Alfred ne me faisait pas tant de misères.
-- Alfred ?
-- Eh ! oui ; Alfred, c'est le petit nom de M. Majoré. Depuis que j'ai eu la bêtise de lui parler du bouton, il ne dort plus. Il a cherché dans le Code, et il a lu que je pouvais en avoir pour dix ans de travaux forcés. Je vous demande un peu s'il y a du bon sens. Ils lui auront monté la tête à sa loge des Amis de l'humanité. Et il ne me laissera la paix que quand j'aurai été trouver le juge pour lui remettre le bibelot. Vous me l'apportez, hein ?
Nointel cherchait une réponse. L'entrée de ces demoiselles de la deuxième division le tira d'embarras. Elles arrivèrent comme un ouragan par la coulisse où il se tenait, toutes en jupe de tarlatane blanche, en chaussons roses, en chemisette de dentelle, une fleur dans les cheveux et au cou un ruban de velours noir avec le médaillon de rigueur. Ismérie et Paméla étaient de cet escadron volant, si émues toutes les deux qu'elles ne firent aucune attention au capitaine. La mère Majoré se précipita sur son aînée pour remettre en place un cordon qui passait sous la jupe. Elle ne pensait plus qu'à l'examen, et le capitaine eut tout le temps de préparer ce qu'il avait à lui dire.
Les aspirantes à l'avancement se rangèrent sur une seule ligne, devant la rampe, et commencèrent toutes à la fois les exercices élémentaires, pliés, pirouettes, battements, développés et le reste.
-- Donnez-moi votre main, s'écria l'ouvreuse en saisissant le poignet de Nointel et en l'attirant contre sa robuste poitrine. Croyez-vous qu'il bat, mon pauvre cœur ! Dame ! Il s'agit de leur avenir, à ces chères petites. Regardez-les. Sont-elles assez gentilles ! On ne dira pas d'elles qu'elles ont un mauvais corps. Et comme Ismérie bat ! à quatre, à six, à huit. Ça ne la gêne pas. C'est pas comme cette Roquillon, qui colle tous ses entrechats. Voyez, voyez, Paméla ! En a-t-elle de l'élévation... et avec ça, pas sa pareille pour les pirouettes renversées.
Le capitaine n'était pas fort sur le langage chorégraphique, et tous ces termes savants l'ahurissaient un peu. Il cherchait une entrée en matière, et il commençait à désespérer d'amener cette tendre mère à un entretien raisonnable tant que ses filles seraient en scène. Il se résigna donc à attendre la fin de l'épreuve, et pour bien disposer la Majoré, il feignit de prendre un très-vif intérêt à la variation que la grande Ismérie et la petite Paméla vinrent exécuter à leur tour, un pas de deux qu'elles piochaient depuis un an. Il poussa même la flatterie jusqu'à se faire expliquer ce que c'était qu'un demi-contre-temps cabriole, un grand jeté et une glissade faillie. En un mot, il fit si bien qu'à la fin de l'exercice, au moment où toutes ces jeunes filles s'enfuirent comme un vol de papillons blancs, madame Majoré se précipita dans ses bras en criant :
-- Ah ! monsieur Nointel, je suis la plus heureuse des mères. M. Halanzier a pris des notes pendant la variation de mes petites. Elles passeront dans la première division. C'est sûr.
-- Voilà une nouvelle qui calmera M. Majoré, dit le capitaine en quête d'une transition pour revenir à un sujet plus grave.
-- Alfred ! ah bien ouiche ! il est comme tous les hommes, il ne pense qu'à lui. Paraît qu'à sa loge, il est question de le nommer vénérable... Il n'a que ça dans la tête... ça et mon affaire avec le juge... Et à propos de mon affaire...
-- Je suis venu précisément pour vous en parler.
-- C'est que je n'ai guère le temps de causer. Il faut que je monte voir mes filles, et si vous pouviez seulement me rendre le bouton...
-- Pour que vous le portiez au juge d'instruction, n'est-ce pas ?
-- Mais oui. Alfred l'exige. Ça me coûte joliment, allez ! car enfin il va me secouer, ce magistrat, pour avoir gardé l'objet sans rien dire... avec ça qu'il n'a pas l'air commode et qu'il vous retourne comme un doigt de gant quand il vous interroge.
-- N'ayez pas peur. Vous le trouverez bien disposé pour vous.
-- Vous l'avez donc vu ?
-- Oui, et je lui ai remis le bouton de manchette.
-- Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce qu'il doit penser de moi ?
-- Beaucoup de bien, madame Majoré. Il trouve que nous avons agi avec une prudence digne des plus grands éloges.
-- Pas possible !
-- Vous savez que mon ami Darcy est son neveu. Il a parlé pour nous, et l'affaire s'est arrangée.
-- Quelle chance ! Enfin, je vais pouvoir dire à Alfred...
-- Que vous ne serez pas inquiétée. Cela va de soi, mais ce n'est pas tout. La justice compte sur vous, madame Majoré. Elle sait que vous seule pouvez éclaircir le mystère qu'elle n'a pas encore réussi à percer.
-- Bah !
-- Vous n'ignorez pas que l'affaire a changé de face. On a relâché la personne qu'on avait arrêtée d'abord.
-- On a bien fait. Je vous ai toujours dit que ce n'était pas elle. Mais on n'a pas empoigné l'homme... celui qui voulait me corrompre pour entrer dans la loge.
-- Non ; le juge a tenu grand compte de votre opinion. L'homme a été examiné de près, mais il paraît qu'il s'est justifié. Restent les femmes qui ont vu madame d'Orcival. Il y en a deux ou trois.
-- Oui. Je vous l'ai dit au café Américain.
-- Eh bien, on en tient deux. L'une d'elle est certainement la coupable, et c'est vous qui la désignerez.
-- Moi ! Comment ça ?
-- Voilà. Ce sera une grande épreuve, une épreuve décisive, et c'est vous qui serez le juge. On les fera habiller toutes les deux avec le domino qu'elles avaient au bal. Elles comparaîtront devant vous. Elles vous diront ce qu'elles vous ont dit, quand elles vous ont demandé de leur ouvrir la porte du 27. Et M. Darcy s'en rapportera à votre perspicacité, à votre intelligence, pour lui indiquer celle des deux qui est entrée la dernière. Ah ! c'est un beau rôle que vous jouerez là, madame Majoré.
-- Je ne dis pas, monsieur Nointel, je ne dis pas... mais c'est que, voyez-vous, je ne suis pas bien sûre de ne pas me tromper... c'est déjà loin, cette histoire de bal.
-- M. Darcy vous rafraîchira la mémoire. Il a appris bien des choses depuis notre souper. Ainsi, il sait qu'un quart d'heure avant le coup, une des femmes est entrée juste comme l'autre sortait.
-- Ça, c'est vrai. Je m'en souviens.
-- Eh bien, vous les reconnaîtrez. Vous rendrez un immense service à la justice de votre pays, et une innocente bénira votre nom. Vos filles auront le droit d'être fière de vous.
-- Et Alfred aussi, s'écria l'ouvreuse transportée. Je suis prête à faire ce que la magistrature attend de moi. On peut m'appeler quand on voudra.
Puis, s'interrompant :
-- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle à une habilleuse qui arrivait en courant. Paméla qui se trouve mal !... Ah ! mon Dieu ! j'y vais... elle a voulu manger de la brioche avant l'examen... voilà ce que c'est !... dites au juge qu'il peut compter sur moi.
Et, plantant là Nointel, madame Majoré s'élança dans le couloir qui aboutit aux loges de ces demoiselles de la deuxième division.
Nointel ne songea point à courir après madame Majoré. C'eût été peine perdue, car l'accès des loges du corps de ballet est interdit, même aux abonnés. D'ailleurs, il en avait assez dit à l'ouvreuse, puisqu'il l'avait calmée et rassurée sur sa situation vis-à-vis de la justice.
Il ne tenait pas non plus à assister à l'examen des coryphées de la première division, classe de madame Dominique. Il se glissa donc tout doucement vers l'escalier de sortie, et il gagna la rue sans tambours ni trompettes.
Sa conversation avec l'ouvreuse n'avait pas duré une heure. Il était encore temps d'aller au Français, et il y alla avec d'autant plus d'empressement qu'il venait de se mettre dans un cas qui l'obligeait à avoir le plus tôt possible un entretien sérieux avec M. Roger Darcy. Tout ce qu'il avait annoncé comme fait était encore à faire, et si madame Majoré était prête à déposer, M. Roger Darcy ne s'attendait guère à recevoir la déposition de cette femme qu'il avait déjà interrogée sans pouvoir en tirer aucun renseignement utile. Nointel sentait la nécessité de le préparer aux nouveautés qu'il allait entendre, et craignait de s'être un peu trop avancé en affirmant que ce magistrat prendrait en bonne part l'intervention d'un intrus dans l'instruction d'un procès criminel. L'histoire du bouton de manchette n'était pas très-facile à présenter, et le capitaine ne se dissimulait pas qu'en confisquant, même momentanément, une importante pièce à conviction, il avait endossé une responsabilité assez lourde. M. Majoré, homme sévère sur les principes, exagérait en disant que son imprudente épouse pourrait être poursuivie comme faux témoin ; mais le fait d'avoir tenu la lumière sous le boisseau n'en était pas moins répréhensible au point de vue où devait se placer le juge.
Après tout, cependant, Nointel avait agi dans une bonne intention ; il s'était toujours proposé de remettre un jour ou l'autre à qui de droit le bijou dont il s'était emparé, et d'ailleurs il avait pour complice en cette affaire le propre neveu de M. Roger Darcy, lequel neveu avait été autorisé par son oncle à essayer de justifier mademoiselle Lestérel.
-- Je n'ai fait tort à personne en gardant ce bouton, se disait-il, et la justice est encore à même d'en tirer parti. On ne peut pas suspecter mes intentions, puisqu'on va savoir par la déclaration de la marquise ce que je voulais faire de la trouvaille de l'ouvreuse. De plus, au début, les recherches se seraient probablement égarées, tandis que maintenant on sait que l'objet ne peut appartenir ni à mademoiselle Lestérel, ni à madame de Barancos. Au fond, j'ai rendu service à l'instruction.
Nointel plaidait les circonstances atténuantes devant le tribunal de sa conscience, mais il n'était pas absolument tranquille sur le résultat de la démarche qu'il allait tenter auprès de M. Darcy. Il s'agissait surtout de lui expliquer la conduite de la marquise et de pressentir ses dispositions à l'endroit de cette créole qui avouait sa liaison avec Golymine, et sa visite à Julia d'Orcival, au bal de l'Opéra, sans parler de la balle qu'elle venait de loger dans la tête d'un bandit. Il s'agissait de lui faire accepter comme vraies beaucoup d'affirmations qui n'étaient pas prouvées, et le décider à ordonner l'épreuve que réclamait madame de Barancos : l'épreuve des dominos en présence de l'ouvreuse.
Et, en arrivant au Théâtre-Français, le capitaine commençait à se demander si le lieu était bien choisi pour aborder un sujet si grave. Mais il se promit de ne rien risquer, d'agir suivant les circonstances, et il entra.
Il eut beaucoup de peine à se procurer un fauteuil d'orchestre, quoiqu'il fût un habitué fidèle. La salle était pleine. Chacun sait que, le mardi et le jeudi, il est de bon ton de venir entendre les chefs-d'œuvre de l'ancien répertoire. Quelques belles dames ont dû à cette mode heureuse l'avantage de connaître Racine et Molière. Et les mondains intelligents sont charmés de venir écouter en belle compagnie une bonne langue parlée par d'excellents comédiens. C'est un plaisir assez rare, par le temps qui court, et Nointel l'appréciait infiniment. Mais, ce soir-là, il n'était pas disposé à goûter la tragédie classique. Le hasard l'avait fait spectateur et presque acteur d'un drame plus émouvant que Mithridate. Monime l'intéressait beaucoup moins que madame de Barancos.
Il était arrivé pendant un entracte, et après s'être casé comme il put dans un coin de l'orchestre, il se mit à étudier la salle. L'assemblée était choisie. Les loges regorgeaient de femmes en grande toilette. Les bouquets d'héliotropes et de gardénias s'étalaient sur le devant des avant-scènes transformées en corbeilles de fleurs. On causait doucement comme dans un salon ; les vieux abonnés regrettaient Rachel, les élégantes discutaient les Fourchambault, et personne ne parlait politique.
Le capitaine n'aperçut point M. Roger Darcy. En revanche, il découvrit sans peine, aux premières de face, Claudine Rissler, flanquée de son Russe. Elle avait arboré une robe de satin hortensia qui attirait tous les regards, et elle ne cessait d'agiter sa jolie tête brune pour faire scintiller les diamants pendus à ses oreilles. Wladimir était vraiment superbe avec ses longs favoris argentés et sa prestance de tambour-major. On les lorgnait beaucoup, et il y avait des gens qui se moquaient de ce couple mal assorti.
Nointel ne s'arrêta point à les examiner et continua de passer en revue les loges. Quoiqu'il allât peu dans le monde, il connaissait assez son Paris pour pouvoir mettre les noms sur les figures, et il retrouva là tout le personnel ordinaire des réunions du high-life. Il n'y manquait guère que la marquise, et plus d'une spectatrice remarqua son absence, car elle était fort assidue à ces fêtes de l'esprit.
Le capitaine cherchait des yeux M. Darcy parmi cette foule parée, et il finit par le trouver. Le magistrat occupait avec madame Cambry une loge de côté.
C'était la première fois que Nointel rencontrait au théâtre la charmante veuve de l'avenue d'Eylau, et les habitués du mardi n'étaient point accoutumés à l'y voir ; aussi était-elle le point de mire de toutes les lorgnettes. Vêtue de noir, comme toujours, elle portait sur sa robe une profusion de vieilles dentelles. Pas un bijou. Une vraie toilette de deuil qui lui seyait à merveille. Elle causait avec M. Darcy, et à l'expression de leurs figures, on devinait que le sujet de leur conversation était sérieux.
L'occasion parut bonne au capitaine pour aborder l'oncle de Gaston. Le gracieux accueil que madame Cambry lui avait fait au bal l'autorisait suffisamment à l'aller saluer dans sa loge et même à lui demander des nouvelles de sa protégée. Ce devoir une fois rempli, Nointel comptait sortir en même temps que Darcy, qui peut-être n'était là qu'en visite, lui proposer de faire un tour au foyer et attaquer la question délicate, non loin du buste de Regnard.
Pour mettre à exécution sur-le-champ ce projet rapidement conçu, il se hâta de quitter l'orchestre et de monter aux premières. Le trajet lui prit un peu de temps, parce que les escaliers et les corridors étaient encombrés. Il eut aussi quelque peine à retrouver la loge dont il ne connaissait pas le numéro. Il lui fallut même pour cela entrer à la galerie, et de là il vit que madame Cambry était seule. M. Roger avait abandonné la place pendant que Nointel circulait dans les couloirs, et Nointel, qui regrettait de ne pas l'avoir rencontré en chemin, se serait volontiers mis à sa poursuite ; mais la veuve l'aperçut et lui adressa un sourire qui équivalait à une invitation. Il ne pouvait plus se dispenser d'entrer dans la loge, et il y alla sans hésiter. Madame Cambry le reçut avec un empressement qui lui parut de bon augure, et elle en vint d'elle-même où il souhaitait l'amener.
-- M. Darcy me quitte à l'instant, dit-elle. Il eût été charmé de vous rencontrer. Il vous cherche depuis deux jours. Mais il est dans la salle, aux fauteuils d'orchestre, et vous le verrez certainement avant la fin de la représentation.
-- J'y ferai tous mes efforts, madame, et je suis désolé de l'avoir manqué. Je suis allé hier à la chasse...
-- Chez madame de Barancos, sans doute ?
-- Oui, madame, et je suis revenu ce soir.
-- Seul ?
-- Absolument seul. Madame de Barancos avait beaucoup de monde, et elle ne rentrera que demain. J'ai abrégé mon déplacement parce qu'il me tardait de revoir mon ami Gaston.
-- Lui aussi vous cherche. Il a un service à vous demander.
-- J'ai trouvé un mot de lui en arrivant, et j'ai couru chez lui. Il était sorti, et je ne savais pas où le joindre. Je suis venu ici dans le vague espoir de l'y trouver. Mais j'espère qu'il passera au cercle vers minuit.
-- Je ne sais si vous l'y verrez. Il est si triste qu'il fuit le monde.
-- Triste ! mais il me semble qu'il aurait plutôt sujet de se réjouir. Mademoiselle Lestérel est libre. L'ordonnance de non-lieu va être signée.
-- Elle ne l'est pas encore. M. Darcy hésite à la rendre. Il lui faut une coupable. Il est juge avant tout, et il a des idées que je ne partage pas. Mais ce n'est pas seulement ce retard qui afflige son neveu. Il s'est passé tout récemment des choses... auxquelles personne ne pouvait s'attendre.
-- Qu'est-il donc arrivé ?
-- Vous connaissez le beau-frère de Berthe ?
-- M. Crozon. Parfaitement.
-- Vous n'ignorez pas qu'averti par des lettres anonymes, il accusait sa femme de l'avoir trompé.
-- Entre nous, il n'avait pas tort. Je puis bien le dire maintenant, et il faut que M. Roger Darcy le sache, car là est la justification complète de mademoiselle Lestérel.
-- Il le sait. J'ai pris sur moi de lui apprendre ce que Berthe m'avait avoué. La pauvre enfant s'est sacrifiée pour sa sœur. C'est pour ravoir les lettres de cette sœur qu'elle est allée au bal de l'Opéra, c'est pour mettre l'enfant de cette sœur à l'abri des recherches de je ne sais quel misérable qu'elle a couru les rues pendant cette fatale nuit.
-- J'avais deviné toute cette histoire. Gaston l'avait devinée aussi, et il a dû être ravi d'acquérir la certitude que mademoiselle Lestérel est innocente. Tout est donc pour le mieux, car j'ai réussi à calmer le mari, et la paix est revenue dans le ménage Crozon.
-- Vous ne pouviez pas prévoir le coup qui a frappé votre ami. J'ai vu Berthe le jour où elle est sortie de prison, je l'ai accompagnée chez sa sœur. Et là... c'est une fatalité inouïe... la nourrice à laquelle Berthe avait confié l'enfant est arrivée... il y a eu une scène épouvantable... Le mari a voulu tuer l'enfant, et, pour le sauver, Berthe a dit que l'enfant était à elle.
-- C'est sublime ! c'est héroïque !
-- Hélas ! cet héroïsme lui coûtera cher. Elle a été obligée de pousser le mensonge jusqu'au bout... de faire tout ce qu'elle aurait fait si elle eût été vraiment mère... là voilà condamnée à élever cet enfant. C'est le déshonneur en perspective.
-- En effet... je n'avais pas songé à cela. Mais rien n'empêche que le secret soit gardé. Crozon n'a aucun intérêt à perdre sa belle-sœur. Il se taira. D'ailleurs, il ne sera pas toujours à Paris. Il est marin, et maintenant qu'il ne soupçonne plus sa femme, il reprendra la mer un de ces jours. Alors, on avisera. Pourquoi n'enverrait-on pas l'enfant à l'étranger ? Pourquoi n'écrirait-on pas à Crozon qu'il est mort ? Madame Crozon trouvera un moyen. C'est à elle de sauver l'honneur de mademoiselle Lestérel qui lui a sauvé la vie.
-- Elle n'aurait pas dû accepter le sacrifice, dit vivement madame Cambry. Que pensez-vous d'une femme assez lâche pour souffrir que sa sœur aille en cour d'assises, alors que d'un mot elle pouvait la justifier ? Son mari l'aurait tuée ? Qu'importe ? Il y a des cas où il faut savoir mourir.
-- Le courage lui a manqué, c'est vrai, mais je l'excuse, murmura Nointel. Elle est femme.
-- Moi aussi, je suis femme, et je vous jure que si j'avais une faiblesse à me reprocher, j'aurais assez d'énergie pour en supporter les conséquences.
Madame Cambry dit cela d'un ton qui surprit un peu le capitaine. Sa voix était agitée. Ses yeux brillaient. On eût dit qu'elle avait la fièvre.
-- Mais, reprit-elle avec plus de calme, ce n'est pas de madame Crozon que je devrais vous parler, c'est de ma pauvre Berthe. Elle est menacée dans ce qu'elle a de plus cher... dans son amour. Elle a eu la loyauté de vouloir que M. Gaston Darcy fût informé de ce qui venait de se passer, et elle a poussé l'abnégation jusqu'à lui rendre sa parole. Gaston a refusé de la reprendre ; il proteste que ses sentiments n'ont pas changé, mais le coup est porté. Je lis dans son cœur, et je suis certaine qu'il souffre horriblement... qu'il a des doutes.
-- Il a donc perdu l'esprit ! s'écria le capitaine. La conduite de mademoiselle Lestérel est claire comme le jour. Il est matériellement impossible qu'elle soit la mère de cet enfant. N'a-t-elle pas paru tout l'hiver dans les salons où elle chantait ? Il faut arriver des mers du Sud, comme ce Crozon, pour croire au pieux mensonge qu'elle a mis en avant. Et c'est là qu'est le danger. Si ce baleinier s'avisait de faire lui-même une enquête, il découvrirait bien vite la vérité. Il faut même que j'avise à l'accaparer pour l'empêcher de chercher. J'ai de l'influence sur lui, et je parviendrai peut-être à lui persuader de se remettre à naviguer. Mais que Gaston se fourvoie à ce point, c'est ce que je ne saurais comprendre.
-- Vous n'avez donc jamais aimé ? demanda madame Cambry.
-- Pas jusqu'à épouser, répondit en riant le capitaine.
-- Si vous avez aimé, vous connaissez les tourments de la jalousie, les tortures du doute, les soupçons, les défaillances. Votre ami subit en ce moment tous ces supplices. Et Berthe est trop fière pour essayer de se disculper. Bien plus, elle est résolue à déclarer à M. Roger Darcy, quand il l'interrogera une dernière fois, que l'enfant est à elle, M. Roger Darcy n'en croira rien, mais il sera bien obligé de prendre acte de cette déclaration.
-- C'est un malheur, sans doute. Mais Gaston sait à quoi s'en tenir, et je me charge de le ramener à des idées plus saines.
-- Puissiez-vous y réussir ! J'aperçois son oncle à l'orchestre. Il vous a vu et il me fait signe qu'il va monter ici. Il tient beaucoup à vous entretenir le plus tôt possible.
Nointel regarda dans la salle et vit en effet M. Roger Darcy se dirigeant vers la sortie. Il vit aussi que, de sa loge, qui n'était pas très-éloignée, Claudine Rissler se livrait à une pantomime singulière. Elle lui lançait des œillades expressives, et elle l'appelait par de petits mouvements de tête répétés. Elle avait l'air de lui dire : Arrive bien vite. J'ai à te parler.
-- Quelle mouche la pique ? se demandait le capitaine, en regardant avec indifférence le manège auquel se livrait Claudine. Est-ce qu'elle en est encore à sa toquade, et s'imagine-t-elle que je vais arriver pour me faire présenter à Wladimir ? Parbleu ! j'ai autre chose en tête.
-- On va commencer le troisième acte de Mithridate, dit madame Cambry. Vous serez très-mal ici si vous avez quelque chose à dire à M. Darcy. Même en parlant à demi-voix, vous scandaliseriez les gens qui sont venus pour écouter les vers de Racine.
Nointel prit la balle au bond.
-- Je pense, répondit-il vivement, que je ferai bien d'aller à la rencontre de M. Darcy, à moins cependant que vous ne teniez à le recevoir immédiatement.
-- Pas le moins du monde. Nous ne sommes pas encore mariés, et il ne serait pas très-convenable qu'il s'établît dans ma loge pendant toute la durée de la représentation. Je ne puis guère l'y admettre qu'en visite. Il vient de m'en faire une assez longue, et je compte qu'il reviendra au prochain entracte. D'ici là, vous avez le temps de vous entretenir d'un sujet qui vous intéresse tous les deux, et j'espère qu'il vous ramènera ici quand votre conversation sera terminée.
-- Alors, puisque vous m'y autorisez, madame, je vais prendre congé de vous pour quelques instants.
Madame Cambry approuva d'un sourire, et le capitaine profita aussitôt de la permission qu'elle lui accordait.
Il n'eut pas plus tôt fait dix pas dans le corridor qu'il rencontra le juge d'instruction.
-- Je suis heureux de vous trouver, monsieur, lui dit courtoisement ce magistrat. J'ai quitté ma salle tout exprès.
-- Et moi la loge de madame Cambry, où je m'étais présenté tout à l'heure dans l'espoir de vous y rejoindre, riposta le capitaine. Nous nous sommes croisés en route.
-- C'est probable. Madame Cambry a pris une loge. J'ai mes entrées à l'orchestre, et je m'y suis casé. J'enterre ma vie de garçon. Tenez-vous beaucoup à entendre le troisième acte ?
-- J'aime infiniment mieux causer avec vous.
-- Alors, allons au foyer.
C'était précisément ce que voulait Nointel, et il suivit M. Roger Darcy. En passant devant la loge occupée par Claudine Rissler, il vit que la porte était entrouverte, et que cette folle le guettait au passage. Peu soucieux d'entamer un colloque avec elle, il détourna la tête et elle eut la discrétion de ne pas l'appeler, quoiqu'elle en mourût d'envie.
Le foyer était désert, autant qu'on pouvait le souhaiter pour un entretien particulier.
-- Monsieur, commença le magistrat, vous êtes l'ami le plus intime de mon neveu, et vous avez bien voulu l'aider dans la tâche qu'il a entreprise, tâche difficile et délicate puisqu'il s'agissait de démontrer l'innocence d'une prévenue que toutes les apparences accusaient. Il y a réussi. Il est prouvé que mademoiselle Lestérel n'était plus à l'Opéra au moment où le crime a été commis. Il n'en reste pas moins établi qu'elle y est allée, pour retirer des lettres compromettantes qui se trouvaient entre les mains de Julie Berthier, et cela devrait suffire à empêcher Gaston de donner suite à un projet de mariage que je désapprouve. Mais il est maître de ses actions, et je ne prétends pas lui imposer ma volonté. Ce n'est pas de lui que j'ai à vous parler, c'est d'une autre personne.
-- Moi aussi, j'ai à vous parler d'une autre personne, dit doucement le capitaine.
-- Mon neveu m'a fait hier une étrange confidence, reprit M. Darcy ; plusieurs fois déjà, il m'avait dit que vous croyiez être sur la trace de la femme qui est entrée dans la loge après mademoiselle Lestérel. Il était même allé jusqu'à m'apprendre que vous soupçons se portaient sur une personne du meilleur monde. J'avoue que je n'avais pas pris ces insinuations au sérieux. Mais Gaston a fini par me révéler un fait grave. L'ouvreuse que j'ai interrogée au début de l'affaire, et dont je n'ai pu tirer que des déclarations incohérentes, cette ouvreuse aurait, paraît-il, trouvé dans la loge, près du cadavre de Julie Berthier, un bouton de manchette portant une initiale, et vous vous seriez fait remettre cet objet.
-- C'est parfaitement exact, répondit Nointel sans s'émouvoir.
Le magistrat fit un haut-le-corps, et sa figure prit une expression de sévérité très-accentuée.
-- Ainsi, monsieur, dit-il, vous avez cru qu'il vous était permis de vous substituer au juge chargé d'instruire une affaire d'assassinat. Vous avez commis là, je dois vous l'apprendre si vous l'ignorez, une véritable usurpation de fonctions.
-- J'en conviens. J'ai pensé qu'il y a des cas où la fin justifie les moyens.
-- La fin ? Dans quel but vous empariez-vous d'une pièce à conviction qui pouvait aider puissamment la justice ?
-- Je me proposais de m'en servir pour forcer la coupable à confesser son crime.
-- La coupable ! vous la connaissiez donc ?
-- Je croyais la connaître.
-- Et vous vous trompiez, sans doute ?
-- Oui, je soupçonnais la marquise de Barancos. Je l'ai soumise à une épreuve décisive, et j'ai acquis la certitude qu'elle est innocente. Vous serez de mon avis quand vous l'aurez entendue. Demain, elle vous dira ce qu'elle a fait, et comment j'étais fondé à l'accuser.
-- Demain ?
-- Oui, j'ai quitté, il y a quelques heures, le château de Sandouville où elle est en ce moment, et elle m'a chargé de vous annoncer sa visite. Permettez-moi maintenant, monsieur, de vous remettre ce bijou que j'ai eu le tort de garder trop longtemps.
M. Darcy prit avec une certaine hésitation le bouton d'or que lui offrait Nointel, mais il l'examina de très-près.
-- C'est bizarre, murmura-t-il. Il me semble que ce n'est pas la première fois que je le vois.
-- Il a une forme particulière... très-reconnaissable, dit le capitaine, et il est permis d'espérer qu'on découvrira à qui il appartient.
Le juge ne répondit pas. Il réfléchissait.
-- En vérité, monsieur, commença-t-il après un assez long silence, je ne devrais pas le recevoir de votre main. Vous n'êtes pas obligé de connaître le Code d'instruction criminelle, mais vous comprenez qu'il n'a pas pu autoriser un magistrat à procéder de la sorte. Rien ne me garantit l'authenticité de cette trouvaille... rien que votre affirmation. Mais je vous tiens pour un homme d'honneur, et je prends sur moi de m'en rapporter à votre parole. Je vous préviens seulement que je vais faire citer l'ouvreuse, et que vous serez appelé aussi, appelé en même temps qu'elle.
-- C'est précisément ce que je désire, et, demain, madame de Barancos vous demandera de la confronter comme moi avec cette femme.
-- Madame de Barancos ! Et pourquoi ?
-- Parce qu'elle est entrée après mademoiselle Lestérel dans la loge de Julie Berthier, parce qu'elle a vu une femme y entrer après elle, parce qu'elle rappellera à l'ouvreuse des circonstances que cette stupide créature avait oubliées et qui vous mettront sur la trace de l'inconnue qui a frappé.
-- Monsieur, dit le magistrat stupéfait, veuillez vous expliquer plus clairement. Vous me donnez comme certains des faits dont j'entends parler aujourd'hui pour la première fois. J'ai le droit et le devoir de vous demander de motiver vos affirmations. Nous ne sommes pas ici dans mon cabinet, mais vous n'avez pas besoin de prêter serment pour dire la vérité, et j'ai hâte de la connaître.
-- Moi, j'ai hâte de vous l'apprendre, dit le capitaine, et puisque vous voulez bien m'écouter, dès ce soir, je vais vous dire brièvement tout ce que je sais.
-- Je vous écoute.
-- Le point de départ de cette triste affaire est le suicide du soi-disant comte Golymine. Cet aventurier, avant de se tuer, avait remis à la d'Orcival les lettres qui lui avaient été écrites par trois femmes qui ont été successivement ses maîtresses.
-- Trois ?
-- Oui, trois. Vous pouvez interroger sur ce point Mariette, l'ancienne femme de chambre de Julia. Elle aussi a recouvré la mémoire. Elle se souvient maintenant qu'en partant pour le bal de l'Opéra, sa maîtresse a emporté des lettres divisées en trois paquets. Il y a d'ailleurs d'autres preuves, comme vous allez le voir.
-- Ces trois femmes étaient : madame Crozon, sœur de mademoiselle Lestérel...
-- Cela ne fait pas de doutes pour moi.
-- La marquise de Barancos...
-- Elle vous l'a avoué ?
-- Ce matin, et bientôt elle renouvellera cet aveu devant vous. Madame de Barancos avait cessé depuis longtemps toutes relations avec Golymine qui l'avait indignement trompée et qui s'était toujours refusé à lui restituer ses lettres. Le lendemain de la mort de cet homme, la d'Orcival a écrit à la marquise pour lui offrir de lui remettre sa correspondance. La marquise est allée au rendez-vous. Elle est arrivée au bal à une heure et demie. Je puis l'attester, car le hasard a fait que je l'ai reconnue au moment où elle y entrait.
-- Et c'est ce hasard qui vous a mis sur la piste que vous avez suivie.
-- Précisément. Madame de Barancos a été reçue, aussitôt qu'elle s'est présentée, par Julia qui l'attendait. Mademoiselle Lestérel venait de partir. Elle avait laissé entre les mains de Julia le poignard caché dans un éventail.
-- Je sais cela. Madame Cambry a reçu les aveux de mademoiselle Lestérel, et tout prouve que les choses se sont passées comme l'a dit cette jeune fille.
-- L'entretien a été long et orageux. Julia soupçonnait la marquise de vouloir épouser Gaston.
-- Mon neveu !
-- Oui, et elle a menacé la marquise de la perdre si le mariage se faisait... un mariage auquel la marquise n'avait jamais songé...
-- Ni Gaston non plus.
-- Enfin, Julia s'est calmée. Elle a rendu les lettres, et madame de Barancos est sortie. Il était alors deux heures et demie. Au moment où elle sortait, une femme en domino, qui attendait dans le corridor, s'est avancée vivement, à parlé bas à l'ouvreuse et est entrée dans la loge, une femme qui y était déjà venue, qui y avait précédé la marquise...
-- Cette ouvreuse n'a pas dit cela.
-- Elle vous le dira quand vous l'interrogerez de nouveau. Et si vous voulez bien ordonner l'épreuve que madame de Barancos vous proposera, si vous jugez à propos d'y soumettre aussi mademoiselle Lestérel, la vérité apparaîtra à l'instant même.
-- Quelle épreuve ?
-- Madame de Barancos revêtira le domino qu'elle portait au bal de l'Opéra, le voile de dentelles. Mademoiselle Lestérel prendra le masque et le domino de louage qui vous ont été présentés et que la marchande à la toilette a reconnu. On les mettra en présence de l'ouvreuse qui se souviendra alors que la femme masquée est venue à une heure, et n'est restée que dix minutes dans la loge ; que la femme voilée est venue à une heure et demie et sortie à deux heures et demie, et qu'enfin entre la première et la seconde visite, une troisième femme est entrée et sortie, que cette troisième femme a reparu après deux heures et demie, et qu'elle a définitivement quitté la loge à trois heures moins un quart.
Celle-là aussi avait été la maîtresse de Golymine, celle-là aussi venait chercher ses lettres ; Julia les lui a-t-elle rendues, ou bien cette femme les a-t-elle prises sur le cadavre de Julia ? Je l'ignore, mais il est évident que c'est elle qui a tué Julia.
-- Oui, c'est évident, si l'ouvreuse ne se trompe pas encore une fois et si madame de Barancos dit la vérité.
-- Si madame de Barancos avait voulu mentir, rien ne l'obligeait à confesser que Golymine avait été son amant, rien ne l'obligeait à me rendre ce bouton de manchette...
-- Vous le lui aviez donné ?
-- Au bal, chez elle, en dansant le cotillon, je le lui avais montré brusquement... je pensais que son émotion allait la trahir... elle a cru que je lui offrais un souvenir de moi, elle l'a pris... quatre jours après, elle le portait à son corsage devant quarante personnes, et quand je lui ai dit qu'on l'avait ramassé dans le sang de Julia, elle l'a rejeté avec horreur et elle m'a chargé de vous l'apporter. Pensez-vous qu'elle eût agi de la sorte si elle eût été coupable ?
-- Non, dit M. Darcy avec agitation. Ce n'est pas elle... ce n'est pas mademoiselle Lestérel... et je le vois maintenant, l'instruction est à refaire... Dieu veuille qu'elle aboutisse.
-- Pourquoi ne trouverait-on pas la troisième femme ? Pour ma part, je la cherche. J'ai recueilli quelques indices...
À ce moment le foyer fut envahi. L'acte venait de finir, et les spectateurs se répandaient dans les corridors.
-- Monsieur, reprit le magistrat, je compte sur votre concours, et je vous prie de venir me voir chez moi, demain matin. Nous reprendrons un entretien que nous ne pouvons plus continuer ici. Vous m'avez appris tant de choses que j'ai besoin de me recueillir avant de donner une direction nouvelle à cette étrange affaire. En ce moment, je vais rejoindre madame Cambry, et je ne vous retiens plus.
Nointel n'avait qu'à s'incliner. C'est ce qu'il fit, et après avoir salué M. Darcy, il allait quitter le foyer et même le théâtre, lorsqu'il se trouva face à face avec Claudine, pendue au bras de son Russe.
Le capitaine s'effaça pour les laisser passer, mais madame Rissler ne l'entendait pas ainsi. Elle lâcha sans cérémonie Wladimir, et tirant Nointel à l'écart :
-- Ah çà, tu la connais donc ?
-- Qui ? demanda Nointel.
-- La blonde du Père-Lachaise, parbleu ! Tu viens de causer avec elle pendant vingt minutes. Ce n'était pas la peine de me faire poser.
-- Deviens-tu folle ?
-- Farceur ! ne blague donc pas, tu la connais mieux que moi, puisque tu es resté dans sa loge pendant tout le dernier entracte. Tu n'as donc pas vu que je te faisais des signes ? Je t'ai appelé quand tu passais dans le corridor. Mais tu étais avec un monsieur que j'ai vu dans la loge de la blonde. Il n'a pas l'air commode, ce grand sec. Est-ce que c'est son mari ?
-- Petite, dit Nointel, je t'affirme que tu te trompes. Ce n'est pas cette dame que tu as vue au Père-Lachaise.
-- Puisque je te dis que j'en suis sûre. Je l'ai reconnue à ses yeux, à ses cheveux, à tout. Tiens, veux-tu que j'aille lui parler ? Tu verras la tête qu'elle fera quand je lui demanderai pourquoi elle courait si fort dans les allées du cimetière.
-- Non pas. Je te prie de te tenir tranquille.
-- Veux-tu que je la suive à la sortie du théâtre ? Wladimir grognera, mais ça m'est égal.
-- Inutile. Je la connais, et c'est parce que je la connais que je te réponds que tu as pris pour elle une autre personne.
Claudine regarda le capitaine d'un air narquois et s'écria :
-- Bon ! j'y suis. C'est ta maîtresse. On m'avait bien raconté que tu donnais dans les femmes du monde à présent, mais je ne voulais pas le croire. Alors le grand sec, c'est le mari... le plus heureux des trois. Si j'avais su, je n'aurais rien dit, car je conçois que ça t'embête d'apprendre que ta princesse a eu des histoires avec une cocotte. Mon cher, ça arrive, ces choses-là. Julia lui avait peut-être rendu un service.
-- Tais-toi. Tu n'as pas le sens commun, dit Nointel impatienté.
-- Ah ! tu le prends comme ça. Je m'en vais. J'ai assez fait posé Wladimir. Bonsoir, mon capitaine, amuse-toi bien, mais, crois-moi, reviens aux brunes, c'est moins traître.
Sur ce trait, décoché à la manière des Parthes, madame Rissler s'enfuit, et Nointel l'entendit qui disait à son Russe :
-- Cher ami, c'est un journaliste. On a toujours besoin de ces gens-là quand on se destine au théâtre.
Le capitaine l'aurait volontiers battue, et il s'éloigna rapidement pour ne pas céder à la tentation. Dix secondes après, il ne pensait plus qu'à l'étrange information qu'il venait de recueillir. Il n'y pouvait pas croire. Madame Cambry pleurant sur la tombe de la d'Orcival, c'était tout simplement absurde. L'extravagante péronnelle qui l'accusait avait dû être abusée par une ressemblance, et Nointel en était à regretter de l'avoir poussée à chercher la visiteuse du Père-Lachaise, car elle était très-capable de nuire par ses bavardages à une personne que lui et son ami Gaston avaient tout intérêt à ménager. Madame Cambry exerçait une grande influence sur le juge, madame Cambry avait l'esprit juste et une fermeté de caractère qui devait être d'un grand secours à mademoiselle Lestérel et même à madame de Barancos, car le capitaine se proposait de lui expliquer la situation, de ne rien lui cacher, de lui demander son appui, et il espérait qu'elle le seconderait lorsqu'il s'agirait de décider M. Darcy à mettre la marquise hors de cause.
-- Il faut, se disait-il en endossant son pardessus dans le couloir de l'orchestre, il faut que j'avertisse cette aimable et intelligente veuve du danger auquel l'expose la sotte méprise de Claudine. C'est une démarche assez délicate, mais il y a moyen de tout dire. Maintenant, je n'ai rien de mieux à faire que de calmer Gaston. Il doit être dans un état ! Je le vois d'ici, et je parierais qu'il me donne à tous les diables. Ce garçon-là est affligé d'une imagination qui lui joue de bien mauvais tours. Il commence par s'affoler d'une jeune fille qu'en d'autres temps il n'aurait pas seulement regardée. L'année dernière, il ne s'occupait que des demoiselles à huit ressorts ; pour lui plaire, il fallait qu'une femme eût équipage. Il a bien fait de se convertir, c'est évident. Fera-t-il bien d'épouser ? C'est une question. Mais soupçonner mademoiselle Lestérel d'être la mère d'un enfant clandestin, c'est de la haute insanité. Je vais tâcher de le guérir par un traitement énergique. La question est de savoir s'il voudra se laisser traiter. Et il regimbera quand je déclarerai que la marquise est aussi innocente que Berthe. Ce serait bien pis encore s'il savait que je suis amoureux de madame de Barancos, mais je me garderai bien de le lui dire.
Il était onze heures passées, lorsque le capitaine sortit du Théâtre-Français. C'était un peu tôt pour aller au cercle, puisqu'il y avait donné rendez-vous à minuit au malheureux ami qu'il voulait réconforter. Mais sa journée était faite, comme on dit vulgairement, et il n'était pas fâché de se reposer de ses travaux dans un excellent fauteuil, au coin d'un bon feu. Il prit un cab, et il se fit conduire tout droit à son club.
Quand il y arriva, le salon rouge était désert. Pas de causeurs autour de la cheminée ; pas de joueurs aux tables de whist. Deux ou trois habitués sommeillant sur les divans capitonnés ; de ceux qui viennent tous les soirs par économie, pour être éclairés et chauffés gratuitement. Nointel, étonné de cette solitude, pensa qu'on devait jouer dans quelque salle écartée. Il se renseigna auprès d'un des dormeurs qui venait de se réveiller, et il apprit que, depuis plusieurs jours, on s'était remis au baccarat avec ardeur. Dans tous les cercles, la partie s'arrête de temps en temps. Un gros joueur a raflé l'argent des petits, et les pontes écœurés s'éloignent mélancoliquement du tapis vert. Mais leur sagesse n'est jamais de longue durée, et un beau soir, sans qu'on sache pourquoi, le troupeau revient se faire tondre.
Nointel tenait à sa laine et l'exposait le moins possible. Mais il était toujours au courant des gros événements du jeu, et il savait qu'on y avait à peu près renoncé, tout récemment. Les banques avaient fait table rase et ne trouvaient plus d'adversaires. C'était donc un événement qui, d'ailleurs, ne l'intéressait guère. Il demanda si on avait vu Darcy, et il ne fut pas médiocrement surpris quand on lui dit que son ami était occupé à tailler une banque. Darcy était né joueur. Une mauvaise fée qu'on avait sans doute oublié d'inviter à son baptême l'avait doté de quelques vices qui nuisaient essentiellement à ses qualités. Mais une passion chasse l'autre, et, depuis qu'il était amoureux, Darcy ne jouait plus. Pourquoi retombait-il dans son péché d'habitude ? Le capitaine craignait de deviner la cause de cette rechute, et il pensa que son apparition produirait sur son ami un effet salutaire.
Il se transporta donc incontinent dans la salle consacrée au baccarat. Elle était située dans le coin le plus retiré des appartements du cercle. La déesse fortune veut qu'on l'adore avec recueillement. Elle exige de ses fidèles silence et mystère, mais elle ne tient pas aux vains ornements. La pièce où on célébrait ses rites n'était garnie que des meubles indispensables à l'exercice de son culte. Une immense table de forme oblongue, échancrée au milieu -- la place du banquier -- et creusée au centre -- la cuvette où l'on jette les cartes après chaque coup -- des chaises, beaucoup de chaises pour les patients, quelques divans pour les décavés, et des râteaux à foison.
La réunion était nombreuse, et Darcy la présidait. Il taillait, et il avait devant lui un tas d'or assez respectable, sans compter un certain nombre de morceaux de carton portant un chiffre et une signature. Il tournait le dos à la porte, et il ne vit pas entrer Nointel qui vint tout doucement se planter derrière lui, au grand mécontentement des pontes. On l'accusait de porter la veine au banquier.
Toutes les variétés de féticherie étaient représentées à ce congrès. Il y avait là des gens qui ne croyaient pas en Dieu et qui croyaient à la vertu d'un cure-dent ou d'une bague en cheveux. Quelques-uns, avant de monter au cercle, s'étaient promenés pendant une heure sur le boulevard à seule fin de rencontrer un bossu et de toucher sa bosse. D'autres ne voulaient jouer que le chapeau sur la tête. Le lieutenant Tréville avait mis des lunettes, quoiqu'il eût d'excellents yeux. Charmol sifflait un air du Caveau pendant qu'on mêlait les cartes. Le colonel Tartaras avalait un verre de rhum après chaque taille. Le jeune baron de Sigolène fermait les yeux avant de regarder son point qui était généralement détestable.
Moins superstitieux et plus redoutables étaient le financier Verpel, le major Cocktail et Alfred Lenvers qui ne jouait jamais que sur sa main. Ils perdaient cependant, car Darcy avait une banque superbe. Les coups les plus extraordinaires se succédaient à son profit. Il abattait neuf quand ses adversaires abattaient huit ; il gagnait avec un contre baccarat ; il tirait à six, et il amenait un trois. Le tout d'un air indifférent qui exaspérait les pontes. C'était contre lui un véritable concert de malédictions.
-- Voilà ce que c'est que d'avoir des chagrins de cœur, pensait le capitaine. Malheureux en femmes, heureux au jeu.
La taille s'acheva sans que Darcy s'aperçût de la présence de son ami, et lorsqu'elle fut terminée, il ne se retourna point. Au lieu de compter son gain ou d'aider à mêler les cartes, il rêvait en mâchonnant un cigare éteint. On voyait bien que sa pensée était à cent lieues du tapis vert.
Cependant, les pontes, pour se délasser, se livraient à des conversations variées. On discutait la grave question du tirage à cinq. Alfred Lenvers était de la grande école de Bordeaux qui tire à cinq, et ce système lui réussissait à souhait. Sigolène se demandait si la somme qu'il avait apportée du Velay pour passer à Paris un hiver agréable suffirait à le mener jusqu'à la fin de la séance. Tréville battait monnaie avec un crayon et de petits carrés de papier Bristol. M. Coulibœuf, propriétaire foncier, gagnait quelques louis, et, comme on savait qu'il était marié, Charmol expliquait la veine de cet éleveur par des raisons inconvenantes.
Verpel, vexé d'avoir perdu, proposa sur ces entrefaites de mettre la banque aux enchères et offrit de la prendre à cinq cents louis. Le major Cocktail alla aussitôt jusqu'à mille.
-- Je mets deux mille louis, dit froidement Gaston.
Le chiffre était rond, et personne n'osa le dépasser, de sorte que la banque resta au dernier des Darcy.
-- Il joue un jeu à se ruiner en une nuit, se disait Nointel. Jolie façon de se préparer à entrer en ménage. Il faut qu'il soit devenu fou.
La nouvelle taille commença beaucoup moins heureusement que la précédente n'avait fini. Les trois premiers coups enlevèrent quatre cents louis au banquier, et les pontes qui tout à l'heure maudissaient le capitaine se mirent à lui faire les yeux doux. Décidément, au lieu de porter bonheur, il portait la guigne.
Darcy restait impassible, Verpel se mit à s'engager à fond ; il voyait que la chance tournait, et il attendait toujours pour pousser que le banquier fût entamé. On prétendait même que souvent il se couchait à neuf heures du soir, et se faisait réveiller à quatre heures du matin, afin d'arriver frais et dispos au cercle où il ne trouvait plus que des perdants qu'il achevait. Lenvers et Cocktail pratiquaient le même système, et Darcy ne tint pas longtemps contre les attaques vigoureuses de ces vieux routiers du baccarat. La fortune se prononça nettement contre lui. Les huit et les neuf ne lui venaient plus, et les pontes en avaient les mains pleines. Ce fut moins un combat qu'une déroute, et bientôt les munitions manquèrent au banquier.
-- Tenez-vous le coup ? demanda Verpel en avançant cinq billets de mille francs.
-- Je tiens tout, répondit sèchement le neveu du juge d'instruction. Je vais tailler à banque ouverte. Je ne vous demande que le temps de signer des bons.
Le capitaine jugea que l'heure était venue d'essayer d'arrêter Darcy sur le chemin de l'hôpital.
-- Ma parole d'honneur, dit-il à haute voix, on se croirait à Charenton. Vous avez donc tous six cent mille livres de rente, comme la marquise de Barancos ?
À la voix de son ami, Gaston se retourna vivement.
-- Enfin, te voilà ! s'écria-t-il.
Et laissant là les petits cartons qu'un valet de pied venait de placer devant lui, il se leva en disant :
-- Décidément, je renonce à la banque. À un plus fort, messieurs ?
Il y eut des murmures. Les pontes enrageaient de voir partir un gros joueur qu'ils comptaient bien dévorer jusqu'aux os, et ils grognaient comme des dogues auxquels on arrache leur proie.
-- C'est dommage, dit tout bas Alfred Lenvers à son voisin le major. Cette fois, nous le tenions bien. Que le diable emporte ce Nointel !
Darcy les laissa crier et emmena vivement le capitaine dans un petit salon où il n'y avait personne.
-- Pourquoi joues-tu de façon à te mettre sur la paille ? lui demanda d'un ton de reproche l'ex-officier de hussards.
-- Pour m'étourdir, répondit brusquement Gaston. Sois tranquille, je ne serai jamais sur la paille ; car, avant d'y être, je me brûlerai la cervelle.
-- Et tout cela parce que mademoiselle Lestérel a pris sur son compte l'enfant de sa sœur.
-- Qui te l'a dit ?
-- Madame Cambry, que je viens de voir au Français.
-- Et tu crois que l'enfant est à madame Crozon ?
-- Parbleu ! Comment peux-tu en douter ? Le vent qui souffle à travers la rue Caumartin t'a donc rendu fou ? Faut-il, pour te ramener à des idées plus saines, que je te conduise chez la sage-femme qui a accouché la femme du baleinier ?
-- Tu la connais ?
-- Non, mais l'illustre général Simancas m'a donné son adresse. Elle demeure rue des Rosiers, à Montmartre.
-- Et tu me le cachais ?
-- Mon cher, j'avais raison de ne pas te tenir au courant de mes faits et gestes, puisque tu te montes l'imagination à propos de rien. Si je t'avais informé jour par jour des incidents qui se produisaient, tu aurais perdu la tête complètement, tandis que tu ne l'as perdue qu'à moitié.
-- Eh bien, oui, j'étais fou... et je le suis encore... et je le serai tant que nous n'aurons pas trouvé la femme qui a tué Julia. Tu ne te doutes pas de ce que me font souffrir les obscurités de cette terrible affaire. Mon oncle me met tous les jours à la torture. Il ne conteste plus que Berthe soit innocente du meurtre, mais il me répète sans cesse que sa conduite n'est pas claire, que, pour l'éclaircir, il sera forcé d'en venir à interroger sa sœur et le mari de sa sœur.
-- S'il fait cela, au lieu d'un meurtre, il y en aura deux et peut-être trois. Crozon tuera la mère et probablement l'enfant. Mais ton oncle ne fera pas cela. Il te tient ce langage pour t'amener à réfléchir avant de conclure un mariage qui lui déplaît. Et en cherchant à t'en détourner, il est dans son rôle d'oncle. Parlons d'autre chose. J'arrive du château de madame de Barancos...
-- Eh bien ? demanda vivement Gaston.
-- Eh bien, mon cher... Allons, bon ! voilà encore qu'on vient nous déranger.
Un valet de pied venait d'entrer, il s'avançait, et il avait tout l'air d'un homme qui apporte un message verbal ou écrit.
C'était un message écrit, une lettre posée sur le plateau argenté qui remplace dans certains cercles la boîte du facteur.
-- La personne qui l'a apportée n'a pas voulu attendre la réponse, dit le valet de pied en la présentant à Nointel, mais elle a recommandé qu'on la remît à monsieur aussitôt qu'il arriverait.
Le capitaine la prit en haussant les épaules, renvoya le domestique et se mit en devoir de la décacheter.
-- C'est curieux, murmura-t-il après avoir jeté un coup d'œil sur l'enveloppe. Nous parlons de Crozon, et je crois reconnaître son écriture. Que diable a-t-il de si pressé à m'apprendre ? Pourvu qu'il n'ait pas tué sa femme !
-- Lis donc, dit Darcy avec impatience. J'ai hâte de savoir ce que tu as fait chez la marquise.
-- Oh ! oh ! reprit Nointel après avoir lu rapidement. Voici du nouveau, et je ne croyais pas prédire si juste. Écoute ce que m'écrit le beau-frère de mademoiselle Lestérel :
« Mon cher capitaine, à quelque moment que vous receviez ce billet, venez chez moi immédiatement, je vous en prie au nom de l'amitié. Ma femme se meurt, et elle veut vous voir avant de mourir. Elle veut voir aussi M. Gaston Darcy ; amenez-le si vous pouvez. Je compte sur vous. N'abandonnez pas.
« Votre malheureux ami,
« Jacques Crozon
« Capitaine au long cours. »
-- Elle veut me voir, moi ! s'écria Darcy. Elle veut me voir en présence de son mari qui ne me connaît pas ! Qu'est-ce que cela signifie ?
-- C'est peut-être sa sœur qui lui aura demandé de te faire venir, répondit Nointel.
Puis, après avoir réfléchi :
-- Non, reprit-il. Il me vient une autre idée. Madame Crozon, sentant sa fin approcher, veut te recommander mademoiselle Lestérel, te supplier de l'épouser et te jurer qu'elle est toujours digne de toi. Hum ! devant l'homme qu'elle a trompé, ce serait fort. Quoi qu'il en soit, j'y vais, et tu ne peux guère te dispenser de m'accompagner.
-- Partons, dit sans hésiter Gaston.
Ils descendirent vivement sur le boulevard, et ils sautèrent dans le coupé de Darcy qui attendait à la porte du cercle, et qui les mena rue Caumartin en quelques minutes.
Ils parlèrent peu pendant le trajet, car ils étaient tous les deux absorbés par de graves préoccupations. Cependant, au moment où ils descendaient de voiture, Gaston demanda brièvement :
-- La marquise est coupable, n'est-ce pas ?
-- Innocente, mon ami ; aussi innocente du meurtre que mademoiselle Lestérel.
-- Que dis-tu ?
-- La vérité. Quand nous sortirons d'ici, je te raconterai tout.
Ce n'était pas le moment d'insister. Darcy se tut et suivit le capitaine qui dut parlementer avec le portier, car il était une heure indue. Cet homme leur apprit que madame Crozon avait été prise subitement d'une crise si grave qu'on avait envoyé chercher un médecin et un prêtre. Ils venaient de partir, et le médecin avait dit que la malade ne passerait pas la nuit. Le prêtre devait revenir pour donner l'extrême-onction. On l'attendait, et l'escalier était éclairé.
Munis de ces renseignements, les deux amis grimpèrent en toute hâte au quatrième étage, et furent reçus par Crozon lui-même qui se jeta dans les bras de Nointel et qui tendit la main à Darcy. L'accueil était de bon augure, et le capitaine essaya d'obtenir une explication préalable, mais le marin lui dit brusquement :
-- Entrez vite. Dans un instant peut-être, il serait trop tard.
Et il les poussa dans une chambre à peine éclairée par une lampe recouverte d'un abat-jour. La pâle figure de la mourante tranchait comme une tache blanche sur le fond sombre des rideaux. Mademoiselle Lestérel priait, agenouillée au pied du lit. Elle ne releva point la tête au léger bruit que firent les deux visiteurs amenés par son beau-frère. Mais Madame Crozon se redressa sur les oreillers qui la soutenaient et leur fit signe d'approcher.
-- Vous aussi, murmura-t-elle en adressant à son mari un regard suppliant.
Crozon obéit, et elle commença ainsi :
-- Je viens de me réconcilier avec Dieu. J'ai reçu l'absolution, et en la recevant, j'ai promis de confesser publiquement mes fautes. J'ai promis de demander pardon à mon mari que j'ai offensé et à ma sœur bien-aimée qui a exposé sa vie et son honneur pour me soustraire au sort que je méritais.
» Oui, j'ai été coupable ; oui, j'ai indignement trompé le meilleur, le plus généreux des hommes.
Nointel ne put s'empêcher de regarder à la dérobée le malheureux Crozon, et il vit, à ses traits contractés, qu'il faisait des efforts inouïs pour contenir l'expression des sentiments qui le bouleversaient.
Berthe sanglotait.
-- Je suis sans excuse, continua la mourante ; mon mari ne pensait qu'à me rendre heureuse. C'était pour me faire riche qu'il bravait les dangers de la mer, et si je suis restée seule, pendant cette fatale année, s'il a entrepris une dernière campagne, c'est parce qu'il pensait que je souffrais de la médiocrité où nous vivions. Dieu m'est témoin que je ne l'ai pas poussé à partir, que je n'ai pas prémédité d'abuser de son absence et de la confiance qu'il avait en moi. Le hasard a tout fait... le hasard et ma faiblesse... je n'ai pas su résister aux entraînements d'une passion criminelle... je suis tombée dans le piège qu'un séducteur m'a tendu... il est mort, et je vais mourir... le châtiment ne s'est pas fait attendre.
La voix manqua à la malheureuse qui s'accusait ainsi, et il se fit dans la chambre où elle agonisait un silence lugubre. Mademoiselle Lestérel dévorait ses larmes et regardait sa sœur avec angoisse.
-- Je ne regrette pas la vie, reprit madame Crozon ; mais avant de paraître devant le juge suprême, je veux réparer, autant qu'il est en moi, le mal que j'ai causé, et je prie humblement mon mari de me permettre de dire la vérité en sa présence. L'enfant que Berthe a réclamé pour lui sauver la vie, cet enfant est le mien. Il est innocent, lui, et j'implore sa grâce.
Crozon fit un geste qui signifiait évidemment : Je l'accorde, et sa femme lui adressa un regard reconnaissant qui le remua jusqu'au fond de l'âme.
-- Ma fille vivra donc, murmura-t-elle. Je voudrais vivre aussi pour racheter mes torts, à force de soumission et de dévouement. Je voudrais vivre pour être votre esclave. Mais Dieu a disposé de moi, et mes heures sont comptées. Je le remercie de m'avoir donné le temps de me repentir et de réhabiliter ma sœur. Le magistrat qui lui a rendu la liberté n'est pas ici, mais son neveu lui redira mes paroles... il lui dira qu'au moment de mourir, j'ai juré sur mon salut éternel que Berthe n'a pas commis le crime horrible dont elle était accusée. Berthe est allée au bal de l'Opéra pour reprendre mes lettres, Berthe n'y est pas restée. Berthe a couru chez la nourrice. Berthe était bien loin au moment où une misérable femme poignardait madame d'Orcival... une femme qui avait écrit, elle aussi, et qui, pour empêcher madame d'Orcival de parler, n'a pas reculé devant un crime. Elle n'échappera pas à la justice. L'innocence de Berthe éclatera un jour, mais qui lui rendra le bonheur perdu ? Qui la protègera contre la calomnie ?
-- Moi, si elle veut bien consentir à être ma femme, dit vivement Darcy.
-- Ah ! je puis mourir maintenant, soupira madame Crozon.
-- Et votre enfant sera le nôtre, reprit Darcy avec une émotion qui faisait trembler sa voix.
-- Mon enfant !... Vous l'adopteriez !...
-- Je vous le promets.
-- Soyez béni, vous qui m'apportez les seules consolations qu'il me fût permis d'espérer en ce monde. Je prierai pour vous dans l'autre, si Dieu me fait miséricorde.
La moribonde s'arrêta. L'effort l'avait épuisée. Sa tête retomba sur l'oreiller ; ses yeux se fermèrent ; sa bouche murmura encore quelques paroles inintelligibles. Était-ce l'agonie qui commençait ? Berthe le crut. Elle se leva et courut à son infortunée sœur.
-- Viens, souffla Nointel, en serrant fortement le bras de son ami. Viens, notre place n'est plus ici.
Darcy résista un peu, mais Crozon intervint.
-- Venez !
Et il les entraîna hors de la chambre.
-- Du courage ! lui dit le capitaine.
-- J'en ai, répliqua le marin. Il m'en a fallu pour écouter ce que je viens d'entendre. Il m'en a fallu pour pardonner. Mais je ne regrette pas ce que j'ai fait.
En parlant ainsi, il relevait la tête, et son visage énergique exprimait la conviction du devoir accompli. Ses yeux étincelaient. Il était presque beau.
-- Vous êtes un brave homme, s'écria Nointel.
-- Merci, répondit simplement Crozon. Dans des moments comme ceux-là, l'approbation d'un véritable ami fait du bien.
-- Merci à vous aussi, monsieur, qui avez la générosité de tendre la main à Berthe, et de ne pas abandonner l'enfant de sa sœur.
-- Vous ne pensez plus à le tuer, j'espère, dit vivement le capitaine.
-- Pas plus que je ne pense à tuer sa mère, si elle échappait à la mort qui s'approche. Il n'y a sur la terre qu'un être dont je veux me venger.
-- Le misérable qui a causé tant de malheurs, le lâche drôle qui vous a écrit des lettres anonymes ! Eh bien, vous pourrez le tuer. Maintenant, je le connais.
-- Son nom ?
-- C'est un Américain Espagnol qui prétend être général au service du Pérou et qui s'appelle, ou se fait appeler Simancas.
-- Bien. J'aime mieux que ce ne soit pas un Français. Vous serez mon témoin. Adieu.
Les deux amis ne cherchèrent point à prolonger un dialogue pénible. Il leur tardait de pouvoir échanger librement leurs impressions.
-- Pauvre femme ! dit Nointel, dès que Crozon eut refermé sur eux la porte de l'appartement. Elle vient de racheter en cinq minutes tout son passé. Si elle n'avait pas fait cette héroïque confession, tu en serais encore à douter de la vertu de mademoiselle Lestérel. C'est grand dommage que le juge d'instruction ne les ait pas entendus, ces aveux d'une mourante. Lui aussi, il serait fixé sur l'innocence de la prévenue. Mais il faut qu'il le soit, et il le sera dès demain. Nous n'avons plus de ménagements à garder, maintenant que le mari sait tout. Nous raconterons à M. Darcy la scène à laquelle nous venons d'assister, et nous le prierons d'appeler Crozon en témoignage.
-- Oui, murmura Darcy, j'espère que mon oncle consentira enfin à reconnaître qu'il s'est trompé. Mais il n'en viendra jamais à approuver mon mariage avec mademoiselle Lestérel.
-- Eh bien ! tant pis pour lui. Moi, je t'approuve pleinement, depuis que je sais ce que vaut mademoiselle Lestérel, et je te déclare que, si j'étais à ta place, je ferais tout ce que tu veux faire. J'épouserais à midi, au grand autel de la Madeleine, et je me moquerais parfaitement des sots propos. Je trouve même que tu as raison d'élever l'enfant de Golymine ; seulement, j'espère bien que tu ne cultiveras plus le baccarat quand tu auras charge d'âmes. Ta fortune est déjà bien assez entamée, et tu n'as plus d'héritage à attendre.
-- Il s'agit bien de cela ! Parle-moi donc de cette marquise. Mon oncle ne s'arrêtera pas avant d'avoir trouvé une coupable. Je croyais que cette coupable, c'était elle. Tu le croyais aussi. Et tu viens de me déclarer que tu as complètement changé d'avis, qu'elle n'a rien à se reprocher...
-- Mon cher, je ne puis pas en vérité parler contre ma conscience et dénoncer madame de Barancos pour être agréable à ton oncle. D'ailleurs, je l'ai vu ce soir et je lui ai dit ce que je pensais d'elle. De plus, elle se présentera chez lui demain, et elle lui fera une confession aussi complète que celle de madame Crozon. Elle lui dira qu'elle est allée dans la loge de Julia pour reprendre les lettres qu'elle avait écrites à Golymine.
-- Elle avoue cela !
-- Absolument. Elle avoue même que Golymine a été son amant et qu'elle a été folle de lui. Ah ! ce Polonais a été un heureux coquin. Madame Crozon a dû être une charmante maîtresse. La marquise est adorable. Et l'autre la valait peut-être.
-- L'autre ! quelle autre ?
-- La troisième femme qui est entrée dans la loge, celle qui a tué Julia. Je suis sûr qu'elle est ravissante et qu'elle appartient au meilleur monde. Madame de Barancos l'a vue, masquée, il est vrai ; mais elle donnera le signalement de sa taille et de sa tournure. J'ai causé aussi ce soir avec madame Majoré. Ses souvenirs commencent à se réveiller. Elle se rappelle maintenant l'inconnue ; elle sera mise en présence de la marquise, et je te garantis qu'après la séance qui se prépare, M. Roger Darcy sera parfaitement convaincu que l'assassin femelle est encore à trouver. Le trouvera-t-il ? Je n'en sais rien. Mais il devra des excuses à mademoiselle Lestérel, et comme c'est un galant homme, il lui offrira peut-être, à titre d'indemnité, son consentement à ton mariage. Tout sera donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n'y aura que moi qui souffrirai.
-- Toi !
-- Oui, moi. Je n'ai aucun motif pour te cacher que j'aime la marquise, qu'elle m'aime, et que le dénouement de cette lamentable histoire va nous séparer à tout jamais. Je ne puis ni ne veux l'épouser, non seulement à cause de Golymine, mais à cause des millions qu'elle possède. J'aurais pu succéder de la main gauche à cet aventurier, si sa mort n'avait pas eu de si terribles conséquences. Maintenant tout est changé. Il y a des catastrophes entre madame de Barancos et moi. Mais je t'en ai dit assez sur mes affaires de cœur, et nous voici au bas de l'escalier. Tu vas te faire ramener chez toi. Je vais rentrer à pied ; j'éprouve le besoin de marcher un peu.
-- Ainsi tu es amoureux de madame de Barancos, murmura Darcy en passant la porte qui venait de s'ouvrir.
-- Mon Dieu ! oui, répondit franchement Nointel. C'est la première fois que m'arrive pareille mésaventure. Espérons que je m'en tirerai sans trop de dommage. Et surtout ne va pas t'imaginer que la passion m'aveugle sur la conduite de la marquise. J'y vois encore très-clair, trop clair même. Elle a eu un amant inavouable, mais elle n'a tué personne.
-- Et ce bouton trouvé près du cadavre, il n'est donc pas à elle ? demanda vivement Darcy, saisi tout à coup d'une ressouvenance.
-- Pas plus à elle qu'à mademoiselle Berthe. Je viens de le remettre à ton oncle. Puisse-t-il découvrir à qui il appartient ! Moi, j'y renonce.
» Bonsoir. Nous nous reverrons demain.
CHAPITRE VII
La vie que menait madame Cambry était si unie que, dans son hôtel de l'avenue d'Eylau, tout était réglé comme dans un couvent. Les domestiques, d'anciens serviteurs, stylés de longue date, obéissaient à madame Jacinthe, discrète et respectable personne, veuve comme sa maîtresse qu'elle avait jadis nourrie de son lait et qu'elle n'avait jamais quittée. Si le sort l'eût fait naître en Espagne, dame Jacinthe aurait probablement gouverné la maison de quelque riche chanoine ou surveillé quelques senoritas de grande famille. Elle avait la figure, le caractère et les talents d'une duègne. Chez madame Cambry, elle remplissait les fonctions d'intendant, et elle s'en acquittait dans la perfection.
Le jardin, la table, l'écurie, tout était soumis à son contrôle intelligent. Elle savait sur le bout du doigt les cours de la halle et le prix des fourrages. Grâce à elle, madame Cambry n'était pas volée d'une botte de foin et ne payait pas les petits pois un sou de plus qu'ils ne valaient au marché du jour. L'autorité de cette camarera mayor s'exerçait sans bruit ; en dehors de la domesticité et des fournisseurs, on savait à peine qu'elle existait. Passionnément attachée à madame Cambry, confidente sûre, elle se contentait du rôle effacé qu'elle jouait depuis tant d'années, et elle se tenait systématiquement à l'écart. M. Roger Darcy l'avait peut-être aperçue deux ou trois fois ; il ne lui avait jamais parlé.
Depuis qu'elle était décidée à se remarier, la sage veuve n'avait presque rien changé à ses habitudes régulières, et son existence était à peu près la même qu'autrefois. Elle sortait peu dans la journée et encore moins le soir. Quelques visites obligatoires, parfois une excursion à la Sorbonne, pour entendre dans la salle Gerson le cours d'un professeur en vogue par-ci par-là, une rapide promenade ; au bois de Boulogne, à travers les allées les moins fréquentées, celles où on ne rencontre pas les demoiselles à la mode ; enfin, de loin en loin, un apparition dans le monde ou au théâtre. En revanche, elle recevait volontiers. Ses réunions du samedi se prolongeaient jusqu'à la fin du printemps, et ses amis étaient certains de la trouver chez elle, de quatre à six, tous les jours ou peu s'en fallait. Les matinées avaient leur emploi. Madame Cambry les consacrait aux soins du gouvernement de sa maison et aux pauvres. Madame Cambry distribuait de larges aumônes, et dame Jacinthe, ayant aussi dans ses attributions le département de la charité, était appelée chaque matin à conférer longuement avec sa maîtresse.
Le lendemain de la représentation de Mithridate, à laquelle la veuve avait assisté pour faire plaisir à M. Darcy, qui était un fanatique de Racine, la conférence se tenait au fond du vaste jardin de l'hôtel, dans une serre remplie de plantes rares. L'hiver, madame Cambry venait volontiers s'y asseoir, quand le soleil daignait se montrer, et ce jour-là, par extraordinaire, il éclairait de ses rayons un peu pâles les premiers bourgeons des marronniers précoces.
Debout devant sa maîtresse, la gouvernante, vêtue de noir, lisait à haute voix les articles portés sur son livre de dépense, et sa maîtresse, qui l'écoutait distraitement, ne tarda pas à l'interrompre pour lui demander si le valet de pied était revenu. Elle l'avait envoyé porter une lettre à mademoiselle Lestérel, et elle attendait la réponse avec impatience.
-- Il vient de rentrer, madame, répondit dame Jacinthe. Il n'a pas trouvé la personne, et il a laissé la lettre.
-- M. Darcy n'a rien envoyé ?
-- Non, madame. Mais il n'est que midi. Il doit être au Palais.
-- C'est vrai. J'avais oublié ce qu'il m'a dit hier au théâtre. Je le verrai sans doute après son audience.
-- Alors madame ne sortira pas ?
-- Plus tard, peut-être. Mais je tiens à ne pas manquer la visite de M. Darcy, et en ce moment, je ne me sens pas bien. Le spectacle m'a horriblement fatiguée.
-- Madame aurait grand besoin de repos.
-- Et je n'en puis prendre aucun. Ne faut-il pas que je m'occupe de mon mariage ? M. Darcy désire qu'il se fasse aussitôt après le carême, c'est-à-dire dans la seconde quinzaine d'avril. J'ai à peine le temps de m'y préparer, dit la veuve avec un demi-sourire.
-- Ah ! ce sera un grand changement dans la vie de madame, soupira la gouvernante.
-- Je le sais. Crois-tu donc que je me suis décidée sans réflexion ? Je vais perdre ma liberté, mais j'y suis résignée. Il le fallait. Et tu m'obligeras en ne me parlant plus jamais d'inconvénients que j'aperçois aussi bien que toi. À quoi sert de regretter le passé ? Ma résolution est prise. Elle s'exécutera, et j'entends ne pas être importunée, jusqu'à ce que tout soit terminé. Je ne veux pas plus de récriminations que de réceptions. As-tu envoyé les lettres pour prévenir que dorénavant je ne serai plus chez moi le samedi soir ?
-- Oui, madame.
-- Très-bien. À tous ceux qui se présenteront jusqu'à nouvel ordre, tu feras dire que je suis souffrante.
À ce moment parut au détour d'une allée un valet de pied apportant une carte de visite, et il fallait que le visiteur lui eût fait savoir qu'il était extraordinairement pressé, car ce domestique n'avait pas pris le temps de se munir du plateau d'argent qui sert à présenter les messages dans une maison bien tenue.
Dame Jacinthe le tança d'un coup d'œil sévère, lui prit la carte des mains et lut à haute voix le nom de Henri Nointel. Elle s'attendait à entendre sa maîtresse donner l'ordre de répondre qu'elle n'était pas visible ; mais madame Cambry, après avoir un peu hésité, dit au valet de pied :
-- Prévenez M. Nointel que je suis au jardin et conduisez-le ici.
-- Je pensais que madame ne voulait recevoir personne, dit la gouvernante, dès que le domestique eût tourné les talons.
-- M. Nointel est un ami de M. Gaston Darcy. Il s'est beaucoup occupé de l'affaire de Berthe. Il s'en occupe encore. Et s'il vient chez moi de si bonne heure, c'est qu'il a quelque chose d'important à m'apprendre. Il est utile que je le voie.
-- Madame n'oubliera pas que M. Gaston Darcy n'agit pas toujours avec toute la prudence désirable, et que...
-- Son ami ne lui ressemble pas. Laisse-nous, et préviens Jean que, décidément, je sortirai à deux heures. Qu'il attelle la calèche. Si le temps ne se gâte pas, j'irai au Bois.
Dame Jacinthe ne se permit plus aucune observation et s'en alla par une allée détournée. Le jardin était assez grand pour qu'on pût y circuler sans rencontrer quelqu'un qu'on voulait éviter.
-- L'ami de Gaston ! murmurait madame Cambry ; je l'ai vu hier soir au Français ; il a vu après moi M. Darcy qui, lorsqu'il est rentré dans ma loge, ne m'a pas paru attacher grande importance à l'entretien qu'il venait d'avoir avec lui. Il faut que, depuis hier, il se soit passé un événement.
Madame Cambry ne se trompait pas. Nointel ne s'était pas décidé sans motif à risquer une visite si matinale. Nointel avait non seulement un motif, mais un prétexte excellent, pour passer ainsi par-dessus les usages de la bonne compagnie. Le prétexte, c'était le désir d'être agréable à la protectrice de mademoiselle Lestérel en lui apprenant que sa jeune amie venait d'être doublement justifiée par la confession de sa sœur mourante. Nointel savait bien que Gaston ou mademoiselle Lestérel elle-même avaient pu le devancer, et que la nouvelle qu'il apportait ne serait peut-être pas une primeur ; mais il pensait aussi qu'il aurait toujours aux yeux de madame Cambry le mérite d'avoir fait preuve de zèle. Et il avait le plus grand intérêt à se concilier la bienveillance de madame Cambry, car le principal but de la démarche qu'il osait, c'était de rallier la généreuse veuve à la cause de madame de Barancos. La veille, au Français, le temps lui avait manqué pour entamer ce sujet délicat, et il lui en restait fort peu, car la marquise devait voir le juge d'instruction dans la journée. Il s'était présenté lui-même, d'assez grand matin, chez M. Roger Darcy. Il n'avait pas été reçu, et il supposait, avec quelque raison, que le magistrat, changeant d'avis, voulait interroger madame de Barancos avant de revoir l'homme qui s'était constitué son défenseur.
L'infatigable capitaine trouva madame Cambry préparée à l'entendre. Elle avait donné un coup d'œil à sa toilette et à sa coiffure dans une des glaces qui ornaient la serre, et elle était charmante avec ses cheveux blonds un peu en désordre et son teint blanc où l'air frais du matin avait mis des teintes roses.
Quand une femme est en beauté, elle est généralement disposée à bien accueillir les gens, et Nointel, qui savait cela, fut ravi d'arriver au bon moment.
Il commença par les excuses obligées, et il s'arrangea de façon à y glisser quelques compliments qui ne pouvaient pas déplaire ; mais madame Cambry avait hâte d'en venir au fait, et pour entrer tout de suite en matière, elle lui demanda si, après le théâtre, il avait rencontré au cercle son ami Gaston.
-- Je l'ai quitté à une heure très-avancée, répondit le capitaine ; je l'ai quitté à la porte de la maison qu'habite M. Crozon. Vous savez sans doute, madame, ce qui s'y est passé cette nuit ?
-- Je sais que Berthe, hier soir, a été appelée chez sa sœur qui venait d'être prise d'une crise nerveuse des plus violentes. J'ai envoyé ce matin rue de Ponthieu prendre des nouvelles. Berthe n'était pas encore rentrée.
-- Sa sœur vient de mourir dans ses bras, il y a deux heures. Le mari, qui est un ancien camarade à moi, m'a écrit immédiatement.
-- Morte ! cette femme est morte ! s'écria madame Cambry qui avait changé de visage à cette nouvelle.
Elle était très-pâle, mais elle ne paraissait pas très-affligée, et Nointel fut légèrement choqué de l'expression dont elle s'était servie pour exprimer son étonnement.
-- Morte en emportant le secret de sa faute ! Morte sans justifier ma pauvre Berthe ! reprit la veuve pour expliquer la sécheresse de sa première exclamation.
-- Elle l'a, au contraire, pleinement justifiée, dit le capitaine. Elle a tenu à faire, autant qu'il était en elle, une confession publique. Crozon, sur sa demande, nous a envoyé chercher, Darcy et moi. En notre présence, devant son mari et devant sa sœur, elle a avoué qu'elle avait été la maîtresse de ce Polonais qui s'est pendu plus tard chez Julia d'Orcival...
-- Elle a osé le nommer ! murmura madame Cambry, si troublée qu'elle pouvait à peine parler.
-- Elle a osé bien davantage. Elle a avoué que l'enfant était à elle, cet enfant que mademoiselle Lestérel avait si généreusement réclamé. Gaston était là. Il ne doute plus maintenant. Et son oncle ne doutera plus, car la moribonde a juré, sur son salut éternel, que mademoiselle Lestérel avait passé la plus grande partie de la nuit du bal à accompagner la nourrice qui changeait de domicile. On ne ment pas au moment de paraître devant Dieu. Nous étions trois pour entendre ces paroles suprêmes, et M. Darcy nous croira quand nous les lui répèterons. Nous prêterons serment, s'il l'exige. Ce serait un peu dur pour Crozon, mais je crois que j'obtiendrais de lui ce dernier sacrifice, car c'est un brave homme.
Pendant que Nointel parlait, madame Cambry s'était remise de son émotion, et elle dit d'un ton plus calme :
-- Cette fin est horrible. La malheureuse a cruellement expié sa faute. Mais, Dieu en soit loué, personne n'osera plus élever la voix contre Berthe. Elle épousera celui qu'elle aime, et je prétends que M. Roger Darcy la traite désormais comme si elle était déjà sa nièce. Je vais aller le trouver sans perdre un instant.
-- Il doit être en ce moment au Palais.
-- Peu m'importe. Je lui ferai savoir que je suis là, et...
-- Me pardonnerez-vous, madame, de vous interrompre et de vous demander si M. Darcy ne vous a pas parlé hier de la conversation que je venais d'avoir avec lui ?
-- Il m'en a dit fort peu de chose. Je ne vous cacherai pas cependant qu'il m'a paru médiocrement satisfait de certaines choses que vous lui avez apprises.
-- Il me reprochait, je suppose, de m'être mêlé de l'instruction.
-- C'est à peu près cela.
-- Il avait raison, en principe. Mais j'ose espérer, madame, que vous serez plus indulgente, quand vous saurez que j'agissais dans l'intérêt de mademoiselle Lestérel. Je secondais Gaston que son oncle avait presque autorisé à entreprendre de démontrer l'innocence de votre protégée. Et c'est à vous que je m'adresse aujourd'hui, à vous qui avez tant fait aussi pour cette jeune fille.
-- Vous avez eu raison, monsieur, de compter sur moi. Que puis-je pour vous ?
-- M'aider à défendre une autre innocente.
-- On accuse donc une autre femme ?
-- On peut l'accuser. Elle est probablement, à cette heure, dans le cabinet de M. Darcy.
-- Elle... qui donc ?
-- La marquise de Barancos.
-- La marquise de Barancos ! s'écria madame Cambry avec une violence extraordinaire. C'était donc vrai ! Elle aussi avait été la maîtresse de...
-- Vous avez deviné, madame. Elle aussi avait eu Golymine pour amant, elle aussi avait commis l'imprudence de lui écrire.
-- Qu'en savez-vous ?
-- Elle me l'a avoué, et aujourd'hui elle renouvelle cet aveu devant le juge d'instruction. Permettez-moi d'achever. Ses lettres sont tombées entre les mains de la d'Orcival, en même temps que les lettres de madame Crozon et celles d'une troisième victime de cet aventurier.
-- Une troisième victime... que voulez-vous dire ?
-- La d'Orcival avait donné rendez-vous dans sa loge à trois femmes, et les trois personnes sont venues au rendez-vous ; mademoiselle Lestérel, pour reprendre les lettres de sa sœur ; les deux autres, pour reprendre les leurs. C'est prouvé maintenant. Mademoiselle Lestérel est venue la première et n'est restée que quelques minutes ; une inconnue est venue ensuite... et enfin la marquise.
-- Mais alors... la marquise serait coupable... le meurtre n'a pu être commis que par la femme qui est venue la dernière.
-- C'est vrai. Mais au moment où madame de Barancos sortait de la loge, celle qui l'y avait précédée y rentrait.
-- Qui vous a dit cela ?
-- Madame de Barancos elle-même.
-- Quoi ! cette femme qui sortait... c'était la marquise !...
» Comment madame de Barancos ose-t-elle avouer qu'elle est entrée dans la loge de Julia d'Orcival ? reprit vivement madame Cambry. Elle veut donc se perdre !
-- Elle avoue une faute pour se justifier d'avoir commis un crime, répondit Nointel. Elle va au-devant d'une accusation qui n'aurait pas manqué de se produire, et elle a raison, car elle peut prouver que l'accusation est fausse.
-- Elle se confesse bien tard, dit la veuve avec quelque amertume.
-- Elle est femme. Il lui en coûtait de convenir d'une faiblesse dont elle rougit. Ce Golymine était un drôle de la pire espèce.
-- Elle l'a aimé pourtant.
-- Oui, elle l'a aimé ! Elle est créole. Vous ne la jugerez pas, j'en suis sûr, comme vous jugeriez une Parisienne. Et vous penserez comme moi qu'il y a quelque grandeur à dire hautement qu'elle l'a aimé.
-- Ne venez-vous pas de m'apprendre qu'elle y était forcée ?
-- Non ; il ne tenait qu'à elle de se taire. J'étais à peu près le seul à la soupçonner.
-- Si vous la soupçonniez, vous auriez fini par l'accuser.
-- C'est probable, car j'avais entrepris de prouver que mademoiselle Lestérel était innocente. Mais si je l'avais accusée, moi ou tout autre, il ne tenait encore qu'à elle de nier. Il n'y avait rien contre elle, et il y avait pour elle son nom, sa situation dans le monde, son passé...
-- Son passé ! vous venez de dire vous-même qu'elle a eu un amant.
-- Tout le monde l'ignorait. Et personne n'aurait cru que la marquise de Barancos avait poignardé une femme galante qu'elle connaissait à peine de vue.
-- Mais enfin sur quel indice vous fondiez-vous pour la soupçonner ?
-- Sur un indice bien léger. Je l'avais reconnue au bal de l'Opéra.
-- Et vous n'en aviez rien dit ?
-- J'en avais parlé à Gaston Darcy. Et c'est d'accord avec lui que j'ai ouvert une enquête.
-- Madame de Barancos a dû s'apercevoir que vous la surveilliez. Comment se fait-il qu'elle vous ait choisi pour confident ?
-- C'est que les circonstances ont amené entre nous une explication.
-- Les circonstances ?
-- Oui, je suis allé chasser à son château de Sandouville. J'étais arrivé avec l'idée de la convaincre, et pour y parvenir, j'ai profité d'un moment où je me trouvais seul avec elle... j'ai tenté une expérience qui a tourné à ma confusion.
-- Et si elle avait tourné autrement, vous auriez livré la marquise à la justice ?
-- Non. J'aurais exigé d'elle un aveu écrit, mais je lui aurais laissé le temps de quitter la France.
Les questions que madame Cambry adressait à Nointel se succédaient avec une rapidité extraordinaire. Elles partaient de sa bouche comme des flèches acérées, et elles ne témoignaient d'aucune bienveillance de sa part à l'endroit de la marquise. Les réponses du capitaine étaient nettes, mais il y mettait moins de vivacité. Il hésitait même quelquefois, car il éprouvait un embarras dont il ne s'expliquait pas lui-même la cause. Il lui semblait que le terrain sur lequel il marchait se dérobait sous lui, et il avançait timidement de peur de tomber dans quelque précipice.
La scène se passait dans une allée bordée de grands arbres, une allée où ils marchaient côte à côte, car le dialogue s'était engagé si vite et il était devenu si intéressant que madame Cambry n'avait pas songé à faire entrer Nointel dans la serre et qu'ils s'étaient mis, sans y penser, à se promener en causant.
-- Au fait, dit brusquement madame Cambry en s'arrêtant tout à coup, je ne sais pas pourquoi je vous demande tout cela. Vous aviez bien le droit d'agir comme vous l'entendiez dans cette étrange affaire. Pardonnez-moi mon indiscrétion.
-- Je n'ai rien à vous pardonner, madame, répliqua le capitaine de plus en plus étonné de la tournure que prenait la conversation. Je suis venu pour me confesser, moi aussi, et alors même que vous ne m'auriez rien demandé, je vous aurais tout dit.
-- Dans quel but, je vous prie ?
-- Pour tâcher d'obtenir votre appui auprès de M. Darcy. Madame de Barancos n'est pas coupable, mais elle a besoin qu'on la défende. Mademoiselle Lestérel non plus n'était pas coupable, et si vous ne l'aviez pas défendue, Dieu sait ce qui serait arrivé.
-- Il me semble que vous défendez assez chaleureusement la marquise, et que vous pouvez vous passer de mon concours. Que pourrais-je dire en sa faveur ? j'ignorais tout ce qu'il vous a plu de m'apprendre, et je n'ai aucun motif pour m'intéresser à elle. Je suis allée à son bal pour obliger M. Darcy qui tenait à s'y montrer avec moi ; mais, à vrai dire, je ne la connais pas.
-- Je le sais, madame ; mais M. Darcy vous parlera d'elle.
-- Pourquoi ? M. Darcy n'a pas coutume de me consulter sur les affaires qu'il instruit.
-- Celle de madame de Barancos se rattache à celle de mademoiselle Lestérel. Il est tout naturel qu'il vous entretienne de ce qui touche de si près une personne que vous aimez et que son neveu va épouser. Certes, mademoiselle Lestérel est, dès à présent, hors de cause ; mais pour qu'elle soit justifiée d'une façon éclatante, pour que l'opinion publique confirme la décision du juge, il faut qu'on trouve la femme qui a tué Julia d'Orcival. Et la déposition de madame de Barancos va mettre M. Darcy sur la voie. Que ne donneriez-vous pas pour qu'on découvrît enfin cette abominable créature !
-- Moi ! Vous vous trompez. J'ai plaidé la cause de Berthe Lestérel qui était mon amie, et cette cause, je l'ai gagnée. J'ai fait mon devoir, mais mon devoir s'arrête là. Que m'importent la marquise et cette inconnue qui n'a peut-être jamais existé ? Je ne suis pas chargée d'éclairer la justice. C'est son affaire de rechercher les criminels, et je ne vois pas pourquoi je me ferais son auxiliaire. Je ne tiens pas du tout à envoyer à l'échafaud une malheureuse dont le sang ne rachèterait pas celui qu'elle a versé... et qui se repent peut-être. En vérité, si je la connaissais, je ne la dénoncerais pas. Vous ne comprenez pas que je pense ainsi ? C'est que, vous autres hommes, vous êtes sans pitié.
-- Oserai-je vous faire observer que vous en avez bien peu pour la marquise ? dit doucement le capitaine.
-- Oserai-je vous demander pourquoi elle vous en inspire tant ? riposta la veuve en regardant Nointel en face.
Il réfléchit une seconde, mais il prit le parti d'être franc.
-- Parce que je l'aime, répondit-il sans baisser les yeux.
-- Vous l'aimez ! cela signifie sans doute que vous voulez l'épouser.
-- Je l'aime passionnément, et je ne veux pas l'épouser.
Madame Cambry tressaillit.
-- Berthe aussi est aimée, murmura-t-elle. Qu'ont-elles donc fait pour qu'on les aime ainsi ?
Puis, se redressant :
-- Vous finissez par où vous auriez dû commencer, dit-elle en s'efforçant de sourire. C'est ma vocation à moi de protéger les amoureux. Vous l'êtes. Je suis tout à vous.
-- Quoi ! vous consentiriez à parler pour madame de Barancos !
-- Oui, si vous me fournissez les éléments de la défense. Je veux bien être son avocat... si le juge consent à m'entendre ; encore faut-il que je sache de quels arguments je puis me servir.
-- Oh ! ce n'est pas une plaidoirie que je sollicite de votre générosité. Ce serait beaucoup trop exiger, et d'ailleurs j'espère qu'il ne sera pas nécessaire d'en venir là. Voici ce que je vous supplie de faire : vous savez que M. Darcy entend aujourd'hui madame de Barancos.
-- Vous venez de me l'apprendre. M. Darcy, hier, au théâtre, après avoir causé avec vous, m'a dit qu'il serait probablement obligé de passer une partie de la journée au Palais pour écouter des témoins. Il ne m'a pas parlé de la marquise.
-- C'est elle qu'il doit recevoir au Palais. Je ne serais pas étonné qu'il eût fait appeler aussi mademoiselle Lestérel, mais on l'aura informé du malheur qui vient de la frapper, et il se sera contenté de citer madame Majoré.
-- Qu'est-ce que madame Majoré ?
-- Madame Majoré est l'ouvreuse qui gardait la loge de Julia d'Orcival.
-- Je ne devine pas ce qu'elle pourra apprendre à M. Darcy qui l'a déjà interrogée et qui n'a rien pu en tirer.
-- C'est qu'elle est stupide, d'abord ; et ensuite, c'est qu'elle s'était mis en tête de garder pour elle une importante trouvaille qu'elle avait faite.
-- Une trouvaille ? demanda madame Cambry, en fronçant le sourcil.
-- Oui, j'ai su la faire parler et même la décider à me confier l'objet qu'elle avait ramassé dans le sang de cette pauvre d'Orcival.
-- Quel objet ?
-- Oh ! un objet très-significatif. Un bouton de manchette en or, d'une forme assez particulière, un bouton qui appartient évidemment à la femme qui a porté le coup avec le poignard de mademoiselle Lestérel.
-- Ah ! vous croyez que ce bijou... est à cette...
-- Cela ne peut faire aucun doute. Julia ne portait pas de manchettes sur sa robe de bal. Et il est clair qu'elle a arraché le bouton en saisissant la main qui se levait sur elle. Ce bouton, d'ailleurs, porte, gravée en relief, une initiale qui n'est celle d'aucun des deux noms de Julia d'Orcival.
-- Alors, cette initiale n'est ni un J ni un O ?
-- C'est un B.
-- Mais, dit madame Cambry, après avoir un peu hésité, Julia d'Orcival ne s'appelait-elle pas en réalité Julia Berthier ?
-- Oui ; mais elle reniait le nom de son père, et elle se serait bien gardée de faire fabriquer un bijou qui le lui aurait rappelé.
-- C'est possible... seulement, il me semble que cette lettre est une désignation bien vague. Il y a des milliers de noms qui commencent par un B... et des centaines de prénoms... le mien par exemple.
-- Le vôtre, madame ? demanda Nointel surpris et un peu confus. J'avoue, à ma honte, que je ne le connais pas.
-- Je m'appelle Barbe.
-- Et le mari de la marquise s'appelait Barancos. Le monde est plein de ces hasards qui semblent se présenter tout exprès pour égarer les recherches. Mademoiselle Lestérel ne se nomme-t-elle pas Berthe ? Aussi M. Darcy n'attachera pas, je suppose, une grande importance à une initiale si répandue. Et ces coïncidences bizarres achèveront, j'espère, de le convaincre que les apparences trompent souvent, et que les témoignages les plus positifs n'ont parfois aucune valeur. Je pourrais lui citer une preuve toute récente des vérités que j'avance, mais je m'en garderai bien, parce que, si je la lui citais, je serais obligé de parler de vous, madame.
-- De moi !
-- Oui, c'est une histoire qu'il est bon que vous connaissiez, et je vous prie de me permettre de vous l'apprendre.
-- Je serais charmée de l'entendre, dit, non sans émotion, madame Cambry.
-- Je suis allé à l'enterrement de Julia d'Orcival, en curieux, car je n'étais pas de ses amis. À l'église, qui regorgeait de monde, j'ai remarqué par hasard une femme agenouillée dans le coin le plus obscur de la nef et voilée si bien qu'il était impossible d'apercevoir sa figure. Je ne sais pourquoi il m'est venu à l'esprit que cette femme devait être celle qui avait couché Julia dans le superbe catafalque élevé au milieu du chœur, et qu'elle était attirée là par ses remords.
-- Quelle idée ! murmura la veuve.
-- À ce moment-là, je commençais à soupçonner madame de Barancos, et je m'imaginai aussitôt que c'était elle. Je me préparai même à la suivre après le service, mais elle se perdit dans la foule et elle m'échappa sans que je pusse la rejoindre.
-- Ah !
-- Cet incident m'avait mis en goût de me renseigner ; j'allai jusqu'au cimetière, et j'emmenai avec moi en voiture la femme de chambre de Julia. Cette fille m'apprit une chose bien étrange.
-- Quoi donc ?
-- Les obsèques de Julia ont été payées par une de ses amies, une demoiselle qui s'était fait remettre à cet effet dix mille francs par un Russe qu'elle exploite ; mais la concession au Père-Lachaise a été payée par une personne dont le nom inscrit sur les registres des pompes funèbres est certainement un pseudonyme. J'avais toujours la marquise en tête. La somme était ronde et ne pouvait avoir été donnée que par une femme riche. Et cette somme avait été versée par une sorte de duègne. Tout cela se rapportait parfaitement à madame de Barancos.
-- Mais... oui... et jusqu'à preuve du contraire, on doit croire...
-- Je viens de l'avoir, cette preuve du contraire. La demoiselle m'a écrit hier pour me prier de passer chez elle. Poussé par je ne sais quel pressentiment, j'y suis allé, et j'ai appris de sa bouche que, l'avant-veille, s'étant transportée au Père-Lachaise pour faire une visite à la tombe de son amie, elle avait rencontré priant et pleurant sur la fosse refermée... une femme.
-- Eh bien ? demanda froidement madame Cambry.
-- Je savais déjà hier que madame de Barancos n'était pas coupable, et cependant je craignais d'entendre la demoiselle me dire qu'elle l'avait reconnue pour l'avoir souvent rencontrée au Bois. Heureusement, la pleureuse ne ressemble pas du tout à la marquise. Elle est blonde, et elle n'a pas le plus léger accent étranger.
-- Cette fille lui a donc parlé ?
-- Oui, et la dame s'est sauvée à toutes jambes. Nouvelle preuve que c'était bien celle qui a tué Julia. La demoiselle ne l'avait jamais vue auparavant, mais elle se faisait fort de la retrouver un jour ou l'autre, et je lui ai fait promettre de la suivre si le cas se présentait.
-- Il ne se présentera pas... du moins, c'est bien peu probable.
-- Je suis de votre avis, madame. La dame aux remords prendra ses précautions. Mais vous ne devinerez jamais ce qui est arrivé. La donzelle se trouvait hier soir au Français avec son Russe. Elle m'a aperçu, elle m'a appelé et elle m'a désigné, comme étant la femme qui venait s'agenouiller sur la sépulture de Julia, une personne que j'aurais, sans aucun doute, fait arrêter sur-le-champ, si elle ne m'eût été connue.
-- Comment !... je... je ne comprends pas.
-- Je le crois sans peine, car ce qu'il me reste à vous dire est prodigieux. Claudine... cette créature a nom Claudine... Claudine a prétendu que la pleureuse... c'était vous, madame... vous que je venais de quitter. Vous pensez bien que j'ai ri au nez de la sotte qui commettait cette bévue grossière. Mais vous conviendrez aussi que la femme la plus respectable peut être victime d'une méprise, et que les erreurs judiciaires doivent être fréquentes.
Ce récit était assurément de nature à émouvoir madame Cambry. Elle pâlit, et elle eut à peine la force de murmurer :
-- Quoi ! cette misérable fille a osé... vous avez raison... personne n'est à l'abri d'une calomnie.
-- Oh ! s'écria Nointel, celle-là ne mérite pas qu'on s'y arrête, et, pour ma part, je n'y ai attaché aucune importance. Je ne vous l'ai citée que comme exemple de l'incertitude des témoignages.
-- Mais... vous avez été obligé de répondre...
-- Cela ne m'a point embarrassé. J'ai dit à Claudine qu'elle n'avait pas le sens commun, et je l'ai priée de me laisser en repos. Elle a voulu insister et me soutenir qu'elle ne se trompait pas. Je lui ai tourné le dos, et je suis parti en riant de sa sottise... en riant tristement, car je me disais que cette extravagante pouvait vous rencontrer ailleurs et raconter cette histoire à d'autres.
-- On n'y croirait pas, dit madame Cambry qui était déjà revenue de sa surprise. Il faut en vérité que votre demoiselle soit folle. Je regrette que vous ne soyez pas venu me répéter ce qu'elle venait de vous dire et me montrer l'impertinente qui me confond avec quelque amie de madame d'Orcival.
-- Je ne le pouvais pas. M. Darcy venait d'aller vous rejoindre, et j'aurais craint de le blesser. Mais vous avez dû apercevoir Claudine pendant la représentation. Elle était dans une loge peu éloignée de la vôtre.
-- Une femme brune, petite... en robe claire, de gros brillants aux oreilles.
-- Précisément. Elle était avec un étranger qui a tout à fait l'aspect d'un chasseur de bonne maison.
-- C'est bien cela. Je me souviens maintenant de l'avoir remarquée, à cause de sa tenue qui était peu convenable. Elle se nomme Claudine, dites-vous ?
-- Claudine Rissler, et elle demeure rue de Lisbonne. C'est une personne très-répandue. On la rencontre au Bois, aux Champs-Élysées, au théâtre...
-- Dans beaucoup d'endroits où je ne vais guère. Cependant...
Madame Cambry s'arrêta. Un valet de pied venait d'apparaître au détour de l'allée.
-- Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle avec impatience.
-- M. Roger Darcy vient d'arriver et s'informe si madame veut bien le recevoir.
-- Certainement. Dites-lui que je suis au jardin.
-- Le cocher demande si madame veut qu'on attelle les deux alezans, reprit le domestique, ou bien le cheval noir et la jument grise.
-- Je veux qu'il n'attelle pas du tout. Je ne sortirai pas.
Et la veuve reprit en s'adressant à Nointel :
-- M. Darcy va nous apprendre ce que vous désirez tant savoir. Si je puis vous servir, comptez que je n'y manquerai pas.
Elle était tout à fait radoucie. Plus de mouvements nerveux, plus d'éclairs dans le regard. Sa parole était calme et son attitude correcte. On aurait juré qu'elle venait de s'entretenir de choses indifférentes. Le capitaine paraissait plus ému qu'elle, et il l'était en effet, car il se demandait avec une assez vive anxiété quelles nouvelles apportait le juge d'instruction. Avait-il entendu madame de Barancos ? Et comment avait tourné l'interrogatoire ?
M. Roger Darcy ne tarda guère à paraître. Il laissa voir quelque surprise en apercevant Nointel, mais il ne lui fit pas mauvais visage ; il le salua même avec beaucoup de politesse, après avoir baisé la main de madame Cambry.
Ce début était de bon augure.
-- Monsieur vient de m'annoncer la mort de la sœur de Berthe, commença la veuve.
-- J'ai été informé de très-bonne heure de ce qui s'est passé cette nuit rue Caumartin, dit le magistrat. Gaston est venu chez moi de grand matin pour m'apprendre ce triste dénouement d'une triste histoire. Il a bien fait de se presser, car j'ai été appelé dès neuf heures au Palais pour une affaire qui se rattache à celle de mademoiselle Lestérel.
-- L'ordonnance de non-lieu est rendue, n'est-ce pas ?
-- Je viens de la signer, chère madame. J'aurais voulu annoncer moi-même à mademoiselle Lestérel la décision que j'ai prise en parfaite connaissance de cause et lui dire toute l'estime que j'ai pour elle. Mais elle était retenue près du lit de mort de madame Crozon. J'ai chargé mon neveu de la voir.
-- L'avez-vous autorisé à apprendre à Berthe que vous ne désapprouviez plus leur mariage ?
-- Pourquoi le désapprouverais-je ? Ne le souhaitez-vous pas de tout votre cœur ? dit le juge en souriant.
-- Mon ami, vous me rendez bien heureuse. Ainsi, vous ne doutez plus de ma chère protégée... Ainsi, tout s'est éclairci, et il ne sera plus question de cette horrible affaire... elle est finie.
-- Elle est, au contraire, à peine commencée, ou du moins elle vient d'entrer dans une phase toute nouvelle. C'est précisément ce que je viens vous apprendre, et je suis fort aise de rencontrer chez vous M. Nointel, car il a pris une part très-active à cette transformation, et je puis lui donner l'assurance que tout s'est passé aussi bien qu'il le pouvait espérer.
-- Monsieur, dit le capitaine, très-touché de ce langage simple et digne, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.
-- Vous ne me devez pas de reconnaissance. J'ai jugé selon ma conscience, et j'ai acquis la certitude que madame de Barancos a dit la vérité sur tous les points.
-- Vous l'avez vue !
-- Vue et entendue pendant une demi-journée. Elle est entrée dans mon cabinet à neuf heures, ce matin. Elle vient d'en sortir, et l'ouvreuse de la loge 27 en est sortie un peu après elle. Vous vous étonnez que j'aie pu procéder si vite. Voici ce qui est arrivé.
» Hier, en rentrant chez moi après le théâtre, j'ai trouvé une lettre qu'un exprès avait apportée du château de Sandouville. La marquise m'écrivait que je devais être déjà prévenu par vous de sa prochaine visite, qu'elle reviendrait à Paris dans la nuit, et qu'elle se présenterait au Palais à la première heure. Ce matin, j'étais debout avant l'aube, et j'ai envoyé aussitôt une citation à la femme Majoré. Vous m'aviez indiqué le service qu'elle pouvait rendre à l'instruction, et je tenais à l'avoir sous la main au moment décisif. Elle ne s'est pas résignée sans peine à obéir. Elle s'imaginait qu'on venait la prendre pour la mener en prison. Et, en vérité, elle avait un peu mérité d'y aller. Mais je lui pardonne son ineptie et ses tergiversations, à cause de la bonne volonté qu'elle a montrée aujourd'hui quand je l'ai interrogée. D'ailleurs, sa nouvelle déposition a éclairci beaucoup de points restés obscurs, et si, comme je n'en doute pas, je découvre bientôt la coupable, c'est à madame de Barancos et à cette ouvreuse que je devrai ce succès.
-- L'épreuve a donc eu lieu ? demanda avec empressement le capitaine.
-- Vous avez, je suppose, mis madame Cambry au courant de la situation ?
-- J'ai eu l'honneur de dire à madame Cambry que la marquise ne cachait ni son ancienne liaison avec Golymine ni sa visite à Julia d'Orcival au bal de l'Opéra, mais qu'elle se faisait fort de se justifier du meurtre, de se justifier d'une façon éclatante, en prouvant que trois femmes étaient entrées dans la loge, et qu'elle n'y était pas entrée la dernière.
-- Cela suffit pour que madame Cambry comprenne le très-bref récit que je vais vous faire. Madame de Barancos a commencé par m'exposer avec une netteté parfaite la situation où l'avait placée une faute amèrement regrettée. J'avais, je l'avoue, des préventions contre elle, et ces préventions se sont dissipées. Puis elle m'a expliqué tout aussi clairement ce qu'elle avait fait et ce qu'elle avait vu au bal de l'Opéra. Enfin, elle m'a offert de se présenter à l'ouvreuse, de se présenter en domino et voilée comme elle l'était à ce bal. J'ai accepté.
» J'avais préalablement fait enfermer la Majoré dans une pièce voisine de mon cabinet. La marquise est allée s'habiller et se masquer dans le cabinet inoccupé d'un de mes collègues. Pendant ce temps-là on m'amenait la Majoré. J'ai commencé par la gronder doucement. Je ne voulais pas l'effrayer, de peur qu'elle ne perdît la tête. Puis je l'ai amenée peu à peu à me raconter de nouveau les incidents de la nuit du bal. Et la mémoire lui est revenue progressivement. Il m'a fallu beaucoup de patience pour la ramener quand elle se perdait dans des digressions étrangères au sujet. Enfin, j'ai réussi à démêler la vérité au milieu d'un chaos de paroles inutiles ; j'ai pu établir avec certitude qu'elle avait introduit successivement trois femmes, elle disait même quatre, vous devinez pourquoi. La première, très-simplement affublée d'un domino de louage et d'un loup. Les deux autres, beaucoup mieux mises et portant, selon la mode du jour, un voile de dentelles. Finalement, elle en est arrivée à déclarer que l'avant-dernière ne lui avait pas paru être de même taille que la dernière, qu'il y avait certaines différences entre elles, des différences qu'elle ne pouvait pas très-bien préciser, mais qui lui sauteraient aux yeux si on lui montrait les deux femmes. Cela n'était pas en mon pouvoir, puisque l'une des deux manquait. Mais je lui ai annoncé l'épreuve. J'ai bien vu qu'elle s'y attendait.
-- J'étais entré à l'Opéra avant de venir au Théâtre-Français ; je l'avais rencontrée dans les coulisses ; il y avait examen de danse, et ses deux filles font partie du corps de ballet.
-- Et vous l'aviez avertie. C'était au moins inutile, mais les choses n'en ont pas moins marché à souhait. J'ai eu cependant quelque peine à me faire comprendre ; sa cervelle de linotte ne concevait pas du premier coup ce que j'attendais d'elle. Enfin, elle a compris. Je l'ai placée comme elle devait l'être dans le couloir des premières. La porte d'une armoire où mon greffier serre son habit et son chapeau figurait la porte de la loge 27. Un tabouret sur lequel il grimpe pour atteindre ses dossiers quand ils sont casés trop haut a servi de siège à madame Majoré, qui s'est aussitôt recueillie en fermant les yeux. J'ai cru un instant qu'elle dormait, mais j'ai constaté que c'était sa manière de méditer. J'ai donné alors à haute voix l'ordre d'amener un des dominos... je voulais que l'ouvreuse crût que les deux dominos étaient là... et madame de Barancos est entrée.
On peut croire que madame Cambry et Nointel écoutaient avec une attention fiévreuse, madame Cambry surtout, qui n'était pas, comme le capitaine, au courant de la scène arrangée pour découvrir la vérité.
-- Jamais mon greffier ne s'était trouvé à pareille fête, reprit M. Darcy. Madame de Barancos, en domino, avait une tournure de reine, et j'ai senti aussitôt qu'il devait être impossible, même à une ouvreuse stupide, de la confondre avec une autre. Elle est allée droit à la Majoré, qui s'est aussitôt levée comme si elle eût été poussée par un ressort, et elle lui a dit d'un ton délibéré, en touchant de son index finement ganté la porte de l'armoire : « Veuillez m'ouvrir cette loge. » Et comme la Majoré, hébétée, ne lui répondait pas, elle, supposant la réponse, a repris sur le mode impérieux : « Décidément, vous ne voulez pas m'ouvrir ? Fort bien. Je m'en vais, et je ne reviendrai pas, prévenez-en cette dame. » C'est alors seulement que j'ai remarqué le léger accent qui trahit par moments la nationalité de la grande dame espagnole. Elle n'a cet accent que lorsqu'elle est émue ou irritée.
-- Oui, j'ai fait la même remarque. C'est un accent intermittent.
-- Mais très-marqué cependant, car l'ouvreuse l'a reconnu tout de suite, et la situation était si bien reproduite, que cette créature bornée a répondu absolument comme elle avait répondu la nuit du bal : « Mais, madame, puisque je vous dis que j'ai ordre de ne laisser entrer qu'une personne à la fois. Et tenez ! ce n'est pas la peine de vous fâcher. Voilà l'autre qui s'en va. »
» Il y a des cas où l'esprit vient aux plus sottes.
» J'étais déjà à peu près fixé, car, avant d'avoir revu madame Majoré, la marquise m'avait textuellement cité la réponse qu'elle en avait obtenue à l'Opéra. Mais à partir de ce moment, la lumière s'est faite avec une rapidité prodigieuse. La Majoré s'est tout rappelé, la sortie de la femme qui avait de l'accent, la rentrée de l'autre qui avait déjà été reçue une fois et qui guettait dans le corridor. Elle a précisé les moindres détails des deux scènes. Il avait suffi d'appuyer sur un ressort pour remettre en mouvement les rouages de cette mémoire détraquée.
» L'ânesse de Balaam parlait. J'étais tenté de crier au miracle. Enfin, elle a juré, en levant ses deux mains et en des termes bizarres, où j'ai cru démêler des formules maçonniques, elle a juré qu'il était matériellement impossible que la personne qui était devant ses yeux eût assassiné Julia d'Orcival, attendu que Julia d'Orcival vivait encore lorsque cette personne était sortie de la loge pour n'y plus remettre les pieds. J'en étais bien persuadé. J'ai fait minuter l'interrogatoire... il sera, j'en réponds, soigneusement conservé comme pièce curieuse... on le montrera plus tard aux jeunes magistrats qui compulseront les archives.
-- Et madame de Barancos ? interrompit Nointel, emporté par son émotion.
-- Madame de Barancos est parfaitement innocente. Elle ne figurera au procès-verbal de cette unique séance qu'en qualité de témoin. Sa conduite sociale ne me regarde pas, et je n'aurai plus à m'occuper d'elle jusqu'au jour où je pourrai lui présenter la coupable que je ferai mettre aussi en domino, afin que la marquise et l'ouvreuse soient à même de la reconnaître.
-- La coupable ! Vous espérez donc encore la trouver ? demanda madame Cambry avec une pointe d'ironie.
-- Ce ne sera pas très-facile, mais j'y parviendrai. Je ne sais si M. Nointel vous a appris qu'il m'avait remis... un peu tard... un bijou ramassé dans la loge.
-- Oui, un bijou qui porte l'initiale de mon nom de baptême.
-- Ma chère Barbe, dit en riant M. Darcy, vous n'êtes pas accusée, et sainte Barbe, votre patronne, est une grande sainte. Je compte donner un grand dîner le jour de votre fête, le 4 décembre prochain. Nous inviterons M. Nointel, quoiqu'il n'ait jamais servi dans l'artillerie.
» Maintenant, pour parler plus sérieusement, je puis vous apprendre que les recherches sont déjà commencées. On interrogera tous les bijoutiers, principalement ceux dont le commerce ne date pas d'hier, car le bijou est ancien. Et il doit appartenir à une femme riche, élégante et intelligente, car il a une valeur artistique. Croiriez-vous que je me suis imaginé un instant que j'avais déjà rencontré ce bijou dans le monde ? Voilà ce que c'est que de passer sa vie à pâlir sur des problèmes judiciaires. On finit par avoir des visions biscornues. Mais n'importe... il faudra que je le fasse présenter un de ces jours à votre gouvernante. Elle se connaît en toutes choses, et elle est d'âge à se rappeler les bijoutiers qui avaient la vogue du temps du roi Louis-Philippe.
La gaieté du juge d'instruction ne gagna point la belle veuve ; mais Nointel qui nageait dans la joie et qui mourait d'envie de courir chez la marquise, Nointel pensa que le moment était venu de laisser le magistrat en tête-à-tête avec sa future.
Il prit congé, après avoir chaleureusement remercié M. Darcy qui lui fit promettre de venir le voir ; et madame Cambry ne chercha point à le retenir.
CHAPITRE VIII
En sortant de l'hôtel de madame Cambry, Nointel était si content qu'il ne touchait pas la terre, comme on dit vulgairement. Il arriva au pied de l'Arc de triomphe sans s'apercevoir du chemin qu'il avait fait, et la vue de ce monument ne calma point son exaltation. Il lui prit comme une envie de passer dessous pour célébrer les victoires qu'il venait de remporter ; et, en vérité, il pouvait bien être fier d'avoir sauvé deux femmes innocentes. On décerne des médailles à des gens qui ont beaucoup moins fait.
La grande avenue des Champs-Élysées s'étendait devant lui, et, comme il faisait un temps passable, elle regorgeait de promeneurs, de cavaliers et d'équipages. Paris fêtait le printemps, mais Nointel n'était pas très-éloigné de se figurer que Paris fêtait la délivrance de mademoiselle Lestérel et la justification de madame de Barancos.
Une idée qui lui vint tout à coup à l'esprit jeta un froid sur son enthousiasme. Il se rappela qu'en lui racontant son entrevue avec la marquise, M. Roger Darcy n'avait pas prononcé le nom de Simancas, et il en conclut que la marquise n'avait pas parlé au juge d'instruction de ses relations avec le prétendu général péruvien. Il était assez naturel qu'elle eût passé sous silence cette fâcheuse histoire, mais il était malheureusement probable que Simancas et Saint-Galmier n'imiteraient pas sa discrétion. Les deux coquins avaient tout intérêt à provoquer un scandale, puisqu'ils n'attendaient plus rien de madame de Barancos qui venait de les chasser. Et Nointel se disait que la mort du brigand qu'ils soudoyaient pour attaquer dans la rue les joueurs heureux lui enlevait son principal moyen d'action. Comment les convaincre maintenant d'avoir organisé et exploité les attaques nocturnes ? Où trouver les autres bandits qu'ils avaient dû salarier, puisqu'ils n'opéraient pas eux-mêmes ? La marquise, il est vrai, pouvait se moquer de leurs dénonciations en ce qui concernait l'affaire de l'Opéra. L'épreuve qui avait fait éclater son innocence répondait à tout. Mais la marquise n'était pas à l'abri de leurs médisances intéressées. Rien ne les empêchait de répandre partout qu'elle avait été la maîtresse de Golymine. Simancas jouait de la lettre anonyme comme les braves jouent de l'épée. Il était trèscapable d'employer cette arme des lâches pour perdre de réputation madame de Barancos.
Et ce danger n'était pas le seul qu'elle courût. L'accident qui avait troublé la fin de la battue aux chevreuils ne paraissait pas avoir éveillé les soupçons des chasseurs, et il se pouvait que les autorités du pays ne songeassent point à ouvrir une enquête sur ce tragique événement ; mais Simancas devait soupçonner que la balle qui avait percé le crâne de son acolyte ne sortait pas du fusil de ce scélérat. Et il pouvait accuser de meurtre la marquise ou le capitaine, à son choix. Il était même probable qu'il allait profiter de la circonstance pour recommencer ses tentatives de chantage.
Il faut absolument que j'en finisse avec ce drôle, se dit Nointel. Madame de Barancos m'avait annoncé qu'elle raconterait au juge d'instruction l'histoire des trois coups de fusil. Il me paraît qu'elle n'en a rien fait, et m'est avis qu'elle a eu raison. Elle aurait compliqué inutilement la situation qui était déjà très-tendue, et je ne sais pas trop comment M. Darcy aurait pris l'affaire. On a beau être en état de légitime défense, on se met toujours dans un mauvais cas quand on casse la tête à un homme. Je vais engager la marquise à persister dans sa nouvelle résolution de se taire. Et je me charge de tenir en respect le Péruvien. Crozon me débarrassera de lui d'une façon ou d'une autre. Si le général consent à se battre, ce dont je doute fort, Crozon le tuera. S'il refuse, Crozon le pourchassera si vigoureusement qu'il le forcera de quitter la France.
Reste Saint-Galmier. Mais celui-là ne m'inquiète guère. J'irai lui toucher deux mots qui lui donneront une névrose plus corsée que toutes celles qu'il prétend guérir. Je le menacerai de raconter au commissaire de police l'histoire de son client alcoolisé et d'appeler en témoignage son domestique nègre qui a entendu le gredin parler d'un voyage à Nouméa en compagnie du docteur. Seulement, il est urgent que je m'abouche avec ces deux chenapans. La marquise est de retour. Naturellement, ses invités ne sont pas restés à Sandouville. Simancas et son digne associé doivent être à Paris. Je crois que je ferai bien de les voir avant de me présenter chez madame de Barancos. Elle me saura gré de lui apprendre qu'elle n'a plus à se préoccuper d'eux.
Le capitaine se parlait ainsi à lui-même, en descendant à pied l'avenue des Champs-Élysées, et dès qu'il eût formé le projet d'attaquer sans retard les deux ennemis de la marquise, il songea au moyen de les rencontrer le plus tôt possible. À deux heures, il avait peu de chances de les trouver à domicile. Les consultations de Saint-Galmier commençaient beaucoup plus tard ; Simancas avait coutume d'aller déjeuner vers midi et demi au café de la Paix et de monter ensuite au cercle pour y faire sa sieste. Nointel résolut de commencer par Simancas.
Au moment où il appelait un fiacre, il vit passer Claudine Rissler, conduisant elle-même une jolie victoria, attelée d'un cheval fringant, qu'elle avait beaucoup de peine à diriger. Le domestique, perché à l'arrière de sa voiture, était visiblement inquiet, et les cochers qui venaient en sens inverse se garaient de très-loin pour éviter un accroc. Mais l'amie de Wladimir se moquait d'écraser les passants et même de verser. Penchée en avant, les deux mains crispées sur les rênes, elle prenait des attitudes d'écuyère de l'hippodrome menant un quadrige dans la course des chars romains, et son sourire semblait dire aux gens : « Regardez-moi donc. » Elle aperçut le capitaine arrêté sur la contre-allée, et elle le favorisa d'un salut qu'il ne jugea pas à propos de lui rendre.
-- Elle va se casser le cou, murmura-t-il, et ce sera bien fait. C'est une grue enragée, mais c'est une grue. A-t-on idée d'une stupidité pareille ? Aller prendre madame Cambry pour la femme qu'elle a vue au Père-Lachaise ! Si elle la rencontre au Bois, elle est capable de couper sa calèche, et de lui demander des explications. Heureusement, la future tante de mon ami est au-dessus du soupçon, et, au surplus, elle a assez d'esprit et de sang-froid pour remettre Claudine à sa place, si Claudine se permettait une incartade.
Nointel, sans plus s'occuper de cette folle, monta en voiture et débarqua, vingt minutes après, au coin de la place de l'Opéra et du boulevard des Capucines. Il n'eut pas besoin d'entrer au café de la Paix, car, en mettant pied à terre, il aperçut le dos du général Simancas qui traversait la place et qui venait de s'arrêter sur un des refuges pour laisser passer un omnibus. Nointel le rejoignit en trois enjambées et lui frappa sur l'épaule, en lui disant :
-- Puisque je vous rencontre, je vous arrête.
Simancas fit un bond prodigieux et, en se retournant, il montra au capitaine un visage bouleversé. Il avait ses raisons pour éprouver une sensation désagréable quand on l'interpellait de la sorte, et sans doute il n'aimait pas qu'on lui mît la main si près du collet, car il s'écria d'un ton courroucé :
-- Monsieur, vous avez une étrange façon d'aborder les gens.
-- C'est la mienne, répondit tranquillement Nointel. Je n'en changerai pas. J'ai à vous parler. Voulez-vous monter au cercle avec moi ?
-- Impossible en ce moment. J'ai affaire.
-- Eh bien, nous pouvons causer en marchant. De quel côté allez-vous ?
-- Par là, répondit Simancas en étendant la main dans la direction du boulevard des Italiens. Et je suis très-pressé.
-- Pas moi. Je vous accompagnerai.
-- Pardon ! mais je vais prendre une voiture.
-- Bon ! J'y monterai avec vous. Je vous répète que j'ai à vous parler sur-le-champ. Ne cherchez pas à vous dérober. Je vous tiens. Je ne vous lâche plus.
-- C'est de la persécution, alors.
-- Peut-être. Décidez-vous. Il me faut mon audience. Préférez-vous me la donner en fiacre ? Qu'à cela ne tienne.
-- Non, décidément, j'aime mieux aller à pied.
-- À pied, soit ! J'ai de bonnes jambes, quoique j'aie servie dans la cavalerie. Je vous suivrai, s'il le faut, jusqu'à la Bastille.
-- Je ne vais pas si loin... je vais même tout près d'ici. C'est pourquoi, puisque vous tenez absolument à me parler, je vous prie de me dire en peu de mots ce que vous avez à me dire.
-- Vous vous en doutez bien un peu. Mais traversons d'abord ce carrefour des écrasés. Je commencerai dès que nous aurons abordé sur l'asphalte.
Simancas se lança, et il n'aurait sans doute pas été fâché de perdre au milieu des voitures qui s'entre-croisaient le compagnon que lui imposait le malencontreux hasard d'une rencontre, mais il n'était pas de force à le distancer, et ils arrivèrent côte à côte au large trottoir du boulevard.
-- Je vous écoute, monsieur, demanda le Péruvien, tout en prenant le pas accéléré.
Nointel se mit à la même allure et dit :
-- La marquise vous a donné congé, n'est-ce pas ?
-- Monsieur, si c'est pour m'insulter que vous me suivez, je vous préviens que je ne vous répondrai pas.
-- Je n'ai que faire de vos réponses. Je veux seulement vous apprendre que madame de Barancos a vu le juge d'instruction, qu'elle lui a raconté sa liaison avec Golymine et sa visite à la d'Orcival au bal de l'Opéra, que l'ouvreuse a été interrogée, et qu'il est absolument prouvé que madame de Barancos était sortie de la loge quand le coup a été fait par une autre femme. Ainsi, vous ferez bien de ne plus songer aux deux millions.
-- C'est ce que nous verrons, grommela Simancas, en franchissant d'un saut la rue de la Chaussée-d'Antin. La marquise n'a pas raconté au juge qu'un rabatteur avait été tué à vingt pas d'elle.
-- Non, riposta Nointel qui le serrait de près. Mais je me propose de raconter à ce même juge que j'ai reconnu le rabatteur dont vous déplorez sans doute la triste fin.
-- Moi ! je ne le connais pas.
-- Vous le connaissez si bien que vous l'aviez payé pour m'assassiner. Il ne tire pas trop mal. La balle qu'il m'a envoyée a passé à deux pouces de mon crâne.
» Prenez-vous la rue du Helder ? non, vous continuez par le boulevard. Ça m'est égal.
» Je vous disais donc que votre honorable ami m'a manqué. C'était un maladroit. La preuve, c'est qu'en prenant son fusil pour me tirer le second coup, il a fait partir la détente et il s'est tué... sans le vouloir.
-- Je prouverai que c'est la marquise ou vous qui l'avez tué.
-- La marquise ou moi ! Comment ! vous n'êtes pas mieux fixé ! Je vous conseille de vous décider avant de voir le juge.
» Peste ! quel jarret vous avez ! décidément les Espagnols sont les premiers fantassins du monde. Nous voici à la rue Taitbout. Tournez-vous par là ? Ah ! j'y suis, M. Darcy demeure rue Rougemont. Vous allez peut-être chez lui. Eh bien, je vous engage à réfléchir encore. C'est une démarche très-délicate.
-- Monsieur, dit le général, je vois que vous vous moquez de moi. Rira bien qui rira le dernier.
-- Le dernier, cher monsieur, ce sera M. Crozon, capitaine au long cours, M. Crozon qui sait que vous êtes l'auteur de certaines lettres anonymes, et qui se propose de vous planter son épée dans le ventre après vous avoir souffleté publiquement.
-- Vous m'avez dénoncé à lui !
-- Dénoncé est un vilain mot qui ne peut s'appliquer qu'à un personnage de votre espèce. Vous avez dénoncé madame Crozon à son mari ; M. Crozon, qui est mon ami, m'a demandé si je connaissais l'auteur de ces infamies. Je lui ai répondu que c'était vous.
» Prenez garde, vous commencez à vous essouffler. Moi, j'entre en haleine, et si vous continuez ce train, vous tomberez fourbu.
Cette promenade avait pris, en effet, une allure extravagante. On ne marchait plus, on courait. Les deux causeurs avaient déjà dépassé la rue le Peletier, et ils n'étaient pas loin de la rue Drouot.
Simancas n'en pouvait plus. Il s'arrêta, et, tirant sa montre :
-- Monsieur, balbutia-t-il, j'ai un rendez-vous auquel je ne puis manquer, et je suis déjà en retard. Vous abusez de ma situation. Il vaudrait mieux me dire ce que vous voulez de moi.
-- Ce que je veux, c'est que vous quittiez Paris d'ici à quarante-huit heures, et la France d'ici à cinq jours. Remarquez, je vous prie, que vous avez tout intérêt à mettre l'océan Atlantique entre vous et M. Crozon.
-- Eh ! monsieur, que ne parliez-vous plus tôt ! J'en ai assez de ce pays où la justice ne commet que des erreurs, et je pars pour les États-Unis samedi prochain.
-- Vous emmenez, j'espère, cet excellent docteur ?
-- Oui ; Saint-Galmier retourne au Canada.
-- Très-bien. Alors, je puis à peu près vous promettre que vous sauverez votre peau. Crozon vient de perdre sa femme. C'est vous qui êtes la cause de la mort de cette personne qui avait eu le tort d'aimer votre canaille d'ami, votre complice Golymine. Crozon a donc bien raison de vouloir vous éventrer. Mais Crozon a pour le moment d'autres soucis. Vous avez quelques jours de répit... deux ou trois, pas plus... le temps d'enterrer madame Crozon. Profitez-en.
-- C'est ce que je vais faire. Vous avez tout dit. Souffrez maintenant que je vous quitte.
-- Je ne vous retiens plus. Souvenez-vous seulement que je vous surveillerai jusqu'à ce que vous ayez décampé, et qu'au moindre écart de conduite...
Simancas s'était déjà remis en marche, et Nointel jugea inutile de lui donner la chasse. Il pensait avoir suffisamment effrayé le drôle pour que la marquise n'eût plus rien à craindre de lui.
-- Où diable court-il ? se demanda le capitaine en le suivant des yeux. Il faut qu'il ait une affaire bien urgente à conclure, car c'est à peine s'il a cherché à se défendre.
» Tiens ! il tourne par la rue Drouot. Parbleu ! je suis curieux de voir où il va.
» Oui ; mais si je m'avisais de lui emboîter le pas, il s'apercevrait bientôt que je marche sur ses talons, et il s'arrangerait de façon à me dépister. Comment faire ? Ma foi ! je vais risquer le coup. En le filant de très-loin, je n'attirerai peut-être pas son attention, d'autant plus qu'il est très-préoccupé. Il a les allures d'un homme qu'on attend à heure fixe et qui, pour ne pas manquer au rendez-vous, passerait pardessus n'importe quelle considération.
Et comme Nointel se hâtait, tout en réfléchissant, il arriva bientôt à l'angle de la rue Drouot. Il arriva juste au moment où Simancas, qui avait de l'avance, entrait à l'hôtel des Ventes, et il le vit entrer.
-- Comment ! murmura-t-il, c'était pour aller faire une visite aux commissaires-priseurs qu'il courait si fort. Je ne savais pas qu'il aimât tant les bibelots. Évidemment, il y a anguille sous roche. Est-ce que par hasard on vendrait aujourd'hui le mobilier de Julia ? Tout s'expliquerait. Simancas est bien homme à supposer que la d'Orcival a caché dans le tiroir secret de quelque meuble des lettres supplémentaires écrites par les victimes de Golymine... une poire qu'elle aurait gardée pour la soif... et il est aussi trèscapable d'avoir combiné une petite opération qui consisterait à acheter le susdit meuble, et à se servir des billets doux qu'il y trouverait. Maintenant qu'il n'espère plus rien tirer de la marquise, il doit méditer de pratiquer un chantage sur l'inconnue... la visiteuse numéro trois... celle qui a joué du couteau. Et si mon drôle pouvait mettre la main sur elle, la spéculation ne serait pas mauvaise. Cette femme doit avoir une situation dans le monde, et il est probable qu'elle donnerait gros pour acheter le silence du Péruvien. Donc, il est possible que Simancas aille à l'hôtel Drouot, pour... Eh ! non, c'est, au contraire, tout à fait impossible. Je me rappelle que la vente de Julia est fixée au 19 avril... et qu'elle se fera au domicile de la défunte, boulevard Malesherbes... les journaux l'ont annoncé... trois jours d'exposition... tout Paris y viendra... dans six semaines. Mais alors quel motif attire ce drôle aux criées de ce jour ? Je ne suppose pas qu'il vienne acheter des objets d'art, et il n'en est pas encore, je pense, à vendre ses meubles. Parbleu ! j'en aurai le cœur net.
Le capitaine, qui avait arpenté rapidement la rue Drouot, s'arrêta un instant pour examiner les affiches dont le mur de l'hôtel était couvert. Vente, pour cause de départ, d'un beau et riche mobilier ; vente de diamants, argenterie, linge de corps et de table, appartenant à mademoiselle X..., artiste dramatique ; vente d'une très-importante collection de tableaux anciens, provenant de la succession de M. Van K..., célèbre amateur de Rotterdam ; rien n'y manquait. Après avoir parcouru toutes ces pancartes, Nointel, ne se trouvant pas mieux renseigné, poussa la porte mobile et entra.
Il s'agissait de retrouver Simancas dans une des salles de cet édifice assez compliqué et de le surveiller pour savoir ce qu'il venait y faire. Nointel avait beaucoup fréquenté l'hôtel, au temps où il s'installait dans son entre-sol de la rue d'Anjou, et il hantait encore de temps à autre les expositions d'objets d'art. Sa figure n'était pas inconnue des commissaires-priseurs qui lui avaient assez souvent adjugé des porcelaines et des bronzes japonais. Il connaissait fort bien la topographie et les usages de l'endroit. Il savait que les ventes importantes se font toutes au premier étage, et il pensa que le Péruvien avait dû se diriger de ce côté-là.
C'était précisément l'heure où commencent les opérations, et on entendait de toutes parts les vociférations des crieurs ponctuées par les coups de marteau des commissaires. Il y avait foule dans les escaliers et les corridors, une foule bigarrée, où les belles dames coudoyaient les revendeurs en habit râpé.
Au premier, où le capitaine grimpa sans hésiter, on vendait dans deux salles.
La première était pleine de gens qui ne venaient pas tous pour acheter. Il y avait là beaucoup de pauvres diables perchés sur les gradins où on peut s'asseoir gratis, et plusieurs demoiselles qui cherchaient beaucoup moins à voir qu'à se faire voir. Les chalands sérieux se pressaient aux abords d'une longue table où passaient successivement des fauteuils, des armoires à glace et des pendules. On vendait là des mobiliers qualifiés de riches. Il y avait le long des murs des cascades de rideaux de soie, des pyramides de chaises, des amoncellements de canapés, des entassements de buffets en vieux chêne et d'armoires en palissandre. Toutes ces ébénisteries semblaient avoir été empilées les unes sur les autres par des faiseurs de barricades. Et les provinciaux entrés là par hasard, pour tuer le temps, se demandaient naïvement si les Parisiens avaient été pris, tous à la fois, d'une irrésistible envie de loger en garni, et s'il allait se trouver assez d'acheteurs pour niveler, avant la fin de la séance, ces montagnes d'ameublements.
Nointel, accoutumé à ce spectacle, ne regarda que les figures et n'aperçut point celle qu'il cherchait. Il eut beau changer de place, se faufiler dans tous les coins, et finalement s'introduire, par un chemin connu des habitués, dans l'enceinte réservée au commissaire-priseur et à ses auxiliaires, il ne découvrit pas le général péruvien. Décidément, Simancas ne donnait point dans les mobiliers de salon ou de chambre à coucher. Était-il allé à un encan de tableaux qui se poursuivait dans une autre salle au fond du corridor ? Nointel ne l'espérait guère ; mais comme il ne voulait rien négliger, il poussa jusque-là.
À cette vente, le public était tout autrement composé. Peu ou point de femmes. Beaucoup de vieillards mal vêtus qui se passaient les tableaux de main en main, qui les frottaient avec un coin de leur mouchoir à carreaux et qui les regardaient de si près qu'ils avaient l'air de les lécher. Trois ou quatre rapins en rupture d'atelier, et une demi-douzaine d'amateurs venus là pour une seule toile et attendant avec impatience qu'on la mît sur la table.
Nointel entra au moment où le crieur annonçait avec aplomb la mise à prix de trente francs pour un intérieur hollandais attribué à Van Ostade. On riait, et on n'enchérissait pas. Mais la surprise du capitaine ne fut pas mince quand, au lieu de Simancas qu'il cherchait, il reconnut, rôdant au fond de la salle, Saint-Galmier qu'il ne cherchait pas. Le docteur paraissait s'ennuyer beaucoup en ce lieu. Il ne regardait pas les cadres qui tapissaient les murs, et il bâillait à se décrocher la mâchoire ; mais il changea d'attitude aussitôt que Nointel parut. Il se précipita vers la table où on faisait circuler l'intérieur hollandais, et il demanda à voir.
-- On demande à voir, répéta le commissaire, et le Van Ostade fut incontinent apporté à Saint-Galmier, qui s'en saisit avec avidité et qui l'éleva jusqu'à la hauteur de ses yeux, de façon à s'en faire un écran.
-- Oh ! oh ! pensa Nointel, le drôle tient à m'éviter, et il s'imagine peut-être que je ne l'ai pas aperçu. Évidemment son acolyte n'est pas ici. S'il y était, les deux complices seraient réunis. Mais il va y venir. Le docteur l'attend, c'est bien clair. Pourquoi l'attend-il, au lieu d'aller le rejoindre ? Probablement parce que Simancas tient à opérer seul... opérer quoi ? et où ?... du diable si je m'en doute. Je vais continuer ma tournée dans l'hôtel jusqu'à ce que je le rencontre. Et je vais laisser croire à Saint-Galmier que je n'ai pas reconnu sa vilaine face. Il ne déguerpira point, puisqu'il a rendez-vous ici avec l'autre, et, si je ne déniche pas le général, je reviendrai me mettre en faction auprès du Canadien.
Le capitaine sortit au moment où Saint-Galmier, pour se donner une contenance, mettait une enchère de cinq francs sur le Van Ostade, et il descendit en toute hâte au rez-de-chaussée.
Il y a là plusieurs salles réservées aux ventes courantes, des salles étroites, mal éclairées et plus mal fréquentées, où viennent échouer les meubles et les hardes des pauvres gens qui n'ont pas pu payer leurs billets ou leur terme. On y vend de tout, des draps et des pincettes, des manchons et des instruments de musique, des dentelles, des marmites et des édredons. Nointel avait résolu de les visiter consciencieusement, en prévision du cas assez improbable où le général, pour un motif à lui connu, serait venu là faire emplette de quelque ustensile de ménage. Deux seulement étaient ouvertes, et dans la première l'encan était commencé.
Un commissaire, flanqué d'un scribe, annonçait les objets d'un air ennuyé, et l'aboyeur criait à tue-tête pour accélérer l'opération. Des marchandes à la toilette maniaient avec une dextérité sans égale des robes de soie et des châles ; des revendeuses moins élégantes tâtaient et flairaient la laine des matelas ; des Auvergnats aux mains crasseuses tournaient et retournaient des casseroles. Tout ce monde-là formait autour des tables un cercle compact, et il n'était pas aisé d'approcher.
On avait rassemblé pour cette vente des défroques de diverses provenances, de sorte qu'on voyait pêle-mêle avec des vieilles ferrailles et des torchons des armes, des fourrures et des pendules. Il y avait même quelques bijoux, et Nointel avisa un vieux juif sordidement vêtu qui examinait à la loupe une bague en brillants. Il venait de la payer cinq cents francs, et les habits qu'il portait ne valaient certainement pas trois pièces de cent sous.
Ce curieux tableau intéressait médiocrement le capitaine, et il allait passer à l'inspection de la seconde salle, quand, à force d'examiner tous les recoins de la première, il découvrit le Péruvien collé contre la tribune du commissaire-priseur et se dissimulant de son mieux. Il avait relevé le collet de son pardessus et enfoncé son chapeau jusqu'aux oreilles. On ne distinguait que ses yeux et son nez recourbé en bec de vautour. La position qu'il avait prise indiquait assez qu'il se proposait d'enchérir. S'il n'eût été là qu'en curieux, il serait resté à l'entrée de la salle, au lieu de se caser à un poste de faveur. Le problème commençait à se dessiner nettement.
-- Que vient-il acheter ? se demanda Nointel. Un objet à la possession duquel il attache une grande importance, car, tout à l'heure, il courait comme un lièvre pour ne pas manquer l'heure de la criée. Quel objet ? Rien de ce qu'on vend ici ne vient de chez Julia. Il n'y a que des épaves saisies par les huissiers sur des naufragés de la vie.
En pensant aux saisies et aux huissiers, il en vint assez vite à penser à Golymine.
-- Au fait, se dit-il, il est mort criblé de dettes, ce Polonais, et ses créanciers ont dû mettre arrêt sur tout ce qu'il a laissé... ses vêtements, ses bijoux. Et on les vend par autorité de justice. J'y suis maintenant. Simancas veut se procurer un souvenir de son ami. Il se sera tenu au courant, et il aura appris que le dernier acte de la procédure allait se jouer aujourd'hui à l'hôtel Drouot. L'y voici, mais ce n'est pas le sentiment qui l'y amène. Il se moque parfaitement de la mémoire du Polonais. Il a même été ravi d'apprendre que ce complice dangereux s'était pendu. Donc, il a un gros intérêt à entrer en possession de quelqu'une des défroques de Golymine. Je vais le voir travailler ; lui, ne sait pas que je suis là. Tout va bien.
Cependant, les encans se succédaient avec une rapidité vertigineuse. Les objets ne faisaient que paraître et disparaître sur la table. Tous les marchands s'entendaient ; ils avaient tout évalué d'avance, et ils se gardaient bien de se faire concurrence. On adjugeait après une seule enchère. Et mal en eût pris au profane qui se serait avisé d'essayer d'acheter. La bande noire se serait coalisée à l'instant même pour lui faire payer son emplette six fois sa valeur. Simancas allait avoir affaire à forte partie, à moins qu'il n'eût pris le sage parti de donner commission à quelque brocanteur.
Du reste, on ne vendait pour le moment que des robes et de la lingerie, et le général se tenait coi en attendant son heure.
Nointel s'occupa de se caser de façon à pouvoir le surveiller. Il trouva moyen de s'insinuer entre deux grosses marchandes qui lui firent place pour sa bonne mine, et il s'installa tout près de la table, mais du côté opposé à celui où se tenait Simancas. L'estrade où trônait le commissaire masquait le Péruvien et l'empêchait d'apercevoir son ennemi.
-- Messieurs, dit l'officier ministériel en élevant la voix pour commander l'attention, nous allons mettre en vente une fort belle garde-robe à usage d'homme, une garde-robe comprenant des vêtements, des armes et des bijoux.
Il y eut des chuchotements. L'assistance évidemment savait que ce lot contenait des objets de valeur.
-- Nous commençons par les armes, reprit le commissaire. Voyez, messieurs, une paire d'épées de combat presque neuves. À combien ? Cent francs ? Cinquante francs ? Il y a marchand à quinze francs.
-- Dix-huit, dit un Auvergnat.
-- Dix-huit... nous disons dix-huit... Personne ne met au-dessus... Adjugé.
Les épées avaient été données pour rien, et Simancas n'avait pas soufflé mot. Nointel s'y attendait ; mais quand on apporta une boîte de pistolets, il prêta l'oreille. La boîte pouvait contenir un secret. Simancas resta muet, et les pistolets furent vendus pour le quart de leur valeur.
Un nécessaire de voyage n'obtint pas plus de succès, et le Péruvien le laissa adjuger sans proférer un son.
Nointel ne doutait plus que tout cela eût appartenu à Golymine. Le nécessaire venait de passer sous ses yeux, et il y avait vu gravées les initiales W. G., au-dessous d'une couronne de comte. Et Simancas gardait le silence. Simancas, blotti derrière l'estrade comme une araignée au fond de sa toile, ne montrait pas le bout de son nez.
-- Il n'est cependant pas venu ici pour rien, se disait le capitaine. Quelle pièce guette-t-il ? Le secret qu'il veut s'approprier est-il caché dans la poche d'un pantalon ou dans la doublure d'un gilet ?
-- Messieurs, cria le commissaire, nous allons passer aux hardes. Une magnifique paire de bottes en cuir de Russie. Des bottes de chasse ayant à peine servi... imperméables à l'eau... voyez l'objet, messieurs. Trente francs ! Vingt francs ? On a dit cent sous ? Adjugé !
-- Allons, pensait Nointel, encore une déception. Je ne pouvais guère espérer que ces bottes contenaient les billets doux des maîtresses de Golymine, mais enfin...
-- Ah ! cette fois, messieurs, voici une fourrure d'une grande valeur ; une superbe pelisse, entièrement doublée de peaux de loutre avec collet, parements et bordure en martre zibeline. À combien ? Mille francs ?
-- Il y a marchand à cent francs, dit une voix que Nointel reconnut aussitôt.
-- Enfin ! murmura le capitaine, c'est donc cette pelisse qu'il veut acheter. La pelisse de Golymine, parbleu ! Il n'y a jamais eu que les aventuriers pour étaler des pardessus de cette espèce. J'ai d'ailleurs un vague souvenir d'avoir vu Golymine promener celui-là aux Champs-Élysées. Mais du diable si je devine pourquoi Simancas tient à en faire l'acquisition. S'il voulait conserver un souvenir de son coquin d'ami, il aurait pu tout à l'heure en acheter de plus portatifs. Il n'avait que l'embarras du choix. Le drôle ne fait rien sans motif, et il vient d'offrir cent francs d'une défroque usée. Il y a un mystère là-dessous.
-- Il y a marchand à cent francs, messieurs, dit le commissaire-priseur en regardant du coin de l'œil l'acheteur qui se révélait tout à coup.
La bande des brocanteurs et des revendeuses était déjà en émoi. Un intrus osait faire mine d'acquérir sans passer par leur intermédiaire. Il fallait à tout prix le dégoûter de cette audacieuse entreprise et l'empêcher à tout jamais d'y revenir. Dans ces cas-là, quelqu'un de la corporation se charge de pousser, et si l'objet lui reste au-dessus de sa valeur réelle, on partage la perte. La coalition était toute formée. Un vieux juif qui vendait habituellement des lorgnettes se chargea de la représenter.
-- Cent cinq, dit-il d'une voix éraillée.
-- Cent dix, riposta Simancas du fond de son embuscade.
-- Cent quinze.
-- Cent vingt.
-- Vingt-cinq.
-- Trente.
Ces chiffres se succédèrent coup sur coup, comme des ripostes d'épées dans un duel.
-- Messieurs, dit le commissaire qui commençait à flairer une lutte dont la caisse de sa compagnie allait bénéficier, messieurs, examinez l'objet. Cette fourrure est magique. Zibeline pure. Provenance directe. Le propriétaire du vêtement arrivait de Russie.
-- Il s'est donc arrêté en route ? ricana une marchande à la toilette ; la doublure est usagée aux vers.
-- Faites passer pour que ces messieurs puissent toucher. Le juif feignit de palper la peau de loutre et reprit :
-- Cent trente-cinq francs.
-- Cent cinquante, répliqua le Péruvien.
Il y eut un court silence. Le juif consultait du regard ses associés avant d'aller plus loin.
-- Va donc, Mardochée, lui souffla un marchand d'habits dont les décisions faisaient autorité. Mène le bourgeois jusqu'à cinq cents.
-- Soixante glapit l'homme aux lorgnettes.
-- Quatre-vingts.
-- Allons, messieurs, nous n'en resterons pas là. Mais pressez-vous. La vacation est très-chargée. À cent quatre-vingts francs la pelisse qui en vaut au moins mille. Nous disons cent quatre-vingt. C'est pour rien.
-- Deux cents, soupira Mardochée en prenant l'air désolé d'un homme qui se résigne à un sacrifice pour ne pas manquer une bonne affaire.
-- Trois cents, grommela Simancas, toujours invisible.
-- Trois cents francs, messieurs, proclama le commissaire en interrogeant de l'œil le vieux juif. Vous dites ?... vingt-cinq.
» À vous, monsieur, reprit-il en regardant le général. Cinquante ; on a dit cinquante à ma gauche... soixante-quinze, là-bas, en face... quatre cents à gauche.
Et il continua ainsi à recueillir des enchères de vingt-cinq francs qu'il provoquait en se tournant alternativement vers les deux enchérisseurs qui ne répondaient plus que par signes.
Ce langage est parfaitement compris à l'hôtel des ventes, et un sourd-muet n'y serait pas du tout embarrassé. Il suffirait qu'on lui expliquât le chiffre de la mise à prix. Chacun de ses hochements de tête passerait pour une enchère. On a vu adjuger des mobiliers superbes et des tableaux de maîtres à des gens affligés d'un tic nerveux qui se trouvaient avoir acheté sans le savoir.
Nointel assistait à cette lutte, sans s'y mêler, mais il y prenait le plus vif intérêt, et il se rendait parfaitement compte de la situation. Il connaissait les mœurs de la tribu des brocanteurs, et il comprenait que le juif ne poussait que pour taquiner le bourgeois, qu'il cherchait à lui faire payer la pelisse beaucoup plus cher qu'elle ne valait, et qu'il allait le lâcher dès qu'il jugerait la leçon assez sévère pour lui ôter l'envie de recommencer. Nointel prévoyait donc que la victoire resterait finalement à Simancas, qui entrerait ainsi en possession du pardessus fourré de son défunt ami. Et Nointel se demandait s'il allait le lui abandonner ; Nointel se creusait la tête pour deviner le secret de l'étrange conduite du Péruvien.
Sur ces entrefaites, le chiffre rond de cinq cents francs tomba de la bouche du commissaire-priseur traduisant le dernier hochement de tête du client de gauche. Il riait sous cape, cet officier ministériel, et il ne demandait qu'à tirer parti d'une fantaisie qu'il ne s'expliquait guère.
-- Messieurs, dit-il en se levant pour donner plus de solennité à ses paroles, nous sommes arrivés à cinq cents et nous irons à mille. Je dis mille francs, et cette admirable fourrure a coûté mille roubles. Elle a dû appartenir à un grand dignitaire de la cour de Russie.
Le marchand de lorgnettes resta froid. La cour de Russie ne le touchait guère.
-- Ou à un exilé polonais qui l'a rapportée de Sibérie, reprit le facétieux commissaire. Si vous n'en voulez pas, messieurs, je vais adjuger.
Ici, le marteau d'ivoire entra en jeu. Le priseur saisit cet instrument par le manche et se mit à le brandir, comme s'il se fût proposé de s'en servit pour casser la tête au père Mardochée, qui confabulait avec son voisin au lieu d'entretenir le feu sacré des enchères.
-- Cinq cent vingt, cria un revendeur. J'aime la Pologne, moi.
» Et je n'aime pas les bourgeois qui viennent mettre le nez dans nos affaires, ajouta-t-il tout bas.
-- À la bonne heure, messieurs. Je savais bien que nous ne nous arrêterions pas en route. Seulement, dépêchons-nous. Il est tard. Cinq cent vingt. On ne dit rien à gauche ?
Et le marteau commença à se balancer à quelques pouces de la tablette qu'il menaçait de heurter. Mais Simancas se taisait. Il ne renonçait pas à la pelisse ; seulement, il se demandait si, au lieu de poursuivre une lutte qui pouvait le mener très-loin, il ne ferait pas mieux de laisser adjuger et de s'entendre ensuite avec l'acquéreur.
La figure du revendeur, ami de la Pologne, commençait à s'allonger, car ses confrères ne lui avaient pas donné commission de dépasser le chiffre de cinq cents, et il craignait que la fourrure ne lui restât pour compte.
-- Il a de la chance, l'Auverpin, dit en riant une grosse marchande. Toutes les bonnes affaires sont pour lui. Il doit avoir de la corde de pendu dans sa poche.
De toutes les facultés de l'esprit, la mémoire est certainement la plus capricieuse. Elle a des sommeils inexplicables et des réveils imprévus. Comment la plaisanterie d'une brocanteuse rappela-t-elle tout à coup au capitaine un fait oublié ? Pourquoi se souvint-il subitement que, le soir où il s'était pendu chez Julia, Golymine portait cette pelisse à collet de martre ? Darcy lui avait même raconté qu'en apprenant au cercle la nouvelle de la mort de son ami, Simancas s'inquiétait de savoir comment Golymine était habillé à son heure dernière, et qu'il avait assez mal dissimulé son émotion lorsque Lolif lui avait assuré que Golymine était mort dans sa fourrure. Ces détails étaient sortis de la tête de Nointel. Ils lui revinrent avec une netteté singulière, et il se dit aussitôt :
-- Tout s'explique. La pelisse est bourrée de secrets.
-- Cinq cent vingt ! reprit le commissaire. Cinq cent vingt francs la fourrure de mille roubles. Personne n'en veut plus ? Une fois ? Deux fois ?
-- Cinq cent cinquante, dit Nointel.
L'entrée en lice de ce nouveau jouteur fit sensation. L'officier ministériel le connaissait de vue pour l'avoir souvent aperçu aux ventes d'objets d'art, et il lui adressa un sourire gracieux. Les marchands se mirent à le regarder avec une curiosité railleuse et s'entendirent aussitôt pour laisser les deux bourgeois se disputer à coups de billets de banque un vêtement dont aucun d'eux n'aurait donné trois louis. Mais de tous les assistants, le plus étonné fut encore Simancas. Il ne se doutait guère que le capitaine était là, car, du coin où il se tenait, il ne pouvait pas le voir, mais il reconnut sa voix claire et mordante ; il la reconnut, il fit un pas en avant, il sortit de sa cachette, il se découvrit, et les deux adversaires se trouvèrent en présence.
Le Péruvien était pâle, car il se sentait pris. Et Nointel le toisait d'un air narquois. Il avait l'air de lui dire : Allez ! enchérissez ! je vous attends.
-- Six cents, grommela Simancas.
-- Sept cents, riposta Nointel.
-- Sept cents à droite ! proclama le commissaire-priseur. La réponse de la gauche... nous perdons du temps, messieurs... suivez, s'il vous plaît.
-- Mille articula non sans effort le complice de Golymine.
-- Voyons à droite ! nous ne sommes pas au bout.
-- Ce coquin va me coûter gros, pensait le capitaine, mais il ne sera pas dit que je lui ai cédé. Douze cents, dit-il tout haut.
-- Douze cent cinquante.
Le clan des trafiquants ne se sentait pas de joie.
-- Le vieux mollit, ricana la revendeuse qui avait parlé de corde de pendu. Il ne met plus que par cinquante.
-- Ça doit être la pelisse de sa mère, dit une autre marchande à la toilette.
-- Treize cents, cria Nointel.
Et tout bas :
-- Gredin, va. Les trois mille que j'ai mis dans ma poche ce matin y passeront. Je voulais me payer un cheval au Tattersall, et je n'aurai qu'une loque... si je l'ai.
-- Monsieur désire examiner la fourrure, demanda l'officier ministériel, qui crut que Simancas faiblissait. Passez à monsieur.
-- À moi d'abord, dit vivement Nointel.
Il se défiait des mains du Péruvien.
Le garçon qui, depuis un quart d'heure, promenait triomphalement la pelisse, vint la remettre au capitaine.
-- Quinze, reprit aussitôt Simancas.
Nointel, sans se presser, se mit à palper le collet et la doublure. Il savait bien qu'on n'adjugerait pas avant qu'il eût fini, et il soufflait gravement sur la martre zibeline que ses doigts exploraient en dessous.
-- Seize, dit-il en relevant la tête.
Il venait de reconnaître au toucher qu'il y avait des papiers cachés sous la fourrure.
-- Seize cent cinquante, répondit rageusement Simancas, qui comprenait fort bien pourquoi son adversaire tâtait la pelisse avec tant de soin.
-- Dix-sept cents, répliqua le capitaine.
Il pensait :
-- Toutes mes économies y passeront, s'il le faut, mais je tiendrai bon.
-- Demande-t-on à voir à ma gauche ?... Non. C'est inutile. On est fixé sur sa valeur. Alors, nous disons ?
-- Dix-sept cent cinquante.
-- Dix-huit, répondit Nointel.
-- Dix-huit cent cinquante.
Simancas se défendait pied à pied. À ce moment, il sentit qu'on le tirait par la manche, et il se retourna furieux contre l'importun qui venait le déranger si mal à propos. L'importun, c'était Saint-Galmier, et il devait avoir quelque chose de très-grave et de très-pressé à dire au Péruvien, car il l'entraîna, bon gré, mal gré, jusqu'à la porte de dégagement, et il se mit à lui parler bas.
-- Dix-neuf cents, dit le capitaine, sans trop élever la voix.
En même temps, il regardait le commissaire-priseur qui semblait assez disposé à en finir. Le marteau d'ivoire s'agitait.
-- Dépêchons, messieurs. Je vais adjuger. C'est bien vu ? Bien entendu ?
Simancas se taisait. Il écoutait le docteur, et la dernière enchère soufflée par Nointel n'était pas arrivée jusqu'à ses oreilles. Il croyait qu'on en était resté à la sienne.
-- Pour la troisième et dernière fois, messieurs, personne ne met plus ?... Voyons !... le mot ?...
Il y eut une courte pause, et comme le mot ne vint point, le marteau s'abattit avec un bruit sec.
-- Adjugée la superbe pelisse fourrée... dix-neuf cents francs et le frais.
-- Pardon ! s'écria Simancas qui reparut subitement, dix-huit cent cinquante.
-- Dix-neuf cents... à monsieur, répondit l'officier ministériel en désignant le capitaine.
-- Mais non... à moi... il y a erreur...
-- J'en appelle à tout le monde. Monsieur a eu le dernier mot. Dix-neuf cents.
-- Oui, oui ! nous l'avons entendu, répondirent en chœur les marchands et les marchandes.
-- Cette adjudication est une supercherie... je proteste.
-- Monsieur, je vous prie de ne point troubler la vente. Crieur, annoncez deux couvertures de voyage en peau d'ours.
Puis, s'adressant au capitaine qui tenait d'une main la pelisse et de l'autre cherchait son portefeuille :
-- On paye et on emporte ? Oui. Très-bien. Monsieur, veuillez régler avec mon secrétaire.
Le capitaine grimpa sans cérémonie sur la table, sauta de l'autre côté et s'avança vers le bureau, portant sa pelisse sur l'épaule gauche, comme un dolman de hussard. Il avait l'air si crâne, qu'une marchande à la toilette se mit à dire assez haut :
-- Enfoncé, le vieux !
Simancas était vert, et Saint-Galmier ne faisait pas meilleure figure que son acolyte.
Nointel fut obligé de passer fort près de ces deux drôles pour régler son compte avec le secrétaire, mais il ne daigna pas les regarder. Que lui importait la mine qu'ils faisaient, maintenant qu'il tenait la pelisse ? Il paya sans la lâcher, et deux billets de mille francs y passèrent ; mais en vérité ce n'était pas trop cher, et, n'eût été l'heureuse distraction de Simancas, la fourrure de Golymine aurait pu lui coûter bien davantage. Il l'emporta, plus fier que s'il eût conquis l'épée d'un général prussien, et il sortit de la salle par une porte de dégagement. Il lui tardait de rentrer chez lui pour examiner son acquisition.
Dans le corridor qui aboutit à la rue Drouot, il rencontra le Péruvien, et il aperçut un peu plus loin Saint-Galmier, conférant avec son domestique, le nègre en livrée rouge et verte.
-- Monsieur, lui dit Simancas, je désirerais vous entretenir un instant.
-- Qu'avez-vous à me dire ?
-- Beaucoup de choses. Et s'il vous plaisait de monter au cercle avec moi...
-- Merci. Je n'ai pas le temps. Expliquez-vous ici, et soyez bref.
-- Monsieur, j'ai une proposition à vous faire.
-- Laquelle ?
-- Je ne sais dans quel but vous avez acheté ce vêtement qui ne peut vous être d'aucune utilité.
-- Vous croyez ?
-- Vous n'avez certainement pas l'intention de le porter... et ce n'est pas non plus pour m'en servir que je désirais l'avoir, mais j'attache un grand prix à sa possession, parce qu'il a appartenu à un ami malheureux.
-- À Golymine. C'est précisément pour cela que j'y tiens. Ce Polonais a été un personnage très-extraordinaire, et ses reliques sont précieuses.
-- Vous ne parlez pas sérieusement, et j'espère que vous consentirez à me céder cette pelisse... au prix qu'il vous plaira.
Le capitaine regarda Simancas d'un tel air que ce guerrier d'outre-mer baissa les yeux.
-- Vous êtes le plus impudent coquin que j'aie rencontré de ma vie, lui dit-il tranquillement. Vous mériteriez que je vous fasse arrêter, séance tenante. On nous mènerait tous les deux chez le commissaire de police. Je ferais prévenir M. Roger Darcy, juge d'instruction. Il viendrait, et il procèderait sans retard à l'inventaire des papiers que votre digne camarade a cachés dans son pardessus.
-- Des papiers ! vous vous trompez, monsieur. Quels papiers ?
-- C'est ce que je saurai dans une demi-heure. En attendant, je veux bien ne pas rompre la trêve que je vous ai accordée sur le boulevard, quand vous couriez si vite. Partez donc, mais que je ne vous revoie plus et que je n'entende plus parler de vous. Si vous aviez l'audace de vous présenter chez madame de Barancos, je ne garderais aucun ménagement avec vous.
Simancas aurait volontiers insisté, mais il vit que Saint-Galmier lui faisait des signes de détresse, et il se décida fort à contre-cœur à se replier sur le petit corps de réserve que formaient, à l'autre bout du corridor, le docteur et son nègre.
Nointel, sans plus s'occuper d'eux, gagna la porte qui donne sur la rue Drouot. Là, il fut obligé d'attendre qu'un fiacre passât, car il ne se souciait pas de circuler avec la pelisse du Polonais sur le bras, et pour rien au monde, il ne l'eût endossée.
-- Si je la mettais, pensait-il en souriant, il me semblerait que j'entre dans la peau de Golymine. C'est égal, je dois faire une singulière figure, et si la marquise me voyait, elle me trouverait souverainement ridicule. J'ai l'air d'un marchand d'habits.
Le fiacre ne se fit pas trop attendre, et il y monta avec empressement. Il avait d'abord pensé à aller chez Gaston pour lui montrer le trophée qu'il rapportait et pour l'examiner avec lui ; mais il n'était pas certain de rencontrer son ami, et il ne voulait pas perdre de temps. Il dit donc au cocher de le mener rue d'Anjou, et, pendant le trajet, pour distraire son impatience, il se mit à chercher l'explication des derniers agissements de Simancas.
Ce gredin, chassé par la marquise, avait dû songer à se retourner d'un autre côté. Évidemment, il savait fort bien que Julia d'Orcival avait été tuée par une autre maîtresse de Golymine, une femme dont il ignorait le nom et qu'il aurait bien voulu exploiter, maintenant qu'il ne pouvait plus rien tirer de madame de Barancos. Il savait aussi que le Polonais avait emmagasiné dans sa pelisse des papiers importants, parmi lesquels pouvaient se trouver quelques échantillons de la correspondance de ces dames. Il savait que cette pelisse avait été saisie, comme toute la défroque de Golymine, à la requête des nombreux créanciers que laissait cet aventurier. Il savait qu'elle serait vendue par autorité de justice, et il s'était arrangé de façon à être informé du jour de la vente. Ce jour s'étant trouvé coïncider avec son retour de Sandouville, il avait à peine pris le temps de rentrer chez lui pour changer de costume et courir ensuite à l'hôtel Drouot. Saint-Galmier l'y avait accompagné, mais ils s'étaient séparés pour ne pas attirer l'attention, au cas où ils rencontreraient des gens de leur connaissance. Le docteur était allé flâner au premier étage pendant que le général prenait position au rez-de-chaussée.
Pourquoi le docteur était-il venu tout à coup rejoindre le général ? Quelle nouvelle lui apportait son nègre ? Nointel conjectura qu'un incident imprévu les forçait à changer leurs plans, qu'ils se sentaient menacés par quelqu'un, et qu'ils avaient éprouvé le besoin de se réunir en toute hâte pour aviser ensemble à rétablir leur situation compromise. Et le capitaine en conclut qu'il n'y avait plus à se préoccuper d'eux. Il espérait d'ailleurs que, dans le vêtement fourré qu'il tenait sur ses genoux, il allait trouver des armes contre ces deux drôles.
Le groom, qu'il avait amnistié, était à son poste et déployait un zèle inaccoutumé pour effacer le souvenir de son escapade. Il arriva au premier coup de sonnette, et il ouvrit de grands yeux en voyant son maître traîner une immense houppelande qui avait l'air de sortir du magasin de costumes d'un théâtre de drame. Mais son étonnement devint de la stupéfaction, quand il entendit le capitaine lui dire :
-- Apporte-moi une paire de ciseaux et laisse-moi. Je n'y suis pour personne, excepté pour M. Darcy.
Deux minutes après, Nointel, enfermé dans son cabinet, étalait la pelisse sur sa table à écrire et commençait un petit travail dont un tailleur se serait beaucoup mieux acquitté que lui. Il retourna les poches, il tâta la doublure, et cette inspection préalable acheva de le convaincre que le secret, s'il y en avait un, était caché dans le collet, un collet assez vaste pour qu'on y pût loger des archives. Il se mit alors à le découdre avec précaution, et ses peines ne furent pas perdues.
Il en tira d'abord une liasse de papiers assez sales qu'il examina rapidement. Quelques-uns étaient écrits en espagnol, et le capitaine connaissait assez la langue du Cid pour comprendre ce qu'ils disaient. Il lut avec un vif plaisir deux extraits de jugements rendus par le tribunal de Lima, des jugements qui condamnaient aux galères un certain José Simancas, déserteur de l'armée péruvienne et voleur de grand chemin. Il y avait aussi un fragment d'un journal publié à Québec, un journal qui rendait compte d'un procès en escroquerie intenté au nommé Cochard, dit Saint-Galmier, et la peine prononcée contre ledit Cochard était de neuf mois de prison. Cela suffisait pour établir les antécédents de ces deux honorables personnages, mais ce n'était pas tout. Nointel trouva encore des lettres, portant le timbre de la poste de Paris et signées simplement José, des lettres où don Simancas renseignait le comte Golymine sur les habitudes nocturnes de quelques membres de son cercle, gros joueurs, rentrant chez eux fort tard et portant presque toujours sur eux de fortes sommes. Darcy, Prébord et bien d'autres étaient nominativement désignés. Nointel connaissait l'écriture de Simancas, et il possédait une pièce de comparaison : le billet que ce chenapan lui avait écrit pour l'engager à ne plus revenir chez la marquise. Nointel était donc d'ores et déjà en mesure de prouver que Simancas avait dirigé les opérations des routiers parisiens qui, depuis plusieurs mois, détroussaient les gens dans les rues.
-- C'est un dossier complet, murmura-t-il, et maintenant si le général ne décampe pas dans les quarante-huit heures, j'ai de quoi le mettre à la raison, sans faire intervenir ce brave Crozon, qui tient tant à l'exterminer. Décidément le Polonais avait du bon. C'était un homme rangé qui conservait avec soin les documents utiles, et je ne suis pas au bout de mes trouvailles. Le collet de sa pelisse est une boîte à surprises, une boîte inépuisable.
Nointel reprit les ciseaux et paracheva l'autopsie. Une enveloppe tomba de la doublure fendue d'un bout à l'autre, une enveloppe froissée et jaunie par un séjour trop prononcé sous la martre zibeline, une enveloppe qui n'avait jamais été cachetée et qui ne portait pas d'adresse. Elle contenait trois lettres pliées, l'une en carré, les deux autres en long, et le capitaine n'eut qu'à y jeter un coup d'œil, pour voir qu'elles n'avaient pas été écrites par la même personne, mais qu'elles avaient toutes été écrites par des femmes.
-- Cette fois, je tiens le grand secret, murmura-t-il. C'est bien ce que je pensais. Golymine a gardé un spécimen du style de chacune de ses maîtresses ; Golymine collectionnait les autographes de ces dames, et il ne les a pas tous confiés à Julia. Il avait sa réserve, dont il se serait servi tôt ou tard. Heureusement, elle est tombée entre mes mains, et je ferai bon usage de ces lettres. Avant tout, il s'agit de savoir de qui elles sont, et ce ne sera peut-être pas très-facile.
» Voyons d'abord celle-ci... écriture anglaise, très-régulière... les lignes sont droites et bien espacées... Quand j'étais en garnison à Commercy, je connaissais une petite bourgeoise de l'endroit qui alignait ainsi ses phrases les plus brûlantes... seulement, elle faisait volontiers des fautes de français, tandis que cette victime du Polonais rédige très-correctement... Comment se nomme-t-elle ? Mathilde. C'est madame Crozon. J'aurais dû la deviner avant d'avoir lu la signature. L'épître est tendre et triste. Pauvre femme ! elle a payé bien cher sa folie.
» À l'autre maintenant... une couronne de marquise... c'est de madame de Barancos... elle ne se défiait pas de son amant, car elle a signé tout au long : Carmen de Pénafiel. Cette hardiesse est bien d'elle. Que lui écrivait-elle, à ce Polonais ?
Nointel retourna la lettre pour la lire, mais il ne la lut pas. Le rouge lui monta au visage, et le courage lui manqua.
-- Non, dit-il en jetant le papier sur la table, non ; je ne veux pas savoir ce qu'elle lui écrivait. Je souffrirais trop.
Il ne renonça pourtant pas sans regret à l'âcre plaisir de surprendre les épanchements passionnés de cette fière Espagnole qui lui avait pris son cœur et qui s'était abaissée jusqu'à aimer un chevalier d'industrie, pour ne pas dire pis. Il hésita longtemps, et il eut quelque mérite à résister à la tentation. Sur cent amoureux, quatre-vingt-dix-neuf y auraient succombé. Et qu'on demande aux femmes éprises ce qu'elles feraient, si elles étaient mises à pareille épreuve.
Une lettre restait à examiner, et le capitaine ne doutait plus que cette lettre ne fût de la troisième maîtresse de Golymine. Celle-là, c'était l'inconnue du bal de l'Opéra, la vindicative créature qui avait poignardé madame d'Orcival. Elle n'inspirait à Nointel ni intérêt, ni pitié et il ne se fit aucun scrupule de pénétrer ses secrets. Il commença par chercher la signature, et il ne la trouva point. Pas de nom, pas de prénom, pas même une initiale. Rien qu'un paraphe qui pouvait représenter n'importe quel caractère de l'alphabet.
-- Diable ! dit-il entre ses dents, je ne suis pas beaucoup plus avancé qu'avant d'avoir acheté la pelisse de Golymine. La lettre d'une personne si prudente doit être tournée de façon à ne pas la compromettre. Cependant, l'écriture est très-reconnaissable. Elle ne ressemble à aucune autre. Ce sont des pattes de mouche très-fines, mais très-lisibles, rondes et inclinées à gauche. Oui, mais la mouche est encore plus fine que les traits dont elle a couvert ces quatre pages. Voyons si la prose me fournira un indice.
La prose avait dû être fort claire pour celui qui l'avait inspirée. Elle exprimait en termes heureusement choisis une passion violente, mais contenue. Il y était beaucoup question de bonheur caché, de joies intimes. La jalousie y perçait à chaque ligne, la jalousie sans laquelle il n'y a pas de véritable amour. Par-ci par-là, un élan de tendresse discrète. Des allusions voilées à certains épisodes d'une liaison qui paraissait remonter à un temps assez éloigné. Rien qui pût fournir la moindre indiscrétion sur les habitudes et la condition de la dame, rien qui indiquât, par exemple, si elle était mariée, ou veuve. Chaque mot semblait avoir été pesé, chaque phrase arrangée pour dérouter les conjectures. Le style était d'une femme bien née, et cette femme devait être remarquablement intelligente, car sa lettre était un chef d'œuvre d'habileté. Elle disait tout ce qu'elle voulait dire, et elle le disait de façon à n'être comprise que par son amant.
-- Parbleu ! s'écria Nointel, il faut convenir que je n'ai pas de chance. Je débourse cent louis pour me procurer le mot d'une énigme qui n'intéresse plus guère que le juge d'instruction, et je tombe sur un billet inintelligible. Quel diplomate que cette anonyme ! Ah ! elle n'a rien à craindre. M. Darcy ne la découvrira pas. Le mystère de l'Opéra ne sera jamais éclairci, et après tout il n'y aura que demi-mal ; mademoiselle Lestérel et madame de Barancos ne sont plus en cause, et madame Cambry ne sera pas fâchée que son futur mari abandonne cette affaire qui l'absorbe tout entier. Julia ne sera pas vengée, mais Julia n'avait pas volé ce qui lui est arrivé, car ce n'était pas à bonne intention qu'elle attirait dans sa loge les victimes de Golymine. Il ne m'est pas prouvé qu'elle n'a pas essayé de rançonner celle qui l'a tuée. Elle a eu affaire à plus forte qu'elle, et il lui en a coûté la vie. C'est cher, mais elle devait bien savoir qu'elle jouait un jeu dangereux.
Maintenant que j'ai lu cette épître alambiquée, reprit-il après un silence, je parierais qu'en allant au rendez-vous la dame savait parfaitement combien de fois elle avait écrit à Golymine. Lorsqu'elle a été en possession de ses lettres, elle les a comptées... avant de sortir du théâtre, dans le corridor... elle a constaté qu'il en manquait une... elle s'est dit que la d'Orcival l'avait gardée pour lui jouer un mauvais tour... et elle est revenue hardiment tuer la d'Orcival. Voilà ce que c'est que d'avoir de l'ordre dans les affaires de cœur. Ce n'est pas madame de Barancos qui aurait numéroté ses billets doux. Et elle serait bien étonnée si je lui rendais celui que je viens de trouver... mais je ne le lui rendrai pas... elle ne voudrait jamais croire que je ne l'ai pas lu... mieux vaut le brûler... Oui, mais si je le brûle, M. Darcy me reprochera encore d'avoir agi à la hussarde. Dans tous les cas, il faut que je lui remette la lettre de l'inconnue, et cela le plus tôt possible. Où le trouver maintenant ? Chez lui ou au Palais ? Je n'en sais rien ; mais je vais le chercher jusqu'à ce que je le rencontre.
CHAPITRE IX
Le lendemain de ce jour mémorable où Nointel avait conquis, à force de persévérance et d'argent, la pelisse de Golymine, Gaston Darcy, après un déjeuner rapide et solitaire, achevait de s'habiller dans le cabinet de toilette où il avait, un matin, donné audience à la femme de chambre de Julia d'Orcival.
Il venait de recevoir un billet de madame Cambry qui le priait de passer chez elle, et d'amener, s'il le pouvait, son ami le capitaine.
« Je ne connais pas l'adresse de M. Nointel, écrivait la charmante veuve, et j'ai absolument besoin de causer avec lui. J'espère qu'il m'excusera de l'inviter par votre intermédiaire à venir me voir. S'il vous plaisait à tous les deux de me consacrer votre soirée, je serais bien heureuse de vous garder à dîner. Nous parlerions de Berthe, qui ne peut en ce moment quitter la maison où sa malheureuse sœur vient de mourir. Votre ami a beaucoup contribué à démontrer que la chère enfant est innocente. Il ne serait pas de trop dans une conversation où il sera surtout question d'elle. »
Gaston ne demandait pas mieux que d'aller chercher Nointel, car il avait beaucoup de choses à lui dire, et il ne l'avait pas revu depuis qu'ils s'étaient séparés sur le trottoir de la rue Caumartin. Il s'étonnait même que Nointel ne lui eût pas donné signe de vie depuis trente-six heures, et il se demandait à quoi le capitaine avait pu employer son temps. Il savait que son oncle l'avait rencontré la veille chez madame Cambry, mais c'était tout. Peu s'en fallait qu'il ne l'accusât encore une fois d'indifférence, mais il ne voulait pas le condamner sans l'entendre, et il espérait qu'il se justifierait sans peine.
Il venait de sonner son valet de chambre pour lui demander si son coupé était attelé, lorsque M. Roger Darcy entra sans se faire annoncer.
-- Bonjour, mon cher oncle, lui dit-il gaiement. Vous arrivez à propos. Je vais chercher Nointel pour le conduire chez madame Cambry qui désire le voir. Voulez-vous que nous y allions ensemble ?
-- Oui, répondit le magistrat, je serai d'autant plus aise de rencontrer ton ami qu'il est venu deux fois hier me demander, au Palais et à la maison. Je n'y étais pas. J'ai passé l'après-midi chez mon notaire et la soirée chez un conseiller à la Cour. Aujourd'hui, je suis libre. L'instruction fait relâche, et pour cause. Je puis donc te donner tout mon temps ; mais avant de t'accompagner chez M. Nointel, j'ai à te parler.
Gaston regarda son oncle et vit qu'il avait la figure des grands jours.
-- Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il avec inquiétude. Serait-il encore survenu quelque incident qui remette en question la...
-- Non, non, rassure-toi, répondit le juge en souriant. L'innocence de mademoiselle Lestérel est solidement établie, et j'ai pour cette héroïque jeune fille une estime profonde. Je puis même t'apprendre que l'opinion s'est retournée en sa faveur. Son histoire a transpiré. Plusieurs de mes collègues m'ont parlé d'elle avec admiration, presque avec enthousiasme, et quand on saura que tu l'épouses, personne ne te blâmera...
-- Pas même vous, mon oncle ?
-- Moi, moins que personne. Je t'approuve, et je souhaite de tout mon cœur que ce mariage se fasse le plus tôt possible.
-- En même temps que le vôtre, mon oncle.
-- C'est précisément la question que je viens traiter avec toi. Oui, mon cher Gaston, je viens te consulter. C'est le monde renversé, n'est-ce pas ? Mais il y a des cas où il faut savoir déroger aux vieux principes. Et puis, je crois que tu es devenu beaucoup plus raisonnable. L'amour honnête t'a rendu sérieux, et la crise que tu viens de traverser t'a rendu prudent. Donc, écoute-moi, et réponds-moi en toute sincérité.
» Te souviens-tu d'un entretien que nous eûmes ensemble, au coin de mon feu, le lendemain du suicide de ce Polonais qui a fait tant de victimes avant sa mort... et même après ?
-- Parfaitement. Vous m'avez montré des notes de police sur Julia d'Orcival...
-- Et sur Golymine. J'ai eu grand tort de n'y pas attacher plus d'importance. Si on avait fait une perquisition au domicile de la d'Orcival, on y aurait trouvé les fameuses lettres, et il n'y aurait jamais eu de crime de l'Opéra. Mais il ne s'agit pas de cela. Tu te souviens aussi que je te posai un ultimatum. Je te déclarai que, si tu n'étais pas marié dans un délai de trois mois, je me marierais, moi, à seule fin de perpétuer notre race. Peu de jours après, tu me présentais une candidate qui ne m'agréait qu'à demi, mais que je ne repoussais pas absolument. Le lendemain survenaient des fatalités inouïes, mademoiselle Lestérel devenait impossible ; tu annonçais courageusement ta résolution de l'épouser quand même ou de rester garçon, et, en présence de ces deux alternatives qui me semblaient également fâcheuses, je me décidais, moi, à épouser madame Cambry.
-- Et je me réjouissais de cette décision... je m'en réjouis encore.
-- Oh ! je te rends justice, mon cher Gaston. Tu t'es montré, comme toujours, affectueux et désintéressé. C'est une raison de plus pour que je te soumette le cas qui m'embarrasse.
» Nous étions donc décidés tous les deux à nous marier. Le nom de Darcy ne courait plus le moindre risque de périr. Mais j'étais convaincu que tu changerais d'avis si mademoiselle Lestérel était condamnée, comme je n'en doutais pas, et c'était cette conviction qui me poussait à franchir le pas périlleux du mariage. Madame Cambry me plaisait beaucoup, et elle voulait bien me dire que je ne lui déplaisais pas ; mais j'avais vingt ans de plus qu'elle, et je n'aurais certainement pas passé par-dessus ce grave inconvénient si j'avais pu espérer que mon neveu me donnerait un jour des petits-neveux légitimes.
-- Vous aurez des petits-neveux et vous aurez des fils. Ce sera mieux.
-- Peut-être, mais alors tes enfants n'hériteront pas de moi. Je sais que cette considération ne te touche pas. Cependant, je ne puis pas m'empêcher de penser que j'ai manqué aux conventions formulées par moi-même. Je ne devais me marier que si tu ne me présentais pas, dans le délai de trois mois, une fiancée acceptable. Or, un mois à peine s'est écoulé, et la fiancée est trouvée, une fiancée que j'honore et que j'aime. Non seulement je n'ai aucune objection à élever contre ton choix, mais je suis, pour ainsi dire, intéressé à ce que tu épouses mademoiselle Lestérel, car elle a souffert par moi, et toi seul peux réparer le mal que je lui ai fait involontairement. C'est pourquoi, mon cher enfant, je pense qu'il serait juste de nous en tenir strictement aux conditions que je t'ai posées, il y a quelques semaines. Tu te maries avant l'expiration du sursis, tu te maries à mon gré. Il est donc inutile que je me marie. C'est assez d'un Darcy pour faire souche.
-- Vous ne parlez pas sérieusement, s'écria Gaston.
-- Très-sérieusement. Je te l'ai annoncé en arrivant.
-- Mais, mon oncle, vous êtes engagé avec madame Cambry. Elle a pour vous la plus vive, la plus sincère affection. Elle est digne de vous, elle a le droit de compter sur votre parole, et, en vérité, je crois rêver en vous entendant me rappeler je ne sais quelle convention que j'ai oubliée et que je veux oublier. Croyez-vous donc que j'accepterais votre héritage si, pour me le laisser, vous sacrifiiez votre bonheur ? Mademoiselle Lestérel se joindrait à moi, s'il le fallait, pour vous supplier de ne pas désespérer sa bienfaitrice en renonçant à une union qui comblera les vœux de la plus charmante et de la meilleure des femmes. Berthe doit tout à madame Cambry ; Berthe refuserait de m'épouser si son mariage devait vous empêcher d'épouser madame Cambry.
-- Écoute-moi, Gaston, dit le juge après un court silence. Je m'attendais à la réponse que tu viens de me faire, et peut-être me déciderait-elle à passer outre, malgré les scrupules très-réels qui me font hésiter. Si madame Cambry réclamait l'exécution d'un engagement contracté de part et d'autre en toute sincérité, je ne pourrais pas m'y soustraire, et je sais que tu m'approuverais d'agir ainsi. Mais le moment est venu de t'apprendre que, depuis peu de jours, depuis hier surtout, madame Cambry me paraît être moins décidée qu'elle ne l'était lorsque nous avons échangé une promesse. Je ne crois pas qu'elle ait renoncé à ce mariage qu'elle semblait désirer autant que moi, mais elle est certainement moins pressée de le célébrer. Nous l'avions fixé ensemble à la fin d'avril, et ce n'était pas trop tôt, car rien n'est plus ennuyeux et plus gênant que la situation de deux futurs conjoints pendant le temps qui s'écoule entre les fiançailles et les noces... surtout quand le futur a quarante-cinq ans. Eh bien, comme je lui parlais hier d'arrêter définitivement la date de la cérémonie, madame Cambry s'est montrée disposée à la reculer.
-- Vous me surprenez plus que je ne saurais le dire. Elle voulait se marier le même jour que Berthe. Vous a-t-elle donné un motif ?
-- Aucun, si ce n'est que les angoisses par lesquelles venait de passer mademoiselle Lestérel l'avaient fortement impressionnée et qu'elle craignait de ne pas être assez remise de ses émotions pour se marier dans cinq semaines. Ton ami Nointel, que j'ai trouvé chez elle, l'avait entretenue du meurtre de la d'Orcival, de la mort de madame Crozon et d'autres sujets lugubres ; moi, je lui ai parlé de l'épreuve à laquelle j'ai soumis madame de Barancos. J'ai pensé que ces conversations l'avaient mal disposée, et je me suis retiré sans insister. Mais, ce matin, j'ai reçu d'elle une lettre où, avec toute la bonne grâce imaginable, elle me prie catégoriquement de remettre notre mariage à l'époque des vacances, quand je serai débarrassé, dit-elle, des tristes préoccupations que me cause l'instruction de cette horrible affaire de l'Opéra. Elle ajoute qu'en attendant nous te marierons avec sa protégée, et que le spectacle de votre bonheur lui fera prendre patience.
-- Elle m'a tenu à moi un tout autre langage. Ce changement est bien singulier.
-- Si singulier que je me crois autorisé à reprendre ma liberté. Je me dégagerai avec tous les ménagements possibles, mais je me dégagerai, et je pense que madame Cambry ne cherchera pas à me retenir. Elle trouvera aisément un mari mieux assorti à son âge. Moi, je la regretterai, je ne m'en cache pas, mais enfin je ne suis pas trop fâché de rester garçon. Il y a plus de quarante ans que je pratique le célibat, et j'en ai pris l'habitude. Tu te chargeras de me fournir les joies de la famille. Et, à ce propos, il faut que je te fasse part d'une résolution que j'ai prise. Tu vas te marier. C'est le vrai moment d'entrer dans la magistrature. Ton union avec mademoiselle Lestérel ne sera pas un obstacle ; au contraire. Tu as montré dans cette affaire des qualités qui manquent à bien des juges. Toi et ton ami Nointel, vous avez empêché une erreur judiciaire, et vous feriez tous les deux d'excellents magistrats. Lui, qui a été hussard, ne se soucie guère de troquer son uniforme de la territoriale contre une robe. Mais toi, c'est autre chose. Tu es de mon sang, et tu me remplaceras avantageusement. J'obtiendrai de te faire nommer juge suppléant dans le ressort de Paris ; je l'obtiendrai d'autant plus facilement que je vais créer une vacance en donnant ma démission.
-- Vous démettre, mon oncle ! mais vous n'y pensez pas.
-- J'y pense si bien que c'est chose arrêtée dans ma tête. Mon cher, il faut savoir battre en retraite après une défaite. Cette affaire de l'Opéra a été mon Waterloo. Oui, oui, tu auras beau chercher à expliquer le désastre pour ménager mon amour-propre, je ne me dissimule pas que j'ai manœuvré tout le temps comme un conscrit. J'ai fait fausse route dès le début, et peu s'en est fallu que je n'envoyasse une innocente en cour d'assises. Elle est sauvée, grâce à deux braves garçons de ma connaissance, mais je sens que je ne trouverai pas la coupable. Il y a un sort sur cette instruction, et je suis décidé à me retirer. Je ne veux pas m'exposer à un second échec.
-- Et c'est au moment où vous allez quitter une carrière qui a été l'occupation et l'honneur de toute votre vie que vous voulez renoncer au bonheur d'épouser une femme qui vous aime et que vous aimez... car vous l'aimez, j'en suis sûr. Non, mon oncle, non, vous ne ferez pas cela... je vous le demande au nom de l'affection que vous me portez. Madame Cambry m'attend. Autorisez-moi à lui parler de vos scrupules, du chagrin que vous causent ses hésitations, et je vous jure que...
Gaston n'acheva pas. La porte du cabinet s'ouvrit brusquement, et Nointel entra. Il était rayonnant, et il alla droit à M. Darcy, qui lui dit en lui tendant la main :
-- Je regrette vivement, monsieur, de ne pas m'être trouvé chez moi quand vous avez pris la peine d'y passer hier. Vous aviez sans doute quelque chose à m'apprendre ?
-- Quelque chose à vous remettre, monsieur, répondit joyeusement le capitaine. Le plus inouï de tous les hasards a mis entre mes mains une lettre écrite à Golymine par la femme qui a tué Julia d'Orcival... je vous l'apporte.
-- Comment ! quelle preuve avez-vous de...
-- Oh ! c'est clair comme le jour. Hier j'ai rencontré sur le boulevard un ami de ce Golymine, un certain Simancas...
-- Qui se dit général au service du Pérou. Je l'ai précisément envoyé chercher hier, ainsi qu'un docteur Saint-Galmier qui se trouvait avec lui dans la loge voisine de celle où le crime a été commis. Je les avais déjà entendus au début de l'instruction, mais à la suite de l'épreuve qu'avait subie madame de Barancos, j'ai pensé qu'il serait utile de les interroger de nouveau...
-- Cela m'explique pourquoi ils avaient l'air si effrayé. Le domestique de Saint-Galmier est venu avertir son maître qu'un agent s'était présenté. Ces coquins ont cru qu'on venait les arrêter. Car ces étrangers sont des coquins. J'en ai la preuve, et je vais vous la montrer ; mais permettez-moi d'abord de vous raconter comment j'ai eu la lettre.
Simancas est entré à l'Hôtel des ventes. Je l'y ai suivi. On vendait les hardes de Golymine, et entre autres une certaine pelisse fourrée que Simancas poussait furieusement. Je me suis douté que ce vêtement contenait les secrets du Polonais, j'ai poussé aussi, la pelisse m'est restée, au grand désespoir de Simancas ; je l'ai emportée chez moi, j'ai décousu le collet, et j'y ai trouvé d'abord des papiers qui vous édifieront sur les antécédents de Golymine et de ses amis... ces bandits avaient organisé les attaques nocturnes qui ont été si fréquentes cet hiver... puis trois lettres de femmes. La première, signée Mathilde, est de madame Crozon ; la seconde, signée Carmen de Penafiel et timbrée d'une couronne de marquise, est de madame de Barancos ; la troisième, pas signée du tout, est évidemment de la troisième maîtresse du Polonais... Il avait gardé une lettre de chacune d'elles, une seule.
-- Mon cher, dit Gaston, qui écoutait distraitement le récit de Nointel, je suis fâché de t'interrompre, mais je crois que mon oncle entendra tout aussi bien ta déposition dans son cabinet, et j'ai hâte de te conduire chez madame Cambry qui nous attend.
M. Roger Darcy comprit que Gaston avait hâte de plaider la cause de son oncle auprès de la belle veuve, et il ne lui sut pas mauvais gré de son zèle.
-- Monsieur, commença-t-il en s'adressant à Nointel, peut-être vaudrait-il mieux en effet procéder régulièrement. Je vais au Palais en sortant d'ici, et je vous y recevrai. La découverte que vous venez de faire peut avoir une grande importance. La lettre n'est pas signée, m'avez-vous dit ?
-- Non, mais l'écriture est caractéristique, le style aussi et...
-- Arrête-toi donc, bavard. Je te répète que madame Cambry t'attend avec impatience. Lis plutôt, reprit Gaston en étalant sous les yeux de Nointel le billet pressant qu'il avait reçu un peu avant l'arrivée du juge d'instruction.
-- C'est madame Cambry qui a écrit cela ! s'écria le capitaine.
-- Je ne vous retiens pas, messieurs, dit M. Darcy, nous reprendrons cet entretien dans mon cabinet, après que vous aurez vu madame Cambry. Vous pourriez cependant me remettre dès à présent la lettre ; je l'étudierais avant votre arrivée. Ne venez-vous pas de me dire que vous me l'apportiez ?
-- Non, balbutia Nointel, non ; je me suis trompé. Je ne prévoyais pas que je vous rencontrerais ici... et... je ne l'ai pas sur moi.
-- Il est tout naturel que vous ayez laissé cette lettre chez vous, dit M. Darcy, un peu surpris de voir que le capitaine se troublait. Peu importe, d'ailleurs, que je l'examine maintenant ou dans une heure, car il n'est malheureusement pas probable que je reconnaisse l'écriture. Mais je ne désespère pas d'utiliser plus tard votre heureuse découverte. Si j'y parvenais, je vous devrais, cher monsieur, de bien vifs remerciements, et je suis, dès à présent, votre obligé. Puis-je compter que vous voudrez bien m'apporter au Palais tous les papiers que vous avez trouvés et même le vêtement qui les contenait ?
» Je suppose que madame Cambry ne vous retiendra pas longtemps, ajouta le magistrat en adressant à son neveu un coup d'œil qui équivalait à une recommandation d'abréger la visite de Nointel à la veuve.
C'était bien ce que comptait faire Gaston qui avait hâte d'essayer de vaincre les hésitations de madame Cambry à l'endroit du mariage, et qui ne pouvait guère traiter qu'en tête-à-tête cette question délicate.
-- Je ne prendrai que le temps de passer chez moi en revenant de l'avenue d'Eylau, répondit Nointel.
-- Je puis dès à présent, je crois, reprit M. Darcy, lancer un mandat d'amener contre ce prétendu général et ce prétendu docteur.
-- C'est d'autant plus urgent que je les soupçonne de se préparer à passer la frontière. Ils savent maintenant qu'ils sont perdus, et ils ne s'attarderont pas à Paris. J'oserai cependant vous faire observer que leur arrestation aura peut-être de fâcheuses conséquences pour d'autres personnes.
-- Comment cela ?
-- Mais oui. Si ces deux drôles passent en jugement, ils ne manqueront pas de dire tout ce qu'ils savent. Ils proclameront en pleine cour d'assises la honte de madame Crozon et la honte de madame de Barancos. Madame Crozon vient de mourir, mais son mari est encore de ce monde, et son mari est un brave marin qui mérite bien qu'on ait pour lui quelques égards. Quant à la marquise...
-- Madame de Barancos va partir pour toujours. Elle m'a écrit hier soir, à la suite de l'interrogatoire qu'elle a subi dans mon cabinet. Elle m'a écrit pour me demander si je ne voyais pas d'inconvénient à ce qu'elle quittât la France, et je lui ai répondu que je ne m'y opposerais pas. Je n'ai plus l'ombre d'un doute sur son innocence, et la résolution qu'elle a prise est très-sage, car tout se sait à Paris ; son histoire finirait par se répandre, et les mauvais bruits qui courraient sur elle lui rendraient la vie impossible. M. Crozon est veuf. Il ne tardera pas à prendre la mer. Il n'a donc rien à redouter des complices de Golymine, et je vais les faire arrêter. Ils m'aideront peut-être à trouver la troisième maîtresse de leur ami, celle qui a tué Julia d'Orcival.
Nointel se tut. Il pensait au prochain départ de la marquise, et il lui tardait de la voir. Il pensait surtout à un incident qui venait de se produire pour lui seul, et de donner à ses idées une toute autre direction.
-- Voyons, s'écria Gaston, veux-tu m'accompagner, oui ou non ? Faut-il, pour te décider, te rappeler encore une fois que madame Cambry nous attend ?
-- Je ne l'ai pas oublié, murmura Nointel. Allons, puisque M. Darcy veut bien le permettre.
L'oncle, le neveu et le capitaine sortirent ensemble. Deux coupés attendaient dans la rue Montaigne. Le juge d'instruction monta dans le sien pour se faire conduire au Palais de justice, et les deux amis filèrent vers l'avenue d'Eylau au grand trot d'un excellent cheval.
-- Madame Cambry va me remercier de t'amener ; mais quand tu seras parti, j'aurai fort à faire avec elle, dit Gaston. Croirais-tu qu'elle hésite maintenant à épouser mon oncle, et que je vais être obligé de me mettre en frais d'éloquence pour tâcher de la décider à conclure un mariage qui fera deux heureux ?
-- Deux, c'est beaucoup, murmura Nointel. On n'est jamais sûr de ces choses-là. Quand ont commencé ces hésitations un peu tardives ?
-- Hier, après la conversation que tu as eue avec elle ; mais ce n'est, je pense, qu'un caprice passager. Le crime de l'Opéra et ses suites l'ont bouleversée. Elle craint que l'instruction ne gâte sa lune de miel, et le fait est que mon oncle serait fort distrait de ses devoirs conjugaux par ses devoirs de juge ; mais j'ai un excellent argument à faire valoir pour la rassurer. Il vient de me dire qu'il était résolu à donner sa démission.
-- Il a là une excellente idée.
-- Tu trouves ?
-- Oui. L'affaire qu'il instruit ne lui causerait que des désagréments.
-- Il me semble pourtant qu'elle est en meilleure voie. Cette lettre que tu vas lui remettre l'aidera à découvrir la coupable.
-- C'est ce que je ne souhaite pas.
-- Que dis-tu là ?
-- Mon cher, il y a quelquefois dans la vie des mystères qu'il vaut mieux ne pas éclaircir. La femme qui a tué Julia est évidemment une femme du monde. Si, par hasard, elle était du monde où va ton oncle, s'il la connaissait, il se trouverait dans une situation atroce. Je me souviens de ce que j'ai éprouvé lorsqu'on soupçonnait madame de Barancos. Souviens-toi de ce que l'arrestation de mademoiselle Lestérel t'a fait souffrir.
-- Quel rapport vois-tu entre mon cas, le tien et...
-- Pour ton oncle, ce serait bien pis. Et je me range à l'avis de madame Cambry, qui voudrait que son futur mari abandonnât cette affaire. Mademoiselle Lestérel et madame de Barancos n'ont plus rien à craindre. Je ne tiens pas du tout à ce que la vindicte publique soit satisfaite, comme disent ces messieurs du parquet. Est-ce que tu t'en soucies, toi, de la vindicte publique ?
-- Pas plus qu'il ne faut ; cependant...
-- Bah ! ne prend donc pas fait et cause pour la société. Tu n'es pas encore magistrat.
-- Non, mais je vais l'être. Mon oncle le veut.
-- Sois-le, mais ne me contredis pas quand tu m'entendras dire à madame Cambry ce que je pense de tout cela.
Darcy n'insista plus. Il ne comprenait rien aux sous-entendus que contenaient les discours de son ami, et il n'y attachait aucune importance. Nointel n'avait pas envie d'en dire davantage, et la conversation tomba tout à coup.
Il était assez naturel que le capitaine gardât le silence. En ce moment même une tempête se déchaînait sous son crâne ; il se trouvait en présence du plus menaçant de tous les dilemmes, et il lui restait à peine quelques minutes pour prendre un parti, car l'alezan qui l'emportait vers l'hôtel de madame Cambry filait à raisons de six lieues à l'heure.
-- De quoi veut me parler ta future tante ? demanda brièvement Nointel, au moment où le coupé s'arrêtait devant la grille.
-- Mais... de mademoiselle Lestérel, je suppose, répondit Gaston. Du moins, elle le dit dans la lettre que je viens de te montrer.
-- L'écriture a été donnée à la femme pour cacher sa pensée, murmura le capitaine.
On les attendait. Un valet de pied les reçut à l'entrée et les conduisit tout droit aux petits appartements où madame Cambry n'était jamais visible que pour ses intimes. Dans l'escalier, ils se croisèrent avec dame Jacinthe, que le capitaine n'avait jamais vue et qu'il regarda avec beaucoup d'attention.
-- Quelle est cette vénérable personne ? demanda-t-il tout bas.
-- Une femme qui, je crois, a été la nourrice de madame Cambry et qui gouverne maintenant sa maison, répondit Darcy. Elle lui est très-dévouée.
-- Je n'en doute pas. J'en doute si peu que, si j'avais l'honneur d'épouser madame Cambry, je congédierais cette duègne le lendemain de mon mariage.
-- Est-ce que tu deviens fou ?
-- Non, je deviens sage.
Ce dialogue bizarre prit rapidement fin. On annonça les deux amis, et la belle veuve vint à leur rencontre avec une grâce empressée.
-- Je vous sais un gré infini d'être venu, monsieur, dit-elle à Nointel en lui tendant une main qu'elle retira aussitôt parce qu'elle vit que le capitaine ne faisait pas mine de la prendre.
-- Merci, mon cher Gaston, reprit-elle en s'adressant à Darcy, merci d'avoir accompagné votre ami. J'ai vu ce matin votre chère Berthe, et j'ai mille choses à vous dire. Votre oncle sait-il que je vous ai prié de passer chez moi ?
-- Oui, madame, nous venons de le quitter. Il allait au Palais.
-- Vous a-t-il dit que je lui avais écrit ? demanda la veuve en s'asseyant et en invitant les deux visiteurs à prendre place.
-- Oui, répondit Gaston d'un air embarrassé ; je me propose même de vous parler de certaines idées qui lui sont venues après avoir lu votre lettre et que vous m'aiderez, j'espère, à combattre. Nointel va être obligé d'aller le rejoindre et...
-- Vous êtes trop discret, mon cher Gaston. Je n'ai rien à cacher à M. Nointel, et même je tiens beaucoup à lui faire part de la résolution que j'ai prise, car je suis certaine qu'il l'approuvera. Il a, comme moi, horreur de toutes ces lugubres procédures qui absorbent en ce moment votre oncle, et il trouvera que j'ai raison de remettre mon mariage aux vacances.
-- Oui, certes, dit vivement le capitaine, et je conçois, madame, qu'il vous répugne d'entendre parler sans cesse de ce crime de l'Opéra. Les journaux en sont pleins. Dans les cercles et dans les salons, on ne s'aborde plus sans se demander si on a enfin trouvé la personne qui a fait un si mauvais usage du poignard japonais. C'est écœurant. Mais je puis vous rassurer. L'instruction touche à son terme.
-- M. Darcy l'abandonne ?
-- Non, mais elle a fait un pas immense. On a découvert... dans le collet d'une pelisse qui avait appartenu à Golymine... c'est presque miraculeux... on a découvert une lettre écrite à ce Polonais par sa troisième maîtresse, celle qui a tué Julia...
-- Une lettre... signée ?
-- Non, mais l'écriture a un caractère si particulier qu'on finira par la reconnaître... M. Roger Darcy n'en doute pas.
-- Et... la lettre est entre ses mains ?
-- Pas encore, mais je la lui remettrai dans une heure.
-- Vous !
-- Oui, madame ; c'est à moi qu'est échue l'heureuse fortune de mettre la main sur ce précieux papier. J'ai acheté la pelisse à l'hôtel des ventes. Je l'ai fouillée, et j'en ai tiré trois billets doux que ce Golymine avait mis de côté, probablement pour exploiter un jour les imprudentes qui les ont écrits. L'un est de cette malheureuse madame Crozon, l'autre de madame la marquise de Barancos, l'autre enfin d'une femme très-distinguée et très-adroite qui a pris toutes les précautions imaginables pour qu'on ne la reconnût pas. Seulement, elle a oublié qu'il faut toujours compter avec le hasard. Et le hasard pourrait faire qu'un de ceux qui ont lu ou qui liront sa prose aient déjà vu quelque pièce de son écriture.
Il y eut un silence. Gaston écoutait distraitement et pensait que le capitaine se perdait fort mal à propos dans des digressions inutiles. Madame Cambry était fort attentive, mais elle ne se hâtait point de donner la réplique à Nointel, qui reprit :
-- Il est étrange, en vérité, le drame qui va se dénouer d'ici quelques jours, ou d'ici à quelques heures. Ne voyez-vous pas le doigt de Dieu dans ce dénouement inattendu ? Et quelles péripéties bizarres ! Une première trouvaille fait qu'on accuse mademoiselle Lestérel... le poignard-éventail. Une seconde trouvaille... le bouton de manchette... fait qu'on accuse madame de Barancos. Deux innocentes. Mais la Providence intervient enfin. On trouve la lettre, et cette fois la coupable est prise... ou du moins elle le sera.
-- Prise ! dit madame Cambry en se redressant. Qu'en savez-vous ?
-- Oh ! ce n'est plus qu'une question de temps. Et puisque cette histoire paraît vous intéresser, voulez-vous me permettre, madame, d'y joindre le récit des perplexités par lesquelles je viens de passer ? C'est un peu ridicule, car il s'agit de pures chimères. Mon imagination me joue quelquefois de ces tours-là. Donc, après avoir mis la main sur cette lettre, je me suis mis à supposer qu'une circonstance quelconque allait m'apprendre de qui elle était. Pourquoi pas ? Un malheur, dit-on, n'arrive jamais seul. Un hasard non plus. Et pendant que j'étais en veine de conjectures, j'ai supposé encore que j'avais rencontré dans le monde la femme qui l'a écrite, que j'étais en relations suivies avec elle, qu'elle m'inspirait une très-vive sympathie...
-- Supposez tout de suite que vous étiez amoureux d'elle, dit madame Cambry en riant d'un rire un peu forcé ; ce sera plus émouvant. N'est-ce pas précisément votre cas avec madame de Barancos ?
-- Non, car la marquise n'a tué personne. Et puis, cette fois, il m'est venu d'autres idées. Je me suis rappelé le demi-monde, que vous avez certainement vu jouer au Français ; je me suis figuré que la dame en question allait épouser un galant homme de mes amis, et je me suis demandé ce que je ferais en pareille occurrence. Il faut vous dire que le personnage d'Olivier de Jalin m'a toujours paru odieux. Il n'est pas l'ami du sot qui veut se marier avec la baronne d'Ange, et la baronne d'Ange a été sa maîtresse. La situation que j'inventais n'est pas du tout la même. Madame d'Ange n'avait à se reprocher que des galanteries, et la dame a sur la conscience un meurtre très-corsé. J'admettais qu'elle n'avait jamais eu pour moi de bontés compromettantes et que son futur époux me touchait de très-près, qu'il était, si vous voulez, mon proche parent. Et je me disais : Laissons de côté le devoir social qui m'oblige à livrer à la justice l'auteur d'un crime. Supposons que je ne l'accepte pas, ce devoir, que je me refuse à dénoncer une femme. Restent mes devoirs de parent ou même simplement d'ami. Puis-je permettre qu'on trompe cet honnête homme, qu'il lie sa destinée à celle d'une personne qui a commis un meurtre... fût-ce un meurtre avec beaucoup de circonstances atténuantes ?
-- Non, articula péniblement madame Cambry.
-- C'est aussi mon avis, madame, reprit Nointel toujours calme, mais c'est ici que se présentent les grosses difficultés. Si j'avertis cet honnête homme du danger qui le menace, la femme est perdue... de réputation d'abord, car le monde savait que le mariage était décidé, et le monde découvrirait les causes de la rupture ; mais ce n'est pas tout. J'ai oublié de vous parler d'une autre chimère que je me suis forgée. J'ai supposé que le futur était magistrat, forcé par ses fonctions de poursuivre précisément le crime de l'Opéra. Voyez dans quelle épouvantable situation je le placerais en lui apprenant la vérité. Plus épouvantable cent fois que la mienne, et pourtant je vous jure que si j'étais mis à cette épreuve, je souffrirais tout ce qu'on peut souffrir quand on a du cœur. En vérité, je crois que je finirais par prendre un singulier parti... le parti de consulter la femme dont l'honneur et la vie sont en jeu.
Darcy se demandait par suite de quelle fantaisie saugrenue son ami s'amusait à disserter ainsi, à imaginer des cas de conscience et à les soumettre à madame Cambry. D'ordinaire, Nointel n'était pas si raisonneur, et il parlait aux femmes sur un autre ton. Et Darcy s'étonnait aussi de voir que madame Cambry ne cherchait point à tourner la conversation vers un sujet moins sérieux et plus personnel. Elle écoutait, avec une patience qu'il admirait, des discours qui ne devaient guère l'intéresser, et ses yeux semblaient chercher à lire sur le visage de Nointel pour savoir où il voulait en venir.
-- Oui, reprit le capitaine, j'irais trouver l'imprudente qui a écrit cette lettre à Golymine, cette lettre que j'ai là, dans ma poche...
-- Comment ! interrompit Gaston, tu viens de dire à mon oncle que tu l'avais oubliée chez toi.
-- C'est vrai, je lui ai dit cela, mais je me suis trompé. J'ai la lettre sur moi.
Gaston fit un geste qui signifiait : Décidément, il perd l'esprit ; mais madame Cambry dit avec une émotion contenue :
-- Achevez, monsieur. Que diriez-vous à cette imprudente ?
-- Je lui dirais : Madame, votre sort est entre mes mains. Il dépend de moi de vous perdre ou de vous épargner. Je sais que vous êtes coupable, j'en ai la preuve ; mais je n'ai pas de haine contre vous, et je suis profondément attaché à l'homme que vous allez épouser. Si je ne vous dénonce pas, je me fais votre complice, et je commets une action indigne. C'est comme si je n'arrêtais pas mon meilleur ami au moment où il marche vers un précipice qu'il ne voit pas, et que je vois. Si je vous dénonce, je vous tue et je le déshonore, car le monde sait que son mariage avec vous est décidé. Le scandale sera effroyable, et je le connais, ce galant homme... il n'y survivra pas. Que faire ? quel parti prendre ? Donnez-moi un conseil, vous qui avez créé cette terrible situation.
Et, comme madame Cambry se taisait, Nointel continua froidement :
-- Je suppose, bien entendu, que cette femme n'est pas une créature avilie, qu'une passion fatale l'a entraînée à commettre un meurtre dans un moment d'égarement, mais qu'elle n'a pas l'âme basse, et qu'elle n'a pas conçu l'odieux projet d'épouser un magistrat pour se soustraire au châtiment qu'elle mérite ; je suppose que ce mariage était décidé avant la nuit du crime, et qu'après, elle n'a pas trouvé l'occasion et le moyen de le rompre, je suppose qu'elle s'est repentie et qu'elle n'aspire plus qu'à expier le passé.
-- Expier ! dit madame Cambry d'une voix sourde ; il y a longtemps déjà qu'elle expie.
-- Je le crois comme vous, madame. Sa vie a dû être affreuse. Entendre accuser une innocente, savoir qu'elle est en prison, qu'elle sera condamnée, et ne pouvoir la justifier sans se livrer soi-même, c'est un supplice que Dante a oublié dans son Enfer. Et la preuve qu'elle s'est repentie, c'est qu'on l'a vue pleurer sur la tombe de cette fille qu'elle a tuée, c'est qu'elle a voulu payer le terrain où repose sa victime. Reste le meurtre. Mais je suis sûr qu'elle ne l'avait pas prémédité. Je devine tout ce qui s'est passé à ce bal de l'Opéra, où elle était bien forcée de se rendre, sous peine de laisser sa correspondance entre les mains d'une d'Orcival. Je la vois, sortant de la loge, troublée, bouleversée par une entrevue dégradante. Elle compte les lettres qui lui ont coûté si cher... elle en sait le nombre... elle s'aperçoit qu'elles n'y sont pas toutes... elle croit que la d'Orcival en a gardé une pour s'en servir contre elle plus tard, pour la tenir à sa merci... elle revient à la loge... elle y entre... la d'Orcival l'insulte, la menace peut-être... elle lui arrache le poignard... elle frappe...
-- Assez ! murmura madame Cambry.
-- Quel plaisir peux-tu trouver à ressasser cette lugubre histoire ? s'écria Darcy. Ne vois-tu pas l'impression douloureuse que tu produis ?
-- Madame Cambry m'excusera, je l'espère. Et maintenant c'est à elle que j'ose m'adresser pour résoudre une difficulté qui embarrasserait bien des casuistes. J'ose lui dire : Si mon rêve était une réalité, et si vous étiez à ma place, que feriez-vous ?
-- Je ne sais ce que je ferais si j'étais à votre place, répondit avec effort la protectrice de Berthe Lestérel ; mais si j'étais à la place de la malheureuse femme qui a écrit la lettre que vous possédez, je vous dirais : Ne craignez pas que j'entraîne avec moi dans l'abîme l'homme qui voulait me donner son nom. Je ne l'épouserai pas. Et si vous gardez pour vous le secret que le hasard a mis entre vos mains, cet homme ignorera toujours l'épouvantable danger qu'il a couru.
-- Qui me garantit que cet engagement serait tenu ?
-- S'il n'était pas tenu, vous frapperiez la parjure, car l'arme restera entre vos mains. Mais je vais, à mon tour, vous poser une question. Si elle disparaissait pour toujours, cette égarée qui comprend à la fin qu'en ce monde il n'y a plus de place pour elle, si vous appreniez qu'elle est allée se cacher dans une solitude lointaine ou s'ensevelir dans un cloître, que feriez-vous ?
-- On revient des pays les plus transatlantiques, et la loi française ne reconnaît plus les vœux perpétuels, répondit Nointel, après avoir un peu hésité.
-- Vous avez raison, monsieur. Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas, dit madame Cambry d'une voix sourde.
-- Vous ne m'avez pas laissé achever, madame. Je n'exigerais pas tant. Il me suffirait que le mariage projeté fût rompu irrévocablement. Un éclat serait inutile. On trouverait sans peine un prétexte plausible pour expliquer la rupture.
-- Et quand cette rupture serait consommée, vous brûleriez la lettre ?
-- Peut-être. Mais assurément je n'en userais pas pour perdre celle qui l'a écrite.
-- Vous oubliez que vous ne pouvez plus la conserver. Vous avez dit à M. Darcy que vous alliez la lui remettre. Il l'attend.
-- Je lui dirai que je l'ai perdue ou qu'on me l'a volée. Il me blâmerait si sévèrement, et sans doute il penserait de moi beaucoup de mal, mais ma conscience ne me reprocherait rien. Heureusement, du reste, nous raisonnons là sur des hypothèses, et je pense, comme mon ami Gaston, que j'ai dû lasser votre patience en vous les soumettant. Je suis d'autant plus impardonnable que vous aviez, je crois, à m'entretenir de choses moins tristes.
-- Moins tristes, mais très-sérieuses pourtant. Je voulais vous parler de ma chère Berthe, vous remercier de tout ce que vous avez fait pour elle, et vous charger d'une négociation délicate. M. Gaston Darcy est intéressé dans la question, et il refuserait la mission que je veux vous confier à vous, monsieur, qui nous avez donné à tous tant de preuves de dévouement. Je désire me dégager d'une promesse que j'ai faite en d'autres temps à M. Roger Darcy, et je vous choisis pour lui exposer les raisons qui me décident à rester veuve.
-- Ne craignez-vous pas, madame, qu'il s'étonne de ce choix. Mon ami Gaston serait beaucoup mieux placé que moi pour traiter une affaire si intime.
-- Je me récuse, dit vivement Gaston.
-- Je m'y attendais, reprit en souriant madame Cambry. Votre oncle a dû vous dire que je lui ai écrit pour lui demander de reculer l'époque de notre mariage ; je suis sûre qu'il a compris mon intention et qu'il a trop de tact pour hésiter à me rendre ma parole. Je suis sûre aussi qu'il a deviné les motifs d'une décision sur laquelle je ne reviendrai pas. Il m'a fait autrefois des confidences que je n'ai pas oubliées. Il m'a avoué qu'il ne se marierait que si son neveu s'obstinait à rester garçon ou se mariait contre son gré. Son rêve était de laisser sa fortune à ce neveu qui se chargerait de perpétuer dignement son nom. Je veux que ce rêve se réalise, je veux que Berthe jouisse de tout le bonheur qu'elle mérite et qu'elle a si chèrement acheté. Soyez certain que M. Roger le veut aussi. Je connais son cœur, et je sais qu'il souhaite ardemment de réparer une erreur judiciaire dont les suites ont été si cruelles.
-- Si mademoiselle Lestérel vous entendait, madame, s'écria Gaston, elle joindrait ses prières aux miennes pour vous supplier de ne pas sacrifier votre bonheur à des intérêts dont elle ne s'inquiète pas plus que moi. Que nous importe la fortune de mon oncle ? Nous serons toujours assez riches puisque nous nous aimons. Et nous aussi, nous avons notre rêve. Nous rêvons de vivre près de vous, près de mon oncle qui m'a servi de père, de resserrer par votre mariage avec lui les liens qui nous unissent déjà.
-- Ce rêve a été le mien, mon cher Gaston, dit madame Cambry en se levant, mais le réveil est venu, et j'ai oublié le rêve. Oubliez-le aussi et soyez heureux. M. Nointel voudra bien vous épargner la peine d'apprendre à M. Roger Darcy que je renonce à l'honneur de l'épouser.
Le ton était si ferme, l'attitude si nette, que Gaston, abasourdi, n'osa pas insister et se prépara à prendre congé. Le capitaine était déjà debout, mais il semblait attendre, pour se retirer, un dernier mot de madame Cambry.
-- Je compte sur vous, monsieur, reprit-elle ; vous pouvez compter sur moi.
Puis, s'adressant à Gaston :
-- Quand vous verrez Berthe, dites-lui que, s'il fallait que je mourusse pour qu'elle fût heureuse, je mourrais sans regret.
Et comme Gaston, stupéfait, cherchait une réponse à cette déclaration fort inattendue, elle ajouta simplement :
-- Adieu, messieurs.
-- Madame, dit Nointel très-ému, permettez-moi d'espérer que nous nous reverrons, et que nous ne parlerons jamais d'un passé dont je ne veux plus me souvenir.
Et il entraîna son ami qui faisait une singulière figure, car il ne comprenait rien à tout ce qu'on avait dit devant lui.
-- M'expliqueras-tu l'étrange comédie que tu viens de jouer ? dit Darcy, dès qu'il fut assis dans son coupé à côté du capitaine.
-- Quelle comédie.
-- Cette consultation ridicule...
-- Mon cher, il m'est venu des scrupules. Je me demande si j'ai le droit de livrer à la justice une femme qui ne m'a jamais fait de mal. Madame Cambry est fort intelligente. J'ai eu l'idée de lui soumettre le cas... en le dramatisant à ma façon. Et tu as vu qu'elle ne s'est pas offensée de ma hardiesse. Il se trouve même qu'elle est de mon avis. Elle pense qu'il vaut mieux laisser la coupable à ses remords.
-- Mon oncle ne pensera pas ainsi. Il réclamera ces lettres. Si tu ne voulais pas les lui remettre, il ne fallait pas lui en parler.
-- C'est vrai, j'ai eu tort. Et je subirai les conséquences de ma légèreté. Mais, si tu m'en crois, tu ne te mêleras plus de cela, et tu laisseras madame Cambry faire à sa guise. Elle est bien libre de ne pas se marier, et je parierais que M. Roger Darcy ne cherchera pas à vaincre son refus. Résigne-toi à hériter de lui un jour, et rappelle-toi que le silence est d'or. Si tu veux m'être agréable, tu ne me parleras jamais et tu ne parleras jamais à personne de ce qui vient de se passer. Occupe-toi de mademoiselle Lestérel et oublie le crime de l'Opéra. L'instruction est close. Et je veux que le diable m'emporte si on me reprend à marcher sur les brisées de Lolif.
-- Nous voici dans les Champs-Élysées. Fais-moi le plaisir de me déposer au rond-point.
-- Tu sais que mon oncle t'attend.
-- Parfaitement. Je le verrai, mais il ne trouvera pas mauvais que j'aille d'abord prendre des nouvelles de madame de Barancos. J'irai au Palais en passant par l'avenue Ruysdaël.
Darcy se tut. Il était choqué des réponses énigmatiques du capitaine, mais il n'osait pas le presser. Il sentait vaguement que ces réticences cachaient un mystère qu'il valait mieux ne pas chercher à éclaircir. Il laissa descendre son ami qui lui promit de le revoir le lendemain et qui sauta dans un fiacre pour se faire conduire au parc Monceau.
Nointel n'eut pas plus tôt refermé la portière du coupé numéroté qui l'emmenait chez la marquise, qu'il tira de sa poche les fameuses lettres.
-- Celle-ci est bien d'elle, dit-il entre ses dents. Il m'a suffi de jeter les yeux sur le billet que Gaston m'a montré pour reconnaître l'écriture. La charmante et vertueuse madame Cambry a été la maîtresse de Golymine et a poignardé Julia d'Orcival. Elle l'a poignardée virilement de ses propres mains, comme disait Brantôme en parlant de je ne sais quelle belle et honneste dame de son temps qui avait dagué un amant infidèle. De nos jours, ces actions viriles conduisent en cour d'assises celles qui les commettent, et madame Cambry l'a échappé belle. Si j'avais vu une minute plus tard son billet à Gaston, elle était perdue, je livrais au juge d'instruction l'autographe tiré de la pelisse de Golymine.
» M. Roger Darcy aussi l'a échappé belle. Il y avait de quoi le tuer net. Et s'il savait qu'il me doit de ne pas s'être trouvé forcé de faire arrêter la femme qu'il allait épouser, il me pardonnerait bien volontiers l'irrégularité que je vais commettre. Car je ne lui remettrai pas la lettre. Le mariage est rompu, c'est tout ce qu'il faut. Si je la lui remettais, j'aurais l'estime des gens qui n'admettent pas qu'on désobéisse à la loi ; je n'aurais pas la mienne, car pour atteindre une coupable qui se punira elle-même, je frapperais un innocent.
» Oui, mais il ne sait rien, et il prendra fort mal l'histoire que j'inventerai pour lui expliquer comment je ne possède plus les papiers que je lui ai promis. J'aurai beau dire qu'on me les a volés, il n'en croira pas un mot, et il doit se trouver dans le Code pénal un article applicable à mon cas. Si j'étais en définitive le seul condamné dans cette affaire, ce serait drôle. Eh bien, je m'y résignerais plutôt que de briser le cœur de M. Darcy en lui dénonçant madame Cambry. Et puis... pourquoi ne m'avouerais-je pas à moi-même que cette malheureuse m'inspire de la pitié, presque de l'intérêt ? Ce qu'elle a dû souffrir, ce qu'elle souffrira encore rachète en partie son crime. Quelle force de caractère il lui a fallu pour ne pas se trahir tout à l'heure quand je lui ai posé la question ! Elle a compris au premier mot, et elle n'a pas faibli. Si j'avais été seul avec elle, je crois que je lui aurais rendu sa lettre. Et de quel air elle m'a dit : Adieu ! Je ne serais pas étonné qu'elle disparût pour s'en aller finir ses jours dans quelque couvent. S'il y avait une Chartreuse ou une Trappe pour les femmes, elle courrait s'y enfermer. Provisoirement pourtant, je garderai l'arme que j'ai contre elle, mais je suis à peu près sûr que ce sera une précaution inutile.
Ces réflexions menèrent Nointel jusqu'à la porte de l'hôtel de la marquise. En y arrivant, il vit la grille ouverte et des valets de pied rassemblés dans la cour. Ces gens causaient entre eux avec une animation qui lui parut de mauvais augure. Il descendit en toute hâte et il s'informa. Le concierge lui apprit que madame de Barancos venait de partir en chaise de poste, sans dire où elle allait. Elle avait emmené son majordome et n'avait laissé en partant aucun ordre à ses autres domestiques.
Le capitaine pensa qu'une grande dame dix fois millionnaire ne se sauve pas comme une petite actrice poursuivie par ses créanciers. La marquise ne pouvait pas être encore en route pour l'Amérique, et l'idée vint à Nointel qu'elle devait avoir pris le chemin du château de Sandouville dans l'intention de s'isoler pendant quelques jours.
Il voulait à tout prix la revoir avant qu'elle quittât la France, et il aimait autant ne pas rentrer chez lui ce jour-là, car il craignait que le juge d'instruction ne vînt l'y chercher. Il se fit conduire au chemin de l'Ouest, et il monta dans le premier train qui partit sur la ligne de Rouen.
Quand ce train s'arrêta à la station de Bonnières, la nuit tombait, et il eut quelque peine à trouver une voiture de louage pour se faire conduire au château. Il y parvint pourtant, et, trois quarts d'heure après son arrivée, il roulait en carriole sur ce chemin qu'il avait parcouru peu de jours auparavant, dans un équipage beaucoup plus brillant. L'homme qui le menait ne put lui dire si la marquise était à Sandouville. Elle y venait toujours en poste, et la route ne suit pas la même direction que le chemin de fer. Nointel resta donc jusqu'à la fin du voyage dans une incertitude pénible, et son cœur battit quand il vit briller des lumières au bout de la grande avenue qui précédait la cour d'honneur.
Ces lumières n'étaient point immobiles comme celles qui éclairent les fenêtres d'une maison habitée. Elles allaient et venaient dans la cour. Le capitaine fit arrêter sa voiture en dehors de la grille, et commanda au conducteur de l'attendre. Il n'était pas certain que la marquise fût arrivée, il ne savait même pas si elle viendrait, et il voulait se renseigner avant de décider de l'emploi qu'il ferait de sa soirée.
Dans la cour, il rencontra des domestiques affairés, qui répondirent à peine aux questions qu'il leur adressa ; mais il finit par trouver près du perron l'intendant de la marquise, un vieux serviteur qu'il connaissait fort bien pour l'avoir vu à l'hôtel et au château. Cet homme ne parut pas trop surpris de l'apparition du capitaine, et ne fit aucune difficulté de lui apprendre que madame de Barancos était arrivée à Sandouville dans la journée, qu'elle y avait passé quelques heures, employées principalement par elle à s'informer des suites de l'enquête ouverte sur la mort accidentelle d'un de ses rabatteurs, et qu'elle venait de partir, toujours en poste, pour une destination inconnue. Le majordome ajouta que madame la marquise avait annoncé à ses gens le projet de quitter la France, et qu'il était chargé, lui personnellement, d'administrer ses propriétés en attendant son retour, dont l'époque paraissait devoir être fort éloignée.
Nointel comprit qu'il serait inutile d'insister pour en savoir davantage, et il reprit tristement le chemin de Bonnières. Il aurait pu rentrer à Paris par un train du soir ou de la nuit, mais il se doutait que les Darcy, oncle et neveu, devaient le chercher, et il aimait tout autant ne les revoir que le lendemain. Il se décida donc à coucher dans une auberge de village où il ne dormit guère. La marquise ne lui sortait pas de l'esprit. Il ne pouvait pas se dissimuler qu'elle était partie subitement, et presque clandestinement, pour éviter une scène d'adieux qu'elle redoutait sans doute, et qu'il ne la reverrait peut-être jamais. Cette pensée l'affligeait d'autant plus que son amour n'avait fait que grandir, et qu'il n'espérait pas que l'absence le guérît. Aussi était-il de fort mauvaise humeur quand il arriva rue d'Anjou, le lendemain de grand matin. Son groom lui apprit que M. Darcy était venu trois fois dans la soirée, et lui remit deux lettres reçues pendant son absence.
L'une était de Gaston, qui lui disait : « Mon oncle t'a attendu toute la journée au Palais. Il est furieux contre toi, et j'ai eu toutes les peines du monde à le calmer. Je te conseille de l'aller voir le plus tôt possible, et j'espère que tu as renoncé à ton extravagante idée de ne pas lui remettre la lettre de cette misérable femme qui a tué Julia. Si tu détruisais ce billet, tu te mettrais dans un très-mauvais cas et tu me ferais beaucoup de peine, car je ne suis pas de ton avis, et je souhaite ardemment que la coupable soit punie. »
-- Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait pas ce qu'il dit, murmura Nointel. S'il se doutait que la coupable, c'est madame Cambry, il chanterait une autre gamme. Et quant à son oncle, il fera ce qu'il voudra ; mais dût-il m'envoyer en police correctionnelle, il n'aura pas le billet de Golymine.
Les idées du capitaine étaient fort arrêtées, mais elles prirent bientôt un autre cours, car la seconde lettre qu'il ouvrit, sans regarder l'écriture de l'adresse, était de madame de Barancos. Elle ne contenait qu'une ligne :
« Je vous aime, je souffre le martyre et je pars. »
C'était presque la répétition d'une phrase historique, celle que dit Marie Mancini à Louis XIV, à l'heure où se rompirent ces royales amours qui avaient failli finir par un mariage ; mais on peut croire que ce rapprochement ne vint point à l'esprit de Nointel. Il reçut un coup au cœur et il se mit à commenter, à la façon des amoureux, les laconiques adieux de la marquise. C'étaient bien des adieux ; ce n'était pas un congé. Ils ne se terminaient pas par le classique : « Oubliez-moi. » Elle disait : Je pars, sans dire où elle allait, mais elle ne défendait pas au capitaine de chercher à découvrir le pays où elle se retirait ; elle ne lui défendait pas de l'y rejoindre. Et il se promettait déjà de ne pas s'en tenir à ce dénouement écourté.
Il n'eut pas, ce matin-là, le loisir d'y songer longtemps. Son groom entra comme il finissait de lire la lettre de madame de Barancos et lui annonça qu'une femme en deuil demandait à lui parler de la part de madame Cambry. Très-surpris et encore plus intrigué, il donna l'ordre de la faire entrer, et dès qu'elle parut, il reconnut dame Jacinthe.
Elle était vêtue de noir, et elle marchait lentement comme la statue du Commandeur. Sans prononcer une parole et sans attendre que Nointel l'interrogeât, elle lui remit un pli cacheté.
Nointel, un peu troublé par ces façons solennelles, l'ouvrit précipitamment et lut ces mots tracés d'une main ferme par madame Cambry :
« Vous m'avez dit hier : On revient de l'exil, on sort du cloître. Je vous ai répondu : Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Je vais mourir. Pardonnez-moi comme je vous pardonne et sauvez ma mémoire. Brûlez ma lettre. »
-- Morte ! s'écria le capitaine. Elle s'est tuée !
-- Cette nuit... à trois heures, dit madame Jacinthe d'une voix sourde.
-- Comment ?
-- Elle a pris du poison... un poison foudroyant et qui ne laisse pas de traces. Si vous vous taisez, nul ne saura qu'elle s'est tuée.
-- Mais... M. Darcy ?
-- M. Darcy apprendra dans quelques instants que ma maîtresse est morte de la rupture d'un anévrisme. Il dépend de vous qu'il la pleure ou qu'il la maudisse.
-- J'ai promis, je tiendrai ma promesse.
-- Tenez-là donc. Qu'attendez-vous ?
Dame Jacinthe en parlant ainsi regardait fixement Nointel, et ses yeux caves brillaient d'un feu sombre.
Nointel comprit. La lettre était à la place où il l'avait mise la veille, sur sa poitrine. Il la prit, la tendit à Jacinthe et lui dit :
-- La reconnaissez-vous ?
-- Oui.
Une bougie brûlait sur la cheminée. Nointel approcha le papier de la flamme et le tint entre ses doigts jusqu'à ce que la dernière parcelle fût consumée.
-- Merci, dit simplement Jacinthe. Et l'autre ?
L'autre, c'était le billet que sa maîtresse avait écrit avant de mourir. Le capitaine comprit et le livra aussi au feu de la bougie.
-- C'est bien, reprit Jacinthe. Ma mission est terminée. Adieu, monsieur.
Et elle sortit sans que Nointel cherchât à la retenir.
-- Pauvre femme ! murmura-t-il. Elle s'est fait justice, mais elle méritait un meilleur sort. Julia est trop vengée... et si j'avais pu prévoir que le drame finirait ainsi, j'aurais rendu la lettre hier. Le juge ne saura jamais à quel danger il a échappé, et il est homme à me reprocher encore ma conduite en cette affaire... il faut que je m'explique avec lui sans perdre une minute... à cette heure, il doit être informé de l'événement... c'est le moment de me présenter... il sera trop ému pour me chercher noise.
Le capitaine ne prit pas le temps de changer de toilette. Il envoya son groom lui chercher un fiacre, et il se fit mener rue Rougemont.
Il y arriva juste pour rencontrer dans la cour de l'hôtel l'oncle et le neveu. M. Roger Darcy était très-pâle, et Gaston avait la figure bouleversée.
-- Vous voilà, monsieur, s'écria le magistrat. Connaissez-vous l'affreuse nouvelle ?
-- Je viens de l'apprendre, répondit le capitaine, bien décidé à ne pas dire par quelle voie il l'avait apprise.
-- Vous m'excuserez alors de ne pas vous recevoir. Je suis allé trois fois chez vous, hier, et j'ai eu le regret et la surprise de ne pas vous y rencontrer. Vous m'apportez sans doute cette lettre.
-- Non, monsieur. Je ne l'ai plus. Elle m'a été volée.
Le juge fit un haut-le-corps, mais ce fut tout.
-- Ces étrangers que je vous ai signalés avaient intérêt à supprimer les preuves de leur complicité avec Golymine, reprit Nointel, qui jugea utile de colorer son mensonge. On s'est introduit chez moi, en mon absence, et les papiers que j'avais trouvés dans la pelisse ont disparu.
M. Darcy regarda le capitaine comme s'il eût cherché à lire au fond de sa pensée, et comme le capitaine ne bronchait pas, il le salua d'une inclination de tête et il passa.
-- Ah ! mon ami, quelle épouvantable catastrophe ! dit Gaston qui s'arrêta pour serrer la main de Nointel.
-- Épouvantable, en effet, et bien imprévue.
-- On eût dit pourtant que madame Cambry la prévoyait, car elle avait fait son testament. Elle me laisse toute sa fortune.
-- L'accepteras-tu ?
-- Oui, pour la transmettre aux pauvres en son nom.
-- Tu feras bien.
M. Darcy était déjà monté dans son coupé qui l'attendait devant la grille. Son neveu courut l'y rejoindre. Le cheval fila vers l'avenue d'Eylau, et Nointel s'éloigna en murmurant :
-- Je crois que ce galant homme ne me parlera plus jamais de la lettre. Il a tout deviné.
Nointel se trompait-il ? Il ne le sait pas encore et il ne le saura jamais.
Cinq mois se sont écoulés, et le mystère qui enveloppait le crime de l'Opéra n'a pas été éclairci. L'instruction a été abandonnée. Paris n'y pense plus. Il n'y a que Lolif qui s'en occupe encore, à ses moments perdus. Il a, du reste, d'autres soucis. Les assassins lui ont donné beaucoup de besogne pendant ces derniers mois.
Un jour, cependant, vers la fin d'avril, il a cru que l'affaire du meurtre de la d'Orcival allait prendre une face nouvelle. La Gazette des Tribunaux annonçait que le bouton de manchette, l'autre, celui qui complétait la paire, avait été retrouvé dans un égout de l'avenue d'Eylau. C'était une fausse joie. Personne n'a pu dire qui l'avait jeté là, et pas un bijoutier ne l'a reconnu.
La mort de madame Cambry n'a donné lieu à aucun commentaire. Les amis de la charmante veuve l'ont beaucoup regrettée, et mademoiselle Lestérel la pleure encore. Elle la pleurera toujours.
Gaston Darcy a consacré à la fondation d'un hôpital et d'un asile pour les jeunes filles pauvres la fortune que lui a léguée madame Cambry. Le testament assurait une situation indépendante à dame Jacinthe, qui est allée finir de vivre au fond d'une province éloignée.
Gaston Darcy n'est pas encore magistrat. Mais sa nomination est signée, et il se mariera au mois d'octobre. Son oncle a donné sa démission, et il est allé passer l'été au bord de la mer pour se remettre de violentes secousses qui ont gravement altéré sa santé. Il reviendra pour assister au mariage, et il compte voyager ensuite pendant toute une année.
La disparition de la marquise a fait beaucoup de bruit. On l'a expliquée de cent façons. Quelques-uns n'y ont vu qu'un caprice de grande dame. D'autres ont inventé et répandu des histoires malveillantes. Personne n'a deviné la vérité.
On s'est beaucoup inquiété aussi de savoir où madame de Barancos était allée. On a cru d'abord qu'elle était tout simplement retournée à la Havane. Mais on a fini par savoir qu'elle naviguait dans la Méditerranée sur un yacht dont elle a fait l'acquisition en Angleterre. On l'a vue dans les mers du Levant. Elle a passé les fêtes de Pâques à Jérusalem, et elle habitait au mois de mai un kiosque sur le Bosphore. Plus tard, elle s'est rapprochée de la France. Le yacht qui porte ses couleurs a été signalé dans les eaux de la Sicile, et les gens bien informés assurent qu'elle a acheté près de Palerme une délicieuse villa où elle vit indépendante et solitaire. Elle ne reçoit pas les citadins, et les brigands qui tiennent la campagne la respectent.
Nointel, qui était resté à Paris jusqu'à la fin de juillet, vient de partir sans dire où il allait. Son ami Gaston sait seulement qu'il s'est dirigé vers le Midi, et s'étonne un peu de cette fantaisie. Le capitaine s'en va, en pleine canicule, au pays du soleil. Il est vrai qu'il a longtemps fait la guerre en Algérie et au Mexique. Et puis les amoureux ne se préoccupent ni des saisons ni des climats. Nointel serait allé au pôle Nord, si la marquise s'était mise en tête de se fixer dans les régions arctiques.
Simancas et Saint-Galmier ont fait voile vers d'autres parages, et il est probable qu'on n'aura jamais de leurs nouvelles. Les deux coquins avaient depuis longtemps préparé leur fuite, et ils ont pris le train en sortant de la salle des ventes.
Claudine Rissler est partie pour la Russie avec Wladimir. Elle a emmené Mariette, et la tombe de Julia d'Orcival serait fort négligée si Berthe Lestérel n'en prenait soin. Elle y porte souvent des fleurs, et elle prie Dieu tous les jours pour la courtisane.
Elle prie aussi pour sa bienfaitrice, pour madame Cambry, dont elle bénit la mémoire, et pour sa malheureuse sœur, dont elle élèvera la fille, comme si cette fille était la sienne.
Elle chante encore quelquefois l'air de Martini, mais elle ne s'attriste plus quand elle arrive à la dernière phrase, car elle ne redoute plus que la prophétie s'accomplisse. Pour elle, chagrins d'amour n'ont duré qu'un moment, et elle espère que son bonheur durera autant que sa vie.
Prébord vient de faire une fin. Il épouse les cinq millions de miss Anna Smithson.
Crozon a repris le commandement d'un navire. Les baleines n'ont qu'à bien se tenir.
Appendix A
FIN
- Holder of rights
- Stefanie Popp
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- TextGrid Repository (2024). Collection de romans français du dix-neuvième siècle (21). Le crime de l'opéra,. Le crime de l'opéra,. The CLiGS textbox. Stefanie Popp. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9AB0-C