I
La maison de la rue de Vaugirard

En allant de la rue du Cherche-Midi à la rue Notre-Dame-des-Champs, on trouve à gauche, en face d'une fontaine faisant l'angle de la rue du Regard et de la rue de Vaugirard, une petite maison cotée aux registres municipaux de la ville sous le numéro 84.

Et maintenant, avant d'aller plus loin, un aveu que j'hésitais à faire. Cette maison, où l'amitié la plus franche m'a reçu presque à mon débotté de province, cette maison qui, pendant trois ans, me fut fraternelle ; cette maison à laquelle j'eusse, dans tous les malheurs ou toutes les félicités de ma vie, été heurter alors les yeux fermés, certain que j'étais de la voir s'ouvrir à mes larmes ou à ma joie ; cette maison, pour bien indiquer sa situation topographique à mes lecteurs, je viens d'être obligé de la relever moi-même sur un plan de la ville de Paris.

Qui m'eût dit cela, mon Dieu ! il y a vingt ans ?

C'est que, depuis vingt ans aussi, tant d'événements, comme une marée toujours montante, ont dérobé aux hommes de notre génération les souvenirs de leur jeunesse, que ce n'est plus avec la mémoire qu'il faut se souvenir, – la mémoire a son crépuscule dans lequel se perdent les souvenirs éloignés, – mais avec le cœur.

Aussi, quand je laisse de côté ma mémoire pour me réfugier dans mon cœur, j'y retrouve comme en un tabernacle sacré, tous les souvenirs intimes qui se sont échappés un à un de ma vie, comme goutte à goutte filtre l'eau par les fissures d'un vase ; dans le cœur, pas de crépuscule se faisant de plus en plus sombre, mais une aube se faisant de plus en plus éclatante. La mémoire tend à l'obscurité, c'est-à-dire au néant ; le cœur tend à la lumière, c'est-à-dire à Dieu.

Enfin, elle est là, cette petite maison, enfermée par un mur gris, derrière lequel elle se cache à moitié, en vente à ce qu'on me dit, près d'échapper aux mains hospitalières qui m'en ont ouvert les portes, hélas !

Laissez-moi vous dire comment j'y suis entré ; cela nous mène, par un détour je le sais bien, à l'histoire que je vous raconte ; mais n'importe ; suivez-moi, nous causerons pendant la route, et je tâcherai que la route vous paraisse moins longue qu'elle n'est en réalité.

C'est vers la fin de 1826, je crois. Vous le voyez, je ne vous accusais que vingt ans, et voilà qu'il y en a vingt-deux. Je venais d'en avoir vingt-trois, moi.

À propos du pauvre James Rousseau, je vous ai dit mes rêves littéraires. Déjà, en 1826, ils étaient devenus plus ambitieux. Ce n'était plus la Chasse et l'amour que je faisais en collaboration avec Adolphe de Leuven ; ce n'était plus la Noce et l'enterrement que je composais avec Vulpian et Lasaagne, c'était Christine que je rêvais seul. Beau rêve ! rêve tout resplendissant qui, dans mes espérances juvéniles, devait m'ouvrir ce jardin d'Hespérus, jardin aux fruits d'or dont la Critique est le dragon.

En attendant, pauvre Hercule que j'étais, la Nécessité m'avait mis un monde sur les épaules. Méchante déesse que cette Nécessité, qui n'avait pas même, comme pour Atlas, le prétexte de se reposer une heure en m'écrasant.

Non, la Nécessité m'écrasait, moi et tant d'autres, comme j'écrase une fourmilière. Pourquoi ? Qui le sait ? Parce que je me trouvais sous son pied, et que, les yeux bandés, froide déesse aux coins de fer, elle ne me voyait pas.

Ce monde qu'elle m'avait mis sur les épaules, c'était mon bureau.

Je gagnais 125 francs par mois, et voilà, pour 125 francs par mois, ce que j'étais obligé de faire :

Je venais à mon bureau vers dix heures ; je le quittais à cinq ; mais l'été j'y revenais le soir à sept heures et le quittais à dix.

Pourquoi cet excédent de besogne dans l'été, à cette heure, c'est-à-dire au moment où il eut été si bon de respirer l'air pur de la campagne ou l'atmosphère enivrante des théâtres ?

Je vais vous le dire : Il y avait le portefeuille du duc d'Orléans à faire.

Cet aide de camp de Dumouriez à Jemmapes et à Valmy, ce proscrit de 1792, ce professeur du collège de Reichenau, ce voyageur du cap Horn, ce citoyen de l'Amérique, ce prince ami des Foy, des Manuel, des Laffitte et des Lafayette, ce roi de 1830, ce proscrit de 1848, s'appelait encore à cette époque « le duc d'Orléans ».

C'était l'époque heureuse de sa vie ; comme j'avais mon rêve, il avait le sien. Mon rêve à moi, c'était un succès ; son rêve à lui, c'était le trône.

Mon Dieu ! faites miséricorde au roi ! Mon Dieu ! faites paix au vieillard ! Mon Dieu ! donnez à l'époux et au père tout ce qu'il peut rester pour lui de bonheur paternel et conjugal dans les trésors infinis de votre bonté !

Hélas ! à Dreux, j'ai vu pleurer bien amèrement ce père couronné, sur la tombe de ce fils qui devait porter une couronne.

N'est-ce pas, Sire, que votre couronne perdue ne vous a pas coûté tant de larmes que votre enfant mort ?

Revenons au duc d'Orléans et à son portefeuille.

Ce portefeuille, c'était le courrier de la journée et les journaux du soir qu'il fallait envoyer à Neuilly.

Puis, le portefeuille envoyé par un coureur à cheval, il fallait attendre la réponse.

C'était le dernier venu au bureau qui était chargé de cette besogne, et comme j'étais le dernier venu, elle m'était échue en partage.

Mon camarade Ernest Banet était chargé du portefeuille du matin.

Nous faisions tour à tour le portefeuille du dimanche.

Donc, un soir qu'entre le portefeuille expédié et le portefeuille qui allait revenir je griffonnais quelques vers de Christine, la porte de mon bureau s'ouvrit ; une tête fine, coiffée de cheveux blonds et bouclés, passa par l'entrebâillement, et une voix à l'accent légèrement railleur fit entendre, sur des notes un peu criardes, ces trois monosyllabes :

-- Es-tu là ?

-- Oui, répondis-je vivement ; entre !

J'avais reconnu Cordelier Delanoue, fils, comme moi, d'un vieux général de la République, poète comme moi. Pourquoi, dans la carrière que nous avons parcourue ensemble, a-t-il moins bien réussi que moi ? Je n'en sais rien. Il a certes autant d'esprit que moi, et il fait incontestablement mieux le vers que moi.

Caprice du hasard, tout est heur et malheur en ce monde ; au moment de notre mort seulement, nous saurons qui de nous deux, lui ou moi, a eu l'heur ou le malheur.

C'était une bonne fortune que la visite de Cordelier Delanoue. Comme tous les gens que j'ai aimés, je l'aimais alors, je l'aime encore aujourd'hui ; seulement, je l'aime davantage, et je suis sûr qu'il en est de même de son côté.

Il venait me demander si je voulais aller à l'Athénée entendre je ne sais quelle dissertation sur je ne sais quoi.

Le dissertateur était monsieur de Villenave.

Je ne connaissais monsieur de Villenave que de nom : je savais qu'il avait fait une traduction d'Ovide estimée, qu'il avait autrefois été secrétaire de monsieur de Malesherbes et professeur des enfants de monsieur le marquis de Chauvelin.

À cette époque, le spectacle et la distraction étaient choses rares pour moi. Toutes ces portes de théâtre et de salon qui se sont ouvertes depuis devant l'auteur de Henri III et de Christine étaient fermées devant le commis à quinze cents livres, chargé du portefeuille du soir de monsieur le duc d'Orléans. J'acceptai, en priant toutefois Delanoue d'attendre avec moi le retour du courrier.

En attendant, il me lut une ode qu'il venait de faire. C'était une préparation à la séance de l'Athénée.

Le courrier revint ; je fus libre, et nous nous acheminâmes vers la rue de Valois.

Vous dire à quel endroit de la rue de Valois l'Athénée tenait ses séances me serait chose impossible ; cette fois fut, je crois, la seule où j'y allai. Je n'ai jamais beaucoup aimé ces réunions, où une seule personne parle, et où tout le monde écoute. Il faut que la chose dont on parle soit bien intéressante ou bien ignorée ; il faut que celui qui parle de cette chose soit bien éloquent ou bien pittoresque, pour que je trouve un attrait à ce discours sans controverse, où la contradiction est une inconvenance, la critique une impolitesse.

Je n'ai jamais pu écouter jusqu'au bout un orateur qui parle ou un prédicateur qui prêche. Il y a toujours un angle de son discours auquel je m'accroche, et qui me fait faire une halte dans ma propre pensée, tandis que lui continue son chemin. Une fois arrêté, j'envisage la chose tout naturellement sous mon point de vue, à moi ; de sorte que je fais mon discours ou mon sermon tout bas, tandis qu'il le fait tout haut. Arrivés tous deux au but, nous sommes souvent à cent lieues d'écartement l'un de l'autre, quoique nous soyons partis du même point.

Il en est de même des pièces de théâtre : à moins que je n'assiste à une première représentation d'une pièce faite pour Arnal, pour Grassot ou pour Ravel, c'est-à-dire d'un ouvrage qui sorte complètement de mes habitudes et à la confection duquel je reconnaisse naïvement mon impuissance, je suis le plus mauvais spectateur de première représentation qu'il y ait au monde. Si la pièce est d'imagination, à peine les personnages exposés, ils ne sont plus ceux de l'auteur, mais les miens. Dans le premier entracte, je les prends, je me les approprie. Au lieu de l'inconnu qui me reste à connaître dans les quatre actes, je les introduis dans les quatre actes de ma composition ; je tire parti de leurs caractères, j'utilise leur originalité ; si l'entracte dure seulement dix minutes, c'est plus qu'il ne m'en faut pour leur bâtir le château de cartes où je les emmène, et il en est de mon château de cartes dramatique comme du discours ou du sermon dont je parlais tout à l'heure. Mon château de cartes, à moi, n'est presque jamais celui de l'auteur ; de sorte que, comme de mon rêve j'ai fait une réalité, c'est la réalité qui me semble un rêve, rêve que je suis tout prêt à combattre, en disant : « Mais ce n'est pas cela, monsieur Arthur ; – mais ce n'est pas cela, mademoiselle Honorine. – Vous allez trop vite ou trop lentement ; – vous tournez à droite au lieu de tourner à gauche ; – vous dites oui quand vous devriez dire non. – Oh ! oh ! oh ! mais c'est insupportable. »

Pour les pièces historiques, c'est bien pis. J'apporte naturellement ma pièce toute faite sur le titre ; et comme elle est naturellement faite dans mes défauts, c'est-à-dire avec abondance de détails, rigidité absolue de caractères, double, triple, quadruple intrigue, il est bien rare que ma pièce ressemble le moins du monde à celle que l'on représente. Ce qui me fait tout bonnement un supplice de ce qui pour les autres est un amusement.

Voilà mes confrères prévenus : s'ils m'invitent à leurs premières représentations, maintenant, ils savent à quelle condition.

Je fis ce soir-là, pour monsieur de Villenave, ce que je fais pour tout le monde ; cependant, comme j'arrivai aux trois quarts de son discours, je commençai par le regarder au lieu de l'écouter.

C'était alors un grand vieillard de soixante-quatre à soixante-cinq ans, aux beaux cheveux de pur argent, au teint pâle, aux yeux noirs et vifs ; il avait dans sa mise cette espèce de recherche distraite des hommes de travail qui s'habillent une ou deux fois la semaine, voilà tout, et qui pendant le reste du temps demeurent avec un vieux pantalon à pied, une vieille robe de chambre et de vieilles savates, dans la poussière de leur cabinet. Cette toilette des grands jours avec la chemise plissée à petits plis, avec le jabot, avec la cravate blanche pliée au fer, c'est la femme ou la fille, la ménagère de la maison enfin, qui est chargée de l'apprêter. De là l'espèce de protestation que prononce cette toilette bien battue, bien brossée, contre la toilette de tous les jours, de toutes les heures, qui a horreur, elle, de la baguette de jonc et de la brosse de chiendent.

Monsieur de Villenave avait un habit bleu à boutons dorés, un pantalon noir, un gilet blanc, une cravate blanche.

Singulière mécanique que la pensée, rouage intellectuel qui marche ou s'arrête malgré nous, parce que c'est la main de Dieu qui la remonte, pendule qui sonne, à son caprice, les heures du passé et parfois celles de l'avenir.

Sur quoi ma pensée s'était-elle arrêtée en voyant monsieur de Villenave ? était-ce, comme je le disais tout à l'heure, à un angle de son discours ? non, c'était à un angle de sa vie.

J'avais lu autrefois, où ? je n'en sais rien, une brochure de monsieur de Villenave, publiée en 1794, intitulée : Relation de voyage de 132 Nantais.

C'était à cet épisode de la vie de monsieur de Villenave que mon esprit s'était accroché en voyant pour la première fois monsieur de Villenave.

En effet, monsieur de Villenave avait habité Nantes en 1793, c'est-à-dire en même temps que Jean-Baptiste Carrier, de sanglante mémoire.

Là, il avait vu le proconsul, trouvant les jugements trop longs et la guillotine trop lente, supprimer les procès inutiles d'ailleurs, puisqu'ils ne sauvaient jamais le coupable, et substituer à la guillotine les bateaux à soupape ; peut-être était-il sur le quai de la Loire lorsque, le 15 novembre 1793, Carrier, comme premier essai de ses baignades républicaines et de ses déportations verticales (c'étaient les noms qu'il donnait au nouveau genre de supplice inventé par lui), fit embarquer quatre-vingt-quatorze prêtres, sous prétexte de les transporter à Belle-Isle ; peut-être était-il sur les bords du fleuve, lorsque le fleuve épouvanté, rejeta sur ses bords les quatre-vingt-quatorze cadavres des hommes de Dieu ; peut-être alors se révolta-t-il à ce spectacle qui, au bout de quelque temps, avait corrompu, en se renouvelant chaque nuit, l'eau du fleuve, à ce point qu'on défendit de la boire ; peut-être, plus imprudent encore, aida-t-il à donner la sépulture à quelqu'une de ces premières victimes qui devaient être suivies de tant de victimes ; mais il était arrivé ceci, qu'un matin monsieur de Villenave avait été arrêté, jeté en prison et destiné, lui aussi, comme ses compagnons, à aller porter sa part de corruption au fleuve, lorsque Carrier s'était ravisé. Il avait fait choix de cent trente-deux prisonniers, tous condamnés, et les avait expédiés sur Paris, comme un hommage des échafauds de la province à la guillotine de la capitale ; puis, une fois partis, Carrier s'était ravisé encore : l'hommage sans doute ne lui avait point paru suffisant, et il avait envoyé l'ordre au capitaine Boussard, commandant de l'escorte, de fusiller ses cent trente-deux prisonniers en arrivant à Ancenis.

Boussard était un brave homme, qui n'en fit rien, et continua sa route vers Paris.

Ce qu'apprenant Carrier, il envoya l'ordre au conventionnel Hentz, qui était proconsul à Angers, d'arrêter Boussard en passant, et de jeter à l'eau les cent trente-deux Nantais.

Hentz fit arrêter Boussard mais quand il s'agit de noyer les cent trente-deux prisonniers, l'airain de son cœur révolutionnaire, qui n'était point triple à ce qu'il paraît, se fondit, et il ordonna aux victimes de continuer leur route vers Paris.

Ce qui fit dire à Carrier, en secouant la tête de mépris : « Petit noyeur que ce Hentz, petit noyeur ! »

Les prisonniers continuèrent donc leur route. Sur cent trente-deux, trente-six périrent avant d'arriver à Paris, et les quatre-vingt-seize qui arrivèrent, arrivèrent, heureusement pour eux, tout juste à temps pour déposer comme témoins dans le procès de Carrier, au lieu de répondre comme accusés dans leur propre procès.

C'est que le 9 thermidor était venu, c'est que le jour des représailles s'était levé, c'est que le tour d'être jugés arrivait pour les juges, et que la Convention, après un mois d'hésitation, venait de mettre en accusation le grand noyeur.

Il en résultait qu'au souvenir de cette brochure que monsieur de Villenave avait publiée il y avait trente-quatre ans dans sa prison, j'avais remonté la chaîne du passé, et que ce que je voyais, ce que j'entendais, ce n'était plus un discours littéraire, par un professeur de l'Athénée, mais une accusation terrible, véhémente, mortelle, du faible contre le fort, de l'accusé contre le juge, de la victime contre le bourreau.

Et telle est la puissance de l'imagination, que salle, spectateurs, tribune, tout s'était transformé ; que la salle de l'Athénée était devenue la salle de la Convention ; que les auditeurs pacifiques étaient changés en vengeurs irrités et que l'éloquent professeur, aux mielleuses périodes, tonnait une accusation publique, demandant la mort, et se plaignant que Carrier n'eût qu'une seule existence, insuffisante à payer les quinze mille existences qu'il avait tranchées.

Et je voyais Carrier, avec son regard sombre, foudroyant l'accusation de son regard, et je l'entendais, criant de sa voix stridente à ses anciens collègues :

« Pourquoi me blâmer aujourd'hui de ce que vous me commandiez hier. Mais, en m'accusant, la Convention s'accuse. Ma condamnation, c'est votre condamnation à tous ; songez-y ! tous vous serez enveloppés dans la proscription qui m'enveloppera. Si je suis coupable, tout est coupable ici ; oui, tout, tout, tout, jusqu'à la sonnette du président. »

Et, malgré cela, on allait aux voix ; malgré cela, il était condamné. La même terreur qui avait poussé dans l'action poussait dans la réaction, et la guillotine, après avoir bu le sang des condamnés, buvait, impassible, le sang des juges et des bourreaux !

J'avais laissé tomber ma tête dans mes mains comme s'il m'eût répugné, tout effroyablement homicide qu'était cet homme, de lui voir donner la mort qu'il avait si libéralement répandue sur l'humanité.

Delanoue me frappa sur l'épaule.

-- C'est fini, dit-il.

-- Ah ! répondis-je, il est donc exécuté ?

-- Qui cela ?

-- Cet abominable Carrier.

-- Oui, oui, oui, dit Delanoue, et voilà tantôt trente-quatre ans que ce petit malheur lui est arrivé.

-- Ah ! lui dis-je, que tu as bien fait de me réveiller ; j'avais le cauchemar.

-- Tu dormais donc ?

-- Je rêvais, du moins.

-- Diable ! Je ne dirai pas cela à monsieur de Villenave, chez lequel je t'emmène prendre une tasse de thé.

-- Ah ! tu peux le lui dire, va ! je lui raconterai mon rêve, et il ne m'en voudra point.

Sur ce, Delanoue, encore incertain si j'étais bien ou mal réveillé, me tira de la salle vide et m'emmena dans un salon d'attente, où monsieur de Villenave recevait les félicitations de ses amis.

Arrivé là, je fus d'abord présenté à monsieur de Villenave, puis à madame Mélanie Waldor, sa fille, puis à monsieur Théodore de Villenave, son fils.

Puis, tout le monde s'achemina à pied, par le pont des Arts, vers le faubourg Saint-Germain.

Après une demi-heure de marche, nous étions arrivés, et nous disparaissions, les uns après les autres, dans cette maison de la rue de Vaugirard dont j'ai parlé au commencement de cet article, et dont je vais essayer de donner une description intérieure, après en avoir dessiné le croquis extérieur.

II
Un pastel de Latour

La maison avait son caractère à elle, emprunté au caractère de celui qui l'habitait.

Nous avons dit que les murs en étaient gris, nous aurions dû dire qu'ils étaient noirs.

On entrait par une grande porte trouant le mur, et placée à côté de la maison du concierge : alors on se trouvait dans un jardin sans plates-bandes, battu partout, avec des treilles sans raisin, des tonnelles sans ombre, des arbres presque sans feuillage. Si par hasard une fleur poussait dans un coin, c'était une de ces fleurs sauvages, presque honteuse de se montrer dans la ville, et qui, ayant pris cet enclos sombre et humide pour un petit désert, y avait poussé par erreur, se croyant plus loin qu'elle n'était en réalité de l'habitation des hommes, et qui était cueillie aussitôt par une charmante enfant rose, aux cheveux blonds et bouclés, qui semblait un chérubin tombé du ciel et perdu dans ce coin de la terre.

De ce jardin, qui pouvait avoir quarante ou cinquante pieds carrés, et qui se terminait par une large bande de pavés attenante à la maison, on passait dans un corridor carrelé.

Sur ce corridor, au fond duquel était un escalier, quatre portes s'ouvraient : d'abord, à gauche, celle de la salle à manger, puis, à droite, celle d'une petite pièce.

Puis, à gauche encore, celle de la cuisine, et, à droite celle du garde-manger et de l'office.

Ce rez-de-chaussée, sombre et humide, n'était guère habité qu'à l'heure des repas.

La véritable habitation, celle où nous fûmes introduits, était au premier.

Ce premier se composait du palier, d'un petit salon, d'un grand salon, de la chambre à coucher de madame Waldor, et de la chambre à coucher de madame de Villenave.

Le salon était remarquable par sa forme et son ameublement.

C'était un carré long, ayant à chacun de ses angles une console et un buste.

Un de ces bustes était celui de monsieur de Villenave.

Entre les deux bustes au fond, sur une console faisant face à la cheminée, était la pièce d'art et d'archéologie la plus importante du salon.

C'était l'urne de bronze dans laquelle avait été enfermé le cœur de Bayard ; un petit bas-relief courant, à sa circonférence, montrait le chevalier sans peur et sans reproche baisant la croix de son épée.

Deux grands tableaux venaient ensuite : un d'Holbein, représentant Anne de Boleyn ; l'autre de Claude Lorrain, représentant un paysage d'Italie.

Je crois que les deux cadres qui faisaient face à ces tableaux renfermaient, l'un un portrait de madame de Montespan, et l'autre un portrait de madame de Sévigné ou de madame de Grignan.

Un ameublement de velours d'Utrecht offrait aux amis de la maison ses grands canapés à bras blancs et maigres, et aux étrangers ses fauteuils et ses chaises.

Cet étage était tout particulièrement le domaine de madame Waldor, c'est là qu'elle exerçait sa vice-royauté.

Nous disons sa vice-royauté, parce qu'en réalité, malgré l'abandon qui lui avait été fait par son père de ce salon, elle n'en était que la vice-reine. Aussitôt que monsieur de Villenave y entrait, il en reprenait la royauté, et dès lors les rênes de la conversation lui appartenaient.

Monsieur de Villenave avait quelque chose de despotique dans le caractère, qui s'étendait de la famille aux étrangers. On sentait, en entrant chez monsieur de Villenave, qu'on devenait une partie de la propriété de cet homme, qui avait tant vu, tant étudié, qui savait tant enfin. Ce despotisme, tout tempéré qu'il était par la courtoisie du maître de la maison, pesait cependant d'une façon gênante sur l'ensemble de la société. Peut-être monsieur de Villenave présent, la conversation était-elle mieux menée ; comme on disait autrefois, mais à coup sûr elle était moins libre, moins amusante, moins spirituelle, que lorsqu'il n'y était pas.

C'était tout le contraire du salon de Nodier. Plus Nodier était chez lui, plus chacun était chez soi.

Heureusement que monsieur de Villenave descendait rarement au salon. Monsieur de Villenave se tenait habituellement chez lui, c'est-à-dire au second étage, et, dans les jours ordinaires, n'apparaissait que pour dîner ; puis quand, après le dîner, il avait causé un instant, quand il avait un peu moralisé avec son fils, un peu grondé avec sa femme, il s'étendait dans son fauteuil, fermait les yeux, se faisait mettre ses papillotes par sa fille, et remontait chez lui.

Ce quart d'heure pendant lequel la dent du peigne lui grattait doucement la tête, était le quart d'heure de béatitude journalière ! que se permettait monsieur de Villenave.

Mais pourquoi ces papillotes ? demandera le lecteur.

D'abord, peut-être n'était-ce qu'un prétexte pour avoir la tête grattée.

Puis ensuite monsieur de Villenave, nous l'avons dit, était un magnifique vieillard qui avait dû être autrefois un admirable jeune homme, et son visage aux traits fortement accentués trouvait un cadre merveilleux dans ces flots de cheveux blancs qui faisaient ressortir l'éclair puissant de ses grands yeux noirs.

Enfin, il faut l'avouer, quoique savant, monsieur de Villenave était coquet, mais coquet de sa tête, voilà tout.

Le reste lui importait peu. Que son habit fût bleu ou noir, que son pantalon fût large ou étroit, que le bout de sa botte fût rond ou carré, c'était l'affaire de son tailleur, ou de son bottier, ou plutôt de sa fille, qui présidait à tous ces détails.

Pourvu qu'il fût bien coiffé, cela lui suffisait.

Quand sa fille lui avait mis ses papillotes, opération qui s'exécutait invariablement de huit à neuf heures du soir, monsieur de Villenave prenait donc son bougeoir et remontait chez lui.

C'est ce chez lui de monsieur de Villenave, cet at home des Anglais, que nous allons essayer de peindre, sans espoir d'y réussir.

Ce second étage, divisé en infiniment plus de compartiments que le premier, se composait d'abord d'un palier orné de bustes en plâtre, d'une antichambre et de quatre chambres.

Nous ne diviserons pas ces quatre chambres en salon, chambre à coucher, cabinet de travail, cabinet de toilette, etc., etc., etc.

Il s'agissait bien de toutes ces superfluités chez monsieur de Villenave ! non ; il y avait cinq chambres à livres et à cartons, voilà tout.

Ces cinq chambres pouvaient contenir quarante mille volumes et quatre mille cartons.

L'antichambre formait déjà à elle seule une énorme bibliothèque ; elle avait deux ouvertures ; ces deux ouvertures donnaient, celle de droite, dans la chambre à coucher de monsieur de Villenave, laquelle chambre à coucher donnait elle-même, par un couloir longeant l'alcôve, dans un grand cabinet éclairé par des jours de souffrance.

Celle de gauche, dans une grande chambre donnant elle-même dans une chambre plus petite.

Cette grande chambre donnant dans une chambre plus petite avait, non seulement, ainsi que sa voisine, ses quatre faces garnies de corps de bibliothèques tapissés de livres et supportés par des soubassements de cartons, mais encore une construction fort ingénieuse avait été établie au milieu de ces deux chambres, construction pareille aux bornes que l'on met au centre des salons, afin que l'on puisse s'asseoir tout autour. Grâce à cette construction, le milieu de la chambre, qui présentait une seconde bibliothèque dans une première, ne laissait plus de libre qu'un intervalle quadrangulaire dans lequel une seule personne pouvait agir librement. Une seconde personne eût gêné la circulation ; aussi était-il très rare que monsieur de Villenave introduisît quelqu'un, fût-ce un ami intime, dans ce sanctum sanctorum.

Quelques privilégiés avaient passé leur tête par la porte, et, à travers la savante poussière qui poudroyait incessamment en atomes lumineux dans les rares rayons de soleil qui pénétraient dans ce tabernacle, ils avaient pu apercevoir les mystères bibliographiques de monsieur de Villenave, comme Claudius, grâce à son déguisement féminin, avait pu, de l'atrium du temple isiaque, surprendre quelques-uns des mystères de la bonne déesse.

C'est là qu'étaient les autographes ; le siècle de Louis XIV seul occupait cinq cents cartons.

C'est là qu'étaient les papiers de Louis XVI, la correspondance de Malesherbes, quatre cents autographes de Voltaire, deux cents de Rousseau. C'est là qu'étaient les généalogies de toutes les familles nobles de France, avec leurs alliances et leurs preuves. C'était là qu'étaient les dessins de Raphaël, de Jules Romain, de Léonard de Vinci, d'André del Sarte, de Lebrun, de Lesueur, de David, de Lethière ; les collections de minéraux, les herbiers rares, les manuscrits uniques.

C'est là enfin qu'était le labeur de cinquante ans, occupés jour par jour d'une seule idée, préoccupés heure par heure d'une seule passion, cette passion à la fois si douce et si ardente du collectionneur, et dans laquelle le collectionneur met son intelligence, sa joie, son bonheur, sa vie.

Ces deux chambres étaient les chambres précieuses. Bien certainement monsieur de Villenave, qui plus d'une fois avait failli donner sa vie pour rien, n'eût pas donné ces deux chambres pour cent mille écus.

Restaient la chambre à coucher et le cabinet noir, situés à la droite de l'antichambre, et s'étendant de façon parallèle aux deux chambres que nous venons de décrire.

La première des deux chambres était la chambre à coucher de monsieur de Villenave ; chambre à coucher dans laquelle le lit était bien certainement la chose la moins apparente, enfoncé qu'il était dans une alcôve sur laquelle se refermaient deux portes en boiserie.

C'est dans cette chambre que monsieur de Villenave recevait. Aussi, à la rigueur, on pouvait y marcher ; aussi, à la rigueur, on pouvait s'y asseoir.

Voici comment on pouvait s'y asseoir, voici dans quel cas on pouvait y marcher.

La vieille bonne, je ne me rappelle plus son nom, annonçait à monsieur de Villenave une visite en entrebâillant la porte de sa chambre.

Cet entrebâillement surprenait toujours monsieur de Villenave au milieu d'un classement, d'une rêverie ou d'un assoupissement.

– Hein ! qu'y a-t-il, Françoise ? (Supposons qu'elle s'appelât Françoise.) Mon Dieu ! ne peut-on pas être un instant tranquille ?

– Dame ! monsieur, répondait Françoise, il faut pourtant que je vienne...

– Voyons, dites vite, que me voulez-vous ? Comment se fait-il que ce soit toujours dans les moments où je suis le plus occupé ?... Enfin !

Et monsieur de Villenave levait ses grands yeux au ciel avec une expression désespérée, croisait ses mains et poussait un soupir de résignation.

Françoise était habituée à la mise en scène ; elle laissait faire à monsieur de Villenave sa pantomime et ses apartés. Puis, quand il avait fini :

– Monsieur, disait-elle, c'est monsieur un tel qui vient vous faire une petite visite.

– Je n'y suis pas ; allez.

Françoise tirait lentement la porte ; elle connaissait son affaire.

-- Attendez, Françoise, reprenait monsieur de Villenave.

-- Monsieur ?

Françoise rouvrait la porte.

– Vous dites que c'est monsieur un tel, Françoise ?

-- Oui, monsieur.

– Eh bien ! voyons, faites-le entrer, puis, s'il reste trop longtemps, vous viendrez me dire qu'on me demande. Allez, Françoise.

Françoise refermait la porte.

-- Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! est-ce croyable ; murmurait monsieur de Villenave ; je ne vais pourtant jamais déranger personne, moi, et il faut toujours qu'on me dérange.

Françoise rouvrait la porte et introduisait le visiteur.

– Ah ! bonjour, mon ami, disait monsieur de Villenave, soyez le bienvenu, entrez, entrez. Comme il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! asseyez-vous donc.

– Sur quoi ? demandait le visiteur.

Mais sur ce que vous voudrez, pardieu !... sur le canapé.

-- Volontiers, mais...

Monsieur de Villenave jetait les yeux sur le canapé.

– Ah ! oui, c'est juste ! il est encombré de livres, disait-il. Eh bien ! avancez un fauteuil.

– Ce serait avec plaisir, mais...

Monsieur de Villenave passait la revue de ses fauteuils.

-- C'est vrai, disait-il ; mais, que voulez-vous, mon cher ? je ne sais où mettre mes livres. Prenez une chaise.

– Je ne demanderais pas mieux, mais...

-- Mais quoi ? vous êtes pressé ?

-- Non, mais je ne vois pas plus de chaise vacante que de fauteuil libre.

– C'est incroyable, disait monsieur de Villenave en levant ses deux bras au ciel ; c'est incroyable... ! Attendez.

Et il quittait sa place en gémissant, allait enlever avec précaution de dessus une chaise les livres qui la mettaient hors de service, déposait ces livres sur le plancher, où ils ajoutaient une taupinière à vingt ou trente taupinières pareilles qui hérissaient le sol de la chambre, puis il apportait cette chaise près de son fauteuil, c'est-à-dire à l'angle de la cheminée.

Je viens de dire dans quel cas on pouvait s'asseoir dans cette chambre, je vais dire dans quel cas on pouvait y marcher.

Il arrivait parfois qu'au moment où le visiteur entrait et, après le préambule indispensable que nous venons de dire, s'était assis, il arrivait parfois, dis-je, que, par une double combinaison du hasard, la porte de l'alcôve et la porte du couloir qui conduisait au cabinet situé derrière l'alcôve étaient ouvertes ; alors, par cette double combinaison des deux portes ouvertes en même temps, ce double effet se produisait, que l'on pouvait voir dans l'alcôve un pastel représentant une jeune et jolie femme tenant une lettre à la main, pastel qui se trouvait éclairé par le rayon du jour qui venait de la fenêtre du couloir.

Alors, ou le visiteur n'avait aucune idée d'art, et il était rare que ceux qui venaient chez monsieur de Villenave ne fussent point artistes par quelque point, ou il se levait en s'écriant :

– Ah ! monsieur ! l'adorable pastel !

Et le visiteur faisait un mouvement pour aller de la cheminée à l'alcôve.

– Attendez ! s'écriait monsieur de Villenave, attendez !

En effet, on s'apercevait que deux ou trois taupinières de livres, écroulées les unes sur les autres, faisaient une espèce de contrescarpe à la forme bizarre, qu'il fallait franchir pour arriver à l'alcôve.

Alors monsieur de Villenave se levait, marchait le premier, et, comme un mineur habile fait la tranchée, il ouvrait à travers la ligne topographique un boyau qui permettait d'arriver en face du pastel, qui était lui-même en face de son lit.

Arrivé là, le visiteur répétait :

-- Oh ! l'adorable pastel !

– Oui, répondait monsieur de Villenave avec cet air d'ancienne cour que je n'ai connu qu'à lui, et à deux ou trois vieillards élégants comme lui ; oui, c'est un pastel de Latour ; il représente une vieille amie à moi, qui n'est plus jeune, car autant que je puis me le rappeler, elle était, en 1784, époque où je la connus, mon aînée de cinq à six ans. Depuis 1802, nous ne nous sommes pas revus, ce qui ne nous empêche pas de nous écrire tous les huit jours, et de recevoir nos lettres hebdomadaires avec un égal plaisir ; oui, vous avez raison, le pastel est charmant, mais l'original était bien plus charmant encore. Ah !

Et un rayon de jeunesse, doux comme un reflet de soleil, passait sur le visage épanoui du beau vieillard, rajeuni de quarante ans.

Et bien souvent, dans ce second cas, Françoise n'avait pas besoin de venir faire une fausse annonce, car si le visiteur était de bonne compagnie, il laissait au bout de quelques instants monsieur de Villenave tout à la rêverie que venait de faire naître en lui la vue de ce beau pastel de La Tour.

III
La lettre

Maintenant, comment monsieur de Villenave avait-il réuni cette belle bibliothèque ?

Comment avait-il colligé cette collection d'autographes unique dans le monde des collectionneurs ?

Avec le travail de toute sa vie.

D'abord, jamais monsieur de Villenave n'avait brûlé un papier, déchiré une lettre.

Convocations aux sociétés savantes, invitations de mariages, billets d'enterrements il avait tout gardé, tout classé, tout mis à sa place. Il possédait une collection de chaque chose, et même des volumes qui, le 14 juillet, avaient été arrachés à moitié brûlés au feu qui les dévorait dans la cour de la Bastille.

Deux chercheurs d'autographes étaient constamment occupés pour monsieur de Villenave ; l'un était un nommé Fontaine, que j'ai connu, et qui était lui-même auteur d'un livre intitulé le Manuel des autographes ; l'autre était un employé du ministère de la Guerre ; tous les épiciers de Paris connaissaient ces deux infatigables visiteurs, et leur mettaient de côté tous les papiers qu'ils achetaient. Parmi ces papiers, ils faisaient un choix qu'ils payaient quinze sous la livre, et que monsieur de Villenave leur payait trente sous.

Parfois aussi monsieur de Villenave faisait sa tournée lui-même. Il n'y avait pas un épicier de Paris qui ne le connût, et qui, en le voyant, ne réunît, pour les soumettre à sa savante investigation, les sacs futurs et les cornets à venir.

Il va sans dire que les jours où il sortait pour les autographes, monsieur de Villenave sortait aussi pour les livres ; alors il prenait la ligne des quais, l'infatigable bibliophile, et là, ses deux mains dans les goussets de son pantalon, son grand corps incliné, sa belle tête intelligente éclairée par le désir, il plongeait son regard ardent au plus profond des étalages, où il allait chercher le trésor inconnu, qu'il feuilletait, un instant, et quand le livre était celui qu'il avait ambitionné, quand l'édition était celle qu'il cherchait, le livre quittait la boutique de l'étalagiste, non pas pour aller prendre place dans la bibliothèque de monsieur de Villenave : dans la bibliothèque de monsieur de Villenave il n'y avait plus de place et depuis longtemps, et il fallait que des échanges contre des dessins ou des autographes créassent cette place pour le moment absente ; non, le livre allait prendre place dans le grenier, divisé en trois compartiments, le compartiment des in-octavo à gauche, le compartiment des in-quarto à droite, le compartiment des in-folio au milieu.

Là était le chaos dont un jour monsieur de Villenave devait faire un nouveau monde, quelque chose comme une Australie ou une Nouvelle-Zélande.

En attendant, ils étaient à terre, versés les uns sur les autres, gisant dans une demi-obscurité.

Ce grenier, c'étaient les limbes où étaient renfermées les âmes que Dieu n'envoie ni en paradis ni en enfer, parce qu'il a des desseins sur elles.

Un jour, la pauvre maison, sans cause apparente, trembla jusqu'en ses fondements, jeta un cri, et se lézarda ; les habitants, épouvantés, crurent à un tremblement de terre, et s'élancèrent dans le jardin.

Tout était tranquille, et dans l'air et sur la terre ; la fontaine continuait de couler au coin de la rue ; un oiseau chantait dans les plus hautes branches du plus grand arbre.

L'accident était partiel ; il venait d'une cause secrète, ignorée, inconnue.

On envoya chercher l'architecte.

L'architecte examina la maison, la sonda, l'interrogea, et finit par déclarer que l'accident ne pouvait provenir que d'une surcharge.

En conséquence, il demanda à visiter les greniers.

Mais, sur cette demande, il éprouva une vive opposition de la part de monsieur de Villenave.

D'où venait cette opposition, qui dut céder cependant à la fermeté de l'architecte ?

C'est que monsieur de Villenave sentait que son trésor enfoui, d'autant plus précieux qu'il était presque inconnu à lui-même, courait un grand danger à cette visite.

En effet, dans la seule chambre du milieu, on trouva douze cents in-folio, pesant à peu près huit mille livres.

Hélas ! ces douze cents in-folio, qui avaient fait pencher la maison et qui menaçaient de la faire écrouler, il fallut les vendre.

Cette douloureuse opération eut lieu en 1822. Et en 1826, quand je connus monsieur de Villenave, il n'était point encore bien remis de cette douleur, et plus d'un soupir, dont sa famille ne connut ni la cause ni le but, allait rejoindre ces chers in-folio, réunis à si grande peine par lui, et maintenant, comme des enfants chassés du toit paternel, errants, orphelins, et éparpillés sur la terre,

J'ai dit combien la maison de la rue de Vaugirard m'avait été douce, bonne et hospitalière ; de la part de madame de Villenave, parce qu'elle était naturellement affectueuse ; de la part de madame de Waldor, parce que, poète, elle aimait les poètes ; de la part de Théodore de Villenave, parce que nous étions du même âge tous deux, et tous deux à cet âge où l'on a besoin de donner une part de son cœur et de recevoir une part du cœur des autres.

Enfin, de la part de monsieur de Villenave, parce que, sans être un amateur d'autographes, je possédais cependant, grâce au portefeuille militaire de mon père, une collection d'autographes assez curieuse.

En effet, mon père, ayant occupé, de 1791 à 1800, des grades élevés dans l'armée, ayant été trois fois général en chef, mon père se trouvait avoir été en correspondance avec tout ce qui avait joué un rôle de 1791 à 1800.

Les autographes les plus curieux de cette correspondance étaient ceux du général Buonaparte. Napoléon n'a pas conservé longtemps ce nom italianisé. Trois mois après le 13 vendémiaire, il francise son nom et signe Bonaparte. Or, mon père avait reçu dans cette courte période, cinq ou six lettres du jeune général de l'intérieur. Ce fut le titre qu'il prit après le 13 vendémiaire.

Je donnai à monsieur de Villenave un de ces autographes, flanqué d'un autographe de Saint-Georges et d'un autographe du maréchal de Richelieu ; et, grâce à ce sacrifice, qui était un plaisir pour moi, j'eus mes entrées au second étage.

Peu à peu, je devins assez familier dans la maison pour que Françoise ne m'annonçât plus à monsieur de Villenave. Je montais seul au second. Je frappais à la chambre ; j'ouvrais sur le mot : Entrez ! et presque toujours j'étais bien reçu.

Je dis presque toujours, parce que les grandes passions ont leurs heures d'orage. Supposez un amateur d'autographes qui a couvé une signature précieuse, une signature dans le genre de celle de Robespierre, qui n'en a laissé que trois ou quatre ; de Molière, qui n'en a laissé qu'une ou deux ; de Shakespeare, qui, je crois, n'en a pas laissé du tout ; eh bien ! au moment de poser la main sur cette signature unique ou presque unique, cette signature, par un accident quelconque, échappe à notre collectionneur : le voilà tout naturellement au désespoir.

Entrez dans un pareil moment chez lui, fussiez-vous son père, fussiez-vous son frère, fussiez-vous un ange, et vous verrez comme vous serez reçu ; à moins toutefois que cet ange, par son pouvoir divin, ne fasse vivre cette signature qui n'existait pas, ou ne dédouble cette signature unique.

Voilà les cas exceptionnels où j'eusse été mal reçu par monsieur de Villenave. En toute autre circonstance, j'étais sûr de trouver un visage gracieux, un esprit facile et une mémoire complaisante, même pendant la semaine.

Je dis « pendant la semaine » parce que le dimanche était, chez monsieur de Villenave, réservé aux visites scientifiques.

Tout ce qu'il y avait de bibliophiles étrangers, d'amateurs d'autographes cosmopolites venant à Paris, n'y venaient pas sans faire leur visite à monsieur de Villenave, comme des vassaux vont rendre hommage à leur suzerain.

Le dimanche était donc le jour des échanges. Grâce à ces échanges, monsieur de Villenave complétait ses collections étrangères pour lesquelles ses épiciers étaient insuffisants, en abandonnant aux collectionneurs germains, anglais ou américains, quelques rognures de ses richesses nationales.

J'étais donc entré dans la maison ; j'avais donc été reçu au premier d'abord, au second ensuite ; j'y avais obtenu mes entrées tous les dimanches ; puis enfin j'y avais été admis à ma volonté, privilège que je partageais avec deux ou trois personnes tout au plus.

Or, un jour de la semaine, c'était un mardi, je crois, comme je venais prier monsieur de Villenave de me laisser étudier un autographe de Christine (on sait que j'aime à me rendre compte du caractère des personnages par la forme de leur écriture), un jour, dis-je, où je venais dans ce but, c'était vers cinq heures de l'après-midi, au mois de mars, je sonnai à la porte. Je demandai monsieur de Villenave, et je passai.

Comme j'allais entrer dans la maison, Françoise me rappela.

-- Qu'y a-t-il, Françoise ? demandai-je.

– Monsieur va-t-il chez ces dames ou chez monsieur ?

-- Je vais chez monsieur, Françoise.

– Eh bien ! si monsieur était bien bon, il épargnerait deux étages à mes pauvres jambes, et donnerait à monsieur de Villenave cette lettre que l'on vient d'apporter pour lui.

– Volontiers, Françoise.

Françoise me donna la lettre, je la pris et je montai.

Arrivé à la porte, je frappai comme d'habitude ; mais on ne me répondit pas.

Je frappai un peu plus fort.

Même silence.

Enfin je frappai une troisième fois, et cette fois avec une espèce d'inquiétude, car la clef était à la porte, et la présence de la clef à la porte impliquait invariablement la présence de monsieur de Villenave dans sa chambre.

Je pris donc sur moi d'ouvrir la porte, et je vis monsieur de Villenave assoupi dans son fauteuil.

Au bruit que je fis, peut-être à la colonne d'air qui entra et qui rompit certaines influences magnétiques, monsieur de Villenave poussa une espèce de cri.

– Ah ! pardon, lui dis-je, cent fois pardon, j'ai été indiscret, je vous ai dérangé.

-- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

-- Je suis Alexandre Dumas.

-- Ah !

Et monsieur de Villenave respira.

– En vérité, je suis au désespoir, ajoutai-je, et je me retire.

-- Non, fit monsieur de Villenave en poussant un soupir et en passant sa main sur son front, non, entrez.

J'entrai.

– Asseyez-vous !

Par hasard une chaise était vacante ; je la pris.

– Vous voyez, dit-il. Oh ! comme c'est étrange ! je m'étais assoupi. Le crépuscule est arrivé ; pendant ce temps-là, mon feu s'est éteint ; vous m'avez réveillé, je me suis trouvé sans lumière, ne me rendant pas compte du bruit qui troublait mon sommeil ; c'est sans doute l'air de la porte qui a passé sur mon visage ; mais il m'a semblé voir voltiger un grand drap blanc, quelque chose comme un linceul. Comme c'est étrange, n'est-ce pas ? continua monsieur de Villenave avec ce mouvement de tout le corps qui indique l'homme qui s'est refroidi : Vous voilà, tant mieux !

– Vous me dites cela pour me consoler de ma gaucherie.

-- Non, en vérité. Je suis bien aise de vous voir. Que tenez-vous là ?

– Ah ! pardon, j'oubliais ; une lettre pour vous.

-- Ah ! un autographe, de qui ?

– Non, ce n'est pas un autographe, c'est tout bonnement, à ce que je suppose du moins, une lettre.

– Ah ! oui, une lettre !

– Une lettre venue par la poste, et que Françoise m'a chargé de vous apporter : la voici.

– Merci. Tenez, s'il vous plaît, allongez la main, et donnez-moi...

-- Quoi ?

-- Une allumette. En vérité je suis encore tout engourdi. Si j'étais superstitieux, je croirais aux pressentiments.

Il prit l'allumette que je lui présentai et l'alluma à la cendre rouge du foyer.

À mesure qu'il l'allumait, une lumière croissante se répandait dans l'appartement, et permettait de distinguer les objets.

-- Oh ! mon Dieu ! m'écriai-je tout à coup.

-- Qu'avez-vous donc ? me demanda monsieur de Villenave en allumant la bougie.

– Ah ! mon Dieu ! votre beau pastel, que lui est-il donc arrivé ?

– Oui, vous voyez, répondit tristement monsieur de Villenave, je l'ai mis là près de la cheminée ; j'attends le vitrier, l'encadreur.

– En effet, le cadre est brisé, et le verre en mille morceaux.

-- Oui, dit monsieur de Villenave, regardant le portrait d'un air mélancolique, et oubliant sa lettre ; oui, c'est une chose incompréhensible.

-- Mais il lui est donc arrivé un accident ?

-- Imaginez-vous qu'avant-hier, j'avais travaillé toute la soirée ; il était minuit moins un quart, je me couche, je mets ma bougie sur ma table de nuit, et je m'apprête à revoir les épreuves d'une petite édition compacte de mon Ovide, quand mes yeux se portent par hasard sur le portrait de ma pauvre amie. Je lui dis bonsoir de la tête comme d'habitude : il faisait un peu de vent par une fenêtre restée entrouverte sans doute, le vent fait vaciller la flamme de ma bougie, de sorte qu'il me semble que le portrait me répond : Bonsoir ! par un mouvement de tête pareil au mien. Vous comprenez que je traitai cette vision de folie, mais je ne sais pas comment cela se fait, voilà mon esprit qui se préoccupe, et mes yeux qui ne peuvent plus quitter le cadre. Dame ! vous le savez, mon ami, ce pastel remonte aux premiers jours de ma jeunesse, il me rappelle toutes sortes de souvenirs. Me voilà donc nageant en plein dans mes souvenirs de vingt-cinq ans. Je parle à mon portrait. Ma mémoire répond pour lui, et quoique ce soit ma mémoire qui réponde, il me semble que le pastel remue les lèvres ; il me semble que ses couleurs s'effacent ; il me semble que sa physionomie prend une expression triste. En ce moment, minuit commence à sonner à l'église des Carmes ; à ce tintement lugubre, le visage de ma pauvre amie prend une expression de plus en plus douloureuse. Le vent soufflait. Au dernier coup de minuit, la fenêtre du cabinet s'ouvre violemment, j'entends passer comme une plainte, il me semble que les yeux du portrait se ferment. Le clou qui le soutenait se brise ; le portrait tombe, et ma bougie s'éteint.

Je me lève pour la rallumer, n'ayant aucunement peur, mais vivement impressionné cependant ; le malheur veut que je ne retrouve pas une allumette, il était trop tard pour appeler, je ne savais pas où en aller prendre ; je referme la fenêtre de mon cabinet, et me recouche sans lumière.

Tout cela m'avait ému, j'étais triste ; je me sentais une incroyable envie de pleurer ; il me semblait entendre comme le froissement d'une robe de soie par la chambre. Plusieurs fois je demandai : y a-t-il quelqu'un là ? Enfin je m'endormis, mais tard, et, en me réveillant, je trouvai mon pauvre pastel dans l'état où vous le voyez.

– Oh ! la chose étrange, lui dis-je ; et avez-vous reçu votre lettre hebdomadaire ?

– Quelle lettre ?

– Celle que vous écrivait l'original du portrait.

– Non, et voilà ce qui m'inquiète, voilà pourquoi j'avais dit à Françoise de monter ou de faire monter sans retard les lettres qui arriveraient pour moi.

– Eh bien ! celle-ci, que je vous apporte...

-- Ce n'est pas sa manière de les plier.

-- Ah !

-- Mais n'importe, elle est d'Angers.

– La personne habitait Angers ?

-- Oui, ah ! mon Dieu ! cachetée de noir ! Pauvre amie, lui serait-il arrivé malheur ?

Et monsieur de Villenave pâlit en décachetant la lettre.

Aux premiers mots qu'il lut, ses yeux se remplirent de larmes.

Il prit une seconde lettre interrompue à sa quatrième ligne et contenue dans la première.

Il porta cette lettre interrompue à ses lèvres et me présenta l'autre.

– Lisez, dit-il.

Je lus :

Monsieur,

C'est avec ma douleur personnelle, augmentée de celle que vous allez éprouver, que je vous annonce que madame est morte dimanche dernier, comme sonnait le dernier coup de minuit.

Elle avait, la surveille, au moment où elle vous écrivait, été prise d'une indisposition que nous crûmes légère d'abord, et qui alla s'aggravant toujours jusqu'au moment de sa mort.

J'ai l'honneur de vous envoyer, tout incomplète qu'elle est, la lettre qu'elle avait commencée pour vous. Cette lettre vous prouvera que, jusqu'au moment de sa mort, les sentiments qu'elle vous avait voués, sont restés les mêmes.

Je suis, monsieur, bien tristement, comme vous pensez, mais me disant toujours votre très humble servante,

THÉRÈSE MIRAND.

Monsieur de Villenave suivait des yeux mes yeux qui lisaient :

-- À minuit ! me dit-il, vous voyez, c'est à minuit que le portrait est tombé à terre et s'est brisé. Non seulement il y a coïncidence de jour, mais de minute.

– Oui, répondis-je, c'est cela.

-- Vous croyez donc ? s'écria monsieur de Villenave.

-- Mais sans doute que je crois.

– Oh ! bien alors, venez un jour, mon ami, un jour que je serai un peu moins troublé, n'est-ce pas, et je vous raconterai quelque chose de bien autrement étrange.

-- Une chose qui vous est arrivée à vous ?

-- Non, mais dont j'ai été le témoin.

-- Quand cela ?

– Oh ! il y a bien longtemps. C'était en 1774, du temps où j'étais précepteur des enfants de monsieur de Chauvelin.

– Et vous dites ?

– Oui, que je vous conterai cela ; en attendant, vous comprenez.

-- Je comprends, vous avez besoin d'être seul.

Je me levai et m'apprêtai à sortir.

– À propos, dit monsieur de Villenave, dites en passant à ces dames que l'on ne soit pas inquiet de moi ; je ne descendrai pas.

Je fis signe que la commission serait faite.

Alors monsieur de Villenave fit tourner son fauteuil sur un pied de derrière, de manière à se trouver bien en face du portrait ; puis, tandis que je refermais la porte :

-- Pauvre Sophie ! murmura-t-il.

Maintenant, l'histoire qu'on va lire est celle que plus tard me raconta monsieur de Villenave.

IV
Le médecin du roi

Le 25 août 1774, le roi Louis XV était couché à Versailles dans la chambre Bleue ; auprès de son lit, sur un lit de sangle, dormait le chirurgien Lamartinière.

Cinq heures du matin sonnaient à l'horloge de la grande cour, et le mouvement commençait dans le château.

Mouvement d'ombres inquiètes qui ménageaient le sommeil du prince à cette heure, où depuis quelque temps Louis XV, fatigué par les veilles et les excès, trouvait un peu de repos acheté par l'abus de l'insomnie, et par les narcotiques quand l'abus de l'insomnie ne suffisait pas.

Le roi n'était plus jeune : il entrait dans sa soixante-cinquième année. Après avoir épuisé jusqu'à la lie les plaisirs, les jouissances, les louanges, il n'avait plus rien à connaître : il s'ennuyait.

C'était la pire de ses maladies que la fièvre de l'ennui ; aiguë sous madame de Châteauroux, elle était devenue intermittente sous madame de Pompadour, et chronique sous madame Du Barry.

À ceux qui n'ont plus rien à connaître, il reste parfois quelque chose à aimer ; c'est une souveraine ressource contre la maladie dont était atteint Louis XV. Blasé sur l'amour individuel par celui qu'il avait inspiré à tout un peuple, et qui avait été poussé jusqu'à la frénésie, cette habitude de l'âme lui avait paru trop vulgaire pour qu'un roi de France s'y abandonnât.

Louis XV avait donc été aimé par son peuple, par sa femme et par ses maîtresses ; mais Louis XV, lui, n'avait jamais aimé personne.

Il reste aussi à ceux qui sont blasés une préoccupation excitante : c'est la souffrance. Louis XV, à part les deux ou trois maladies qu'il avait faites, n'avait jamais souffert ; et, mortel favorisé, il n'éprouvait, comme pressentiment de la vieillesse, qu'un commencement de fatigue, que les médecins lui présentaient comme un signal de retraite.

Quelquefois, à ces fameux soupers de Choisy, où les tables sortaient toutes chargées du parquet, où le service était fait par les pages des petites écuries, quand la comtesse Du Barry provoquait Louis XV aux rasades, le duc d'Ayen au gros rire et le marquis de Chauvelin à l'épicurienne gaieté, Louis XV, surpris, s'apercevait que sa main était paresseuse à lever ce verre plein de liqueur pétillante qu'il avait tant aimée, que son front refusait de se contracter pour ce rire inextinguible que les saillies de Jeanne Vaubernier avaient parfois fait éclore comme des fleurs d'automne aux frontières de son âge mûr, enfin, que son cerveau demeurait glacé aux peintures séduisantes de cette vie bienheureuse que procurent le souverain pouvoir, la suprême richesse et l'excellente santé.

Louis XV n'était point d'un caractère ouvert, il concentrait en lui joie ou tristesse : peut-être eût-il été, grâce à cette absorption intérieure de ses sentiments, un grand politique, si, comme il le disait lui-même, le temps ne lui eût manqué.

Aussitôt qu'il s'aperçut du changement qui commençait à s'accomplir en lui, au lieu de prendre son parti et de respirer philosophiquement ces premières brises de la vieillesse qui rident le front et argentent les cheveux, il se replia sur lui-même et s'observa.

Ce qui fait tristes les plus enjoués des hommes, c'est l'analyse de la joie ou de la souffrance ; l'analyse est un silence jeté entre les rires ou les sanglots.

On n'avait vu jusque-là le roi qu'ennuyé, on le vit triste. Il ne rit plus aux gravelures de madame Du Barry, il ne sourit plus aux méchancetés du duc d'Ayen, il ne s'engourdit plus aux amicales caresses de monsieur de Chauvelin, son ami de cœur, l'Achate de ses escapades royales.

Madame Du Barry se plaignit particulièrement de cette tristesse, qui pour elle dégénérait particulièrement en froideur.

Ce changement moral fit dire aux médecins, que si le roi n'était pas encore malade, il allait bien certainement le devenir.

Aussi, le 15 avril précédent, Lamartinière, son premier chirurgien, après avoir fait avaler au roi sa médecine mensuelle, se hasarda-t-il à lui faire des observations qu'il croyait urgentes.

-- Sire, lui avait donc dit Lamartinière, comme Votre Majesté ne boit plus, comme Votre Majesté ne mange plus, comme Votre Majesté ne... s'amuse plus, que va-t-elle faire ?

-- Dame ! mon cher Lamartinière, avait répondu le roi, ce qui pourra me paraître le plus divertissant en dehors de tout cela.

-- C'est que je ne connais pas grand-chose de nouveau à offrir à Votre Majesté. Votre Majesté a fait la guerre, Votre Majesté a essayé d'aimer les savants et les artistes, Votre Majesté a aimé les femmes et le vin de Champagne. Or, quand on a tâté de la gloire, de la flatterie, de l'amour et du vin, je proteste à Votre Majesté que je cherche inutilement un muscle, une pulpe, un ganglion nerveux, qui me révèle l'existence d'une autre aptitude à quelque distraction nouvelle.

-- Ah ! ah ! fit le roi, vraiment, vous croyez, Lamartinière ?

-- Sire, songez-y bien, Sardanapale était un roi très intelligent, presque aussi intelligent que Votre Majesté, quoiqu'il vécût quelque chose comme deux mille huit cents ans avant elle. Il aimait la vie, et s'occupa beaucoup de la bien employer. Je crois savoir qu'il rechercha minutieusement les moyens d'exercer le corps et l'esprit à la découverte des plaisirs les moins connus. Eh bien ! jamais les historiens ne m'ont appris qu'il eût trouvé autre chose que ce que vous avez trouvé vous-même.

-- Oui-da ! Lamartinière.

-- J'en excepte le vin de Champagne, sire, que Sardanapale ne connaissait pas. Il avait au contraire pour boisson des vins épais, lourds et pâteux de l'Asie Mineure, ces flammes liquides qui filtrent par la pulpe des raisins de l'Archipel, vins dont l'ivresse est une fureur, tandis que l'ivresse du vin de Champagne n'est qu'une folie.

-- C'est vrai, mon cher Lamartinière, c'est vrai ; le vin de Champagne est un joli vin, et je l'ai beaucoup aimé. Mais, dites-moi, est-ce qu'il n'a pas fini par se brûler sur un bûcher, votre Sardanapale ?

-- Oui, sire, c'était le seul genre de plaisir qu'il n'avait pas expérimenté encore ; il le réserva pour le dernier.

-- Et ce fut sans doute pour rendre ce plaisir aussi vif que possible, qu'il se brûla avec son palais, ses richesses, sa favorite ?

-- Oui, sire.

-- Est-ce que vous me conseilleriez, par hasard, mon cher Lamartinière, de brûler Versailles, et, en même temps que Versailles, de me brûler moi-même avec madame Du Barry ?

-- Non, sire ; vous avez fait la guerre, vous avez vu des incendies, vous avez été enveloppé vous-même dans la canonnade de Fontenoy. La flamme ne serait pas par conséquent un divertissement nouveau pour vous. Voyons, récapitulons vos moyens de défense contre l'ennui.

-- Oh ! Lamartinière, je suis bien désarmé.

-- Vous avez d'abord monsieur de Chauvelin, votre ami... un homme d'esprit... un...

-- Chauvelin n'a plus d'esprit, mon cher.

-- Depuis quand ?

-- Depuis que je m'ennuie, pardieu !

-- Bah ! fit Lamartinière, c'est comme si vous disiez que madame Du Barry n'est plus belle depuis...

-- Depuis quoi ?... fit le roi, en rougissant un peu.

-- Oh ! je m'entends, répliqua le chirurgien brusquement.

-- Enfin, dit le roi en poussant un soupir, il est décidé que je vais être malade.

-- J'en ai peur, sire.

-- Un remède alors, Lamartinière, un remède ; prévenons le

mal.

-- Le repos, sire ; je n'en connais point d'autre.

-- Bien !

-- La diète.

-- Bien !

-- Les distractions.

-- Je vous arrête là, Lamartinière.

-- Comment cela ?

-- Oui, vous m'ordonnez les distractions, et vous ne me dites pas comment je dois me distraire. Eh bien ! je vous répute ignorant, ignorantissime ! entendez-vous, mon ami ?

-- Et vous avez tort, sire. C'est votre faute et non la mienne.

-- Comment cela ?

-- On ne distrait pas ceux qui s'ennuient ayant monsieur de Chauvelin pour ami et madame Du Barry pour maîtresse.

Il y eut un silence par lequel le roi semblait avouer que ce que venait de dire Lamartinière n'était pas dépourvu de raison.

Puis le roi reprit :

-- Eh bien ! Lamartinière, mon ami, puisque nous parlons maladie, raisonnons au moins. Vous dites que je me suis amusé de tout en ce monde, n'est-ce pas.

-- Je le dis, et cela est.

-- De la guerre ?

-- Pardieu ! quand on a gagné la bataille de Fontenoy !

-- Oui, avec cela que c'était un spectacle divertissant, des hommes en lambeaux, quatre lieues de long et une lieue de large détrempées de sang ; une odeur de boucherie à faire lever le cœur.

-- La gloire, enfin.

-- D'ailleurs, est-ce que c'est moi qui ai gagné la bataille ? est-ce que ce n'est pas monsieur le maréchal de Saxe ? est-ce que ce n'est pas monsieur le duc de Richelieu ? est-ce que ce n'est pas surtout Pecquigny avec ses quatre pièces de canon ?...

-- N'importe ; à qui en a-t-on fait le triomphe, en attendant ? À vous.

-- Je le veux bien ; voilà donc la raison pour laquelle vous supposez que je dois aimer la gloire ! Ah ! mon cher Lamartinière, ajouta le roi en poussant un soupir, si vous saviez comme j'ai été mal couché la veille de Fontenoy.

-- Eh bien ! soit, passons sur la gloire ; vous pouvez, ne voulant pas l'acquérir vous-même, vous en faire donner par les peintres, les poètes et les historiens.

-- Lamartinière, j'ai horreur de tous ces gens-là, qui sont ou des faquins plus plats que mes laquais, ou des colosses d'orgueil à ne point passer sous les arcs de triomphe de mon aïeul. Ce Voltaire, surtout ; le drôle, un soir, ne m'a-t-il pas frappé sur l'épaule, en m'appelant Trajan ? On lui dit qu'il est le roi de mon royaume, et le maroufle croit cela. Je ne veux donc pas de l'immortalité que ces gens-là pourraient me donner, il la faudrait payer trop cher en ce monde périssable, et peut-être même dans l'autre.

-- En ce cas, que voulez-vous, sire ?

-- Je veux faire durer ma vie le plus longtemps que je pourrai. Je veux que, dans cette vie, il entre le plus possible de choses que j'aime ; et pour cela, ce n'est ni aux poètes, ni aux philosophes, ni aux guerriers que je m'adresserai ; non, Lamartinière, après Dieu, voyez-vous bien, décidément, je n'estime que les médecins, quand ils sont bons, bien entendu.

-- Parbleu !

Parlez-moi donc franchement, cher Lamartinière.

-- Oui, sire.

-- Qu'ai-je à craindre ?

-- L'apoplexie.

-- On en meurt ?

-- Oui, si l'on n'est pas saigné à temps.

-- Lamartinière, vous ne me quitterez plus.

-- C'est impossible, sire ; j'ai mes malades, moi.

-- Fort bien ! mais il me semble que ma santé, à moi, est aussi intéressante à la France et à l'Europe que celle de tous vos malades ensemble ; on fera tous les soirs votre lit près du mien.

-- Sire !...

-- Que vous importe de coucher ici ou de coucher ailleurs ? Et vous me rassurerez par votre seule présence, mon cher Lamartinière, et vous ferez peur à la maladie, car la maladie vous connaît, et elle sait qu'elle n'a pas de plus rude ennemi que vous.

Voilà pourquoi le chirurgien Lamartinière se trouvait, le 25 avril 1774, couché sur un petit lit dans la chambre Bleue, à Versailles, donnant d'un profond sommeil vers cinq heures du matin, tandis que le roi, lui, ne donnait pas.

Louis XV, qui ne donnait pas, comme nous venons de le constater, poussa un gros soupir ; mais, attendu qu'un soupir n'a de signification positive que celle que lui donne le soupirant, Lamartinière, qui ronflait au lieu de soupirer, l'entendit tout en ronflant, mais n'y fit, ou plutôt ne parut y faire aucune attention.

Le roi, voyant que son chirurgien ordinaire était insensible à cet appel, se pencha sur le bord du lit, et, à la lueur de la grosse cire qui brûlait dans le mortier de marbre, il contempla son surveillant, qu'une couverture épaisse et moelleuse, montant jusqu'à la fontange de son bonnet de nuit, dérobait aux plus obstinés regards.

-- Aïe ! fit le roi. Hélas !

Lamartinière entendit encore ; mais comme une interjection peut échapper quelquefois à un homme endormi, ce n'est pas une raison pour qu'elle en réveille un autre.

Le chirurgien continua donc de ronfler.

-- Est-il heureux de dormir ainsi ! murmura Louis XV.

Puis, il ajouta :

-- Que ces médecins sont matériels !

Et il prit sur lui d'attendre encore ; mais, pendant un quart d'heure, ayant attendu vainement :

-- Hé ! Lamartinière ! dit-il enfin.

-- Voyons, qu'y a-t-il, sire ? demanda en grognant le médecin de Sa Majesté.

-- Ah ! mon pauvre Lamartinière ! répéta le roi en geignant le plus lamentablement qu'il put.

-- Eh bien ! quoi ?

Et le docteur, tout grommelant, comme un homme qui est sûr qu'il peut abuser de sa position, le docteur se laissa glisser hors de son lit.

Il trouva le roi assis sur le sien.

-- Eh bien ! sire, vous souffrez ? lui demanda-t-il.

-- Je crois que oui, mon cher Lamartinière, répliqua Sa Majesté.

-- Oh ! oh ! vous êtes un peu ému.

-- Très ému, oui.

-- De quoi ?

-- Je n'en sais rien.

-- Je le sais, moi, murmura le chirurgien, c'est de la peur.

-- Tâtez mon pouls, Lamartinière.

-- C'est ce que je fais.

-- Eh bien ?

-- Eh bien ! sire, il marque quatre-vingt-huit pulsations à la minute, ce qui est beaucoup chez les vieillards.

-- Chez les vieillards, Lamartinière ?

-- Sans doute.

-- Je n'ai que soixante-quatre ans, et à soixante-quatre ans on n'est pas encore vieux.

-- On n'est déjà plus jeune.

-- Voyons, qu'ordonnez-vous ?

-- D'abord, qu'éprouvez-vous ?

-- J'étouffe un peu, ce me semble.

-- Non, vous avez froid au contraire.

-- Je dois être rouge ?

-- Allons donc, vous êtes pâle. Un conseil, sire.

-- Lequel ?

-- Tâchez de vous rendormir, ce serait bien gentil.

-- Je n'ai plus sommeil.

-- Voyons, que signifie cette agitation-là !

-- Dame ! il me semble que vous devez le savoir, Lamartinière, ou ce ne serait pas la peine d'être médecin.

-- Est-ce que vous auriez fait un mauvais rêve ?

-- Eh bien ! oui.

-- Un rêve ! s'écria Lamartinière en levant les mains au ciel ; un rêve !

-- Dame ! reprit le roi, il y a des rêves.

-- Eh bien ! voyons, racontez-le, votre rêve, sire.

-- Cela ne se raconte pas, mon ami.

-- Pourquoi donc ? tout se raconte.

-- Au confesseur, oui,

-- Alors, envoyez-moi chercher votre confesseur bien vite ; en attendant, je remporte ma lancette.

-- Un rêve, c'est parfois un secret.

-- Oui, et même aussi c'est parfois un remords. Vous avez raison, sire, adieu.

Et le docteur commença de tirer ses bas et de passer ses culottes.

-- Voyons, Lamartinière, voyons, ne vous fâchez pas, mon ami. Eh bien ! j'ai rêvé... j'ai rêvé que l'on me portait à Saint-Denis.

-- Et que la voiture était mauvaise... Bah ! quand vous ferez ce voyage-là, vous ne vous en apercevrez pas, sire.

-- Comment pouvez-vous plaisanter sur de pareilles choses ? dit le roi tout frissonnant. Non, j'ai rêvé que l'on me portait à Saint-Denis, et que j'étais tout vivant enseveli dans le velours de mon cercueil.

-- Vous sentiez-vous gêné dans ce cercueil ?

-- Oui, un peu.

-- Vapeurs, humeurs noires, digestions lourdes.

-- Oh ! je n'avais pas soupé hier.

-- Vide, alors.

-- Vous croyez ?

-- Ah ! j'y songe, à quelle heure avez-vous quitté madame la comtesse, hier ?

-- Voilà deux jours que je ne l'ai vue.

-- Vous la boudez ; humeur noire, vous voyez bien.

-- Eh non ! c'est elle qui me boude. Je lui avais promis quelque chose que je ne lui ai pas donné.

-- Donnez-lui vite ce quelque chose, et remettez-vous l'esprit en joie.

-- Non, je suis noyé de tristesse.

-- Ah ! une idée.

-- Laquelle ?

-- Déjeunez avec monsieur de Chauvelin.

-- Déjeuner ! s'écria le roi ; c'était bon du temps où j'avais de l'appétit.

-- Ah ! çà, mais ! s'écria le chirurgien en se croisant les bras, vous ne voulez plus de vos amis, vous ne voulez plus de votre maîtresse, vous ne voulez plus de votre déjeuner, et vous croyez que je souffrirai cela ? Eh bien ! sire, je vous déclare une chose, moi, c'est que si vous changez vos habitudes, vous êtes perdu.

-- Lamartinière ! mon ami me fait bâiller, ma maîtresse m'endort, mon déjeuner m'étouffe.

-- Bon ! décidément vous êtes malade alors.

-- Ah ! Lamartinière, s'écria le roi, j'ai été bien longtemps heureux.

-- Et vous vous plaignez de cela ? voilà les hommes.

-- Non, je ne me plains pas du passé, certes, mais du présent ; à force de rouler, le char s'use.

Et le roi poussa un soupir.

-- C'est vrai, il s'use, répéta sentencieusement le chirurgien.

-- De sorte que les ressorts ne vont plus, soupira le roi, et j'aspire au repos.

-- Eh bien ! alors, dormez donc ! s'écria Lamartinière en se recouchant.

-- Laissez-moi continuer ma métaphore, mon bon docteur.

-- Me serais-je trompé et deviendriez-vous poète, sire ? Encore une vilaine maladie, celle-là.

-- Non, au contraire, vous savez que je les déteste, les poètes. Pour faire plaisir à madame de Pompadour, j'ai fait ce croquant de Voltaire gentilhomme ; mais du jour où il s'est permis de me tutoyer en m'appelant Titus, ou Trajan, je ne sais plus lequel, ç'a été fini. Je voulais donc dire, sans poésie, que je crois qu'il est temps que j'enraye.

-- Vous voulez savoir mon avis, sire ?

-- Oui, mon ami.

-- Eh bien ! n'enrayez pas, sire, dételez.

-- C'est dur, murmura Louis XV.

-- C'est comme cela, sire. Quand je parle au roi, je l'appelle Votre Majesté ; quand je retourne au malade, je ne lui dis pas même monsieur. Ainsi donc, sire, dételez, et vivement. Maintenant que la chose est convenue, nous avons encore une heure et demie à dormir, sire, dormons donc.

Et le chirurgien se rejeta sous sa couverture, où, cinq minutes après, il ronflait de façon si roturière, que les voûtes de la chambre Bleue en grinçaient d'indignation.

V
Le lever du roi

Le roi, abandonné à lui-même, ne chercha point à interrompre l'obstiné docteur, dont le sommeil, réglé comme une horloge, dura autant qu'il l'avait annoncé.

Six heures et demie étaient sonnées. Comme le valet de chambre allait entrer, Lamartinière se leva et passa dans un cabinet voisin, tandis que l'on enlevait son lit.

Là, il écrivit une ordonnance pour les médecins du petit service, et disparut.

Le roi donna ordre que l'on fit entrer son service d'abord, puis les grandes entrées.

Il salua silencieusement, puis donna les jambes aux valets de chambre, qui lui passèrent ses bas, attachèrent ses jarretières, et le revêtirent de sa robe de toilette.

Ensuite il s'agenouilla devant son prie-Dieu, soupirant plusieurs fois au milieu du silence général.

Chacun s'était agenouillé comme le roi et priait comme lui avec force distractions.

Le roi se retournait de temps en temps vers la balustrade où se pressaient d'ordinaire les plus familiers et les plus chéris de ses courtisans.

-- Que cherche donc le roi ? se demandèrent tout bas le duc de Richelieu et le duc d'Ayen.

-- Ce n'est pas nous, car il nous trouverait, dit le duc d'Ayen ; mais tenez, le roi se lève !

En effet, Louis XV avait achevé sa prière, ou plutôt avait été si distrait qu'il ne l'avait pas dite.

-- Je ne vois pas monsieur le maître de la garde-robe, dit Louis XV en regardant autour de lui.

-- Monsieur de Chauvelin ? demanda le duc de Richelieu.

-- Oui.

-- Mais, sire, il est ici.

-- Où donc ?

-- Là, fit le duc en se retournant.

Puis soudain, tout surpris :

-- Ah ! ah ! fit-il.

-- Quoi donc ? demanda le roi.

-- Monsieur de Chauvelin prie encore !

En effet, le marquis de Chauvelin, cet agréable païen, ce joyeux compagnon des petits sacrilèges royaux, ce spirituel ennemi des dieux en général et de Dieu en particulier, le marquis était resté agenouillé, non seulement contre son habitude, mais encore contre l'étiquette, alors même que le roi avait fini sa prière.

-- Eh bien ! marquis, demanda le roi en souriant, est-ce que vous dormez ?

Le marquis se leva lentement, fit un signe de croix, et salua Louis XV avec un profond respect.

Chacun était habitué à rire quand monsieur de Chauvelin voulait rire ; on crut qu'il plaisantait et on en rit d'habitude, le roi comme les autres.

Mais presque aussitôt, reprenant son sérieux :

-- Allons ! allons ! marquis, dit Louis XV, vous savez que je n'aime pas qu'on plaisante avec les choses sacrées. Cependant, comme vous voulez m'égayer un peu, à ce que je présume, soyez pardonné en faveur de l'intention ; je vous préviens seulement que vous avez fort à faire, ajouta-t-il avec un soupir, car je suis triste comme la mort.

-- Vous triste, sire ? demanda le duc d'Ayen, et quelle chose peut donc attrister Votre Majesté ?

-- Ma santé, duc ! ma santé qui s'en va ! Je fais coucher Lamartinière dans ma chambre pour qu'il me rassure ; mais cet enragé-là prend au contraire à tâche de me faire peur. Heureusement qu'ici l'on semble disposé à rire. N'est-ce pas, Chauvelin ?

Mais les provocations du roi demeurèrent sans résultat. Le marquis de Chauvelin lui-même, dont la physionomie fine et railleuse reflétait si volontiers l'enjouement du maître ; le marquis, si parfait courtisan que jamais il n'était resté en arrière d'un désir du roi ; le marquis, cette fois, au lieu de répondre à ce besoin exprimé par Louis XV, d'une distraction même légère, resta morne, sévère, et tout à fait absorbé dans une gravité inexplicable.

Quelques-uns, tant cette tristesse était hors des habitudes de monsieur de Chauvelin, quelques-uns, disons-nous, crurent que le marquis continuait la plaisanterie et que cette gravité aboutirait à un resplendissant artifice d'hilarité ; mais le roi, ce matin-là, n'avait pas la patience d'attendre ; il commença donc à battre en brèche la tristesse de son favori.

-- Mais que diable avez-vous donc, Chauvelin ? demanda Louis XV ; est-ce que vous continuez mon rêve de cette nuit ? Est-ce que vous voulez aussi vous faire enterrer, vous ?

-- Oh !... Votre Majesté aurait songé de ces vilaines choses ? demanda Richelieu.

-- Oui, un cauchemar, duc. Mais, en vérité, ce que je supporte en dormant, j'aimerais assez à ne pas le retrouver éveillé. Eh bien ! voyons, Chauvelin, qu'avez-vous ?

Le marquis s'inclina sans répondre.

-- Parlez, mais parlez donc, je le veux ! s'écria le roi.

-- Sire, répondit le marquis, je réfléchis.

-- À quoi ? demanda Louis XV étonné.

-- À Dieu ! sire.

-- À Dieu ?

-- Oui, sire. Dieu... c'est le commencement de la sagesse.

Ce préambule si froid et si monacal fit tressaillir le roi, qui, attachant sur le marquis un regard plus attentif, découvrit dans ses traits fatigués, vieillis, la cause probable de cette tristesse inaccoutumée.

-- Le commencement de la sagesse ? dit-il. Ah ! vraiment, je ne m'étonne plus si ce commencement n'a jamais de suite ; il est trop ennuyeux. Mais vous ne réfléchissez pas à Dieu tout seul. À quoi réfléchissez-vous encore ?

-- À ma femme et à mes enfants, que je n'ai pas vus depuis longtemps, sire.

-- Tiens, c'est vrai, Chauvelin, vous êtes marié, vous avez des enfants, je l'avais oublié ; et vous aussi, ce me semble, car depuis quinze ans que nous nous voyons tous les jours, c'est la première fois que vous m'en parlez. Eh bien ! s'il vous prend une rage de pot-au-feu, faites-les venir, je ne m'y oppose pas, votre logement au château est assez grand, ce me semble.

-- Sire, répondit le marquis, madame de Chauvelin vit fort retirée du monde, dans une haute dévotion, et...

-- Et elle se scandaliserait, n'est-ce pas, du train de Versailles ? Je comprends. C'est comme ma fille Louise, que je ne peux pas tirer de Saint-Denis. Alors je n'y vois pas de remède, mon cher marquis.

-- Je demande pardon au roi ; il y en a un.

-- Lequel ?

-- Mon quartier va finir ce soir ; si le roi me permettait d'aller à Grosbois passer quelques jours avec ma famille...

-- Vous plaisantez, marquis ; me quitter !

-- Je reviendrai, sire ; mais je ne voudrais pas mourir sans avoir pris quelques dispositions testamentaires.

-- Mourir ! la peste de l'homme ! Mourir ! comme il vous dit cela ! quel âge avez-vous donc, marquis ?

-- Sire, dix ans de moins que Votre Majesté, bien que je paraisse avoir dix ans de plus.

Le roi tourna le dos à cet humoriste ; et s'adressant au duc de Coigny, placé tout auprès de son estrade :

-- Ah ! vous voilà, monsieur le duc, dit-il ; vous arrivez à merveille ; on parlait l'autre soir de vous à souper. Est-il vrai que vous ayez donné l'hospitalité, dans mon château de Choisy, à ce pauvre Gentil-Bernard ? Ce serait une bonne action dont je vous louerais. Cependant, si tous les gouvernements de mes châteaux faisaient de même et recueillaient les poètes devenus fous, il ne me resterait plus d'autre ressource, à moi, que d'aller habiter Bicêtre. Comment va-t-il, ce malheureux ?

-- Toujours assez mal, sire.

-- Et comment donc cela lui est-il venu ?

-- Sire, pour s'être un peu trop amusé autrefois et surtout pour avoir tout récemment voulu faire le jeune homme.

-- Oui, oui, je comprends. Dame ! il est bien vieux.

-- J'en demande pardon au roi, sire, mais il n'a qu'un an de plus que Sa Majesté.

-- En vérité, cela est insoutenable, dit le roi en tournant le dos au duc de Coigny ; non seulement ils sont tristes aujourd'hui comme des catafalques, mais encore ils sont bêtes comme des oies.

Le duc d'Ayen, un des hommes les plus spirituels de cette époque si spirituelle, comprit la mauvaise humeur croissante du roi, il en craignit les éclaboussures, et, déterminé à la faire cesser le plus tôt possible, il fit deux pas en avant pour se mettre en évidence. Il portait sur sa veste, sur ses jarretières et autour de son habit des broderies d'or, larges et brillantes, qui ne pouvaient manquer d'attirer les yeux. Le monarque les vit en effet.

-- Par ma foi ! duc d'Ayen, s'écria-t-il, vous voilà resplendissant comme un soleil. Avez-vous donc volé un coche ? Je croyais tous les brodeurs de Paris ruinés depuis le mariage du comte de Provence, où aucun courtisan ne les a payés, et où messieurs les princes n'ont pas jugé à propos de venir, faute d'argent, ou de crédit, sans doute.

-- Aussi le sont-ils bien ruinés, sire.

-- Qui donc, les princes, les brodeurs ou les courtisans ?

-- Mais tous un peu, je crois ; pourtant les brodeurs sont plus habiles, ils s'en tireront.

-- Comment ?

-- Par la nouvelle invention que voici ; et il montrait ses broderies.

-- Je ne comprends pas.

– Oui, sire ! ces habits brodés ainsi se nomment à la chancelière.

-- Je comprends encore moins.

-- Il y aurait bien un moyen de faire comprendre cette énigme à Sa Majesté ; ce serait de citer les vers que ces badauds de Parisiens ont faits, mais je n'ose pas.

-- Vous n'osez pas, vous, duc, dit le roi en souriant.

-- Ma foi ! non, sire, j'attends l'ordre du roi.

-- Je vous le donne.

-- Le roi se rappellera au moins que je ne fais qu'obéir. Voici donc les vers.

On fait certains galons de nouvelle matière :

Mais ils ne sont que pour jours de galas.

On les nomme à la chancelière.

Pourquoi ? C'est qu'ils sont faux et ne

/ rougissent pas.

Les courtisans se regardèrent étonnés de tant d'audace, et tous se retournèrent en même temps vers Louis XV, afin de modeler leurs physionomies sur la sienne. Le chancelier Maupeou, alors dans toute sa faveur, soutenu par la favorite, était un trop haut personnage pour qu'on osât se permettre d'écouter les épigrammes qui se succédaient sans cesse contre lui. Le monarque sourit, dès lors toutes les lèvres sourirent. Il ne répondit rien, personne ne dit mot.

Louis XV avait une singulière disposition. Il craignait horriblement la mort, il ne voulait pas qu'on lui parlât de la sienne. Mais à tout propos, il se faisait une espèce de joie de se moquer du faible qu'ont presque tous les hommes de cacher leur âge, leur vieillesse, ou leurs infirmités. Il disait volontiers à un courtisan :

-- Vous êtes vieux, vous avez mauvaise mine, vous mourrez bientôt.

Il y mettait de la philosophie, et, ce jour-là même où deux fois il avait reçu des atteintes cruelles, il s'exposa à en recevoir une troisième. Pour reprendre la conversation rompue avec le duc d'Ayen, il lui dit assez brusquement :

-- Comment va le chevalier de Noailles ? Est-il vrai qu'il soit malade ?

-- Sire, nous avons eu le malheur de le perdre hier.

-- Ah ! je le lui avais bien annoncé.

Puis, envisageant le cercle des courtisans, augmenté des petites entrées, il aperçut l'abbé de Broglio, homme hargneux et brusque. Il l'apostropha en ces termes :

-- À votre tour, l'abbé. Vous aviez juste deux jours de moins que lui.

-- Sire, répliqua monsieur de Broglio tout blanc de colère, Votre Majesté a été hier à la chasse. Il est venu un orage. Le roi a été mouillé comme les autres.

Et se faisant faire place, il sortit furieux.

Le roi le regarda aller d'un œil assez triste et ajouta :

-- Voilà comme il est, cet abbé de Broglio, il se fâche toujours.

Puis, avisant à la porte son médecin Bonnard, et avec lui Bordeu, protégé de madame nu Barry et aspirant à le remplacer, il les appela tous les deux.

-- Venez, messieurs ; on ne parle que de mort ici, ce matin, c'est votre affaire. Lequel de vous nous trouvera la fontaine de Jouvence ? Ce serait là une belle merveille, et je lui garantis sa fortune assurée. Serait-ce vous, Bordeu ? Vous, Esculape auprès de Vénus, je comprends, vous n'avez pas encore songé à ces raccommodages.

-- Je demande pardon au roi, j'ai, au contraire, un système qui doit nous ramener à ce bon temps de l'histoire.

-- De la fable, interrompit Bonnard avec une mine pincée.

-- Vous croyez, poursuivit le roi, vous croyez, mon pauvre Bonnard ? Le fait est que, sous votre direction, ma jeunesse n'est plus qu'une fable bien amère et celui qui me rajeunirait maintenant serait d'emblée historiographe de France ; car il aurait tracé les plus belles pages de mon règne. Faites cela, Bordeu, une cure digne d'arriver à une grande célébrité. En attendant, tâtez le pouls à monsieur de Chauvelin, que voilà tout pâle et tout triste. Donnez-moi votre avis sur cette santé, très précieuse à nos plaisirs... et à mon cœur, ajouta-t-il très vite.

Chauvelin sourit amèrement en présentant son bras au docteur.

-- Auquel de vous deux, messieurs ? demanda-t-il.

-- À tous les deux, répliqua Louis XV en riant, mais pas à Lamartinière ; il serait homme à vous prédire une apoplexie comme à moi.

-- Soit, à vous, monsieur Bonnard : le passé avant l'avenir. Quel est votre avis ?

-- Monsieur le marquis est fort malade ; il y a plénitude, engorgement des fibres du cerveau : il ferait bien de se faire saigner, et cela très promptement.

-- Et vous, monsieur Bordeu ?

-- J'adresse mes excuses à mon savant confrère ; mais je ne puis être du même avis que son expérience. Monsieur le marquis a le pouls nerveux. Si je parlais à une jolie femme, je dirais qu'elle a des vapeurs. Il lui faut de la gaieté, du repos, point de tourments, point d'affaires, une satisfaction complète ; enfin tout ce qu'il trouve près de l'auguste monarque dont il a l'honneur d'être l'ami. Je prescris la continuation du même régime.

-- Que voilà deux consultations admirables, et que monsieur Chauvelin doit être éclairé, après cela ! Mon pauvre marquis, si vous venez à mourir, Bordeu est un homme déshonoré.

-- Non pas, sire, les vapeurs tuent quand on ne les soigne pas.

-- Sire, si je meurs, répondit monsieur de Chauvelin, je demande à Dieu que ce soit à vos pieds.

-- Garde-t'en bien, tu me ferais une peur effroyable. Mais n'est-il pas l'heure de la messe ? Il me semble que voici monsieur l'évêque de Senez et monsieur le curé de Saint-Louis, notre paroisse. Cette fois on va donc un peu me contenter. Bonjour, monsieur le curé, comment vont vos ouailles ? Y a-t-il beaucoup de malades, de pauvres ?

-- Hélas ! sire, il y en a beaucoup.

-- Mais les aumônes ne sont-elles pas abondantes ? Le pain est-il renchéri ? Le nombre des malheureux est-il augmenté ?

-- Ah ! oui, sire.

-- Comment cela se fait-il ? D'où viennent-ils ?

-- Sire, c'est qu'il y a jusqu'aux valets de pied de Votre maison qui me demandent la charité.

-- Je le crois bien, on ne les paye pas. Entendez-vous, monsieur de Richelieu ? Et ne peut-on mettre ordre à cela ? Que diable ! vous êtes premier gentilhomme de la chambre en année.

-- Sire, les valets de pied ne sont pas de mon ressort ; cela regarde le service de l'intendance générale.

-- Et l'intendance les renverra à un autre. Pauvres gens ! dit le roi, ému pour un instant ; mais enfin je ne puis pas tout faire. Nous suivez-vous à la messe, monsieur l'évêque ? ajouta-t-il en se tournant vers l'abbé de Beauvais, évêque de Senez, qui prêchait le carême devant la cour.

-- Je suis aux ordres de Sa Majesté, répondit l'évêque en s'inclinant ; mais j'ai entendu ici des paroles bien graves. On parle de la mort, et personne n'y songe ; personne ne songe qu'elle arrive à toute heure, lorsqu'on ne l'attend pas ; qu'elle nous surprend au milieu des plaisirs, qu'elle frappe les grands et les petits de sa faux inexorable. Personne ne songe qu'il vient un âge où le repentir et la pénitence sont autant une nécessité qu'un devoir, où les feux de la concupiscence doivent s'éteindre devant la grande pensée du salut.

-- Richelieu, interrompit le roi en souriant, il me semble que monsieur l'évêque jette bien des pierres dans votre jardin.

-- Oui, sire, et il les y jette si fortement qu'il en rejaillit jusque dans le parc de Versailles.

-- Ah ! bien répondu, monsieur le duc ; vous êtes toujours à la riposte, vous, comme à vingt ans. Monsieur l'évêque, ce discours commence bien, nous le reprendrons dimanche dans la chapelle ; je vous promets de l'écouter. Chauvelin, pour vous égayer, nous vous dispensons de nous suivre. Allez m'attendre chez la comtesse, ajouta-t-il tout bas. Elle a reçu son fameux miroir d'or, le chef-d'œuvre de Rotiers. Il faut voir cela.

-- Sire, je préfère me rendre à Grosbois.

-- Encore ! vous radotez, mon cher ; allez chez la comtesse ; elle vous désensorcellera. Messieurs, à la messe ! à la messe ! voilà une journée qui commence bien mal. Ce que c'est que de vieillir.

VI
Le miroir de Madame Du Barry

Le marquis, pour obéir au roi, et malgré la répugnance qu'il éprouvait à obéir, se rendit chez la favorite.

La favorite était dans une joie extrême ; elle dansait comme un enfant, et dès qu'on lui annonça monsieur le marquis de Chauvelin, elle courut à lui, et sans lui donner le temps de dire un seul mot :

-- Oh ! mon cher marquis, mon cher marquis, s'écria-t-elle, vous arrivez à merveille ! je suis aujourd'hui la plus heureuse personne du monde ! j'ai eu le plus charmant réveil que l'on puisse avoir ! D'abord Rotiers m'a envoyé mon miroir ; c'est lui que vous venez voir sans doute, mais il faut attendre le roi. Et puis, comme plusieurs bonheurs viennent toujours ensemble, le fameux carrosse est arrivé, vous savez, le carrosse que me donne monsieur d'Aiguillon :

-- Ah ! oui, dit le marquis, le vis-à-vis dont on parle partout ; il vous devait bien cela, madame.

-- Oh ! je sais bien qu'on en parle, mon Dieu ! je sais même ce que l'on en dit.

-- Vraiment, vous savez tout !

-- Oui, à peu près ; mais, vous comprenez, je m'en moque ! Tenez, voici des vers que j'ai trouvés ce matin même dans les poches du vis-à-vis. Je pouvais faire arrêter le pauvre sellier, mais bah ! ces choses-là, c'était bon pour madame de Pompadour ; je suis trop contente pour me venger, moi. D'ailleurs, les vers ne sont pas mauvais, ce me semble, et si l'on me traitait toujours ainsi, parole d'honneur ! je ne me plaindrais pas.

Et elle présenta les vers à monsieur de Chauvelin.

Monsieur Chauvelin les prit et les lut :

Pourquoi ce brillant vis-à-vis ?

Est-ce le char d'une déesse

Ou de quelque jeune princesse ?

S'écriait un badaud surpris.

Non... de la foule curieuse

Lui répond un caustique, non,

C'est le char de la blanchisseuse

De cet infâme d'Aiguillon !

Et l'insouciante courtisane se mit à rire aux éclats. Puis, elle reprit :

-- De cet infâme d'Aiguillon, vous entendez, sa blanchisseuse. Ah, ma foi ! l'auteur a raison, et ce n'est pas trop dire ; sans moi, en vérité, le pauvre duc, malgré la farine dont il s'est couvert à la bataille de... je ne sais jamais les noms de bataille, sans moi le pauvre duc restait d'un noir effroyable. Mais bah ! qu'importe, comme disait mon prédécesseur, monsieur de Mazarin, ils cantent, ils pagheront ; et mon vis-à-vis vaut mieux dans un seul de ses panneaux que toutes les épigrammes qu'on a faites contre moi depuis quatre ans. Je vais vous, le montrer. Venez, marquis, suivez-moi.

Et la comtesse, oubliant qu'elle n'était plus Jeanne Vaubernier, et la comtesse, oubliant l'âge du marquis, descendit en chantant les marches d'un escalier dérobé conduisant à une petite cour où se trouvaient ses remises.

-- Voyez, dit-elle au marquis tout essoufflé, est-ce assez présentable pour une voiture de blanchisseuse ?

Le marquis resta stupéfait. Rien de plus magnifique et de plus élégant tout à la fois n'avait frappé ses regards. Sur les quatre panneaux principaux on voyait les armes des Du Barry avec le fameux cri de guerre : Boute en avant. Sur chacun des panneaux de côté, on voyait répétée une corbeille garnie d'un lit de roses sur lequel deux colombes se becquetaient tendrement ; le tout en vernis Martin dont le secret est perdu maintenant.

Le carrosse coûtait cinquante-six mille livres.

-- Le roi a-t-il vu ce superbe présent, madame la comtesse ? demanda le marquis de Chauvelin.

-- Pas encore, mais je suis sûre d'une chose.

-- De quelle chose êtes-vous sûre ? Voyons.

-- C'est qu'il en sera charmé.

-- Euh ! euh !...

-- Comment, euh ! euh !

-- Oui, j'en doute.

-- Vous en doutez ?

-- Je gage même qu'il ne vous permettra point de l'accepter.

-- Et pourquoi ?

-- Parce que vous ne pourriez pas vous en servir.

-- Bah ! vraiment, reprit-elle avec ironie. Ah ! vous vous étonnez pour si peu. Vous verrez bien autre chose alors, et le miroir d'or, donc, et ceci, ajouta-t-elle en tirant un papier de sa poche ; mais, pour ceci, vous ne le verrez pas.

-- Comme il vous plaira, madame, répondit le marquis en s'inclinant.

-- Pourtant, vous êtes, après ce vieux singe de Richelieu, le plus ancien ami du roi ; vous le connaissez bien ; il vous écoute ; vous pourriez m'aider, si vous le vouliez, et alors... Remontons dans mon cabinet, marquis.

-- À vos ordres, madame.

-- Vous êtes bien maussade aujourd'hui. Qu'avez-vous donc ?

-- Je suis triste, madame.

-- Ah ! tant pis. C'est bête !

Et madame Du Barry, servant de guide au marquis, reprit d'un pas plus grave cet escalier dérobé qu'elle venait de descendre légère et chantant comme un oiseau.

Elle rentra dans son cabinet, monsieur de Chauvelin la suivant toujours ; puis elle en ferma la porte, et se retournant vivement vers le marquis, elle lui dit :

-- Voyons, m'aimez-vous, Chauvelin ?

-- Vous ne pouvez pas douter de mon respect et de mon dévouement, madame.

-- Vous me serviriez envers et contre tous ?

-- Excepté contre le roi.

-- Dans tous les cas, si vous n'approuvez pas ce que vous allez apprendre, vous resterez neutre.

-- Je m'y engage, si vous l'exigez.

-- Votre parole.

-- Foi de Chauvelin !

-- Lisez alors.

Et la comtesse lui remit la pièce la plus singulière, la plus hardie, la plus bouffonne qui jamais ait frappé les yeux d'un gentilhomme. Le marquis n'en comprit point d'abord toute la portée.

C'était une demande adressée au pape pour la cassation de son mariage avec le comte Du Barry, sous prétexte qu'ayant été la maîtresse de son frère, et les canons défendant toute alliance en pareil cas, ce mariage se trouvait nul de toute nécessité. Elle ajoutait que, prévenue aussitôt la bénédiction nuptiale, du sacrilège qu'elle allait commettre, et dont elle ne s'était pas doutée jusque-là, elle avait été saisie de crainte, et que le mariage n'avait point été consommé.

Le marquis relut deux fois cette supplique, et, la rendant à la favorite, il lui demanda ce qu'elle en comptait faire.

-- Mais l'envoyer, apparemment, répondit celle-ci avec son effronterie ordinaire.

-- À qui ?

-- À son adresse.

-- Au pape ?

-- Après ?

-- Vous ne devinez pas ?

-- Non.

-- Mon Dieu : que vous avez la tête dure aujourd'hui !

-- C'est possible ; mais le fait est que je ne devine pas.

-- Vous avez donc cru que je favorisais sans but madame de Montesson ? Vous avez donc oublié le grand Dauphin et mademoiselle Choin, Louis XIV et madame de Maintenon ? On crie toute la journée au roi d'imiter son illustre aïeul. On n'aurait donc rien à dire. Je vaux bien la veuve Scarron, ce me semble ; et je n'ai pas soixante ans par-dessus le marché.

-- Oh ! madame, madame, que viens-je d'entendre, dit monsieur de Chauvelin en pâlissant et en faisant un pas en arrière.

En ce moment, la porte s'ouvrit et Zamore annonça :

-- Le roi.

-- Le roi ! s'écria madame Du Barry en saisissant la main de monsieur de Chauvelin ; le roi ! pas un mot. Nous reprendrons ce sujet une autre fois.

Le roi entra.

Ses regards se portèrent sur madame Du Barry d'abord, et cependant ce fut au marquis le premier qu'il adressa la parole.

-- Ah ! Chauvelin, Chauvelin ! s'écria le roi, frappé de l'altération des traits du marquis, est-ce donc pour tout de bon que vous voulez mourir ? En vérité, vous avez l'air d'un spectre, mon ami.

-- Mourir ! monsieur de Chauvelin ! mourir ! s'écria la folle jeune femme en riant : ah ! bien oui, je le lui défends. Vous oubliez donc, sire, l'horoscope qu'on lui a tiré, il y a cinq ans, à la foire des Loges de Saint-Germain ?

-- Quel horoscope ? demanda le roi.

-- Faut-il le répéter ?

-- Sans doute.

-- Vous ne croyez pas aux horoscopes, j'espère, sire.

-- Non, et puis quand j'y croirais, dites toujours.

-- Eh bien ! on a prédit à monsieur de Chauvelin qu'il mourrait deux mois avant Votre Majesté.

-- Et quel est le sot qui lui a prédit cela ? demanda le roi avec une certaine inquiétude.

-- Mais un sorcier fort habile, le même qui m'a prédit à moi...

-- Sottises que tout cela, interrompit le roi, avec un mouvement d'impatience bien marquée ; voyons le miroir.

-- Alors, sire, il faut passer dans la chambre à côté.

-- Passons-y.

-- Montrez-nous le chemin, sire ; vous le connaissez ; c'est celui de la chambre à coucher de votre très humble servante.

Le roi connaissait effectivement le chemin et passa le premier. Le miroir était placé sur la toilette, couvert d'un voile épais qui tomba à l'ordre du roi, et l'on put admirer un véritable chef-d'œuvre digne de Benvenuto Cellini. Ce miroir, dont le cadre était en or massif, était surmonté de deux amours en ronde-bosse, soutenant une couronne royale, au-dessous de laquelle se trouvait placée naturellement la tête de la personne qui se regardait dans la glace.

-- Ah ! voilà qui est magnifique ! s'écria le roi. En vérité, Rotiers s'est surpassé. Je lui en ferai mon compliment. Comtesse, c'est moi qui vous donne ceci, bien entendu.

-- Vous me donnez tout ?

-- Sans doute, je vous donne tout.

-- Glace et cadre ?

-- Glace et cadre.

-- Même cela ? ajouta la comtesse avec un sourire de sirène qui fit chanceler le marquis, surtout après ce qu'il venait de lire.

La comtesse montrait la couronne royale.

-- Ce joujou ? répondit le roi.

La comtesse fit un petit signe de tête.

-- Oh ! vous pouvez vous en amuser tant qu'il vous plaira, comtesse ; seulement, je vous en préviens, c'est lourd. Ah, çà mais ! Chauvelin, vous ne vous dériderez donc pas, même en présence de madame, et en présence de son miroir, ce qui est une double faveur qu'elle vous accorde, puisque vous la voyez deux fois ?

Le madrigal royal fut récompensé par un baiser de la comtesse.

Le marquis ne sourcilla point. , .

-- Que pensez-vous de ce miroir, marquis ? Dites-nous donc votre avis, voyons.

-- Pour quoi faire, sire ? demanda le marquis.

-- Mais parce que vous êtes homme de bon goût, pardieu !

-- J'eusse mieux aimé ne pas le voir.

-- Bon ! et à quel propos ?

-- Parce qu'au moins j'eusse pu en nier l'existence.

-- Qu'est-ce à dire ?

-- Sire, la couronne royale est mal placée aux mains des amours, répondit le marquis en s'inclinant profondément.

Madame Du Barry devint pourpre de colère.

Le roi, embarrassé, eut l'air de ne pas comprendre.

-- Comment donc, au contraire, ces amours sont délicieux, reprit Louis XV ; ils tiennent cette couronne avec une grâce non pareille. Voyez leurs petits bras, comme ils s'arrondissent ; ne dirait-on pas qu'ils portent une guirlande de fleurs ?

-- C'est là leur véritable emploi, sire ; les amours ne sont bons qu'à cela.

-- Les amours sont bons à tout, monsieur de Chauvelin, dit la comtesse ; vous n'en doutiez pas autrefois ; mais, à votre âge, on ne se rappelle plus ces choses-là.

-- Sans doute, et c'est aux jeunes gens de mon espèce qu'il convient de s'en souvenir, dit le roi en riant. Enfin, soit, le miroir ne vous plaît pas ?

-- Ce n'est pas le miroir, sire.

-- Mais quoi donc alors ? serait-ce le charmant visage qui s'y reflète ? Diable ! vous êtes difficile, marquis.

-- Personne ne rend au contraire un hommage plus réel à la beauté de madame.

-- Mais, demanda madame Du Barry impatientée, si ce n'est ni le miroir, ni le visage qu'il reflète, qu'est-ce donc alors ? dites.

-- C'est la place qu'il occupe.

-- Ne fait-il pas au contraire à merveille sur cette toilette qui, comme lui, est un cadeau de Sa Majesté ?

-- Il serait mieux ailleurs.

-- Mais où donc cela ? Car enfin vous m'impatientez avec cet air qu'on ne vous a jamais vu.

-- Chez madame la Dauphine, madame ?

-- Comment !

-- Oui, la couronne fleurdelisée ne peut être portée que par celle qui a été, qui est ou qui sera reine de France.

Les yeux de madame Du Barry lancèrent des éclairs.

Le roi fit une moue terrible.

Puis il se leva en disant :

-- Vous avez raison, marquis de Chauvelin ; votre esprit est malade ; allez-vous-en vous reposer à Grosbois, puisque vous vous trouvez si mal parmi nous ; allez, marquis, allez.

Monsieur de Chauvelin fit un profond salut pour toute réponse, sortit du cabinet à reculons, ainsi qu'il eut fait dans les grands appartements de Versailles, et, observant strictement l'étiquette qui défend de saluer personne devant le roi, il disparut sans même avoir regardé la comtesse.

La comtesse se mordait les ongles de fureur ; le roi voulut la calmer.

-- Ce pauvre Chauvelin, dit-il, il aura eu un songe comme j'en ai eu un. En vérité, tous ces esprits forts succombent au premier coup quand l'ange noir les touche de son aile. Chauvelin a dix ans de moins que moi, et j'ai encore la prétention de valoir mieux que lui.

-- Oh ! oui, sire, vous valez mieux que tout le monde. Vous êtes plus spirituel que vos ministres et plus jeune que vos enfants.

Le roi s'épanouit à ce dernier compliment, qu'il s'efforça de mériter, malgré l'avis de Lamartinière.

VII
Le moine, le précepteur, l'intendant

Le lendemain du jour où le roi avait permis à monsieur de Chauvelin de se retirer dans ses terres, la marquise, femme de ce dernier, se promenait dans le parc de Grosbois avec ses enfants et leur gouverneur.

Sainte et noble femme, oubliée à l'ombre de ces grands chênes par la corruption qui dévorait depuis cinquante ans la France, madame de Chauvelin avait conservé pour elle Dieu qui la bénissait, ses enfants qui l'aimaient, ses vassaux qui la vénéraient.

Elle ne rendait à Dieu que ses prières, à ses enfants que leur amour, à son prochain que la charité.

Toujours occupée de ce qui occupait son mari, elle le suivait de la pensée sur le théâtre orageux de la cour, comme la femme du marin suit avec le cœur le pauvre navigateur perdu dans les brumes et dans la tempête.

Le marquis avait aimé tendrement sa femme. Devenu courtisan et préféré, jamais il n'avait engagé, dans cette partie que gagnent toujours les rois contre les favoris, son dernier enjeu : le bonheur de la vie domestique, pure et dernière flamme à laquelle il souriait de loin. Ce navigateur dont nous parlions tout à l'heure regardait cet amour de la famille comme le naufragé regarde le phare. Il espérait se réchauffer après la bourrasque au foyer toujours ardent, toujours joyeux de sa maison.

C'était une vertu à monsieur Chauvelin de n'avoir jamais forcé la marquise à venir habiter Versailles.

La pieuse femme eût obéi : elle se fût sacrifiée.

Mais le marquis n'en avait jamais parlé qu'une fois.

Au premier regret qui se peignit dans les yeux de sa femme, il y renonça. Ce n'était pas comme les méchants l'allaient disant, que monsieur de Chauvelin eût peur des sermons de sa femme ; tout débauché, tout courtisan rampant devant la concubine ou devant le monarque, trouve assez de bravoure pour dominer sa femme et morigéner ses enfants.

Non, monsieur de Chauvelin avait abandonné la marquise à ses saintes spéculations..

-- Je gagne assez d'arpents de terrain, disait-il, en enfer : laissons cette bonne marquise me gagner quelques pouces d'azur dans le ciel.

On ne le voyait plus à Grosbois ; sa femme lui faisait une fête chaque année, lorsqu'il arrivait à la Saint-André.

C'était une règle invariable : monsieur de Chauvelin embrassait ses enfants à deux heures, dînait en compagnie, montait en carrosse à six heures, et se trouvait au coucher du roi.

Depuis quatre ans, il n'avait pas fait autre chose. En quatre ans, il avait quatre fois appuyé ses lèvres sur la main de la marquise. Au premier de l'an, ses fils venaient le voir à Versailles avec leur gouverneur.

Monsieur de Chauvelin se fiait à sa femme du soin d'élever ses enfants. L'abbé V..., homme jeune et savant, qui n'avait pas encore reçu les ordres, mais que, par courtoisie cependant, on nommait l'abbé, secondait avec zèle les efforts de la marquise. et donnait tout son temps comme tout son cœur à ces jeunes enfants abandonnés par leur père.

La vie était douce à Grosbois. La marquise partageait son temps entre l'administration de sa fortune, confiée à un vieil intendant nommé Bonbonne ; entre les exercices d'une austère piété, dont un directeur habile, le père Delar, moine camaldule, dirigeait les élans ; et l'éducation des deux enfants qui promettaient de porter dignement un nom illustré par de grands services rendus à l'État.

Quelquefois, une lettre échappée au marquis, à ses heures de dégoût, venait consoler la famille, et raviver dans le cœur de la marquise une tendresse que souvent elle se reprochait de ne pas donner tout entière à Dieu.

Madame de Chauvelin aimait encore son mari, et quand elle avait prié tout le jour, le père Delar, son directeur, lui faisait observer qu'elle n'avait parlé à Dieu que de son époux bien-aimé.

La marquise en était venue à ne plus attendre, à ne plus espérer son mari sur la terre. Elle se flattait, bonne et pieuse créature, de mériter assez bien de Dieu pour retrouver monsieur de Chauvelin dans le séjour des joies éternelles.

Le camaldule boudait monsieur Bonbonne, et monsieur Bonbonne l'abbé V..., alors que les enfants tristes ou mis en pénitence paraissaient regretter leur père, que pourtant ils connaissaient si peu.

-- Il faut avouer, disait le moine à sa pénitente, que cette vie-là damnera monsieur de Chauvelin.

-- Il faut avouer, disait le vieil intendant, que ce train-là ruinera la maison.

-- Avouons, disait le précepteur, que ces enfants-là n'auront jamais de gloire, n'ayant pas eu d'émulation.

Et l'angélique marquise souriait à tous trois en répondant au moine, que monsieur de Chauvelin se rachèterait à temps, à l'intendant, que les économies faites à Grosbois soulageraient les défaillances de la caisse tant saignée à Paris ; à l'instituteur, que les enfants étaient d'un bon sang et que bon sang est incapable de mentir.

Et pendant tout ce temps-là poussaient à Grosbois les chênes séculaires et les frêles nourrissons, puisant les uns et les autres leur sève et leur vie dans le sein fécond de Dieu.

Un jour malheureux arriva ; ce jour-là, les fleurs du parc, les fruits du jardin, les eaux du bassin et les pierres de l'édifice se flétrirent et devinrent amers et sombres. C'était un jour de désordre dans cette famille. L'intendant Bonbonne présenta des comptes effrayants à la marquise, et lui prédit la ruine pour ses enfants, si monsieur de Chauvelin ne se hâtait de remettre ordre à ses affaires.

-- Madame, dit-il, après le déjeuner, permettez-moi de vous dire vingt paroles.

-- Faites, mon cher Bonbonne, répliqua la marquise.

-- Souvenez-vous, madame, interrompit le père Delar, que je vous attends à la chapelle.

-- Et j'aurai l'honneur de rappeler à madame la marquise, dit l'abbé V..., que nous avons fixé un examen aujourd'hui sur les mathématiques et la grammaire ; sans quoi ces deux messieurs ne veulent plus travailler.

Ces deux messieurs de Chauvelin commençaient à s'insurger contre le latin et la science, sous prétexte que leur père se moquait qu'ils fussent ou non des savants.

La marquise commença par prendre le bras du moine Delar.

-- Mon père, dit-elle, je vais commencer par vous ; ma confession sera courte, Dieu merci ! La voici : J'ai eu, hier, des distractions pendant l'office divin.

-- À quel propos, ma fille ?

-- À propos que j'attends une lettre de monsieur de Chauvelin, et qu'elle n'est pas venue.

-- Soyez absoute, si c'est là tout, ma fille.

-- C'est tout, répondit la marquise avec un sourire de séraphin.

Le moine se retira.

-- À vous, monsieur l'abbé : l'examen serait long, il serait chagrin. Les enfants, s'ils se plaignent, ne savent pas leurs leçons. S'ils ne les savent pas et que vous me le montriez, je serais forcée de les gronder ou de les punir. Épargnez-les, épargnez-nous, et remettons l'épreuve au jour où elle pourra être satisfaisante pour tous.

Monsieur l'abbé convint que madame la marquise avait raison. Il disparut comme le moine, qu'on voyait déjà s'effacer dans le fond brumeux des arcades verdoyantes.

-- À vous, Bonbonne, dit la marquise, il reste vous. Aurai-je aussi bonne composition de votre air renfrogné, de vos soupirs profonds ?

-- J'en doute.

-- Ah ! voyons ?

-- C'est aisé, mes comptes sont effrayants de vérité.

-- Effrayez-moi ; vous n'avez jamais réussi à faire peur à ma cassette particulière.

-- Ce mois-ci, votre cassette aura peur, madame, plus que la peur ; elle y mourra.

-- Allons donc ; avez-vous aussi compté avec moi ? reprit la marquise en essayant de plaisanter.

-- Si j'ai compté avec vous ? je le crois bien, la belle difficulté !

-- Je n'en ai jamais parlé à personne, Bonbonne.

-- Il vaudrait mieux ! Mais je n'ai pas besoin de cela, moi, pour savoir.

-- Savoir quoi ?

-- Le chiffre de vos économies.

-- Je vous en défie ! s'écria la marquise en rougissant.

-- S'il en est ainsi, je vais tout droit ; vous avez vingt-cinq mille cinq cents écus à peu près.

-- Oh ! Bonbonne, interrompit la marquise fâchée, comme si l'intendant eût pénétré sans discrétion un secret douloureux.

-- Madame la marquise ne me soupçonne pas, j'espère, d'avoir fouillé dans sa caisse.

-- Alors... comment ?...

-- Combien avez-vous par an pour votre maison ? N'est-ce pas dix mille écus ?

-- Oui.

-- Combien dépensez-vous ? n'est-ce pas huit mille écus ?

-- Oui.

-- Ne voilà-t-il pas dix ans que vous thésaurisez, puisque voilà dix ans que monsieur de Chauvelin vit en cour ?

-- Oui.

-- Eh bien ! madame, avec les intérêts capitalisés, vous avez vingt-cinq mille écus, vous devez les avoir.

-- Bonbonne !

-- J'ai deviné !... or, si vous les avez, vous les donnerez à monsieur de Chauvelin lors de sa première demande. Et si vous les donnez, il ne restera rien à vos enfants, au cas où monsieur le marquis serait frappé subitement.

-- Bonbonne !

-- Parlons franc ! Votre bien est engagé ; celui de monsieur de Chauvelin doit sept cent mille livres.

-- Il en possède seize cent mille.

-- Soit. Mais l'excédent des sept cent mille ne satisfera seulement pas les créanciers.

-- Vous m'effrayez !

-- J'y tâche.

-- Que faire ?

-- Prier monsieur de Chauvelin, qui dépense trop, d'aliéner sur-le-champ, au profit de vos enfants, les neuf cent mille livres qui restent ; le prier de vous les constituer comme douaire. ou vous faire restituer par un testament...

-- Un testament ? bon Dieu !

-- Vous voilà bien avec vos scrupules ! est-ce qu'un homme meurt pour tester ?

-- Parler de testament à monsieur de Chauvelin !

-- C'est cela ! craindre de troubler monsieur le marquis dans sa joie, dans sa digestion, dans sa faveur, par ce vilain mot : l'avenir, mot qui, pour les jours heureux, sonne toujours comme le mot : mort. Ah ! si vous craignez cela, ah bien ! vous ruinerez vos enfants, et vous aurez ménagé les oreilles de monsieur le marquis.

-- Bonbonne !

-- Je suis un chiffre qui parle, lisez mes comptes.

-- C'est affreux.

-- Ce serait plus affreux d'attendre ce que je vous annonce. Faites l'office d'un sage conseiller ; montez en carrosse, et courez chez monsieur le marquis.

-- À Paris ?

-- Non, à Versailles.

-- Moi ! dans cette société que voit mon mari ? jamais !

-- Écrivez, alors.

-- Lira-t-il seulement ma lettre ? Hélas ! quand j'écris pour le féliciter ou pour le souhaiter, il ne lit pas même ce que j'écris ; qu'en sera-t-il si je prends la plume de l'homme d'affaires ?

-- Qu'un ami fasse la démarche, alors ; moi, par exemple.

-- Vous ?

-- Oh ! voulez-vous dire qu'il ne m'écoutera pas ? que si fait, madame, il m'écoutera.

-- Vous le rendrez malade, Bonbonne.

-- Son médecin le guérira.

-- Vous le mettrez en colère, et la colère le tuera.

-- Non pas ; je tiens trop à ce qu'il vive. Si je le tuais, ce serait après lui avoir fait écrire un testament.

Et l'honnête homme se mit à éclater d'un gros rire qui fit mal à la marquise.

-- Bonbonne, en parlant ainsi, c'est moi que vous tuerez, murmura-t-elle.

Bonbonne lui prit la main avec respect.

-- Pardon, dit-il, je me suis oublié, madame la marquise ; ordonnez qu'on mette les chevaux à la voiture, je pars pour Versailles.

-- Ah ! Dieu soit loué ! Vous emporterez mon registre, et... tiens !

-- Qu'y a-t-il ?

-- Est-ce que déjà mes désirs ont été compris ?

-- Comment ?

-- Vous avez parlé de mon carrosse ?

-- Oui.

-- Le voici dans l'avenue du Mail.

-- Ah !

-- Livrée de la maison.

-- Ce sont les chevaux gris fer de monsieur le marquis.

-- Madame ! madame ! cria l'abbé V...

– Madame ! madame ! cria le père Delar.

-- Madame ! madame, crièrent vingt voix, dans les parterres, les communs et le parc.

-- Maman ! maman ! crièrent les enfants.

-- Monsieur le marquis ! oh ! mais, serait-il vrai ? murmura la marquise, lui à Grosbois, en ce jour !

-- Bonjour, madame, dit de loin le marquis dont le carrosse venait de faire halte et qui descendait joyeusement avec des gestes empressés.

-- Lui-même, sain de corps et allègre d'esprit ; merci, mon Dieu !

-- Merci, mon Dieu ! répétèrent les vingt voix qui avaient annoncé le maître et le père.

VIII
Serment de joueur

C'était bien le marquis lui-même ; il serra tendrement les deux enfants, qui avaient poussé un cri en le voyant, et il appuya sur la main de la marquise stupéfaite un baiser qui venait du cœur.

-- Vous, monsieur ! vous ! dit-elle, en s'emparant de son bras.

-- Moi ! mais ces enfants jouaient ou travaillaient ; je ne veux pas interrompre l'étude, encore moins le jeu.

-- Ah ! monsieur, pour le peu de temps qu'ils ont à vous voir, laissez-leur tout entière la joie de votre chère présence.

-- Dieu merci ! madame, ils me verront longtemps.

-- Longtemps, jusqu'à demain soir, est-il vrai ? Vous ne repartirez que demain soir ?

-- Encore mieux, madame.

-- Vous coucherez deux nuits à Grosbois ?

-- Deux nuits, quatre nuits, toujours.

-- Ah ! monsieur, qu'est-il donc arrivé ? s'écria vivement la marquise, sans s'apercevoir de ce qu'une pareille surprise pouvait renfermer pour monsieur de Chauvelin de reproches sur sa conduite passée.

Le marquis fronça un instant le sourcil, puis, tout à coup :

-- Est-ce que vous n'avez pas un peu prié Dieu de me ramener dans ma famille ? demanda-t-il en souriant.

-- Oh ! monsieur, toujours !

-- Eh bien ! madame, vous avez été exaucée ; il m'a semblé qu'une voix m'appelait ; j'ai obéi à cette voix.

-- Et vous quittez la cour ?

-- Je viens m'établir à Grosbois, interrompit le marquis en étouffant un soupir.

-- Chers enfants, moi, tous les vassaux, quel bonheur ! Ah ! monsieur, permettez-moi d'y croire, laissez-moi cette félicité.

-- Madame, votre satisfaction est un baume qui guérit toutes mes blessures. Mais, dites-moi, vous plaît-il que nous causions un peu ménage ?

-- Faites, faites, dit la marquise en lui serrant les mains.

-- Il me semble avoir vu de bien mauvais chevaux là-bas, au poteau de la demi-lune ; sont-ils à vous ?

-- Ce sont les miens, monsieur.

-- Des chevaux hors d'âge !

-- Monsieur, ce sont les chevaux que vous m'avez donnés à la naissance de votre fils.

-- Ils prenaient quatre ans et demi ; il y a neuf ans, ce sont des bêtes de quatorze ans ; fi !... pour vous, marquise, de semblables attelages !

-- Ah ! monsieur, quand je vais à la messe, ils trouvent encore le moyen de s'emporter.

-- J'en ai vu trois, ce me semble.

-- J'ai donné le quatrième, qui est plus vif, à mon fils, pour ses leçons.

-- Du manège à mon fils sur un cheval de carrosse ! marquise, marquise, quel cavalier ferez-vous là !

La marquise baissa les yeux.

-- Et puis, vous n'allez plus à quatre chevaux ? vous en avez huit, je crois, et deux de selle.

-- Oui, monsieur ; mais comme depuis votre absence, il n'y a plus chasse ni promenades d'apparat, j'ai pensé qu'une économie de quatre chevaux, de deux palefreniers et d'une sellerie, me donnerait six mille livres au moins par année.

-- Marquise, six mille livres, murmura monsieur de Chauvelin mécontent.

-- C'est la nourriture et l'entretien de douze familles, répliqua-t-elle.

Il lui prit la main.

-- Toujours bonne, toujours parfaite ! Ce que vous faites sur la terre, Dieu vous l'inspire toujours du haut du ciel. Mais la marquise de Chauvelin ne doit pas faire d'économies.

Elle leva la tête.

-- Vous voulez dire que je dépense beaucoup, fit-il ; oui, je dépense beaucoup d'argent, et vous, vous en manquez.

-- Je ne dis pas cela, monsieur.

-- Marquise, ce doit être la vérité. Noble et généreuse comme vous l'êtes, vous n'eussiez pas congédié des gens à moi sans nécessité. Un palefrenier renvoyé est un pauvre de plus. Vous avez manqué d'argent ; j'en parlerai à Bonbonne ; mais dès à présent, vous n'en manquerez plus ; ce que je dépensais à la cour, je le dépenserai à Grosbois ; au lieu de nourrir douze familles, vous en nourrirez deux cents.

-- Monsieur...

-- Et, Dieu merci ! j'espère qu'il restera du gain pour douze bons chevaux que j'ai, et qui, dès demain, viendront habiter vos écuries. N'avez-vous point parlé de réparer le château ?

-- Les appartements de réception auraient besoin d'être meublés à neuf.

-- Tout mon mobilier de Paris viendra cette semaine. Je donnerai deux fois à dîner par semaine... on chassera.

-- Vous savez, monsieur, que je crains un peu le monde, dit la marquise effrayée de revoir tous ces bruyants amis de Versailles qu'elle regardait comme les péchés capitaux de son mari.

-- Vous ferez vous-même les invitations, marquise. Maintenant Bonbonne vous donnera les livres ; vous aurez l'obligeance de fondre en une les dépenses de Paris et celles de Grosbois.

La marquise, folle de joie, essayait de répondre et ne le pouvait pas. Elle prenait les mains de monsieur de Chauvelin, les baisait, le sondait avec des yeux attendris jusqu'au fond de l'âme, et lui se laissait engourdir par cette chaude atmosphère de l'amour pur qui pénètre tout ce qu'il touche, et va porter la vie et le bien-être jusqu'aux plus froides extrémités.

-- Pensons à ces enfants, dit-il ; comment les gouvernez-vous ?

-- Très bien ; l'abbé est un homme d'esprit, il a de la profondeur dans les idées. Voulez-vous que je vous le présente ?

-- Présentez-moi toute la maison, oui, marquise.

La marquise fit un signe, et l'on vit venir sous l'allée sombre sous laquelle il avait accompagné les enfants, le jeune précepteur dont chaque main reposait sur l'épaule de ses élèves.

Il y avait dans la démarche, dans le doux balancement de ce jeune chêne entre les deux roseaux, quelque chose de suavement paternel qui plut beaucoup au marquis.

-- Monsieur l'abbé, dit la marquise, apprenez une bonne nouvelle. Voici monsieur le marquis, notre seigneur, qui veut bien se fixer parmi nous.

-- Loué soit Dieu ! répondit l'abbé. Mais, hélas ! monsieur, le roi serait-il mort ?

-- Non, grâce au ciel ! Mais j'ai dit adieu à la cour et au monde. Je reste ici avec mes enfants. Je m'ennuie de ne vivre que par l'esprit, par l'ambition ; je veux essayer un peu du cœur ; me voilà près de vous ; pour commencer monsieur l'abbé, êtes-vous content de vos élèves ?

-- Aussi content qu'il est possible de l'être, monsieur le marquis.

-- Tant mieux, faites-en des chrétiens, comme leur mère ; d'honnêtes gens comme leur aïeul, et...

-- Des gens d'esprit, de mérite et de talent comme leur père, dit l'abbé ; j'espère arriver à tout cela.

-- Vous êtes un homme précieux alors, l'abbé. Et toi, mon vieux Bonbonne, es-tu toujours grognon ? Quand j'avais leur âge, tu voulais déjà m'initier aux affaires. J'aurais dû te croire, je n'aurais pas autant besoin de tes lumières aujourd'hui.

Les enfants s'étaient réunis à danser sur l'herbe, avec toute l'insouciante gaieté de leur âge ; leur père les suivit d'un œil attendri et murmura, après un instant de silence :

-- Chers enfants, je ne vous quitterai plus.

-- Puissiez-vous dire vrai, monsieur le marquis ! répliqua derrière lui une voix grave et sonore.

Monsieur de Chauvelin se retourna et se trouva en face d'un moine en robe blanche, au visage sévère et calme, qui le salua à la manière des religieux.

-- Quel est ce saint père ? demanda-t-il à la marquise.

-- Le père Delar, mon confesseur.

-- Ah ! votre confesseur, répéta-t-il en pâlissant légèrement. Puis plus bas : j'ai besoin d'un confesseur, en effet, et monsieur est le bienvenu.

Le moine, adroit et usagé aux manières des grands, n'eut garde de relever ce propos ; mais il l'enregistra dans sa mémoire. Prévenu par l'intendant depuis quelques jours, il résolut de se charger de la négociation, et de ne pas laisser échapper une occasion aussi propice de faire les affaires de Dieu, celles de la marquise et les siennes peut-être.

-- Oserai-je vous demander des nouvelles du roi, monsieur le marquis ? demanda le moine.

-- Pourquoi cela, mon père ?

-- Le bruit s'est répandu que Louis XV allait bientôt rendre compte à Dieu de son règne. Ces bruits ne sont d'ordinaire que les précurseurs de la Providence. Sa Majesté ne vivra pas longtemps, croyez-moi.

-- C'est votre croyance, mon père ? demanda monsieur de Chauvelin, de plus en plus triste.

-- Il serait donc à désirer qu'il réparât tous ses scandales ; qu'il fit pénitence...

-- Monsieur, reprit vivement monsieur de Chauvelin, les confesseurs doivent attendre en silence qu'on les fasse appeler.

-- La mort n'attend pas, monsieur, et moi depuis longtemps j'attends un mot de vous, et il ne vient point.

-- Moi ! oh ! ma confession sera longue, mais elle n'est pas encore mûre.

-- La confession est tout entière dans le repentir, dans le regret d'avoir péché, et le plus grand de tous les péchés je viens de vous le dire, c'est le scandale.

-- Oh ! le scandale, tout le monde s'y prête. Il n'en est pas un d'entre nous qui ne fournisse matière à médisance. Le ciel ne pense pas nous punir de la méchanceté des autres.

-- Le ciel punit la désobéissance à ses lois, le ciel punit l'impertinence ; il nous envoie des avertissements ; si nous les négligeons, rien ne peut plus nous sauver.

Monsieur de Chauvelin ne répondit pas et se mit à réfléchir. La marquise, voyant la conversation engagée, se retira discrètement, priant Dieu de toute son âme qu'elle portât ses fruits. Après un long moment de silence pendant lequel le monde l'observait, monsieur de Chauvelin se retourna tout à coup vers lui.

-- Tenez, mon père, dit-il, vous avez raison, je me repens d'avoir été trop longtemps jeune, et je veux me confesser à vous, car, je le sens, je le sens, la mort est proche.

-- La mort ! Vous le croyez, et vous ne prenez aucune disposition à l'égard de votre âme, de votre fortune. Vous craignez de mourir, et vous ne songez point au testament indispensable dans la position que vous avez faite à vos héritiers. Pardon, monsieur le marquis, mon zèle et mon dévouement à votre illustre maison m'entraînent trop loin peut-être. Vous craignez de mourir, et vous n'êtes pas en état de paraître devant Dieu.

-- Puisse-t-il me faire miséricorde : Je suis né dans la religion chrétienne et je veux mourir en chrétien. Venez demain, je vous prie, nous continuerons cet entretien qui me rendra le repos de l'âme.

-- Demain ? pourquoi demain ? la mort ne recule ni ne s'arrête.

-- Dieu le veuille ! mais vous connaissez l'axiome du sage ; ne remets jamais au lendemain ce que tu peux faire la veille.

-- Je vous dois déjà de la reconnaissance ; j'étais abattu, vous m'avez relevé ; on ne peut pas tout faire à la fois, mon père.

-- Oh ! monsieur le marquis, reprit le moine en s'inclinant, il ne faut qu'une minute pour faire d'un coupable un pénitent ; d'un damné un élu ! si vous vouliez.

-- C'est bien, c'est bien, mon père, demain. Voici la cloche du dîner.

Il le congédia d'un geste et s'enfonça dans une allée. Le précepteur s'approcha du père Delar.

-- Qu'a donc monsieur le marquis ? je ne le reconnais plus ; il est anxieux, sombre, hagard, lui d'ordinaire si gai.

-- Il a le pressentiment de sa fin prochaine, et il songe à s'amender ; c'est une conversion magnifique et qui fera beaucoup d'honneur à mon couvent. Oh ! si le roi...

-- Ah ! ah ! l'appétit vient en mangeant, mon père, à ce qu'il paraît ; je crains toutefois que vos souhaits ne restent inutiles sous ce rapport. Sa Majesté est difficile à persuader, et d'ailleurs elle a ses convertisseurs ; on parle de monseigneur l'évêque de Senez comme d'un rude champion.

-- Oh ! le roi n'est pas si incrédule que vous le prétendez ; rappelez-vous donc la maladie de Metz et le convoi de madame de Châteauroux.

-- Oui, mais alors Louis XV était jeune, et il ne s'agissait pas d'expulser Jeanne Vaubernier, deux considérations qui changent terriblement la position. Enfin, vous avez le temps d'y songer, mon cher monsieur Delar ; en attendant, comme le dîner est sonné, il ne s'agit pas de faire attendre monsieur le marquis. Dieu merci ! il ne dîne pas si souvent avec nous.

Le dîner, auquel arrivèrent à temps le père Delar et l'abbé V... avait reçu en effet le père, la mère et les enfants. Jamais la marquise n'avait paru si gaie ; jamais elle n'avait déployé tant de soins pour faire les honneurs de sa table.

Le cuisinier s'était surpassé. Les beaux poissons des viviers, les fines volailles des cages, les plus savoureux fruits de la serre et des treilles rappelèrent au marquis le moindre désir pour le satisfaire, la plus petite contrariété pour la prévenir.

Mais le marquis perdit bien vite ce bel appétit dont il s'était vanté après son arrivée : la table lui paraissait déserte ; le silence plein de respect et de joie lui paraissait un morne silence. Peu à peu la tristesse envahit son cœur et son visage. Il laissa tomber sa main inerte près de l'assiette encore pleine, et oublia le verre où brillaient en diamants le vin d'Aï et en rubis le vin de Bourgogne vieux de trente années.

De la tristesse, le marquis en vint à l'abattement ; chacun suivait avec effroi ces progressions douloureuses de sa pensée.

Une larme s'échappa soudain de ses yeux ; elle arracha un soupir à la marquise. Il ne s'en aperçut pas.

-- J'ai réfléchi ! dit-il tout à coup à sa femme ; je veux être enterré, non à Boissy-Saint-Léger, comme mes père et mère, mais à Paris, dans l'église des Carmes de la place Maubert, avec mes ancêtres.

-- À propos de quoi cette réflexion, monsieur ? nous avons le temps d'y penser, je suppose, dit la marquise suffoquée de douleur.

-- Qui sait ? Qu'on appelle Bonbonne, qu'on lui dise de m'attendre dans mon grand cabinet. Je veux travailler avec lui une heure. Le père Delar m'en a montré la nécessité. Vous avez là un excellent confesseur, madame.

-- Je suis heureuse qu'il vous convienne, monsieur, vous pourrez vous adresser à lui en toute confiance.

-- Aussi, le ferai-je, et dès demain. Vous permettez, madame, je monte chez moi.

La marquise leva les yeux au ciel et le remercia dans une prière mentale ; elle suivit son mari du regard, lorsqu'il sortit avec Bonbonne, et, se tournant vers ses fils, elle leur dit :

-- Ce soir, mes enfants, demandez à Dieu d'inspirer à votre père le désir de se fixer tout à fait parmi nous ; qu'il le maintienne dans les dispositions où il se trouve à présent, et qu'il lui fasse la grâce de les mettre en pratique.

Une fois dans son cabinet :

-- Allons, mon vieux Bonbonne, dit le marquis, travaillons ; travaillons.

Et il secouait avec une ardeur fébrile tous les papiers, cherchant à les classer et à les reconnaître.

-- Là, là ! disait le vieillard ; puisque nous sommes en si bon chemin, mon cher maître, ne courons pas trop vite ; vous savez qu'à trop courir on perd son temps.

-- Le temps presse, Bonbonne. Je te dis que le temps presse.

-- Allons donc !

-- Je te dis que celui à qui Dieu envoie cette joie de se préparer pour le dernier voyage ne saurait jamais y travailler assez vite. Vite, Bonbonne, travaillons.

-- À ce métier-là, avec cette chaleur, monsieur, vous gagnerez une pleurésie, ou une congestion, ou une bonne fièvre, et, de cette façon, vous aurez réussi à ce que votre testament ne soit fait à propos.

-- Plus de délai. Où sont les comptes de l'avoir ?

-- Voici.

-- Et ceux de la dépense ?

-- Seize cent mille livres de déficit ? Diable !

-- Deux ans d'économies combleront le fossé.

-- Je n'ai pas deux ans d'économies à faire.

-- Oh ! vous, vous me rendriez fou ! Quoi, une santé pareille ?

-- Ne me disais-tu pas que le notaire avait rédigé un projet de testament fort habile, en ce qu'il assurait à mes fils la totalité des biens à leur majorité ?

-- Oui, monsieur, si vous abandonniez pendant six ans le quart du revenu des terres seules.

-- Voyons ce projet.

-- Le voici.

-- J'ai les yeux un peu bas. Veux-tu lire toi-même ?

Bonbonne se mit à lire chacun des articles ; le marquis témoignait de temps en temps une satisfaction vive.

-- Le projet est bon, dit-il enfin, d'autant plus qu'il laisse à madame de Chauvelin trois cent mille livres par année, le double de ce qu'elle a maintenant.

-- Vous approuvez donc ?

-- De tout point.

-- Je puis donc transcrire cet acte ?

-- Transcris-le.

-- Et puis, il faudra que vous lui donniez la validité par une reconnaissance de votre main et votre signature.

-- Fais vite, Bonbonne, fais vite !

-- Voilà que vous n'êtes plus même raisonnable. J'ai passé une demi-heure à vous lire cet acte, il faut une heure au moins pour le recopier.

-- Ah ! si tu savais comme j'ai hâte ! Tiens, dicte-moi, je vais tout écrire de ma main...

-- Pas du tout, monsieur, pas du tout, vous avez déjà les yeux tout rouges ; pour peu que vous continuiez un demi-quart d'heure, vous aurez la fièvre après la migraine qui va vous prendre.

-- Que faire pendant cette heure qui te semble nécessaire ?

-- Vous promener, prendre le bon air de la pelouse avec madame la marquise, et puis je vais tailler mes plumes, et gare au papier ! j'en abattrai plus à moi seul, je vous en réponds, que trois clercs de procureur.

Le marquis obéit avec une sorte de répugnance ; pourtant il se sentait lourd, agité.

-- Soyez donc calme, lui dit Bonbonne, est-ce que vous avez peur de ne pas avoir le temps de signer ? Une heure, vous dis-je ; que diantre ! monsieur le marquis, vous vivrez bien encore soixante et une minutes.

-- Tu as raison, reprit le marquis ; et il descendit ; la marquise l'attendait.

Le voyant plus calme, et d'une physionomie plus enjouée :

-- Eh bien ! dit-elle, avez-vous bien travaillé, monsieur ?

-- Oh ! oui, marquise, oui, du bon travail, dont vous et vos fils serez contents, je l'espère.

-- Tant mieux ! votre bras : promenons-nous ; les serres sont ouvertes ; voulez-vous que nous les visitions ?

-- Tout ce qui vous plaira, marquise, tout.

-- Et vous dormirez bien après cette promenade. Si vous saviez la joie de vos valets de chambre depuis qu'ils ont mis des draps à votre grand lit.

-- Marquise, je dormirai comme depuis dix ans cela ne m'était pas arrivé ; rien que d'y penser, j'en tressaille d'aise.

-- Vous croyez, n'est-ce pas, que vous ne vous ennuierez pas trop avec nous ?

-- Non, marquise, non.

-- Et que vous vous habituerez à nos campagnards ?

-- Oui, sans peine. Et si le roi, que je me repens d'avoir un peu rudoyé peut-être, si le roi m'oublie, il fait bien.

-- Le roi ? ah ! monsieur, dit tendrement la marquise ; vous venez de soupirer en parlant de Sa Majesté.

-- J'aime le roi, marquise, mais croyez bien...

Il n'acheva pas. Un bruit de fouet et les grelots d'un cheval lui coupèrent la parole.

-- Qu'est cela ? dit-il.

-- Un courrier, à qui on ouvre les grilles ; répondit la marquise, est-ce qu'il est de vous ?

-- Non ; c'est étrange. Un courrier que tout le monde salue, qu'on laisse entrer dans le parterre, ne peut venir que de la part...

-- De la part du roi ! murmura la marquise en pâlissant.

-- De par le roi ! cria le courrier d'une voix haute.

-- Le roi !

Et M. de Chauvelin se précipita au-devant de ce courrier, qui déjà avait remis sa lettre au maître d'hôtel.

-- Une lettre du roi, hélas ! fit la marquise au père Delar, que le bruit de cette missive avait amené comme les autres.

Le marquis offrit au courrier du vin dans un gobelet d'argent, honneur que justifiait le respect accordé par tout gentilhomme à la royauté, même représentée par un valet. Il ouvrit cette lettre ; elle contenait ce qui suit, de la propre main du monarque :

Mon ami, depuis vingt-quatre heures à peine vous êtes parti, et il me semble que je ne vous ai pas vu depuis des mois. Les vieilles gens qui s'aiment ne doivent point se séparer. Auront-ils le temps de se rejoindre ? Je suis triste à la mort. J'ai besoin de vous ; venez, ne me privez pas d'un ami, sous prétexte de vouloir défendre ma couronne. C'est la plus sûre manière de l'attaquer, au contraire, et, tant que vous la soutiendrez par votre présence, je la sentirai plus que jamais. Que je vous trouve demain à mon lever, ce sera le signal d'un heureux jour.

Votre très affectionné.

-- Le roi me rappelle, dit Chauvelin tout ému. Il faut que je parte à l'instant, il ne peut se passer de moi. Qu'on attelle !

-- Oh ! répondit la marquise, si tôt, après tant de douces promesses.

-- Vous aurez bientôt de mes nouvelles, madame.

-- Monsieur le marquis, ma copie est faite ! s'écria Bonbonne qui accourait de loin.

-- Bien ! bien !

-- Et il n'y a plus qu'à relire et à signer.

-- Je n'ai pas le temps. Plus tard.

-- Plus tard ! Mais rappelez-vous ce que vous disiez tout à l'heure.

-- Je le sais, je le sais.

-- Plus de délai.

-- Le roi ne peut attendre.

-- Mais vous oubliez vos enfants, vous oubliez le sort de votre famille.

-- Je n'oublie rien, Bonbonne, mais je dois partir et je pars. Mes enfants, l'avenir de ma famille, ah ! songez-y, Bonbonne, cela est tout assuré.

-- Une signature, rien qu'une signature.

-- Vois-tu, mon vieil ami, dit le marquis, radieux de joie, je suis si décidé à mettre en règle cette affaire, que si je mourais avant d'avoir signé, je te jure de revenir ici de l'autre monde, et c'est loin, tout exprès pour donner ma signature. Te voilà tranquille, à présent ; adieu.

Et, embrassant à la hâte ses enfants et sa femme, oubliant tout ce qui n'était pas le roi et la cour, il s'élança, rajeuni de vingt ans, dans son carrosse, qui l'entraîna vers Paris.

La marquise et tout ce monde de gens si heureux naguère restèrent sombres, abandonnés, muets de désespoir, près de la grille.

IX
Vénus et Psyché

Le lendemain de son message à Grosbois, le premier mot de Louis XV fut pour demander le marquis de Chauvelin et son premier regard pour chercher s'il était là.

Le marquis était arrivé dans la nuit, et se trouvait au petit lever.

-- À la bonne heure, dit le roi, vous voilà, marquis ; mon Dieu ! que votre absence a donc été longue !

-- Sire, c'est la première, et ce sera la dernière ; si je vous quitte maintenant, ce sera pour toujours... Mais le roi est bien bon de trouver mon absence longue. Je ne suis resté que vingt-quatre heures loin de lui.

-- Vous croyez, cher ami ; en ce cas, c'est cette diable de prédiction qui me corne aux oreilles ; de sorte que, ne vous voyant pas à votre poste ordinaire, je me suis figuré que vous étiez mort, et vous mort, vous comprenez ?...

-- Parfaitement, sire.

-- Mais ne parlons plus de cela. Vous voilà, c'est l'essentiel. Il est vrai que la comtesse nous garde un peu rancune ; à vous, pour lui avoir dit ce que vous lui avez dit, à moi, pour vous avoir rappelé après un pareil outrage ; mais ne prenez nul souci de cette mauvaise humeur, le temps arrange tout, et le roi aidera le temps.

-- Merci, sire.

-- Voyons, qu'avez-vous fait pendant votre exil ?

-- Imaginez-vous, sire, que j'ai failli me convertir.

-- Je comprends, vous commencez à vous repentir d'avoir chanté les sept péchés mortels.

-- Oh ! si je n'avais fait que les chanter !

-- Mon cousin de Conti m'en parlait encore hier, et il en était ravi.

-- Sire, j'étais jeune alors, et les impromptus me semblaient faciles... J'étais là, à l'Île-Adam, seul avec sept femmes charmantes. Monsieur le prince de Conti chassait ; moi, je restais au château ; et je leur fis... des vers. Ah ! c'était un beau et bon temps, sire.

-- Marquis, me prenez-vous pour votre confesseur, et est-ce là votre repentir ?

-- Mon confesseur, ah ! oui. Votre Majesté a raison, j'avais justement donné rendez-vous pour ce matin à un camaldule de Grosbois.

-- Oh ! le pauvre homme, quelle occasion de s'instruire, il a manqué là ! Lui eussiez-vous tout dit, Chauvelin ?

-- Tout absolument, sire.

-- Alors ! la séance eût été longue.

-- Eh ! mon Dieu ! sire, outre mes péchés à moi, j'ai tant de péchés aux autres sur ma conscience, j'en ai tant surtout à...

-- À moi, n'est-ce pas ? Ceux-là, Chauvelin, je vous dispense de les avouer, on ne confesse que soi.

-- Cependant, sire, le péché est terriblement épidémique à la cour. Je ne fais que d'arriver, et déjà l'on m'a parlé d'une aventure étrange.

-- Une aventure, Chauvelin, et sur le compte de qui l'a-t-on mise, cette aventure ?

-- Parbleu ! ce doit être sur le mien.

-- Ou bien sur celui de...

-- Ou bien sur celui de la comtesse Du Barry, n'est-ce pas ?

-- Vous avez deviné, sire.

-- Comment ! la comtesse Du Barry a péché ? contez-moi cela tout de suite.

-- Tout de suite, sire ?

-- Oui. Vous savez, les rois n'aiment pas attendre.

-- Peste ! sire, c'est grave.

-- Bah ! Aurait-elle eu encore quelque contestation avec ma petite bru ?

-- Sire, je ne dis pas non.

-- Ah ! la comtesse finira par se brouiller avec la dauphine, et alors, ma foi !...

-- Sire, je crois que madame la comtesse est à cette heure toute brouillée.

-- Avec la dauphine ?

-- Non ; mais avec une autre petite bru à vous.

-- Avec la comtesse de Provence ?

-- Justement.

-- Bon ! me voilà dans de beaux draps ? Voyons, Chauvelin...

-- Sire ?

-- Et c'est la comtesse de Provence qui se plaint ?

-- On dit que oui.

-- Alors le comte de Provence va faire des vers abominables sur cette pauvre comtesse. Elle n'a qu'à se bien tenir, elle sera flagellée de bonne façon.

-- Sire, ce sera tout simplement un prêté pour un rendu.

-- Plaît-il ?

-- Figurez-vous que madame la marquise de Rosen...

-- Cette charmante petite brune, amie de la comtesse de Provence ?

-- Oui, que Votre Majesté a beaucoup regardée depuis un mois.

-- Oh ! on m'en a grondé assez en certain lieu, marquis ! eh bien ?

-- Qui vous a grondé, sire ?

-- Pardieu ! la comtesse.

-- Eh bien ! sire, la comtesse vous a grondé, vous, c'est bien ; mais, de l'autre côté, elle a mieux fait que de gronder.

-- Expliquez-vous, marquis ; vous m'effrayez.

-- Dame ! sire, effrayez-vous ; je ne vous en empêche pas.

-- Comment, c'est donc grave ?

-- Très grave.

-- Parlez.

-- Il paraît que...

-- Que ?

-- Voyez-vous sire, c'est plus difficile à dire que cela n'a été difficile à faire.

-- Vous m'effrayez réellement, marquis. Jusqu'ici, j'ai cru que vous plaisantiez. Mais s'il y a une gravité réelle, voyons, parlons sérieusement.

En ce moment le duc de Richelieu entra.

-- Du nouveau ! et d'où vient ce nouveau, mon cher duc ? demanda le roi.

Le roi regarda autour de lui et vit le marquis de Chauvelin riant sous cape.

-- Tu ris, sans cœur, lui dit-il.

-- Sire, l'orage va cesser ; je vois cela aux airs tristes de monsieur de Richelieu.

-- Vous vous trompez, marquis ; j'ai annoncé du nouveau, c'est vrai ; mais je ne me charge pas de le dire.

-- Mais, enfin, comment le saurais-je ce nouveau ?

-- Un page de madame de Provence est dans votre antichambre avec une lettre de sa maîtresse ; que votre Majesté donne ses ordres.

-- Oh ! oh ! dit le roi, qui n'aurait pas été fâché de tout faire retomber sur monsieur ou madame de Provence qu'il n'aimait point, depuis quand les fils ou les femmes des fils de France écrivent-ils au roi au lieu de se présenter à son lever ?

-- Sire, probablement la lettre donne à Votre Majesté la raison de ce manque d'étiquette.

-- Duc, prenez cette lettre, et donnez-la-moi.

Le duc s'inclina, sortit et rentra une seconde après, la lettre à la main.

Puis la remettant au roi :

-- Sire, dit-il, n'oubliez pas que je suis l'ami de madame Du Barry, et que d'avance, je me constitue son avocat.

Le roi regarda Richelieu, ouvrit la lettre, et fronça visiblement le sourcil en parcourant les détails qu'elle contenait.

-- Oh ! murmura-t-il, pour cette fois, c'est trop fort ; et vous vous êtes chargé d'une mauvaise cause, duc. En vérité, madame Du Barry est folle.

Puis, se retournant vers les officiers :

-- Qu'on se présente à l'instant même de ma part, chez madame de Rosen ; que l'on prenne de ses nouvelles, et qu'on lui dise que je la reverrai immédiatement après mon lever, avant d'aller à la messe. Pauvre marquise ! chère petite femme !

Chacun se regarda. Un nouvel astre se levait-il à l'horizon de la faveur ?

Rien de plus possible, en somme. La marquise était une jeune et jolie femme. Nommée depuis un an dame pour accompagner madame de Provence, elle s'était liée avec la favorite, se trouvait dans tous ses particuliers, où le roi l'avait vue souvent. Mais, sur les observations de la princesse, qui se trouvait blessée de cette intimité, elle cessa tout à coup ses relations, ce dont madame Du Barry s'était montrée fort contrariée.

Voilà ce que la cour en savait. Cette lettre, dont tout le monde ignorait le contenu, avait eu une grande influence sur le roi ; il parut soucieux pendant tout le reste du lever, adressa à peine la parole à quelques familiers, pressa les étiquettes et congédia ses entrées plus tôt qu'à l'ordinaire, après avoir enjoint à monsieur de Chauvelin de ne pas s'éloigner.

La cérémonie du lever terminée, tout le monde sortit, et comme on prévint Sa Majesté que madame de Rosen attendait, il donna l'ordre de l'introduire.

Madame de Rosen fit une entrée des plus pathétiques ; elle était tout en larmes et vint s'agenouiller devant le roi.

Le roi la releva.

-- Pardonnez-moi, sire, dit-elle, d'avoir usé d'une auguste influence pour parvenir jusqu'à Votre Majesté ; mais en vérité, j'étais si désespérée.

-- Oh ! je vous pardonne de grand cœur, madame, et je sais gré à mon petit-fils de vous avoir fait ouvrir une porte qui, à partir de ce moment, vous reste tout ouverte. Mais venons au fait... à la chose principale.

La marquise baissa les yeux.

-- Je suis pressé, continua le roi ; on m'attend pour la messe. Ce que vous m'écrivez est-il bien vrai ? La comtesse se serait-elle en effet permis de vous... ?

-- Oh ! vous m'en voyez rouge de honte, sire. Je viens demander justice au roi. Jamais femme de qualité n'a été traitée de la sorte.

-- Quoi ! vraiment, demanda le roi, souriant malgré lui, traitée comme une enfant désobéissante, sans en rien rabattre ?

-- Oui, sire, par quatre femmes de chambre, en sa présence, dans son boudoir, répondit la jeune femme en baissant les yeux.

-- Peste ! reprit le roi, auquel ce détail fit naître une foule d'idées, la comtesse ne s'est pas vantée de ce projet-là. Puis avec l'œil d'un satyre : Et comment cela s'est-il passé ? dites-moi marquise.

– Sire, reprit la pauvre femme, de plus en plus rougissante, elle m'a invitée à déjeuner. Je me suis excusée sur mon peu de liberté, sur mon service qui m'appelle dès huit heures du matin chez Son Altesse royale ; elle m'a fait répondre de venir à sept, qu'elle ne me retiendrait pas longtemps ; et en effet, sire, j'en sors depuis une demi-heure.

-- Vous pouvez être tranquille, madame, je m'expliquerai avec la comtesse, et justice vous sera rendue ; mais, dans votre propre intérêt, je vous engage à ne pas trop ébruiter l'aventure ; que votre mari surtout n'en sache rien. Les maris sont bégueules en diable sur ces choses-là.

-- Oh ! le roi doit bien penser que, pour mon compte, je saurai me taire ; mais mon ennemie, mais la comtesse, je suis bien sûre que déjà elle s'est vantée à ses plus intimes de ce qu'elle vient de faire, et demain toute la cour saura... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Et la marquise cacha sa tête dans ses mains, au risque d'étendre son rouge avec ses larmes.

-- Rassurez-vous, marquise, dit le roi ; la cour ne saurait avoir un plus joli jouet que vous. Et si l'on en parle, ce sera par envie, comme autrefois dans l'Olympe on parla de la même aventure arrivée à Psyché. J'en sais parmi nos collets montés qui ne s'en consoleraient pas si facilement que vous pouvez vous en consoler ; vous, marquise, vous n'aviez rien à y perdre.

La marquise fit une révérence et rougit plus encore, si la chose était possible.

Le roi regardait cette rougeur et dévorait ces larmes.

-- Voyons, dit-il, retournez chez vous, essuyez ces jolis yeux ; ce soir, au jeu, nous arrangerons tout cela, c'est moi qui vous le promets.

Et avec cette galanterie et cette bonne façon particulières à sa race, le roi reconduisit la jeune femme jusqu'à la porte, où il fallut traverser la foule des courtisans, étonnés et intrigués au possible.

Le duc d'Ayen, capitaine des gardes du corps de service, s'approcha du roi et s'inclina devant lui en silence, pour attendre ses ordres.

-- À la messe, duc d'Ayen, à la messe, maintenant que j'ai fini mon métier de confesseur, dit le roi.

-- Une aussi jolie pénitente ne peut avoir commis que de jolis péchés, sire.

-- Hélas ! la pauvre enfant ! ce ne sont pas les siens qu'elle expie, poursuivit le roi, en marchant le long de la grande galerie pour se rendre à la chapelle.

Le duc d'Ayen le suivait à un pas en arrière, assez près pour l'entendre et lui répondre, mais sans se trouver sur la même ligne, suivant l'étiquette.

-- On serait heureux d'être son complice, même pour un crime, crime d'amour, bien entendu, sire.

-- Son péché, c'est celui de la comtesse.

-- Oh ! pour ceux-là, le roi les sait tous.

-- Sans doute, cette bonne comtesse, on la calomnie. Elle est extravagante, folle même, comme dans l'occasion dont il s'agit, et pour laquelle je la tancerai, mais elle a un cœur excellent ; on aura beau m'en dire du mal, je ne le croirai pas. Parbleu ! je sais bien que je ne suis pas son premier amant et que, dans ses bonnes grâces, je succède à Radix de Sainte-Foy.

-- Oui, sire, riposta le duc, avec sa malice ordinaire, enveloppée sous les formes les plus exquises, comme Votre Majesté a succédé à Pharamond.

Le roi, malgré tout son esprit, n'était pas de force contre ce rude jouteur, à moins de se fâcher. Il en sentit le ridicule, et fit semblant de ne pas comprendre. Il se hâta d'adresser la parole à un chevalier de Saint-Louis qu'il trouva sur son passage. Louis XV était débonnaire et facile ; il passait beaucoup de licences à ses familiers et, pourvu qu'on l'amusât, il faisait bon marché du reste. Le duc d'Ayen, surtout, était en possession de dire tout ce qu'il avait la fantaisie de raconter. Madame Du Barry, toute-puissante, n'avait jamais songé à le combattre ; son nom, sa position, son esprit, d'abord, lui semblaient inattaquables.

Pendant la messe, le roi eut des distractions : il songeait à la tempête qu'amènerait la nouvelle frasque de madame Du Barry, si elle arrivait aux oreilles de monsieur le dauphin. Ce prince avait justement, la veille, tancé la comtesse, qui, malgré lui, avait fait avoir au vicomte Du Barry, son neveu, une place d'écuyer dans sa maison.

-- Qu'il ne s'approche pas de moi, avait dit le dauphin, ou je le fais chasser par mes gens.

Certes, ces dispositions n'annonçaient pas d'indulgence pour la plaisanterie grossière que s'était permise la comtesse. Louis XV sortit donc de la chapelle assez embarrassé. Avant de se rendre au conseil, il passa chez madame la dauphine ; il la trouva merveilleusement ajustée, et coiffée d'un bec de diamants admirablement monté.

-- Vous avez là, madame, un magnifique bijou, dit le roi.

-- Vous trouvez, sire ? Comment Votre Majesté ne le connaît-elle pas ?

-- Moi ?

-- Sans doute, puisque Votre Majesté a donné l'ordre qu'on l'apportât chez moi.

-- Je ne sais ce que vous voulez dire.

-- Cependant, c'est un fait très facile à éclaircir. Hier, un bijoutier est venu au château de Versailles avec ce joyau fleurdelisé et orné de la couronne de France, commandé par Votre Majesté. Puisque Dieu nous a enlevé la reine, j'avais seule le droit, a-t-il cru, de porter cette parure. C'est donc à moi qu'il l'a offerte, d'après vos ordres et selon votre intention, sans doute.

Le roi rougit et ne répondit rien.

-- Voilà encore qui est de mauvais augure, pensa-t-il. La comtesse avait bien à faire de me donner un nouvel embarras, avec sa sotte histoire de la marquise. Viendrez-vous ce soir au jeu, madame ? poursuivit-il tout haut.

-- Si Votre Majesté me l'ordonne.

-- Ordonner à vous, ma fille ! Je vous en prie, vous me ferez plaisir.

Madame la dauphine s'inclina froidement. Le roi vit qu'il ne parviendrait pas à la dérider ; il prétexta un conseil et sortit.

-- Mes enfants ne m'aiment pas, dit-il au duc d'Ayen, qui ne l'avait pas quitté.

-- Le roi est dans l'erreur. Je puis assurer à Votre Majesté qu'elle est au moins aussi chérie de ses augustes enfants qu'elle les aime elle-même.

Louis XV comprit l'épigramme et ne le montra point. C'était de sa part, un parti pris. Il eût fallu exiler le duc d'Ayen dix fois par jour, et le roi, d'après l'ennui que lui avait causé l'absence de monsieur de Chauvelin, comprenait mieux que jamais combien la présence des courtisans préférés lui était indispensable.

-- Bah ! disait-il, ils auront beau me chatouiller, ils ne m'écorcheront pas. Cela durera autant que moi, et mon successeur s'en tirera comme il pourra.

Étrange insouciance, dont le malheureux Louis XVI devait porter si fatalement la peine !

X
Le jeu du roi

En entrant chez la comtesse, qu'il comptait gourmander, le roi fut accueilli par un visage de mauvaise humeur, derrière lequel il sentit gronder une colère sourde, toute prête à éclater.

Louis XV était faible. Il craignait les scènes, qu'elles vinssent de ses filles, de ses petits-fils, de ses belles-filles ou de sa maîtresse, et cependant, comme tous les hommes placés entre leur maîtresse et leur famille, il s'exposait sans cesse à en avoir.

Ce jour-là, il voulut prévenir la lutte qui se préparait, en se donnant un auxiliaire.

Aussi, après avoir jeté sur la comtesse ce coup d'œil qui lui avait suffi pour consulter le baromètre de sa bonne humeur, il arrondit son regard tout autour de lui.

-- Où est Chauvelin ? demanda-t-il.

-- Monsieur de Chauvelin, sire ? fit la comtesse.

-- Oui, monsieur de Chauvelin.

-- Mais il me semble, et vous le savez mieux que personne, que ce n'est point à moi qu'il faut demander des nouvelles de M. de Chauvelin, sire.

-- Et pourquoi cela ?

-- Mais parce qu'il n'est pas de mes amis ; et que n'étant pas de mes amis, il est tout simple que vous le cherchiez ailleurs que chez moi.

-- Je lui avais dit de venir m'y attendre, chez vous.

-- Eh bien ! il se sera dispensé d'obéir aux ordres du roi, et, ma foi !... il aura aussi bien fait de vous désobéir, que de venir, comme il a fait la dernière fois, pour me dire des injures.

-- C'est bien, c'est bien, je veux que l'on se raccommode, dit le roi.

-- Avec monsieur de Chauvelin ? demanda la comtesse.

-- Avec tout le monde, morbleu !

Puis, se retournant vers la sœur de la comtesse, qui faisait semblant d'aligner des magots sur une console :

-- Chon, dit-il.

-- Sire.

-- Venez çà, ma fille.

Chon s'approcha du roi.

-- Faites-moi le plaisir, petite sœur, de donner l'ordre qu'on m'aille chercher Chauvelin tout de suite.

Chon s'inclina, et sortit pour obéir au roi.

Madame Du Barry fit un mouvement de tête et tourna le dos à Sa Majesté.

-- Eh bien ! qu'y a-t-il là-dedans qui vous contrarie, comtesse ? demanda le roi.

-- Oh ! je comprends, répondit celle-ci, que monsieur de Chauvelin jouisse de toute votre faveur, et que vous ne pussiez vous passer de lui ; il est désireux de vous plaire, et respecte tant ceux que vous aimez.

Louis sentit que l'orage s'approchait. Il voulut couper la trombe par un coup de canon.

-- Chauvelin, dit-il, n'est pas le seul qui manque au respect dû à moi et à ce qui m'appartient.

– Oh ! je le sais de reste, s'écria madame Du Barry, vos Parisiens, votre parlement, vos courtisans même, sans compter ceux que je ne veux pas nommer, manquent au roi, et cela à l'envi, à plaisir, à qui mieux mieux.

Le roi regarda l'impertinente jeune femme avec un sentiment qui n'était pas exempt de pitié.

-- Savez-vous, comtesse, dit-il, que je ne suis pas immortel, et que vous jouez un jeu à vous faire mettre à la Bastille ou chasser du royaume, dès que j'aurai fermé les yeux ?

-- Ah bah ! fit la comtesse.

-- Oh ! ne riez pas, c'est comme je vous le dis.

-- En vérité, sire, et comment cela ?

-- Je vais en deux mots aborder la question.

-- J'attends l'abordage, sire.

-- Qu'est-ce que cette histoire de la marquise de Rosen, et quelle liberté de mauvais goût avez-vous prise avec la pauvre femme ? Oubliez-vous qu'elle a l'honneur d'appartenir à madame la comtesse de Provence ?

-- Moi, sire ! Non, certes.

-- Eh bien ! répondez-moi, alors. Qu'est-ce que cette punition de petite fille que vous vous êtes permis de lui infliger, à la marquise de Rosen ?

-- Moi, sire ?

-- Eh oui ! vous, dit le roi impatienté.

-- Ah ! par exemple ! s'écria la comtesse, je ne m'attendais pas à être blâmée pour avoir exécuté les ordres de Votre Majesté.

-- Mes ordres !

-- Certainement. Le roi daigne-t-il se rappeler ce qu'il m'a répondu quand je me suis plainte à lui de l'impolitesse de la marquise ?

-- Ma foi ! non. Je ne sais plus, moi.

-- Eh bien ! le roi m'a dit : Que voulez-vous, comtesse, la marquise est une enfant à laquelle il faudrait donner le fouet.

-- Eh ! morbleu ! ce n'était pas une raison pour le faire, s'écria le roi, rougissant malgré lui car il se rappelait avoir dit, mot pour mot, les paroles que la marquise venait de lui citer.

-- Eh bien ! dit la comtesse, les moindres désirs de Votre Majesté étant des ordres pour sa très haute servante, elle s'est empressée d'exécuter celui-là comme les autres.

Le roi ne put s'empêcher de rire du sérieux imperturbable de la comtesse.

-- C'est donc moi qui suis le coupable ? demanda-t-il.

-- Sans doute, sire.

-- Alors, c'est à moi d'expier la faute.

-- Apparemment.

-- Soit. En ce cas, comtesse, vous inviterez de ma part la marquise à souper, et vous mettrez sous sa serviette le brevet de colonel, que son mari sollicite depuis six mois et que je ne lui eusse certes pas donné de sitôt sans cette circonstance ; de cette façon l'injure est réparée.

-- C'est très bien ! voilà pour l'injure de la marquise. Et maintenant la mienne.

-- Comment, la vôtre ?

-- Oui, qui la réparera ?

-- Quelle injure vous a été faite ? je vous prie.

-- Oh ! c'est charmant, faites donc l'étonné.

-- Je ne le fais pas, chère amie, je le suis très franchement et très sérieusement.

-- Vous venez de chez madame la dauphine, n'est-ce pas ?

-- Oui.

-- Alors vous savez très bien le tour qu'elle m'a joué.

-- Non, sur ma parole ! dites.

-- Eh bien ! hier, mon bijoutier nous rapportait en même temps, à elle une rivière, et à moi un bec de diamants.

-- Après ?

-- Après ?

-- Oui.

-- Eh bien ! après ? après avoir pris sa rivière, elle a demandé à voir mon bec.

-- Ah ! ah !

-- Et comme mon bec avait pour ornement des fleurs de lis, elle a dit : « Vous vous trompez, mon cher monsieur Boehmer, ce bec de diamants n'est point pour la comtesse, mais pour moi, et la preuve, c'est que voilà les trois fleurs de lis de la France, que depuis la mort de la reine moi seule ai le droit de porter. »

-- De sorte que...

-- De sorte que le joaillier, intimidé, n'a pas osé résister à l'ordre que lui a donné madame la dauphine de laisser le bec de diamants, et est accouru me dire que mon diadème était resté accroché en route.

-- Eh bien ! que voulez-vous que j'y fasse, comtesse ?

-- Tiens ! je veux que vous me fassiez rendre mon bec, donc.

-- Vous faire rendre votre bec ?

-- Sans doute.

-- Par la dauphine ? Vous êtes folle, ma chère.

-- Comment ! je suis folle ?

-- Oui : je vous en donnerai un autre plutôt.

-- Ah ! bon ! je n'ai qu'à compter là-dessus.

-- Foi de gentilhomme ! Je vous le promets.

-- Bon ! et je l'aurai dans un an, dans six mois au plus tôt ; comme c'est amusant !

-- Madame, ce retard sera votre avertissement.

-- Mon avertissement, et à quel endroit ?

-- À l'endroit d'être moins ambitieuse à l'avenir.

-- Ambitieuse, moi ?

-- Sans doute, vous savez bien ce qu'a dit monsieur de Chauvelin l'autre jour.

-- Bon, votre Chauvelin, il ne dit que des sottises.

-- Mais enfin, qui vous avait autorisée à porter les armes de France ?

-- Allons donc, qui m'a autorisée ? vous.

-- Moi ?

-- Oui, vous ! Le gredin que vous m'avez donné l'autre jour les portait bien sur son collier, pourquoi donc ne les porterais-je pas sur ma tête, moi ? Mais je sais d'où vient cela, on me l'a dit.

-- Que vous a-t-on dit encore ? voyons.

-- Vos projets, parbleu !

-- Eh bien ! comtesse, dites-moi mes projets ; parole d'honneur ! cela me ferait plaisir de les savoir.

-- Nierez-vous qu'il ne soit question de vous marier avec la princesse de Lamballe, et que monsieur de Chauvelin et toute la clique du dauphin et de la dauphine vous poussent à ce mariage ?

-- Madame, répondit sévèrement le roi, je ne nierai point qu'il n'y ait du vrai dans ce que vous dites, et j'ajouterai même que je pourrais plus mal faire ; vous le savez mieux que moi, vous, comtesse, qui m'avez fait sonder sur un autre mariage.

Ce mot ferma la bouche de la comtesse, qui s'assit de mauvaise humeur, à l'autre bout du cabinet, et cassa deux magots.

-- Ah ! Chauvelin avait raison, murmura le roi, la couronne est mal aux mains des amours.

Il y eut un moment de bouderie silencieuse, pendant lequel mademoiselle Du Barry rentra.

-- Sire, dit-elle on ne trouve monsieur de Chauvelin nulle part ; on le croit enfermé chez lui, mais j'ai eu beau aller moi-même sonner et solliciter à sa porte, il refuse de répondre.

-- Oh ! mon Dieu ! s'écria le roi, lui est-il arrivé quelque accident ? est-il malade ? vite, vite, que l'on enfonce la porte !

-- Oh ! non, sire, il n'est point malade, répondit aigrement la comtesse, car, en quittant le prince de Soubise et mon frère Jean dans le salon de l'Oeil-de-Bœuf, il a annoncé qu'il travaillerait toute la journée à des affaires urgentes, mais qu'il ne manquerait pas de se retrouver ce soir au jeu de Votre Majesté.

Le roi profita de ce retour de la comtesse, qui ouvrait une espèce d'armistice.

-- Il écrit sa confession, peut-être, dit-il, pour l'édification de son camaldule.

Puis, se retournant vers la comtesse :

-- À propos, comtesse, dit-il, savez-vous que la médecine de Bordeu fait merveille ? Savez-vous que je n'en veux plus d'autre ? Loin du Bonnard et du Lamartinière avec tous leurs régimes ! celui-là me rajeunira, sur ma parole !

-- Bah ! sire, dit Chon, qu'a donc Votre Majesté à parler éternellement de vieillesse ? Eh ! mon Dieu ! Votre Majesté n'a-t-elle pas l'âge de tout le monde ?

-- Allons, bien ! s'écria le roi, vous voilà comme ce grand bélître de d'Aumont, à qui je me plains l'autre jour de n'avoir plus de dents, et qui me répond en me montrant un râtelier de crocheteur : « Eh ! sire, qui est-ce donc qui a des dents ? »

-- Moi, dit la comtesse ; et je vous préviens même que je vous mordrai ; et jusqu'au sang, si vous continuez à me sacrifier ainsi à tout le monde.

Et elle revint s'asseoir près du roi, en lui montrant une rangée de perles dans lesquelles il était impossible de voir une menace.

Aussi le roi, bravant la morsure, approcha ses lèvres des belles lèvres rosées de la comtesse, laquelle fit un signe à Chon ; Chon ramassa les morceaux des deux magots.

-- Bon ! dit-elle, tout ce qui tombe dans le fossé, c'est pour le soldat.

Et jetant un dernier coup d'œil sur le roi et la comtesse :

-- Décidément, dit-elle tout bas, je crois que Bordeu est un grand homme.

Et elle sortit, laissant sa sœur en voie de raccommodement.

Le soir, à six heures, le jeu du roi commença. Monsieur de Chauvelin avait tenu sa promesse et s'y trouvait un des premiers. La comtesse, de son côté, arriva en grand habit, à cause de la présence de la dauphine, que l'on savait devoir s'y trouver.

Le marquis et la comtesse se rencontrèrent et se saluèrent de l'air le plus aimable.

-- Mon Dieu ! monsieur de Chauvelin, dit la comtesse avec un de ces sourires à deux tranchants que les courtisans aiguisent si bien, comme vous voilà rouge ! on dirait que vous allez avoir une attaque d'apoplexie. Marquis, marquis, voyez Bordeu ! hors de Bordeu, pas de salut.

Puis, se retournant vers le roi avec un de ces sourires à faire damner un pape :

-- Demandez plutôt au roi, dit-elle.

Monsieur de Chauvelin s'inclina.

-- Je n'y manquerai certes pas, madame.

-- Et c'est un devoir de sujet fidèle que vous remplirez ; il faut soigner votre santé, mon cher marquis, puisque vous ne devez précéder que de deux mois...

-- Je voudrais au contraire que ce fût à moi à vous précéder, dit le roi, car vous seriez sûr de cent ans de vie, Chauvelin. Je ne puis donc que vous renouveler le conseil de la comtesse : prenez Bordeu, mon ami, prenez Bordeu.

-- Sire, quelle que soit l'heure marquée pour ma mort, et Dieu seul connaît l'heure de la mort de chaque homme, j'ai promis au roi de mourir à ses pieds.

-- Fi donc ! Chauvelin, il y a des promesses que l'on fait, mais que l'on ne tient pas ; demandez plutôt à ces dames ; mais si vous êtes si triste que cela, mon cher ami, c'est nous qui mourrons de chagrin rien qu'à vous regarder. Voyons, Chauvelin, jouons-nous ce soir ?

-- Comme Votre Majesté voudra.

-- Voulez-vous me gagner une partie d'hombre ?

-- Aux ordres du roi.

On se plaça devant les tables.

Monsieur de Chauvelin et le roi se placèrent l'un en face de l'autre, à une table particulière.

-- Ah, çà ! Chauvelin, attention, dit le roi, soyez prêt à la riposte ; si vous êtes malade, je ne me suis jamais si bien porté, moi. Je veux être d'une gaieté folle ; surtout tenez bien votre argent ; j'ai un miroir à payer à Rotiers, et un bec de diamants à Boehmer.

Madame Du Barry se pinça les lèvres.

Mais, au lieu de répondre, le marquis se souleva péniblement sur sa chaise.

-- Sire, il fait bien chaud, murmura-t-il.

-- C'est vrai, répliqua le roi, qui, au lieu de s'irriter comme eût fait Louis XIV de cette infraction aux lois de l'étiquette, tourna la difficulté en égoïste : oui, Chauvelin, il fait bien chaud, Dieu merci ! car au mois d'avril les soirées sont fraîches.

Le marquis grimaça un sourire et ramassa péniblement les cartes.

Le roi reprit :

-- Allons, vous êtes l'hombre, Chauvelin.

-- Oui, sire, balbutia le marquis.

Et il inclina la tête.

-- Avez-vous beau jeu ? voyons. Ah ! ventre saint gris ! comme disait mon aïeul Henri IV, que vous êtes maussade ce soir !

Puis, ayant regardé ses cartes :

-- Ah ! je crois que, pour cette fois-ci, cher ami, dit le roi, vous êtes flambé.

Le marquis fit un violent effort pour parler, et devint si rouge que le roi s'arrêta, tout effrayé.

-- Mais qu'avez-vous donc, Chauvelin ? demanda le roi. Voyons, répondez donc.

Monsieur de Chauvelin étendit les mains, laissa échapper ses cartes, poussa un soupir, et tomba la face sur le tapis.

-- Mon Dieu ! cria le roi.

-- Une apoplexie ! murmurèrent quelques courtisans empressés.

On releva le marquis, mais il ne bougeait plus.

-- Ôtez, ôtez cela, dit le roi avec effroi, ôtez.

En quittant la table avec un tremblement nerveux, il s'accrocha au bras de la comtesse Du Barry, qui l'entraîna chez elle sans qu'il retournât la tête une seule fois du côté de cet ami dont la veille il ne pouvait point se séparer.

Nul, le roi parti, ne songea plus au marquis, privé de sentiment. Son corps demeura quelque temps renversé sur le fauteuil, car on l'avait soulevé pour voir s'il était mort, et on l'avait laissé retomber en arrière.

Ce cadavre faisait un singulier effet, demeuré seul dans ce salon désert, au milieu des lustres qui ruisselaient de feux, et des fleurs qui épuisaient leurs parfums.

Au bout d'un instant, un homme apparut au seuil du salon solitaire, regarda tout autour de l'appartement, vit le marquis renversé sur son fauteuil, s'approcha de lui, posa sa main sur son cœur, et, d'une voix sèche et nette, au moment même où sept heures sonnaient à la grande horloge :

-- Il a passé, dit-il. Belle mort, cordieu ! belle mort !

Cet homme, c'était le docteur Lamartinière.

XI
La vision

Le matin de ce même jour, le père Delar était arrivé à Grosbois, de bonne heure, avec l'intention de dire la messe à la chapelle, et de ne pas laisser refroidir auprès des anges les bonnes dispositions que le marquis avait montrées la veille. Mais alors madame de Chauvelin lui raconta, les larmes aux yeux, toutes ses craintes pour le salut déjà si compromis du néophyte qui leur avait échappé au premier mot d'amitié que lui avait envoyé le roi.

Elle retint son confesseur à dîner, afin de causer plus longtemps avec lui et de trouver dans ses sages conseils le courage dont elle avait besoin après cette nouvelle déception.

Madame de Chauvelin et le père Delar se promenèrent jusqu'à une heure assez avancée dans le parc, en sortant de table, et se firent apporter des sièges au bord d'une pièce d'eau fort belle, pour y respirer les premières brises du printemps après une journée assez chaude.

-- Mon révérend père, disait la marquise, malgré tout ce que votre parole a de rassurant pour moi, ce départ de monsieur de Chauvelin m'inquiète fort. Je sais quelles attaches il a à la vie de la cour ; je sais que le roi a toute puissance, non seulement sur son esprit, mais encore sur son cœur, et la conduite de Sa Majesté est si loin de la régularité... Je pense que ce n'est point un péché, mon père, de parler ainsi. Hélas ! le scandale n'est que trop public !

-- Je vous assure, madame, que monsieur le marquis a reçu une impression salutaire ; c'est une première atteinte ; le temps et la Providence feront le reste. J'en parlais ce matin à notre révérend prieur ; il a ordonné des prières dans le couvent ; priez aussi, ma fille, vous, la plus intéressée à cette grande œuvre ; que vos enfants prient ; prions tous. J'ai offert à cette intention, dans la chapelle du château, le saint sacrifice de la messe, et je le ferai chaque jour.

-- Depuis vingt ans que je suis unie à monsieur de Chauvelin, répondit la marquise, je n'ai pas laissé passer une heure sans demander à Dieu de toucher son cœur. Jusqu'ici le Seigneur ne m'a point exaucée. J'ai vécu seule, le plus souvent dans la douleur et dans les larmes, vous le savez, mon père. J'ai gémi dans la solitude sur des erreurs que je ne pouvais combattre ; Dieu ne me jugeait pas apparemment assez pure pour me rendre victorieuse. Il me fallait souffrir encore pour acheter cette grâce. Je souffrirai ! La volonté du Tout-Puissant soit faite !

Pendant ce temps, derrière la marquise et le père Delar, le précepteur accompagnait les enfants, et, presque aussi jeune qu'eux, l'abbé n'avait que dix-huit ans, il partageait leurs amusements.

-- Mon frère, dit l'aîné, savez-vous quel est maintenant le jeu à la mode à la cour ?

-- Oui, sans doute, mon père me l'a dit hier au souper, c'est l'hombre.

-- Eh bien. ! jouons à l'hombre.

-- Impossible ; d'abord, il faut des cartes ; et ensuite, nous ne savons pas comment on y joue.

-- Il y en a un qui est l'hombre.

-- Et l'autre ?

-- Dame ! l'autre a peur, je suppose, et alors il perd.

-- Mon frère, dit l'aîné, ne parlons pas de cartes, vous savez que notre mère n'aime pas cela, et prétend que les cartes portent malheur.

Au même moment, madame de Chauvelin se levait.

-- Ma mère s'en va dans le parc, répondit le cadet en la suivant des yeux et, par conséquent, elle ne nous verra pas. D'ailleurs monsieur l'abbé, qui est avec nous, nous en avertirait si c'était mal.

-- C'est toujours mal, dit le précepteur, de faire de la peine à sa mère.

-- Oh ! mais mon père joue à la cour, répliqua l'enfant avec cette tenace logique qui s'accroche comme toutes les faiblesses à tout appui un peu rassurant. Nous pouvons donc jouer, puisque mon père joue.

L'abbé ne trouva rien à répondre, et l'enfant continua :

-- Tiens, voilà ma mère qui dit adieu au père Delar ; elle le reconduit du côté de la grille... il va s'en aller. Attendons : maman, le père Delar une fois parti, rentrera dans son oratoire ; nous rentrerons au château derrière elle, nous demanderons des cartes et nous jouerons.

Les enfants suivirent des yeux leur mère dans l'ombre croissante où elle s'effaçait en s'éloignant.

C'était pendant une de ces charmantes soirées qui précèdent les chaleurs de mai ; les arbres, sans feuilles encore, laissaient pressentir, à leurs bourgeons grossis et cotonneux, un feuillage prochain. Quelques-uns, plus hâtifs, tels que les marronniers et les tilleuls, commençaient à faire éclater leur enveloppe et à lancer au jour le trésor printanier qu'elle enfermait.

L'air était calme et commençait à se peupler de ces éphémères qui naissent avec le printemps et disparaissent avec l'automne. On les voyait se jouer par milliers dans les derniers rayons du soleil couchant, qui faisaient de la rivière un large ruban d'or et de pourpre, tandis qu'à l'orient, c'est-à-dire vers la partie du parc où s'était enfoncée madame de Chauvelin, tous les objets commençaient à se confondre dans cette belle teinte bleuâtre qui n'appartient qu'à certaines époques privilégiées de l'année.

Il y avait un immense calme mêlé à une splendeur infinie dans toute la nature.

Au milieu de ce calme, sept heures sonnèrent à l'horloge du château, et vibrèrent longtemps dans la brise du soir.

Tout à coup la marquise, qui faisait ses adieux au camaldule, poussa un grand cri.

-- Qu'y a-t-il ? demanda le révérend père en revenant sur ses pas, et qu'avez-vous, madame la marquise ?

-- Moi, rien ! rien ! Oh ! mon Dieu !

Et la marquise pâlit visiblement.

-- Mais vous avez crié !... Mais vous avez éprouvé une souffrance quelconque !... Mais dans ce moment même vous pâlissez. Qu'avez-vous ? au nom du ciel ! qu'avez-vous ?

-- Impossible. Mes yeux me trompent.

-- Que voyez-vous ? dites, dites, madame.

-- Non, rien.

Le camaldule insista.

-- Rien, rien, vous dis-je, reprit madame de Chauvelin. Rien.

Et sa voix expira sur ses lèvres, et son regard resta fixe, tandis que sa main, blanche comme une main d'ivoire, se levait lentement pour indiquer un objet que le moine ne voyait pas.

-- Par grâce, madame, insista le père Delar, dites-moi ce que vous voyez.

-- Oh ! je ne vois rien ; non, non, c'est de la folie ! s'écria madame de Chauvelin, et cependant... oh ! mais regardez donc, regardez donc !

-- Où cela ?

-- Là, là, voyez-vous ?

-- Je ne vois rien.

-- Vous ne voyez rien, là, là ?...

-- Absolument rien ; mais vous, madame, vous, dites, que voyez-vous ?

-- Oh ! je vois, je vois... mais non, c'est impossible.

-- Dites.

-- Je vois monsieur de Chauvelin en habit de cour, mais pâle et marchant à pas lents ; il a passé là, là.

-- Mon Dieu !

-- Sans me voir ! comprenez-vous ? et s'il m'a vue, sans me parler ! ce qui est plus étrange encore.

-- Et dans ce moment-ci, le voyez-vous toujours ?

-- Toujours.

Et le doigt et les yeux de la marquise indiquaient la direction que suivait le marquis, resté invisible aux regards du père Delar.

-- Et où va-t-il ? madame.

-- Du côté du château ; il passe là, près du grand chêne, là... il effleure le banc. Tenez, tenez, le voilà qui s'approche des enfants ; il tourne derrière le massif. Il disparaît. Oh ! si les enfants sont toujours où ils étaient, il est impossible qu'ils ne le voient pas.

Au même instant, un cri retentit qui fit tressaillir madame de Chauvelin.

C'étaient les deux enfants qui venaient de pousser ce cri.

Il avait résonné si triste et si lugubre dans l'espace et dans les ténèbres, que la marquise faillit tomber à la renverse.

Le père Delar la retint entre ses bras.

-- Entendez-vous ? murmura-t-elle, entendez-vous ?

-- Oui, répondit le père Delar, un cri, en effet, a été poussé.

Presque aussitôt la marquise vit, ou plutôt sentit accourir ses deux enfants. Leur course rapide, haletante, sonnait sur le salpêtre des allées.

-- Ma mère ! ma mère ! avez-vous vu ? cria l'aîné.

-- Ma mère ! ma mère ! avez-vous vu ? cria le plus jeune.

-- Oh ! madame, ne les écoutez pas, disait l'abbé, courant derrière eux, s'essoufflant à les atteindre, tant leur course était rapide.

-- Eh bien ! mes enfants, qu'y a-t-il ? demanda madame de Chauvelin.

Mais les deux enfants ne répondirent pas, et seulement se pressèrent contre elle.

-- Voyons, dit-elle en les caressant, que s'est-il passé ? parlez.

Les deux enfants se regardèrent.

-- Parle, toi, dit l'aîné au plus jeune.

-- Non, toi, parle.

-- Eh bien ! maman, dit l'aîné, n'est-ce pas que vous l'avez vu comme nous ?

-- Entendez-vous ? s'écria la marquise dont les bras se levèrent au ciel ; entendez-vous, mon père ?

Et elle étreignit de ses mains glacées la main frissonnante du camaldule.

-- Vu ? qui vu ? demanda celui-ci en frémissant.

-- Mais mon père, dit le plus jeune des deux enfants ; ne l'avez-vous pas vu, ma mère ? Il venait de votre côté cependant, il a dû passer tout près de vous.

-- Oh ! quel bonheur, dit l'aîné en frappant ses mains l'une contre l'autre, voilà papa qui revient.

Madame de Chauvelin se tourna vers l'abbé.

-- Madame, dit celui-ci, qui comprit son regard interrogateur, je puis vous assurer que ces messieurs se trompent quand ils prétendent avoir vu monsieur le marquis. J'étais près d'eux, et j'affirme que personne...

-- Et moi, monsieur, dit l'aîné, je vous dis que je viens de voir papa comme je vous vois.

-- Fi ! monsieur l'abbé, fi ! que c'est laid de mentir ! dit le plus jeune des deux enfants.

-- C'est étrange ! fit le père Delar.

La marquise secoua la tête.

-- Ils n'ont rien vu, madame, répéta le précepteur ; rien, absolument rien.

-- Attendez, fit la marquise.

Puis, s'adressant à ses deux fils, avec ce doux accent maternel qui fait sourire Dieu :

-- Mes enfants, dit-elle, vous dites que vous avez vu votre père ?

-- Oui, maman, répondirent ensemble les deux enfants.

-- Comment était-il habillé ?

-- Il avait son habit de cour rouge, son cordon bleu, une veste blanche brodée d'or, une culotte de velours pareille à l'habit, des bas de soie ; des souliers à boucle, et son épée au côté.

Et tandis que l'aîné détaillait le costume de son père, le cadet faisait de la tête des signes d'approbation.

Et pendant que le cadet faisait des signes d'approbation, madame de Chauvelin, d'une main de plus en plus glacée, serrait la main du camaldule. C'était ainsi qu'elle avait vu passer son mari.

-- Et n'avait-il rien de particulier, votre père ? dites.

-- Il était très pâle, dit l'aîné.

-- Oh ! oui, bien pâle, dit le plus jeune, on eût dit un mort.

Tout le monde tressaillit, mère, abbé, confesseur, tant était grande l'expression de terreur que l'on pouvait reconnaître dans les paroles de l'enfant.

-- Où allait-il ? demanda enfin la marquise d'une voix qu'elle voulait en vain affermir.

-- Du côté du château, dit l'aîné.

-- Moi, dit le cadet, en courant je me suis retourné, et je l'ai vu montant le perron.

-- Entendez-vous ? entendez-vous ? murmura la mère à l'oreille du moine.

-- Oui, madame, j'entends ; mais j'avoue que je ne comprends pas. Comment monsieur de Chauvelin aurait-il passé à pied la grille sans s'arrêter devant vous ? Comment aurait-il passé devant ses fils sans s'arrêter encore ? Comment enfin serait-il entré dans le château sans que personne du service l'ait aperçu, sans qu'il ait demandé personne.

-- Vous avez raison, dit l'abbé, et tout cela est frappant de vérité.

-- D'ailleurs, continua le père Delar, la preuve peut se faire bien aisément.

-- Nous allons y voir, s'écrièrent les deux enfants en s'apprêtant à courir vers le château.

-- Et moi aussi, dit l'abbé.

-- Et moi aussi, murmura la marquise.

-- Madame, répondit le camaldule, vous voilà tout agitée, toute blanche d'épouvante, et quand ce serait monsieur de Chauvelin, j'admets que ce soit lui, y a-t-il donc de quoi s'effrayer ?

-- Mon père, dit la marquise en regardant le moine, s'il était venu ainsi, mystérieux et seul, ne trouvez-vous point que l'événement serait bien étrange ?

-- Voilà pourquoi nous nous sommes tous trompés, madame. Voilà pourquoi il faut croire que sans doute quelque étranger se sera introduit, un malfaiteur peut-être.

-- Mais un malfaiteur, si malfaisant qu'il soit, dit l'abbé, a un corps, et ce corps, vous l'eussiez vu et moi aussi, mon père, tandis que voilà justement ce qu'il y a d'étrange : madame la marquise avec ces messieurs ont vu, et il n'y a que nous qui n'avons pas vu.

-- N'importe, reprit le moine, dans l'un ou l'autre cas, il serait peut-être mieux que madame la marquise et ses enfants se retirassent dans l'orangerie, tandis que nous, nous irons au château ; nous appellerons les gens, et nous nous assurerons de ce qui est arrivé. Allez, madame, allez.

La marquise était sans force ; elle obéit machinalement, et se retira dans l'orangerie avec ses deux fils, sans avoir un seul instant perdu de vue les fenêtres du château.

Puis, s'agenouillant :

-- Prions toujours, mes fils, dit-elle, car il y a une âme qui me sollicite à prier en ce moment.

Cependant, le moine et l'abbé avaient continué leur route vers le château ; mais, arrivés en vue de la grande porte, ils s'étaient arrêtés et avaient ouvert un conseil pour savoir s'il ne fallait pas d'abord aller aux communs et y prendre, afin de faire une perquisition dans les bâtiments, les gens qui, à cette heure, étaient réunis et en train de souper.

Cette proposition avait été émise par le prudent camaldule, et l'abbé était tout près de s'y rendre, quand ils virent une petite porte s'ouvrir, Bonbonne apparaître, et le vieil intendant accourir vers eux autant que son grand âge le permettait. Il était pâle, tremblant, faisait de grands gestes et parlait tout seul.

-- Qu'y a-t-il ? demanda l'abbé en faisant quelques pas au-devant de lui.

-- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Bonbonne.

-- Que vous est-il arrivé ? continua le camaldule.

-- Il m'est arrivé que j'ai eu une vision terrible.

Le moine et l'abbé se regardèrent.

-- Une vision ! répéta le moine.

-- Allons donc ! c'est impossible, dit l'abbé.

-- Cela est, vous dis-je, insista Bonbonne.

-- Et quelle est cette vision ? dites.

-- Oui. Qu'avez-vous vu ?

-- J'ai vu, je ne sais pas encore bien au juste quoi ; mais enfin j'ai vu...

-- Expliquez-vous, alors.

-- Eh bien ! j'étais dans ma chambre de travail ordinaire, au-dessous du grand cabinet de monsieur le marquis, et communiquant, vous le savez, à ce cabinet par un escalier dérobé. Je feuilletais encore les titres pour m'assurer que nous n'avions rien oublié dans la rédaction du testament, si nécessaire à l'avenir de toute la famille. Sept heures venaient de sonner ; tout à coup j'entends marcher dans cette pièce que j'avais fermée hier derrière monsieur le marquis, et dont j'avais la clef dans ma poche. J'écoute. C'étaient bien des pas. J'écoute encore ; ces pas retentissaient au-dessus de ma tête. Il y avait quelqu'un en haut ! Ce n'est pas le tout, j'entends ouvrir les tiroirs du bureau de monsieur de Chauvelin. J'entends remuer le fauteuil placé devant le bureau, et cela sans précaution, ce qui me semble de plus en plus extraordinaire. Ma première idée est que des voleurs ont pénétré dans le château. Mais ces voleurs sont bien imprudents ou bien sûrs de leur fait. Alors, que faire ? appeler les domestiques ? ils sont dans les communs à l'autre bout de la maison. Pendant que j'irai les chercher, les voleurs auront le temps de fuir. Je prends mon fusil à deux coups. Je monte par le petit escalier qui conduit de chez moi au cabinet de monsieur le marquis. J'arrive sur la pointe du pied. Au fur et à mesure que je gagne les dernières marches, je tends de plus en plus l'oreille. Non seulement j'entends remuer toujours, mais encore gémir, râler, pousser enfin des sons inarticulés qui me pénétraient jusqu'au fond de l'âme ; car, il faut bien vous l'avouer, plus j'approchais, plus il me semblait entendre et reconnaître la voix de monsieur le marquis.

-- Étrange ! s'écria l'abbé.

-- Oui, oui, étrange ! répondit le moine.

-- Continuez, Bonbonne, continuez.

-- Enfin, reprit l'intendant en se rapprochant de ses deux interlocuteurs, comme pour chercher un refuge près d'eux ; enfin je regardai par le trou de la serrure, et je vis une grande lueur dans la chambre, quoiqu'il fit nuit close et que les volets fussent fermés, et fermés par moi-même.

-- Après ?

-- Le bruit continuait. C'étaient des plaintes comme un râlement de mort. Je n'avais pas une goutte de sang dans les veines. Pourtant, je voulus voir jusqu'au bout. Je fis un effort. Je remis mon œil à l'observatoire, et je distinguai des cierges allumés autour d'un cercueil.

-- Oh ! vous êtes fou, mon cher monsieur Bonbonne, dit le moine en frissonnant malgré lui.

-- J'ai vu, j'ai vu, mon père.

-- Mais vous aurez mal vu, dit l'abbé.

-- Je vous dis, monsieur l'abbé, que j'ai vu la chose comme je vous vois ; je vous dis que je n'ai perdu ni ma présence d'esprit ni mon bon sens.

-- Et cependant vous vous êtes enfui épouvanté !

-- Pas du tout, au contraire ; je suis resté en priant Dieu et mon patron de me donner la force. Mais, tout à coup, un grand fracas s'est fait entendre, les cierges se sont éteints et on est rentré dans les ténèbres. C'est alors seulement que je suis descendu, que je suis sorti, et que je vous ai aperçus. Maintenant nous sommes réunis. Voici la clef du cabinet. Vous êtes hommes d'Église, et par conséquent exempts de terreurs superstitieuses. Voulez-vous venir avec moi ? Nous nous assurerons par nous-mêmes de l'état des choses.

-- Voyons, dit le camaldule.

-- Voyons, répéta l'abbé.

Et tous trois entrèrent au château, non pas par la petite porte qui avait donné sortie à Bonbonne, mais par la grande porte qui avait donné entrée au marquis.

En passant sous le vestibule, devant une grande horloge de famille surmontée des armes des Chauvelin, l'intendant leva la bougie qu'il venait d'allumer.

-- Ah ! par exemple, dit-il, voilà qui est singulier ; il faut qu'on ait touché à cette pendule et qu'on l'ait dérangée.

-- Pourquoi cela ?

-- Parce que, depuis mon enfance, je la vois au château, et depuis mon enfance elle est invariable.

-- Eh bien !

-- Eh bien ! ne voyez-vous pas qu'elle est arrêtée ?

-- À sept heures ! dit le moine.

-- À sept heures ! répéta l'abbé.

Et tous deux se regardèrent encore une fois.

-- Enfin ! murmura l'abbé.

Le moine dit quelques mots qui ressemblaient à une prière.

Puis ils montèrent l'escalier d'honneur, traversèrent l'appartement du marquis, fermé et désert. Ces immenses pièces, éclairées par la lueur tremblante d'un seul flambeau que portait l'intendant, étaient solennelles et effrayantes.

En arrivant à la porte du cabinet, leurs cœurs battirent vivement : ils s'arrêtèrent et prêtèrent l'oreille.

-- Entendez-vous ? demanda l'intendant.

-- Parfaitement, dit l'abbé.

-- Quoi ? demanda le moine.

-- Comment ! vous n'entendez pas cette espèce de râle comme en pousserait une personne à l'agonie ?

-- C'est vrai, dirent ensemble les deux compagnons de l'intendant.

-- Je ne me trompais donc pas ? reprit celui-ci.

-- Donnez-moi la clef, dit le père Delar en faisant le signe de la croix, nous sommes des hommes, d'honnêtes gens, des chrétiens, nous ne devons rien craindre ; entrons.

Il ouvrit la porte, et, quelque confiance que l'homme de Dieu eût en Dieu, sa main tremblait en introduisant la clef dans la serrure ; la porte ouverte, tous trois s'arrêtèrent sur le seuil.

La chambre était vide.

Ils pénétrèrent à pas lents dans l'immense cabinet entouré de livres et de tableaux ; toute chose était à sa place, si ce n'est le portrait du marquis, lequel avait brisé le clou qui le retenait, s'était détaché de la muraille, et gisait à terre, la toile crevée à l'endroit de la tête.

L'abbé montra le portrait à l'intendant et respira.

-- Voilà la cause de votre terreur, dit-il.

-- Oui, voilà pour le bruit, répondit l'intendant ; mais ces plaintes que nous avons entendues, est-ce le portrait qui les poussait ?

-- Le fait est, dit le moine, que nous avons entendu des gémissements.

-- Et sur cette table ? s'écria tout à coup Bonbonne.

-- Cette bougie à peine éteinte, dit Bonbonne, cette bougie qui fume encore ; et tâtez ce bâton de cire qui n'est pas même refroidi.

-- C'est vrai ! dirent les deux témoins de cet incident presque miraculeux.

-- Et, continua l'intendant, ce cachet que monsieur le marquis portait à sa montre, et dont se trouve scellée, sous cachet volant, l'enveloppe adressée à son notaire !

L'abbé se laissa tomber plus mort que vif sur son siège : il n'avait pas la force de s'enfuir.

Le moine restait debout ; et, sans frayeur visible, comme un homme détaché des choses de ce monde, il essayait de pénétrer ce mystère, dont il ignorait la cause, dont il voyait l'effet, mais dont il ne comprenait pas le but.

Pendant ce temps, l'intendant, à qui son dévouement prêtait du courage, tournait l'une après l'autre les pages du testament qu'il avait examiné la veille avec son maître.

Arrivé à la dernière, une sueur froide inonda son front.

-- Le testament est signé ! murmura-t-il.

L'abbé bondit sur sa chaise, le moine s'inclina sur la table, l'intendant les regarda tour à tour.

Il y eut entre ces trois hommes un moment de silence terrible, et le plus brave des trois sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

Enfin, tous trois ramenèrent les yeux sur le testament.

Un codicille y avait été ajouté, dont l'encre était fraîche encore.

Il était conçu en ces termes :

Ma volonté est que mon corps soit inhumé aux Carmes de la place Maubert, près de mes ancêtres.

Fait au château de Grosbois, le 27 avril 1774, à sept heures du soir.

Signé : CHAUVELIN.

Les deux signatures et le codicille étaient tracés d'une main moins ferme que le corps du testament, mais cependant parfaitement lisibles.

-- Un De profundis, messieurs, dit l'intendant, car il est évident que monsieur le marquis est mort.

Les trois hommes s'agenouillèrent pieusement, et récitèrent ensemble la prière funèbre ; puis, après quelques minutes d'un recueillement solennel, ils se relevèrent.

-- Mon pauvre maître, dit Bonbonne, il m'avait donné sa parole de revenir ici pour signer ce testament, et il l'a tenue. Dieu ait pitié de son âme !

L'intendant enferma le testament dans l'enveloppe, et, reprenant son flambeau, il engagea d'un signe ses compagnons à sortir.

Puis, tout haut :

-- Nous n'avons plus rien à faire ici, dit-il ; allons retrouver la veuve et les orphelins.

-- Vous n'allez pas donner ce paquet à la marquise, dit l'abbé. Oh ! mon Dieu ! ne faites point une pareille chose, au nom du ciel !

-- Soyez tranquille, dit l'intendant, ce paquet ne sortira de mes mains que pour passer dans celles du notaire ; mon maître m'a choisi pour exécuteur testamentaire ; puisqu'il a permis que je visse ce que j'ai vu et que j'entendisse ce que j'ai entendu. Je ne me reposerai point que ses dernières volontés ne soient exécutées, puis ensuite j'irai le rejoindre. Des yeux qui ont été témoins de semblables choses doivent se fermer promptement.

Et, tout en parlant ainsi, Bonbonne, sorti le dernier du cabinet, en avait fermé la porte ; tous trois avaient descendu l'escalier, avaient jeté un coup d'œil timide sur la pendule arrêtée à sept heures, et, franchissant le perron, s'acheminaient vers l'orangerie, où attendaient la marquise et ses deux enfants.

Tous trois priaient encore, la mère à genoux, ses deux fils debout près d'elle.

-- Eh bien ! s'écria-t-elle en se relevant avec précipitation à la vue des trois hommes ; eh bien !

-- Continuez votre prière, madame, dit le père Delar, vous ne vous étiez pas trompée ; par une faveur spéciale, accordée sans doute à votre piété, Dieu a permis que l'âme de monsieur de Chauvelin vînt nous dire adieu.

-- Oh ! mon père, s'écria la marquise en levant les deux mains au ciel, vous voyez bien que je ne me trompais pas !

Et, retombant sur les deux genoux, elle reprit sa prière interrompue, en faisant signe aux enfants d'imiter son exemple.

Deux heures après, un bruit de grelots retentit dans la cour et fit relever la tête de madame de Chauvelin, assise entre les deux lits de ses deux enfants endormis.

Une voix retentit dans les escaliers, qui cria :

-- Courrier du roi !

Au même moment un valet de pied entra et remit à la marquise une longue lettre cachetée de noir.

C'était la nouvelle officielle que le marquis était mort à sept heures du soir, d'une attaque d'apoplexie, en faisant la partie du roi.

XII
La mort de Louis XV

Depuis la mort de monsieur de Chauvelin, on vit rarement sourire le roi. Dans tous les pas qu'il faisait on eût dit que le spectre du marquis marchait à ses côtés. La voiture seule le distrayait un peu. On multiplia les voyages. Le roi allait de Rambouillet à Compiègne, de Compiègne à Fontainebleau, de Fontainebleau à Versailles, à Paris jamais. Paris était en horreur au roi, depuis sa révolte à propos des bains de sang.

Mais toutes ces belles résidences, au lieu de le distraire, le ramenaient au passé, le passé aux souvenirs, les souvenirs à la réflexion. Ces réflexions, tristes, amères, profondes, madame Du Barry seule pouvait l'en tirer, et c'était vraiment pitié de voir la peine que prenait cette jeune et jolie créature à réchauffer, non pas le corps, mais le cœur du vieillard.

Pendant ce temps, la société se décomposait comme la monarchie. Aux infiltrations philosophiques de Voltaire, de d'Alembert et de Diderot, succédaient les averses scandaleuses de Beaumarchais. Beaumarchais publiait son fameux Mémoire contre le conseiller Goezmann, et ce magistrat, membre du tribunal Maupeou, n'osait plus reparaître sur son siège.

Beaumarchais faisait répéter Le Barbier de Séville, et l'on parlait déjà des hardiesses qu'allait débiter sur la scène le philosophe Figaro.

Une aventure de monsieur de Fronsac avait fait scandale. Deux aventures de monsieur le marquis de Sade avaient fait horreur.

Ce n'est plus au gouffre que marche la société, c'est à l'égout.

Toutes ces anecdotes sont bien honteuses, bien immondes, mais ce sont les seules qui amusent le roi. Monsieur de Sartines lui en fait un journal, c'est encore une idée de l'ingénieuse madame Du Barry, un journal que Sa Majesté lit le matin dans son lit. Ce journal se rédige dans tous les lupanars de Paris, et particulièrement chez la fameuse Gourdan.

Un jour, le roi apprend par ce journal que monsieur de Lorry, évêque de Tarbes, a eu la veille l'impudence de rentrer à Paris ramenant dans sa voiture découverte madame Gourdan et deux de ses pensionnaires. Cette fois, c'est trop fort ; le roi fait prévenir le grand aumônier, qui appelle près de lui l'évêque.

Heureusement, tout s'explique par hasard à la plus grande gloire de la pudeur et de la charité du prélat. En revenant de Versailles, l'évêque de Tarbes a vu, à pied, sur la grande route, trois femmes près d'un carrosse brisé ; pris de pitié pour leur embarras, il leur a offert une place dans sa voiture. La Gourdan a trouvé la proposition plaisante, et a accepté.

Et chacun de ne pas vouloir ajouter foi à cette naïveté du prélat, chacun de lui dire : « Comment ! vous ne connaissez pas la Gourdan ? En vérité ! c'est incroyable ! »

Au milieu de tout cela, la fameuse guerre musicale entre les gluckistes et les piccinistes est déclarée ; la cour se sépare en deux partis.

La dauphine, jeune, poétique, organisée musicalement, élève de Gluck, ne trouvait dans nos opéras qu'un recueil d'ariettes plus ou moins gracieuses. En voyant représenter les tragédies de Racine, elle eut l'idée d'envoyer Iphigénie en Aulide à son maître, et de l'inviter à verser les flots de sa musique sur les vers harmonieux de Racine. Au bout de six mois la musique fut faite, et Gluck apporta lui-même sa partition à Paris.

Une fois arrivé, Gluck devint le favori de la dauphine et eut ses entrées à toute heure dans les petits appartements.

Il faut s'habituer à tout, et surtout au grandiose. La musique de Gluck ne fit pas à son apparition tout l'effet qu'elle devait faire. Aux cœurs vides, aux cœurs fatigués, il ne faut pas la pensée ; le bruit suffit ; la pensée est une fatigue, le bruit une distraction.

La vieille société préféra la musique italienne, le grelot sonore à l'orgue mélodieux.

Madame Du Barry, par opposition et parce que madame la dauphine avait mis en avant la musique allemande, madame Du Barry prit parti pour la musique italienne et envoya des libretti à Piccini. Piccini renvoya des partitions, et la jeune et la vieille société se partagèrent en deux camps.

C'est que des idées tout à fait nouvelles se faisaient jour au milieu de cette antique société française, comme des fleurs inconnues qui poussent entre les pavés disjoints d'une cour sombre, entre les pierres lézardées d'un ancien château.

Ces idées, c'étaient les idées anglaises ; les jardins aux mille allées fuyantes avec des massifs, des pelouses, des corbeilles de fleurs, des nappes de gazon ; c'étaient les cottages, les courses du matin sans poudre et sans rouge, avec un simple chapeau de paille à larges bords, un bluet ou une marguerite dessus ; c'étaient les promeneurs guidant un cheval fougueux, suivis de jockeys aux casquettes noires, aux vestes rondes, aux culottes de peau ; c'étaient des phaétons à quatre roues qui faisaient fureur ; des princesses mises comme des bergères ; des actrices mises comme des reines. C'étaient la Duthé, la Guimard, la Sophie Arnould, la Prairie, la Cléophile se couvrant de diamants ; tandis que la dauphine, la princesse de Lamballe, mesdames de Polignac, de Langeac et d'Adhémar ne demandaient qu'à se couvrir de fleurs.

Et, à la vue de toute cette société nouvelle marchant à l'inconnu, Louis XV inclinait de plus en plus sa tête. En vain la folle comtesse tournait-elle autour de lui, bourdonnante comme une abeille, légère comme un papillon, resplendissante comme un colibri ; à peine de temps en temps le roi relevait-il son front appesanti, sur lequel on eût dit qu'à chaque instant s'étendait plus visible le sceau de la mort.

C'est que le temps s'écoulait, c'est qu'on était entré dans le deuxième mois depuis la mort du marquis de Chauvelin, c'est qu'on était arrivé au 3 mai, et que le 28 du mois il y avait juste deux mois que le marquis était mort.

Puis, comme si tout conspirait pour se joindre au présage lugubre, l'abbé de Beauvais avait prêché à la cour, et, dans son sermon sur le besoin de se préparer à la mort, sur le danger de l'impénitence finale, il s'était écrié :

« Encore quarante jours, sire, et Ninive sera détruite. »

De sorte que lorsqu'il avait pensé à monsieur de Chauvelin, le roi pensait à l'abbé de Beauvais, de sorte que lorsqu'il avait dit au duc d'Ayen :

-- Il y aura, au 28 mai, deux mois que Chauvelin est mort, il se retournait vers le duc de Richelieu, et murmurait : C'est quarante jours qu'il a dit, n'est-ce pas, ce diable d'abbé de Beauvais ?

Et Louis XV ajoutait :

-- Je voudrais que ces quarante jours fussent passés.

Ce n'était pas le tout : l'almanach de Liège, à propos du mois d'avril, avait dit :

« Dans le mois d'avril, une dame des plus favorites jouera son dernier rôle. »

De sorte que madame Du Barry faisait chorus aux lamentations du roi, et disait du mois d'avril ce qu'il disait des quarante jours, c'est-à-dire :

-- Je voudrais bien que ce maudit mois d'avril fût passé.

Dans ce maudit mois d'avril qui effrayait tant madame Du Barry, et pendant ces quarante jours qui étaient la passion du roi, les présages se multiplièrent. L'ambassadeur de Gênes, que le roi voyait fréquemment, fut frappé de mort subite. L'abbé de Laville venant à son lever pour le remercier de la place de directeur des affaires étrangères qu'il venait de lui donner, roula à ses pieds frappé d'apoplexie, en sa présence. Enfin, le roi étant à la chasse, la foudre tomba près de lui.

Tout cela le rendait de plus en plus sombre.

On avait espéré quelque chose du retour du printemps ; cette nature qui au mois de mai secoue son linceul, cette terre qui reverdit, ces arbres qui revêtent leurs robes printanières, cet air qui se peuple d'atomes vivants, ces souffles de feu qui passent avec les brises et qui semblent des âmes cherchant des corps ; tout cela pouvait rendre quelque existence à cette matière inerte, quelque mouvement à cette machine usée.

Vers le milieu d'avril, Lebel vit chez son père la fille d'un meunier dont la beauté singulière le frappa ; il pensa que c'était une friandise qui pouvait réveiller l'appétit du roi, et lui en parla avec enthousiasme : Louis XV consentit négligemment à ce nouvel essai de distraction.

En général, avant que d'arriver au roi, les jeunes filles que Louis XV devait honorer ou déshonorer de ses bontés royales passaient à la visite des médecins, puis par les mains de Lebel, enfin elles arrivaient au roi.

Cette fois, la jeune fille était si fraîche et si jolie, que toutes ces précautions furent négligées, et eussent-elles été prises, il eût certes été difficile au plus habile médecin de reconnaître que depuis quelques heures elle avait la petite vérole.

Le roi avait déjà eu cette maladie dans sa jeunesse ; mais, deux jours après ses relations avec cette jeune fille, elle se manifesta une seconde fois.

Une fièvre maligne brocha sur le tout et vint compliquer la situation.

Le 29 avril, la première éruption se manifesta, et l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, accourut à Versailles.

Cette fois la situation était étrange. L'administration des sacrements, si la nécessité s'en faisait sentir, ne pouvait avoir lieu qu'après l'expulsion de la concubine, et cette concubine, qui appartenait au parti jésuitique, dont Christophe de Beaumont était le chef, cette concubine, au dire même de l'archevêque, avait rendu, par le renversement du ministre Choiseul et par le renversement du Parlement, de si grands services à la religion, qu'il était impossible de la déshonorer canoniquement.

Les chefs de ce parti étaient, avec monsieur de Beaumont et madame Du Barry, le duc d'Aiguillon, le duc de Richelieu, le duc de Fronsac, Maupeou et Terray.

Tous étaient renversés du même coup qui renversait madame Du Barry. Ils n'avaient donc aucun motif de se déclarer contre elle.

Le parti de monsieur de Choiseul, au contraire, qui était partout, jusque dans la ruelle du roi, demandait l'expulsion de la favorite et une confession prompte ; ce qui était curieux à voir, puisque c'était le parti des philosophes, des jansénistes et des athées qui poussait le roi à la confession ; tandis que c'étaient l'archevêque de Paris, les religieux et les dévots qui désiraient que le roi refusât de se confesser.

Telle était la singulière situation des esprits lorsque, le 1er mai, à onze heures et demie du matin, l'archevêque se présenta pour voir le roi malade.

À tout hasard, en apprenant que l'archevêque était arrivé, la pauvre madame Du Barry se sauva.

Ce fut le duc de Richelieu qui vint à la rencontre du prélat, dont il ignorait encore les intentions.

-- Monseigneur, dit le duc, je vous conjure de ne pas effrayer le roi par cette proposition théologique qui a fait mourir tant de malades. Mais si vous êtes curieux d'entendre des péchés jolis et mignons, mettez-vous là, je me confesserai à la place du roi, et je vous en dirai de tels que vous n'en avez pas entendu de pareils depuis que vous êtes archevêque de Paris. Maintenant, si ma proposition ne vous agrée point, si vous voulez absolument confesser le roi et renouveler à Versailles les scènes de monsieur l'évêque de Soissons à Metz, si vous voulez congédier madame Du Barry avec éclat, réfléchissez sur les suites et sur vos propres intérêts ; vous assurez le triomphe du duc de Choiseul, votre plus cruel ennemi, dont madame Du Barry a tant contribué à vous délivrer ; et vous persécutez votre amie au profit de votre ennemi ; oui, monseigneur, votre amie, et si bien votre amie, qu'hier elle me disait encore : « Que monsieur l'archevêque nous laisse tranquilles, il aura sa calotte de cardinal ; c'est moi qui m'en charge et qui vous en réponds. »

L'archevêque de Paris avait laissé dire monsieur de Richelieu, car, quoique du même avis que lui au fond, il fallait qu'il eût l'air d'être persuadé. Heureusement le duc d'Aumont, madame Adélaïde et l'évêque de Senlis, vinrent se joindre au maréchal et donner au prélat des armes contre lui-même. Il eut l'air de céder, promit de ne rien dire, entra chez le roi, auquel il ne parla nullement de confession ; ce qui satisfit si fort l'auguste malade, qu'il fit rappeler aussitôt madame Du Barry, dont il baisa les belles mains en pleurant de joie.

Le lendemain, 2 mai, le roi se trouva un peu mieux ; au lieu de Lamartinière, son médecin ordinaire, madame Du Barry lui avait donné ses deux médecins, Lorry et Bordeu. Ces deux docteurs avaient reçu pour recommandation première de cacher au roi la nature de sa maladie, de lui taire la situation dans laquelle il se trouvait, et surtout d'éloigner de lui l'idée qu'il fût assez malade pour qu'il eût besoin de recourir aux prêtres.

Cette amélioration dans la santé du roi permit à la comtesse de reprendre un instant ses airs libres, ses propos habituels, ses gentillesses accoutumées. Mais, au moment même où, à force de verve et d'esprit, elle parvenait à faire sourire le malade, Lamartinière, auquel on n'avait pas ôté ses entrées, parut sur le seuil de la porte, et, offensé de la préférence que l'on donnait sur lui à Lorry et à Bordeu, marcha droit au roi, lui prit le pouls et secoua la tête.

Le roi l'avait laissé faire en le regardant avec terreur. Cette terreur augmenta encore lorsqu'il vit le signe décourageant que faisait Lamartinière.

-- Eh bien ! Lamartinière, demanda le roi.

-- Eh bien ! sire, si mes confrères ne vous ont pas dit que le cas était grave, ce sont des ânes ou des menteurs.

-- Que penses-tu que j'aie, Lamartinière ? demanda le roi.

-- Pardieu ! sire, ce n'est pas difficile à voir ; Votre Majesté a la petite vérole.

-- Et tu dis que tu n'as pas d'espoir, mon ami ?

-- Je ne dis pas cela, sire ; un médecin ne désespère jamais. Je dis seulement que si Votre Majesté n'est pas roi très chrétien de nom seulement, elle doit aviser.

-- C'est bien, dit le roi.

Puis, appelant madame Du Barry :

-- Ma mie, lui dit-il, vous entendez, j'ai la petite vérole, et mon mal est des plus dangereux, d'abord à cause de mon âge, et ensuite à cause de mes autres maladies. Lamartinière vient de me rappeler que je suis le roi très chrétien et le fils aîné de l'Église, ma mie. Peut-être va-t-il falloir nous séparer. Je veux prévenir une scène semblable à celle de Metz. Avertissez le duc d'Aiguillon de ce que je vous dis, afin qu'il s'arrange avec vous, si ma maladie empire, pour nous séparer sans éclat.

Au moment où le roi disait cela, tout le parti du duc de Choiseul commençait à murmurer tout haut, accusant l'archevêque de complaisance, et disant que, pour ne pas déranger madame Du Barry, il laisserait mourir le roi sans sacrements.

Ces accusations arrivèrent aux oreilles de monsieur de Beaumont, qui, pour les faire cesser, prit le parti d'aller s'établir à Versailles dans la maison des lazaristes, pour en imposer au public et profiter du moment favorable où placer ses cérémonies religieuses, afin de ne sacrifier madame Du Barry que lorsque le roi serait dans un état tout à fait désespéré.

Ce fut le 3 mai que l'archevêque revint à Versailles ; arrivé là, il attendit.

Pendant ce temps, des scènes scandaleuses se passaient autour du roi. Le cardinal de la Roche-Aymon était de l'avis de l'archevêque de Paris, et désirait que tout s'accomplît sans bruit ; mais il n'en était pas ainsi de l'évêque de Carcassonne, qui faisait le zélé, renouvelant les scènes de Metz et criant tout haut : Qu'il fallait que le roi fût administré, que la concubine fût expulsée, que les canons de l'Église fussent exécutés, et que le roi donnât un exemple à l'Europe et à la France chrétienne qu'il avait scandalisées.

-- Et de quel droit me donnez-vous des avis ? s'écria monsieur de la Roche-Aymon impatienté.

L'évêque détacha la croix pastorale de son cou et la mit presque sous le nez du prélat :

-- Du droit que me donne cette croix, dit-il. Apprenez, monseigneur, à respecter ce droit, et ne laissez pas mourir votre roi sans les sacrements de l'Église dont il est le fils aîné.

Tout cela se passait devant monsieur d'Aiguillon. Il comprit tout le scandale qui allait résulter d'une pareille discussion si elle devenait publique.

Il entra chez le roi.

-- Eh bien ! duc, lui dit le roi, avez-vous exécuté mes ordres ?

-- À l'égard de madame Du Barry, sire ?

-- Oui.

-- J'ai voulu attendre qu'ils me fussent renouvelés par Votre Majesté. Je ne mettrai jamais d'empressement à séparer le roi des personnes qui l'aiment.

-- Merci, duc, mais il le faut ; prenez la pauvre comtesse, et menez-la sans bruit dans votre campagne de Rueil ; je saurai gré à madame d'Aiguillon des soins qu'elle prendra d'elle.

Malgré cette invitation bien formelle, monsieur d'Aiguillon ne voulut point encore presser le départ de la favorite, et la cacha dans le château, annonçant son départ pour le lendemain. Cette annonce calma un peu les exigences ecclésiastiques.

Bien prit, au reste, au duc d'Aiguillon d'avoir gardé madame Du Barry à Versailles, car, dans la journée du 4, le roi la redemanda avec tant d'instances, que le duc lui avoua qu'elle était encore là.

-- Faites-la venir, alors, faites-la venir, s'écria le roi.

Madame Du Barry rentra donc une dernière fois.

La comtesse partit tout en larmes. La pauvre femme, qui était bonne, légère, aimable, facile, aimait Louis XV comme on aime un père.

Madame d'Aiguillon fit monter madame Du Barry en carrosse avec mademoiselle Du Barry l'aînée, et l'emmena à Rueil pour attendre l'événement.

À peine était-elle hors des cours, que le roi la demanda encore.

-- Elle est partie, lui répondit-on.

-- Partie ? répéta le roi ; alors c'est à moi de partir à mon tour. Ordonnez qu'on prie à Sainte-Geneviève.

Monsieur de la Vrillière écrivit aussitôt au Parlement, qui, dans les cas suprêmes, avait le droit de faire ouvrir ou fermer la vieille relique.

Les journées du 5 et du 6 s'écoulèrent sans que l'on parlât de confession, de viatique ou d'extrême-onction. Le curé de Versailles se présenta dans le but de préparer le roi à cette pieuse cérémonie ; mais il rencontra le duc de Fronsac qui lui donna sa foi de gentilhomme qu'il le jetterait par la fenêtre au premier mot qu'il en dirait.

-- Si je ne me tue pas en tombant, répondit le curé, je rentrerai par la porte, car c'est mon droit.

Mais le 7, à trois heures du matin, ce fut le roi qui demanda impérieusement l'abbé Mandoux, pauvre prêtre sans intrigue, bonhomme d'ecclésiastique qu'on lui avait donné pour confesseur, et qui était aveugle.

Sa confession terminée, les ducs de la Vrillière et d'Aiguillon voulurent retarder le viatique, mais Lamartinière, ennemi particulier de madame Du Barry qui avait glissé près du roi Lorry et Bordeu, s'approchant du roi :

-- Sire, dit-il, j'ai vu Votre Majesté dans des circonstances bien difficiles, mais jamais je ne l'ai admirée comme aujourd'hui ; si elle me croit, elle achèvera tout de suite ce qu'elle a si bien commencé.

Le roi alors fit rappeler Mandoux, et Mandoux lui donna l'absolution.

Quant à cette réparation éclatante qui devait anéantir solennellement madame Du Barry, il n'en fut pas question. Le grand aumônier et l'archevêque avaient rédigé de concert cette formule qui fut proclamée en présence du viatique :

Quoique le roi ne doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il déclare qu'il se repent d'avoir causé du scandale à ses sujets, et qu'il ne désire vivre encore que pour le soutien de la religion et le bonheur de ses peuples.

La famille royale, augmentée de madame Louise, qui était sortie de son couvent pour soigner son père, alla recevoir le saint sacrement au bas de l'escalier.

Pendant que le roi recevait les sacrements, le dauphin, que l'on tenait éloigné du roi parce qu'il n'avait pas eu la petite vérole, le dauphin écrivait à l'abbé Terray :

Monsieur le contrôleur général,

Je vous prie de faire distribuer aux pauvres des paroisses de Paris deux cent mille livres pour prier pour le roi. Si vous trouvez que c'est trop cher, retenez-les sur nos pensions à madame la dauphine et à moi.

Signé : LOUIS-AUGUSTE.

Dans les journées du 7 et du 8, la maladie empira. Le roi sentit son corps s'en aller littéralement en lambeaux. Délaissé de ses courtisans, qui n'osaient plus rester près de ce cadavre vivant, il n'avait plus d'autre garde que ses trois filles, qui ne le quittèrent pas un instant.

Le roi était épouvanté. Dans cette terrible gangrène qui envahissait tout le corps, il voyait une punition directe du ciel. Pour lui, cette main invisible, qui le marquait de taches noires, c'était la main de Dieu. Dans un délire d'autant plus terrible que ce n'était pas celui de la fièvre, mais celui de la pensée, il voyait des flammes, il voyait l'abîme ardent, et il appelait son confesseur, le pauvre prêtre aveugle, son seul refuge, pour qu'il étendît le crucifix entre lui et le lac de feu. Alors lui-même prenait l'eau bénite, lui-même levait draps et couvertures, lui-même faisait ruisseler avec des gémissements de terreur l'eau sainte sur tout son corps, puis il demandait le crucifix, le prenait à pleines mains, le baisait à pleine bouche, criant : « Seigneur ! Seigneur ! intercédez pour moi, pour moi, le plus grand pécheur qui ait jamais existé. »

Ce fut dans ces angoisses terribles et désespérées qu'il passa la journée du 9. Pendant cette journée, qui ne fut qu'une longue confession, ni le prêtre ni ses filles ne le quittèrent. Son corps était en proie à la gangrène la plus hideuse, et, vivant, le roi cadavre exhalait une telle odeur, que deux valets tombèrent asphyxiés, et que l'un des deux mourut.

Le 10 au matin, on voyait à travers la chair crevassée les os de ses cuisses ; trois autres valets s'évanouirent. La terreur se mit à Versailles. Toute la maison s'enfuit.

Il n'y avait plus d'autres êtres vivants au palais que les trois nobles filles et le digne prêtre.

Toute la journée du 10 ne fut qu'une agonie ; le roi, déjà mort, ne se décidait pas à mourir ; on eût dit qu'il voulait se jeter hors du lit, tombe anticipée. Enfin, à trois heures moins cinq minutes, il se souleva, étendit les mains, fixa les yeux sur un point de la chambre et s'écria :

-- Chauvelin ! Chauvelin ! Il n'y a pourtant pas encore deux mois... puis il retomba et mourut.

Quelque vertu que Dieu eût mise dans le cœur des trois princesses et du prêtre, le roi mort, elles crurent, ainsi que lui, leur tâche achevée ; d'ailleurs, toutes trois étaient déjà atteintes de la maladie qui venait de tuer le roi.

Le soin des funérailles fut laissé au grand maître, qui prit toutes ses dispositions sans entrer dans le palais.

On ne trouva que les vidangeurs de Versailles qui osassent mettre le roi dans la bière de plomb qui lui était préparée ; il fut couché dans cette dernière demeure, sans baume, sans aromates, roulé dans les draps du lit sur lequel il était mort ; puis cette bière de plomb fut mise dans une caisse de bois, et le tout fut porté dans la chapelle.

Le 12, celui qui avait été Louis XV fut conduit à Saint-Denis ; le cercueil était dans une grande voiture de chasse. Un second carrosse était occupé par le duc d'Ayen et le duc d'Aumont ; puis, dans le troisième, venaient le grand aumônier et le curé de Versailles. Une vingtaine de pages et une cinquantaine de palefreniers à cheval et portant des flambeaux formaient le cortège.

Le convoi, parti de Versailles à huit heures du soir, arriva à Saint-Denis à onze. Le corps fut descendu dans le caveau royal, d'où il ne devait sortir qu'au jour de la profanation de Saint-Denis, et l'entrée du souterrain fut aussitôt, non seulement fermée, mais calfeutrée, pour qu'aucune émanation de ce fumier humain ne filtrât de la demeure des morts au séjour des vivants.

Nous avons raconté ailleurs la joie des Parisiens à la mort de Louis XIV. Cette joie ne fut pas moins grande lorsqu'ils se virent débarrassés de celui qu'ils avaient, trente ans auparavant, surnommé le Bien-Aimé.

On railla le curé de Sainte-Geneviève sur l'efficacité de la châsse.

-- De quoi donc vous plaignez-vous, dit-il, n'est-il pas mort ?

Le lendemain, madame Du Barry reçut à Rueil une lettre d'exil.

Sophie Arnould apprit en même temps la mort du roi et l'exil de madame Du Barry.

-- Hélas ! dit-elle, nous voilà orphelins de père et mère.

Ce fut la seule oraison funèbre prononcée sur le tombeau du petit-fils de Louis XIV.

Files freely available.


Rechtsinhaber*in
Stefanie Popp

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection de nouvelles françaises du dix-neuvième siècle. Le testament de M. de Chauvelin. Le testament de M. de Chauvelin. The CLiGS textbox. Stefanie Popp. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9C27-6