DÉDIÉ

À

MARIE-ANGE SOUKHOWO-KABYLINN

NÉE DE BOUGLON

Ce livre

qui plaisait à son âme religieuse,

et que j'écrivais sous ses yeux purs, fermés, hélas !

avant d'en voir la fin.

INTRODUCTION

J'étais avec Elle, ce soir-là… Elle avait (comme elle l'a souvent) ce médaillon monté en broche, que je crois parfois, sans le lui dire, quelque talisman enchanté.

Nous étions assis sur le petit balcon, en face de la Seine, près du pont aux quatre statues, par lequel elle me regarde, tous les jours, venir vers cinq heures et qu'elle a nommé son pont des Soupirs. Nous avions roulé à cette place aérienne deux de ces fauteuils qu'on appelle assez drôlement des ganaches, peut-être parce qu'on devient bête, à force de se trouver bien dedans. Toutes les voluptés nous émoussent. Et là, dans ces délicieuses gondoles de soie rose et blanche (c'est la plus convenable couleur pour des ganaches), nous causions, appuyés contre cette rampe en fer qui a porté et rougi tant de coudes nus dans les soirées d'été, lorsqu'elle reçoit et qu'on s'en vient, du fond du salon brûlant, boire deux gorgées d'air de rivière à ce frais balcon presque suspendu sur les eaux.

Pauvre rampe, autour de laquelle j'ai enroulé bien des rêves, morts là, tordus, dans la volupté ou dans la souffrance, et qui pour moi, seul, y sont encore comme de beaux serpents pétrifiés ! Elle posait alors, sans le savoir, sur ces serpents invisibles un de ses bras dans sa manche de dentelles foisonnantes, rattachées au-dessus du coude par deux nœuds de ruban cerise qui retombaient à flots le long de ce bras, non de reine, mais d'impératrice ; et l'air du soir agitait les rubans vermeils, comme des banderoles de victoires ! J'ai oublié ce que je lui disais. Mais mes yeux, qui m'ont souvent joué des tours perfides, ne s'allumaient point à mes paroles. Ils reflétaient probablement, les misérables ! tout ce que je ne disais pas, car j'étais fasciné, mais non par elle.

— Savez-vous que c'est fort impertinent — interrompit-elle avec une langueur jalouse — de me dire tout cela depuis une heure, sans me regarder une seule fois ?…

Qu'elle me dictait un beau mensonge ! J'avais les yeux sur son sein rond et hardi comme l'orbe d'un bouclier d'amazone, et qui respirait, avec la majesté d'un rythme, dans les baleines et les ruches de son corsage. Mais elle avait raison : ce n'était pas elle que je regardais ! C'était le médaillon qui m'ensorcelait tout bas et auquel le mouvement du sein, sur lequel il était posé, semblait communiquer la vie. On aurait dit qu'il respirait aussi, au milieu de son cercle d'or.

— Savez-vous, me dit-elle encore, que si ce n'était pas là un portrait de femme morte, et de femme morte il y a déjà longtemps, je jetterais d'ici dans la Seine ce médaillon qui m'intercepte à vous, et que vous regardez à m'impatienter ?

— Alors, lui répondis-je en riant, mais, au fond, sérieux sous mon rire, je regarderais peut-être la Seine. Qui sait si ce médaillon n'est pas comme la bague charmée qu'on trouva sous la langue de cette belle Allemande qu'aima si follement Charlemagne, même après qu'elle eut cessé d'exister ? Turpin, effrayé de cet amour pour un cadavre, jeta la bague dans le lac de Constance. Est-ce pour cela qu'il porte le nom de Constance ? Mais Charlemagne aima le lac, comme il avait aimé la jeune fille.

— Vous m'aimez donc pour mon portrait ?… répliqua-t-elle avec la colère voilée de dépit.

— Sait-on jamais pourquoi l'on aime ?… répondis-je avec une profondeur vague et menaçante, conformément au précepte de Figaro : il faut les inquiéter sur leurs possessions !

Mais l'inquiétude qu'elle allait avoir devait être terriblement bizarre.

Ce n'était, comme elle le disait, qu'un portrait, ancien déjà, un simple médaillon, comme on en portait beaucoup alors : car il fut un temps, si on se le rappelle, où les femmes eurent la douce fureur de mettre en bijoux leurs grands-pères, leurs tantes, leurs frères et leurs enfants, et d'étaler en espalier, sur leur personne, tous leurs médaillons de famille, relégués depuis des siècles dans de vieux tiroirs.

C'était une gouache un peu passée. Sur un fond gris poussière, une tête de très jeune fille, en robe d'un gris bleuâtre, largement sillonné de céruse, à la manière des gouaches. Voilà tout… mais c'était une magie ! La tête de la jeune fille, qui sortait de tous ces tons gris, comme une étoile sort d'une vapeur, était un de ces visages qui nous brisent le cœur de ne pouvoir sortir de leur cadre ! Elle était belle et avait l'air malheureux, mais c'était d'une beauté et d'un tel malheur, qu'on se disait : « C'est impossible ! ce n'est pas la vie ! cette tête-là n'a jamais vécu ailleurs que dans ce médaillon. C'est la pensée d'un génie, cruel et charmant, mais ce n'est qu'une pensée ! »

Et de fait, pour mieux montrer sans doute que cette jeune fille n'était qu'une chimère, sortie d'un pinceau idolâtre, l'étonnant rêveur, qui l'avait inventée, n'avait attaché aux diaphanes épaules qui soutenaient un frêle cou de fleur qu'une robe sans date, de tous les temps et de tous les pays — et comme si ce n'était pas assez encore, il avait accompli sur elle toute sa fantaisie, une fantaisie étrange et presque sauvage, en lui traversant le front d'un ruban rouge très large, qu'aucune femme assurément n'aurait jamais voulu porter, et qui, passant tout près des yeux, donnait une expression unique à ces deux yeux immenses ; le croirait-on ? navrés et pourtant suaves ! Je ne puis dire le charme incompréhensible de tout cela. On m'appellerait fou. Ce ne serait pas une idée neuve !

— Si un simple portrait agit sur vous ainsi, reprit-elle après un silence, qu'aurait fait donc de vous la femme de ce portrait, si vous l'aviez jamais connue ?…

— Elle a donc existé ? m'écriai-je.

— Certainement, fit-elle nonchalamment. Elle a existé. C'est toute une histoire. Et même, ajouta-t-elle avec l'aplomb (un peu pédant, je l'avoue) d'un vieux moraliste, une histoire qui devient chaque jour de plus en plus incompréhensible, avec nos mœurs !

Que voulait-elle dire ? Cingler ma curiosité, sans nul doute. Elle s'était arrêtée… pour prendre le plus bel air de sphinx qu'une femme, assise dans une ganache, ait jamais pris devant une autre ganache, emplie d'un curieux. Elle avait l'intention féroce, et elle savait bien qu'en ce moment-là le silence était sa meilleure manière de me dévorer.

— Et la savez-vous, cette histoire ? lui dis-je presque avec flamme, car j'étais trop intéressé par ce qu'elle venait de m'apprendre pour faire du machiavélisme avec elle. Je me souciais bien de Machiavel !

— Mais, quand je la saurais, fit-elle, croyez-vous que je vous la dirais ? Vous n'êtes déjà pas si aimable ! Il faudrait être sotte vraiment pour s'exposer à augmenter vos distractions, en vous intéressant à une femme dont le portrait seul vous fait rêver… près de moi. Et puis elle est un peu longue, cette histoire, et le vent devient bien frais sur la rivière. Je ne me soucie pas du tout d'attraper une extinction de voix pour vous faire plaisir.

— Si ce n'était que cela, nous pourrions rentrer, dis-je modestement sans appuyer, car la curiosité m'avait rendu insinuant comme l'ambre de son collier et souple comme sa mitaine.

— Mais ce n'est pas que cela — fit-elle mutinement. Ce balcon me plaît et j'y veux rester !

Évidemment elle était outrée. Et elle avait raison ! J'étais un impertinent avec ma rêverie, qui n'était pas pour elle ! Je lorgnais encore du coin de l'œil le médaillon qui me fascinait, et je me tus pendant quelque temps.

Ce temps dura trop à son gré. — « Tenez ! regardez-la, dit-elle ; — et, détrônant de son sein le médaillon, elle me le tendit d'une main qui semblait généreuse, mais qui voulait tout simplement tisonner un peu dans mon âme pour savoir combien il en sortirait d'étincelles !

Cléopâtre coquetant avec l'aspic qu'elle s'appliquait devait être piquante. Mais ici Cléopâtre appliquant l'aspic à un autre… n'était-ce pas infiniment mieux ?…

« Allons ! ne vous faites pas prier. Regardez-la ! je vous le permets. Elle est réellement charmante, avec son chiffon rouge à la tête, cette petite. Qu'ai-je à craindre ? Elle est morte. Vous ne la ferez pas déterrer probablement, comme François Ier fit déterrer Laure. Et d'ailleurs, elle vivrait qu'elle aurait maintenant cinquante ans passés… l'âge d'une douairière…

Et elle souffla ce dernier mot comme si elle eût craint de casser le chalumeau de l'Ironie, en soufflant trop fort. Elle voulait rester du faubourg Saint-Germain dans son ironie, et cependant la Bégum qui enterra, vive, sa rivale, sous le siège où elle s'asseyait, pouvait bien avoir de l'air qu'elle avait alors dans sa ganache rose, — en plaisantant du haut de sa jeunesse, — comme si la jeunesse, la beauté, c'étaient là des trônes éternels d'où l'on ne doit jamais descendre !

Heureusement qu'au milieu de tout cela elle avait de la grâce ! Elle était atroce et charmante. Or, il y a tant de choses maintenant que je préfère à mon amour-propre, que, quand une femme a de la grâce, je souffre vraiment très bien qu'elle se moque de moi.

Tout à coup une main souleva le rideau du salon qui était baissé et qui flottait sur le balcon derrière sa tête comme une draperie d'or sur laquelle son visage, ardemment brun, se détachait bien.

— C'est votre histoire qui nous arrive ! fit-elle. Ne vous désespérez pas. Vous allez l'entendre ! Vous vous imagineriez peut-être que je suis jalouse, si on ne vous la disait pas !

La personne qu'elle appelait mon histoire et qui parut sur le balcon où nous étions assis était un homme que j'avais vu maintes fois chez elle, et dont la physionomie marquée d'un caractère perdu dans l'effacement général des esprits et des visages actuels m'avait toujours frappé… pas autant que ce diable de médaillon qui menaçait de mettre la discorde dans le camp d'Agramant de notre intimité, mais cependant beaucoup encore.

Il est vrai que le médaillon était femme et que cet homme… n'était qu'un homme, mais un homme devient chaque jour chose assez rare pour que nous retournions vers cela moins languissamment nos sceptiques yeux ! Il s'appelait Rollon Langrune, et son nom, doublement normand, dira bien tout ce qu'il était, visiblement et invisiblement, à ceux qui ont le sentiment des analogies ; qui comprennent, par exemple, que le dieu de la couleur s'appelle Rubens, et qui retrouvent dans la suavité corrégienne du nom de Mozart le souffle d'éther qui sort de la Flûte enchantée.

Rollon Langrune avait la beauté âpre que nos rêveries peuvent supposer au pirate-duc qu'on lui avait donné pour patron, et cette beauté sévère passait presque pour une laideur, sous les tentures en soie des salons de Paris, où le don de seconde vue de la beauté vraie n'existe pas plus qu'à la Chine ! D'ailleurs il n'était plus jeune. Mais la force de la jeunesse avait comme de la peine à le quitter. Le soleil couchant d'une vie puissante jetait sa dernière flamme fauve à cette roche noire.

Dispensez-moi de vous décrire minutieusement un homme chez qui le grandiose de l'ensemble tuait l'infiniment petit des détails, et dressez devant vous, par la pensée, le majestueux portrait du Poussin, le Nicolas normand, vous aurez une idée assez juste de ce Rollon Langrune. Seulement l'expression de son regard et celle de son attitude étaient moins sereines… Et qui eût pu s'en étonner ? Quand le peintre des Andelys se peignait, il se regardait dans le clair miroir de sa gloire, étincelante devant lui, tandis que Rollon ne se voyait encore que dans le sombre miroir d'ébène de son obscurité. De rares connaisseurs auxquels il s'était révélé disaient qu'il y avait en lui un robuste génie de conteur et de poète, un de ces grands talents genuine qui renouvellent, d'une source inespérée, les littératures défaillantes — mais il ne l'avait pas attesté, du moins au regard de la foule, dans une de ces œuvres qui font taire les doutes menteurs ou les incrédulités de l'envie.

Positif comme la forte race à laquelle il appartenait, ce rêveur, qui avait brassé les hommes, les méprisait, et le mépris l'avait dégoûté de la gloire. Il ne s'agenouillait point devant cette hostie qui n'est pas toujours consacrée et que rompent ou distribuent tant de sots qui en sont les prêtres !

D'un autre côté, en vivant à Paris quelque temps, il avait appris bien vite ce que vaut cette autre parlotte qu'on y intitule la Renommée, et il n'avait jamais quémandé la moindre obole de cette fausse monnaie à ceux qui la font. À le juger par l'air qu'il avait, ce n'était rien de moins que le Madallo du poème de Shelley, c'est-à-dire la plus superbe indifférence des hommes, appuyée à la certitude du génie… Le sien, dont on parlait tout bas, était, disait-on, un génie autochtone, le génie du pays où il était né, et qui, jusqu'à lui, avait été à peu près incommunicable.

Quelque jour Rollon Langrune devait être, disaient les jugeurs, le Walter Scott ou le Robert Burns de la Normandie, — d'un pays non moins poétique à sa façon et non moins pittoresque que l'Écosse. On ajoutait même que cet étrange observateur qui, sous ses vêtements noirs, avait alors au balcon de Mme de… la dignité d'un prince en voyage, avait passé une partie de sa vie avec les paysans, les douaniers, les fraudeurs, les marins et les mendiants des côtes de la Manche, comme Callot avec ses brigands et Fielding avec ses aveugles, ses filles de mauvaise vie et ses Irlandais ; devant, comme eux, rapporter des tableaux immortels de ces ignobles accointances.

Pour mon compte particulier, je ne savais rien de précis sur Rollon Langrune, mais en regardant, en étudiant cette tête expressive, je m'étais souvent dit que les bruits qui couraient devaient avoir raison. Aujourd'hui, par un hasard heureux, l'histoire que je voulais connaître se rattachait, je ne sais encore par quel fil, à cet homme qui dédaignait le succès et portait sa supériorité comme on porte un diamant sous son gant, sans se soucier d'en faire voir les feux.

Si cet homme était réellement, ainsi qu'elle l'avait dit, mon histoire, et s'il voulait, comme elle avait l'air d'en être sûre, me la raconter, j'allais avoir deux grands plaisirs — deux curiosités satisfaites, — l'histoire d'abord, puis l'historien ! — Mais le voudrait-il ?…

— Monsieur Rollon Langrune — lui dit-elle — vous savez bien… ce médaillon que vous m'avez donné ? »

Rollon s'inclina.

— Eh bien ! reprit-elle, ce médaillon a fait une fière conquête, ce soir ! — Et toujours moqueuse, elle se prit, dès qu'il fut assis sur le balcon, à lui raconter, avec toutes les nuances chatoyantes d'un dépit qui le fit sourire, la préoccupation qui m'asservissait toujours, quand je retrouvais, embusqué dans les dentelles de son corsage, le chaste médaillon qui m'effaçait jusqu'au sein splendide sur lequel il était posé…

Mais Rollon Langrune était trop poète pour s'étonner de ce qui lui semblait, à elle, une insolence et peut-être une dépravation. Et, d'ailleurs, elle n'était pas trop en droit de se moquer de moi, comme vous allez le voir. C'était Rollon, — ils me le dirent bientôt, — qui, aux bains de Tréport, je crois, où elle l'avait rencontré une année, lui avait donné ce médaillon, lequel lui avait inspiré à la première vue l'espèce d'ensorcelant caprice dont j'étais victime à mon tour. Pour tous ceux qui l'apercevaient, en effet, ce portrait était une émotion et un événement. On ne l'oubliait plus.

Rollon, avant nous, l'avait éprouvé comme nous deux, et s'il ne l'avait pas refusé aux désirs très vifs et très éloquents de madame de… c'est qu'il était poète, et que les poètes peuvent très bien ne tenir à rien, comme les moines. N'ont-ils pas tout ? La rêverie des poètes est pour eux une réalité profonde, bien plus profonde que toutes les images. Même leurs maîtresses vivantes et possédées, les poètes les étreignent encore mieux avec une pensée qu'avec leurs bras, quand ce seraient des bras d'Hercule.

Certes, Rollon Langrune, un de ces puissants intellectuels, n'avait pas besoin de cette gouache, empâtée de céruse par une main anonyme, mais inspirée, pour retrouver, là où Milton l'aveugle voyait son Ève, la tête ineffable de ce médaillon, près de laquelle le visage si touchant et si connu de la Cenci, peinte par Titien amoureux, quand elle allait à l'échafaud, manquait de délicatesse et de mélancolie. Il ne s'était donc pas appauvri en le donnant…

À dater du jour où il l'avait aperçue pour la première fois, « et vous ne devineriez jamais où je le trouvai, — ajouta-t-il en forme de parenthèse, — vous le saurez plus tard, » il s'était mis en chasse (ce fut son expression) pour savoir l'histoire de cet être qui, plus beau et plus virginal que la Cenci, la pure assassine de son père, semblait aussi porter comme elle le crime d'un autre sur son innocence.

Dévoré des mêmes curiosités que je ressentais, il voulut alors soulever ce bandeau rouge qui devait rester éternellement au front du portrait, ce bandeau qui était teint de sang, peut-être, et qui déshonorait les lignes idéales de ce front divin.

Pendant des mois, des mois entiers, il avait recueilli les fragments épars de cette histoire, comme on recueille par terre le parfum qui s'échappe d'un flacon brisé… Je la lui demandai avec instance, et quelle fut ma surprise ! il ne me la refusa pas ! Les âmes qui se comprennent se devinent. « Tous ceux qui ont été frappés du portrait sont dignes de l'histoire », me dit-il. Il l'avait racontée à madame de… sur les rochers de Tréport, la mer à leurs pieds, et pour ne pas l'ennuyer d'une redite, il me la raconterait, un de ces jours…

Mais elle exigea qu'il la dît encore et tout de suite, là, sur ce balcon, dût-elle y passer toute la nuit à l'écouter ! La taquinerie était finie. La girouette de son caprice avait tourné ! Elle ne craignait plus l'air de la rivière qui fraîchissait toujours davantage, qui roulait et déroulait en spirales folles ses rubans cerise !

Elle ne craignait plus rien. Elle était intrépide. Elle avait chaud. Elle brûlait. Elle était de marbre. Elle valait les quatre statues de là-bas… Elle en aurait le silence. Elle en aurait l'immobilité, car elle ne se lèverait pas de son socle ou de sa ganache que l'histoire qu'elle demandait ne fût entièrement terminée, ce qui était parfaitement impossible, mais ce qui était une raison de plus !

C'était donc décidé… Voulait-elle reprendre une à une les sensations qu'elle avait éprouvées en écoutant une première fois ce grand conteur ? Voulait-elle pénétrer les miennes, chercher des griefs pour plus tard, des bobines que les femmes se plaisent à dévider avec ceux qui les aiment et dont elles ont l'écheveau toujours prêt sous la main ? Voulait-elle ?… Savait-elle seulement ce qu'elle voulait ? Mais nous eûmes l'histoire, ou plutôt nous eûmes, ce soir-là, le commencement de l'histoire, car cette histoire était trop longue pour qu'en une seule fois il fût possible de la raconter.

En la réentendant, elle ne pensa même pas à demander un châle à sa femme de chambre qui, vers dix heures, l'en enveloppa. Je compris alors ce que deviendrait Rollon Lagrune, s'il voulait écrire. La nuit passa, toute, à l'écouter, sur ce balcon, tellement pris et enlevés que madame de…, qui n'avait jamais affronté la fin d'un bal, — cette agonie, — avait oublié qu'il y eût au monde une aurore, cruelle aux visages qui ont veillé ; et pour la première fois, avec son teint meurtri, ses cheveux alourdis, ses yeux battus, elle en brava les clartés roses. Le jour seul, le jour impatientant interrompit notre histoire.

Le lendemain, Rollon put la reprendre, à la même heure et à la même place, et, chose étrange ! elle ne perdit rien à être ainsi interrompue, cette histoire qui dura trois nuits, coupées par ces douze heures de journée bête qui forment les mailles du joli tissu de la vie ! La vie ! elle était pour nous transposée. Elle n'était plus que dans cette histoire de Rollon Langrune. Du moins elle y était pour moi qui ne repassais pas une première impression, comme madame de…

J'emportais chaque matin l'histoire de Rollon sur ma pensée, ou plutôt j'emportais ma pensée, toute plongée en l'histoire de Rollon, comme le plongeur qui marcherait sous sa cloche de verre et qui la déplacerait avec lui. Rentré chez moi en proie aux émotions qu'elle m'avait causées, je faisais comme Polidori, après avoir entendu ce poème inédit et perdu de lord Byron, qui est resté perdu, car ce n'est pas le récit de Polidori qui l'a remplacé.

Je cherchais à fixer l'émotion que j'avais ressentie en me rappelant l'expression toute-puissante de ce conteur sans égal qui, comme Homère, n'écrivait pas, et continuait en pleine civilisation la tradition des anciens rhapsodes. Hélas ! l'expression envolée était bien… envolée ! cette expression inouïe qui ne craignait pas, pour être plus forte, de se tremper aux sources sauvages du patois, dans ce premier flot salin de toute langue.

Rollon Langrune était un patoisant audacieux. Il méprisait les Académies autant que la gloire et il se servait, en maître, de ces idiomes primitifs, tués et déshonorés par les langues, leurs filles parricides et jalouses.

Dans cette histoire qui sentait tous les genres d'aromes concentrés qui font le terroir, — « aussi âcrement, — eût-il dit avec son accent à la Burns, — que la bouche d'un homme qui a beaucoup fumé sent la pipe », il enchâssa, pour être plus vrai de langage et de mœurs, dans cette langue du dix-neuvième siècle que le temps a pâlie en croyant la polir, un patois d'une poésie sublime. Joaillier barbare peut-être, qui n'avait pas ce que les lettrés appellent le goût, mais qui avait le génie, et qui incrustait dans une opale, aux nuances endormies, quelque diamant brut, dans toute la brutalité de ses feux !

Malheureusement, tout cela devait rester, pour qui n'avait pas entendu Rollon Langrune, d'un effet à peu près incompréhensible, comme le médaillon de madame de… Les pages qui vont suivre ressembleront au plâtre avec lequel on essaie de lever une empreinte de la vie, et qui n'en est qu'une ironie ! Mais l'homme se sent si impuissant contre la mort, qu'il s'en contente. Puissiez-vous vous en contenter !

I

Le château du Quesnay, qu'il faut bien vous faire connaître, dit Rollon, comme un personnage, — puisqu'il est le théâtre de cette histoire, — avait appartenu de temps immémorial à l'ancienne famille de ce nom. Il était situé, car il n'existe plus, — et cette histoire vous dira pourquoi, — dans la partie la plus reculée, la plus basse de la basse Normandie.

Son toit de châteaulin d'un bleu noir d'hirondelle brillait à travers un massif de saules dont les pieds et le flanc trempaient dans une pièce d'eau dormante, laquelle, partant du fond des bois profonds de cette terre boiseuse, s'avançait, — en style de charretier, raz la route qui passait sous le Quesnay et menait du vieux bourg de B… au vieux bourg de S…, — les bourgs étant encore plus communs que les villes, il y a quarante ans, dans ce coin de pays perdu.

Sans cette pièce d'eau qu'on appelait l'étang du Quesnay, d'une grandeur étrange et d'une forme particulière (elle avait la forme d'un cône dont la base se fût appuyée à la route), la terre et le château dont il est question n'auraient eu rien de plus remarquable que les terres et les châteaux environnants. C'eût été un beau et commode manoir, voilà tout, une noble demeure. Mais cet étang qui se prolongeait bien au-delà de ce château, assis et oublié dans son bouquet de saules, mouillés et entortillés par les crêpes blancs d'un brouillard éternel, cet étang qui s'enfonçait dans l'espace comme une avenue liquide, — à perte de vue, — frappait le Quesnay de toute une physionomie !

Les mendiants du pays disaient avec mélancolie que cet étang-là était long et triste comme un jour sans pain. Et de fait, avec sa couleur d'un vert mordoré comme le dos de ses grenouilles, ses plaques de nénuphars jaunâtres, sa bordure hérissée de joncs, sa solitude hantée seulement par quelques sarcelles, sa barque à moitié submergée et pourrie, il avait pour tout le monde un aspect sinistre, et même pour moi, qui suis né entre deux marais typhoïdes, par un temps de pluie, et qui tiens du canard sauvage pour l'amour des profondes rivières, au miroir glauque, — des ciels gris — et des petites pluies qui *n'en finissent pas*, au fond des horizons brumeux.

J'ai vu pas mal d'eau dans ma vie, mais la physionomie qu'avait cette espèce de lac m'est restée, et jamais, depuis que les événements m'ont roulé, ici et là, je n'ai retrouvé, aux endroits les plus terribles d'aspect ou de souvenir pour l'imagination prévenue, l'air qu'avait cet étang obscur, cette place d'eau ignorée, et dont certainement, après moi, personne ne parlera jamais ! Non ! nulle part je n'ai revu place d'eau plus tragique, ni dans la mer où Byron fait jeter, sous un pâle rayon de la lune, le sac cousu dans lequel Leïla palpite et va mourir pour le giaour, ni dans le canal Orfano, à Venise, cette affreuse oubliette, une horreur distinguée entre toutes cependant pour ceux qui, comme Macbeth, aiment à se rassasier d'horreurs !

Du reste, ainsi que le canal Orfano, l'étang du Quesnay avait ses mystères. On s'y noyait très bien, et très souvent à la brune. Étaient-ce des assassinats, ou des accidents, ou des suicides, que ces morts fréquentes ?… Qui le savait et qui s'en inquiétait ?… L'eau silencieuse et morne venait jusqu'à la route. Y pousser un homme qui passait au bord était aisé. Y tomber, plus facile encore. Avant mon âge de douze ans, j'en avais vu déjà retirer bien des cadavres…

Dans ces campagnes isolées, on en jasait trois jours, et puis on n'en parlait plus. Seulement qui expliquerait une telle apathie, — tragique aussi, n'était l'immobilité du caractère normand, indifférent à tout, quand le gain n'est pas au bout de l'effort qu'il doit faire et qui se soucie de la vie pour la vie, comme d'un pot de cidre vidé ?

Ces morts dans l'étang du Quesnay ne firent jamais élever entre la pièce d'eau et la route, soit par le fermier du château, soit par l'administration de la paroisse, un pauvre bout de mur, en pierres sèches, qui eût à peine demandé une journée d'ouvrage, ni même la simple gaule sur deux fourches, piquées en terre, — le parapet des temps primitifs.

J'ai dit : le fermier, car les maîtres depuis longtemps ne vivaient plus au Quesnay. « Ils n'y tenaient plus leurs assises », ainsi que le disait ma vieille bonne, Jeanne Roussel, — une vraie rhapsode populaire, — à laquelle je dois, après Dieu, le peu de poésie qui ait jamais chauffé ma cervelle ; — et le mot de la vieille rhapsode peignait bien, dans sa solennité antique, le train de châtelain que les seigneurs du Quesnay avaient mené dans leur châtellenie.

Jeanne Roussel avait parfaitement connu la dernière génération de cette famille, tuée par ses vices, comme toutes les vieilles races, qui ne meurent jamais d'autre chose que de leurs péchés. Or, un jour, ou plutôt une nuit de triste mémoire, cette génération avait quitté, sans tambour ni trompette, le vaporeux château, au toit bleu, qui ressemblait à un gros nid de martin-pêcheur dans sa saussaie.

Comme un amas de paille pourrie qui se lève de son fumier sous un coup de vent vigoureux, elle s'était dispersée dans les villes et les bourgs d'alentour — le père ici, avec la mère ; — là, les frères, — les sœurs ailleurs… On ne savait où, pour celles-ci, car elles avaient disparu, emportées par les plus abjects séducteurs. D'abord le scandale avait jeté son cri, mais ce scandale était si grand qu'il devint bientôt silencieux.

La raison, du reste, qui fit abandonner aux maîtres du Quesnay leur ancienne demeure ne fut point leur opprobre. Ils avaient le front assez dur pour le porter. Ce fut la pauvreté, ce fut cette dernière misère qui rompt au-dessus de nos têtes la solive de notre toit ! Des dettes, longtemps cachées, avaient éclaté. Une meute de créanciers s'était levée.

Ayant déjà goûté par l'usure à ce patrimoine déshonoré, ces ignobles chiens, qui avaient au museau du sang de cette belle fortune, dont ils voulaient tout boire, hurlèrent pour qu'on leur en donnât la dernière gorge-chaude et procédèrent à une expropriation qui devait être l'acte final de leur curée.

Retardée autant qu'il fut possible, la vente fut affichée à la fin. Mais un sentiment de répugnance, qui tenait peut-être à une délicatesse de caste, quoique l'esprit de caste fût déjà en poussière, dès ce temps-là, comme tant d'autres liens sociaux, empêcha les gentilshommes de paraître à cette vente aux bougies — espèce de vente dont les formalités sont parfois la grande et sombre image de la ruine qu'elle vient constater.

Les loups ne se mangent pas entre eux, dit un proverbe ; mais le proverbe ne dit vrai que quand les loups sont sur leurs pattes, tandis que, même la faim au ventre, les lions ne touchent pas, de leurs nobles ongles, à un autre lion abattu. Telle, une dernière fois, se montra cette noblesse… En dehors d'elle, personne, non plus, parmi les gros bourgeois de B… et de S…, ne se présenta à la vente de la terre et du château du Quesnay, et on le comprend.

Tous ou presque tous avaient dans l'idée que l'homme qui ne serait pas noble et qui serait assez riche pour acheter la terre et le château, et pour y vivre comme les anciens possesseurs y avaient vécu, devrait être un gars plus que hardi : car, s'il l'osait, on l'y engraisserait d'humiliations, on l'y régalerait d'ignominies. Il pourrait y faire ripaille de mépris. C'était certain !

L'orgueil des nobles circonvoisins brûlerait l'herbe autour de sa demeure, et l'enfermerait dans un désert où la dernière goutte d'eau de la politesse ou de la charité lui serait refusée. Son château se changerait en une Tour de la faim, — de la faim sociale ! Il n'y mourrait pas, mais il y vivrait ! Perspective à effrayer les plus solides de cœur et de reins. Aussi, dans l'opinion de la contrée, sembla-t-il longtemps que le futur acquéreur du Quesnay — s'il s'en trouvait un — serait un homme qui viendrait de fort loin et qui ne connaîtrait pas le pays.

Eh bien ! il s'en trouva un cependant, — lequel vint de fort loin, il est vrai, comme on l'avait toujours dit, — et qui connaissait le pays ; mais ceux qui l'y ont revu, après une si longue absence, ne purent jamais s'expliquer ce téméraire et insolent retour d'un homme monstrueusement taré et qui portait l'Horreur et l'Épouvante, comme en palanquin, sur son nom !

Il est vrai que, quand ce singulier acquéreur, inconnu tout d'abord de visage, grâce au masque que les années avaient moulé sur son angle facial, arriva, un soir que personne n'y pensait, rue aux Lices, dans la modeste étude de maître Tizonnet, notaire au bourg de S…, et lorsque (les renseignements pris sur la terre et le marché débattu) il eut dit nettement qu'il achetait comptant le Quesnay, et qu'il eut prononcé, d'une bouche impassible, toutes les syllabes de son terrible nom, maître Tizonnet, qui était un notaire craignant Dieu et ses Saints, et qui avait senti, en entendant le client que le diable lui envoyait, la chair de poule monter de son dos jusqu'à son petit crâne, sous sa petite perruque, n'objecta rien sur l'atroce isolement dans lequel tout acquéreur du Quesnay se condamnait à vivre, s'il voulait habiter le château.

Il se contenta de gratter du bout de la plume qu'il tenait à la main sa fameuse perruque d'un châtain luisant et verdâtre, que les enfants du bourg de S… comparaient à « une bouse de vache », avec plus d'exactitude que d'honnêteté… Mais il ne souffla mot… Et pourquoi aurait-il parlé ? Maître Tizonnet savait de vieux temps l'histoire attachée, dans les souvenirs du pays, au nom de cet homme assis devant lui, et probablement il se dit que, puisque le malheureux était assez endurci pour revenir là où il n'aurait jamais dû reparaître, n'importe où il voulût habiter dans ce coin de basse Normandie, que ce fût au Lude, à Néhou ou à Sainte-Colombe, partout, les hommes, les châteaux, les pierres même des châteaux environnants se reculeraient de lui et le laisseraient dans une solitude pire que celle du lépreux au Moyen Âge, quand tout, jusqu'à la maladrerie, lui manquait.

En effet, pour ce coin de pays d'où la religion n'était pas déracinée encore (songez que je vous parle d'il y a plus de quarante ans !), cet inconnu, qui n'en était plus un pour maître Tizonnet, était plus criminel et plus odieux que l'assassin, — que le bandit qui a tué un homme. Lui, il avait TUÉ DIEU, autant que l'homme, cette méchante petite bête de deux jours, peut tuer l'Éternel, — en le reniant ! C'était un ancien prêtre, — un prêtre marié !

Il s'appelait Sombreval. — Jean Gourgue, dit Sombreval, du nom d'un petit clos qui avait appartenu à son père, un paysan de la vieille roche, mort de la conduite de son fils. Ce paysan, qui avait eu quinze enfants, beaux comme des Absalon et forts comme des Goliath, et qui en avait perdu quatorze, les uns après les autres, ce qu'il appelait dans sa langue maternelle et poignante : « ses quatorze coups de couteau », ne put sauver que le treizième de ses fils, le moins beau, le moins fort et celui de tous qui devait donner le moins d'orgueil à son cœur de paysan.

Jean Sombreval n'avait, lui, de paysan que la race et les apparences extérieures, mais c'était une âme d'un autre ordre que celle de son père. Il appartenait à cette espèce d'organisation que Tacite, dont le mépris a tout simplifié et qui ne voit dans le monde que des maîtres et des esclaves, appelle les âmes faites pour commander.

Or, le commandement sur les deux bœufs de la charrue de son père ; le pouvoir même absolu sur ce champ de quelques arpents qu'il pouvait tourner et retourner entre ses quatre haies ; sur ce petit clos de Sombreval dans lequel devait s'enclore toute sa destinée, ne parurent pas à Jean Gourgue, lorsqu'il put penser, un empire suffisant pour l'ampleur de son désir ou de sa puissance. Aussi, à peine eut-il douze ans, qu'il supplia, à deux genoux, son père de le laisser aller aux écoles.

Le bonhomme hésita longtemps. Il aimait la terre de cet amour profond qu'ont pour elle ceux qui la labourent, qui entr'ouvrent à toute heure son sein maternel. Il ne lui duisait pas, — disait-il, — de faire un clerc du seul fils qui lui restât et pût lui donner de cette graine à garçons qui avait levé sur son sillon, pour y périr. Mais Jean, persévérant, vainquit les répugnances de son père. Il fut mis en camérie au bourg de B… (être en camérie, c'est avoir sa chambre chez un bourgeois qui vous donne, moyennant un prix de… la soupe sur du pain), et suivit assidûment la classe d'un prêtre qui tenait alors un pensionnat pour les jeunes gens pauvres dont le projet était d'entrer plus tard au séminaire.

Jean se distingua dans ses études. « Il mord dans son latin, — disait le père Sombreval, — comme dans un morceau de pain blanc. » C'était une intelligence robuste comme un chêne, et qui sait si les précoces ambitions qui lui avaient fait jeter sa bêche et sa houe n'étaient pas les premières fermentations de son intelligence ? Gœthe dit quelque part que : « Nos désirs sont les précurseurs des choses que nous sommes capables d'exécuter. »

Cela se pourrait bien !

Du bourg de B…, Jean Sombreval alla à Coutances, et, le temps écoulé des études nécessaires, il y fut sacré prêtre, malgré le noir chagrin de son père, qui voyait « sa race abolie » mais dont l'orgueil religieux finit par l'emporter sur l'autre orgueil, et le consola en lui répétant que ce fils sorti de lui DIRAIT LA MESSE ! Fierté prise à la plus sainte des sources et qu'on pardonne au cœur d'un chrétien !

Lorsque l'abbé Sombreval sortit du séminaire de Coutances avec les honneurs de cette dispense d'âge que l'Église, dans sa prévoyante sagesse, accorde si largement à ceux qui lui paraissent devoir être un jour les Macchabées du saint ministère, il était, par le fait de sa réputation de séminaire, presque un pouvoir parmi le clergé du diocèse. Que dis-je ! il était mieux qu'un pouvoir : il était une grande espérance, — de tous les pouvoirs humains le seul peut-être qu'on ne songe pas à contester !

C'était le temps où l'Église de France inclinait en bas. Elle allait bientôt, sous le genou de bourreau que la Révolution lui appuierait à la poitrine, toucher terre et plus bas que terre, car on enfonce dans du sang, pour se relever, divinement purifiée par ce sang, qui purifie toujours ; mais, il faut bien le dire (car c'est la vérité), à cette époque, l'Église de France n'était ni dans ses mœurs, ni dans son personnel, ni dans sa doctrine, ce que des chrétiens, qui l'aimaient, auraient tant désiré pour elle !

Aux yeux de qui voyait le mal et prévoyait le remède, les jeunes gens, à tête carrée, à capacité forte, comme l'abbé Sombreval, paraissaient, dans le lointain, les colonnes qui soutiendraient le temple ébranlé. Cet abbé, en effet, semblait propre à tout, — au vicariat le plus militant, comme à la science la plus profondément contemplative.

Il avait, ce fils de paysan, une force de travail comparable à celle des bœufs de son père, et des facultés aussi intuitives que s'il eût été un génie assez grand pour se permettre d'être paresseux. Homme (disait-on) qui devait servir l'Église plus par le cerveau que par le cœur, un docteur plutôt qu'un apôtre. On comptait sur lui ; on y comptait beaucoup, mais il ne plaisait pas. Il n'inspirait point de sympathie. Ses deux mains ouvertes n'avaient pas de rayons, comme ceux qui pleuvent (symbole spirituel et charmant !) des mains de la Vierge Marie.

Il faut ajouter aussi qu'il manquait de ces agréments extérieurs, lesquels seront toujours d'un irrésistible ascendant sur ces femmes qu'on appelle les hommes.

Il était laid et il aurait été vulgaire, sans l'ombre majestueuse de toute une forêt de pensées qui semblaient ombrager et offusquer son grand front, coupé comme un dôme. Il était haut de taille, vaste d'épaules, doué d'une vigueur physique inférieure à celle de ses frères (des Goliath !), mais assez redoutable encore pour qu'il pût, sans appeler à son aide, relever une charrette versée sur la route et la replacer droit dans l'ornière ; mais ses épaules, un peu voûtées, touchaient ses oreilles, et il n'était pas fait au tour, comme dit l'expression proverbiale, mais à la hache ; dégrossi à grands coups, inachevé.

Il avait les bras longs comme Rob-Roy, et comme lui, il eût pu, sans se baisser, renouer sa jarretière. C'était vraiment plutôt un énorme orang-outan qu'un homme. Il en avait les larges oreilles, la nuque fortement animale, les pommettes saillantes, les mains velues, le rictus, l'aspect noir et cynique, mais son œil et ses sourcils, dignes d'un Jupiter Olympien, le vengeaient et disaient, en traits de flamme, que le Satyre, dans sa peau de bête, avait l'intelligence d'un Dieu.

Sa voix un peu caverneuse roulait des accents qui devaient trouver de l'écho dans le diaphragme de la foule, soit qu'elle vînt de l'autel, cette voix, soit qu'elle tombât de la chaire sur les fronts, en l'entendant, devenus pensifs. Il n'était pas orateur. Il n'avait pas cette main qui prend le cœur de l'éloquence, mais sa logique vous dévidait une doctrine comme une machine dévide un homme, accroché à son engrenage, et n'en laisse pas un morceau.

Tel il était et tel on le vit pendant les premières années de son ministère. Il était régulier dans ses mœurs, sobre de monde, et, sa messe dite, au bourg de S…, il travaillait comme un Mabillon retiré dans la petite maison où il vivait avec son père. Il se communiquait fort peu et, pour cette raison, personne, alors ou depuis, ne put dire ce qui passait dans cette tête de grand travailleur, et ce qu'il serait plus tard devenu, s'il était resté là entre ses livres et son clos de Sombreval ; mais le Crime comme la Science a sa pomme d'Adam ou de Newton. Il est un grain de sable qui fait choir et rouler l'édifice le mieux équilibré d'une destinée.

En 1789, l'abbé Sombreval fut chargé par son évêque d'une mission secrète. Il partit pour Paris, et, le croira-t-on ? il n'en revint pas. Paris, ce gouffre de corruption, de science et d'athéisme, l'avait dévoré. Il s'était jeté tout vivant, comme Empédocle, dans le cratère qui allait vomir la Révolution française, et ses sandales de prêtre, on ne les retrouva même pas au bord du cratère, tiède et menaçant. Il n'écrivit pas à son père ; il oublia son évêque ; il garda enfin avec tous ceux qui le connaissaient un silence qui les fit trembler.

On sut, — comme on sait tout en province par les gens de province qui viennent à Paris, — que l'abbé Sombreval ne vivait plus que pour la science qui ne le conduirait pas en Sorbonne, car c'était la chimie dont il s'était affolé. Sa passion avait presque les caractères d'un empoisonnement. On disait qu'on le rencontrait dans Paris ne portant plus ses habits de prêtre. Il a jeté, disait-on, le froc aux orties. On ajoutait des choses affreuses, d'autres immondes… Mais on ne savait pas, mais personne ne pouvait savoir si la science volait seule à Dieu cette tête de prêtre, ou si d'autres passions lui arrachaient aussi le cœur.

Déplorable et criminel abandon, pour lequel il y avait peut-être dans ceux qui le pleuraient une miséricorde toute prête, mais pour laquelle il n'y eut plus rien, quand on apprit un matin, comme une bombe éclate, que l'abbé Sombreval avait consommé son apostasie ; qu'il avait accompli intégralement son sacrilège, plongé sa personne consacrée par le sacerdoce dans le bourbier des bras d'une femme et qu'il ne l'en retirerait jamais, — car il était marié !

Son père mourut de cette nouvelle, comme on meurt tué d'un coup de fusil, tiré à bout portant. En apprenant le crime et la forfaiture de son fils, il n'eut que le temps de le maudire. Un vaisseau se rompit dans sa poitrine et le flot du sang de ce cœur brisé noya les derniers mots de cette malédiction suprême dans un gargouillement plus affreux qu'une imprécation.

C'est ainsi que ce père de douleur, qui avait vécu avec « ses quatorze coups de couteau » dans la poitrine, comme la Mère des Sept-Douleurs avec ses sept glaives dans le sein, tomba achevé sous le quinzième. Les cheveux se levaient sur la tête des moins religieux, rien que d'y penser ! L'abbé Sombreval, déicide et parricide tout à la fois, fut mis au ban de l'opinion de ce pays, qui avait encore la vieille croyance des ancêtres.

Vers ce temps-là, on vit dans le ciel, raconte-t-on, des signes effrayants, des météores de forme étrange, qui ressemblaient à d'immenses astres contrefaits, titubant, dans le ciel incendié, sous l'ivresse de la colère de Dieu qu'ils annonçaient. Mais ces météores, qu'on regarda comme les précurseurs de la Révolution et des malheurs qui allaient la suivre, parurent aux gens de ce pays, dans leur moralité simple et profonde, de moins épouvantables augures que ce hideux phénomène de l'impiété d'un prêtre, resté, avant comme après sa chute, pour tout le monde, l'abbé Sombreval.

En effet, on n'arracha jamais son titre d'abbé de son autre nom, et jusqu'à sa mort, quand on parlait de lui, et même parfois quand on lui parlait à lui-même, on les lui donnait, en les joignant tous les deux, comme si par là on l'eût cloué à ce pilori d'infamie !

Cependant, il faut bien l'avouer, la Révolution, pour laquelle ce prêtre renégat semblait si bien fait, ne le tenta pas, comme elle avait tenté d'autres prêtres apostats, cupides, corrompus, qui se cachèrent dans ce trou de sang et de boue, — comme Adam se cacha, après son péché. L'insurgé contre Dieu n'apporta point son esprit de révolte à la révolte universelle. Mais il n'eut aucun mérite à cela.

La science le tenait trop fort pour le lâcher un seul instant dans l'arène brûlante de la politique. L'abbé Sombreval continua d'habiter Paris, — le Paris de Marat, de Fouquier-Tinville, des têtes fichées au bout des piques, des cœurs chauds et tressaillant encore portés dans des bouquets d'œillets blancs, — mais il l'habita comme un plongeur habite une mer vaseuse sous la plus pure cloche de cristal. Pendant que le sang tombait sur la France, de l'échafaud de la place de la Révolution, comme d'un arrosoir, l'abbé Sombreval étudiait tranquillement la formation et la décomposition de ce sang qui avait étouffé son père.

La femme qu'il avait épousée était la fille d'un chimiste, fort riche, avec lequel il s'était lié d'une amitié d'adepte, son complice de science : ami ne dirait point assez pour exprimer cette confraternité ardente dans la recherche des mêmes faits mystérieux, dans la fureur des mêmes découvertes.

Cette fille, jeune et belle, l'avait-il épousée par amour, ou tout simplement parce qu'elle faisait son lit scientifique, dans la maison de son père ?… La foi, que la science des choses physiques avait tuée en lui, céda-t-elle la place dans cet homme, chaste jusque-là, à la curiosité de connaître la femme ; et cette curiosité âpre et mordante, même pour les êtres les plus purs, s'empara-t-elle fougueusement de cette nature de satyre, renversant l'âme sous l'animal ?

Pour la jeune fille qu'il épousa, orpheline de sa mère, orpheline deux fois, puisque son père avait étouffé son cœur paternel sous la machine pneumatique de son cerveau de savant, elle trouva, en sortant du couvent où elle avait été élevée, l'abbé Sombreval logé chez son père. Il ne portait plus ses vêtements de prêtre. Elle ignorait qu'il en fût un…

Pieuse, mais tendre, elle ne vit en lui qu'un homme plein de génie, et elle se prosterna devant ce génie, devant cette force, cette profondeur et toutes ces grandes incompréhensibilités que les femmes adorent. Quand son père la donna à cet homme pour souder leur liaison par elle, elle aimait Sombreval déjà et elle lui tendit sa main dans toute la confiance d'une âme heureuse.

Nul hasard ne révéla le secret de l'apostat qui, d'ailleurs, avait pris toutes ses précautions et menti à sa fiancée comme il avait menti à son père. Seulement, dans les premiers mois de sa grossesse, une indiscrétion calculée apprit à la citoyenne Sombreval que le mari qu'elle aimait était un prêtre, et cela fit sur elle un effet tout aussi terrible que le supplice de la roue sur la femme dont parle Malebranche dans sa Recherche de la vérité, laquelle, étant grosse, eut envie du spectacle de ce supplice.

L'enfant qu'elle avait dans le sein dut en être marqué. Elle le mit au monde avant terme et elle mourut dès qu'elle n'eut plus à le porter. Elle mourut, n'osant plus regarder l'homme qui l'avait si scélératement trompée, se sentant plus malheureuse que si elle avait passé par le viol, retrouvant une pudeur plus brûlante dans les affres de sa foi, ayant horreur de cette main qui avait touché au saint calice et qui avait souillé la sienne ; elle mourut, navrée, dans une honte immense et le plus amer désespoir ; et ce crime s'ajouta aux autres crimes de cet être funeste, qui tuait avec ses crimes, comme d'autres tuent avec du poison et du fer !

Mais ici l'expiation commença, faible, sourde, il est vrai, mais déjà douloureuse, dans l'âme d'un homme qu'une seule passion semblait remplir. Sombreval, engourdi par le serpent de la Science qui se tordait autour de sa vie, avait à peine senti la mort de son père et le dard de foudre de cette malédiction qui aurait dû être pour lui la première flamme du feu de l'enfer, et voilà que les larmes de sa femme à l'agonie, ces larmes obstinées, renaissantes, inflexibles, le poursuivirent encore, même quand les yeux qui les répandaient furent fermés et n'en versèrent plus !

En vain fit-il le fort avec son beau-père, et, matérialistes l'un et l'autre, expliquant tout par des combinaisons de gaz et de fluides, croyant tenir le secret de la création dans le creux de leurs fourneaux et de leur main, se prodiguèrent-ils leurs abjectes consolations de physiciens sur cette mort soudaine d'une jeune femme tuée par un sentiment et par une idée.

Le cœur de l'athée, qui avait trouvé le néant au fond du calice où il avait bu le sang du Sauveur, sentit quelque chose qui s'engravait dans son âme et qui pourrait bien être immortel ! Ce fut le souvenir ineffaçable de ces larmes. Le sentiment paternel qu'il avait traité chez son père, le paysan, avec une si hautaine indifférence, le prit à son tour, en regardant cette pâle forme d'enfant, à peine venue, — à peine aboutie, — qui était une part de sa vie, à lui, le solide, le puissant d'organes et de chair. C'était une fille.

Il eut peur qu'elle ne vécût pas.

Le confesseur qui avait assisté en secret la mère à ses derniers moments et baptisé cette enfant fragile l'avait nommée du nom triste et presque macéré de Calixte, qui avait plu à la mourante, et dans lequel il y a comme de la piété et du repentir. Piété et repentir pour un crime involontaire, n'était-ce pas, en effet, toute la destinée de la mère de cette pauvre enfant ? Comme sa mère, elle semblait, elle aussi, vouée à la mort. On aurait dit qu'elle répugnait à l'existence.

L'expression d'horreur pour la vie qu'avait le visage de sa mère avait passé sur ses petits traits, à peine ébauchés, et les convulsait ; mais ce que la douleur et le remords fixe de la Femme du Prêtre avaient imprimé plus avant encore sur le fruit de son union réprouvée, c'était une croix, marquée dans le front de l'enfant, — la croix méprisée, trahie, renversée par le prêtre impie et qui, s'élevant nettement entre les deux sourcils de sa fille, tatouait sa face, innocemment vengeresse, de l'idée de Dieu.

Très visible déjà, quoique d'un rose meurtri sur la pâte de ce front presque malléable où les veines semblaient une voie lactée plus que les fils d'un réseau sanguin, ce signe devenait plus apparent au moindre effort de cette organisation chétive. Il se fonçait alors d'un rouge vif, vermeil comme le sang.

Les deux chimistes contemplèrent longtemps ce jeu de la nature, parfois si capricieusement féroce. Ils se dirent qu'ils trouveraient bien, par la suite, une composition assez puissante pour effacer ce signe imprimé là par la superstition d'une mère, et qui devait troubler si singulièrement l'harmonie d'un visage fait peut-être pour être beau. Seulement le père, en parlant ainsi, ne put apaiser son inquiétude, et il trembla de cette perspective d'avoir à retrouver le Seigneur, offensé et terrible, — immobile à jamais sur le front que sa fille tendrait un jour à ses baisers.

Car il aurait besoin de ses baisers et de ses caresses. Il le sentait bien ! Ce qu'il commençait à éprouver d'affection pour cette enfant, suspendue à la vie par un fil à moitié rompu, devait devenir un sentiment profond, une vraie passion paternelle. Cet amour, qui est un mystère et qui asservit tous les êtres pour les êtres sortis de leurs flancs, s'accomplit dans cet homme, également doué d'une animalité et d'une intellectualité si fortes.

Il aima sa fille parce qu'il était père, mais il l'aima aussi parce que, née sans être viable, il fallait empêcher, à force d'art et de science, de précautions et de divination, qu'elle mourût, et pour ce savant, ce lutteur contre la Nature, elle eut l'intérêt haletant d'un problème. Il partagea son temps entre elle et la chimie, et il parvint à élever… est-ce élever qu'il faut dire ? non ! mais à faire durer, à conserver, et par combien de soins ! une enfant victime des circonstances qui avaient, en quelques mois, détruit sa mère, dans toute la floraison de la jeunesse et de la santé.

Il est vrai que l'intelligence s'alluma plus tôt et plus fort dans ce jeune regard que la vie elle-même, et que des convulsions fréquentes préludèrent à la névrose qui s'empara d'un organisme toujours à la veille d'une excitation suraiguë. Jean Sombreval eut pour la petite Calixte des attentions, des surveillances et des adorations sans bornes.

Cet homme, rude d'écorce et d'une si intense préoccupation de travail, ce grand chimiste qui avait étonné Lavoisier, et qui plus tard fut lié avec Fourcroy, s'attendrit, se fondit, devint mère, de père qu'il était déjà ! et présenta le spectacle le plus touchant à ceux qui savent la magie des transformations de la destinée par le cœur. Il épia avec une anxiété palpitante la première étincelle d'un esprit auquel il eût désiré communiquer toutes les énergies du sien…

Entre son père et son grand-père, entre ces deux cariatides, austères et soucieuses, de son enfance, ces deux géants de science et de pensée, la petite Calixte, qui manquait d'une douce influence de femme sur sa tête, aurait pu devenir une pédante comme madame Dacier, une de ces viragos d'intelligence chez lesquelles, comme chez Christine de Suède, l'hypertrophie cérébrale déforme le sexe et produit la monstruosité. Mais une délicatesse inouïe, rendue plus fine et plus exquise par la souffrance nerveuse, la préserva de l'affreux malheur de la disgrâce et lui conserva son velouté de fleur, sa poésie.

Son père était trop viril, d'ailleurs, pour ne pas adorer les suaves faiblesses de la femme, et trop grand observateur pour ignorer que là est le secret de l'empire exercé par elle sur les hommes les plus étoffés et les plus vaillants. Il se garda bien de toucher à cette toute-puissante débilité. Il eut pour sa fille, et dans son corps, et dans son âme, et dans son esprit, tous les genres de sollicitudes… hors une seule, hors un point fatal qu'il n'eut jamais le courage de dépasser.

Cet éducateur idolâtre, cette espèce de Prométhée qui aurait voulu faire descendre le feu du ciel dans sa créature, introduire toutes les idées dans ce jeune cerveau, en oublia une, — la plus grande de toutes — l'idée de Dieu.

Était-ce impiété réfléchie ? endurcissement de réprouvé ou impossibilité de traiter avec sa fille ce grand sujet de Dieu auquel il ne croyait plus ? Voulait-il, en laissant dormir à jamais la fibre religieuse dans son enfant, la faire davantage à son image, cette prétention de tout amour qui agit avec ce qu'il aime comme Dieu agit avec sa créature ? Craignait-il plutôt qu'en permettant à sa fille d'être chrétienne comme sa mère l'avait été, elle eût moins de tendresse pour un père qui n'eût pas partagé sa croyance ? Fut-il jaloux de ce Dieu, qui est aussi jaloux de ceux qui l'aiment ?

Mais, quoi qu'il pût être des motifs de cet homme chez lequel tout contractait un caractère de profondeur enflammée, Calixte grandit la tête dans la lumière humaine sans qu'une seule goutte de la lumière divine tombât sur ce front où pourtant on voyait une croix… Jusqu'à son âge de douze ans, elle sut moins de Dieu, de ses commandements, de son culte, que n'en savent la biche et la gazelle dans le fond des bois, lorsqu'une circonstance vint tout changer dans cette âme ignorante des choses divines et dut singulièrement troubler les plans de Jean Sombreval… ou ses rêves, s'il en faisait pour son enfant.

Il y avait déjà quelque temps que la Révolution était finie et que les émigrés avaient pu rentrer dans leur pays. Un de ceux qui rentrèrent le plus tard fut l'abbé Hugon, le parrain de Calixte, le témoin de ce drame intime et domestique qui s'était joué dans cette maison de recueillement et de travail (à ce qu'il semblait) et qui s'était terminé par la mort de sa pénitente.

L'abbé Hugon crut de son devoir d'aller visiter sa filleule, — sa fille spirituelle, que sa mère, au moment d'expirer, lui avait si ardemment recommandée. Il la trouva presque adolescente, trop grande pour son âge, épuisée de précocité. Le bon prêtre s'étonna du spectacle de cette tête, fragile comme une tige, que la science et l'amour paternel soutenaient à fleur d'existence, et qui, depuis douze ans, aurait dû se briser vingt fois.

Il étudia, mais non sans pitié et sans terreur, ce visage d'une beauté effrayante, cette pâleur sépulcrale et pourtant ardente au milieu de laquelle brûlaient deux yeux caves et éblouissants comme deux brasiers sous deux voûtes. Et il ne sut qu'admirer le plus, ou de cette miraculeuse conservation d'un être qui paraissait aussi facile à se dissoudre au moindre choc que les plus frêles poussières d'Herculanum, ou de cette intelligence allumée comme une torchère, dans cette tête malade, comme pour insulter à ces organes de la vie qui ressemblaient à des flambeaux à moitié fondus !

Jusque-là tout était bien ; mais que ne devint pas le prêtre, quand, en causant avec cette fille si avancée sur toutes les choses de la pensée, il s'aperçut que, sur les choses religieuses, elle était d'une ignorance de sauvage ? Oh ! alors le saint courroux du serviteur de Dieu déborda. Il s'expliqua cette ignorance. Il savait l'histoire de l'abbé Sombreval, et si ce jour-là, par une délicatesse qui prenait sa source dans les motifs les plus élevés, il ne la dit pas à Calixte, il ne lui cacha pas néanmoins qu'une science orgueilleuse avait faussé l'esprit de son père. Il lui montra à quels périls ce père incrédule l'avait exposée, elle ! et, prévoyant quel vase d'élection pourrait devenir un jour cette jeune fille dans laquelle il reconnaissait une âme supérieure à celle de sa mère, il travailla, selon sa belle expression sacerdotale, à « replacer le Seigneur dans un de ses plus blancs tabernacles ».

Ce ne lui fut pas difficile : Calixte était prédisposée à la foi, et sa tête conformée pour croire tout aussi bien que pour comprendre. L'enseignement de l'abbé Hugon produisit sur elle l'effet de la lumière sur un gaz. Il fit explosion, — et du même coup il éclaira et enflamma cette âme qui fermentait et souffrait peut-être dans les facultés religieuses que son père avait jugées dangereuses et inutiles, et qu'il avait cru chloroformer au fond d'elle, en ne les développant pas.

Ce fut donc une vraie Pentecôte pour cette jeune fille pure, poétique, géniale, à la nature d'Inspirée, que les premiers rayons de la religion de sa mère, tombant soudainement dans son cœur. Elle eut comme les Apôtres la divine ébriété de cette langue de feu qui descendait sur elle, à la parole de l'abbé Hugon, et sa joie sainte se répandit jusqu'à son père…

Lui, déjà, avait pressenti, avec l'instinct sagace de l'ancien prêtre, l'influence que prendrait immanquablement sur sa fille cet abbé Hugon revenu de l'exil, ce confesseur qui, aux yeux de Calixte, aurait deux auréoles : — le souvenir de sa mère et l'ascendant du sacerdoce, — et il s'était promis de l'écarter… Malheureusement pour lui, heureusement pour elle, il était trop tard. Calixte s'était précipitée au pied de la croix, dès qu'on la lui avait tendue…

Comme la Pauline de Polyeucte, elle était devenue chrétienne avec emportement. Une idée terrible arrêta Sombreval. S'il avait tenté d'éloigner l'abbé Hugon de sa néophyte, qui sait si celui-ci ne lui eût pas disputé l'âme de l'enfant qu'il croyait avoir sauvée, et, pour ne pas la perdre, s'il n'aurait pas parlé ?… si de doux et de miséricordieux, devenu implacable, il n'eût pas dit tout ?… et par cette révélation, s'il n'eût pas mis dans les yeux de Calixte ces cruelles larmes que lui, Jean Sombreval, ne pouvait oublier et qu'il avait vues jaillir contre lui des yeux de la malheureuse mère ?…

Telle est la raison qui fut plus forte que la volonté de Sombreval et qui lui fit tendre passivement le cou, comme le taureau du sacrifice, à cette première atteinte de la destinée. Il fut travaillé d'une transe éternelle… D'un jour à l'autre, l'âme de son enfant, — de sa chère enfant, — pouvait moins adhérer à la sienne. Elle pouvait tout à coup lui être arrachée !

Depuis qu'elle existait, il avait tremblé, bien des jours, bien des nuits, en voyant combien peu cette pauvre plante humaine plongeait de racine dans la vie ; mais ici, il ne s'agissait plus de la santé, de la vie et du corps : il s'agissait du cœur, et l'inconséquent matérialiste souffrit plus de la crainte de perdre l'affection de son enfant que son enfant tout entière ! Que de fois il la pressa sur son cœur avec une irrévélable angoisse, comme un homme blessé qui perdrait ses entrailles et les retiendrait avec la main !

Baignée dans la joie d'être chrétienne, Calixte faisait sans cesse intervenir l'idée de Dieu entre elle et son père. Elle avait des mots qui entraient dans l'âme de Sombreval comme des dards. Elle avait d'impitoyables tendresses.

Elle lui demandait pourquoi il ne croyait pas, et quand l'athée répondait tristement, — car il n'avait pas son assurance impie avec cette fillette dont la tête n'était plus pétrie par lui seul ; avec cette catéchumène de deux jours qui brillait de foi et presque déjà de doctrine : — « La pensée n'est pas libre, ma pauvre Calixte, de se faire autre chose qu'une foi scientifique », — elle lui répliquait avec une grâce attendrie qui le déchirait comme un reproche : « Je prierai tant pour toi, mon père, que Dieu t'enverra la foi religieuse comme il me l'a envoyée. »

Elle lui disait cela si simplement, si profondément, que, troublé, bouleversé et voulant lui cacher ce qu'il éprouvait, il lui prenait la tête dans ses deux mains pour l'embrasser : mais la croix d'entre les sourcils lui jetait son éclair invisible ; et, foudroyé par ce signe muet jusqu'au fond de son être, il baissait tout à coup contre sa poitrine ce front qu'il n'osait pas toucher de ses lèvres, et il l'embrassait sur les cheveux.

Hélas ! les prières de Calixte furent impuissantes. Renversé de plus haut spirituellement que les autres hommes, il est rare qu'un prêtre tombé se relève. Judas, l'apôtre, se pendit. Des remords ne sont pas des repentirs. Jean Sombreval aimait sa fille avec l'enfance de cœur qui trouve un bonheur enivrant dans cette folle obéissance dont on sourit, tout en se regardant obéir, et il se laissait conduire par elle à l'église, lui qui n'y avait jamais mis le pied depuis son apostasie, et qui même évitait de passer devant un portail.

Il l'accompagna régulièrement à tous les offices de cette éloquente Église catholique, qui devaient être pour lui de poignants souvenirs ! Il dut se dévorer pendant les longues heures qu'il enlevait à la science et qu'il ne donnait pas à la prière, mais il ne se plaignait jamais, quoiqu'il eût sur le cœur le poids de ces voûtes. Nonobstant cette docilité à la Thémistocle pour le doux tyran de sa vie, Jean Sombreval resta ce qu'il était. Le père expliquait tout en lui, mais l'homme gardait ses pensées.

Ceux qui le voyaient le dimanche à Saint-Germain-des-Prés, sa paroisse, debout auprès de cette jeune fille douloureusement charmante, à genoux comme un ange sans ses ailes et qui semblait une Mignon des cieux regrettant sa patrie, étaient saisis du contraste de ces bras croisés, de cette lèvre immobile, de toute cette attitude endurcie qui disait que l'impiété du réprouvé don Juan avait passé dans la statue du Commandeur.

Et il en fut toujours ainsi. Même la première communion de Calixte, même la sublimité de cette jeune fille, transfigurée par un pareil jour, n'amena aucun changement appréciable dans Sombreval. Ce qui le tordit et le déchira, — si quelque chose le déchira et le tordit, — nul ne le vit dans l'abîme remué du cœur de cet homme, et rien n'en passa dans les sombres étreintes dont il faillit étouffer sa Calixte, quand elle revint de la table sainte à la maison paternelle, la poitrine pleine de son Dieu.

Ce fut le jour de sa première communion que l'abbé Hugon avait choisi pour révéler à Calixte tout ce qu'il savait de l'ancien abbé Sombreval. Puisqu'il fallait, un jour ou l'autre, lui faire cette épouvantable révélation, il l'appuya contre le Dieu qu'elle venait de recevoir pour la frapper de ce terrible coup…

Sa prudence, — cette prudence du prêtre catholique qui plonge si avant dans la vie et saisit l'âme humaine dans tous ses replis, — avait hésité bien longtemps, mais enfin il s'était dit qu'il valait mieux, à tous les points de vue, que cette épreuve eût lieu le jour où, pour la première fois, elle avait, par la communion, bu le sang de l'Agneau et partagé la force divine.

L'abbé Hugon ne se trompait pas. Calixte fut terrifiée de ce qu'elle apprit sur son père ; mais si, comme sa mère, elle l'avait appris par hasard, un tout autre jour, cette révélation inattendue lui eût peut-être été, comme à sa mère, mortellement funeste.

À dater de ce cruel et suprême moment, Calixte eut comme un secret effroi de son père, et Sombreval put deviner à certains frémissements de sa fille, quand il lui prenait sa main pâle, — car la virginité de cette enfant malade n'avait rien de rose, pas même les bras, — à certaines contractions d'horreur éphémère, qu'une pensée muette jetait dans son sourire, que l'abbé Hugon avait tout dit.

Aussi, parfaitement sûr de cela, il ne posa à Calixte aucune question directe ; il n'essaya pour lui-même aucune justification, aucune explication de sa conduite. Elle aussi se tut. Et pourquoi auraient-ils parlé ? Ils se savaient tous les deux. Les années vinrent et passèrent, amenant des événements de toute sorte et leurs mille changements accoutumés.

Le beau-père de Sombreval mourut. Il resta seul avec sa fille. La névrose dont elle était atteinte multiplia ses phénomènes et finit par dépayser le savoir et le coup d'œil des médecins de l'Europe les plus renommés. Ils désespérèrent de cette jeune fille.

Est-ce à cause de cette désespérance que Jean Sombreval, dont la science était colossale et qui entreprit de guérir lui-même sa chère Calixte, pensa à se retirer et à s'enfermer avec elle dans une campagne solitaire où il pût lui prodiguer, sans distraction, les soins qui devaient la sauver ?…

Seulement, s'il en était ainsi, et pourquoi non ? de toutes les campagnes qu'il pouvait acheter, pourquoi choisissait-il le Quesnay, c'est-à-dire précisément celle où depuis dix-huit ans son nom croupissait, sans périr, sous le déshonneur, l'exécration et la honte ?… Voilà ce qui, dans le temps, fut un problème insoluble de cœur humain, pour les gens sages, et ce que ne purent jamais pleinement savoir les gens curieux.

II

Mais ce qui ne fut pénétré ou su par personne, Jeanne Roussel prétendait, à bien des années de là, le savoir, et elle le racontait — quelquefois — rarement — car elle n'aimait pas cette histoire ; et quand elle la racontait, elle ne disait point de qui elle la tenait, et je ne crois pas qu'elle l'ait dit jamais, mais enfin elle la racontait et d'un ton si étrangement puissant et si sûr de son dire, qu'on la croyait et que même il était impossible de ne pas la croire.

Eh bien ! à ce soir-là, — disait Jeanne Roussel, — où Jean Sombreval arrêta le marché du Quesnay, dans l'étude de maître Tizonnet, notaire, et lui commanda l'acte de vente sous le plus bref délai possible, car il était pressé, — il sortit sans avoir rien pris (chose anti-normande ! maître Tizonnet n'ayant pas osé l'inviter à se rafraîchir), et il tira droit du côté de la terre qu'il venait d'acheter.

La nuit commençait à se répandre, mais il faisait encore une goutte de jour qu'elle n'avait pas noyée dans son envahissante obscurité. Il résultait de cela un crépuscule qui faisait paraître les chemins plus blancs et les haies plus sombres… Quoiqu'il y eût plus de vingt ans que Jean Sombreval n'eût pas passé par les chemins qu'il enfilait, ce soir-là, d'un pied où l'on sentait encore le muscle de l'ancien marcheur, il ne se trompa point d'un seul pas aux carrefours qui, à certains endroits, courbaient ou étoilaient la route.

À cette époque-là, les chemins changeaient peu. À cela près de quelques ornières que le poids des charrettes gravait, comme une ride de plus, sur une vieille surface, ou encore de quelque effondrement de terrain, ici ou là ; de quelque mare survenue entre deux pentes et dans laquelle l'ocre et la glaise se dissolvaient tristement en silence, les chemins restaient de longues années ce qu'autrefois on les avait vus.

À travers les incertaines et fraîches brumes de ce jour baissant, Jean Sombreval reconnaissait jusqu'aux cailloux contre lesquels il avait buté dans sa jeunesse, mais il ne s'arrêtait pas à les contempler, en rêvant. Il marchait vite : le fermier du Quesnay pouvait être couché — car c'était la saison de l'année où, dans les fermes, on se couchait avec le jour. — Et puis, il y avait peut-être une raison pour qu'il fût bien aise d'avoir dépassé un certain point de la route qu'il connaissait bien…

Ce point, il allait y toucher tout à l'heure. C'était un petit tertre de gazon, placé au centre de trois chemins qui s'entre-croisaient, et sur lequel s'élevait jadis une croix en carreau, — sorte de pierre blanche et tendre, particulière au pays. Quand il était jeune et fervent, il avait prié devant cette croix. Il s'était beaucoup agenouillé au pied, dans ce temps où son âme était blanche comme elle.

Force du souvenir ! il y pensait… Il espérait bien que la Révolution avait jeté bas cette croix de pierre… et de fait, elle l'avait renversée, mais la dévotion des hameaux voisins l'avait remplacée par une croix d'un bois très grossier, qu'il aperçut, noire et décharnée, comme un spectre de l'autre croix, dans les ombres tombantes… Il ne s'arrêta point à la regarder, mais il passa devant, de son pas ordinaire, sans le hâter ni le ralentir.

C'était une âme perdue, mais ce n'était ni un fanfaron ni un lâche. Il ne croyait plus à Dieu, mais il ne le bravait pas… Quand, tout à coup, une voix qui semblait venir du tertre, où se dressait la croix, dit très haut, d'un ton d'ironie calme et mordante :

— Tu t'en vas donc au Quesnay, l'abbé Sombreval ?

Ceci l'arrêta court. — Il était arrivé de la ville de…, distante de quatre lieues du bourg de S…, dans l'après-midi. Il était venu à cheval et n'avait, au bourg dont il sortait, parlé à personne, si ce n'est au garçon d'écurie de l'Hôtel de la Victoire, chez Picot, et à maître Tizonnet, le notaire, qui, d'ailleurs, ne l'aurait pas reconnu, s'il ne lui avait pas décliné son nom. Il pouvait donc se croire parfaitement inconnu dans le pays.

D'un autre côté, excepté à Tizonnet — il n'y avait qu'un moment — il n'avait dit à âme qui vive son projet d'acheter la terre du Quesnay. Il devait donc y avoir pour lui quelque chose d'effrayant dans cette voix qui lui jetait insolemment son nom en pleine route, et qui lui disait si bien où, présentement, il s'en allait.

Mais il ne fut pas effrayé, car, malgré son incognito et son silence, il savait, à n'en pouvoir douter, qu'il existait dans le pays une personne, une personne seule, il est vrai, qui l'attendait depuis que le Quesnay était sans maîtres.

Seulement, que cette personne fût précisément là, à cette heure de vesprée tardive, et le reconnût après vingt ans qu'elle ne l'avait vu, comme il longeait ainsi les haies et se coulait dans l'ombre, c'était plus qu'étonnant, en vérité !

— Oh ! il n'y a qu'elle qui puisse me reconnaître, — fit-il tout haut, en plongeant de ses yeux fauves, dont l'âge n'avait diminué ni l'ardeur ni la portée, du côté de ce tertre qu'il ne s'était pas soucié de regarder.

— Et il n'y a, — dit la voix — que Jean Sombreval, l'ancien prêtre, qui puisse passer la tête couverte devant la croix du Sauveur des hommes, sans y prendre plus garde que la bête qui passe, en paissant !

Et Sombreval vit alors au pied de la croix de bois et sur les tronçons du carreau renversé, qui avaient été la croix de pierre, une forme humaine, — une femme assise dont on ne distinguait alors ni vêtements ni le visage, tant il commençait de faire noir !

— Tu n'as pas menti, la Malgaigne, — dit Jean Sombreval, — car tu ne peux être que la Malgaigne, toi qui viens de parler et qui sais si bien qui je suis et où je vais à cette heure. Oui, c'est moi ! Jean Sombreval, qui passe et qui va au Quesnay, à cette terre dont ne voulait personne et qui m'appartient, de ce soir !

— Vrai ! l'as-tu enfin ? Est-ce fini ?… dit-elle, comme si une anxiété, pleine d'impatience, l'avait dévorée depuis bien longtemps.

— Oui, c'est fini ! dit Sombreval. La chose a eu lieu comme tu l'avais vue, la Malgaigne !

— C'est à faire trembler, interrompit la femme. Toute ma vie, j'ai espéré que je m'étais trompée et que le démon s'était joué de nous deux… Mais c'est Dieu plutôt qui va se jouer de nous d'une manière terrible… Toi, le maître du Quesnay, Sombreval !

— Aussi réellement que tu l'as vu sous le porche de l'église de Taillepied, le jour que le tonnerre tomba sur la tour — dit Sombreval. — J'ai passé ma vie à me moquer de cela et à y penser. C'est une chose étrange ! La pensée en a toujours été plus forte en moi que la moquerie. À force d'y penser, sans doute, j'ai fini par faire ce que tu avais prédit, la Malgaigne. J'ai acheté le Quesnay, moi, Jean Gourgue Sombreval, le paysan, la veste rousse, qui ai tant de fois rôdé, pieds nus dans la crotte, au bord de son étang, pendant mon enfance, et qui ait tant rêvé la vie des maîtres, en regardant ses murs !

— Il y a bien de ton ancien orgueil là-dedans…, dit la Malgaigne. Mais, si tu n'as pu faire autrement que d'acheter le Quesnay, au moins, n'y vis pas ! Ils disent que tu as un grand esprit et un grand savoir, quoique tu te sois mal servi de l'un et de l'autre, mais crois-en la Malgaigne, si tu peux ! Crois-en celle qui t'eût épargné bien des fautes, si tu l'avais crue. Ne montre pas dans le lit vermoulu des du Quesnay un crime plus grand que tous leurs vices. Ne t'en viens pas dans un pays où tu es encore plus honni qu'eux… où l'on se signe quand, par hasard, on parle de toi ! Dieu t'a donc crevé les yeux, les oreilles, l'entendement, tout ! Tu veux donc vivre dans ton château comme le crapaud dans sa pierre ! Moi qui ne bouge plus guère de ma bijude, je suis venue ici ce soir, poussée par un instinct. Les moineaux sentent le faucon dans l'air sans le voir, et ils se hérissent… Moi, je sentais dans l'air Sombreval, et tu vois, je me suis trouvée juste sur ton chemin, encore une fois, Sombreval ! Encore une fois inutile ! Car je te connais, tu n'as pas changé ! Tu es le même qu'il y a vingt ans, quand tu marchas par-dessus mon corps que je mis en travers de ma porte pour t'empêcher d'aller à la perdition ! Tu marcherais peut-être encore par-dessus moi, — ce soir — si je me mettais en travers du chemin que tu suis !

— Oui ! — dit Sombreval avec l'horrible sécheresse d'une résolution qui ne peut plus être ébranlée ni par raison humaine ni par raison divine, — et il tourna le dos à celle qu'il avait appelée la Malgaigne, et il s'en alla au Quesnay.

Voilà ce que racontait Jeanne Roussel. Mais, pour bien le comprendre, il faut dire aussi ce qu'elle ajoutait. Cette vieille femme, cette Malgaigne, rencontrée si singulièrement à la croix des Trois-Chemins par Jean Sombreval, était une ancienne fileuse, voisine du clos au père Sombreval, et qui l'avait aidé à élever son dernier enfant.

Le père Sombreval était un veuvier, comme on dit dans le pays. Perpétuellement à la charrue, il avait eu besoin d'une main de femme à la maison pour décrasser le visage de singe du petit Jean avec le bas de son tablier et peigner sa chevelure crépue.

La Malgaigne, qui fut cette main-là, n'avait jamais pu trouver dans les dix-sept paroisses dépendant du bourg de S… un garçon assez intrépidement dégourdi pour l'épouser soi-disant parce qu'elle était un brin sorcière. Telle était du moins l'opinion de plus d'une commère dans les fermes, — de la lande des Hériques au Gripois.

Quand Jean Sombreval attrapa ses quinze ans et fut mis en camérie au bourg de S… elle avait, elle, dépassé plus de la moitié de sa vie. Aux vacances, lorsqu'il revenait au clos, il ne manquait pas d'aller voisiner chez la Malgaigne : mais, si elle aimait son espèce de nourrisson, elle ne se souciait ni des livres qu'il avait toujours à la main et dans les feuilles desquels il plongeait son vaste front pensif, ni des ambitions dont elle sentait la flamme couvant, à travers ce jeune homme, comme on sent à travers une cloison la chaleur d'une chambre qui serait en feu.

Cela devint même si fort, l'horreur dont elle se prit contre les livres et les études de Jean, que lui, qui alors étudiait presque malgré son père, crut longtemps que le vieux Sombreval induisait sournoisement la Malgaigne à le dégoûter de ses travaux.

C'était peut-être vrai, peut-être faux, que cette idée ! mais toujours est-il qu'elle se tuait à lui répéter sur tous les tons : « Tu travailles à ton malheur, Jean ! Tu maçonnes sur ton dos un édifice qui t'écrasera comme Samson, mais qui n'écrasera pas tes ennemis ! »

Or, un jour de certaine année, pendant les vacances, où elle s'était montrée plus acharnée que jamais contre les livres et les études de Jeanotin, comme elle l'appelait par mignonnerie, par manière de caresse, ils allèrent tous deux rôder du côté de Taillepied, qui n'était pas loin de leurs chaumières ; et toujours elle le harcelant à propos de ses livreries, et lui s'échauffant contre ses reproches, il s'impatienta tout à fait, le bouillant jeune homme ! et, poussé à l'extrême, il finit par la mettre au défi, puisqu'elle en voyait si long et que d'aucuns la croyaient sorcière, de lui dire, une bonne fois pour toutes, ce qui arriverait de ses goûts d'apprendre et de son avenir.

Elle ne put, à ce qu'il paraît, résister à ce défi… sans y répondre, et elle dit à Jean d'aller chercher de l'eau plein son écuelle, à la première mare qu'il rencontrerait au bas du mont, tandis qu'elle chercherait des herbes dont elle avait besoin pour faire son charme.

Il y alla donc et, quand il revint, elle l'entraîna sous le porche de l'église de Taillepied, qui couronne la cime verte de ce mont, lequel a, comme on sait, la forme d'un œuf coupé par la moitié, et préoccupés ou plutôt possédés tous deux d'une curiosité qui leur fit oublier qu'ils étaient sous la porte de la maison de Dieu, elle attacha, après bien des simagrées effrayantes, ses deux yeux blancs sur l'eau charmée qui frissonnait comme si un feu avait été dissous, et elle dit à Jean « qu'elle le voyait prêtre, — puis marié, — et puis possesseur du Quesnay (or, à ce moment-là, les Du Quesnay étaient encore dans l'opulence, et personne ne pensait à leur ruine), — enfin que l'eau lui serait funeste et qu'il y trouverait sa fin ».

Jean se mit à rire de cette prédiction, mais ce qui lui renfonça le rire dans la gorge, — disait Jeanne Roussel, — fut la foudre qui tout à coup tomba sur la tour du clocher et le coupa à moitié de sa hauteur aussi net que la serpette du jardinier coupe une asperge.

Un orage s'était formé, rapide, pendant qu'ils étaient sous le porche de l'église fermée à la clef, comme toutes les églises dans les campagnes… Ils se crurent perdus, car les pierres de la tour roulèrent jusqu'à eux sous le porche.

Ce coup de tonnerre leur sembla comme un avertissement de Dieu. Du moins fut-ce à dater de ce grand péril que la Malgaigne renonça à ses sorcelleries et qu'on la revit aux églises où depuis longtemps on ne la voyait plus. Seulement, toute pieuse qu'elle fût redevenue, elle resta toujours sous l'impression de ce qu'elle disait avoir vu dans son eau charmée, et cela lui fut une raison de plus pour supplier Jean, à mains jointes, de renoncer à ses lectures et à ses ambitions : mais, — ajoutait encore Jeanne Roussel, — rien n'y fit, pas même, quand il voulut partir pour le séminaire, de se coucher comme une chienne, à travers le seuil, pour l'empêcher de sortir… C'était la scène sublime de la légende de saint Colomban retournée.

En effet, si, lui, le beau Saint des forêts de la verte Irlande, passa sur le corps de sa mère, ce fut pour aller à la gloire du ciel parmi les hommes, tandis que Jean Sombreval… l'abbé Sombreval… on ne savait que trop où il était allé.

Cependant il atteignit bientôt le Quesnay. On n'y voyait plus : la nuit était complètement venue. L'étang, qui dans toute saison était couvert d'une mousse verte, n'envoyait pas dans les ténèbres de ces reflets d'acier que l'eau jette parfois sous un ciel de nuit.

Sombreval en devina plutôt la place qu'il ne put la voir, mais il s'arrêta pourtant pour la contempler, comme s'il la voyait. Il se rappelait qu'il n'y avait point de parapet à ce traître bout de route, et, la prédiction de la Malgaigne lui montant à la tête, il recula de quelques pas. Jusque-là elle avait vu si clair !

III

L'étang dépassé, Sombreval gagna le château, dont il ouvrit la grille sans sonner. Il était chez lui déjà ! Il y arrivait mystérieusement et tranquillement comme un maître qu'on n'attendait pas… Et de fait on n'attendait pas celui-là chez le fermier, Jacques Herpin, dont il poussa la porte sans que les chiens eussent seulement grogné.

Et il se trouva de plain-pied dans la cuisine de Jacques Herpin, grande pièce noire et terrée que la fumée avait bistrée aux vitres et aux murs, autrefois blanchis à la chaux, et qui n'était alors éclairée — mais qui l'était vigoureusement de bas en haut — que par un vaste feu de pommier et de fagot allumé sous une grosse marmite où bouillait le souper des gens. Il n'y avait autour de ce feu que le vieux Herpin, assis ou plutôt accroupi sur un tabouret — une chaise dont on avait coupé les pieds — lequel Herpin ressemblait, pour la gravité, à un vieux hibou qui rêvait, et, comme le hibou, clignait ses yeux ronds à cette vive lumière qui lui venait du feu.

Sa femme, la jupe relevée et nouée derrière elle, allait et venait et sabotait autour de sa marmite, qu'elle écumait de minute en minute, et sous laquelle elle rapprochait les tisons croulés. À genoux dans un coin, une servante, au chignon défait et aux bras rouges comme de l'écarlate, frottait le cuivre d'une poêle à bouillie.

Une autre, plus jeune et moins robuste, coupait le pain de la soupe, au bord de la table. Les deux fils qu'on attendait pour la tremper étaient l'un à l'écurie, l'autre à l'étable. Un vieux scieur de long, qui s'appelait Giot, et le couvreur en paille Livois, connu comme Giot de toute la contrée, étaient assis, genou à genou, sur la bancelle de la table.

Ils dirent, à quelques jours de là, qu'ils furent les premiers à reconnaître Jean Sombreval quand il entra, car ils avaient joué bien des fois avec lui à la quillebote[1] Note: C'est le jeu du bouchon, en patois normand. dans leur jeunesse, et avant qu'il fût au séminaire : mais ils ne soufflèrent mot. Sa seule vue fit sur eux l'effet de la vue du Démon.

Du reste, Sombreval dit ce qu'il était sans barguigner, — racontèrent-ils, — et il tendit à Jacques Herpin la lettre du notaire de S… qui lui mandait que le Quesnay était vendu. Or, si le petit Tizonnet avait été presque effrayé en voyant tomber chez lui, à la brune, ce sinistre acquéreur d'une terre qui semblait devoir passer en de pires mains que celles qui jusque-là l'avaient possédée, Jacques Herpin ne fut pas moins désagréablement surpris en voyant le maître avec lequel il allait avoir à compter.

Depuis que la terre était affichée, et même sous le dernier des Quesnay, lequel avait l'apathie des gens ruinés, qui se sentent perdus, Jacques Herpin, dit la Main-Crochue, régnait au château et sur la terre et y faisait royalement ses orges : mais avec l'homme qui venait d'entrer tout à coup sous les poutres de sa cuisine et qui s'annonçait comme le maître de céans désormais, il comprit fort bien qu'il aurait un houblon plus amer à brasser qu'avec le bonhomme du Quesnay, le dernier Roi Fainéant de sa triste race, cloué et roulé par sa goutte et par la paresse dans son fauteuil de basane et sa redingote de molleton blanc. Quoique maître Jacques Herpin fût, comme tout paysan bas-normand, un esprit lent et à pas de bœuf, cette pensée-là ne mit pas grand temps à faire le tour de sa caboche. Dès qu'il eut jeté deux ou trois regards obliques à Sombreval, il sentit tout de suite quel homme c'était.

Jean Sombreval, en effet, quoiqu'il approchât de la soixantaine, suait encore cette force que les gens du peuple respectent. Sa figure osseuse, labourée de rides, où l'endurcissement de l'âme avait mis le calus d'une volonté de fer, forgée à froid ; ses yeux, — deux vrais coups de hache qui tombaient sur vous, en brillant, — ses sourcils grisonnants et touffus dans lesquels se cachait un monde de pensées, toutes ces choses faisaient de sa personne un ensemble difficile à braver et même à regarder avec indifférence.

Appuyé sur son bâton de houx à nœuds, revêtu de cette espèce de redingote de voyage, croisée sur la poitrine et à col droit, que l'on appelait en ce temps-là une redingote à la saxonne, avec son charivari de coutil à mille raies blanches et vertes et à gros boutons d'os blanc qu'il n'avait pas défait, en descendant de cheval à S…, il ne rappelait guère l'ancien et jeune abbé qui avait fait autrefois l'édification du canton de S… et de ses dix-sept paroisses ! Et qui même aurait dit que cet homme-là eût été jamais un prêtre ?

Lorsque la lampe fut allumée et que Jacques Herpin se fut mis à lire la lettre de maître Tizonnet, Livois et Giot se montrèrent du coin de l'œil leur ancien camarade de quillebote. Il venait d'ôter son chapeau, couvert d'une toile cirée contre la pluie, et il passait sa main musclée sur son grand front soucieux.

Les cheveux boulus qui l'ombrageaient étaient plus noirs que gris encore, mais le temps, cet atroce railleur, avait dégarni le sommet de cette tête, et y avait exactement dessiné une tonsure que Giot montra tout bas à Livois, en le poussant du coude : « En v'là une, du moins, dit le scieur de long, qu'il ne pourra pas effacer ! »

La lettre de maître Tizonnet à Jacques Herpin était positive. Le Quesnay était acquis par Jean Gourgue, dit Sombreval, qui l'avait acheté à prix débattu et qui voulait ce soir-là juger par lui-même des réparations intérieures qu'il y avait à faire au château.

— Nous avons du cidre et du jambon sur la tuile, monsieur Sombreval, dit Jacques Herpin, qui prit enfin le parti de faire bonne mine à mauvais jeu. Ma femme mettra des draps dans la chambre au lit rouge. Vous ne retournerez pas ce soir au bourg, et puisque vous êtes chez vous, vous ferez comme chez vous. — Sombreval dit en effet qu'il coucherait au Quesnay cette nuit-là, son intention étant seulement de voir l'état des appartements et de repartir à la pointe du jour, le lendemain.

Jacques Herpin prit donc une chandelle dans un flambeau de cuivre et conduisit Sombreval partout où ce dernier lui dit d'aller. Il le pilota à travers les escaliers et les corridors du château. Tous les deux marchant l'un devant l'autre, ils visitèrent les appartements étage par étage, le fermier donnant au nouveau maître les détails et les explications qu'il lui demandait.

Sombreval semblait prendre un cruel plaisir à voir l'état de délabrement de ce château dans lequel il s'était senti si écrasé et si petit pendant son enfance, quand il y venait avec son père vendre le gibier tué sur son clos.

Ce délabrement était affreux. Les tapisseries déchirées pendaient le long de leurs lambris comme des drapeaux qui semblaient pleurer leur défaite. Les glaces encrassées de poussière et tachées ignoblement par les mouches avaient, du fond de leurs toiles d'araignée, des reflets verdâtres et faux. Les plafonds s'écaillaient.

L'air humide de l'étang avait pénétré dans les appartements dont les fenêtres surplombaient la pièce d'eau et y pourrissait les boiseries. Le vent jouait dans les ferrures des fenêtres et faisait, par intervalles égaux, grincer, en les agaçant, les persiennes. C'était enfin la poésie de la ruine et de l'abandon !

— Il était temps que cela fût vendu, monsieur Sombreval, — dit Jacques Herpin, fort peu sensible à cette poésie, en lui montrant tout un panneau qui s'effondrait. Rien ne tient plus ni à clou ni à cheville, et vous en aurez pour de l'argent, des réparations !

Sombreval ne répondait pas. Il cognait contre les vieilles boiseries sculptées, de son bâton de houx, et les bois vermoulus croulaient en poussière impalpable. Il pensait que, sans cet abandon, sans cette ruine, le château du Quesnay ne fût pas tombé de la main de ses anciens maîtres, comme un nid brisé, dans sa main.

Quand Jacques Herpin revint à la ferme, on remarqua avec étonnement que le nouvel acquéreur de la terre ne le suivait pas. « Il est resté dans la chambre au lit rouge, fit le fermier. Il a dit qu'il n'en descendrait pas et qu'il n'avait besoin de rien, — pas plus de souper que de se coucher, car il paraît qu'il ne mange ni ne dort, ce rechigné-là.

« Un singulier seigneur que nous allons avoir au Quesnay, garçons ! Par la sainte Messe qu'il a dite autrefois ! il vous a un ton de commandement aussi fier que l'ancien grand Bailli Ango, notre lieutenant général de justice ! Et c'est pourtant comme nous un fils de l'ornière, et un plus pécheur que nous, puisque c'est un défroqué.

« Quand, sur son ordre, j'ai dévalé de la chambre par les escaliers, je l'ai entendu qui tirait les verrous derrière moi, et il ne vous rouvrirait pas, Blandine ! Gardez donc votre jambon et vos draps, ma fille ! Je l'ai laissé assis à la table où le vieux monsieur du Quesnay nous libellait ses quittances, dans les temps ; mais ce qui m'a surpris plus que tout, c'est qu'il a tiré de sa poche un cassetier[2] Note: Un étui. plus gros que celui d'une ménagère, et, du cassetier, une fiole dans laquelle il y avait quelque chose d'épais comme de l'huile et de rouge comme du sang, et il l'a bu tout à même la fiole en disant qu'il n'avait besoin que de ça…

« — Pas grand'chose, monsieur Sombreval (que je lui ai dit), pour vous rafaler ! — Mais il m'a jeté un regard qui m'a ôté l'envie de rire, car, après tout, le v'là le maître, et il ne paraît pas commode, le vieux renégat ! et j'ai descendu les escaliers lestement et la bouche cousue. »

Tel fut le récit de Jacques Herpin. Au fond, rien n'était plus simple que cette conduite dont le paysan s'étonnait. Sombreval avait résolu de passer la nuit à écrire à sa Calixte, à sa fille bien-aimée, pour lui apprendre son acquisition du Quesnay.

Cette huile rouge qu'il avait bue était une essence composée par lui et qui avait les propriétés d'un cordial chaleureusement tonique, lequel tout à la fois réconfortait et empêchait de s'endormir : mais la réputation de Sombreval était si atroce, que son atrocité créait, du coup, l'incroyable et le merveilleux…, et que ce fut de ce soir-là et de la ferme de Herpin que partirent, avec Giot et Livois, les premiers bruits qui commencèrent de circuler du bourg de B… au bourg de S…, à savoir : que les crimes de l'abbé Sombreval, le prêtre marié, l'empêchaient de dormir, et qu'il ne vivait plus, — soit pour le boire, soit pour le manger, — que de la cuisine du diable, depuis qu'il avait si publiquement et si scandaleusement renié Dieu.

IV

Or, quinze jours après cette visite nocturne de Sombreval à son château du Quesnay, on vit arriver au château des caisses de toute forme et de toute grandeur, lesquelles, — dirent les rouliers qui les apportèrent, — ne devaient précéder que de fort peu les nouveaux maîtres. On déposa ces caisses au hasard dans les appartements du château, mais quelques-unes étaient si grandes qu'elles ne purent passer par les portes et qu'on les laissa dans la cour, couvertes de leurs toiles cirées et dans la paille éparse de leur emballage.

Pour des paysans dont l'imagination fermentait et travaillait sur le compte de cet abbé Sombreval, entr'aperçu un soir, comme un revenant, après tant d'années, et qui venait tranquillement se mesurer avec le mépris de tout un pays exaspéré, ces caisses, aux formes étranges, placées dans la cour du Quesnay, étaient un perpétuel aliment de dirie. Les garçons de la ferme les regardaient assis dessus, en les frappant du talon de leurs gros sabots, et se demandaient ce que de pareilles boîtes pouvaient contenir. « C'est le mobilier de l'enfer », disaient-ils, ne pouvant rien accueillir de la vie ordinaire sur cet homme qu'ils ont toujours cru capable de tout, ainsi que la suite de cette histoire va nous le faire voir.

C'était le 13 du mois et un vendredi, — car ils ont retenu les moindres circonstances de l'arrivée définitive de Sombreval au Quesnay et de son séjour dans le château qu'il ne devait plus quitter, — oui, c'était le 13 du mois de juin 18… qu'il y arriva avec sa fille, — la fille au prêtre ! comme ils n'ont jamais cessé de l'appeler pendant tout le temps qu'ils l'y virent, et comme ils l'appellent certainement encore, si quelques-uns d'entre eux en parlent là-bas, comme nous ici sur le balcon de ce quai, maintenant silencieux.

Il était environ six heures du soir. Le soleil, qui passait obliquement ses rayons par-dessus la saussaie et enflammait un couchant teint de vermillon, semblable à un rideau de pourpre auquel le feu vient d'être mis, allumait aussi les toiles cirées des caisses, empilées dans les cours et attachait ses rosaces flamboyantes aux vitres des fenêtres, qu'on avait nettoyées au blanc d'Espagne, il y avait quelques jours. Les Herpin, qui venaient de rentrer des champs pour la collation, allaient et venaient dans la cour, et ils parlaient à travers la grille à un jeune homme qui ne passait jamais par là d'ordinaire : mais on ne fuit pas sa destinée. Ce jeune homme à cheval, qui n'en était pas descendu, disait alors aux Herpin :

— Hé ! les fils à Jacques ! quel jour attendez-vous vos misérables maîtres, et le Quesnay va-t-il bientôt être infecté de la charogne de votre vieux scélérat de Sombreval ?…

Il n'avait pas fini cette phrase d'un mépris vomissant, qu'un vigoureux coup du plat de la main fut appliqué sur la croupe de son cheval. La main qui l'appliqua, large comme une roue de charrette, était si puissante que le cheval, surpris, se cabra sous cette claque retentissante, qui fit le bruit d'un coup de battoir sur du linge mouillé, et qu'en s'enlevant il fit porter la tête du cavalier, négligent et distrait, contre la grille de fer à laquelle il se blessa. Il ne tomba pas cependant de la force du coup, et même il leva sa cravache… Mais un nuage passa sur ses yeux et la tête blessée s'affaissa sur la crinière de l'animal qui ne s'était pas renversé.

— La charogne n'est pas encore trop pourrie, hein ? — dit Sombreval d'une voix qui emplit toute la cour et qui attira les Herpin à la grille où ceci venait de se passer avec la rapidité de l'éclair.

C'était Sombreval, en effet. Il avait laissé à moitié chemin la carriole de S… qui l'amenait au Quesnay avec sa fille, et tenté par ce beau soleil couchant, le vrai soleil de Normandie, pays d'automne et de couchers de soleil, il était venu à pied, Calixte à son bras, voulant lui montrer, à pleine vue, le paysage au sein duquel elle allait désormais habiter.

Elle était encore à son bras, mais elle y était toute tremblante… Quand le cavalier inconnu s'était heurté contre la grille, elle avait poussé un cri, en se pressant contre son père, et par ce cri et par ce mouvement elle avait arrêté Sombreval, dont la main s'étendait de nouveau pour châtier l'insolent qui avait parlé et que, par hasard, il avait entendu.

— Père ! lui dit-elle, pardonnez-lui, puisqu'il est blessé !

— Bah ! répondit Sombreval, un coup à la tête, c'est une correction d'étourdi ! Mais, puisque tu veux sauver ce freluquet, que ta volonté soit faite, ma chère enfant !

Et il prit par le milieu du corps, à hauteur de ceinture, le jeune cavalier à moitié évanoui, et l'enlevant de la selle avec la légèreté d'une plume, il lui fit vider les étriers.

— Tiens, ma Calixte, — dit-il en éclairant son visage sombre d'un sourire qu'elle seule faisait naître, — je te l'apporte pour que tu guérisses le mal que ton père lui a fait.

Et il déposa le jeune homme évanoui devant elle, et il le coucha sur la margelle du mur à hauteur d'appui qui faisait soubassement à la grille de la cour.

Les Herpin étonnés regardaient cette scène avec des yeux grands comme des portes.

— De l'eau ! leur dit-il avec sa brusquerie impérieuse, et l'un d'eux étant allé lui en chercher à la ferme, il y trempa le mouchoir de sa fille et il en lava le front du blessé qui rouvrit les yeux.

En apercevant Sombreval, le jeune homme se dressa sur son séant et, d'un geste plein de ressentiment, fut pour repousser la main qui pansait sa blessure ; mais Calixte qui vit le mouvement prit le mouchoir des mains de son père… et le jeune inconnu s'arrêta, — il l'a dit lui-même, — comme s'il avait vu Dieu, et il tendit son front à la main de la fille du prêtre, quoique ce fût pour lui, en chair et en os, la fille du Démon !

De tous les hommes de ce pays, fermé si longtemps à l'esprit nouveau et qui avait encore l'arôme des mœurs anciennes, comme le linge serré dans les armoires de ses ménagères garde la senteur des prairies où il a séché, l'inconnu, en effet, que le hasard et l'injure venaient de livrer au bras robuste de Sombreval et à la main bienfaisante de sa fille, était certainement celui-là qui devait le plus énergiquement résumer en sa personne l'horreur et les superstitions de la contrée.

Ni le petit Tizonnet, le notaire, ni Jacques Herpin, ni Giot ni Livois, gens de mince état et d'ailleurs d'âme assez tranquille, ne pouvaient approcher en intensité de sensation de ce jeune homme absolu et fougueux. À celui-là, tous les préjugés, tous les sentiments, toutes les religions de la vie devaient s'insurger à la seule pensée des Sombreval. Ils devaient être réellement pour lui des démons — ou pis encore — des crachats de démon sous la forme humaine ! C'était un cousin des Du Quesnay et le fils d'un gentilhomme du pays qui, malgré la Révolution et la gloire de Bonaparte, alors au zénith de sa puissance, avait le plus opiniâtrement gardé les traditions de son berceau.

Il portait un nom aussi vieux que les marais du Cotentin. Il s'appelait Néel de Néhou. Les Néhou se vantaient de descendre du fameux Néel, le vicomte, qui, sous Guillaume le Conquérant, avait arraché le donjon de Saint-Sauveur aux Anglais, et pour cette raison, l'aîné de leur famille portait toujours le nom de Néel, de coutume séculaire.

Issu d'une mère polonaise que son père, Éphrem de Néhou, avait épousée par amour, à Dresde, lors de la première émigration, et qu'il avait déjà perdue, quand il revint dans le pays lorsque les émigrés rentrèrent (car cet indomptable terrien aimait tant la poussière dont il avait été seigneur et maître, qu'il racheta des deniers de la dot de sa femme ce qui restait de son manoir décapité et quelques bribes de ses anciennes terres, alentour), le jeune Néel de Néhou, d'un an plus âgé que Calixte, avait la beauté de sa mère et l'impétuosité de ce sang slave qui arrêta si net sur une poignée de lances tendues les masses turques débordées ; puis, plus tard, perdit la Pologne pour avoir, dans des Diètes, ouragans d'orgueil et de colère, fait voir trop vite le jour aux sabres tirés.

De tempérament, Néel était plus Polonais que Normand, mais c'était un Polonais du temps de Sobieski. Il en eût porté héroïquement le carquois d'or. Sa violence, qui ressemblait à certains coups de vent dans les steppes, paraissait excessive et même un peu folle dans un pays de sens rassis, de ce bon sens normand, tout-puissant et calme, que l'on peut appeler stator, comme Jupiter ! Mais cette violence était accompagnée d'un éclat si vibrant et si pur de qualités chevaleresques, que pour la première fois charmée, la Judiciaire normande la lui pardonnait.

Il semblait que ces qualités rayonnassent d'un éclat plus vif à travers cette fougue, un peu sauvage, comme les diamants de ces Polonais venus, sous Louis XIII, au mariage de mademoiselle de Gonzague, brillaient et se détachaient mieux sur le fond hérissé des martres zibelines et la toison des astracans.

D'ailleurs la vie que menait ce fier et noble jeune homme, et surtout l'avenir sur lequel il portait, en frémissant, ses beaux yeux d'antilope, si fauves et si doux, expliquait le jet de cette flamme qui jaillissait si vite de son âme émue ! Il souffrait déjà de la vie. Créé pour la lutte et la guerre comme tous ses aïeux, il se dévorait dans un loisir qui pesait à ses instincts d'héroïsme.

Il avait besoin de sentir battre sur ses sveltes jambes d'Hippolyte le sabre courbe avec lequel ses pères maternels coupaient la figure des Pachas, et il n'y sentait jamais que le fouettement de sa cravache, rêveuse ou forcenée. De double race militaire, il aspirait l'odeur des combats dans le tonique parfum des bois et la poudre de son fusil de chasse, mais il pouvait croire qu'il ne la respirerait jamais mieux.

Les opinions, ou plutôt les passions politiques du vieil Éphrem (ancien officier de l'armée des Princes) défendaient impérieusement à Néel de servir sous un drapeau qui n'était pas celui de ses ancêtres, et il le regrettait amèrement. À cette époque, la France était en pleine épopée militaire. La lecture des journaux, les bulletins publiés par l'Empereur, les récits qui volaient de bouche en bouche étaient autant de coups de trompette pour l'impatiente ardeur de ce jeune homme dont le cœur hennissait dans les liens respectés du devoir. Néel se demandait, parfois avec larmes, s'il aurait jamais la sensation enivrante d'une garde d'épée dans sa main.

Toutes les chouanneries étaient finies. Le Corse, — comme l'appelait le vicomte Éphrem de Néhou, Corse lui-même, du moins par la profondeur des ressentiments, — venait d'épouser une archiduchesse d'Autriche. Son empire de fer et bronze, qui devait se fausser plus tard, semblait avoir alors une solidité éblouissante qui désespérait ses ennemis.

Néel, que la conscription allait atteindre, si, avant que l'heure en fût sonnée, un brevet de lieutenant dans quelque régiment de cavalerie, comme Bonaparte, qui savait le prix des anciennes familles, en adressait parfois à ces blancs-becs à aïeux, ne lui était pas décoché par ce grand Sagittaire, qui visait toujours à la place où fleurit l'honneur dans le cœur des hommes, Néel n'avait d'autre perspective qu'un mariage de convenance ou d'amour : mais le roman de cette tête ardente et martiale passait de bien haut par-dessus les bonheurs calmes du foyer.

Déjà son père avait pensé à lui choisir une femme parmi les châtelaines d'alentour. Elle était choisie. Mais lui voyait avec tristesse s'approcher le moment où il faudrait, en se mariant, renoncer formellement à cette vie des armes vers laquelle l'entraînaient inutilement tous ses instincts.

Avant le jour où il vit Calixte à la grille du Quesnay, les femmes ne l'avaient jamais préoccupé, même une heure, quoiqu'il eût le genre de beauté qu'elles adorent et qui dit bien qu'on est capable de toutes les folies qu'elles peuvent inspirer. Cette beauté rare était accompagnée d'un air étranger, — l'air de sa mère, — qui faisait rêver les jeunes filles du pays un peu davantage. Avec les femmes, ce qui vient de loin n'est-il pas toujours merveilleux ? Il était blond, comme toutes ces Normandes, mais il l'était d'une nuance plus profonde, d'une nuance, pour ainsi parler, redoublée, indice marqué de sa double origine d'homme du Nord. L'ambre éteignait l'or sur ses cheveux qui semblaient des plumes, tant ils étaient légers et diaphanes ! et qui bouclaient, courts et pressés, autour de sa tête élégante, coiffée comme depuis on a vu se coiffer Byron.

Son front blanc, un peu busqué et ouvert, comme une plaine de neige durcie, à tous les rayons, à toutes les ombres, à toutes les tempêtes, était traversé de la belle torsade bleue de cette veine que les physiologistes appellent la veine de la colère et qui, partant de la racine des cheveux, descendait entre les sourcils jusqu'à la naissance d'un nez plus correct et plus pur que celui de tous les sphinx grecs.

À chaque instant, cette veine se gonflait sur ce front, expressivement téméraire, jusque dans son immobilité et sa blancheur.

On eût pensé, en la voyant, qu'elle était un signe de mort prématurée, — que le jour ne pouvait être loin où elle se romprait sous la joie ou la peine, comme cette autre veine qui se rompit de volupté dans la poitrine d'Attila.

Du reste, en attendant la catastrophe, les violences qui créaient un danger perpétuel pour Néel et pour les autres lui donnaient deux charmes inouïs de physionomie, lorsqu'elles le touchaient de leur foudre. Elles le pâlissaient tout à coup d'une pâleur profonde et lui noircissaient instantanément le bleu de saphir de ses yeux.

Ils devenaient alors entièrement et affreusement noirs. Quand la couleur tranquille de la vie revenait à l'opale rosé de la joue, l'azur aussi revenait aux prunelles, mais il était toujours près de s'en retourner ! Cela était charmant et terrible, et rappelait ces changements de couleur qu'a aussi la mer, sous de certaines latitudes, dans les pays et sous les cieux où elle est le plus une sirène.

Tel était le jeune homme en habit de chasse étendu aux derniers rayons du soleil couchant sur le mur du Quesnay, et dont Calixte pressait la tête saignante dans le linge qu'elle avait pris des mains de son père.

V

Le gonflement de la veine sur ce front menaçant avait-il averti Calixte ? Mais au geste de l'inconnu, quand il était sorti de son évanouissement, elle avait eu l'intuition de ce qui allait suivre entre son père et ce jeune homme, et elle s'était mise entre deux.

Les Herpin qui connaissaient Néel de Néhou — qui l'avaient vu aux chasses et partout « où il y avait de ça à montrer », comme ils disaient, en relevant la manche de leur veste et en faisant saillir les muscles de leur poignet, s'attendaient à une rixe effroyable, quand il aurait repris connaissance : mais ils se trompaient, il n'en fut rien. La main de Calixte avait tout calmé en se posant sur cette tête blessée, à laquelle pourtant la blessure aurait dû faire l'effet d'un tison tombant dans de la poudre. Néel, l'impétueux Néel, qui venait, — il n'y avait qu'un moment, — de parler de Sombreval et de Calixte avec l'insultant mépris que tout le monde avait pour eux, — apaisé maintenant, doux et presque soumis, non seulement ne souffrait pas de sentir la main de la fille au prêtre sur sa tête, mais encore il allait souffrir, et cruellement, tout à l'heure, quand il ne l'y sentirait plus !

Jamais il n'avait éprouvé rien de pareil à ce rêve vivant, car ce qu'il voyait ne ressemblait pas à la vie, du moins à la vie ordinaire. La femme qu'il avait devant lui et qui lui touchait sa blessure tenait elle-même bien plus du rêve que de la réalité.

En venant seule, au bras de son père, dans ces campagnes désertes où les brises de la fin du jour, chargées de senteurs végétales, apportaient des vagues de vie à sa faiblesse, Calixte avait ôté sa capote de voyage pour faire prendre un bain d'air à sa tête souffrante, qui s'était relevée comme la tige d'un beau lis, au soir. Avec sa blancheur, en effet, l'élancement de ses formes sveltes, le long châle de laine blanche, sans bordure, qui l'enveloppait tout entière comme une draperie mouillée enveloppe une statue, elle ressemblait à cette fleur, emblème des âmes pures, que les Vierges portent dans le ciel, comme le calice d'albâtre de leur sacrifice.

Néel de Néhou, qui depuis quelques jours pensait à elle, — car le bruit de la scandaleuse acquisition du Quesnay par Sombreval faisait sa tournée dans le pays, — Néel, qui s'imaginait que, si la fille de cet abominable prêtre pouvait être belle, elle ne devait l'être que de la beauté orgueilleuse, matérielle et hardie d'une réprouvée, fut frappé jusque dans le cœur, quand il aperçut contre l'énorme et noire épaule de Sombreval cette tête de Sainte, aux paupières baissées, sublime de tristesse calme et de chasteté !

Calixte était moins une femme qu'une vision, — « une vision, disait Jeanne Roussel, qui me l'a presque montrée à force de m'en parler, comme Dieu voulait sans doute, dans une vue de providence, que ce scélérat de Sombreval en eût une, sans cesse, devant les yeux. » On aurait dit l'Ange de la souffrance marchant sur la terre du Seigneur, mais y marchant dans sa fulgurante et virginale beauté d'ange, que les plus cruelles douleurs ressenties ne pouvaient profaner.

Calixte souffrait dans son corps par la maladie et dans son esprit par son père, mais elle n'en était que plus belle. Elle avait la beauté chrétienne, la double poésie, la double vertu de l'Innocence et de l'Expiation… Les pâleurs de la colère de Néel n'étaient que des roses lavées par les pluies en comparaison de la pâleur surnaturelle de Calixte. Comme un vase d'un ivoire humain trop pur pour résister aux rudes attouchements de la vie, son visage, plus que pâle, était simplement encadré par des cheveux d'un blond d'or clair, relevés droit et découvrant les tempes douloureuses, — coiffure inconnue à cette époque, et que la malheureuse enfant avait inventée pour s'épargner les sensations, insupportablement aiguës, que le fer et la torsion causaient à ses cheveux ; — seulement, chose étrange ! il était surmonté d'une bande de velours écarlate, qui rendait plus profonde et plus exaspérée son étonnante pâleur.

Trop large pour être une parure, ce ruban écarlate qui ceignait cette tête d'un blanc si mat et passait tout près des sourcils figurait bien la couronne sanglante d'un front martyr. On eût dit un cercle de sang figé — laissé là par de sublimes tortures — et on aurait pensé à ces Méduses chrétiennes dont le front ouvert verse du vrai sang sous les épines du couronnement mystique, comme nous en avons vu couler, en ces dernières années, du front déchiré des Stigmatisées du Tyrol. Elle aussi était stigmatisée ! Elle ne l'était pas par l'amour qui a demandé à Dieu de partager ses blessures, mais par l'horreur involontaire d'une mère — morte d'horreur !

Néel, qui ne savait pas ce que cachait cette singulière bande écarlate, Néel, qui ne pouvait pas se douter que la fille au prêtre fût une chrétienne, ne comprenait rien à ce diadème inexplicable qui faisait peur comme un mystère et fascinait comme un danger. Il ne comprenait pas. Mais n'est-ce pas l'incompréhensible qui enfonce toujours plus avant l'amour dans nos cœurs ?…

Le sang de la légère blessure de Néel était étanché. Ses cheveux mouillés encore bouclaient plus lustrés et plus beaux autour de son visage, auquel une passion naissante donnait une expression pleine de charme. Il se leva gracieusement du mur où il était étendu et, regardant avec des yeux, redevenus bleus de douceur et de tendresse, la jeune fille qui, en se penchant vers lui, s'était (à ce qu'il semblait) toute versée dans son cœur et qui l'emplissait, comme un liquide remplit une coupe :

— Merci, Mademoiselle — lui dit-il avec trouble — oh ! merci et pardon ; pardon plus que merci encore ! Oubliez ce que j'ai dit avant de vous connaître. Moi, je n'oublierai plus que je vous connais et que je vous ai offensée — et je garderai mes remords !

— On ne les garde pas quand on se repent, — répondit profondément la jeune fille, qui eut un tressaillement, comme si un aspic l'eût touchée, et qui regarda son père avec une sublime intention. Mais vous ne m'avez point offensée, — ajouta-t-elle d'une voix charmante où vibrait la bonté du cœur le plus doux.

— C'est moi qu'on offense, jeune homme, dit Sombreval, et non pas elle ! Elle ! elle est trop haut du côté du ciel pour que l'injure puisse jamais l'atteindre, et d'ailleurs n'a-t-elle pas le cœur de son vieux père pour tout intercepter ?

Au mot du ciel prononcé par ce renégat qui n'y croyait pas, Calixte eut un regard magnifique de joie et de reconnaissance, car il venait de dire pour elle un mot qu'il ne disait jamais.

Les Herpin avaient ouvert la grille de la cour, et ils étaient venus saluer leur nouveau maître.

— Je ne vous invite pas, Monsieur, dit Sombreval avec hauteur, à entrer chez un homme que vous haïssez avant de le connaître. Il vaut mieux nous quitter comme si nous ne nous étions jamais vus et comme si nous ne devions plus nous revoir. Avec Gourgue-Sombreval pour maître, la grille de la cour du Quesnay sera désormais plus fermée qu'ouverte. — Entre chez toi, ma Calixte ! dit-il en changeant de voix, qui de rauque et dure devint veloutée.

Elle avait repris le bras de son père, elle passa près de Néel, en le saluant d'un sourire. Parthe innocente ! qui n'envoya jamais de flèche plus meurtrière, empennée d'un duvet plus doux !

Néel resta, le temps de respirer, à voir flotter le châle blanc et briller le bandeau rouge de cette fille du prêtre, qui vraiment avait, en montant le perron du Quesnay, la majesté d'une prêtresse qui monte à l'autel. Puis il s'élança sur son cheval et retourna à Néhou avec une pensée terrible. Sombreval était trop vengé !

VI

Il l'était, en effet. Néel emportait ailleurs qu'à la tête une blessure dont il ne guérirait pas. Et comment en eût-il guéri ? Il aimait déjà son mal et ne cherchait pas à s'en défendre. Malgré la force d'un caractère très décidé, malgré tout ce que devait être, pour un jeune homme élevé comme lui, cette jeune fille, pire qu'une bâtarde, fruit d'un crime, à ses yeux chrétiens, plus grand que l'inceste, il ne se révolta pas ; il ne pensa pas même un seul instant à lutter contre l'ascendant souverain de cette femme-vision qui avait disparu derrière les vitres embrasées de la porte-fenêtre du Quesnay, mais qui ne disparaîtrait plus de sa pensée. Quoique son héros favori fût Charles XII, le roi de Suède, dont il lisait sans cesse la Vie, il ne songea pas à imiter son héros.

Vous le savez, Charles XII (Néel l'avait admiré souvent !) n'avait jamais voulu revoir mademoiselle de Kœnigsmark, tant il avait été épouvanté de la capacité d'amour qu'il avait sentie dans son âme profonde, au premier regard de cette Méduse de beauté ! Mais lui, Néel, dont toutes les pensées cependant, toutes les rêveries étaient la gloire par l'épée, — par cette épée que l'honneur lui défendait momentanément de tirer, — n'eut pas peur de revoir cette troublante créature qui allait l'enlever probablement à toutes les idées de gloire et qui aurait dû, plus qu'aucune autre femme, le frapper de l'héroïque épouvante de l'amour. Que dis-je ! il voulait la revoir, au contraire ; il s'acharna dans cette volonté. Il n'aspira plus qu'à rencontrer de nouveau cette fille, une première fois rencontrée.

S'il avait été un Normand de race pure, il se serait demandé peut-être à quoi bon revenir à cette enfant à l'ignominie de qui la nature avait fait l'horrible mensonge de donner une forme divine, et il se serait payé des meilleures raisons pour la fuir. Mais il ne s'interrogea point, ne réfléchit pas, et, en vrai Slave qui va devant lui, comme les chevaux indomptés de ses steppes, il alla sans frein du côté de son désir et poussa toujours.

Parfaitement maître de ses heures, fils d'un père qui ne sortait presque plus de la tourelle de son manoir et qui lui laissait toute sa liberté, il crut pouvoir arranger sa vie de manière à revoir parfois, dans ces campagnes où elle allait vivre, la fille de cet homme chez lequel la convenance, la religion, la fierté, tout enfin, jusqu'à l'insolente volonté de cet homme d'opprobre, lui défendait de mettre le pied. Il le crut… mais ce problème d'une solution qui lui paraissait si facile rencontra bientôt plus d'un obstacle sur lequel il n'avait pas compté.

Il était chasseur. Il avait la patience de l'affût. Comme tous les hommes, même les plus bouillants, qui sont organisés pour la guerre, il avait la force de l'attente immobile, la puissance de comprimer les battements et les élans d'un cœur persévérant et d'une volonté infatigable.

Il vint donc presque tous les jours s'embusquer dans les environs du château, tantôt plus près, mais toujours dans l'étroit rayon qu'une femme qui habite la campagne et qui s'y promène ne peut guère, si elle est prudente, dépasser. Sous prétexte de course ou de chasse, il quittait Néhou de bon matin et n'y rentrait guère que le soir.

Depuis qu'il savait sangler un cheval et en rattacher les gourmettes, Néel avait toujours aimé à courir par monts et par vaux. Il jetait l'activité dont il débordait aux quatre angles de la rose des vents. Quand on le croyait à chasser le loup ou le sanglier sur un point éloigné de la presqu'île, tout à coup il apparaissait sur un autre.

Aux yeux de son père accoutumé à ses absences, et à qui d'ailleurs il n'avait rien dit de la scène avec les Sombreval, la vie de Néel, si changée au fond, ne fut point extérieurement modifiée, mais il n'en était pas tout à fait de même pour les gens qui allaient et venaient dans ce coin de pays, et qui l'y rencontraient, — comme ils disaient avec la narquoise expression de la contrée, — « un peu plus souvent qu'à son tour ».

Habitués aussi aux absences de Néel, qu'ils ne voyaient que de loin en loin dans les mêmes parages, ils durent s'étonner, sans nul doute, de l'y trouver hantant les mêmes places et battant toujours les mêmes buissons, quand il les battait. Mais à cette époque de mon histoire, nul d'entre eux n'aurait soupçonné dans quel but monsieur Néel — car ils l'appelaient monsieur Néel, avec un respect familier et tendre, comme les paysans du Bocage appelaient Henri de La Rochejaquelein monsieur Henri, — avait tout à coup resserré le cercle de ses courses et de sa volée, et s'était mis à tourner autour du Quesnay, comme le fil autour du fuseau.

Du reste, quand on le rencontrait, il était toujours seul, avec sa carabine de chasse ; et il leur parlait des choses du temps, marchant avec eux, puis les quittant pour revenir là où il croyait qu'un jour ou l'autre finirait par passer cette châtelaine cachée du château de là-bas, dont le toit bleu l'impatientait d'étinceler toujours du même azur, dans la lumière monotone d'un lointain vide.

C'était comme un fait exprès, une gageure ; les jours étaient charmants, l'été magnifique, cette année-là. Calixte, qui était malade et asservie au traitement que lui prescrivait son père, ne prenait l'air et le soleil qu'à doses prudentes et surveillées, le long des espaliers du jardin, fermé de murs énormes et où l'on n'aurait pu l'apercevoir que du côté de l'étang, si l'étang n'avait appartenu exclusivement à Sombreval.

Néel ignorait la maladie de Calixte. La voix de la contrée, — cet écho fait de mille échos, qui dit tant de choses et qui plus tard en a tant répété sur cette infortunée, — ne lui avait pas appris qu'elle était positivement malade, et que la douleur dont il avait vu les reflets sur son beau visage n'était pas seulement une physionomie comme la nature en attache parfois au visage de ses créatures les plus calmes et les plus heureuses, mais une réalité cruelle qui la dévorait.

Il ne s'expliquait pas qu'une jeune personne, si récemment venue des villes, restât invisible au milieu du plus tentant des paysages. Aussi y avait-il des jours où, ne résistant plus à ses impatiences et ne craignant pas d'ailleurs d'être indiscret (en termes du monde) avec des gens comme ces Sombreval, il s'avançait effrontément jusqu'à la grille de la cour, ne fût-ce que pour apercevoir encore, derrière la fenêtre où se tenait cette forme blanche qui s'était comme évanouie dans les rayons vermillonnés du soir, cette tête prodigieuse de pâleur, sous sa bandelette écarlate. Mais les rideaux strictement baissés à toutes les fenêtres de ce château silencieux, symbole en pierre de l'isolement de ceux qui l'habitaient, ne laissaient jamais passer même une main, — une de ces deux mains dont l'image, depuis qu'il les avait senties sur son front, voltigeait incessamment devant ses yeux.

En tournant et vaguant autour du Quesnay, Néel trouvait parfois Jacques Herpin ou ses fils sur sa route. Il leur parlait de leurs nouveaux maîtres, — et il aimait tant Calixte déjà, qu'il souffrait du ton qu'ils avaient, quand les Herpin en parlaient durement devant lui. Pour eux, en effet, elle avait le tort d'être l'enfant de Sombreval, et ils la confondaient avec son père dans la même imprécation.

Du reste, ils n'avaient aucun détail à donner sur cette inconnue, ensevelie dans ce château plus fermé alors qu'il ne l'avait été quand on ne l'habitait pas. Personne n'y pénétrait de la ferme. Les ouvriers de la ville voisine qui étaient venus ouvrir les caisses dont les formes avaient frappé ces imaginations primitives, et tendre les appartements, étaient repartis le soir même du jour où ils avaient fini leur besogne ; et, comme s'il avait voulu couper court à tout commérage entre eux et les fermiers, Sombreval les avait payés et avait barré, de ses propres mains, la grille de la cour derrière eux.

Les hommes ont tant besoin de se savoir les uns les autres, que la curiosité trompée des Herpin les aliénait peut-être plus de Sombreval que sa funeste renommée. « V'là la huitième année de notre bail qui commence, — disaient-ils, — mais il est bien à croire que nous ne le renouvellerons pas… » En parlant ainsi, les Herpin tâtaient, tout en subissant l'influence de Sombreval, l'opinion d'une contrée qui se contractait et se retirait d'autour des Sombreval, ainsi que maître Tizonnet l'avait pressenti au commencement de cette histoire, et comme il était si facile à tout le monde de le prévoir.

Sombreval l'avait prévu lui-même, car ce grand esprit se jugeait. Il se rendait compte de l'effet de son infamie, comme un grand médecin malade d'une maladie hideuse se rend compte froidement du dégoût que son état inspire et de la manière dont il va falloir vivre et souffrir jusqu'à la fin… Broussais, — dit-on, — eut ce sang-froid cruel contre lui-même, cette vue d'observateur que rien n'aveugle et ne fait trembler.

Sombreval, qui venait habiter le Quesnay pour une raison plus forte que lui et que nul ne savait, excepté cette femme accablée de vieillesse (pensait-il), qui serait roulée un de ces matins dans son cercueil, — la Malgaigne — Sombreval avait deviné qu'il ne trouverait pas une âme qui voulût le servir, et que même les Herpin, retenus momentanément par leur bail, pourraient bien abandonner une terre épuisée qui avait été pour eux, pendant tant d'années, une vache à lait tétée jusqu'au sang par leur avidité de couleuvres.

Dans cette prévision, il avait amené de Paris deux domestiques, dont il ferait probablement des fermiers plus tard. C'étaient des gens à lui, — le mari et la femme, nègres tous deux, consacrant à son service cette masse de force organique, de dévouement et d'obéissance sans bornes qui distinguent les êtres vaillants de cette race.

Pour eux, il n'était pas un homme, il était un dieu ! Il avait sauvé le mari d'une maladie épouvantable, inconnue en Europe, sans relation avec les plus effroyables maladies endémiques, telles que le sibbens, la pellagre, le yaw, le pian, ces choses monstrueuses sous des noms aussi monstrueux qu'elles, et l'ayant traitée avec l'audace d'un homme de génie expérimentant sur un esclave, il l'avait radicalement guérie, à l'aide de poisons savamment et témérairement combinés.

Ces Noirs, qui n'étaient pas, sur cette côte de marins et de pêcheurs, une espèce inconnue, et qu'on n'aurait pas remarqués, s'ils avaient appartenu à d'autres maîtres, redoublaient l'aspect sinistre du Quesnay. — « Dieu et le diable seuls savent ce qui se passe dans le château depuis qu'ils y sont, monsieur Néel ! » — continuait le fils Herpin, tout en fouettant les quatre bœufs de sa charrette, roulant péniblement dans ces ornières où la roue enfonce jusqu'au moyeu : — « les faces de crêpe (il appelait ainsi les deux Noirs) ne parlent pas plus que des souches et ne viennent jamais, au grand jamais, flâner chez nous. V'là pourtant un bon mois et le pouce qu'ils sont arrivés au Quesnay, et ils ne bougent ! Ils ne remuent pas plus que les taupes poursuivies, quand elles se sont coulées sous les herbailles de l'étang. La fille n'a pas mis tant seulement une fois le pied dehors, depuis qu'elle vous a bassiné la tête, monsieur Néel, avec cette layette d'enfant Jésus, qui sert de mouchoir à cette… vous savez bien qui je veux dire, pas vrai, monsieur Néel ?… Il n'y a que le vieux Sombreval qui sorte et rôde par-ci par-là, car il marche la terre à sens et à dessens, le vieux Rapiamus ! comme un nouveau marié choie sa femme. Vous ne l'avez pas vu, monsieur Néel ? Non ? Eh bien ! tant mieux ! c'est p't-être un bonheur que vous ne l'ayez pas rencontré entre les deux haies du chemin creux des Longs-Champs où le beau Du Parc a si bien régalé de son bâton gaufré le dos du vieux usurier Desfontaines, car vous êtes un jeune taureau, monsieur Néel, à qui il ne faut pas faire du vent trop près des narines, et qui sait ? vous lui auriez p't-être fait payer un brin trop cher les intérêts de cette claque qu'il a abattue si mauvaisement sur la croupe de votre pouliche, l'autre jour ! »

Les yeux noircissaient bien un peu à Néel et la veine de la colère se gonflait comme une petite vague bleue, sur son front de marbre blanc, en entendant ces paroles où tout le paysan normand se distillait ; mais il ne pouvait pas exiger plus de respect du fils Herpin, en parlant du prêtre marié et de sa progéniture.

Quand ce finaud de paysan lui rappela cette action de Sombreval qu'il aurait châtiée sans l'intervention de Calixte, il sentit nettement la position fausse vis-à-vis de lui-même que son sentiment devait lui créer, et il commençait d'avoir honte de l'état de son cœur. Hélas ! toute passion rompt par la moitié l'âme d'un homme et fait de son être deux tronçons qui ne se rejoignent pas pour se guérir, mais pour se blesser !

Néel de Néhou, le fils du vicomte Éphrem, le descendant de Néel de Saint-Sauveur, le grand vicomte de Cotentin, et, par sa mère, de vingt générations de Palatins et de Castellans, amoureux de la fille à Jean Gourgue, dit Sombreval, le renégat et le sacrilège, était une de ces monstruosités morales et sociales dont l'existence lui aurait paru, avant ce moment, impossible !

Livré depuis un mois à des rêveries et à des curiosités brûlantes, dans cette campagne où il errait comme une âme en peine ; oisif et solitaire, il n'avait pas eu d'autre idée et d'autre espérance que celle-ci : « Je veux et je vais la revoir ! » Et voilà que les paroles du fils Herpin dont il avait partagé, il y avait si peu de temps encore, les manières de sentir sur les Sombreval, l'offensaient comme si, dans son âme, il les avait épousés, elle et son père, et qu'il fût solidaire du mépris qu'on versait sur eux.

Quel éclair projeté tout à coup dans cette âme qui s'était précipitée vers Calixte avec l'aveuglement et la rapidité d'un tourbillon ! Le fermier, occupé à fouetter ses bœufs, ne s'apercevait pas que Néel baissait une tête humiliée sous sa pensée, comme eux sous leur joug ; Néel, le jeune taureau, comme il venait de l'appeler ! Lorsque l'imagination est vierge et qu'elle est attirée par un être incomparable à tout ce qu'on rencontra jamais, les troubles se joignent à l'ignorance pour vous abuser, et l'on aime sans savoir comme on aime.

Jusque-là, Néel avait senti son amour pour Calixte sans le voir. Maintenant il le voyait. Il le discernait clairement dans son âme et ses rêves, — comme on voit les formes précises d'une peau de tigre dormant dans les jungles. Découverte terrible ! menace inquiétante pour l'avenir, que cet amour qui ne pouvait être qu'une source infinie de malheurs… Mais comprenez bien ce caractère ! La crânerie de cœur de Néel de Néhou équivalait à la crânerie de sa tête. En audace, il était complet. C'était une de ces natures qui oublient les lois du monde, même ses lois physiques, dans le vertige de leur désir et de leur volonté, et pour lesquelles rien n'est impossible. Si la fantaisie l'en avait pris, il aurait marché à cheval sur la mer… Vous souriez ? Il y avait marché !!!

Oui, il y avait marché ! Laissez-moi vous donner la clef du caractère de ce jeune homme, en vous racontant ce fait insensé, ce détail unique dont tout le pays avait parlé, et qui avait laissé à Néel un fond de tristesse auquel un moraliste attribuerait peut-être son amour subit pour Calixte, car le chagrin, en attendrissant les âmes fortes, les prédispose mieux à l'amour.

VII

C'était il y avait un an à peu près : Néel s'en allait à Bayeux avec un de ses amis, Gustave d'Orglande, jeune noble, son voisin de terre et qui, comme Néel, était obligé, par préjugé d'honneur et de parti, de garder dans ses veines le trop-plein du sang qui fait les héros.

Ils allaient à Bayeux pour danser à une fête que l'on y donnait tous les ans, — un bal de la Toussaint, — et ils voyageaient à cheval, à la manière des ancêtres, qui laissaient aux femmes les molles délices de la voiture, et ne s'estimaient que sur ce trône vivant du dos d'un cheval où l'homme est vraiment lui-même, d'où il peut combattre et commander.

Du point qu'habitaient ces jeunes gens à Bayeux, il y a environ vingt-deux lieues, et ces vingt-deux lieues étaient interrompues, entre Isigny et Saint-Lô, par un bras de mer, large et profond, qu'on appelle le Vey, et sur lequel on n'avait point bâti encore le pont actuel qui a coûté tant de peine, et qu'un jour la mer détruira.

À cette époque ce bras de mer se passait en bac, et c'était un dangereux passage ! La mer, resserrée dans cet endroit (un goulet pour elle !), devenait, à certaines marées, d'une méchanceté furieuse et folle, et tellement folle que les bacs n'osaient plus se hasarder à la passée, si intrépides que les Normands soient à la mer !

Or, c'était par une de ces marées que Néel de Néhou et Gustave d'Orglande arrivèrent à la Maison-Blanche, l'auberge du Vey, où ils déjeunèrent et envoyèrent quérir le pilote du bac et ses fils, lesquels attendaient que la mer fût basse et retirée pour remettre le bac à flot.

Pressés d'être le soir même à Bayeux, à l'heure de la fête, les deux jeunes gens voulaient passer à quelque prix que ce fût. Mais ni pour or, ni pour argent, ni par prières, ni par menaces, ils ne purent décider les gens du bac à se risquer sur cette mer enragée qui faisait trembler la population de ses bords.

Néel et Gustave la regardaient, mêlés aux gens du rivage, et le spectacle effrayant qu'elle offrait ne désarmait pas Néel de la volonté qu'il avait exprimée. L'obstacle soulevait son caractère comme la tempête soulevait le flot. Il était pâle, et son beau visage avait cette expression de volonté surhumaine qui est un défi porté aux choses elles-mêmes. « Gustave ! dit-il, nos chevaux valent bien les planches d'un bac. Si nous passions ! »

Et il aimantait de ses yeux les yeux de son ami, qui lui répondit un mot aussi simple et aussi sublime que le J'y pensais du sire de Joinville à la reine de France : « Va devant, Néel, et je te suis ! » On parle encore à la Maison-Blanche de cette incroyable folie à laquelle on voulut en vain s'opposer !

Les chevaux, dont l'instinct était plus sage que leurs maîtres, se cabraient devant les vagues qui semblaient rouler la mort dans leur écume, et ils les flairaient, hérissés, comme ils auraient flairé des obus fumants. Mais la volonté de leurs cavaliers finit par entrer dans leur ventre, sous les coups redoublés des éperons, et ils se précipitèrent. Néel faisait ce que Gustave avait dit. Il allait devant, — sans se retourner, — sûr de son Gustave, fouettant les houles de sa cravache, comme Xerxès dut fouetter la mer. Ce fut long, disputé, terrible ! Ils coupaient le flot. Le flot les coupait. Du rivage, on les voyait paraître et disparaître. On les croyait perdus.

Au bout d'une heure d'efforts inouïs contre les courants, Néel toucha l'autre bord. Il était passé ! On l'aperçut, ruisselant, sortir de l'abîme, et retourner son cheval vers la mer, cherchant des yeux où était Gustave, dont la voix depuis longtemps s'était perdue dans le bruit de la tempête. Tout à coup, comme un peuplier qui tremble, il se dressa debout et tout droit sur ses étriers pour voir de plus loin sur l'étendue agitée : mais il ne vit rien ! ô angoisse ! et le noble enfant qui appelait Gustave rentra vaillamment dans la mer pour aller au-devant de cet ami qu'il ne voyait plus ! Ce fut inutile. Gustave et son cheval avaient sombré.

Néel resta haletant, cherchant, sondant le gouffre, fou de douleur, aveugle de larmes. Il eut l'idée de se tuer ; mais il pensa à son père, qui n'avait que lui et qui l'attendait au coin de la cheminée de Néhou. « Me tuer ? non ! dit-il, mais rester là tant que mon cheval aura un souffle ! » Et il resta cherchant toujours. Hélas ! il vit bientôt passer le cadavre de son ami, désarçonné, que le flot portait à la côte. Il le suivit, et quand il l'atteignit sur la rive, son cheval épuisé tomba mort.

Voilà tout Néel ! Ce trait vous le peint mieux que toutes les analyses. Comme vous le voyez, il avait ses raisons pour aimer Charles XII. C'était un Charles XII sans royaume, sans armée, sans batailles ; un Charles XII plus grand que le cadre dans lequel Dieu l'avait placé.

Devant l'amour qu'il se surprenait dans le cœur, il était comme devant ce bras de mer du Vey où il avait laissé un ami. Que laisserait-il dans ce nouvel abîme ? Instruit par une première catastrophe qui pesait sur sa vie, il n'avait plus cette confiance qui, déflorée, ne refleurit plus sur nos âmes, et qui fleurissait sur la sienne, quand il entra, ne doutant de rien, dans cette mer funeste : mais il ne reculait et ne s'arrêtait pas plus devant son amour que devant le gouffre. Le désir de cet être passionné, tout en élan comme le peuple auquel appartenait sa mère, et qui formait autrefois l'avant-garde de l'Europe contre l'Asie, ne pouvait être abattu par le premier malheur, par la première leçon de la destinée. De plus, si le cruel chagrin qu'il avait ressenti de la mort de Gustave d'Orglande avait, ainsi qu'on peut l'admettre, rendu son âme plus apte à l'amour, l'espèce de remords gardé de cette mort dont il avait été la cause était une raison pour se jeter à corps perdu dans cet amour. En s'y jetant, il se séparait de lui-même. Il rompait par une préoccupation nouvelle avec une idée qui le torturait. Il se retrempait dans une eau vive… Il remplaçait un sentiment par un autre. Dieu, qui lui avait pris une amitié, lui rendait un autre sentiment. Et si cet amour, assez fort déjà pour qu'il le crût invincible, devait lui coûter quelques souffrances : « Eh bien ! se disait-il, pour la mort de Gustave, n'ai-je donc pas mérité de souffrir ? » Motif admirable d'une âme généreuse, mais ignorante, car, si coupables que nous puissions être, nous n'avons jamais mérité ce qu'une passion vraie nous cause de douleurs !

Quand les paroles du fils Herpin apprirent à Néel la profondeur de son sentiment pour Calixte, c'était un samedi, et le dimanche qui tombait le lendemain était une grande fête. L'obstiné rôdeur des environs du Quesnay fut obligé de conduire son père à la grand'messe de la paroisse. Élevé chrétiennement, Néel ne manquait jamais à remplir ses devoirs extérieurs de chrétien : mais le bonhomme Éphrem, goutteux et couvert de blessures, ne venait à l'église de Néhou qu'aux grands jours… Il y venait alors appuyé sur le bras de son fils, beau comme le jour, le portrait vivant de sa mère et qu'il aimait d'un amour paternel, orgueilleux et immense. Il avait pour Néel ce sentiment qu'ont tous les hommes pour leurs enfants ; mais, de plus, il avait l'amour qu'avaient les Nobles autrefois pour leur descendance.

La Féodalité, qui fit les hommes plus grands que nature, avait trouvé moyen d'ajouter au plus beau sentiment qui soit parmi eux — l'amour des enfants. Le dimanche dont il est question, le vicomte Éphrem, venu en char-à-bancs du manoir de Néhou à l'église, parut de bonne heure à la messe dans son banc seigneurial que la Révolution avait fermé, mais que certaines paroisses où tout respect pour les anciennes coutumes n'était pas aboli, avaient rouvert à leurs seigneurs. Innocent privilège qui consolait ces grands cœurs de la perte de tous les autres.

D'ailleurs, qui aurait osé, à Néhou, interdire au vicomte, à celui qui portait le nom de la paroisse, l'entrée de son banc séculaire, ces quatre planches de chêne où, de génération en génération, les Néhou venaient, sur le corps de plusieurs de leurs ancêtres, enterrés là, s'agenouiller humblement devant Dieu ?

Le banc des Néhou, comme presque tous les bancs seigneuriaux, du reste, était placé dans le chœur de l'église, — du côté droit, et posé de manière à ce qu'on vît également sans se retourner et le prêtre qui officiait à l'autel et les fidèles priant dans la nef.

Le vicomte Éphrem, qui s'y trouvait alors, était un noble vieillard, aux traits pleins de majesté, haut comme un homme de guerre, mais qui commençait à se voûter un peu. Il avait été plus grand et plus fort que son fils Néel, et quand il s'appuyait sur son bras, il paraissait maintenant moins grand que le jeune homme. Il était vêtu d'un simple habit de camelot gris, coupé à l'antique, sur lequel était attaché ce ruban de croix de Saint-Louis que l'Empereur, qui se connaissait en héroïsme et qui savait parfois fermer avec génie ses yeux d'aigle, n'empêchait pas de porter, quoiqu'elle eût été gagnée au service de la maison de Bourbon.

Le vicomte Éphrem gardait la coiffure de sa jeunesse. Il avait de la poudre et cette queue allemande qu'il avait portée en émigration, et qui allait si bien aux mâles tournures et aux larges épaules de ces lions de guerre, qui se tressaient ainsi leur crinière pour le combat !

Son fils, debout auprès de lui, dans son habit de chasse vert, à boutons d'argent et à tête de loup en relief, apparaissait comme la branche verdoyante, l'orgueil et l'espérance du vieux tronc. Recueillis et dans des attitudes pieuses, ils écoutaient l'office qui s'ouvrait, quand un mouvement singulier qui se produisit dans les profondeurs de la nef attira leur attention… Ils regardèrent.

Néel sentit passer une palpitation dans son cœur, et presque aussitôt il aperçut Sombreval, dominant la foule de la coupole de son front bronzé et s'avançant résolument dans la nef, ajusté, fusillé par mille regards de mépris courroucé et de haine, mais n'y prenant seulement pas garde, car il suivait et surveillait sa Calixte, qui s'avançait aussi cherchant un banc, une chaise, une place, et n'en trouvant pas.

C'était la première fois, depuis qu'ils étaient au Quesnay, que les Sombreval osaient paraître au grand jour, et quoique partout leur vue eût causé un scandale, à l'église où ce prêtre défroqué et marié venait se montrer impudemment avec sa fille, le fruit de son crime, le scandale était encore plus grand… Lorsqu'on les avait aperçus franchissant le portail, l'indignation avait parcouru l'église, frémissante et près d'éclater.

Calixte avait alors senti un peu mieux, sous la bandelette rouge de son front, s'enfoncer son invisible couronne d'épines, mais ses yeux se portèrent sur Celui à qui le bois d'une croix enfonçait la sienne, et elle s'était avancée courageusement, à travers cette foule hostile qui s'écartait d'elle et de son père, les isolant, à force d'horreur. Elle était arrivée ainsi jusqu'à l'entrée du chœur où elle s'arrêta de respect.

L'église de Néhou, comme toutes les églises de village, n'avait que des bancs et quelques chaises, mais en petit nombre. Chacun, en voyant Sombreval et sa fille, avait mis la main sur sa chaise et s'était un peu retiré, comme s'il eût craint le contact de ces pestiférés de l'infamie… Néel, qui avait le regard perçant de la jeunesse et de l'amour, avait vu tout cela. Il fouillait de l'œil le chœur et les chapelles, mais il n'apercevait pas ce qu'il cherchait.

Arrêtés à l'entrée du chœur, Sombreval avait dit tout bas un mot à sa fille, et il l'avait quittée, la laissant seule, sous le crucifix. Puis il était revenu bientôt, tenant deux chaises à bras tendu passant par-dessus la tête de tous. Il les avait arrachées à un de ces paysans malveillants, lequel avait fait mine de les défendre et les avait abandonnées en sentant les muscles de cet homme qui, comme le maréchal de Saxe, aurait rompu un fer à cheval dans sa main. Il les planta devant sa fille en jetant à la foule un regard qui, de même qu'un coup de pompe fait monter l'eau, fit monter le sang aux yeux de Néel.

L'amoureux de Calixte admirait le père de celle qu'il aimait ! Avec sa poitrine soulevée, sa colère gouvernée, son mépris jeté, dans un seul regard, à cette foule, Néel trouvait Sombreval presque beau. Mais sa fille ? Que devenait-il en regardant sa fille ? Calixte s'était agenouillée et mise en prière. Vapeur de l'encensoir qui se détachait de la terre et montait vers Dieu !

Il la revoyait pour la seconde fois, et il la trouvait encore plus belle que quand il l'avait entr'aperçue à la grille du Quesnay — divine de piété et si pâle dans les rayons pourprés du soir ! Elle était en blanc, comme ce jour-là, et son voile relevé et retombant derrière ses épaules permettait d'apercevoir son visage, toujours de la même pâleur, et ses grands yeux de sainte Thérèse sous leur bandeau de velours ponceau, qui n'était pas le placide bandeau de lin de la Carmélite, et qu'il s'étonna de retrouver à ce front qu'il eût voulu voir. Elle, Calixte, perdue en son Dieu, s'absorba dans la contemplation de l'autel.

Néel et son père, la foule, l'église, tout avait disparu pour cette fille angélique, qui priait avec l'inspiration des cœurs choisis. Elle resta, tout le temps que dura la messe, agenouillée. Sombreval était auprès d'elle, la couvrant de ses fiers regards, tendres et jaloux.

Attiré lui-même par cette beauté adorablement recueillie, le vicomte Éphrem dit à son fils un de ces mots légers qui poignardent, et dont il ne vit pas l'effet dans le tressaillement du pauvre Néel : « Ce sont les acquéreurs du Quesnay, lui fit-il tout bas ; c'est ce prêtre… qui a bien l'air de ce qu'il est, par parenthèse ; mais la fille est intéressante ; elle a vraiment de la tenue pour la fille d'un gueux ! »

Lorsque la messe fut finie, Néel reconduisit son père à l'échalier du cimetière où son char à bancs l'attendait. Il passa tout près de Calixte encore agenouillée, et, malgré lui, il chercha des yeux la jeune fille, qui avait les siens baissés sur son livre et qui ne les releva pas.

Ses beaux cils, brillants et doux comme des pinceaux trempés dans de l'or liquide, estompaient d'une ombre où perlait vaguement la lumière les joues d'opale de ce visage où sous les ferveurs de la prière semblait trembler la lueur mystérieuse qui scintille au front des Anges adorateurs, dans une étoile ou dans une flamme, symbole de l'Amour éternel.

Tout en reconduisant le vicomte, il pensait revenir assez tôt pour retrouver à la même place cette jeune fille, ardemment contemplée et dont il ne pouvait rassasier ses regards, enivrés et altérés dans leur ivresse. Mais, quand il revint, elle sortait de l'église, son livre, blanc comme elle, à la main, ainsi que Marguerite, la première fois qu'elle rencontra Faust. Elle s'en venait, son bras nu et d'une chair de fleur, coulé sous le bras de son père.

Il y avait pour un poétique jeune homme, épris comme l'était Néel, des harmonies charmantes et qui chantaient, entre cet être ravissant, si souffrant et si jeune, et ce cimetière de campagne, ceint d'aubépines en fleur, semé de pâquerettes, où les pigeons du cimetière, familiers et farouches, s'envolaient, comme des âmes, de l'herbe des tombes.

Tout d'elle aux choses et des choses à elle était paix, pureté, mélodie, sainte tristesse des élus qui sourient à la terre avec leur bonté céleste ; tout devait faire oublier qui elle était, cette fille d'un homme déshonoré, cette fille de prêtre !…

Mais les paysans de ce pays, qui n'étaient pas amoureux comme Néel, ne l'oubliaient pas. À leurs yeux, le prêtre jetait l'ombre de son péché sur cette créature de lumière. Implacables pour lui, ils étaient durs pour elle qu'ils ne connaissaient pas et qu'ils jugeaient à travers son père. Groupés dans le cimetière de Néhou, ils se trouvaient plus libres de manifester leurs sentiments que quand Sombreval et Calixte avaient paru dans l'église. Aussi les murmures, lorsqu'ils en sortirent, firent-ils explosion.

Le peuple est naturellement exécuteur des hautes-œuvres d'une justice dont il a l'instinct et à laquelle, sans ses tribuns, je me fierais. Ici, il n'avait que sa huée pour tout supplice, et ce supplice, il voulait l'appliquer à un grand coupable impuni qu'une législation athée protégeait. Il avait raison.

Dans un coin de terre chrétienne encore, cette poignée de paysans allait châtier, du seul châtiment que la loi n'eût pas enlevé aux mœurs, un homme… déicide autant qu'un homme peut l'être. Ces paysans avaient raison contre Sombreval ! Et quoique sa fille fût une créature à les faire tous tomber à genoux, s'ils l'avaient connue, et à qui ils auraient baisé les pieds sans bassesse, ils avaient raison contre Calixte elle-même, et elle le reconnaissait bien, tant l'esprit de cette enfant avait de clarté et de profondeur !

L'élève de l'abbé Hugon était trop chrétienne pour admettre l'irresponsabilité des enfants dans le crime ou la faute des pères, ce premier coup de hache, donné par une philosophie antisociale, dans la plus vivante des articulations de la famille, le lien inextricable qui unit le père aux enfants.

À l'église, elle avait déjà souffert de l'effet produit par la présence de son père, mais elle n'avait pas murmuré. Lorsqu'elle en sortit et qu'elle aperçut l'air de ces groupes animés et menaçants, qui semblaient épier son passage, elle appuya doucement la main sur le bras de son père, dont elle avait senti les redoutables muscles se roidir !

— Père ! dit-elle avec cette voix dont elle connaissait la puissance, — rappelez-vous ce que vous m'avez promis !

— Oui, ma fille, répondit Sombreval, je serai calme, puisque tu l'exiges. Je n'entendrai rien que ta voix.

Il avait entendu autre chose : une injure avait cinglé son oreille comme une balle et y avait appelé la flamme. Cette injure trouvait mille échos ; des mots cruels, des mots vengeurs se détachaient sur le murmure grossissant des groupes. Indécis d'abord, puis redoublé, ce murmure prit enfin les proportions d'une huée, d'un tonnerre.

Si Sombreval avait été seul, il y avait en lui assez de Cromwell pour braver cette clameur et rester impassible. Mais il avait à côté de lui, à son bras, sa vie, son âme, sa passion, tout ce qu'il valait encore, cet homme tombé, car il ne valait que par elle ! L'injure qui passait par cette fille adorée et qui la déchirait lui atteignait le cœur !… Fort comme il était, il pensait qu'en s'avançant sur ces groupes et en saisissant le plus robuste de ces hommes grossiers pour s'en faire une massue vivante et frapper les autres, il allait dissiper ces insolents ou les dompter par cette foudre humaine, — la force, — que les hommes adorent ; et la tentation l'envahissait : mais il n'y succombait pas. Il avait donné sa parole à sa fille, qui avait tout prévu, le matin même.

— Il faut que ce calice soit bu, mon père ! — lui avait-elle dit avec la tristesse presque fatale de l'Ange des Oliviers ; — et, dominé par cette enfant chrétienne, Sombreval avait courbé la tête. Le démon s'était résigné comme le Dieu.

— D'ailleurs, nous serons deux pour le boire ! — ajouta-t-elle avec tendresse. Jésus-Christ but le sien tout seul.

Sombreval avait donc promis. — Seulement, parle-moi, disait-il pour apaiser le courroux qui lui remuait le cœur, — parle-moi ! que j'entende ta voix et que je n'entende plus ces rustres. Saül a besoin de la musique de son David.

Et disant ceci, il pressait le pas pour sortir de l'enclos et regagner au plus vite le chemin du Quesnay. Mais la huée continuait, opiniâtre. La colère léchait de sa langue de tigre, qui veut du sang, l'intérieur de la poitrine de Sombreval, de cette poitrine qui avait l'énergie ardente et le développement d'un poitrail.

Croyez qu'il souffrait ! et qu'il s'élevait dans l'âme de cet homme, lié par sa parole et si puissamment organisé, quelque chose de semblable à l'effort terrible de Damiens, quand il ramenait et faisait tomber sur leur croupe les quatre chevaux qui le tiraient et qui, sans le rasoir du bourreau, n'auraient pas pu l'écarteler !

C'est à ce moment que Néel de Néhou était rentré au cimetière. Ce qui avait eu lieu dans l'église l'avait-il averti ?… Vous vous le rappelez, la veille, les paroles du fils Herpin lui avaient appris qu'entre lui et ces Sombreval abhorrés la solidarité du plus étrange sentiment était établie.

Eh bien ! cette messe, pendant laquelle il n'avait cessé de contempler l'innocente et virginale Calixte dans le martyre de son isolement, avait mis par la pitié une dernière main à cette solidarité, nouée dans son âme par l'amour. Aussi, quand il rencontra Sombreval et sa fille traversant le cimetière, fut-il frappé d'un éblouissement qui ne venait pas seulement de la beauté nitescente de Calixte, marchant dans l'éclat solaire d'un jour d'été. Il avait vu un grand danger. Il connaissait le peuple de ces campagnes.

Il avait espéré que Sombreval et sa fille ne seraient pas sortis de l'église avant que la foule des paysans se fût écoulée par les routes, et il les trouvait, tous les deux, s'avançant à travers cette foule dont les cris avaient une expression sur laquelle on ne pouvait se méprendre.

Il y avait plus. Cette foule commençait de s'entasser contre la barrière de l'enclos, et elle allait s'opposer peut-être au passage des Sombreval, afin de prolonger leur supplice. Cette idée, qui fut une intuition, éleva en lui comme le cri de l'amour frappé, qui l'appelait, qui lui sonnait la fanfare suprême du cor de Roland à Roncevaux ! Chevaleresque et généreux comme il était, dans tous les cas, la pitié l'eût rangé du côté d'une femme insultée, mais il s'agissait de Calixte ! Il n'hésita pas. Il alla droit à Sombreval, dont les yeux disaient suffisamment la colère intérieure et l'angoisse, et, découvrant respectueusement sa tête blonde :

— Monsieur, dit-il, je les connais. Ils ne sont pas dix contre un ; ils sont deux cents, cinq cents, mille peut-être. Tout courageux que vous êtes, vous n'y pourriez rien, et il faut éviter à une femme des spectacles qui seraient indignes d'elle. Que mademoiselle votre fille quitte votre bras et prenne le mien, et je réponds qu'ils se tairont et nous livreront le passage. — Voulez-vous, ajouta-t-il en se tournant un peu vers Calixte, et la voix plus émue, me faire l'honneur d'accepter mon bras, mademoiselle ?

— Le voici, Monsieur ! — dit Sombreval, qui passa lui-même le bras de Calixte sur le bras de Néel, et qui fut touché de l'accent et de l'air du jeune homme. Vous venez d'effacer la trace de votre injure de l'autre jour.

Le cœur bondissait à Néel de Néhou de sentir le bras de Calixte sur son bras. Il avait bien deviné ce qui devait suivre. Néel était aimé de ces paysans parmi lesquels il avait vécu dès l'enfance. Quand ils l'aperçurent parler, tête nue, aux Sombreval, l'étonnement, — un étonnement sans bornes, — leur coupa la parole ; ils se turent. Ils ne comprenaient pas que leur monsieur Néel pût frayer avec des Sombreval !!!

Un autre que Néel aurait perdu sa popularité, ce jour-là. Mais il avait les dons irrésistibles qui plaisent à l'imagination des foules. Il avait la jeunesse. Il avait la beauté fière, dégagée, ouverte et souriante. Il marcha, avec l'aisance et l'assurance qui enlèvent tout, sur ces paysans étonnés qui obstruaient la porte du cimetière.

Ils s'étaient tus, ils s'écartèrent, ôtant leurs chapeaux devant Néel et devant cette fille qu'ils venaient d'insulter ; — n'en croyant pas leurs yeux — stupéfaits, confondus !

Néel n'avait pas même eu besoin de leur parler. Sombreval marchait derrière les jeunes gens comme un énorme molosse ; et tous les trois, après avoir franchi la porte de l'enclos sans encombre, ils se perdirent sous les chemins couverts qui conduisaient de ce côté-là au Quesnay.

VIII

Cependant, en remontant avec Calixte les routes par lesquelles, depuis qu'il l'aimait, il avait tant de fois passé seul, Néel se taisait, délicieusement opprimé par ce bras nu qui lui appuyait sur tout son être un bonheur difficile à porter. Sombreval et Calixte pouvaient croire que le silence de ce jeune homme si résolu, il n'y avait qu'un moment, cachait une délicatesse, et qu'il avait l'embarras généreux de la scène à laquelle il avait mis fin. Pour lui encore plus que pour eux, ils évitaient donc toute allusion à cette scène douloureuse.

Mais qu'est-il besoin de paroles quand le cœur est plein ? La reconnaissance infusait son accent profond dans tous les mots prononcés par le père et la fille, en causant des choses les plus indifférentes — de la splendeur du jour ou de la beauté du paysage — avec ce jeune homme inconnu encore, leur ennemi naguère, comme cette foule à laquelle il venait de si noblement s'imposer.

Mais cette reconnaissance devait être inutile… du moins pour le bonheur de ce jour-là. La passion de Calixte n'était pas finie. Avant de rentrer au Quesnay, elle devait, sur cette voie où elle marchait délivrée, entre son jeune sauveur et son père, essuyer encore une injure — plus sanglante que les autres — un de ces outrages aussi impossibles à punir qu'à éviter !

Il était à peu près midi, lorsque Néel, Calixte et Sombreval débouchèrent, par une montée douce, du chemin couvert, sur une espèce de butte qu'on appelle le mont Saint-Jean dans le pays, et d'où l'on embrassait, un peu plus bas dans la vallée, le Quesnay, avec ses bois et son étang conique qui, de loin, sous sa mousse et son fucus verdâtre, ressemblait plus à une pièce de gazon qu'à une pièce d'eau. Moi qui vous raconte cette histoire, que de fois j'ai passé par là, mais j'y ai cherché en vain le Quesnay, au toit d'ardoise, et ses bois tombés ! Tout cela n'existe plus ! Il n'y reste que le long étang qui n'a plus figure d'eau ni de gazon, mais de marécage — immonde lagune où veillent les crapauds !

Quand les Sombreval atteignirent cette butte aride et poussiéreuse, il faisait redoutablement chaud sur son sommet, calciné par le soleil depuis le matin. La chaleur était lourde. Le soleil, au plus haut point de sa course, dardait d'aplomb sur cette butte chauve, toute semblable à l'écaille rugueuse d'une vieille tortue. L'air embrasé paraissait blanc. La terre bouillait. Le silence du dimanche planait sur ces campagnes accablées ; et dans cette somnolence du midi, où les bœufs dorment dans l'ombre raccourcie des haies, on n'entendait que le bourdonnement aigu de la vêpe (comme ils nomment la guêpe en Normandie), ou le cri strident de la cigale, dans le sillon.

— Il faut se hâter de descendre cette butte — dit Sombreval, qui venait d'étendre une ombrelle sur la tête de sa fille et qui lui épargnait ainsi la peine de la porter — nous retrouverons de l'ombre en bas. Hâtons-nous, mon enfant. Ce soleil à rendre fou pourrait te faire mal.

Néel pressa le pas, mais Sombreval n'avait pas achevé de parler qu'un spectacle, qui devait remuer toutes les pitiés du cœur de Calixte, les arrêta court tous les trois, malgré la chaleur.

Au point le plus élevé et le plus pelé du mont Saint-Jean, tombée plutôt qu'assise sur une pierre, comme si le soleil lui avait donné ce coup terrible dont parlait Sombreval, et qui peut produire la folie ou l'apoplexie foudroyante, une femme, une mendiante, une masse humaine gisait terrassée, n'ayant, sans doute, pas eu la force de faire dix pas de plus pour gagner le chemin couvert. Cette mendiante, d'une vieillesse qu'il n'était plus possible d'apprécier (Jeanne Roussel disait d'elle : « Je l'ai vue toujours vieille, et je ne suis pas d'hier non plus ! »), était une des pauvresses du bourg de S… lesquelles allaient tracher[1] Note: Tracher, chercher (normand). leur vie (comme elles parlaient) dans les campagnes voisines du bourg. Elle s'appelait Julie la Gamase.

La fatigue, la chaleur, la poussière, l'accablement, surajoutés à sa décrépitude et à sa misère, la rendaient affreuse et lamentable. La sueur trempait, comme si on l'eût retiré du puits, son pauvre bonnet en lambeaux, plaqué de travers sur sa tête branlante. Assise, ou plutôt couchée, le dos appuyé à son bissac, assez plein ce jour-là pour la soutenir contre un repli de terrain, elle figurait, dans ses haillons enflés par sa chute autour d'elle, un monceau de guenilles, que le premier vent, qui se mettrait à souffler, emporterait. Quand elle était debout, sa taille était courbée comme une faucille, et le temps, qui bouffonne avec ses ravages et nos infirmités, avait pris plaisir à la tordre en un Z bizarre. Elle était si déjetée que, sans sa béquille, elle aurait pu choir en avant et se serait brisé le visage.

Caché d'ordinaire par l'inclinaison de son corps, redressé et tiré en arrière par la pesanteur du bissac, ce visage devenu hideux se voyait en plein, dévoré par ce soleil féroce qui le mordait, comme un chien enragé, qui passe, mord dans un tas d'os, au bord d'un chemin ! Ruisselante, gonflée, luisante, prête à se fendre sous l'action de l'horrible infiltration sanguine qui y ramenait pour un instant les forces de la vie exaspérée, on n'aurait guère reconnu dans cette face, tuméfiée et violâtre, la pelote de rides et les chairs terreuses qui avaient d'habitude la couleur grise et les plis d'une pomme de reinette, oubliée pendant des années sur la planche pourrie d'un fruitier. Cette femme, ou plutôt ce reste de femme allait-il mourir sur cette butte ? Elle soufflait comme une cornemuse. Était-ce le râle de l'agonie ? Ses yeux, injectés et déjà blancs, avaient la stupidité d'un être désorganisé, près de se dissoudre.

— Ô mon Dieu ! elle va expirer, la pauvre femme ! — s'écria Calixte en s'approchant d'elle. Et, comme, après Dieu, elle croyait à la puissance de son père : — Mon père, dit-elle, empêchez-la donc de mourir !

Rapide comme l'éclair, Sombreval donna l'ombrelle à Néel, qui la tint sur la tête bien-aimée ; puis, de ses deux larges mains, il haussa et affermit la mendiante sur sa sacoche. Il prit dans un étui de chagrin qu'il portait toujours un petit flacon rempli de cette essence qu'il avait composée. Il en frotta les tempes de la vieille et il attendit deux secondes, mais elle ne remua pas !

— Je pourrais la saigner, fit-il, en consultant les artères, mais elle est ruinée de vieillesse. Et, d'ailleurs, qui sait ? Les mendiants de ce pays ne meurent pas de faim ! qui sait ce qu'elle a bu et mangé ce matin dans les fermes ? L'estomac est tendu, ajouta-t-il en passant la main sous les haillons de cette créature, rongée peut-être par la vermine… Mais le savant en lui avait tué le dégoût. Il s'était colleté depuis longtemps avec toutes les substances et il ramenait tout à quelques gaz !

— C'est Julie la Gamase du bourg de S…, dit Néel, je la reconnais. Vous ne risqueriez pas grand'chose de la saigner, monsieur Sombreval. C'est une mendiante sobre.

— Possible ! répondit-il : mais je ne suis pas un vieux chimiste pour rien, jeune homme, et je crois plus à l'efficacité de mes essences qu'à la vertu du baume d'acier.

Et desserrant la bouche contractée de la vieille, il insinua plusieurs gouttes de son élixir dans cette bouche livide, qui semblait un trou dans du limon.

Palpitante d'émotion et d'anxiété, Calixte avait pris l'ombrelle à Néel et l'étendait sur la vieille femme.

— Ma divine enfant — dit Sombreval en relevant la tête, et ses deux yeux noirs s'humectèrent — si je tremble pour toi, je ne verrai plus rien à ce que je ferai.

— Eh bien ! mon père, je garde l'ombrelle. N'aie pas peur ! — fit-elle avec une expression d'enfant surpris, naïve et charmante.

— Tenez ! dit cet homme qui pensait à tout, en poussant ces deux beaux jeunes gens l'un à côté de l'autre, — mettez-vous tous deux là. Votre ombre tombera sur la vieille, et ta tête chère, à toi, sera à l'abri de cet épouvantable soleil.

Il recommença l'expérience de son élixir, mais pour cette fois elle fut heureuse. La vieille pauvresse fit un mouvement. Ses yeux perdirent leur expression spasmodique. Ils roulèrent sous la paupière redevenue mobile, et deux prunelles rousses, encore hébétées, mais où la vie revenait, apparurent.

— Elle est sauvée, dit Sombreval, mais il était temps ! Deux minutes plus tard, la congestion était complète. »

Le visage violacé avait perdu sa couleur âpre. Il était devenu plus pâle et le sang accumulé reprenait cours. Les yeux de la vieille étaient fixes, mais l'hébétement qu'ils exprimaient s'effaçait peu à peu et ils s'emplissaient d'intelligence. Ils regardaient les choses, et ils s'y réaccoutumaient.

— Eh bien ! la mère comment vous trouvez-vous ? fit Sombreval.

Elle ne lui répondit pas. On voyait qu'elle cherchait ses idées et ses souvenirs, troublés par son évanouissement et sa chute. Ses lèvres remuaient et prononçaient à mi-voix des paroles inintelligibles d'abord et qui devinrent bientôt moins confuses.

« Aga[2] Note: Exclamation normande.! disait-elle, v'là le grand jour ! quelle heure est-il donc ? Faut que j'aie trop dormi. Hier j'étais si lasse ! C'est lundi c'matin, et j'arriverai trop tard ès Hauts-Vents, pour le sûr. C'est à si bonne heure qu'ils font leur charité chez les Golleville ! Dès dix heures, la porte est fermée, et les traînards s'appellent Goûte-de-Rien. »

Mais quand son regard se fut un peu raffermi : — Que j'sis bête ! reprit-elle. J'me craiyais sur ma paillasse, et me v'là par terre… Où que j'sis donc ? Mais c'est le mont Saint-Jean. V'là le chemin de l'église ! C'est cet' butte maudite que j'ai grimpée à force d'ahans et qui m'a tuée de lassitude… Eh ! mais, j'étais donc évanie ?

— Oui, vous étiez évanouie, bonne femme, répondit Sombreval. Le soleil vous avait frappée sur la tête. Ce ne sera rien ; reprenez courage. Vous pourrez marcher tout à l'heure et vous en venir au Quesnay, qui n'est pas bien loin, avec nous.

— Au Quesnay ! qu'est-ce qui a parlé du Quesnay ? s'écria-t-elle en faisant un effort vain pour se redresser. Il n'y a plus de Quesnay pour les pauvres du bon Dieu maintenant. C'est une maison morte. J'passons tous à la grille sans p'us y regarder que si le château s'était effondré dans l'étang. Ne disent-ils pas que c'est Jean Gourgue Sombreval qui l'a acheté et qui y demeure avec une fille à li — une jeunesse !

— Oui, c'est Sombreval, la vieille ! dit-il à son tour, mais avec une rondeur presque cordiale, — c'est Sombreval qui peut vous venir en aide et vous donner, quand vous y viendrez, un bon morceau de pain.

— Je ne veux point de son pain ! répliqua-t-elle d'une voix plus élevée, — et la haine, qui commençait à se remuer à travers tous ces souvenirs dégourdis, redonna toute leur lucidité aux prunelles fauves de ses yeux roux. — Du pain de Jean Sombreval ! les chiens eux-mêmes n'en voudraient pas. C'est bon pour des porcs et pas pour des chrétiennes ! J'aimerais mieux crever de faim devant sa porte que d'en ramasser une seule miette. Il a trahi Dieu. C'est un Judas ! La chaudière de l'enfer bout pour lui. C'est un ancien prêtre. Il y a pus de vingt ans que je l'ai vu donner la communion dans l'église de Taillepied… Dans ce temps-là, il passait pour un saint et mangeait des boisseaux d'hosties, mais il est tombé comme Lucifer et il s'est joint à une fumelle[3] Note: Femelle.. Il s'est aretiré[4] Note: Retiré. au château des Du Quesnay, — car nous sommes dans un triste temps où les domestiques ont chassé de chez eux les maîtres, — et j'ai ouï dire qu'il y vivait avec sa génisse, — cette honte vivante, sortie de son flanc… — Et tout à coup, comme elle le fixait en parlant, quelque éclair de cette mémoire endormie qui, chez les vieillards, sait se réveiller à ses heures, passa sans doute sur l'homme qu'elle avait devant elle et l'illumina :

— Mais, — dit-elle en se fronçant et se hérissant, comme si elle eût vu un reptile — c'est-y pas vous qui seriez l'abbé Sombreval ?

Lui, qui retrouvait dans cette créature sur le bord de sa tombe et qu'il venait d'arracher à une mort certaine, l'indignation universelle, sous sa forme la plus repoussante, la plus cruelle et la plus aveugle, avait croisé ses deux bras, et il regardait la vieille femme, avec le sourcil impartial et profond de l'observateur. Il était le seul qui fût froid en entendant Julie la Gamase. Quant à Néel, il avait senti le long de ses nerfs le frissonnement de Calixte — de Calixte qui ne pouvait pas être plus pâle, mais sur les pommettes de laquelle la honte appuyait la tache rouge de ses doigts ardents.

— Oh ! dit-elle d'une voix qui aurait attendri les pierres de cette butte, si elles l'avaient entendue, priez pour le père et la fille, pauvre femme, au lieu de les maudire !

Et, faisant le bien pour le mal, selon le précepte du divin Maître, elle jeta sa bourse dans le tablier de la vieille, en se détournant pour cacher les pleurs qu'elle avait dans les yeux.

Mais cette aumône pour un outrage fut la goutte d'huile sur le feu du brasier.

— Ah ! c'est donc toi qui es la fille au prêtre ! — fit la Gamase au dernier degré de la furie. Mais t'ai-je demandé quelque chose ? t'ai-je tendu la main ? Tiens, vois-tu ? je crache sur ton aumône ; j'aimerais mieux me couper la main ou la voir tomber à mes pieds desséchée, que de la tendre à une fille de l'enfer comme toi !

Et la malheureuse ajouta le geste aux paroles ; elle cracha sur cette bourse que lui avait jetée une charité suprême, et elle la lança à Calixte, heureusement d'une main faible, car elle aurait pu la blesser, si elle l'avait atteinte.

— Calixte, dit tristement le père, tu m'as fait sauver la couleuvre, et elle s'est remise à siffler ! C'était juste. Mais ne restons pas ; viens, ma fille !

Et il l'entraîna.

Néel allait les suivre… il revint et fit deux pas vers la mendiante :

— Julie la Gamase, lui dit-il, vous êtes une méchante et une ingrate qui mériteriez…

Il avait fait un geste, — puis sa colère s'éteignit en voyant cette misère, cette décrépitude, ce cloporte humain, roulé à ses pieds, qu'il pouvait, sans honneur, écraser.

« Dites donc ce que je mérite, monsieur Néel ! — fit-elle impénitente et implacable, avec une ironie qui le défiait. — Je m'en vais au château de Néhou. Faudra-t-il que je dise à monsieur votre père avec qui que je vous ai rencontré ?

Le nom de son père atteignit Néel à l'endroit sensible, mais il ne répondit pas. Il emporta le coup et rejoignit les Sombreval.

— Cette femme est à moitié folle », dit-il. Et, en effet, la rage de Julie la Gamase s'était exaltée jusqu'à la folie. En descendant la butte, ils l'entendirent encore qui parlait seule et leur jetait, d'une voix enrouée, des imprécations.

— Non, elle n'est pas folle, — répondit Sombreval, qui semblait l'absoudre, tant cet homme, devenu tout intelligence, admettait tranquillement qu'on le détestât ! Néel, qui comprenait moins que jamais pourquoi Sombreval, indépendant par la fortune, était venu volontairement acheter l'outrage en achetant le Quesnay, crut qu'il allait dire son secret, et il était curieux de l'entendre ; mais l'ancien prêtre se tut. Les âmes fortes dédaignent de parler. Calixte aussi était silencieuse. Néel partageait les tristesses de son silence. Et c'est ainsi que, livrés aux émotions de cette première journée d'une vie à trois, qui commençait sous de si tristes augures, ils arrivèrent bientôt à la grille fermée du château.

Ce jour-là donc, Néel entra au Quesnay. Il pénétra dans cette maison fermée qu'il avait contemplée si longtemps de tous les points de ces campagnes, sans savoir comment il y pénétrerait jamais. Ce qu'il y vit, ce qu'il y recueillit d'impressions nouvelles et profondes dut augmenter les proportions de son amour, comme le bois sec jeté sur le feu augmente l'étendue de la flamme. L'amour naît d'une seule chose, mais il se compose de toutes. Il ressemble à ces cheveux si fins qui, lorsqu'on les prend un à un, sont impalpables et incolores, et, lorsqu'on les réunit, font une chevelure brillante, compacte et si solide, que c'était par là qu'autrefois on liait les captives au char des vainqueurs…

Tout sublime et véhément que l'amour peut être, il n'est indifférent à aucun détail de la vie, dont il porte la couleur, ce singulier caméléon ! Le luxe et le goût dont Néel avait l'instinct et n'avait pas l'idée, et qu'il trouva sous les rideaux baissés du Quesnay, saisirent pour la première fois l'imagination de ce jeune homme qui avait quelque chose d'oriental par sa mère, et firent, dans sa pensée, comme un fond d'or à la tête byzantine de Calixte — un de ces fonds sur lesquels il allait désormais la voir toujours. Néel n'avait point quitté la tourelle, privée de ses trois sœurs abattues, qui se dressait comme un jonc brisé, perchoir de héron ou de cigogne, à l'orée des tristes marais de Néhou.

Toute son enfance s'était écoulée entre des murailles qui n'avaient plus même les boiseries de chêne dont elles avaient été revêtues et qu'on en avait arrachées pour en briser les armoiries. Rien n'était plus fièrement pauvre que cette grelottante tourelle de Néhou, au bord de sa rivière limoneuse ; et les autres châteaux des environs, à cette époque, n'étaient guère plus riches. Élevé dans un milieu de ruines, ouvrage de la Révolution, Néel ne se doutait pas des ressources infinies qu'un art qu'il ignorait pouvait tirer de la richesse. Quand il eut monté le vieux perron raffermi, il ne reconnut plus le Quesnay. Il y avait joué au volant avec les demoiselles (comme on disait des filles de l'ancien seigneur), dans un grand salon dont il se rappelait l'immense tapisserie, représentant les femmes de Darius aux pieds d'Ephestion, qu'elles prennent pour Alexandre.

Il n'avait jamais oublié comment le vent d'ouest agitait cette solennelle tapisserie, lorsque ce vent mélancolique se levait, le soir, sur la longueur assombrie de l'étang. Cette tapisserie avait été remplacée par une tenture de soie des Indes, d'un ton vert d'eau inappréciablement doux. D'énormes camées, du plus grand prix, montés en patères, relevaient des rideaux de la même étoffe qui tombaient, à torrents de plis, le long des hautes fenêtres cintrées. Cette couleur transparente du vert d'eau, qui s'harmonise si bien avec les reflets cristallins des glaces, semblait avoir été calculée par le génie même de la coquetterie pour la pâleur blanche et la couleur d'or fin des cheveux de cette blonde idéale, qui n'y pensait pas ! La coquetterie, c'était le père ! c'était Sombreval.

— Toute autre femme que toi serait laide ici, avait-il dit à Calixte avec l'instinct du peintre, éveillé par l'amour.

Tout d'abord Néel s'étonna de voir dans cet ancien salon de compagnie des Du Quesnay un grand lit doré sans rideaux, à la Louis XIV, recouvert de sa couverture d'honneur : mais il comprit plus tard… et il fut attendri de cette idée, quand il trouva ce lit répété dans tous les appartements du château. Il comprit que cette fille, qu'on disait si étrangement malade, qui vivait perpétuellement entre deux évanouissements, et qu'une crise, d'un instant à l'autre, terrassait comme la foudre, devait avoir partout où tomber. Sombreval avait fait dresser des lits très bas jusque dans les vestibules. « Comme personne (croyait cet abandonné et ce méprisé du monde) ne doit mettre les pieds dans notre salon de compagnie, à nous », il l'avait arrangé uniquement en vue de celle qui devait y rester solitaire. Il en avait ouaté les murs ; orné d'une mosaïque d'or, d'agate et de porphyre le plafond creusé en voûte, comme le couvercle de l'écrin de soie au centre duquel reposait et brillait mystérieusement sa perle malade, ainsi qu'il appelait son enfant, avec la poésie de la science, car la beauté de la perle vient, dit-on, d'une maladie, et la beauté de Calixte se redoublait de tout ce qui la faisait souffrir.

Mais la perle n'est pas plus insensible à son écrin que Calixte aux recherches du luxe dont il l'avait entourée. Comme tous ceux qui aiment avec idolâtrie, Sombreval avait voulu réaliser autour de sa fille un conte des Mille et une Nuits ; donner pour cloche à sa rose pâle une merveilleuse bulle de savon, étincelante, aérienne et solide, soufflée artistement du fuseau des fées par l'Amour.

Il avait doublé de nacre, d'opale et d'outremer les volutes moelleuses de la coquille où ce chef-d'œuvre de son cœur devait reposer, et pour cela, il avait rusé et menti, cet homme élevé entre une huche de pain noir et un lit de serge, ce paysan dégrossi qui avait quitté le manche de la charrue pour être prêtre et pour son calice de bois de la pauvre église de Taillepied ! Il s'était mis à jouer une comédie sans dénouement en affichant un goût passionné pour ces choses de la vie qu'il avait toujours dédaignées, les tentures, les meubles, les objets d'art, les bijoux et les fleurs ; et de cette manière il atteignait et enveloppait Calixte de ce luxe, étalé à dessein autour de lui, non pour lui, mais pour elle et sans qu'elle pût s'y opposer.

S'il lui avait dit que ce luxe était uniquement pour elle, et qu'il s'en souciait, lui, avec sa nature de paysan, de moine et de savant, moins que d'une pincée de la cendre de son fourneau, elle en eût repoussé la splendeur et elle aurait pris cette voix douce et grave à laquelle ce père, si tendrement esclave, ne pouvait jamais résister. Il savait la raison qui dominait l'admirable enfant, transparente, malgré son silence, comme une eau de source dont on verrait la profondeur. Sagace d'ailleurs autant qu'elle était transparente, il n'avait pas beaucoup de peine à s'expliquer pourquoi elle refusait obstinément tout ce qui eût comblé de joie les filles de son âge.

Calixte n'avait jamais voulu qu'on changeât rien à sa chambrette dont elle avait fait, après sa première communion, une vraie cellule de religieuse, dans sa virginale austérité. Seulement, s'il avait respecté cette douloureuse et généreuse fantaisie dont le sens vrai était perdu pour son grand esprit fourvoyé, il s'était promis que du moins il rachèterait une sévérité, inutile et cruelle, en forçant sa bien-aimée à vivre malgré elle dans un milieu plus doux, plus commode et plus beau.

Ce milieu serait celui de son père, devenu tout à coup un Tartuffe de magnificence dans le Quesnay restauré. Il y déploya donc ce qu'il appelait la dernière passion de sa vieillesse, — cette rage d'un luxe extérieur qu'il aimait, disait-il, — ce n'était pas sa faute ! — comme un parvenu !

Néel fut dupe de cette parole. Il prit au pied de la lettre ce mot de parvenu que s'appliquait Sombreval. Observateur de dix-huit ans, neuf à juger les hommes, il mit sur le compte d'une bonhomie originale ce qui n'était qu'une feinte de la plus inquiète des tendresses. Dès les premiers moments de leur rencontre, cet amour de père qui débordait dans chaque mot, chaque regard et chaque geste de Sombreval l'avait réconcilié avec la physionomie morale de cet homme, mais il ne pouvait découvrir alors ce que cet amour renfermait de trésors cachés.

Les heures qu'il passa au Quesnay ne firent que lui répéter, dans le menu des détails d'une journée tranquille, ce qu'il savait de l'affection de Sombreval pour Calixte. Cette journée, du reste, ressembla à toutes celles que nous avons passées dans une famille à la campagne, quand nous y venons pour la première fois. « Pour que le lien de l'hospitalité soit formé, — avait dit le nouveau châtelain du Quesnay, — il faut partager le pain et le sel. Restez à dîner avec nous, monsieur de Néhou ! »

Et Néel, tout en pensant aux dernières paroles de Julie la Gamase, était resté.

À cette époque et dans ce pays, on dînait à midi. Néel savait qu'on ne l'attendait pas chez son père, et nonobstant, il tressaillit aux sons de la cloche de Néhou, qui frappait le coup de midi, et qu'on entendait très bien par la fenêtre ouverte. C'est que pour lui, c'était vraiment un moment solennel. Il se mettait à table chez les Sombreval ! Il allait manger avec eux ! Il s'assit entre le père et la fille, se trouvant à chaque minute plus près de ces deux êtres, dont tout aurait dû le séparer.

Il se demandait en se voyant là s'il n'était pas la proie d'un songe, mais les songes n'ont pas des contours si nets et des sensations si précises… Il ne dormait pas. C'était bien Calixte et Sombreval ! Ah ! Calixte ! il la buvait… plus que ce qu'il avait dans son verre ! Il ne perdait ni un de ses gestes ni une de ses paroles. Il les ramassait et les entassait dans son cœur comme un avare ramasse les pièces de son trésor. Il la contemplait où les femmes sont le plus touchantes, — dans les négligences de l'intimité.

En rentrant au Quesnay, elle avait ôté le long châle blanc dont elle enveloppait sa gracieuse et pudique langueur, et l'amoureux Néel put étreindre du regard cette taille longue et brisée de jeune fille malade, qui mêle aux désirs tous les frissons de la terreur.

Calixte, mieux que l'Edith d'Harold, pouvait s'appeler au col de cygne ; mais son col de cygne, à elle, avait la beauté fatale et mortelle de celui d'Anne de Boleyn, qui semblait avoir été formé pour tomber aisément sous la hache sans force d'un bourreau navré de pitié.

Comme Anne de Boleyn, Calixte pouvait faire de sa main un collier fermé à ce cou mince et flexible que Pauline Borghèse (l'idéal vivant de Canova) montre aussi dans les portraits que nous avons d'elle. La course finie, Calixte reposée avait repris toute sa pâleur. Sa robe, ses bras, son cou, son visage étaient du même blanc, profond et diaphane, et cette pâleur albâtréenne jetait dans l'amour de Néel l'inquiétude et la mélancolie.

Calixte était souffrante ; il le savait bien. Il avait ouï parler dans le pays d'une maladie nerveuse, — d'un mal inconnu, extraordinaire, un châtiment de Dieu qui accablait la pauvre fille, et quoiqu'il fût porté maintenant à croire qu'il y avait de l'exagération dans ces bruits, cependant elle était malade ; cela était évident.

Il l'avait entendu dire aussi à Sombreval, qui avait pour elle ces précautions suprêmes, plus expressives que les paroles, et cette idée qu'elle souffrait, — que Dieu peut-être l'avait condamnée à mourir, pour punir le crime de son père, — entrait comme une lame dans le cœur de Néel. Il n'avait pas (on le comprend) hasardé une question sur le mal secret de Calixte : mais c'était sans doute (pensait-il) à cause de ce mal qu'elle portait au front ce bandeau qui lui cachait presque les sourcils.

Plus poétique que savant, il s'imaginait que ce cercle de pourpre empêchait ce front délicat d'éclater sous quelque douleur. Il y attachait mille curiosités et mille rêves. Après le dîner où Sombreval montra une cordialité à pleine main, avec son convive, ils allèrent se promener au jardin, et ils vinrent bientôt au bord de l'étang sur lequel flottait, oubliée, la vieille barque des Du Quesnay.

Néel demanda à Calixte si elle voulait se promener sur l'étang. Habile à manœuvrer les barques, comme tous les riverains des marais, il démarra facilement la vieille chaloupe de son ancrage ; et, après y avoir fait entrer le père et la fille, il la poussa vigoureusement, à travers les joncs, en pleine eau.

Ce fut une longue et douce promenade. La relevée était aussi belle que l'avait été le matin. Le soleil, blanc d'éclat, se teignait de l'or rêveur des après-midi. Nulle vapeur ne s'élevait entre les saules ; nul souffle, dans le calme muet des airs, ne faisait frémir leurs feuilles pâles. La barque verdie s'avançait mollement sur l'eau verte et y traçait un sillon que les fucus et les mousses séculaires, en se rejoignant derrière elle, avaient bientôt effacé.

Calixte, assise à son extrémité, semblait l'ondine de ces eaux engourdies, qui lui communiquaient leur placidité et leur somnolence. Les oiseaux, accablés par la chaleur de la saison et de l'heure, dormaient retirés dans les oseraies des rives. On n'entendait rien sous le ciel vide, pas même l'aviron de Néel, qui coupait silencieusement ces eaux pesantes, couvertes de végétations.

Ils allèrent loin du côté opposé à la route et ils ne s'arrêtèrent qu'à cet endroit du cône où se trouvait un élavare[5] Note: Petite digue qui élève le niveau de l'eau. d'où les eaux se précipitaient en nappe sur une pente lisse comme une ardoise, pour de nouveau reprendre, au pied de la pente, leur cours sommeillant et leur longue perspective. Arrivé à cette pente qu'une barque ne pouvait descendre sans danger, Néel retourna la sienne du côté du Quesnay et revint.

Sombreval qui, pendant le lent parcours, avait dit peu de chose, — comme si la rêverie qui avait envahi Calixte et qui s'élève toujours plus ou moins pour tous les esprits, d'une promenade sur une eau tranquille, entre deux rives solitaires, s'était aussi emparée de sa tête active, — Sombreval avait ramassé un débris de rame au fond de la barque et s'était mis à aider Néel de son bras nerveux.

Le croiriez-vous ? Avec sa force d'intelligence et de caractère, il venait d'obéir à une pensée… qui le fit sourire avec amertume, — de ce sourire qu'on a, quand on se juge soi-même et qu'on se fait un peu pitié… Calixte, qui connaissait les moindres mouvements de la physionomie de son père, oublia que l'étranger Néel était là :

— À quoi pensez-vous donc, mon père ? lui dit-elle ; vous venez de sourire de votre sourire que je n'aime pas.

Il en eut un autre pour lui répondre :

— Tu me regardais donc, ma douce fillette ! Tu n'oublies donc jamais ton père ! Oui, c'est vrai… j'ai eu une pensée absurde qui m'a poussé à prendre cette rame, et j'ai souri à cette pensée, en voyant qu'elle m'avait dominé une minute, — qu'elle avait été plus forte que moi.

— Quelle pensée, père ? fit Calixte.

— Oh ! répondit-il, une pensée ridicule, une impression de jeunesse, — une sottise indigne de loger dans un cerveau passablement construit. Je puis bien te la dire, à toi qui es la raison même et… la religion aussi, — ajouta-t-il d'une voix moins assurée. Une sainte comme toi, ma chère amour d'enfant, n'est pas superstitieuse. Je n'ai pas peur de t'inquiéter par ce qui troublerait peut-être un cœur moins ferme et moins pur que le tien. Ma Calixte n'est pas une fille comme toutes les autres, monsieur Néel. C'est ma nonpareille, à moi, comme ils disent, aux Florides, du plus charmant de leurs oiseaux !

— Ah ! père, — dit-elle modestement, — et votre pensée ?…

— La voici, fit-il, puisque tu la veux. C'était il y a bien longtemps, avant ta naissance, au moment où je commençais d'étudier et de sentir cet amour de la science qui a fait de moi… ce que je suis devenu et ce qu'il fallait bien que je devinsse, car, moi, je ne crois qu'aux instincts ! Ils expliquent tout dans la vie. Eh bien ! à cette heure-là, une femme qui avait pris soin de mon enfance et qui passait dans ce pays, ignorant et crédule, pour savoir les choses de l'avenir, me prédit que l'eau, un jour, me serait funeste, et cette rêverie de tête fêlée m'est revenue tout à coup en me voyant ici, sur cet étang, auprès de toi. J'avais oublié cette misérable circonstance. Jamais cette vision d'une femme enthousiaste et un peu folle ne s'était abattue, comme un hibou, sur ma pensée, quand nous traversions tous les deux des lacs de la Suisse, sur lesquels une ou deux fois, tu t'en souviens, nous avons essuyé presque des tempêtes, tandis que, sur cette eau morte, à ce qu'il semble, tant elle est tranquille, par ce temps d'une douceur de miel et avec un aussi bon pilote que monsieur de Néhou — fit-il en riant — l'idée de cette femme m'est tombée je ne sais d'où, et j'ai eu peur ! Oui, peur pour toi qui es plus que moi pour moi, ma chère vie, et je me suis jeté sur ce tronçon de rame, comme si tu courais un danger, comme s'il s'agissait de lutter contre l'eau, contre le vent, contre quelque chose, quand il n'y a autour de nous rien qui te menace, ma fille bien-aimée ! Voilà pourquoi tu m'as vu sourire. Je me moquais intérieurement de ma faiblesse.

— Cher père, dit Calixte touchée, ne vous moquez jamais de vos faiblesses. Elles viennent toutes de la force de votre cœur.

Néel ramait, — et tout en ramant, il écoutait ce duo paternel et filial où tremblaient, sous les mots, des sentiments sublimes qui charmaient et pénétraient d'un attendrissement ineffable l'âme de ce généreux enfant. « Ils sont tout l'un pour l'autre, se disait-il, voilà pourquoi ils s'aiment. » Et, tenté par cette belle coupe d'affection, à laquelle ils se désaltéraient, il se retenait pour ne pas leur dire : « J'en suis. Partageons même les pierres que vous jette le monde. Partageons. » Pauvre Néel ! il buvait l'amour à une source bien dangereuse ! Il pensait que l'impie Sombreval venait d'appeler Calixte une sainte, et il se persuadait que cette sainte qu'il avait vue prier à l'église le matin même et pardonner à Julie la Gamase pourrait racheter le crime de son père et le ramener au repentir. Son esprit ardent acceptait cette idée.

Quoiqu'il fût depuis bien peu de temps dans la vie de ces deux êtres si longtemps maudits, il commençait d'entrevoir la mission de vertu expiatrice que Calixte s'était donnée, et l'enthousiasme pour cette divine créature s'ajoutait à son amour pour elle et allait en faire un de ces sentiments adorables et terribles — inconnus maintenant dans les cœurs.

IX

Sombreval ne s'était pas trompé. L'histoire qu'il venait de raconter si brièvement n'avait pas troublé, à ce qu'il semblait, l'âme de Calixte. Il est vrai qu'il n'avait pas tout dit. Il n'avait pas parlé des deux autres choses que lui avait prédites l'obscure prophétesse du mont de Taillepied, et qui étaient arrivées l'une après l'autre avec la précision d'une horloge qui sonne son heure.

Tout confiant qu'il était dans la piété de Calixte et les lumières de son esprit et de son cœur, il n'aurait pas voulu exposer cette imagination de jeune fille, malade par les nerfs, à l'histoire entière de la Malgaigne, telle qu'il la portait depuis si longtemps sur sa pensée… Il avait trop l'expérience de l'esprit humain pour ne pas savoir qu'il y a des faits inexplicables à la raison, et qui courbent tout dans les âmes, quand ce seraient des âmes d'Atlas, capables de porter le ciel.

Il savait cela par l'observation… et par lui-même… Sous le calme des paroles sensées qu'il venait de prononcer, un œil pénétrant aurait pu discerner que la préoccupation dont son esprit riait était plus forte que le rire, et qu'en vain il voulait, esprit fort et cœur fort, établir contre elles une réaction impossible.

À la manière presque violente dont il aidait Néel, on aurait cru qu'il était impatient de sortir de cette eau, qui ressemblait à une glu et sur laquelle la barque se mouvait lentement comme celle-là qui est chargée d'âmes, dans le poème du Dante.

Grâce au coup de main de Sombreval, ils mirent moins de temps à remonter cette eau paresseuse et profonde qu'ils n'en avaient mis à la descendre, quand Néel de Néhou ramait seul. Ils revinrent à la place d'où ils étaient partis et où Néel avait détaché la barque de l'anneau rongé par la rouille, qui la retenait dans le pied tors d'un vieux saule creux. Il demanda à Calixte si elle voulait rentrer au Quesnay ; mais la jeune fille exprima le désir d'aller à l'extrémité de l'étang qui, vous vous le rappelez, s'en venait mourir sur une large base à la route, et ils remontèrent jusque-là.

Il faisait toujours le même calme sur ces eaux torpides, et, dans les fourrés chevelus de leurs deux bords, il régnait toujours le même silence. Seulement, depuis que nos promeneurs s'étaient rapprochés du château, ce silence sans fond du paysage était parfois interrompu par le cri aigu des pivis familiers[1] Note: Le pi-vi, nommé ainsi, du cri qu'il pousse, par les paysans de Normandie, et qui est le Pivert pour tout le monde, est un charmant oiseau vert bouteille, fin comme une perdrix, et qu'on lâche l'aile coupée dans les jardins du Cotentin, où il vit très bien et dont il est l'ornement. Gracieux prisonnier, aussi doux à voir, trottant d'un pied vif dans l'allée d'un parterre, entre les buis de deux plates-bandes, que les cygnes languissants dans l'orbe azuré des bassins. des jardins du Quesnay, qui vibrait par-dessus les murs ; mais, hors ce cri de deux notes qui leur a fait donner leur nom, on n'entendait rien du côté du château, muet sous ses girouettes immobiles, ni du côté de la route, blanche de sécheresse, qui passait comme un ruban tendu, au bas de l'étang.

Le long de la semaine, c'était une route fréquentée, mais le dimanche, elle était déserte. On n'y voyait ni colporteur, sa mallette au dos, son aune à la main, ni charbonnier sur son petit bidet à sonnettes, ni charretier, ni personne : car on observait le repos du dimanche dans ce temps-là, et ce loisir, la trêve de Dieu du travail, donnait même extérieurement aux campagnes une physionomie qu'elles n'ont plus.

— Ce n'est pas un jour pour passer sur la route, — dit Sombreval, qui connaissait profondément les habitudes de ces contrées, — et cependant on nous observe de là-bas, — ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Il avait probablement le ressentiment et l'impatience des deux scènes de la journée, et il craignait qu'une troisième survenant encore ce jour-là ne fît déborder ses passions, malgré ses promesses à sa fille.

Néel regarda dans la direction du doigt de Sombreval.

— C'est une femme, dit-il…

— Encore quelque tourniresse du diable ! interrompit Sombreval, qui se servit pour désigner la femme en question du patois normand qu'il avait tant parlé autrefois.

— Non, celle-ci n'est pas une mendiante, monsieur Sombreval, répondit Néel, les yeux fixés, tout en ramant, sur la personne que de loin il reconnaissait. — De celle-ci nous n'avons rien à craindre, — fit-il en jetant le plus tendre de ses regards à Calixte. — Une fumée rose passa sur son front blanc et sur ses joues. Il rougissait. Il avait dit : Nous !

C'était notre ancienne connaissance, — cette Malgaigne, — que nous n'avons pas vue, car il faisait nuit, mais que nous avons entendue, et que Sombreval avait rencontrée le soir même de sa première arrivée au Quesnay… C'était la Malgaigne, dont il venait de parler indirectement il n'y avait que quelques instants, et dont l'étang du Quesnay lui avait rappelé — il savait bien pourquoi — les prophéties passées.

Elle était debout sur la route au bord de l'étang ; les deux mains appuyées à ce long bâton d'épine sèche que les paysans passent à la vapeur d'un four pour lui donner un brillant solide et tacheté. En revenant de l'église de Néhou, où elle avait entendu les vêpres et d'où elle était sortie à complies, selon l'usage des gens qui demeurent loin du clocher, elle avait aperçu sur l'étang, ordinairement si désert et si morne, la barque oubliée des du Quesnay, qui prouvait ce jour-là que la vie était revenue à ce château-cadavre, vide de maîtres pendant si longtemps.

Presque involontairement, elle s'était arrêtée à regarder cette barque qui s'en venait doucement vers elle. Bien des sentiments confus l'agitaient. Elle n'avait pas revu Sombreval depuis le soir où elle l'avait attendu à la Croix des Trois Chemins, et où elle lui avait adressé ces paroles suprêmes qu'il avait méprisées. Ayant appris de toutes les bouches qu'il était établi au Quesnay, — qu'il y était avec sa fille :

« C'est lui qui se promène là-bas avec son enfant, pensa-t-elle ; » et une curiosité que toutes les femmes comprendront, la curiosité de voir cette enfant qui était le crime de son père, la fit rester les mains croisées sur son bâton d'épine, le menton posé sur ses mains.

Dans le fond de son cœur, Sombreval était toujours le Jeannotin à qui elle avait tenu lieu de mère. Le temps n'avait point déraciné de son âme cette affection rude qu'elle portait à cette espèce de fils que l'orgueil, l'ambition et les sciences menteuses avaient entraîné si loin d'elle.

Pendant des années, cette affection s'était passée de témoignages : mais chez les âmes très fortes, on croit les sentiments oblitérés parce qu'ils vivent sans parler, sans remuer, cachés et profonds… C'était une femme d'un caractère plus exalté que les autres femmes de ces contrées : mais cette exaltation, qui l'avait d'abord portée au mal — comme elle disait — avait été contenue et disciplinée par la religion à laquelle elle était retournée sous l'impression du coup de tonnerre de Taillepied.

Objet momentané des haineuses suspicions de ces populations superstitieuses, elle avait, par les dehors irréprochables de sa vie, forcé l'estime et la confiance à lui revenir, un peu en tremblant, il est vrai, car elle imposait toujours au vulgaire. Il y avait, en effet, dans cette Malgaigne, l'étoffe d'un grand caractère ; mais la Destinée, qui ne taille pas toujours les circonstances à la mesure des âmes, n'y avait pas mis ses ciseaux !

Du reste, ce n'était pas seulement son caractère, ses manières et la fermeté de son bon sens dans toutes les choses pratiques de la vie, qui la faisaient respecter des gens du pays : c'était quelque chose de plus encore que ces qualités supérieures, et qui tenait, sans aucun doute, à ces superstitions éternelles qui ne s'en vont de l'homme que quand l'homme n'est plus !

Je vous l'ai dit : dans sa jeunesse la Malgaigne avait passé pour une sorcière, et cette opinion, elle l'avait détruite à la sueur de son front et de ses vertus. Mais, si elle avait renoncé à un genre de vie et de renommée qui la précipitait d'un côté pernicieux et funeste, elle n'avait pu abolir en elle ce genre d'imagination qui la poussait invinciblement vers le merveilleux. C'était plus fort qu'elle et ses efforts, cela ! C'était le fond et la moelle d'une organisation pleine de poésie qui avait crû et s'était développée librement dans la solitude…

Généralement on la disait hantée… C'est ainsi que l'on exprimait ses rapports avec le monde surnaturel, ce monde qui pèse tant sur l'autre, que nous étouffons sous son poids ! Elle était religieuse et même régulière dans ses dévotions… Mais naturellement, et sans qu'elle fît pour cela rien de répréhensible, elle vivait habituellement sur les limites des deux mondes et quoiqu'elle eût un coup d'œil qui entrait profondément dans la réalité, elle soutenait que le monde invisible était celui des deux encore dans lequel elle voyait le plus.

Les philosophes, comme le matérialiste Sombreval, qui venait, sans la nommer, de l'appeler tête fêlée, l'auraient traitée de visionnaire : mais les gens simples au milieu desquels elle avait vécu sa longue vie tranquille et qui avaient — certains d'entre eux — reçu d'elle beaucoup de bons conseils, la croyaient, sans discussion, quand elle racontait ses apparitions, ses fantômes, ses relations avec les esprits devenus, depuis quelques années, à peu près perpétuelles.

Elle ne les racontait pas d'ailleurs pour s'en vanter et produire un effet quelconque. Au contraire, elle ne parlait de ces choses étranges que parce qu'elles étaient devenues d'une telle fréquence dans sa vie, qu'elles avaient à ses yeux la simplicité des événements les plus communs et qu'il n'y avait plus à s'en étonner !

Voilà quelle était cette Malgaigne que l'on appelait la GRANDE MALGAIGNE, car elle était plus grande de taille que les autres femmes du pays, qui sont pourtant grandes et puissantes ; et elle se tenait droite comme un mai, malgré l'âge, contre lequel elle semblait se redresser avec énergie. « Je suis de celles-là, — disait-elle souvent, — qui ne s'en vont pas pierre à pierre, comme nos masures, mais qui doivent s'écrouler, d'un coup, comme une tour. »

Elle appartenait à la plus basse classe de ces campagnes, mais on trouvait cependant en elle ce qu'on rencontre parfois encore dans les fondrières du Cotentin, — une dernière goutte, égarée et perdue, du sang des premières races normandes, de ces fiers Iarls scandinaves qui ont tenu et retourné l'antique Neustrie, sous leurs forts becs de cormoran.

Vieux cygne des fiords lointains, avec ses cheveux blancs comme la neige, elle avait, sous ses traits plutôt durcis que flétris par les ans, les restes glacés de cette beauté flave des filles de Norvège qui versaient la cervoise écumante dans ces belles coupes d'ivoire humain, creusées dans le crâne des ennemis. Ses grands traits, vierges des passions qui calcinent le visage des hommes, avaient une placidité toute-puissante.

Mais ses yeux, d'un bleu d'outremer autrefois, et « devenus gris, disait-elle encore, à force de regarder si longtemps les choses de la vie, » avaient l'égarement et le voile de ces yeux où la préoccupation domine.

Par exception, en ce moment où elle regardait l'étang et la barque, ils venaient de rompre la taie mystérieuse de leur distraction éternelle et ils avaient repris la netteté de leur rayon visuel. Ce jour-là — comme toujours, du reste — le costume de la Malgaigne était des plus simples ; mais elle le relevait par la manière presque majestueuse dont elle savait le porter.

C'était le costume habituel de toutes les femmes âgées en Normandie : la coiffe plate, le juste, le tablier et la bavette, le jupon gaufré, et par-dessus le mantelet de droguet séculaire. Le sien n'était ni blanc ni noir (ces couleurs préférées pour leurs mantelets par les Normandes), mais d'un rouge de brique, moins éclatant que fauve, — la pourpre de la pauvreté.

La Malgaigne était pauvre, — mais, comme Néel l'avait dit, elle n'était pas une mendiante. Elle avait toujours vécu du travail de ses mains, et, pleine de cœur, quoiqu'elle fût sur le bord de sa fosse, elle travaillait encore. On la citait comme la meilleure fileuse au rouet de tout le pays.

— Oui, dit Sombreval, c'est la Malgaigne du mont de Taillepied. Vous avez raison, monsieur de Néhou, nous n'avons rien à craindre d'une pareille femme. Je la connais aussi, et probablement plus que vous… C'était, bien avant votre naissance, la voisine de notre clos de Sombreval. Je puis dire que dans mon enfance elle m'a soigné comme une mère et comme une nourrice, lorsque mon père était aux champs. C'est celle-là dont je t'ai déjà parlé, Calixte.

Et c'était vrai ! Il en avait parlé à sa fille et, par ce qu'il lui en avait dit, il lui avait donné le désir d'aller voir cette femme dans sa chaumière et de lui faire du bien sur ses vieux jours. Seulement Calixte, plus souffrante à son arrivée au Quesnay, n'avait pas quitté le château, et ce dimanche-là sa première sortie, sa première visite avait été pour le Seigneur.

Ils arrivaient en parlant ainsi tout près de la route. La Malgaigne de son côté, malgré l'affaiblissement de ses yeux, put reconnaître Sombreval : mais elle ne donnait aucun signe qu'elle le reconnût. Elle était toujours immobile et silencieuse comme une statue dont le socle aurait été le bord de cette route qui surplombait l'étang, à peu près d'un pied.

— Tu ne reconnais donc pas ton Jeannotin, ma vieille Malgaigne ? — dit Sombreval avec la brusquerie cordiale qui passait quelquefois sur les lèvres sévères de cet homme aux pensées farouches, et qui ressemblait à ce rayon de miel sauvage que les abeilles déposèrent dans la gueule du lion de Samson.

— En effet, il est grandement changé ! fit-elle tristement ; — mais comme si elle eût répondu à sa propre pensée bien plus qu'à celui qui venait de parler, car ses yeux ne se détournèrent pas de la direction qu'ils avaient prise dès qu'elle les avait aperçus. Elle les avait fixés et concentrés sur Calixte, posée à l'extrémité de la barque comme une figure aérienne. Justement le soleil venait de tomber derrière un massif d'osiers et de saules.

Balayé de sa poussière d'or, l'étang avait repris ses tons glauques. Son reflet, mêlé à celui des arbres des rives, ombrait la pâleur de Calixte de teintes mollement vertes, et lui donnait quelque chose de surnaturel qui aurait agi sur un esprit moins exalté que la Malgaigne.

— C'est donc elle ! fit-elle absorbée. La voilà ! Elle est aussi pâle que les milleloraines du doui[2] Note: Courant d'eau, lavoir. des Folles-Eaux. Elle est pâle du crime de son père… Et pourquoi pas, puisqu'elle en doit mourir ? »

Mais en disant ces paroles la voix avait tellement baissé à la Malgaigne, que personne de ceux qui étaient dans la barque ne l'entendit les prononcer.

— Eh bien ! la Malgaigne ? — cria Sombreval d'une voix qui courut comme l'écho d'une détonation sur l'étang.

— Vère ! c'est la Malgaigne ! — répondit-elle, comme si l'accent de cette voix impatientée l'eût arrachée à ses rêveries. Que me voulez-vous, monsieur Sombreval ?

— Et toi, vieille folle, que veux-tu dire avec ton monsieur Sombreval ? reprit-il vivement. Pour qui donc prends-tu le fils à Jean Gourgue, qui a été ton fisset, à toi aussi, pendant tant d'années, et qui a grandi en tenant le coin de ton tablier ?

— Mais, — dit-elle, — pour le maître du Quesnay, un nouveau seigneur dans la contrée…

— Tu ne penses pas ce que tu dis ! interrompit Sombreval. Tu sais bien que Jean Gourgue-Sombreval ne sera jamais que Jean pour toi, ma vieille mère. Parle-moi donc comme autrefois… M. Néel de Néhou que voilà n'ignore pas que je suis un paysan d'origine, et ma fille que tu vois, et dont tu seras la grandine[3] Note: Grandine, expression des enfants en Normandie, pour désigner leur grand'mère, qu'ils appellent aussi leur grande., ne croit pas descendre, comme on dit, de la côte de Jessé. Tu peux lui demander, à cette enfant-là, si je t'ai oubliée ; si je ne lui ai pas, à bien des reprises, parlé de toi… Depuis que nous sommes au Quesnay, je suis allé maintes fois frapper à la porte de ta bijude, mais tu étais toujours sortie. Étais-tu aux champs ou en journée ? Tu n'as ni voisins ni voisines à qui je pusse dire que j'étais venu voir la Malgaigne. Aujourd'hui le hasard nous met sur ta route, car tu passais sans entrer au Quesnay, — mais tu vas y venir avec nous ; tu vas t'y reposer avant de retourner à ce mont de Taillepied qui est encore loin et où tu demeures… Monsieur de Néhou, ajouta-t-il, approchons la barque de la route, et toi, mère, donne-moi ta main, et de l'autre appuie-toi sur ton bâton, pour y descendre.

— Non, Jean, dit-elle, — puisque tu veux que je t'appelle Jean devant tout le monde, car ton orgueil n'est pas celui des autres, tu n'as jamais été que toi, Sombreval ! — Eh bien ! non, Jean, ma place n'est pas au Quesnay, et plût à Dieu que ce n'eût jamais été la tienne ! Mais, hélas ! rien n'a pu t'empêcher de faire ce que le mauvais esprit avait bien prédit que tu ferais.

Et elle resta droite et toujours appuyée sur son bâton, dans une immobilité rigoureuse.

Sombreval fronça ses sourcils touffus, avec l'humeur d'un homme qui a rencontré vingt fois la même résistance.

— Allons ! vas-tu recommencer ? dit-il, — et il leva les épaules, moitié de courroux et moitié de pitié.

— Les années sont venues, — reprit-elle avec un ton aussi tranquille que l'était sa placide et sculpturale physionomie, — ta jeunesse est partie ; mais ta violence n'a pas vieilli, Sombreval ! Elle est toujours en toi, comme au temps où je démêlais tes cheveux noirs. Si, jeune, tu ne m'as pas écoutée, est-ce quand me voilà vieille comme les ponts croulés de Colomby que tu m'écouteras ? Seulement, si c'est plus fort que toi de faire ce que tu fais, c'est plus fort que moi aussi de te répéter la même chose, de t'avertir comme je n'ai jamais manqué de t'avertir, quoique je sache que c'est en vain. Nous avons chacun notre destinée. Tu peux t'agiter dans la tienne, mais moi, je suis semblable à la borne du bord de la route, qui dit le chemin, même aux insensés qui ne le suivent pas !

À ces paroles prononcées sans emphase, Calixte se douta bien qu'elle avait devant elle la femme qui avait fait à son père cette prophétie dont le souvenir venait de le troubler.

Ne sachant de quel nom se servir avec cette octogénaire imposante, elle ne lui parlait pas ; mais, de la barque, elle la regardait avec curiosité, timide d'abord, puis sympathique, car cette vieille femme avait une majesté sereine et douce dont elle, Calixte, était tout intérieurement pénétrée.

Sombreval, qui devinait sa fille, répondit à sa pensée : — Il est inutile d'insister. Si elle a mis dans sa tête blanchie de ne pas entrer au Quesnay, nulle force humaine ne l'en fera passer la grille. — Mais comme dans son cœur, à lui, le dernier argument, le plus fort, ce que le canon est pour les rois, était sa fille, il ajouta :

— C'est ta petite-fille, la Malgaigne ; c'est Calixte Sombreval qui te demande de venir chez elle.

Et Calixte fit un geste d'adhésion à ce que disait son père avec un sourire plus éloquent que les paroles qu'il prononçait.

Celle qu'on appelait la grande Malgaigne demeura un instant silencieuse.

— Non, Jean, dit-elle en hochant la tête ; puis, tournant ses yeux pâles vers Calixte, elle ajouta : — Et vous, merci, merci, ma fille ! Je ne vous verrai pas sous le toit qui, malgré moi, couvre maintenant la tête de votre père, mais il est dit que la vieille Malgaigne doit vous revoir ailleurs. Je le sais…

Et elle fit un pas en arrière, mais elle revint, et d'un geste, montrant à Sombreval la route :

— Écoute un dernier mot, Sombreval ! — dit-elle avec mystère.

Et il obéit à son geste, en sautant sur le bord, d'où elle l'entraîna quelques pas.

— Jean — lui dit-elle d'un air étrange — prends garde à toi ! prends garde ! Tu joues avec ta perte. Va-t'en de cet étang et n'y rentre plus… La mort y couve pour toi…

Et comme Sombreval se prit à sourire :

— Tu ris ! — lui dit-elle avec une ironie plus méprisante que la sienne. Par la splendeur du jour qui nous éclaire ! lorsque je parlais tout à l'heure à ta fille, j'ai vu comme je te vois, là… — et de son long bâton elle indiqua la place — ton cadavre à toi, Sombreval, qui mitonnait sous les eaux croupies… et, jour de Dieu ! je l'y vois encore ! — fit-elle avec le regard de l'horreur, mais de l'horreur sans épouvante.

Sombreval, malgré lui, regarda l'étang et ne vit que sa surface limoneuse, muette et sombre, que rien ne plissait.

— Bah ! — fit-il, ému pourtant ; mais, plus fort que cette émotion involontaire, il tourna les talons et redescendit dans la barque, comme s'il lui eût plu de fouler cette eau, qui roulait sa mort sous ses pieds.

— Elle devient de plus en plus visionnaire, — dit-il à sa fille et à Néel ; et il se mit à ramer pour retourner à l'anse d'où ils étaient partis, lorsque tout à coup ils virent revenir jusqu'au bord qu'elle avait quitté la grande Malgaigne. Elle n'était plus calme, mais elle était toujours majestueuse. Elle avait la main étendue vers Calixte qui s'éloignait.

— Calixte Sombreval ! — cria-t-elle, — si vous aimez votre père, empêchez-le de remettre jamais les pieds sur l'étang qui vous porte, car, je le jure sur mon âme éternelle, il ne les y remettra que pour périr !

Malgré la raison de Calixte dont avait parlé Sombreval, une transe horrible passa dans ses yeux et en fit battre les paupières. Plus pâle, la pauvre enfant ne pouvait pas le devenir… « Oh ! revenons vite ! » — dit-elle avec un frisson… et ils revinrent. Sans doute, quand Néel fut parti, cette fille à laquelle il ne pouvait rien refuser obtint de son père la promesse qu'il n'eût pas faite à la Malgaigne, car, à partir de ce jour-là, on ne le revit, ni elle, ni lui, ni personne, sur l'étang verdâtre du Quesnay ; et la barque qui les y avait portés, pourrissant tristement à son éternel ancrage, fut bientôt rongée par les eaux.

X

Néel de Néhou ne resta pas longtemps au Quesnay, une fois qu'il y fut rentré avec Calixte et Sombreval. Il n'était pas tard mais il avait, comme on dit, un bon pas à faire pour retourner à Néhou et y arriver avant le souper du vicomte Éphrem, qui se couchait de fort bonne heure. Il salua donc le père et la fille et il s'en alla avec plus d'empressement qu'on ne l'aurait cru, puisqu'il s'éloignait de Calixte. Mais c'était pour Calixte qu'il s'éloignait… et encore, s'éloignait-il d'elle, puisqu'il l'emportait dans son cœur ?…

Il voulait rejoindre la Malgaigne. Quoiqu'elle eût de l'avance sur lui, elle ne marcherait pas assez vite pour qu'il ne pût la rattraper, lui, avec ses jambes de dix-huit ans. Il n'était pas intervenu dans la scène du bord de l'étang ; il avait, comme Calixte, gardé le silence pendant cette singulière entrevue de la grande Malgaigne et de Sombreval, mais des trois il n'avait pas, certes, été le moins frappé et de la femme et de ses paroles.

Jusque-là, en effet, il pouvait penser qu'il ne connaissait pas la Malgaigne. Il lui avait parlé quelquefois pour lui dire bonjour ou bonsoir, quand il la rencontrait le long des routes revenant de journée ou y allant, — car il était affable avec les pauvres gens, disaient-ils, et il avait toujours remarqué la grande mine et le grand air de cette antique fileuse sous son accoutrement de paysanne : mais d'elle à lui et de lui à elle, ç'avait été tout.

Dans son élan de jeunesse, Néel ne songeait guère à se rendre compte de ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans les contradictions qui couraient sur cette femme étrange à qui les libres penseurs des cabarets du bourg de B… et du bourg de S… n'accordaient pas un esprit bien sain, mais que les campagnards d'entre ces deux bourgades respectaient comme un oracle, et qui venait de lui apparaître sous un aspect inattendu et presque grandiose.

Il se rappelait le mot de Sombreval, parlant d'elle encore en remontant le perron du Quesnay et en échenillant, d'une main distraite, les boules rouges des géraniums qui, dans leurs grands vases de granit, en garnissaient les rampes : « Les Turcs aussi respectent les fous, » et il se demandait alors pourquoi cet observateur positif, ce savant qui n'admettait que la science, portait-il sur son ample front, volontaire et lumineux, les nuées qu'un souffle de cette folle venait tout à coup d'y amasser ?…

De toutes ces choses naissait pour lui un vif désir de revoir la Malgaigne, de lui parler sans témoins, de l'interroger sur cette mort fatale qui menaçait Sombreval et l'avenir de Calixte, — de Calixte dont les peines désormais devaient être les siennes, — de Calixte dont il ne s'isolait plus !

Aussi, quand il eut refermé la grille de la cour, au lieu de reprendre le chemin du mont Saint-Jean et de Néhou, se précipita-t-il du côté de la route qu'avait dû suivre la Malgaigne. Cette route, qui semblait filer comme une flèche au pied de l'étang, devenait, à quelques pas de là, une montée tortueuse. Néel pensa que l'octogénaire ne la gravirait que lentement… Il n'y avait pas assurément plus d'une demi-heure que la scène de l'étang venait d'avoir lieu.

Cependant le soleil, comme une bonne ménagère qui a dévidé tout son peloton de soie éclatante, ramassait autour de son disque ses rayons épars dans l'étendue, et son dernier fil d'or, qui allait aussi disparaître, ne tremblait plus nulle part que sur le toit bleu du Quesnay et les grêles profils de ses girouettes. C'est alors que Néel aperçut le dos tourné de la vieille femme. Elle marchait comme elle marchait toujours, d'un pas lent, mais ferme, et elle allait quitter la route pour entrer à gauche dans un petit landage qu'on appelait la lande du Hecquet.

Le jeune homme, qui voulait la surprendre, la dépassa, — puis se retourna brusquement, quand il l'eut dépassée : mais rien dans l'impassible physionomie de la vieille errante ne lui fit croire qu'elle l'avait entendu venir ou qu'elle l'apercevait près d'elle… Était-elle retirée dans quelque vision intérieure ? Elle avait les yeux baissés comme ceux qui regardent en eux-mêmes ou dans le passé, — ces deux gouffres noirs sur lesquels nous nous penchons vainement pour ressaisir les rêves de la vie.

Le soleil, de niveau avec le sol, lui envoyait de l'autre bout de cette lande indigente ses derniers feux en plein visage, et l'empêchait peut-être ainsi de relever ses yeux fermés par le poids de sa propre pensée encore plus que par les rayons de l'astre mourant. Un étranger qui l'aurait rencontrée l'eût prise pour une aveugle, familière au chemin qu'elle menait d'un bâton plein de clairvoyance… En avait-elle la finesse d'ouïe ? Toujours est-il que, les yeux baissés, elle dit à Néel, sans le regarder :

— Enfin, vous voilà donc, monsieur Néel, je vous attendais !

— Vous m'attendiez ?… Pourquoi m'attendiez-vous ? fit Néel de Néhou, surpris tout à la fois et des paroles de la Malgaigne et de sa physionomie absorbée.

Elle continua de marcher sans relever les cils blancs de ses yeux.

— Parce que le monde est renversé ! dit-elle avec une exaltation contenue, mais croissante, parce que les Sombreval sont au Quesnay, et vous avec eux, monsieur Néel, vous le cousin des anciens seigneurs ruinés de qui ç'a été si longtemps la place ! Parce que le fils de votre père s'est affolé de la fille d'un prêtre marié, de Jean Sombreval…

Néel devint pâle, et la veine de son front se gonfla, mais pour se dégonfler et disparaître, car il n'avait pas de colère à avoir, l'impétueux jeune homme ! Il sentait trop qu'elle disait vrai.

— Parce que vous aussi, — continua-t-elle, — vous êtes sur le bord du gouffre près duquel marchent, sans le savoir, Sombreval et sa fille, et que vous, plus curieux que lui, mais non plus sage, vous avez eu la fantaisie ce soir d'en mesurer la profondeur !

— Eh bien ! dit-il avec explosion, comme forcé dans ses gardes par la pénétration de cette vieille tranquille, aux yeux baissés, — c'est vrai, la Malgaigne, je veux savoir… ce que vous savez !

— Le roi disait « nous voulons », quand il y avait un roi, monsieur Néel, — dit-elle noblement ; — mais ce que je sais, ajouta-t-elle avec une espèce de tristesse résignée, c'est votre perte, à tous les trois, aussi certaine que si la barque dans laquelle vous étiez tassés, il y a une heure, se fût entr'ouverte et que les vases de l'étang vous eussent engloutis !

— Vous êtes sinistre, la mère ! — dit Néel assombri.

— Ce n'est pas moi qui le suis, mais la destinée.

— Peut-on l'éviter ?

— NON ! répliqua-t-elle. Et le jeune homme baissa la tête, mais il respira. Il était soulagé et presque heureux de penser que, du moins, il n'avait pas son amour à combattre et qu'il pouvait s'y abandonner tout entier, au prix de périr !

Cependant, il ne se rendit pas ainsi au premier mot de la Malgaigne et à son ascendant mystérieux. À proprement parler, cette tête de Méléagre antique, qui faisait ressembler Néel de Néhou au plus ravissant des camées qu'eût portés sa mère n'était pas ce qu'on peut appeler une tête philosophique, et le moment où cette tête rayonnait alors de jeunesse était l'époque de l'action plus que de la pensée, un temps où la moyenne des esprits se préoccupait assez peu des mystères de la vie et de ces problèmes que notre temps, à nous, a recommencé d'agiter : mais, tout disposé qu'il pouvait être, par sa nature poétique et les sentiments qui le dominaient, quand il s'agissait de Sombreval, à se laisser imposer par la grande Malgaigne que, de ce jour-là seulement, il apprenait à connaître, Néel se roidissait contre le sens des paroles fatales de la vieille et il lui prit l'idée de les discuter. Il avait un esprit qui ne manquait pas plus de fermeté que son caractère.

Élevé par le vicomte Éphrem, indifférent en matière de religion, comme toute la noblesse du dix-huitième siècle, moins pieusement qu'il ne l'eût été par sa mère, si elle avait vécu, il l'avait été, catholiquement néanmoins, sous la gouverne d'un certain abbé de Saffrey, plus maquignon que prêtre, il est vrai, qui lui avait appris, encore mieux que le catéchisme de Coutances, l'adhérence parfaite sur sa selle à piquet, et comme on bouchonnait un cheval en sueur avec une poignée d'étrain frais[1] Note: Paille fraîche.; mais, après tout, il savait assez de christianisme pour comprendre ce qu'avaient de malsonnant au tympan des oreilles religieuses les dernières paroles de la Malgaigne.

— On n'évite pas sa destinée, fit-il : c'est vous qui dites cela, la Malgaigne ! Pour une chrétienne, vous n'avez donc pas peur de parler ainsi ? J'ai ouï dire que vous étiez redevenue religieuse depuis bien des années, et que vous approchiez même des sacrements ; et cependant vous parlez aujourd'hui comme une païenne ou une faiseuse de maléfices…

À ce mot de maléfice, elle releva ses grands yeux d'un bleu pâle, comme l'aile d'un vieux geai, et regarda Néel, mais sans colère.

— Et vous aussi, dit-elle, malgré votre jeunesse, vous savez ce que j'ai été, monsieur Néel. Ils vous l'ont donc appris ! Hélas ! le mal s'apprend et se retient mieux que le bien… Oui, c'est la vérité que, dans le temps, j'ai été une faiseuse de maléfices ; c'est la vérité que j'ai écouté les pensées du Démon et me suis adonnée aux œuvres perverses.

Oui, je m'y suis bien obstinée, ajouta-t-elle profondément, — bien ensangmêlée[2] Note: Ensangmêler, se mettre en colère contre une résistance, se mêler le sang. — Patois.. Mais le Sauveur des hommes a enfin arraché sa servante à ce tas de curiosités criminelles et de sacrilèges ambitions qu'un mauvais esprit soufflait en elle. J'ai tout laissé de mes anciens et honteux sacrilèges, mais parce que je suis revenue au Créateur, je n'ai pas pour cela aboli en moi la mémoire de ce que j'ai vu, — de ce que Dieu permet au Démon de montrer aux hommes, quand ils ont l'audace coupable de l'invoquer !

— Ce que vous vîtes fut donc bien formidable ? reprit Néel, qui voulait la faire parler et qui redoutait quelque lubie de silence, comme en ont souvent les cerveaux exaltés des vieillards.

— Vère ! fit-elle, et d'autant plus formidable que tout est arrivé comme nous l'avions vu, lui et moi — que tout est échu à son temps, à son heure, excepté la fin de la fin, la consommation qui viendra aussi, qui viendra bientôt, — aussi sûr que le soleil qui se couche en ce moment au bout de la lande va tomber dans la mer là-bas, tout là-bas, derrière Jersey ! Vous êtes un enfant au cœur droit, monsieur Néel, et vous pouvez traiter ce que je vous dis de lossez[3] Note: Bavardage. de vieille femme affaiblie ; Jean Gourgue-Sombreval ne le peut pas, lui ! Il lui est défendu de mépriser mes paroles. Mais il est plus orgueilleux que le roi dont parle l'Écriture, qui vit la main sans bras écrire sa ruine sur le mur, car il s'épanta à cette vue, et Sombreval, dans l'ivresse de sa science, l'aurait regardée comme un phénomène de la nature qu'il se serait mis à étudier.

— Oui, c'est un savant… murmura Néel, que cette femme rendait de plus en plus rêveur, et chez laquelle il trouvait un accent de bonne foi qui le confondait encore plus que l'élévation soutenue de son langage.

— Et toute sa science ne le sauvera pas, fit-elle, ni lui ni sa fille, qui meurt par lui… qui est condamnée… Vère ! oh ! comme vous voilà tout effabi[4] Note: Pâle et défaillant à faire croire qu'on va s'évanouir., monsieur Néel ! Elle meurt de son père comme on meurt d'un cancer au sein, cette fillette ; elle en meurt comme vous mourrez par elle aussi, vous ! agrafé par un fol amour à cette enfant qui vous entraînera dans sa perte ! Vous êtes comme la chaîne de maisons que le même feu va dévorer. Il faut bien que les bons, les innocents et les justes payent pour les pécheurs dans cette vie : car, s'ils ne payaient pas, qui donc, le jour des comptes, acquitterait la rançon des coupables devant le Seigneur ?…

Cette parole profonde, tombée de ces lèvres que le monde eût regardées comme insensées, sillonna l'âme de Néel d'un éclair qui devait y rester.

— Et comment mourrons-nous ? dit-il, vaincu, subjugué, mais ne tremblant pas, puisque son sort était lié — comme un anneau pris dans un autre anneau — au sort de cette jeune fille pour laquelle il avait des folies d'amour dans la tête et des abîmes de tendresse et de pitié dans le cœur.

— Je l'ignore, fit-elle simplement. Pour le savoir il faudrait faire ce que je ne fais plus, redevenir ce que j'ai cessé d'être, agacer la bête muette, risquer mon âme encore une fois à ces tentations du Démon. Quand je n'avais pas peur de prendre l'avenir dans ces mains d'argile, vous n'étiez pas nés, vous et Calixte : il n'y avait encore sur la terre que Jean Sombreval. Je ne vis que son sort, à lui qui devait étouffer Dieu dans son âme, tuer sa femme, tuer sa fille, tuer l'homme assez enfantômé[5] Note: Ensorcelé, qui voit des fantômes. pour aimer cette morte vivante : tuer jusqu'à ce château convoité et acheté par l'orgueil, et qui en tuerait jusqu'aux pierres, si des pierres, cela pouvait mourir ! Voyez ! » ajouta-t-elle en se retournant du haut du planître[6] Note: Esplanade, — place où l'on se réunit. — Patois.où ils étaient et en indiquant du doigt le Quesnay, aux murs blancs, posé au fond de la vallée comme la corbeille de linge qu'une lavandière eût oubliée au bord de l'eau.

Le château avait perdu les derniers rais de lumière qui avaient joué longtemps sur les aiguilles de ses girouettes. Les ombres du soir s'allongeaient. L'ardoise du toit n'étincelait plus.

— Avant dix ans, avant cinq ans peut-être — dit-elle avec mélancolie — il n'y aura plus un seul arbre debout de ces hautes futaies ! une seule pierre sur pierre de ce château qui avait été bâti à chaux et à sable par les aïeux de ces Du Quesnay dispersés ! Rien ne sera plus dans ce coin de pays, comme nous le voyons ce soir ; rien, si ce n'est l'étang, trop profond pour qu'on le dessèche, où le mendiant qui passe viendra laver longtemps encore le bout de son bâton fangeux !

La campagne était si verdoyante, les bois si touffus et si hauts, les blocs unis qui formaient ces murs blancs si bien liés et si solides, qu'un flot de jeunesse et d'espérance revint au cœur de Néel et fit briller ses yeux d'incrédulité.

— Je savais bien que vous ne me croiriez pas longtemps, dit en reprenant sa route cette nouvelle et rustique Cassandre, à qui devait toujours manquer un Homère. Mais qu'importe ! La vieille corneille qui pronostique la mort sur les clochers des cimetières se soucie peu de n'être pas écoutée des hommes et de croasser pour le vent !

Elle continuait de marcher, mais, tout en marchant, elle baissa la voix et ses paroles cessèrent d'être intelligibles. Autour d'eux, tout commençait à brunir… Les nuages enflammés du couchant s'étaient éteints peu à peu, et il n'y avait plus de rouge sous le ciel que la terre d'ocre de la lande où ils passaient et où l'herbe était aussi rare que les cheveux sur la tête d'un enfant teigneux de ces parages. Le brouillard commençait de monter du fond de la vallée avec la chanson triste et monotone des raines de l'étang.

Tout à coup une petite élévation, une espèce de renflement dans le sol arrêta les pas de la Malgaigne, qui le toucha de son long bâton :

Celui qui est là — dit-elle — était comme vous, monsieur Néel, et comme Sombreval. Lui aussi hochait la tête avec arrogance et ne voulait pas croire; mais, quand la chose avint, la foi lui poussa plus vite que les ongles ne lui avaient jamais poussé, mais ce fut trop tard.

— De qui donc parlez-vous, la mère ? interrompit Néel.

— Je parle de celui dont les os sont là-dessous, répondit-elle. Est-ce que nous ne sommes pas à l'endroit de la lande qu'on appelle la place au Rompu ?…

Néel avait souvent entendu parler de cette place dans la petite lande du Hecquet. Mais, quoiqu'il n'eût jamais quitté le pays, ce qu'il en savait était vague. Rien d'étonnant. Le fait qui avait marqué de cette appellation obscure et lugubre dans la mémoire des gens d'alentour l'endroit que lui désignait la Malgaigne remontait plus haut que la Révolution, cette large ornière de sang qui a coupé en deux l'histoire de France, et dont les bords s'écartent chaque jour de plus en plus.

Néel, dès son enfance, avait entendu dire au tiers et au quart qu'un horrible crime avait été commis à cette place et que l'homme qui l'avait commis, après avoir été rompu, selon la loi du temps, avait été exposé à l'endroit même de son meurtre, comme un enseignement terrible pour ceux qui prendraient par ce chemin.

La pitié de chaque passant ou son épouvante avait jeté, en détournant les yeux, sa poignée de terre sur ce cadavre fracassé et sans sépulture et y avait formé, à la longue, comme le chevet d'une tombe. Le corps du condamné semblait avoir moulé cet amas de poussière qui, dans la nuit, faisait trébucher le passant. Les chevaux y bronchaient ou s'y abattaient.

Quand le soleil s'était noyé sous Jersey — comme disait la Malgaigne — c'est-à-dire quand le jour était couché, très peu de gens se souciaient de traverser cette place, dont le nom devait subsister encore, lorsque le souvenir du crime et du supplice ne serait plus.

Néel, le rôdeur, qui connaissait tous les coins et recoins du pays, connaissait la place au Rompu. Il n'en savait pas davantage. Il n'y avait jamais butté, mais, comme les autres, il n'aimait pas ce lieu de funèbre et sanglante mémoire, et toujours il donnait de l'éperon à son cheval pour passer plus vite, quand il y passait.

— Oui — fit-il — c'est la place au Rompu. Mais seriez-vous d'âge, la Malgaigne, à avoir connu le malheureux qui repose là, à ce qu'ils disent, depuis si longtemps ?

— Ou qui n'y repose pas, — interrompit-elle avec son expression tout à la fois positive et mystérieuse. Vère ! monsieur Néel, je suis bien chenue. Je suis une ancienne du pays. J'ai connu le père de votre père, le grand vicomte Jacques de Néhou, qui avait épousé la dernière des Saint-Scudemor, en premières noces, et en secondes la comtesse de Turbemer. C'est là des années ! Il faut vraiment que la mort m'ait oubliée pour qu'à cette heure je puisse marcher, comme je le fais, la terre du Seigneur.

Du bourg de S… et de ses dépendances, je suis à présent peut-être la seule, avec Julie la Gamase, qui est du bourg, à me souvenir de celui qui a pourri ici, comme un chien, sur la croix de Saint-André dont vous voyez le bout encore, — fit-elle en frappant de son bâton sur un bois grossier qui sortait du sol et qu'on eût pris aisément pour une racine d'arbre arrachée.

— J'ai entendu parler du crime, un crime pour de l'argent, à ce qu'il paraît : mais, puisque vous avez connu l'assassin, mère Malgaigne, quel homme était-ce ? — demanda Néel, qui, dans sa préoccupation actuelle, n'aurait eu aucune envie de cette vieille histoire, si la Malgaigne n'avait comparé l'incrédulité du criminel à celle de Sombreval et à la sienne ; — je croyais que ce n'était pas un homme du pays.

— Il n'en était pas non plus, — répondit-elle, et même on n'a jamais su ce qu'il était et d'où il était, car il est mort sans avoir jamais voulu dire son lieu de naissance ni son nom. La justice le sut peut-être, mais il mit cet honneur dans son infamie qu'il ne voulut la faire rejaillir sur personne et qu'il la garda pour lui seul. Ce qui est certain, c'est qu'il était de loin et qu'il était venu par la mer. C'était un soldat, — beau et jeune comme vous, monsieur Néel. Il passa deux fois seulement dans ces parages, — une première fois pour rejoindre son régiment en Bretagne, à ce qu'on dit, et une seconde pour faire son coup et pour y mourir… À la première fois, étant adlaisi[7] Note: De loisir, inoccupé, at leisure., il s'arrêta au bourg de S…, pour s'y rafraîchir à la Branche de Houx, chez Travers. Il y avait là une troupe de niolles[8] Note: D'innocentes, — qui ne sont jamais sorties de leur nid. qui se mirent à virer et à bourdonner autour de ce bel habit blanc, comme un essaim d'avettes[9] Note: Abeilles. autour d'un cerisier en fleur. J'étais en journée chez Travers, filant dans l'en-bas de l'auberge, déjà plus sérieuse que toutes ces jeunesses, quoique je fusse bien jeune alors, mais je commençais à m'assotir[10] Note: Se duper. aux sorcelleries et aux curiosités impies. « Tu devrais bien lui dire son sort », me fit la fille à Travers, la boiteuse. On aurait dit que c'était le sien qu'elle me demandait.

Je ne voulais pas, mais elle me tourmenta comme une vêpe. Lui s'était assis à moitié sur le bord de la table à tout le monde. « Allons, la grande fille, — fit-il nonchalamment, — dis-moi ce que tu vois dans les lignes de cette main. » Et il me la tendit, moitié risée, moitié bravade, comme s'il m'avait mise à pis faire[11] Note: Au défi. de l'épouvanter.

C'était une grande et forte main, mais bien moulée, que je sens encore dans la mienne, quand j'y pense, et qui ressemblait à celle-là qu'on avait trouvée un matin toute fraîchement coupée dans les carrières de Carpiquet… Ce qui avait fait bien du train et du boulvari[12] Note: Bouleversement. dans le pays, mais un train inutile… on n'a jamais su à qui cette main appartenait.

Je la pris. Mes cheveux se grigèrent[13] Note: Hérissèrent. à mes tempes. Le Démon m'injecta sa clarté. « J'y vois du sang ! — fis-je, poussée à dire. — C'est bien ! répliqua-t-il, fier comme un Artaban. Du sang ! c'est ce qui gante le mieux la main d'un soldat. — Mais du sang mal versé, repris-je. J'y vois de l'eau aussi, de l'eau qui coule dessus, s'y mêle et ne peut l'effacer. — Sont-ce les larmes de ma maîtresse ? fit-il alors d'un ton d'avantageux plein d'arrogance. — Les larmes des femmes ne tuent pas les hommes, repris-je, et c'est cette eau qui vous tuera. — Grande sotte, répondit-il, je suis un marin de terre ferme. Fais-moi donc un peu mieux mourir ! » — Et par manière de josterie il me cingla le bas de mes jupes d'un coup de baguette de coudrier qu'il avait coupée dans les haies. Mais je n'eus brin de colère. J'étais dominée ! Les derniers mots partirent. « Ce n'est pas de l'eau de mer non plus, fis-je : c'est de l'eau douce, douce mais cruelle. Il n'en faudra pas bien des gouttes pour vous tuer, monsieur le soldat ! »

Oh ! si vous aviez vu, monsieur Néel, le regard qu'il jeta sur l'envergure de sa poitrine, car il était, comme vous, fin de taille, mais large d'épaules. Tout à coup il s'éclaffa de rire, lampa le verre d'eau-de-vie qu'il avait devant lui et le replaça si dru sur la table qu'il le cassa et en évalingua[14] Note: Lança. les têts aux poutres. Mais nul autre que lui ne songeait à rire. La Travers était pâle comme sa coiffe. Deux heures après il avait payé son écot, rebouclé son sac et s'en était allé, — sifflant.

Néel oubliait que son père l'attendait à Néhou.

— Deux ans en suivant, — continua la Malgaigne, — deux ans, jour pour jour, trois habits blancs s'enfonçaient dans la lande du Hecquet, au coucher du soleil. Ils n'étaient pas seuls… Ils avaient avec eux un autre voyageur qu'ils avaient rejoint tout contre l'étang du Quesnay. C'était un porte-balle de Périers, nommé Séraphin Le Foinillard[15] Note: Le Rôdeur., qui avait vendu toute sa marchandise aux foires d'alentour et venait de se débarrasser de son dernier cent d'aiguilles anglaises à la ferme du Quesnay, chez le père aux Herpin d'à présent. Les Herpin ont dit qu'il était à peu près l'heure où nous sommes lorsque les habits blancs, qui se voyaient de loin, entrèrent dans la lande avec leur nouveau compagnon. Mais ce qui s'y passa, nul ne le vit que Celui qui voit tout, mais qui ne parlera qu'au dernier jour.

Au matin seulement du lendemain, les filles qui allaient traire trouvèrent ici, à cette même place, le corps du porte-balle meurtri et matrassé[16] Note: Assommé., la tête ouverte sur la peau de vache de sa balle vide et les poches de son habit retournées. Or, dans ce temps-là, c'était le règne du grand bailli Ango, dont la main de justice atteignait partout. Il eut bientôt ordonné une battue dans la contrée pour rattraper les habits blancs, car, en relevant le cadavre de l'assassiné, on avait retiré de sa main crispée le bouton d'un habit de soldat, arraché sans doute dans la lutte et que Dieu mettait là comme une preuve ; mais on ne les rejoignit que passé B…, dans une maison borgne où l'on donnait à boire et où ils ripaillaient depuis une couple d'heures environ.

Quand ils entendirent le pas des chevaux de la maréchaussée qui s'arrêtaient à la porte, il y en eut deux qui sautèrent par une fenêtre de derrière et s'ensauvèrent, mais le troisième fut pris, dormant la tête sur le pot de cidre qu'il avait vidé. Le brigadier, qui lui mit la main à l'épaule et qui l'éveilla, lui dit : « L'ami, nous venons vous rapporter le bouton que vous avez perdu hier soir dans la lande du Hecquet. » Et, de fait, le bouton retrouvé s'ajustait droit à la place où il en manquait un sur la poitrine du soldat. Ainsi découvert, il se laissa prendre. Comme il lui mettait les courts-bras : « Hé ! camarade, nous sommes de connaissance. Vous avez déjà passé au bourg de S… », fit le brigadier : c'était le vieux Horsain, un gaillard qui avait l'œil bon. Il venait de reconnaître le jeune soldat qui avait bu et mangé à la Branche de Houx, chez Travers.

C'est au bourg de S… qu'on le jugea, — continua la Malgaigne : — il fut condamné à être rompu vif pour son crime, et ce fut même la dernière fois que l'on rompit dans le pays. Pensez s'il y avait du monde à voir cette affreuseté ! On s'y écrasait et l'on y vint de toutes les paroisses environnantes. Au matin de ce jour, la Travers, qui était comme folle depuis le commencement du procès, me dit : « La Malgaigne, veux-tu y venir ?… » — et nous y allâmes comme les autres.

C'était sur la place du Marché, qui n'est pas bien grande, comme vous le savez, monsieur Néel : mais, ce jour-là, on y aurait jeté une épingle par les fenêtres qu'elle ne serait pas tombée à terre. Moi, qui suis haute, je voyais par-dessus les autres, mais cette pauvre boiteuse de Travers, qui était petiote, n'eût rien vu, elle, sans Houivet, le sergent, qui la mit sur la croupe de son cheval, plus morte que vive, mais obstinée à voir, fascinée !

Au coup de midi, le condamné sortit de prison, accompagné de son confesseur, l'abbé de Neufmesnil, l'aumônier de l'hôpital de S… Ils l'avaient dépouillé de son habit blanc, et il marchait, en chemise, avec ses grandes guêtres noires par-dessus le genou — je le vois encore — un peu pâle et pas si braque que quand il était accoudé sur la table à Travers, mais cœuru pourtant. Il me fit grand'pitié.

Il était silencieux comme on disait qu'il l'avait été pendant toute la durée de son jugement, qu'il avait fallu lui arracher les paroles du corps avec un vilebrequin. Il s'étendit lui-même sur la croix de Saint-André, et le bourreau, qui était le bourreau de Caen, prit sa barre et le rompit en cinq fois. À chaque fois que la barre tombait sur ses os, il faisait un han ! qui nous retentissait jusque dans le ventre, à nous, la foule.

Au cinquième coup qu'il reçut sur le creux de l'estomac, l'abbé de Neufmesnil demanda un verre d'eau pour le patient, qui avait soif, et tout de suite on vit arriver, par les airs, ce verre d'eau qu'on avait pris à la fontaine de Saint-Gonod, qui est au fond de la place, et qui passa de main en main jusqu'à l'échafaud, sans qu'il en versât une seule larme, quoiqu'il fût tout plein, ras les bords.

En voyant ce verre d'eau qui reluisait au soleil et que l'abbé de Neufmesnil n'avait demandé que pour abréger le supplice du condamné — car on assure que les rompus, dès qu'ils boivent une goutte d'eau, expirent — sans doute que la Travers eut la même idée qui me prit au chignon, car, toute hagarde sur la croupe de son cheval et collée au sergent, elle me montra cette eau qui brillait : « Tu le lui avais bien dit ! » fit-elle.

Néel, tout brave qu'il était, eut un léger frisson aux derniers mots de la Malgaigne. Elle avait fini son histoire et avait repris sa marche à travers la lande, moins claire de minute en minute, et dans laquelle elle venait d'évoquer un pareil souvenir. Amoureux comme il était, Néel de Néhou ne put s'empêcher d'avoir une curiosité d'amoureux.

— Et la fille à Travers ? dit-il à la Malgaigne.

— Ah ! vous pensez qu'elle l'aimait ! répondit la vieille femme. Eh bien ! monsieur Néel, j'ai eu comme vous toujours cette doutance. Elle était banquée[17] Note: Quand on a publié les bans d'une fille, en Normandie, les paysans la disent banquée. avec Colin Harivel, et elle l'épousa peu après pour mourir à son premier enfant : car c'est des reins qu'elle boitait et non pas des pieds, et le médecin qui l'accoucha dit qu'elle devait mourir à ses premières couches, puisqu'on avait eu l'imprudence de la marier, la pauvre estropiée.

Mais banquée, et quoique Colin Harivel fût le mieux découplé et le plus faraud des garçons de Benneville, j'ai toujours cru que l'habit blanc, cet oiseau de passage, lui avait passé bien rez du cœur ! Le soir qu'ils l'apportèrent ici pour qu'il y demeurât en exemple, exposé aux émouchets et aux corneilles, elle se jeta encore à moi comme le jour du supplice, et me pria et supplia, les mains jointes, d'aller quant et elle, de nuit, dans la lande, le couvrir de terre par pitié.

Elle était religieuse, moi, je ne l'étais pas alors ; j'étais une mauvaise, mais j'y fus tout de même, à la nuit tombée, avec elle, les capes de nos mantelets bien rabattues pour qu'on ne nous reconnût pas… Nous le trouvâmes là où vous avez vu tout à l'heure ce bout de croix qui sort de terre.

Il n'y avait pas moyen de distinguer corps ou visage, tant il faisait noir, mais du fond des ténèbres nous avisâmes une espèce de blancheur immobile : c'était lui ! et comme nous avions emporté et caché un truble[18] Note: Bêche. sous nos mantelets, moi qui avais les bras forts, plus forts que cette malheureuse brésillée[19] Note: Assommée.dont le cœur était peut-être encore plus malade que le corps, je creusai un trou dans la lande et j'en rejetai la terre sur ce quèque chose de blanc qu'on voyait dans les ombres, et ne m'arrêtai que quand elle et moi nous ne vîmes plus rien. Pendant que je fouissais[20] Note: Creusais.en me dépêchant, car nous avions peur d'être surprises, elle s'était agenouillée, et je l'entendais qui priait.

— C'est fait ! lui dis-je. On ne le voit plus… Sauvons-nous maintenant, Désirée ! — Oh ! attends encore, répondit-elle ; j'ai apporté le bénitier du pied de mon lit où il y a un reste d'eau bénite : laisse-moi l'en arroser, puisqu'il n'y a pas pour lui de terre sainte ; — et elle le fit comme elle le disait. Mais hélas ! l'eau bénite, tombée du goupillon du prêtre ou du bénitier d'une pauvre fille enamourée, ne fait pas leur lit de terre plus tranquille à ceux qui ont si grandement offensé Dieu !

— Il ne s'est donc pas assez repenti ? — dit alors Néel touché, et comme imbibé d'attendrissement par l'épilogue de cette histoire. Vous disiez, mère Malgaigne, que les bons payaient pour les méchants. Est-ce que les larmes et les prières de cette fille infortunée ne seront pas comptées devant Dieu ?

— Je ne sais pas s'il s'est repenti, reprit la Malgaigne, l'abbé de Neufmesnil n'a jamais ouvert la bouche ni en bien ni en mal sur le pécheur qu'il avait assisté ; et quant à la Travers, si elle l'a aimé, elle n'était plus innocente, — ajouta-t-elle d'une voix austère.

Néel, qui rêvait l'amour de Calixte et qui le voulait comme on veut une conquête, resta plongé dans le silence, impatient de l'avenir, le dévorant et dévoré par sa pensée.

— S'il était pardonné, s'il avait trouvé grâce devant son juge, — continua la Malgaigne — pourquoi donc reviendrait-il dans cette lande comme il y revient ?

Néel avait entendu parler des visions de la Malgaigne, que les paysans disaient goubelinée[21] Note: Qui voit des gobelins, des fantômes, la nuit. depuis bien du temps. Il ne s'étonna donc pas du tour que prenait alors son esprit.

— Vous l'avez donc vu ? lui dit-il.

— Régulièrement tous les samedis, quand je passe par ici — fit-elle comme si elle eût parlé du fait le plus naturel — et même quelquefois sur semaine. C'est un samedi que le porte-balle de Périers fut assassiné, et c'est un samedi que son assassin périt sur sa roue.

Toutes les nuits du samedi au dimanche, il rôde par ici, quelque temps qu'il fasse, qu'il soit humide ou sec, qu'il fasse nuit noire ou clair de lune, que le vent soit d'amont ou d'aval ! Je le rencontre souvent assis sur la barre de l'échalier qui ferme ce côté de la lande par où nous allons sortir, ou marchant sur le bord de l'étang du Quesnay, coulant plutôt que marchant sur ses jambes brisées et ramollies par les coups de barre du bourreau et qui semblent flotter comme des bragues[22] Note: Culottes.vides !

Il est silencieux comme il fut dans les derniers temps de sa vie, n'ayant pas l'air de plus entendre qu'un mouron[23] Note: Salamandre qui doit son nom à sa couleur. les ébraits[24] Note: Cris. des milleloraines des élavares et les risées des huarts moqueurs[25] Note: Farfadets que l'on croit occupés à huer les hommes et à se moquer d'eux.. Plusieurs fois j'ai marché sur lui et lui ai adressé la parole, l'adjurant de me répondre au nom du Dieu vivant et miséricordieux : mais il s'est toujours éloigné lentement, d'un air sombre, muet comme un esprit condamné dont le sort ne peut être changé ni par aumônes, ni par larmes, ni par prières, ni par aucune intervention humaine de ce côté-ci ni de l'autre de l'éternité.

Et marchant plus vite, et frappant de son bâton la terre comme si elle était obsédée de la pensée fixe qu'elle voulait secouer :

— Toi aussi, tu rôderas comme lui, Sombreval ! s'écria-t-elle. Toi aussi tu viendras poser pour la rafraîchir ta tête lasse de l'enfer et brûlante sur la pierre des douis et dans la rosée des marais ! N'es-tu pas comme lui un meurtrier ? Qu'importe avec quoi on tue, si l'on tue ! Quelques gouttes de sang sur une veste blanche, Dieu les apercevrait donc mieux que toute la marée de celui de ton père, de ta femme, de ta fille et jusque de ton Seigneur Jésus-Christ, que tu as sur les mains, l'abbé Sombreval ! Oh ! que non. Il y a une justice. Le sommeil tranquille des cimetières n'est pas fait pour toi non plus ! C'est moi qui le dis. Tu es voué à l'errance éternelle. Tu reviendras mort où tu as voulu à toute force revenir vivant. Mais en vain voudras-tu plonger dans ton étang du Quesnay pour éteindre cette soutane de feu que le Démon aura collée à tes épaules et que tu ne pourras plus déchirer de tes mains plus coupables que celles de Caïphe, ni rejeter de ton dos comme l'autre apostat ! Les eaux de l'étang deviendront de l'huile bouillante sous les plis de ta robe en flammes ! La vieille Malgaigne ne le verra pas. À cette époque-là elle sera aussi allée rendre ses comptes ; elle sera jugée, mais je le sais, et c'est trop encore… car je t'ai aimé comme mon enfant… »

La voix de cette femme, qui semblait de taille biblique au jeune Néel, baissa et s'éteignit comme dans des larmes, — car on n'y voyait plus, et il ne sut pas si elle pleurait. Certes, qu'elle fût folle ou qu'elle fût inspirée, il y avait en elle un charme. Néel, qui cherchait le secret de ce charme à travers les émotions pénétrantes dont elle piquait son âme comme de dards, n'entendit plus que les sons confus d'un monologue qu'elle se tenait à elle-même et dans lequel il distinguait seulement l'idée du fantôme du soldat assassin et de l'abbé Sombreval.

Ils touchèrent enfin à l'échalier dont elle avait parlé et qui fermait la lande à l'est.

— Il faut que je vous quitte ici, la Malgaigne, dit Néel. Je m'en vais à Néhou. Vous allez à Taillepied. Nous devons nous tourner le dos, mais vous n'avez pas besoin de compagnon de route…

— Non, monsieur Néel, répondit-elle. Les chemins me connaissent. Je suis une voyageuse de nuit autant que de jour. Il y a longtemps que j'ai amitié avec les ténèbres. Et d'ailleurs, à la grâce de Dieu ! Qui donc voudrait faire de la peine à une pauvre vieille femme comme moi ? Les plumes de la chouette abattue ne vaudraient pas les quatre sous de poudre qu'on aurait brûlés pour la tuer.

— À la grâce de Dieu donc ! dit Néel, et qu'il vous protège, la Malgaigne !

— Et vous aussi, monsieur Néel ! fit-elle. Vous en avez plus besoin que moi.

Et elle enfourcha l'échalier avec la célérité de l'habitude, et elle s'éloigna, continuant de se parler à elle-même, comme font des gens préoccupés ou les gens hors de leur bon sens — ce qui est souvent la même chose.

Néel demeura plusieurs secondes à l'écouter qui s'éloignait et à rouler en lui-même le dernier mot qu'elle avait dit. Était-ce une menace, l'annonce de quelque danger prochain, — ou simplement la suite des pensées de cet être qui ne ressemblait pas aux autres et qu'il aurait été difficile à un moraliste de classer ?

« Oui, à la grâce de Dieu ! comme elle l'a dit, » répéta-t-il.

Il traversa la petite lande du Hecquet dans le sens inverse à celui qu'il avait suivi avec la Malgaigne. C'était dimanche, aussi ne rencontra-t-il âme vivante ou damnée.

Seulement, quand il fut arrivé au point de la lande où il s'était retourné pour voir le Quesnay, dans le clair-obscur orangé du soir, sous l'index de l'octogénaire, il chercha, ô enfance du cœur ! à discerner le toit qui recouvrait sa bien-aimée, son rêve caressé, sa chimère, mais la nuit était si épaisse qu'il semblait qu'on eût pu couper l'ombre avec un couteau. Dans l'abîme noir de la vallée, on ne voyait rien que l'orbe d'une lucarne en feu, aussi ardente que la gueule d'un four allumé.

— Le feu serait-il au Quesnay ? — Et il descendit en courant la montée, longea l'étang et vint à la grille. Tout était calme dans les cours. Les chiens dormaient. Mais la lucarne du toit brillait toujours de cette clarté rouge et profonde dont un soufflet de forge faisait de temps en temps frissonner et blanchir la lueur. C'est alors qu'il se ressouvint que Sombreval était un chimiste et que le feu, dans les combles, c'était probablement ses fourneaux.

— Il travaille pour elle pendant qu'elle dort, — pensa-t-il. Il cherche pour elle de la vie, — et rassuré, mais le cœur débordant de la plénitude de sa journée, il regagna la tourelle solitaire du pauvre manoir de Néhou.

XI

Ce fut à partir de ce jour qui marqua si profondément dans sa vie et dont tout son avenir allait dépendre que Néel de Néhou devint le plus assidu des visiteurs du château de Sombreval. Et quand je dis le plus assidu, je me trompe ! c'est le seul qu'il faut dire, personne, de près ou de loin, ne pensant à mettre le pied chez l'ancien prêtre, à qui on eût refusé le pain et le sel, s'il n'avait pu les payer, et souvent très cher. « Bien lui chaut d'avoir des écus, le brigand ! — disait-on sur les marchés des bourgs de B… et de S…, — car, s'il n'en avait pas à émier[1] Note: Emietter. autour de lui, en un rien de temps nous en aurions balié[2] Note: Balayé, — contractions normandes. le pays. » Il ne se vendit pas, en effet, un surmulet sur cette côte, une rouelle de saumon ou une couple de perdrix rouges, qu'on n'en fît payer sans scrupule deux fois la valeur à Sombreval.

« Il ne liarde jamais ! » était un genre d'éloge, mêlé d'envie, qui ne désarmait pas leur haine et qui excitait leur cupidité. Les vertus de Calixte, qui allaient parfumer la contrée, ne ramenèrent tout d'abord l'opinion qu'à elle, et, d'ailleurs, vous le verrez d'une manière terrible, ne la ramenèrent pas pour longtemps. On la plaignait d'être la fille de son père, mais, tout en la plaignant, on continua de se tenir éloigné du château si fréquenté autrefois, et qui était scandaleusement devenu, par la force de l'argent comptant, « le repaire de ce vieux monstre de Sombreval. » Dans une antipathie si générale et si tenace, Néel se trouvait donc la seule personne de tout le pays qui poussât de temps en temps la grille du Quesnay sur ses gonds.

Au sein de cette verte solitude, étoffée de ses bois moirés, le Quesnay, le château des Quesnes, avec sa blancheur et sa carrure de sépulcre, semblait se dresser de loin, sur le chemin, comme une blafarde épouvante. Ainsi que l'avait dit Julie la Gamase, les pauvres n'y entraient plus, et la charité de Calixte fut obligée d'aller les chercher jusque dans leur bouge pour faire la violence du bienfait à leur méprisante misère.

Un tel isolement couvrait merveilleusement, du reste, les visites de Néel, ignorées de tout le monde, excepté des Herpin. Ceux-ci, cantonnés dans leur ferme, n'en croyaient pas leurs yeux quand ils le voyaient venir trois et quatre fois par semaine — tantôt plus, tantôt moins — et passer dans le château des heures entières.

Dieu savait alors ce qui trottait dans la cervelle de ces paysans soupçonneux ! « Si la fille au prêtre était une jolie garcette, avec de belles couleurs et de la santé comme vous étiez, Blandine, il y a trente ans, — disait le bonhomme Herpin à sa bonne femme, — Monsieur Néel est un jeune gars qui n'a point froid aux yeux, et il pourrait bien y avoir là-dessous quelque amourette du côté gauche, car, pour le bon motif, serviteur ! Une fille de prêtre n'est bonne qu'à faire une gorre[3] Note: Isabeau de Bavière s'appelait la Grand'Gorre., mais elle est si chétive, cette effant, qu'on dirait quasi une étrase[4] Note: Chose chétive, — ombre.. »

La beauté pâle, transparente, émaciée de Calixte n'existait pas pour ces paysans grossiers, amoureux des chairs détrempées dans le vermillon de la vie, et pour qui, comme pour les Russes, le mot rouge efface et remplace le mot beau. Des hantises qui les étonnaient, les Herpin se turent assez longtemps, d'abord par peur de Sombreval qui avait sur eux barre de maître à fermier, ensuite par une espèce d'affection respectueuse pour Néel.

Mais un jour, la bonde enfoncée par la prudence par-dessus tous leurs étonnements partit avec celle d'un tonneau mis en perce dans un des cabarets du bourg de B…, et le mot qui fut dit alors et qui devait tinter un jour aux oreilles du vicomte Éphrem et réveiller, — disait Herpin, — le vieux chat qui dormait bien tranquillement derrière sa chatière de Néhou, commença de faire, à la manière de l'eau dans les sables, ses premiers tortillons dans le pays.

Ces premiers propos sur une chose jusque-là cachée, — car Julie la Gamase, sans doute par peur de perdre le morceau de pain qu'elle y trouvait chaque semaine, n'avait point parlé à Néhou de la rencontre qu'elle avait faite sur la butte du Mont-Saint-Jean un certain dimanche, et la grande Malgaigne avait l'âme trop haute pour se mêler aux commérages des autres fileuses du pays, — ces premiers propos devaient revenir à Néel avant d'atteindre les Sombreval.

Eux, par leur position si cruellement exceptionnelle, étaient trop loin de tout pour pouvoir être blessés de rien. Leur vie retirée les mettait personnellement hors de la portée des médisances ou des calomnies. Le temps n'apportait aucun démenti à l'austérité de leur solitude. Sombreval, qui avait d'abord, ainsi que l'avait dit Jacques Herpin, marché la terre à sens et à dessens, tout à coup rompit avec cette vie en plein air qui avait été la sienne quelques jours.

L'ivresse de la possession de cette terre, à lui enfin, était probablement évaporée ! il passa bientôt tout son temps dans les combles du château (où il avait établi son laboratoire) à poursuivre la composition de ses philtres qui, dans ses idées et dans ses espérances, devaient rétablir la santé de sa fille, si profondément vulnérée.

Attelé à cette besogne dans laquelle ce grand travailleur devait consumer autant d'âme que de génie, il ne sortait de ses fourneaux que pour descendre, noir et farouche comme un Cyclope, dans le salon où se tenait sa fille, et se reposer de ses travaux, au fond desquels elle était encore.

Près de Calixte, le médecin et le père se confondaient en Sombreval. Les observations de l'un finissaient par se perdre dans les contemplations de l'autre, — ces longues contemplations que les plus actifs ont comme les plus rêveurs, lorsqu'ils aiment ! Quant à Calixte, l'emploi de ses journées était aussi simple que l'emploi de celles de son père.

Elle allait de sa chambre au salon et passait les jours à l'embrasure de la fenêtre, d'où elle pouvait voir l'étang monotone et la barre lointaine des Élavares, blanchissant d'écume. C'était éternellement à cette place que Néel la trouvait, lisant dans quelque livre de piété ou travaillant de son aiguille quand les nerfs le lui permettaient, — Marthe et Marie tout ensemble, dans sa passive activité.

Aux premières visites qu'il avait faites, elle avait sonné et dit à Pépé, le Noir, « d'avertir son père que M. de Néhou était arrivé, » et le père n'avait jamais manqué à descendre. Mais plus tard, la confiance ou la familiarité s'établissant, elle était souvent restée seule avec Néel dans la sécurité de la plus divine innocence et du plus religieux des respects.

Néel, tout passionné qu'il fût naturellement et chaque jour moins maître d'un sentiment qui s'accroissait de cette intimité mystérieuse, Néel n'avait pas à côté de Calixte une mauvaise pensée. Seul avec cette jeune fille adorée, dans ce salon plus caché à tous les yeux et plus solitaire que le repaire des bêtes les plus fauves (car les bêtes fauves ont les chasseurs), ce jeune homme, dont le sein brûlait, était là comme si au lieu du portrait de la mère de Calixte, appendu dans un panneau d'ébène, c'eût été cette mère toute vivante qui aurait été entre eux deux.

Dans ces tête-à-tête prolongés, il apprenait à la connaître, et cette connaissance exaspérait son amour qui avait commencé, comme ils commencent tous dans nos âmes, par les fleurs enivrantes de l'illusion. Il avait cru pouvoir se faire aimer d'elle. Il en doutait. Il ne le croyait plus. Il ne voyait dans l'âme de Calixte que la désolante pureté des êtres parfaits, le calme implacable des anges.

La seule chose qui le rassurât et qui lui permît encore l'espérance, c'était l'idée qu'elle souffrait du crime de son père. Puisqu'elle en souffrait, elle était donc sensible à la manière des créatures humaines ! et la femme, comme la fleur délicate du cactus qui brise l'enveloppe épineuse de son feuillage, faussait de son doux sein fragile, apte à la blessure, la cuirasse impénétrable du séraphin.

Or, il y avait deux mois à peu près que Néel de Néhou venait ainsi librement au Quesnay, et l'on commençait d'entrer en automne, quand un jour les Herpin, qui versaient en tas leurs bannerées de pommes mûres sur des nappes blanches posées à terre, à la porte de leur pressoir, aperçurent Néel monter avec plus de hâte que jamais le perron du château, et sans sonner, selon son usage, ouvrir la grande porte vitrée, — puis s'enfoncer dans le vestibule que cette porte-fenêtre éclairait.

— Jour de Dieu ! dit le vieux père Herpin, c'est-y-pas encore monsieur Néel qui monte quatre à quatre le perron ? Il vient donc tous les jours maintenant ? car il était là hier encore et il n'est parti qu'à la tombée.

Le vieux futé d'Herpin n'avait pas la berlue : c'était bien Néel. D'ordinaire, pourtant, il ne venait point au château deux jours de suite, et Calixte, qui l'avait vu la veille, ne l'attendait pas.

Croyant passer seule la journée, elle s'était assise dans le salon à la place qu'elle avait adoptée ; mais ce jour-là elle était oisive. Elle avait beaucoup souffert dans la nuit et dans la matinée. Elle avait eu une de ces crises dont elle ne parlait pas toujours à Sombreval, de peur de l'inquiéter d'abord, — ensuite de peur d'être soulagée, car cette Souffre-douleur chrétienne adhérait à son martyre et ne désirait pas l'abréger.

La pensée qu'en souffrant pour lui elle ramènerait peut-être à Dieu l'âme de son père, et qu'elle faisait, s'il échappait à l'enfer, une partie de son purgatoire, lui fermait la bouche à toute plainte et y étendait l'héroïque sourire d'une résignation presque joyeuse.

Sa tête, qui était le siège de son mal, elle l'avait appuyée contre le bois de la fenêtre, que le vent du nord-est qui soufflait de l'étang faisait doucement et tristement bruire, et elle avait longtemps, à travers l'espèce de voile que la somnolence des douleurs névralgiques finit par étendre sur les yeux à la fin des crises, regardé cet étang immobile où tombaient des feuilles jaunes et parfois aussi quelque oiseau d'automne, quelque grèbe qui tirait vers Néhou et ses marais, et s'abattait, une pause, dans cet étang qui ressemblait à un marécage.

Fatiguée même de cette manière de regarder, elle avait fini par fermer les yeux à l'étang, au ciel gris, aux écumes fumeuses de l'Élavare, et si elle ne dormait pas, elle paraissait endormie.

Néel, qui, pour entrer, n'avait eu qu'à écarter la portière, crut que l'assoupissement l'avait prise ; mais dans le silence profond du salon, — du château tout entier, — et de la pièce d'eau qui stagnait par ce côté-là sous les fenêtres, ce qui faisait autour d'eux comme l'enveloppement d'un triple silence, elle entendit le froissement de la portière de soie :

— C'est vous, père ? fit-elle sans bouger et sans remuer les paupières.

Dans son attitude, elle était charmante. La tête, rejetée en arrière pour l'appuyer mieux contre le bois de la fenêtre, déployait toutes les grâces de son cou de cygne. Son menton relevé ne l'était pas assez pour cacher sa bouche à moitié entr'ouverte et les plans fuyants de son front et de ses joues pâles.

Un statuaire qui aurait voulu sculpter la Douleur aveugle aurait choisi cette tête renversée, aux yeux clos, au bandeau sur le front, et, pour en faire le plus attendrissant des chefs-d'œuvre, n'aurait pas eu besoin de l'idéaliser !

Néel n'avait pas répondu. Il s'était doucement avancé, en marchant sur ces tapis comme on marche sur le bord d'un gouffre, pour voir tout à son aise, ne fût-ce qu'une seconde, cette tête dont il était fou, et qu'il n'osait pas regarder quand elle avait les yeux ouverts, car elle l'avait rendu timide.

— Oh ! Je vous entends bien, père, — fit-elle en souriant de dessous ses paupières toujours fermées, — et par un mouvement d'enfant naïf elle tendit la main en avant, tout en laissant sa tempe à la même place, — comme si elle eût voulu toucher cette poitrine qui ne répondait pas.

— Mais c'est moi, — dit Néel à son tour.

— Vous ! dit-elle, les yeux déjà grands ouverts et la tête droite. Dans leur familiarité de deux mois, elle ne lui disait plus guère Monsieur, et elle ne l'appelait pas Néel encore. Pour elle, il était à cette heure de nuance adorablement indistincte dans les sentiments de notre âme, où l'être qu'on va peut-être aimer s'appelle vous.

Mais elle avait vu du premier coup d'œil que le Néel qui était là n'était pas le Néel de la veille. Il avait sur le front un orage et dans les yeux quelque chose de sombre qui n'était pas le doux rayon bleu qui faisait un ciel de ce regard.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle avec l'instinct sagace de la femme, y a-t-il un malheur à Néhou ?

— Oui, — dit impétueusement Néel à son tour, — il y a un malheur, car le fils y désobéit à son père, et le père n'y écoute plus la voix de son fils. — Et comme effrayé de ce qu'il avait à dire, il s'arrêta.

Elle avait compris.

— Votre père, — fit-elle d'une voix un peu altérée et en baissant les yeux avec un embarras qui la rendait plus touchante, — votre père ne veut plus que vous reveniez au Quesnay !

Il était debout devant elle ; il fit un geste d'assentiment à ce qu'elle disait, rapide et presque menaçant.

— Oui, n'est-ce pas ? C'est cela. J'ai deviné, reprit-elle. Ce n'était pas bien difficile de deviner ! Votre père doit avoir pour nous la haine et le mépris qu'a toute la contrée. Si, dans le fond de mon âme, je me suis parfois étonnée d'une chose, c'est qu'il vous ait si longtemps laissé venir chez nous !

— Il ignorait que j'y vinsse, répondit Néel, — mais ne dites pas nous, mademoiselle. Il vous a vue à l'église, et il sait par monsieur le curé de Néhou que vous êtes un ange de bonté et de vertu, peut-être l'ange rédempteur de votre père : mais votre père… c'est lui… »

Il hésitait, de délicatesse.

— Oui, — dit-elle, — lui ! voilà l'obstacle. Le vicomte Éphrem ne veut pas que son fils voie mon père… un… ! — Elle s'arrêta comme Néel s'était arrêté, et ses yeux, pleins d'une intraduisible pensée, s'élevèrent sur le portrait de sa mère dans son panneau noir. — Ce n'est pas à moi, reprit-elle, à juger s'il a tort ou raison, monsieur votre père, mais vous Néel, vous devez obéir. — Dans un autre moment, une telle appellation aurait enivré l'amoureux jeune homme, mais, dans un autre moment, Calixte l'aurait-elle osée ?… Malgré la puissance de cette appellation familière qui lui venait aux lèvres parce qu'il souffrait, — qui lui venait de pitié et, qui sait ? peut-être d'une confuse tendresse, il la regarda d'un air de reproche. Il était pâle presque autant qu'elle, et ses yeux brillaient d'un bleu si foncé qu'il touchait au noir.

— C'est donc vous qui dites cela ! s'écria-t-il d'une voix tremblante, — c'est vous qui me dites de ne plus venir au Quesnay ! — Et il pesa de tout le poids de son âme sur ce mot vous.

— Oh ! Néel, ne soyez pas injuste, — reprit la jeune fille, — vous savez bien que je ne vous dirai jamais… ce que vous venez de prononcer. Mais ne faut-il pas obéir à son père, même quand il aurait tort, — mon ami ?

— Et pourtant je n'obéirai pas ! dit Néel avec l'obstination qui n'entend plus que soi, et qui est sourde à tout le reste, même à la voix qui lui donnait des noms si doux.

Elle ne l'avait jamais vu ainsi. Elle le savait violent et quelquefois, dans leurs promenades autour du château, elle avait été témoin des élans de ce caractère dont les emportements attestaient l'ardeur, mais toujours elle l'avait ramené, gouverné avec un mot, une inflexion de voix, un sourire.

Comme la Catherine de Pierre le Grand, elle n'avait pas besoin de poser sa magnétique main sur les cheveux de cette tête à moitié slave, où soufflait toujours un peu le vent des Ourals ou des plateaux de la Moscovie. Pour faire tomber toutes les tempêtes, il lui suffisait d'un regard.

— J'ai toujours été respectueux pour mon père, reprit Néel après un silence, mais ma mère, que j'ai perdue si tôt, ma mère, que vous appeliez l'autre jour un poème de tendresse inédit que j'ai dans le cœur, tant je sens que je l'aurais aimée ! ma mère serait vivante et me défendrait de venir au Quesnay, comme j'y viens, que je me trouverais la force de lui désobéir !

C'étaient là des paroles si nouvelles dans la bouche de Néel de Néhou, que la jeune fille resta silencieuse. Comprenait-elle le sentiment qui se débattait et commençait de se montrer dans la révolte de ce langage ? La pudeur alarmée de la femme l'avertissait-elle que Néel allait enfin, dire tout haut, le mot de l'amour, si longtemps retenu sur ses lèvres, et en tremblait-elle, cette sensitive ?

Toujours est-il qu'un faible rose traversait ses joues pâles et qu'elle avait abaissé la frange d'or de ses paupières sous les regards du jeune homme, qu'elle n'avait jamais vus si expressifs. Elle était restée assise comme lui était resté debout, les bras sur sa poitrine, jusque-là fermée, étouffante, — et qui ne demandait plus qu'à s'ouvrir !

— Oui, reprit-il, toujours s'animant davantage, — s'enivrant avec sa propre voix comme avec ses pensées, comme avec ce visage souffrant et rougissant qu'il avait devant lui et qui lui réverbérait sa pudeur, — oui, je résisterais même à ma mère ! même à la vôtre !

Et il indiqua des prunelles le portrait de cette mère dont il savait l'histoire, — car dans leurs causeries, ces enfants, ces amis de dix-huit ans, loin du monde, s'étaient tout appris de leur passé. Néel savait l'enfance de Calixte, et sa naissance, et la mort cruelle de sa mère, et pourquoi Calixte portait toujours cet étroit bandeau qui cachait la croix vengeresse aux yeux troublés de Sombreval.

. . . . . Un jour même, en revenant de chez la Malgaigne, où ils étaient allés tous deux, sous la garde de leurs purs dix-huit ans et de la confiance du vieux Sombreval, elle avait, à la prière du jeune homme, détaché ce bandeau jaloux qui si souvent avait impatienté le regard de Néel, et elle lui avait montré, — au grand jour, dans toute sa gracieuse et demi-sphérique plénitude, — ce front… qui était un calvaire et dont la croix, — s'élevant d'entre les sourcils pâles, — augmentait la tristesse native par la tristesse du phénomène, et d'un phénomène qui était une croix !

Inexprimable fut ce qu'avait éprouvé Néel de Néhou en face de ce front, délié, pour la première fois, de sa bandelette de victime. Les entrailles du chrétien furent tout à coup remuées en lui avec tant de force, que l'émotion qu'il avait toujours auprès d'elle lui fit l'effet de disparaître dans une émotion inconnue.

Ils étaient assis sur le bord d'une auge de granit fendu, reste d'une vieille fontaine en ruine où venaient boire, en vagabondant tristement hors de leur enclos, les génisses des pastous[5] Note: Endroit où l'on mène les bestiaux à paître. voisins. L'émotion colorait toujours d'un ton plus vermeil la croix du front de Calixte, comme on raconte qu'elle colorait aussi d'un ton de sang plus âpre cet autre signe de naissance, cette épée que Wallenstein portait à la joue. La pauvre enfant était tout émue de dévoiler le signe étrange qui la marquait entre les autres créatures, et lui, Néel, il était presque épouvanté de le voir ! Il la contempla longtemps, elle et son front nu, en silence, avec une religieuse pitié. Chose singulière ! il se trouvait plus religieux qu'amant devant cette croix qui semblait se dresser, sur la limite de ce front, entre l'âme et le corps de cette jeune fille adorée ! Étonné de ce qu'il ressentait, il eut peur un instant pour son cher amour, qui allait peut-être sombrer dans un sentiment plus austère !… Aussi renoua-t-il vite le bandeau sur le front crucifié qui venait de lui apparaître, et jamais depuis ce moment, qui compta dans sa vie, il ne parla plus de l'en détacher !…

. . . — Si la Malgaigne dit vrai, ajouta Néel en reculant encore de respect devant le mot qui lui brûlait les lèvres, — je suis entré dans votre destinée pour n'en plus sortir, pour en partager tout… tout ! fit-il, n'osant dire ce qu'il avait de malheur à partager avec elle, quoiqu'elle le sût comme lui, quoiqu'elle ajoutât foi comme lui aux prédictions de la Malgaigne, lesquelles trouvaient dans leurs âmes, à tous les deux, l'écho de leurs pressentiments.

— Oui, répondit-elle… mais la destinée n'est pas la vie. La destinée, c'est Dieu, sous ses voiles, gardant le secret imposant de sa providence, tandis que la vie, Néel, c'est nos volontés qu'il faut sacrifier et soumettre : et à qui les sacrifierions-nous, si ce n'était pas à nos pères ?

— Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'écria enfin l'ardent jeune homme, à qui la réponse de cet ange trop pur pour nos amours de poussière donna le courage d'éclater et de lancer le mot terrible qu'il n'avait jamais osé dire…

— Oh ! si ! comme un frère ! — répondit-elle avec la ferveur d'un cœur jeune et sincère, et sans baisser ses yeux, profonds et vrais.

— Mais moi, dit Néel, ce n'est plus, depuis bien longtemps, seulement comme un frère que je vous aime !…

Et, ce cri poussé, il s'arrêta… comme l'homme qui frappe s'arrête au premier sang qu'il a fait jaillir ! Il avait fait jaillir celui de la pudeur jusque dans ces joues pâles et changeantes, jusque sous ce bandeau écarlate, moins rouge que ce qu'on voyait de ce front ! Au dernier mot de Néel, Calixte, — soudainement et sans transition, — s'était comme illuminée de rougeur !

Du pied de ses cheveux blonds relevés jusqu'aux attaches de son cou, ce n'était partout qu'une nuance céleste ; — elle était devenue aurore ! Et ce fut si beau et si rapide, cette incandescence d'un sang vierge, que Néel se crut aimé, comme il voulait l'être, à l'éclat sublime de ce trouble ! Il ne savait pas que dans certaines âmes la pudeur a des physionomies encore plus divines que l'amour.

Rose mystique qui allait saigner sous un souffle, au lieu de s'épanouir, elle était tellement belle, — et tellement sainte, dans sa beauté troublée, qu'il tomba à genoux devant elle… comme ceux qui ont la foi tomberaient devant Dieu.

Elle ne fut pas sévère, — elle ne se montra pas surprise. L'Innocence a un front de lumière encore plus impassible qu'un front d'airain.

— Je ne puis être que votre sœur, Néel, — dit-elle doucement en redevenant pâle. Nos pères sont entre nous… Oh ! reprit-elle à un tressaillement de Néel et avec ce geste charmant qu'avaient peut-être les vierges du Cirque pour faire baisser la tête aux lions et les forcer à lécher leurs pieds, — je n'ignore pas que deux cœurs qui s'aiment sont une grande force et que souvent l'inimitié des pères a été vaincue par cet amour involontaire de deux enfants ; mais, ô mon cher Néel ! s'il y a deux pères entre nous, il y a un père, à moi, entre moi et la vie…

Vous rappelez-vous ces pauvres brebis qu'ils marquaient l'autre jour dans le fossé des Longs-Champs pour la tonte et pour la boucherie ? Je ressemble à ces brebis-là, Néel. Je suis marquée pour la mort et pour le rachat de l'âme de mon père. Vous le savez bien, vous qui n'avez voulu voir qu'une fois cette marque qui vous a semblé si terrible ! — insista-t-elle avec le sentiment délicat d'une femme qui a craint d'offenser l'imagination sur laquelle elle règne, en dévoilant un défaut corporel, une misère.

— Eh bien oui ! — dit Néel avec une passion infinie, — oui, Calixte, vous êtes marquée pour mourir, je le sais. Je sais que vous vous en irez au ciel de bonne heure. Je le sais, et je n'en pleure pas, je n'en tremble pas, je n'en souffre même pas, ma Calixte aimée, car je sais aussi que je m'en irai avec vous, que nous boirons la mort ensemble… et ne dites pas non maintenant ! fit-il à son tour à un geste de la jeune fille.

Vous disiez tout à l'heure que la Malgaigne ne se trompe pas et que vous y croyez. Je suis donc dans votre destinée, et, si vous mourez, je dois mourir. Nous boirons la mort au même verre, et jamais je n'aurai bu rien de meilleur que cette mort que vous me faites aimer. Oui, nous mourrons, vous pour votre père, cher holocauste, qui rachèteriez les crimes de toute une race et qui n'avez que celui d'un seul homme à racheter ; moi pour vous, parce que vous avez mis de votre vie dans ma vie, le jour que vous avez posé votre main sur ma tête blessée. La vie de Calixte m'est entrée dans ces veines-là par ma blessure, — et il lui montrait le réseau bleuâtre de ses poignets, — et quand vous mourrez, elles se rompront ! et votre vie dans Néel ira vous rejoindre où vous serez ! Oui, tout cela est vrai, tout cela est certain, mais aussi voilà pourquoi il n'y a plus de pères entre nous. Vous disiez bien, il n'y a que le vôtre entre vous et la vie, mais la vie de Calixte et de Néel est la même vie… Ils mourront tous deux pour le même père, s'il faut mourir. Ils mourront en un, ma Calixte aimée, — ma sœur aussi, mais bien plus, bien plus que ma sœur !!! Oh ! pardonnez-moi de vous aimer encore ainsi et de vous le dire ; mais votre Ange Gardien ne vous a-t-il pas avertie ? Ne vous a-t-il pas dit que je vous aimais aussi comme on aime une fiancée ?

Calixte, Calixte, ajouta-t-il avec une irrésistible aspiration de prière, ne fussiez-vous jamais à moi sur cette terre où vous êtes venue passer à travers ma jeunesse, en l'entraînant après vous dans la tombe où vous irez rejoindre votre mère, laissez-moi vous appeler ma fiancée ! et soyez-la pour le peu de temps que nous avons à vivre, en attendant que nous partagions le même cercueil !

Il était toujours à genoux et si vrai, ce beau jeune homme qui palpitait de vie en parlant de la mort avec cet amour sans tristesse des âmes aimantes qui croient au ciel, qu'elle le regarda plus longtemps peut-être qu'elle n'aurait voulu et ferma les yeux comme devant un charme.

— Ô Néel ! dit-elle, je suis déjà fiancée, et celui dont je dois être l'épouse est un fiancé jaloux.

Absurdité et cécité des passions vraies ! Néel ne comprit pas la jeune fille. Il devint blanc comme un linge et la veine de la colère faillit se briser sur son front gonflé. Ces mots de fiancé et d'épouse l'enivraient d'une jalousie insensée.

Mais, avec cette main de diamant sur lequel le feu ne pourrait rien et qu'ont les êtres purs comme elle, Calixte prit hardiment la main du jeune homme, qui brûlait.

— Cher fou et cher violent ! — dit-elle avec sa grâce familière et tendrement tranquille. — Venez par ici que je vous conduise à celui que je préfère à vous !

Et elle l'entraîna, par une porte qu'elle ouvrit, sur le seuil de sa chambrette de jeune fille, le mystérieux et chaste abri où cet oiseau du paradis, blessé par la vie, cachait d'indicibles douleurs. En entrant dans ce sanctuaire virginal qu'elle lui ouvrait comme elle lui ouvrait son âme, ce qui frappa les regards de Néel fut un crucifix colossal, presque de grandeur naturelle, couvrant tout un panneau et ressortant sur la tenture d'un violet profond.

Dans cette chambre étroite et plus que simple où tout était gravement triste comme la pénitence, ce crucifix, de grandeur inaccoutumée, aurait accablé une âme moins pieuse que Calixte, aurait terrifié une imagination moins héroïquement religieuse.

Mais elle, la sainte enfant, la sainte Expiante, pouvait vivre en face de ce marbre sculpté par un homme de génie, et qui suait l'angoisse et l'agonie dans son immobilité éternelle. Sombreval avait acheté pour Calixte au poids de l'or, en Italie, ce Christ qui était le chef-d'œuvre retrouvé en ces derniers temps d'un artiste à manière inconnue, que la Gloire avait oublié !

— Le voilà, Néel ! — fit-elle simplement, — car la piété était en elle infusée à de telles profondeurs qu'elle n'avait plus d'exaltation. L'Esprit-Saint qui planait dans son âme y planait si bien qu'on ne sentait même plus le tremblement de ses ailes ! — Voilà Celui qui m'empêche d'être votre fiancée, parce que je suis la sienne ! Soit que je vive, soit que je meure, je ne serai jamais que l'épouse de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Bien avant de vous connaître, cher Néel, bien avant de devenir votre sœur, j'avais fait serment d'être à lui et j'avais prononcé mes vœux…

— Vos vœux ! — dit Néel, que ce mot atteignit jusqu'aux racines de son être…, là où dort caché le dernier espoir, pour nous faire sa dernière morsure. Hélas ! le petit-fils des anciens chevaliers chrétiens savait ce qu'est le poids d'une parole, et le mot de vœux soulevait dans sa pensée l'idée d'une parole d'honneur, faite à Dieu !

— Oui, Néel, mes vœux ! reprit Calixte puissamment émue et calme. Ah ! vous êtes bien pour moi un frère, puisque je vous dis ce que je cache même à mon père. Je suis carmélite.

Il laissa échapper une exclamation d'étonnement et la regarda, ne sachant ce qu'il devait croire.

— Vous ne comprenez pas une carmélite hors de son cloître et de sa règle, mon cher Néel, — reprit-elle, — et pourtant c'est la vérité, ce que je vous dis. Je suis carmélite, et je vis au Quesnay près de mon père, et je ne porte pas l'habit de mon Ordre, et j'ai encore sur ce corps désormais consacré à la mortification et à la pénitence les livrées de ce monde auquel j'ai renoncé pour jamais. Une chose si extraordinaire et si nouvelle vous paraît incompréhensible, mais elle n'en est pas moins, mon ami. L'Église, dont les entrailles savent s'ouvrir et se dilater avec une inépuisable tendresse, a été pour moi plus qu'une mère. Elle a accepté ma foi et m'a fait participer aux mérites de ceux qu'elle enchaîne dans des liens sacrés, mais elle n'a pas voulu me séparer de mon père, croyant, dans sa sublime intelligence et dans sa sublime charité, que je pourrais mieux, en restant près de lui, le ramener à Dieu et sauver son âme.

Alors elle raconta à Néel de Néhou la particularité de sa vie qu'il ignorait encore. Dès qu'elle avait appris par l'abbé Hugon l'ignominie de sa naissance, elle avait eu l'inspiration de se consacrer tout entière au Seigneur, ne voulant pas (comme elle le dit avec une virilité d'expression que la religion donne aux plus faibles créatures) continuer une race qui n'aurait pas dû naître ; mais l'amour de son père, qui l'aimait tant, l'avait retenue.

Elle connaissait la passion paternelle, cette force des bras de Sombreval, qu'elle ne pourrait vaincre, quand il s'agirait de lui échapper. Elle savait que ce géant muraillerait la porte de sa maison, ou, comme Samson, l'abattrait sur lui et sur elle plutôt que de se résigner à en voir sortir sa fille bien-aimée.

Dans cette difficulté suprême, elle demanda à l'abbé Hugon de diriger sa conduite, et ce prêtre, qui consulta ses supérieurs ecclésiastiques, obtint une dispense de prononciation de vœux publique et lui fit faire secrètement son noviciat hors du cloître.

Pour cet homme profond et les esprits auxquels il s'adressa, la mission de Calixte sur la terre était de ramener à l'Église l'apostat qui l'avait désolée et qui pouvait en être l'honneur encore, si quelque jour il venait à se repentir.

« Carmélite par la pratique de la contemplation et de la prière, — avait-il dit à l'obéissante jeune fille en lui remettant cette dispense que la supérieure générale avait consentie, — que votre Carmel soit la maison de votre père. Assainissez-la par le parfum de vos vertus. L'Église, qui vous accepte pour une de ses servantes, vous charge de lui reconquérir l'âme perdue dont le plus grand crime a été de vous donner la vie. »

Et Calixte avait dignement compris le grand acte qu'on attendait d'elle. Auprès de ce père qui ne croyait plus, la carmélite du Quesnay devait se trouver dans un désert plus profond que celui dont l'entrée lui était interdite. C'était pour elle une captivité sans chants et sans compagnes, et, avec le secret qu'il fallait cacher à Sombreval, une heure de silence éternelle !

Elle ne devait pénétrer dans ce cloître, dont elle était exilée, qu'après la mort de Sombreval, s'il persistait dans son endurcissement sacrilège, ou le jour consolant qui le verrait changé et reprenant les vêtements de son sacerdoce. Jusque-là, elle avait la consigne sacrée de ne pas abandonner son poste de dévouement et de sacrifice.

Comme le fil d'archal le long duquel glisse la foudre, elle devait être dans la vie de Sombreval le fil conducteur tendu à la Grâce, si la Grâce revenait toucher cet obstiné pécheur.

L'abbé Hugon, avec cette science de l'âme qui distingue les grands confesseurs et leur crée une prédominance si nette sur les autres hommes, avait mesuré le sentiment paternel de Sombreval, de ce prêtre dévoyé qui reportait sur la tête de l'enfant qui était son crime l'amour qu'il aurait dû étendre sur ses nombreux fils en Jésus-Christ.

Il avait sondé cet abîme, et s'il avait été épouvanté de sa profondeur, y pressentant cette revanche terrible d'une Providence qui punit le péché par le péché même et nous écrase le cœur sur ce que notre cœur a le plus aimé, il s'était dit aussi pourtant que cet amour, monstrueux comme tout sublime qu'on déplace, était peut-être une voie secrète, — le filet tissé par les mains d'un enfant pour prendre le léviathan des mers révoltées !

Formidable par la science et par la volonté, taillé dans le plein drap des grandes facultés, soit de l'esprit, soit du caractère, ayant pendant vingt ans versé comme une cataracte de l'enfer ce qui peut tenir dans la coupe profonde du scandale, ce renégat d'abbé Sombreval, rentrant solennellement dans l'Église, au tard de la vie, mais néanmoins pas assez tard pour que l'insolente Impiété vît dans sa conversion le plongeon de la peur et la débilité de la vieillesse, était, au point de vue de la prédication par les œuvres et par les exemples, un des plus éloquents qui pussent remuer les âmes et les intelligences et les enseigner.

— Ô mon enfant ! — avait dit bien des fois l'abbé Hugon à sa chère pénitente Calixte, — il y a plus beau, croyez-moi, que de rapporter dans le sac de cuir de Judith la tête coupée d'Holopherne : c'est de rapporter à l'Église une tête vivante qu'on arrache aux ténèbres et qu'on replace dans la lumière et dans la vérité. Et si cette tête-là est la tête d'un père, — ajouta-t-il, — Dieu qui a un Fils ne devra-t-il pas combler de bénédictions et de grâces celle qui, pour la vie reçue de son père, lui aura donné le ciel ?…

Néel était foudroyé par cette dernière confidence de Calixte : mais la foudre allume ce qu'elle touche avant d'en faire une poignée de cendres, et il éprouvait cet amer courroux de ceux qui aiment et qui veulent qu'on les aime ! cette colère vaine que nous enverraient jusque dans leurs regards tranquilles les êtres trop purs que nous adorons et qui nous terrassent de leurs placidités indifférentes !

L'ange auquel il l'avait toujours comparée montait de plus en plus dans son inaccessible éther, sur ses ailes invulnérables, et par conséquent s'éloignait de lui davantage. Tant de perfection le laissait seul… Comme on pressent avant l'accès les attaques de l'épilepsie, Néel sentait venir du fond de son âme les souterraines convulsions du désespoir qui pousse aux folies. L'état de son cœur était indescriptible de douleur, d'emportement et de confusion. Il l'avait plein de ces vagues d'un sang chaud qui roulent le désir, le ressentiment, la colère : mais voir Calixte si près de lui, dans cette chambre fermée aux regards de tous comme un tabernacle, et dont on pouvait dire qu'elle lui avait offert la virginité en l'y laissant entrer avec tant de confiance, sentir dans sa main cette main de sœur qu'elle n'avait pas retirée, tout cela le domptait, l'indomptable enfant.

Calixte était pour lui cette Vierge des Mers qu'il voyait appendue au mur de la chambre, et qui a les pieds sur les flots et sept étoiles autour de la tête. Elle marchait aussi sur les flots soulevés de son cœur et en aplanissait les tempêtes.

— Ô Calixte ! fit-il, — vous êtes trop grande pour moi, et trop sainte ! — et deux larmes, — les premières qu'il versât depuis la mort de Gustave d'Orglande, — sillonnèrent ses joues de héros encore enfant et roulèrent dans ses moustaches naissantes.

Calixte ne put résister à ces larmes désolées et presque silencieuses. Pour une âme comme la sienne, quelle douleur et quel reproche que cette pensée : « C'est moi pourtant qui les fais couler ! »

— Néel, cher Néel, vous souffrez, mon Dieu ! fit-elle attendrie, — mais voilà Celui qui console ! Voilà Celui qui m'a bien souvent consolée et qui vous fera m'aimer… seulement comme une sœur. Oh ! si vous le priiez avec moi, cher Néel ! Voulez-vous ?… Si nous partageons tout, partageons aussi la prière. Voyez, — ajouta-t-elle avec la grâce d'une séductrice du ciel, restée femme, — sur ce prie-Dieu où je m'agenouille toujours seule, il y a, en nous pressant un peu, place pour deux.

Et, sirène qui ne savait pas sa puissance, elle rangea les plis de sa robe pour qu'il pût s'agenouiller près d'elle, et il s'agenouilla pieusement, tant elle était irrésistible ! tant elle lui semblait son Ange blanc, sa dominatrice, son bon génie !

Et, de cette voix qui lui fendait l'âme, à lui, elle pria pour lui, — pour elle, — et encore pour son père, pour lequel elle priait toujours ! Et Néel éperdu de l'entendre, éperdu de sentir la tiédeur de cette chaste épaule contre la sienne, Néel, la tête plongée dans ses deux mains, sur le prie-Dieu, ne priait pas, ne pouvait pas prier, mais l'écoutait ravi et se suspendait à elle au fond de son cœur en extase.

Lorsqu'elle eut prié, elle se détourna… et le vit ainsi courbé sur le prie-Dieu, écoutant encore la voix adorée qui semblait lui verser dans le cœur une pluie de rayons, et avec une commisération naïve, — car elle se retrouvait enfant quand elle avait cessé d'être sublime, — elle lui releva doucement le front comme l'aurait fait une vraie sœur :

— N'est-ce pas que déjà vous souffrez moins ? dit-elle. Et son souffle involontairement effleura les cheveux du jeune homme.

Il allait lui répondre « oui ! » car elle l'avait calmé, mais ce petit souffle de la bouche aimée lui injecta le front de feu ! Il ne vit plus rien. La terre tourna. Il la prit dans ses deux bras…

Mais tout à coup le sang des chevaliers chrétiens dont il était l'arrière-petit-fils se mit à crier dans sa poitrine et il eut le courage de s'enfuir.

S'il avait monté le perron du Quesnay « quatre à quatre » (ainsi que l'avait dit le vieux Herpin), il le redescendit d'un seul bond ! Le bonhomme Herpin était toujours à la même place, rentrant ses pommes à cidre : « C'est des jarrets, fit-il, coutumiers des sauts-de-loup du Lude, mais je crais bien que, pour le coup, monsieur Néel est un brin aversat[6] Note: Fou, — possédé du diable. ! »

XII

Ce qui avait décidé Néel à vaincre sa timidité et à parler de son amour à Calixte, ç'avait été la défense expresse de son père de retourner au Quesnay, quand ce dernier avait appris que son fils allait, sans en rien dire, plusieurs fois la semaine chez ce défroqué de Sombreval ; mais Néel, tout en l'apprenant à Calixte, n'était point entré dans le détail de cette défense, et Calixte n'en avait demandé aucun.

À quoi bon, en effet ? les sentiments qu'inspirait son père expliquaient et justifiaient tout. Pour le vicomte de Néhou cependant, il n'y avait pas que l'horreur du prêtre marié dans l'ordre impérieux qu'il avait donné à son fils.

Il était de son temps, le vicomte Éphrem. C'était un de ces derniers gentilshommes dont les mœurs ont plus fait contre la monarchie que leurs épées pour elle, quand ils la tirèrent pour la défendre. Jeune et débutant dans le monde à l'instant où le règne de Louis XV finissait, le vicomte avait vécu comme on vivait dans la Maison-Rouge, en 1756, et comme quelques émigrés continuèrent à vivre dans plusieurs cours étrangères où ils importèrent les vices brillants des mœurs françaises.

On ne sait pas assez à quelle profondeur la corruption du XVIIIe siècle pénétra la vie des hommes dont elle avait meurtri la jeunesse. La tache y resta toujours, et ni le malheur, ni la guerre, ni la Religion, pour laquelle beaucoup se battirent et moururent, ne purent l'effacer.

Croirait-on, si tous les documents ne l'attestaient, que le terrible draconien Charette lui-même, ce dur partisan, au milieu des plus âpres misères d'une existence incessamment menacée, était une espèce de sultan, — un homme à femmes, ayant sa petite maison comme un seigneur du temps de Louis XV, et tenant sa cour de galanterie dans sa ferme de Fonte-Clause, au fond du Poitou ?…

Le vicomte de Néhou, qui n'avait rien de ce loup de fourré, le vicomte de Néhou, le joyeux compagnon, à Berlin, de ce Tilly si fameux par son esprit et par ses aventures, avait mené la vie de toute sa génération, et, s'il l'avait un jour tout à coup interrompue, c'est qu'il s'était pris d'une passion qui le rendit sage pour la belle Polonaise qu'il avait épousée à Dresde, ne pouvant faire pis. Marié et fou de sa femme, il lui était resté fidèle sans aucun mérite, car elle était un astre de beauté, et le centre des astres est (à ce qu'il paraît) de la flamme : mais, s'il avait avec l'amour, l'âge et le malheur, revêtu des mœurs plus graves, il n'en avait pas moins gardé, en fait de femmes, ces opinions légères qui sont les opinions françaises depuis que la France a cessé d'être la chevaleresque et catholique nation d'autrefois.

Il ne l'eût pas dit à son fils, avec lequel il conservait la dignité paternelle, mais il comprenait que Néel allât au Quesnay conter fleurette à la petite fille qui l'habitait. Volontiers il en aurait ristonné dans sa barbe grise, s'enveloppant dans l'indulgent et vieux dicton cotentinais, comme dans son vitchoura des dimanches : « J'ai lâché mon coq : gardez vos poules ! »

Seulement, s'il se souciait infiniment peu de l'âme d'une pauvre enfant que la grande beauté de Néel pouvait troubler, il savait par sa propre expérience l'empire souverain qu'une jeune fille comme Calixte Sombreval était capable de prendre sur un jeune homme dont les veines contenaient de ce sang qui avait si bien flambé en 1794 pour la belle palatine Gaétane-Casimire, comtesse de Zips, et c'est à cet empire qu'il voulait, pour toutes sortes de raisons et pendant qu'il en était temps encore, s'opposer.

Une de ces raisons, et la meilleure, c'est qu'il pensait à marier son fils. Indépendamment du bonheur d'avoir des rejetons qui assurassent l'avenir de sa race, le vicomte Éphrem avait un motif déterminant pour désirer que Néel se mariât de bonne heure, et ce motif prenait sa source dans les sentiments du vieux royaliste contre le gouvernement d'alors.

À cette époque-là, en effet, le mariage était la seule ressource que pussent employer pour sauver leurs fils de l'obligation militaire les pères qui ne voulaient pas les envoyer, comme disait une phrase du temps, « à la boucherie des champs de bataille ». Il est vrai que cette boucherie n'aurait nullement répugné aux instincts guerriers du vicomte Éphrem, et il y eût envoyé Néel avec une joie stoïque, s'il les avait écoutés seuls : mais la tyrannie de ses opinions politiques ne lui permettait pas de transiger avec son devoir, qui était (croyait-il) de haïr l'Empereur, malgré sa grandeur et sa gloire (chose difficile pour un tempérament militaire), et de lui refuser son fils.

Aux approches des dix-huit ans de Néel, le vicomte avait donc regardé autour de lui dans les châteaux et les gentilhommières de la contrée pour y découvrir une jeune personne noble et bien portante, qui refît la souche des Néhou sur le point de défaillir, et il avait fini par aviser, avec le coup d'œil du connaisseur, une fille superbe à la manière des Normandes, et qui devait donner aux Néhou futurs un sang bayeusain pour la beauté. Le sang de Bayeux est réputé le plus beau de la Normandie[1] Note: On dit en proverbe : Garçons de Caen, filles de Bayeux..

C'était Mlle Bernardine de Lieusaint, fille de l'ancien seigneur de Lieusaint, — une enclave du diocèse de Bayeux, jetée assez singulièrement au travers du diocèse de Coutances. Le vieux Bernard de Lieusaint avait connu le vicomte Éphrem, émigré en Prusse et en Allemagne.

À son retour d'émigration, il s'était marié à une femme riche. Opinions, sentiments, voisinage de terre, tout rendait les deux gentilshommes fort amis. Ils avaient, en fumant leurs longues pipes allemandes et en buvant leur Château du pape, après leurs chasses à la sarcelle et au canard sauvage, arrêté de compte à demi le mariage de leurs deux enfants.

Néel eut l'entrée de la maison à Lieusaint. Quelque temps avant que Calixte habitât le Quesnay avec son père, Néel avait offert de la part du vicomte Éphrem à mademoiselle Bernardine la croix de topazes sibériennes et l'opale arlequine de sa mère, tant cette jeune personne était officiellement, dans le pays et dans sa famille, la femme qu'il devait épouser !

Mais de ce temps au temps où nous voilà arrivés dans cette histoire, il avait passé bien des gouttes d'eau sous l'écoute s'il pleut de Néhou[2] Note: Petit moulin sur peu d'eau et qui pour cela attend de la pluie. et les moulins de Colomby ! Néel, qui avait senti la griffe de l'amour lui prendre le cœur par tous les côtés à la fois, avait été enlevé à toutes les habitudes, à tous les projets qu'il avait subis ou acceptés jusque-là.

Malheureux, avant de connaître Calixte, de la mort de son ami Gustave d'Orglande, qu'il avait involontairement causée ; malheureux de ne pouvoir se livrer au génie militaire de sa race, il se serait laissé marier tranquillement, sans goût ni dégoût, sans amour et sans haine, et il se serait éteint, comme jeune homme, pour se rallumer, comme père, dans ses enfants.

À ce moment, l'Empereur paraissait indestructible. Les Princes français étaient oubliés. On pensait autant aux Mérovingiens qu'à eux, et on avait devant soi un homme qui devait être le Charlemagne d'une quatrième race.

C'était donc une fatalité pour Néel, — la fatalité de l'honneur et du devoir, — de mourir sans tirer du fourreau le sabre de son père. Or, quand les choses sont irrévocables, le cœur de l'homme n'est pas assez fort pour garder son désespoir. La vie reste manquée, mais on se distrait et l'on se résigne, humble manière d'être malheureux !

Et d'ailleurs mademoiselle Bernardine de Lieusaint n'avait rien qui pût répugner à personne, pas même au jeune homme qui, jusqu'à l'arrivée de Calixte au Quesnay, aurait mieux aimé se marier à une bonne épée qu'à la plus belle fille du Cotentin.

Par tout pays c'eût été une admirable jeunesse d'une beauté grave et d'une forme largement épanouie. Comme dit ce divin matois de La Fontaine, on pouvait bien l'aimer, et même étant sa femme ! Mais Néel, qui devait la prendre pour la sienne, qui l'avait vue dès son enfance, qui avait été élevé avec elle, ne l'aimait pas, du moins d'un sentiment d'amour. Il portait sans émotion ses yeux de dix-huit ans sur cette fraîcheur éblouissante, sur cette chevelure épaisse et magnétique qui avait les frissonnements, les ondoyances et les reflets d'un champ de blé mûr, sur ce corsage à la Niobé, auquel des grappes d'enfants devaient se suspendre, enfin sur tout cet ensemble de force et de santé qui la faisait ressembler, cette grande et belle personne, à un espalier de roses-pommes, entremêlées plantureusement à l'espèce de pêche que nos aïeux, moins prudes que nous, appelaient le téton de Vénus. Elle donnait si bien l'idée et de ces fruits et de ces fleurs, massés les uns avec les autres, qu'on l'avait peinte dans le salon de son père, un ruban incarnat dans les cheveux, tenant, à brassées, contre son sein rougissant, dans ses bras plus roses que sa robe rose, une corbeille de pêches vermillonnées, et ce portrait que j'ai vu encore dans ma jeunesse faisait, sous sa couche de poussière, venir l'eau salée du désir aux lèvres. Mais, — est-ce singulier ? — Néel n'avait jamais senti le besoin de tremper les siennes dans cette coupe où tout était rose, la coupe, la liqueur et l'écume !

À ses yeux, mademoiselle Bernardine de Lieusaint n'était qu'une de ces fraîcheurs, comme il y en a tant sous la coiffe carrée ou le bonnet rond des filles de Saint-Sauveur-le-Vicomte ou de Valognes. Pour le poète caché dans cet adolescent, pour cette jeune tête à qui sa mère Gaétane-Casimire avait fait lire, dès qu'il avait pu lire, Klopstock et Swedenborg, et avait laissé dans sa pensée l'idée de sa beauté, à elle, — la splendeur d'une aurore boréale dans les immensités de neige, — mademoiselle de Lieusaint était presque vulgaire.

On comprend alors quel coup de foudre lumineuse avait été dans son imagination et dans son cœur cette Calixte qui avait, comme sa mère, la diaphanéité de certaines substances nacrées et la grâce mélancolique des eiders, et qui, de plus que sa mère, dont le front n'avait jamais cessé de porter la perle sans rayonnement du bonheur domestique et de l'amour permis, était couronnée de douleur. Dès cette rencontre, tout fut fini pour la pauvre Bernardine et tout commença pour l'homme qu'elle devait épouser ! Un abîme se serait ouvert sous ses pieds et l'aurait engloutie, qu'elle n'aurait pas mieux disparu. Elle était là, et elle n'y était plus. Néel lui parlait du ton le plus doux, le plus poli, mais le plus indifférent ; et quand une larme qu'il y faisait naître se montrait dans ces yeux, violette des bois tremblant dans la rosée, il ne s'en apercevait pas !

Mais Bernard de Lieusaint s'en apercevait, lui. Témoin des distractions de Néel et des tristesses de sa fille, il avait mis le nez au vent ; il avait flairé, reniflé, et enfin découvert que son futur gendre allait plus souvent au Quesnay qu'à Lieusaint, et il s'empressa de faire jouir de sa découverte son grand ami le vicomte Éphrem. Un soir que Néel n'était pas rentré au manoir, le vieux Bernard, après avoir silencieusement bourré sa pipe, pendant un temps fort long, l'alluma, l'aspira et finit par lâcher, avec la première bouffée, au visage du seigneur de Néhou, qui se chauffait bien tranquillement devant un feu de pommier, dans ses bottes de carton verni, un : — « Où pensez-vous qu'est à cette heure votre libertin de fils, mon compère ? »

Puis, de fil en aiguille, — aurait dit Jeanne Roussel, — il raconta, après cette entrée en matière, les visites de sire Néel au Quesnay et ses présentes amourettes. Mais le vicomte laissa dire son ami Bernard et ne fronça pas autrement les sourcils de la déclaration du bonhomme.

— Hé ! vous veillez au grain ? c'est bien, lui dit-il. La fille au prêtre est diablement jolie, mais c'est la fille au prêtre ! Puis, elle est malade. C'est de plus une sainte, un lis de pureté, dit le curé de Néhou, et, au fait, pour qu'il soit beau, ce lis-là, ce n'est pas le fumier qui a manqué, avec un tel père ! Quand Néel chasserait par là, compère Bernard, il en serait pour sa poudre et son plomb, et il n'abattrait pas un si fin gibier aussi facilement qu'un cygne ou un grèbe. D'ailleurs vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. J'interdirai à mon jeune gars toute accointance avec ce vieux drôle de Sombreval, que le pays honore beaucoup trop, en le traitant de vieux diable. Il ne faut pas grandir les coquins. Et Néel est un brave garçon qui m'obéira.

Rassuré ou non, le baron de Lieusaint remonta sur son cheval gris et regagna sa gentilhommière : mais le même soir, — une heure après le départ de son compère, — le vicomte Éphrem apprit que l'amour de son fils n'était pas, comme le disait le vieux baron, une amourette, et que la consigne paternelle allait se briser contre un cœur virilement épris. Néel, qui s'était tu jusque-là, mais qui était incapable de mentir, avoua à son père qu'il aimait Calixte. — Je l'aime, lui dit-il, comme vous avez aimé ma mère.

— Oui, mais ta mère était comtesse de Zips, alliée aux Radziwill et aux Sapieha, de race presque royale. En l'épousant, je n'ai pas descendu les Néhou par une mésalliance, tandis que ta petite Sombreval est la fille à Jean Gourgue, un va-nu-pieds, né dans la crotte et digne de sa naissance ; et tu ne comptes pas, je pense, l'épouser ?

Néel aimait et respectait trop son père pour lui dire la résolution qu'il avait formée dans ses longs jours passés à errer autour du Quesnay et qu'il avait renfermée à triples verrous dans son cœur.

— Jamais, avait-il pensé bien des fois, je ne causerai de peine à mon père, mais, s'il doit mourir avant moi…

Ce soir-là, il se tut encore — laissa passer sur sa tête un ouragan qui fit plus de bruit que de mal, et le lendemain, sous l'influence alarmée des paroles de son père et d'une défense qui allait couper son bonheur par le pied, s'il obéissait, il alla se jeter à Calixte ! Qu'on juge donc de ses sentiments, quand il apprit qu'il aimait seul, — que seul il était bouleversé, — et que jamais, — ni avant ni après la mort du vicomte Éphrem, Calixte ne serait à lui, — et par cette raison souveraine, — c'est qu'elle ne s'appartenait plus !

En sortant du Quesnay, en proie à une véritable fièvre d'amour et de désespoir, il n'osa pas retourner à Néhou où il devait retrouver l'irritation paternelle, et il se dirigea vers Taillepied, chez cette Malgaigne qui lui avait prédit que son amour pour Calixte Sombreval serait son malheur et sa perte, mais qui, de toutes les infortunes et pis que la mort même, ne lui avait pas prédit la plus grande, — le malheur de n'être pas aimé !

Il marcha vite, sous le fouet et l'aiguillon de ses pensées. Le jour, qui dans cette saison n'a pas de crépuscule, tombait vite sous ce long ciel gris, et il se demanda si la Malgaigne, la grande fileuse de toutes ces paroisses, serait rentrée de sa journée à une heure si peu tardive… Il était à présent un habitué de sa bijude[3] Note: Petite maison à toit de paille et à murs d'argile.. Il y avait entre elle et lui cette amitié, singulière et commune pourtant, qui peut exister entre la jeunesse aveugle et la vieillesse clairvoyante. La Malgaigne l'avait saisi par l'imagination depuis la scène de l'étang et l'histoire du Rompu. Mais il l'aimait surtout (ô passions, vous êtes toutes les mêmes !) parce que la prédiction de cette femme, toute terrible qu'elle fût, l'avait lié à Calixte, comme la main fatale de l'esclave lie les deux amants dans le sac où ils vont mourir au fond du Bosphore.

Néel voyait son sort dans cette image. Il aurait baisé la main de l'esclave… « Nous mourrons, pensait-il, mais nous mourrons entrelacés… » Il s'intéressait encore à la Malgaigne, parce que Calixte s'était mise à aimer aussi cette vieille femme qui avait servi de mère à son père. Quoi qu'eût pu faire la jeune fille, la Malgaigne, qui avait ses idées, comme disaient les paysans avec une emphase solennelle, n'avait jamais voulu mettre le pied sous les poutrelles du château du Quesnay ; et, pour cette raison, Calixte l'avait bien souvent visitée avec Néel, dans ces promenades confiantes où Néel, chaque jour plus épris, s'était imbibé de Calixte comme la chair s'imbibe du sang qui la fait vivre ! Il y avait donc pour eux un passé déjà dans cette bijude où ils avaient leurs places marquées sur des escabeaux à peine dégrossis, auprès du rouet de cette fileuse éternelle. Image de sa vie laborieuse et rêveuse que ce rouet qui tournait toujours en revenant sur lui-même, comme sa pensée.

Quand le jeune de Néhou arriva à Taillepied et au bas du mont, on ne voyait plus son chemin devant soi. La bijude de la grande Malgaigne n'était pas sur le bord d'une route, mais dans un bas-fond où les eaux qui tombaient du mont faisaient comme un petit lac du milieu duquel s'élevait l'indigente masure. C'est à cause de l'obsession de ces eaux pluviales, dans un pays humide comme ces parages de l'Ouest, qu'on avait pratiqué devant sa porte un petit pont d'une seule arche, s'il est permis de donner le nom d'arche à une humble courbe de pierre rasant le ruisseau qui passait sans bruit par-dessous.

À moitié de ce petit pont était une barrière entrelacée de jan et d'épines, et Néel fut bien étonné de la trouver hors de son lien, cette barrière, entr'ouverte et poussée comme si quelqu'un, qui, certes, n'était pas la Malgaigne, n'avait pas pris la peine, après avoir passé, de se retourner pour la clore. Il crut qu'un paysan était venu là pour chercher la fileuse demandée dans les fermes, ou lui apporter du lanfois[4] Note: Le chanvre qu'on met sur la quenouille., car de voisin ou de voisine il n'y en avait point. Le seul voisinage de la Malgaigne était le clos à Jean Sombreval, avec sa maison sur la lisière du clos, — maison fermée depuis plus de dix ans, et que Sombreval, riche comme il était, n'avait voulu fieffer à personne.

Le clos était loué à des cultivateurs assez éloignés, mais la maison n'avait pas rouvert ses contrevents et entendu sa grosse clef grincer dans sa serrure depuis qu'on avait enlevé du seuil de cette porte, alors ouverte, la bière du père de Sombreval. Néel, qui ne voulait montrer sa douleur et son visage qu'à la Malgaigne s'arrêta en voyant l'état de cette barrière et il allait, toujours violent, prendre le parti de retourner à Néhou, affronter les ordres et les colères de son père, quand une voix qu'il ne pouvait méconnaître, — car elle avait la vibration de l'orgue dans ses basses profondes et étendues, — résonna tout à coup et prononça le nom de Calixte. Arrêté par ce nom tout-puissant qui faisait toujours le silence d'une église devant le saint-sacrement dans son cœur, Néel écouta ce qu'ils disaient d'elle, comme si tout ce qui se rapportait à elle lui appartenait de plein droit, et qu'il n'y eût plus d'indiscrétion à écouter.

— Non, — disait Sombreval, — Calixte n'a rien à craindre de ce que tu crains, la Malgaigne. L'avantage de parias comme nous est de pouvoir vivre comme il nous convient, sans que le monde ait rien à y voir. Le monde et nous sommes trop éloignés l'un de l'autre pour pouvoir réciproquement nous blesser.

— Mais si ces enfants allaient s'aimer ? dit la Malgaigne.

— Tant mieux ! fit Sombreval tranquille. C'est déjà fait, du moins pour l'un des deux !

Le cœur de Néel battait dans sa poitrine comme une cloche.

— Le jeune de Néhou aime Calixte, reprit Sombreval : et qui ne l'aimerait, l'adorable enfant ? Mais Calixte, elle, est trop pure et trop parfaite pour aimer personne sur cette terre, — ajouta-t-il avec l'âpre mélancolie d'un homme qui, en disant sur cette terre, disait partout ; ne pouvant croire qu'il y eût un être à aimer ailleurs.

— Et l'on dirait que tu le regrettes, Jean ! — fit la vieille fileuse avec une insistance pleine de pensées ; — et cependant, si elle l'aimait comme il l'aime, — car il l'aime, tu l'as bien vu, Sombreval, — ce serait un malheur de plus pour tous les deux !

— Pourquoi ? fit la voix de Sombreval avec la confiance de la force. Pourquoi donc ? Si elle l'aimait, je le lui donnerais. Je n'attends que cela, la Malgaigne ! J'irais le lui chercher jusqu'à Néhou, jusque dans les bras de son père, et je le lui apporterais, comme la première fois qu'elle le vit je le lui rapportai sans connaissance et l'étendis devant elle sur le mur de la grille du Quesnay. Oui, je le lui donnerais pour qu'elle fût heureuse d'abord et ensuite, qui sait ? guérie. La nature cache des secrets que la science veut apprendre en vain et qui la défient. Quand il s'agit de cette machine nerveuse qu'on appelle la femme, qui sait l'influence que pourrait avoir ce grand fait physiologique du mariage ?… Dans une foule de cas, ç'a été un remède. Eh bien ! Calixte épouserait Néel et serait peut-être sauvée.

— Épouser Néel de Néhou ! Encore ton orgueil, Jean ! — dit avec une pitié triste la Malgaigne. Les Néhou ne sont pas faits pour les Sombreval.

— De l'orgueil ! reprit-il, j'en peux avoir comme un autre homme. Mais je n'ai pas celui que tu crois, ma vieille mère. Je sais tout aussi bien que toi la distance qu'il y a entre les Néhou, l'honneur et la puissance de la presqu'île depuis des siècles, et des vestes-rousses, des riens-du-tout comme les Sombreval. Pour ma part, je n'ai jamais donné dans cette chimère de l'égalité entre les hommes, que tout dément, foule aux pieds et soufflette dans la société comme dans la nature. L'observation et les faits m'ont appris la hiérarchie, l'impérieuse et inflexible hiérarchie ! Mais l'observation m'a appris aussi la force de la passion dans certaines créatures, et j'ai vu, du premier coup d'œil, ce qu'il en tient dans ce jeune Néel.

Il est d'un sang, par sa mère, où l'impétuosité du désir touche à la folie, et il tient beaucoup de sa mère, comme tous les enfants amoureusement faits. Un jour, vieille Malgaigne, dans le pays de cette Polonaise, mère du jeune de Néhou, on a vu un roi donner son plus beau régiment de dragons pour douze vases en porcelaine[5] Note: Auguste II (de Saxe)., et ce n'était pas le plus fou de son royaume. Il aimait les vases ! voilà tout. Calixte en est un qui contient tous les nectars de la vie. Pour l'avoir, Néel de Néhou donnerait sa race, son blason, son nom, tout ce qui est pour lui bien plus que l'existence, si Calixte était à ce prix…

Néel, appuyé contre sa barrière, écoutait Sombreval avec une espèce de joie fière, et, malgré la douleur que Calixte venait de créer dans son âme, il jouissait d'être si bien compris.

— Tu le ferais maudire de son père, — dit avec autorité la Malgaigne. Tu l'as été du tien, Jean. C'est assez comme cela !

Sombreval ne répondit pas. Le silence tomba dans la bijude. Le mot de la Malgaigne avait-il atterré l'homme qui ne voulait être que son Jeanotin et avec qui elle venait d'oser un souvenir terrible ?… Néel, que cet homme aurait intéressé quand il n'aurait pas été le père de Calixte, eût voulu voir, en ce moment, le visage de Sombreval, mais la résine de la Malgaigne n'était pas encore allumée. On ne pouvait rien apercevoir à travers l'huis ouvert de la bijude ; le silence qui s'était produit tout à coup avait comme l'expression de la physionomie qu'on ne voyait pas. Il agit sans doute sur la Malgaigne comme il avait agi sur Néel. Émue du mal qu'elle venait de faire, la sévère vieille femme mit tout à coup de l'huile dans sa voix et sembla reprendre et caresser la tête crépue de son fils d'autrefois, en l'appelant du nom qu'elle lui donnait dans son enfance.

— Tu es trop père toi-même, Jeanotin, pour ne pas savoir ce que pèse la malédiction paternelle sur le cœur d'un homme, et tu ne voudrais pas la faire porter !

— Oui, reprit Sombreval d'une voix altérée, ils disent que mon père m'a maudit… Tu y étais, toi, et tu le sais, tu l'as entendu. Tu n'as pu l'empêcher, ma pauvre Malgaigne. Mais c'était un homme dur, absolu, un cœur de chêne plutôt qu'un cœur d'homme, un vrai paysan, que mon père. Il aimait son morceau de terre mieux que moi. Je n'ai jamais cru aux pères qui maudissent.

— Et à quoi donc crois-tu, Sombreval ! interrompit la Malgaigne, reprenant son accent triste et sévère, indignée de cette dernière impiété dans cet athée à toute chose, et dont l'athéisme était horriblement complet.

— Je crois à moi, — dit-il avec véhémence. Je crois à ce qu'il y a là-dedans ; — et on entendit le bruit de sa main qui frappait sa poitrine sonore, — voilà mon orgueil, la Malgaigne. Tu sais si Jean Sombreval manque de force, et pourtant il ne pourrait jamais maudire Calixte, l'eût-elle poignardé de douleur !

Ce fut la vieille femme qui se tut à son tour, vaincue par cet homme si fort et qui confessait la divine faiblesse des mères, cette tendresse infatigable à l'indulgence, à la pitié et au pardon. Les yeux de Néel se remplirent de larmes… Avec cet être étrange, qu'il voyait dans l'intimité et qui s'y purifiait pour lui de son effroyable renommée, Néel était incessamment suspendu entre l'admiration et le mépris. Il avait comme des remords d'admirer le coupable dont la réputation ne mentait pas, mais qui retrouvait dans son amour pour son enfant un rayon de cette moralité qu'il avait depuis si longtemps étouffée au fond de son âme.

Pour le jeune amoureux de Calixte cette tendresse transfigurait Sombreval. Elle infusait de l'âme et presque de la grâce dans ce Titan de perversité et de science, à l'esprit positif, cruel et quelquefois brutal comme la réalité, et finissait par donner comme des mamelles à son génie. En l'entendant s'exprimer ainsi, reconnaissant d'ailleurs de le voir si disposé à lui donner sa fille, pour peu qu'il fût aimé d'elle, Néel fut plus touché que jamais de cet amour de Sombreval, qui couvrait tout, qui eût racheté un parricide !… Aussi, quand le châtelain du Quesnay sortit de la bijude de la Malgaigne, dans la nuit tout à fait noire, Néel, emporté par cette impulsion qui devait plus tard briser sa vie, saisit-il la large main qui s'était posée sur le poteau de la barrière pour l'ouvrir et la porta-t-il involontairement à ses lèvres :

— C'est moi, Monsieur, dit-il dans le transport de tous les sentiments qui agitaient son âme ardente, et, il n'y avait qu'un moment, saturée de douleur, — pardonnez-moi, j'étais là… J'ai écouté et j'ai tout entendu !

Et, au lieu d'entrer chez la Malgaigne comme il en avait le projet, il s'en alla avec Sombreval qui lui dit, avec cette amabilité joyeuse que la pensée de Calixte faisait toujours fleurir dans les anfractuosités de cet homme, bâti, semblait-il, de ce chêne dont il disait que le cœur de son père avait été fait :

— C'est trop d'honneur pour la patte d'un vieil ours comme moi, jeune homme. C'est sur la main de ma fille que vous devez me remercier.

Et alors, tout en marchant dans la direction du Quesnay, ils parlèrent de ce mariage qui était possible encore, — qui était un plan dans la pensée de Sombreval, mais qui n'était plus qu'une ruine dans celle de Néel de Néhou, parce qu'il savait, lui, que Calixte n'était plus à elle et qu'elle avait pris un époux. Noble toujours, il se tut sur ce qu'il savait, il ne révéla point le désolant secret que Calixte lui avait appris. Il n'était pas homme à trahir la fille et à percer le cœur du père. Il resta le paladin qu'il était, ne voulant rien devoir qu'à lui-même et à l'héroïsme de son amour.

— J'ai dit aujourd'hui même à Calixte que je l'aimais, fit-il avec la simplicité d'un enfant qui sera plus tard une grande âme, — mais je suis au désespoir, monsieur, car elle m'a répondu qu'elle ne m'aimait pas.

— Elle me l'a dit aussi, Néel, répondit Sombreval, car j'ai cherché à vous faire aimer, moi. J'ai, depuis que Calixte est au monde, pétri cette tête, pétri ce cœur, et y mettre de l'amour pour un beau jeune homme est plus difficile que d'y mettre la vie, — ce problème, cet effort de mes derniers jours.

Oui, j'aurais voulu qu'elle vous aimât ! L'amour heureux aurait une influence sur le plexus nerveux de cette enfant, victime d'une sensibilité morbide et que je ne puis comparer qu'à une harpe éolienne dont les cordes saigneraient en résonnant au moindre souffle. Et puis, pour un vieil observateur de cette chair à canon qu'on appelle les hommes, vous êtes un de ceux contre qui j'aimerais le mieux appuyer ma pauvre fillette avant de m'en aller pourrir, un de ces soirs, dans la vallée. Je serais sûr de l'avoir laissée sur le cœur d'un mâle qui saurait la défendre, et cela me coûterait peu alors de sentir se dissoudre cette matière ferrée qui fut Sombreval. Il semble que vous et elle soyez de la même race : vous, un gentilhomme de sang presque royal, elle, de naissance une paysanne : mais il y a des individualités qui valent des races, parce qu'elles sont faites pour en fonder !… Si je croyais à l'enfantillage d'une Providence, je dirais que ce sont là des noblesses vierges, tombées du ciel pour empêcher la noblesse éternelle de s'en aller de ce monde, dans la décrépitude des familles, usées par l'excès et le temps.

Il s'arrêta, fouettant la haie de son bâton de houx. Néel l'écoutait comme un oracle. Sans l'haleine d'impiété qui s'y mêlait, les idées qu'exprimait cet homme singulier continuaient de le grandir au regard de cet enfant trempé dans le fleuve bouillonnant de l'enthousiasme, et près d'en sortir peut-être un Séide, si Sombreval l'avait voulu !

— Le mariage que je rêvais entre vous et Calixte, reprit Sombreval, n'aurait donc pas été physiologiquement une mésalliance. Je le souhaitais peut-être aussi ardemment que vous, jeune homme, car j'aime Calixte avec une passion paternelle plus grande que la vôtre en abnégation, et pour le moins aussi grande en intensité. Ce mariage, espoir de ma vieillesse, je lui ai dit souvent que je le désirais !

Bien des fois, lorsque vous nous aviez quittés après ces longues heures d'intimité dont toute âme de jeune fille a besoin, et dont Calixte doit avoir plus besoin que personne dans la solitude où elle vit, je l'ai prise sur mes genoux, comme on y prend son enfant souffrante, et j'ai tourné et retourné dans mes deux mains ce cœur tranquille où je vous cherchais.

Rien n'y précipitait la vie ! J'y discernais bien quelque chose comme un frère. Je n'y voyais pas ce que j'y cherchais. Alors je lui parlais de vous comme il faut parler pour attirer l'imagination des jeunes filles. Je connaissais la sienne. Je savais quel Orient magnifique et charmant s'étendait d'une tempe à l'autre de ce front de vestale, où le feu sacré de l'intelligence menace, à certains moments, de dévorer les cloisons délicates dans lesquelles il est enfermé. Je touchais à ce clavier nerveux qui peut éclater dans le vide, mais qu'une émotion toute-puissante et douce, comme celle de l'amour heureux, pourrait raccorder.

La maladie de Calixte, monsieur de Néhou, cette souffrance qui la rend si pâle et la tient des jours entiers morte, — inanimée, — à l'état de cadavre, ou lui fait pousser ces cris aigus qui percent tout, murs et draperies, et s'entendent parfois au bout de l'étang du Quesnay, cette maladie sur laquelle les gens de ce pays ont débité des contes si absurdes, est une névrose d'un caractère presque inconnu, due à l'état psychique de sa mère quand elle la conçut, et aux circonstances de sa naissance…

Cette maladie, venue d'une cause morale, un sentiment pouvait l'emporter ! Mais mon désir, mes précautions, mon éloquence, toute ma connaissance de la tête et du cœur de cette enfant qui est mon ouvrage, tout est inutile ! elle ne se troublait pas ; j'étais comme un sorcier vaincu par ses propres sortilèges. J'avais beau souffler sur la glace de ce cœur limpide, votre image n'y apparaissait pas. Je recommençais l'expérience, l'expérience avortait toujours.

Quand elle souffrait de ces douleurs inexprimables dont les symptômes me déchirent, quoique je les connaisse et que je puisse même les prévoir ; quand, brisée et défaillante de son martyre, elle venait appuyer son pauvre front sur cette poitrine que j'aurais ouverte, si mon sang lui avait fait du bien, je lui disais que ces horribles douleurs, plus fortes que mes élixirs, mes éthers et toute ma chimie, seraient vaincues par le mariage, par l'influence mystérieuse, mais positive, d'un homme qu'elle aimerait, elle m'opposait invariablement les mêmes résistances, les mêmes refus, et elle avait au sein de ces tortures des manières de me dire *non* qui me terrassaient. On dit *non* comme cela au bourreau !

Néel écoutait presque avec transe. Les douleurs de ce père s'entrelaçaient aux siennes et doublaient l'intérêt des haletantes paroles qu'il s'en allait disant dans la nuit. Néel ne voyait pas la face de son compagnon, mais il sentait, à je ne sais quel tremblement dans la mâture de cet homme, que quelque chose de formidable secouait la robuste carcasse de cette espèce d'arbre humain qui cachait sous son tronc la tempête. Le pas pesant de Sombreval coupait en zigzags ces chemins creux. Il ressemblait à celui de Catilina quand il sort du sénat romain, dans Salluste, chancelant, égaré sous cet épouvantable coup de ceste, — la fameuse et dévisageante apostrophe du Consul.

— Vous vous trompez de chemin, monsieur, lui dit Néel. Ce n'est pas la route du Quesnay. Par là, nous retournerions chez la Malgaigne, d'où nous venons.

— C'est vrai, — dit Sombreval, rappelé à lui-même. Je connais pourtant tous ces chemins aussi bien que vous, monsieur de Néhou, car j'y ai traîné ma jaquette… Mais j'étais l'esclave d'une pensée plus forte que moi quand elle m'empoigne, et qui me fera trouver un jour brûlé vif et en cendres sur le brasier de mon fourneau.

Néel n'osa pas demander à ce malheureux, qui lui imposait par sa douleur comme par l'ensemble de sa personne, ce qu'il voulait dire. Au Quesnay, il ne l'avait vu presque jamais que silencieux, excepté quand il s'occupait de sa fille et qu'il enroulait ses bras et son esprit autour d'elle. Quoique dans l'éclair de sa parole, rare et brusque, on sentît bien l'homme supérieur, le porte-foudre intellectuel, il était d'attitude comme tous les esprits qui ont épuisé la vie et les idées et sont devenus ces indifférents de la terre dont parle si fièrement Shakespeare.

Or, pour la première fois, il parlait de lui. Il ouvrait des jours sur son âme ordinairement sombre comme la nuit qui les entourait, et Néel, qui se retrouvait dans cette âme au moment où il s'attendait le moins à s'y voir, écoutait les révélations du père de Calixte avec une passion si intéressée, qu'il n'en oubliait pas sa propre douleur, oh ! non, certes ! mais qu'elle en était suspendue.

— Une pensée, — reprit Sombreval, — un enfer ! car l'enfer, ce doit être une pensée ! Et pourquoi ne le dirais-je pas entre nous, qui causons ce soir comme deux hommes, — deux amis, — presque un fils ! presque un père ! et qui aimons Calixte, chacun à notre manière, tous les deux ? Quelles cruelles ironies nous cache parfois la destinée ! Voilà une enfant soumise et tendre comme il n'en exista peut-être jamais ; et savez-vous pourquoi elle me résiste et me désespère, pourquoi elle ne vous aime pas, vous qui l'adorez ; pourquoi elle ne veut épouser personne, pourquoi elle ne veut pas guérir d'une maladie qui peut la tuer, monsieur Néel ! et se complaît dans ces souffrances sans nom que je sens dans ma propre chair quand elles tordent et déchirent la sienne ? C'est qu'elle aime son Dieu plus que nous, monsieur de Néhou ! C'est qu'elle me croit un grand coupable parce que… vous savez bien pourquoi ! Vous connaissez bien ce que je suis, ce que Sombreval a été… C'est qu'elle veut souffrir pour son père, expier ce qu'elle croit un crime, racheter ce qu'elle appelle mon âme ! Illusion qui dévore sa vie ! cela est sublime pour elle, mais pour moi ce n'est qu'insensé… Nous sommes sacrifiés à une chimère. Nous avons, vous pour rival, et moi pour ennemi, le Dieu de Calixte, le Dieu de la Croix !

— Oh ! Monsieur ! — dit Néel effrayé d'une impiété qui rejetait le masque de silence sous lequel Sombreval la gardait toujours, c'est vous qui un jour l'avez dit, Calixte est une sainte ! Son Dieu est le mien. Ce Dieu n'est pas l'ennemi des hommes ; ce sont les hommes plutôt qui sont ses ennemis.

— Oui, vous devez dire cela ! — reprit Sombreval avec une tristesse abattue, la tristesse du déchu qui, dans l'abîme, a touché le fond, — c'est tout simple. Vous croyez à Dieu. Vous avez l'âme jeune, mais vous vieillirez. Vous deviendrez un homme. La foi que vous avez, je l'ai eue… et vous la perdrez. Ce n'est pas toujours nous, voyez-vous, qui tuons l'idée de Dieu dans nos âmes. Elle y tombe d'elle-même, comme les choses tombent en nous, hors de nous, partout, émiettées, dissoutes, anéanties !

Moi qui vous parle, monsieur Néel, c'est au pied de l'autel, c'est à l'autel même que le Doute et l'Incrédulité se sont dressés devant moi, — obstinément, — pendant des années, comme des Répondants moqueurs et terribles qui insultaient tout bas aux paroles que je prononçais tout haut, aux signes de mes mains consacrées qui accomplissaient le mystère… J'ai longtemps prié Dieu de me délivrer de ces obsessions… Il ne l'a pas voulu ; il ne le pouvait pas ! Je l'ai longtemps prié, s'il était, de me délivrer de ces tentations d'impiété que j'imputais à l'Esprit du Mal, et qui étaient, au contraire, les premières évidences de l'esprit de l'homme qui s'éveillait, qui se mettait debout en moi !

L'homme ne s'avoue dupe que bien tard… Oui, j'ai longtemps demandé, dans l'horreur et les larmes, à ce Dieu qui se voilait pour moi, d'empêcher l'impiété de monter, en sa présence, du fond de mon âme, comme ce pied effrayant dans l'Apocalypse, qui s'élève tout à coup du sein de la mer.

J'ai été jaloux du prêtre de Bolsène, à qui l'hostie saigna sur les mains, et je souhaitais toujours que ma foi ébranlée se raffermît dans la terreur d'un tel miracle ; mais la goutte de sang que je demandais, pour y noyer cet athéisme qui envahissait ma raison, n'a jamais rougi la table de l'innocent sacrifice, et c'est alors que, las d'attendre, j'ai renversé ce calice dans lequel il n'y avait plus que des fluides de la terre que je pouvais décomposer sans y trouver Dieu !…

L'homme qui a fait cela, Néel, pensait bien avoir mis cette grande illusion de Dieu hors de sa vie, et elle y revint cependant pour se venger des mépris de ma raison, me frappant comme un être réel, comme une main de chair, dans les entrailles ! La Religion foulée aux pieds a trouvé le moyen de me rendre, coup pour coup, cette blessure…

Ce rocher de Golgotha qui pèse sur le monde, et que je croyais avoir rejeté de ma vie comme un joug brisé, y retombe, — et c'est la main de mon enfant qui le fait rouler sur mon cœur !…

Sombreval s'arrêta encore ; Néel se taisait. Il se taisait par respect pour ce Laocoon étrange, souffrant dans son enfant qui mourait et qu'il voulait sauver ! À toutes les impiétés qu'il venait d'entendre, Néel savait la réponse à faire, mais il ne la faisait pas. Il n'osait pas dire à ce grand aveugle, à qui l'orgueil et ses éclairs avaient brûlé les yeux, que la vie est, au fond, terriblement bien faite, et que, quand les plus forts ont cru couper les ongles au lion de Juda, ils repoussent, ces ongles, plus longs de moitié, dans leurs flancs !

Il avait pitié de cette douleur de père, soudée dans sa propre douleur d'amant.

— J'ai lu un jour dans une histoire, — reprit Sombreval après une pause, — que Cromwell arrivé au pouvoir suprême, heureux par sa famille comme il l'était par l'état de force et d'honneur où il avait mis l'Angleterre, trouva chez lui, — dans son logis, — la douleur qui n'en faisait qu'un homme, et que cette douleur lui venait aussi d'une enfant.

La dernière de ses filles, son amour à lui, sa Calixte, avait horreur du pouvoir de son père, et s'était prise, tête romanesque, d'un violent amour pour les Stuarts. Triste partout, jusque dans les bras paternels, elle y portait la honte, le remords, l'accablement de la puissance du vieux Cromwell. Elle mourait de l'idée fixe du retour des Stuarts ! Lorsqu'il caressait cette tête bien-aimée : « Père, lui disait-elle, quand leur rendras-tu leur couronne ?… » Ce n'était pas de l'immense amour de son père qu'elle était touchée, c'était de la destinée de Charles Stuart ! Toujours elle lui enfonçait cette épine ! Toujours sous chaque baiser de cette bouche innocente, il trouvait cette morsure, les Stuarts !

Eh bien, moi aussi, je connais cette douleur horrible d'une honte et d'une tristesse que j'ai faites dans le cœur d'une enfant aimée ! Moi aussi, je vois sur le front qui porte ma vie le reproche muet, l'accusation, l'éternelle prière que je ne puis exaucer ! Je sens quelque chose de plus fort que moi dans ce cœur à moi et qu'avec toute ma force, — inutile ! — il m'est impossible d'arracher !

Et il retomba dans le silence. Ah ! Néel ne s'était jamais plus senti son ami… Ils furent longtemps sans rien se dire, mais, comme ils entraient dans la petite lande qu'on appelait la Lande au Rompu, la lune se leva tout à coup sur le bois d'en face et se mit à écailler d'argent les tuiles bleues du Quesnay, qu'ils apercevaient sous leurs pieds.

— Voilà donc, dit Sombreval, où elle vit, notre espérance ! — et il étendit sa large main vers le château où, sous les persiennes fermées à tous les étages, il aperçut luire des clartés mobiles, — pour un autre que lui imperceptibles à cette distance, car Néel, avec ses jeunes yeux, ne les voyait pas !

Un blasphème passa sur ses lèvres. — Elle est plus mal, dit-il d'une voix altérée. Elle aura ce soir une de ses crises ! Je vois des lumières qui vont et qui viennent à travers les appartements. Prenons nos jambes à notre cou, monsieur Néel. Il est temps que nous arrivions !

Et l'un et l'autre ils s'élancèrent par la rampe qui descendait à l'étang et au Quesnay, comme s'ils avaient couru au feu.

Ils arrivèrent par la barrière, qui n'était pas fermée ; car les Herpin ne la fermaient qu'après le souper, quand ils regagnaient les écuries où leurs garçons couchaient avec les chevaux. Ils montèrent rapidement le perron et cognèrent à la porte vitrée, mais on ne s'empressait pas de leur ouvrir.

— Ils n'ouvriront pas, monsieur ! dit Néel, effrayé de ces symptômes.

— Eh bien ! ouvrons, nous ! répondit Sombreval, et du genou il fit sauter en éclats les verrous de la porte, qu'il enfonça aussi aisément qu'un enfant, qui y tombe, enfonce les plombs vitrés d'une cloche à melons.

Et ils entrèrent, — mais, sans la lune qui passait par les fenêtres ouvertes du côté du jardin, tout aurait été noir et vide dans cette maison muette. Les lumières, mobiles derrière les persiennes, erraient maintenant du côté de l'étang.

On entendait des voix confuses. — Par ici ! par ici ! disaient-elles. Sombreval et Néel se dirigèrent sur les voix et tombèrent tous deux comme la foudre au milieu des gens de la ferme au moment où le nègre Pépé soulevait de terre Calixte inanimée, — l'air d'une morte !

— Ah ! rugit ce lion de père qui devina tout, — et d'une seule main il empoigna la nuque vigoureuse de l'esclave courbé sur sa fille et, l'arrachant, comme un arbre qu'on déracine, au fardeau qu'il allait lever, il le fit rouler à dix pas de là avec cette force surhumaine que Dieu lui avait si étonnamment départie et qui, toute sa vie, fut le seul porte-respect qu'il ait eu au milieu de ces populations !

Il avait enlevé Calixte comme un morceau de soie, et, l'emportant vers le château :

— C'est ainsi donc, — dit-il d'une voix tonnante, — que vous veillez sur votre maîtresse quand je n'y suis pas !

« Nous étions là un tas de garçons qui n'étions pas bien gênés, disait le fils Herpin, mais aucun ne souffla brin d'excuse, tant il était formidable ! Et cependant, malgré l'atout qu'il avait campé à la face de crêpe, il n'y avait de faute à personne. Il fallait qu'il s'en prît au bon Dieu, lequel envoyait à la fille de son prêtre des maladies comme on n'en reverra jamais ! »

Il paraît, en effet, qu'après l'étreinte interrompue du malheureux Néel et sa fuite courageuse, Calixte (était-ce le saisissement de ce qui venait de se passer ?) avait eu un accès de sa maladie.

Les gens de Sombreval l'avaient trouvée sans connaissance entre les deux portes de sa chambre et du salon, et ils l'avaient couchée, s'attendant à un de ces évanouissements qui duraient quelquefois trois jours. Mais quel ne fut pas leur étonnement et leur épouvante, à eux, ces ignorants et ces sauvages ! quand ils la virent s'élever droite comme un Esprit, et, les repoussant d'un bras tendu, qui avait la dureté du fer, descendre au jardin avec ces mouvements solennels et mystérieux des somnambules qui ressemblent à de la folie !

Dans leurs terreurs de nègres superstitieux, ils appelèrent les fermiers qui vinrent à leur aide et qui n'avaient jamais vu marcher, — racontèrent-ils, — une femme qui tombait de mal, car elle marchait les yeux blancs et retournés et la broue aux lèvres, et elle allait drait devant elle sans qu'on eût besoin de lui crier : « Casse-tête ! » au tournant du rond des allées, comme si elle eût vu le buis des plates-bandes, avec ses yeux blancs !

Il faut en convenir, même pour des gens moins simples et moins prévenus, c'était effrayant ! La pauvre enfant n'avait que la vague mousseline de son peignoir sur son corps délicat et souple. Ses pieds et ses bras étaient nus dans cet air marécageux du soir sur le bord de l'étang où elle s'était réfugiée. On l'y atteignit au moment où elle venait de s'affaisser tout à coup, comme si on lui eût fauché les deux pieds d'un revers de faux !

Pour que rien ne manquât à la terrifiante étrangeté du spectacle qu'offrait la malheureuse, ses membres détendus et doués, il n'y avait qu'un instant, d'une force surhumaine, s'étaient comme fondus et liquéfiés sous elle, et l'on ne voyait plus dans les plis gonflés de la mousseline où elle semblait nager que cette tête pâle sans regard, avec son bandeau rouge et sinistre !

Mais Sombreval l'eut bientôt portée sur le lit de repos qu'il avait fait dresser pour elle dans le salon, comme j'ai dit qu'il en avait fait dresser un dans tous les appartements du château. En marchant pieds nus sur le sable, où il y a parfois du verre pilé, et sur les tiges d'osier, taillées ras de terre au bord de l'étang, elle s'était cruellement blessée. Néel, avec la piété de l'amour, essuyait de son mouchoir ces pieds dont il n'emporterait pas l'empreinte, comme la Véronique emporta le visage de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le saint voile, mais dont il retrouverait les traces sanglantes, reliquaire qui ne le quitterait plus !

— Elle a saigné, dit Sombreval, — mais le sang est figé maintenant. Vous la couperiez par morceaux qu'il n'en tomberait pas une seule goutte et qu'elle n'aurait pas conscience d'une seule douleur. Elle ne sent rien ! La vie est-elle déplacée ou suspendue ? État mystérieux que la Science, cette tortue aveugle, constate, mais ne peut pénétrer.

Elle ne souffre pas ! Mais avant de tomber dans cet état sans nom qui n'est ni la mort ni la vie, elle a traversé des milieux de douleur d'une épouvantable acuité ! Que de fois j'ai vu le spasme la tordre, et quand je voulais contenir les tressauts de cet organisme fragile, toujours, à ce qu'il semblait, sur le point de se rompre, ce corps mignon était plus fort que mon étreinte et luxait ce poignet qui contient par la corne un taureau.

Que de fois je l'ai vue marcher avec l'adresse crispée d'un chat sauvage sur le cordon de cette plinthe qui court autour de ce salon, et m'apporter, comme elle aurait fait d'une soucoupe, le dessus de marbre de cette console, dans ces deux charmantes mains, — regardez-les, monsieur Néel ! — un chef-d'œuvre de faiblesse transparente, de vraies mains de Muse !

« Eh bien ! après tout cela, le croiriez-vous ? une seconde après, elle s'effondrait ; elle était foudroyée ! Elle était comme vous la voyez ! La catalepsie avait remplacé la névrose. Névrose, catalepsie ! des noms ! Ah ! celui qui a dit que nommer les choses, c'est les créer, a dit une fière imposture ! Ce n'est pas même les comprendre. J'ai consulté toute l'Europe. Ils ne savent rien ! Toutes leurs médications sont impuissantes, et voilà pourquoi la pensée m'est venue de chercher, moi ! si, par une combinaison de toxides, je ne pourrais pas venir à bout de ce mal, qui me prend mon enfant tous les jours un peu plus.

Cette combinaison à laquelle j'ai été amené par des observations et des analogies que je ne vous dirai pas, à vous qui n'êtes ni un chimiste ni un médecin, cette combinaison sera peut-être pour moi ce que fut la formation du diamant pour Lavoisier, un rêve, une chimère, une impossibilité ; mais peu importe ! je n'en suis pas moins décidé à la poursuivre nuit et jour sans repos ni trêve, jusqu'à ma dernière heure d'attention et d'intelligence, jusqu'à mon dernier regard, jusqu'à mon dernier souffle que je cracherai dans mon fourneau !

Et il arrangea les coussins autour de la tête de sa fille, avec une grâce presque maternelle.

— Quand se réveillera-t-elle de cet assoupissement ? fit-il. Qui le sait ? Demain, — après-demain, dans deux heures. Nulle règle à cela ! Nul symptôme. Rien que la plus profonde obscurité. Seulement, quand elle se réveillera, elle versera de ces longues larmes qui tombent sur mon cœur comme du vitriol, et qui viennent encore plus de l'idée de retrouver la vie que de la détente de ses nerfs. Elle est encore plus malheureuse que malade, ma pauvre Calixte, et c'est par moi qu'elle est malheureuse…

Il n'acheva pas. Sa tête tomba sur sa poitrine, et il s'assit auprès du lit de cette enfant qui était peut-être tout son remords, toute sa conscience, une conscience que Dieu lui avait placée dans ses entrailles de père pour remplacer cette autre qu'il avait étouffée en lui. Il se taisait. Il était livré à la pensée qui ne le lâchait pas une minute, mais qui, par instants, le dévorait avec un acharnement plus cruel.

Le dernier mot de Sombreval trouva dans le cœur de Néel un écho, et il éveilla la voix du reproche. Lui aussi n'était-il pour rien dans l'état effrayant de Calixte ? Ce qui s'était passé entre elle et lui, cette après-midi même, n'avait-il pas déterminé la crise qu'il avait sous les yeux, et n'avait-il pas à partager les remords de ce père qui s'accusait ?

Ils étaient assis l'un en face de l'autre, Néel vers les pieds du lit, Sombreval vers le chevet, Néel regardant de ses yeux navrés ce semblant de morte, plus blanche que la pelisse de grèbes dans laquelle son père l'avait enveloppée… Les deux bougies apportées par les domestiques, qui s'étaient retirés tremblants aux premiers signes de la colère de Sombreval, éclairaient mal de leur maigre lumière ce salon fait pour un jour plus largement répandu.

Les Herpin avaient regagné leur chez eux par la porte du jardin qui s'ouvrait sur la cour de la ferme… Néel ne songeait pas à partir. Il avait oublié Néhou. Il restait à veiller l'être qu'il aimait, et au milieu de sa pitié et de sa douleur il ressentait une inexprimable jouissance de passer la nuit auprès du lit de cette malade adorée, tête à tête avec ce père qui ne lui disait pas de s'en aller et qui le traitait déjà comme un fils !

Il passa la nuit, en effet, à cette place, attentif, anxieux, se partageant tout entier entre Calixte inanimée et Sombreval absorbé, — penché incessamment sur elle comme un vieux pilote sur une mer morte dont le fond lui serait inconnu.

Néel suivait les mouvements de cet homme en qui il avait une foi involontaire, et qui interrogeait tantôt le cœur, tantôt la tempe de cette forme d'albâtre dont on ne voyait plus les veines, tant la pâleur semblait avoir, en la pénétrant, changé la nature de cette chair ! Sombreval avait pris dans une cassette de la console une fiole d'un cristal glauque, et du doigt il en étendait doucement le contenu sur la lèvre supérieure de l'enfant sans souffle, qui ne pouvait plus rien aspirer.

Et comme le front grandiose et sombre du père de Calixte se sillonnait de mille plis, semblable à l'étang du Quesnay sous une bourrasque :

— La croyez-vous donc en danger ? dit Néel avec transe.

— En danger ! reprit Sombreval avec explosion.

Et ses yeux battirent et s'effarèrent sous leurs profondes arcades, pleines de feu et d'ombres, à l'idée d'un danger, quoiqu'il n'y crût pas.

— En danger ! non ! elle n'y est pas, du moins actuellement. J'ai vu bien des fois ces symptômes. Il y a tant de jeunesse en elle ! Un organisme sorti de Sombreval, une fille de cette race de gens comme nous, des fils de la terre, cache tant de ressources ! Mais il faut se hâter, car, à chaque accès de ce mal, il y a perdition de la force nerveuse, consomption secrète, que sais-je, moi ? La coupe de la vie se survide. « Nous sortons de la vapeur pour rentrer dans la vapeur », a dit Paracelse. On a vu bien vite le fond de cette coupe d'éther !

Tout en disant cela, il fut, sans doute, frappé de la physionomie de Néel, cet observateur qui était partout et qui voyait tout en même temps !

— Ah ! il faut que nous réussissions, jeune homme ! lui dit-il comme pour ranimer son courage. Vous ou moi ! mais, moi, cela peut être trop long. La science n'a pas de pitié, pas d'entrailles. Elle est obstinée et cruelle. Elle dévore onze vies d'hommes et fond leurs cerveaux avant de dire son secret au douzième… La science, c'est le sphinx. Et puis il ne s'agit pas de ma vie, mais de la sienne, et nous n'avons pas le temps d'attendre. Nous sommes pressés. Tout nous déborde. Ah ! vous, vous êtes plus fort que moi ! C'est à un cœur de femme que vous avez affaire, et quel cœur ! Vous pouvez réussir plus vite. Vous êtes beau et vous avez l'amour, qui est une seconde beauté par-dessus la première. Moi qui étais laid, gauche et pesant, j'ai bien su me faire aimer de la mère de Calixte, et Calixte est plus sensible encore que sa mère. Pourquoi ne vous aimerait-elle pas ?… J'ai cette idée, ancrée en moi comme une certitude, que le mariage la sauverait. Faites-vous-en aimer ! »

Ce fut sous le coup de cette parole qu'il emporta en lui, comme un cheval saignant emporte dans son flanc l'éperon rompu de son maître, que Néel de Néhou (quand Calixte fut revenue de sa léthargie) réalisa cet acte inouï par lequel, — comme disait Sombreval, — il tenta de se faire aimer.

« Il a raison, le vieux Sombreval. L'amour est plus fort que tout, même que la mort, selon les Livres Saints, » se dit Néel, possédé par une délirante espérance, — l'espérance qui naît de la force de nos désirs ! Et il roula pendant des jours entiers, dans cette solitude qui met la tête en feu et change l'aspect des choses impossibles, ce problème qui a tué tant de cœurs acharnés à sa vaine poursuite : le moyen de se faire aimer !

En vain passait-il, par intervalles, dans cet esprit éperdu, cette vision, ce souvenir, cette confidence de Calixte : « qu'elle était l'épouse de Jésus-Christ, » il étouffait cela. Il se répétait : « On peut faire relever une fille si jeune de ses vœux, » et il reprenait l'ardent problème.

Fut-ce une intuition de la passion qui éclaira cet ignorant jeune homme ? mais il crut, comme s'il savait la vie, que le meilleur moyen d'inspirer l'amour, si l'amour pouvait naître à la volonté de ceux qu'il dévore, était encore de frapper l'imagination de la femme et de déchirer sa pitié, et il finit par s'arrêter à une de ces idées qui ne pouvaient surgir que dans un cerveau comme le sien.

Ce n'est pas assez de dire que ce fut une folie, — ce fut une folie… polonaise ! comme parlent encore à l'heure qu'il est ces Normands, quand ils veulent qualifier ce qui est resté pour eux incompréhensible et ce qu'ils n'auraient jamais pu concevoir d'un normand comme eux.

XIII

Et ils disent bien, ces têtes rassises, ces grands jugeurs ! C'était une folie polonaise ! Le sang des Sapieha et des Zips, exaspéré par un amour à qui on faisait respirer sa proie, monta au cerveau du Normand et l'embrasa comme de la poudre ! Néel tenait du pays où la vie ne pèse pas plus que la plume qu'on porte à son bonnet, impalpable aigrette ! et où les hommes, quand ils boivent seulement à leurs maîtresses, cassent sur leur occiput de lourdes coupes de cristal qui blessent plus cruellement que des sabres, et pétrissent dans leurs mains nues leurs verres comme du sable, pour faire pâlir après dîner les joues qu'ils aiment.

Ce fut une folie polonaise ! la vanité et l'imagination des races slaves y eurent autant de part que l'ardeur du sang. Les Polonais, qui touchent à l'Orient de la pointe de leurs lances, reçoivent la réverbération de ce pays, soleillant et fastueux, autant sur leurs mœurs que sur leurs armes.

Par sa mère, Néel était Polonais ! et quelque chose d'oriental, d'altéré d'éclat, d'amoureux du splendide, se jouait dans sa pensée, dans sa franchise et dans sa vaillance.

Le caftan de diamants qui manquait à cette poitrine, faite pour le porter, il l'avait sur tous ses sentiments et il aimait à l'y étaler. C'était sa force ou sa faiblesse, mais c'était sa nature ! Dites-vous-le bien ! ou, comme ces Normands qu'il révolta par son action insensée, somptueuse et sauvage, vous ne le comprendriez pas ! Tout autre aurait comme lui pu risquer ses jours, mais il voulut les risquer d'une manière poétique, dramatique, pittoresque, qui laisserait au moins dans l'âme de sa bien-aimée un souvenir inextinguible, s'il succombait, — un spectacle qu'elle n'oublierait plus !

Il se prépara un magnifique suicide avec l'art et la coquetterie d'un Sardanapale. Il joua tout sur cette carte étincelante, — la magie d'un superbe danger ! Il y avait certainement dix à parier contre un qu'il y mourrait, que la chance serait contre son courage : mais s'il ne mourait pas, peut-être serait-il aimé de Calixte, et ce peut-être-là valait dix fois plus que sa vie !

Il y avait plusieurs jours que le projet de Néel fermentait en lui, et personne, dans son entourage, ne se serait douté de ce projet sinistre et terrible. Sa belle tête idéale avait la même expression de physionomie. Seulement, un peu de mélancolie, la mélancolie d'une passion cachée et qui est déterminée à jouer son va-tout, en adoucissait l'ardente et romanesque fierté.

Mademoiselle Bernardine de Lieusaint le trouvait plus beau et plus touchant avec cette teinte de tristesse qui ombrait son front, mais cette beauté la faisait trembler. Des propos échappés au mécontentement du vieux Bernard contre son futur gendre avaient éveillé une vague terreur de jalousie dans ce cœur jusque-là tranquille.

Elle savait que Néel allait au Quesnay. Bien souvent, quand elle avait passé par là sur la croupe du cheval de son père, elle avait jeté de loin, du sommet de la butte Saint-Jean, sur ce château fermé et solitaire, le regard effrayé d'un enfant qui regarde dans le fond d'un puits. Elle avait le pressentiment que le malheur couvait là pour elle, et Bernard sentait alors trembler sur sa poitrine ce bras si frais qui l'entourait, par-dessus sa casaque de cheval, comme un ceinturon couleur de rose.

Bernardine avait aperçu Calixte à l'église, sous son voile, et ce qu'elle avait pu en voir lui semblait singulier et funeste. Calixte l'attirait et la repoussait en même temps. Elles s'étaient quelquefois agenouillées ensemble, l'une à côté de l'autre, à la Sainte-Table. La charité de la chrétienne comprenait qu'une telle fille dût être malheureuse avec un tel père. Mais était-ce l'horreur de ce père ou le pressentiment du mal que lui causerait la fille, qui la faisait frissonner près de Calixte, lorsque son coude touchait le sien, sur les degrés de l'autel, la nappe blanche de la table sainte entre ses mains ?

On était dans les derniers beaux jours de novembre qu'on appelle l'été Saint-Martin. Néel, qui ce soir-là avait soupé avec son père et qui s'était promis d'exécuter le lendemain sa résolution, annonça au vicomte Éphrem qu'il irait le lendemain à Lieusaint et qu'il partirait de bonne heure. Il ne voulait pas réveiller le vieillard pour lui dire adieu, et il l'embrassa (ce pouvait être pour la dernière fois) avec une émotion dont le vieillard, ému lui-même, s'aperçut :

— Tu t'en vas à Lieusaint pour deux jours, et tu m'embrasses comme si tu partais pour ta première bataille !

Le vicomte ne croyait pas si bien dire. C'était, en effet, pour son fils, la première bataille et il allait plus s'y exposer qu'en se mettant à la gueule même du canon.

Néel ne répondit pas, mais il ne put s'empêcher de sourire de cette sagacité paternelle, et le vicomte fut la dupe de ce sourire.

— À la bonne heure ! fit-il joyeusement, — est-ce que ta bataille n'est pas encore gagnée contre mademoiselle de Lieusaint ?…

Le lendemain, Néel se leva avant le jour, et, selon sa coutume, il descendit à l'écurie pour y préparer son départ. D'ordinaire, dans ces tournées de chasse qu'il faisait dans tous les châteaux environnants, il allait indifféremment à cheval ou dans une espèce de briska ramené par son père de l'émigration, d'une structure inusitée dans le pays et auquel le vicomte Éphrem donnait je ne sais quel nom polonais.

C'était une voiture très versante et très légère, car on l'avait extrêmement élevée sur ses roues pour éviter les éclaboussures de ces effroyables boues de la Pologne à travers lesquelles elle avait été destinée à passer. On n'y pouvait guère tenir que deux. Découverte, elle avait presque la grâce d'un char antique, mais il était facile de ramener la capote de cuir nécessaire contre la température pluvieuse et froide du Nord.

Un seul cheval aurait suffi pour enlever cette voiture construite d'après un système qui la rendait extrêmement roulante, mais Néel aimait à en mettre deux, et il lui fallait une adresse et une vigueur de main supérieures pour les conduire, sans accident, dans les chemins pierreux du Cotentin.

— Il va chez sa maîtresse et il veut faire le faraud, — pensa le vieux palefrenier Jean Bellet, qui couchait à l'écurie avec ses bêtes, quand il le vit regarder l'essieu du briska. — Et le brave homme, se tirant de dessous ses serpillières, se prépara à atteler les chevaux qui servaient habituellement à cette voiture ; mais quel ne fut pas son étonnement et même son épouvante, quand Néel lui dit :

— Ce ne sont pas là les chevaux qu'il faut atteler, Jean ! mais les poulains du Mellerault.

Jean Bellet crut que son jeune maître devenait fou. Les poulains du Mellerault étaient de l'air et du feu sous des nerfs et des muscles. C'étaient de jeunes chevaux, effrayants d'ardeur. Néel aimait les chevaux comme tout gentilhomme de loisir ; il faisait des élèves. Les poulains du Mellerault (comme il les appelait du haras de ce nom) étaient des chevaux de trois ans, magnifiques d'encolure dans leur robe d'ébène, étoilés au front, les yeux bordés du ruban de feu qui indiquait la flamme intense de leur sang. C'étaient des chevaux, selon Jean Bellet, à faire mettre à genoux tous les maquignons de la Sainte-Croix et de la Saint-Floxelles, mais ils n'avaient jamais senti ni le fouet ni le mors, et Néel parlait de les atteler !

— Sainte Marie-de-la-Délivrande de Rauville, — dit Jean Bellet, — y pensez-vous, monsieur Néel ?

Et le vieux palefrenier stupéfait en oublia de passer la manche de sa veste.

Néel y pensait très bien.

— Je le veux ! fit-il, impérieux comme toujours.

Mais Bellet, tout respectueux qu'il fût pour ses maîtres, trouva la force de lui résister.

— Vous le voulez ! mais moi je ne veux pas votre mort, monsieur Néel. Je ne veux pas être chassé comme un chien galeux de la maison de votre père pour avoir aidé à vous rompre le cou. Vous pouvez jouer de la cravache, si cela vous plaît, sur les vieilles épaules qui vous ont porté tout jeune, mais les chevaux que vous me demandez, non, monsieur Néel, je ne les attellerai pas !

— Eh bien ! je les attellerai, moi ! fit Néel, blanc de colère et avec une résolution à laquelle le vieillard commença de comprendre qu'il n'y avait pas à s'opposer.

— Il est timbré, pensa-t-il, mais je vais réveiller le vieux vicomte. — Et il déposait déjà sur le coffre à l'avoine la lanterne qu'il tenait à la main, quand Néel, qui avait vu l'intention et le mouvement à la lueur de cette lanterne : — Reste là, lui dit-il en le saisissant par le collet, — pas un mot ! pas un geste ! Tu sais ce que je veux et si je le veux ! — ajouta-t-il avec l'accent qu'aurait le bronze, si le bronze parlait. Tu ne me quitteras que quand je serai en voiture et hors de la cour !

— Non, monsieur Néel, — dit alors le vieillard, — je ne vous quitterai pas, puisque vous le voulez. Mais il y a deux places dans la voiture, et, si vous y montez, j'y monte avec vous !

Néel fut touché de ce dévouement.

— Tu es un brave homme, mon vieux Jean Bellet, dit-il au fidèle serviteur de sa maison. Mais, si tu viens avec moi, qui soignera les chevaux ? Ils ne connaissent que toi et moi. Il faut que tu restes. D'ailleurs, il n'y a pas de danger, ajouta-t-il avec le mensonge d'une confiance superbe, — car il allait en courir un terrible et il s'élançait au-devant : — n'est-ce pas toi qui, dès que ma main a su tenir des guides, m'as appris à conduire ? Tu sais si je peux mener !

— Oui, dit Bellet, vous n'êtes pas un achocre[1] Note: Maladroit.. Il n'y a que vous, dans tout le pays, — car me v'là vieux, — qui puissiez passer maintenant à Sangsurière ou dans les perditions de Gavré. Mais ces chevaux-ci sont pucelles de bride et d'attelage. C'est de la poudre, et vous êtes de la flamme, et quand cela se rencontre…

Un geste compléta sa pensée.

— Sois tranquille, dit Néel, je serai aussi prudent que toi, mais je veux les chevaux ! je vais chez ma fiancée. C'est une bonne occasion pour les essayer. Tiens, ajouta-t-il en lui tendant quelques flocons de ruban rose qu'il avait pris dans la corbeille de Calixte et qu'elle lui avait donnés, — mets-leur ceci à la têtière ! Il faut que nous soyons beaux et que nous piaffions, puisque nous allons faire la cour à la future châtelaine de Néhou !

— Future et prochaine, — dit Jean Bellet, à qui toute cette légèreté joyeuse de jeunesse envoya un reflet de gaieté sur sa figure rude et tannée. Seulement ce fut le diable, pour parler comme le vieux palefrenier, que d'atteler les bêtes. Elles ruèrent, hennirent et se cabrèrent, offrant un spectacle à recommencer toutes les terreurs de Jean Bellet, s'il ne s'était appliqué sur la conscience cette raison suprême : « Après tout, il faut bien qu'ils soient domptés, ces rageurs-là, et monsieur Néel vaut mieux pour cela que tous les piqueurs de la contrée ! »

La lutte fut longue. Quand ils furent mis à la voiture, ils étaient déjà couverts de sueur, tremblants dans ces liens inusités, et ils raclaient de leurs fers avec impatience le pavé de la remise. Néel monta, s'assit et prit les rênes. Il faisait grand jour.

— Ne touchez pas le fouet, monsieur Néel ! dit Jean Bellet, menez-les doucement. Parlez-leur. Ils connaissent votre voix. À présent, que Notre-Dame-de-la-Délivrande de Rauville vous protège ! Et claquant de la langue contre son palais, ancienne habitude de manège : « En route, mauvaise troupe ! » fit-il aux chevaux. Son mot de postillon.

Tout effrayé qu'il fût de la témérité du jeune homme, il était intéressé, comme cocher et comme palefrenier, à la manière dont Néel s'y prendrait pour se tirer de sa dangereuse entreprise. Il le regarda rendre la main aux chevaux étonnés et frémissants, sortir de la cour en frisant adroitement de l'essieu les poteaux de la barrière et enfiler le chemin du bourg de S… « sans trop de cérémonie, » au grand trot.

Ça y est tout de même ! — fit-il, et il souffla sa lanterne d'écurie. S'ils ne farcent pas d'ici le Lude, ils iront à Lieusaint sans encombre. Les chevaux sont comme les hommes. Tout dépend de la manière de s'y prendre et des commencements. Ils sentent fièrement bien avec qui qu'ils sont ! Ils sont invectifs[2] Note: Méchants à force d'ardeur.. Hennissent-ils ! Hennissent-ils ! reprit-il, ne les voyant plus mais les entendant jeter dans les airs, par-dessus les haies, des hennissements furieux et répétés !

— Ils vont s'affoler, s'ils hennissent ainsi longtemps, — fit-il soucieux, — mais le souci ne resta pas longtemps sur la vieille figure. « Bah ! reprit-il, si, comme ils disent, il y a un bon Dieu pour les ivrognes, pourquoi qu'il n'y en aurait pas un itou pour les amoureux ?… »

Le but de Néel n'était pas Lieusaint ; ce n'était pas le Quesnay non plus, du moins pour l'instant : il était de trop bonne heure. Les persiennes fermées y dormaient par-dessus les stores et les rideaux, quand il descendit le mont Saint-Jean, d'un trot qui devenait de plus en plus rapide, car les deux chevaux s'animaient, l'un par l'autre, par le grand air, par le bruit des roues sur les pierres, et par leurs propres hennissements, répercutés de tous côtés par les échos.

Comme il dévalait de la butte qu'il avait tant de fois montée avec elle, il envoya de sa main gantée et libre un baiser d'amoureux éperdu à ces quatre murs blancs qui renfermaient la bien-aimée pour laquelle il allait peut-être mourir. Le briska volait dans la poussière. Les paysans qui allaient aux champs se rangeaient sur le bord du chemin et sentaient le vent chaud de ses roues, quand il passait de ce train rapide.

« C'est monsieur Néel, disaient-ils, qui s'en va de cette fois à sa noce, car il est beau comme un bruman[3] Note: Bruman, — fiancé.. » Il avait mis ses habits de fête, ce costume que dans son tableau de Corinne le génie de Gérard a consacré en le donnant à lord Nevil. Gracieusement assis dans la conque de cette voiture découverte, son manteau flottant derrière lui dans l'air du matin, il rappelait, par la beauté correcte de son visage et le calme plein de sécurité et de puissance de son attitude, ces coureurs olympiques, aimés de la peinture d'alors, et il semblait s'élancer avec l'enthousiasme de la jeunesse et de l'amour vers toutes les couronnes de la vie ! Un poète qui l'aurait rencontré eût pensé à une ode de Pindare.

Sous sa main qui lâchait de plus en plus les rênes, en les secouant, les chevaux eurent bientôt dépassé le Lude et dévoré l'espace qui sépare Néhou du bourg de S… Il y entra par la vieille rue qu'on appelle encore la rue aux Lices, dans cet ancien bourg féodal, brûlant le pavé sous ses roues, et il s'arrêta devant la porte de l'auberge borgne, connue sous le nom d'Hôtel de la Victoire, ne pouvant s'empêcher, — superstitieux comme on l'est toujours dans les circonstances décisives de la vie, — de remarquer ce nom qui lui parut d'un bon présage.

Il venait, en effet, chercher la mort ou la victoire ! Parti de bonne heure de Néhou afin d'éviter l'œil et peut-être les ordres de son père, il avait résolu de mettre à exécution une pensée à laquelle certainement tout le monde, à Néhou, se serait opposé. C'était de faire boire à ses chevaux un breuvage qui les rendît sauvages, — qui leur donnât cette impétuosité surnaturelle à laquelle il allait confier sa fortune de cœur, — sur laquelle il allait jouer le tout pour le tout de sa destinée !

En revenant de la chasse aux sarcelles sur les bords de la rivière de Douve, il s'était, comme disait le vieux Picot, parfois réchauffé la caillette[4] Note: Ou caïette — ? — le centre même de l'estomac. avec du vin du Rhône, capiteux et turbulent, acheté par le digne aubergiste à la vente d'un curé défunt. Il en demanda deux bouteilles qu'il versa dans l'avoine de ses chevaux. « Je vais leur faire boire des éperons, » fit-il gaiement au groupe d'oisifs, familiers à toute cour d'auberge, qui le regardaient avec étonnement.

De fait, c'étaient là des éperons, que ce breuvage, qui devait allumer en quelques tours de roue, dans les veines de ces animaux, si violents déjà, un épouvantable incendie. Personne ne se doutait de ce qui devait suivre… Ils crurent à quelque pari forcené et ils ne s'opposèrent pas à cette frénésie. D'ailleurs, il n'était pas très facile ni très prudent de s'y opposer.

Néel était connu comme un crâne. Il était aussi entier, disait Jean Bellet, que ses chevaux. L'idée d'un pari, qui est une manière de gagner de l'argent, et l'idée d'une lutte engagée contre le plus effroyable danger, — deux sortes d'idées qui intéressent le plus les têtes normandes, — les arrêtèrent, fascinés de curiosité, quand, ses chevaux repus et enivrés, le téméraire enfant remonta lentement sur sa voiture et s'élança d'un galop, à fond de train, par le chemin où il était venu. De cette fois, il avait pris le fouet, et il en cinglait les bêtes électrisées, dont les pieds étaient huit éclairs !

Mal-au-Ventre, mon brave garçon, — dit le perruquier Landre à Guilbert, dit Mal-au-Ventre, son voisin, — en voilà un qui ne connaît pas ta colique !

Guilbert était un poltron fieffé chez lequel la conscription du temps avait déterminé les accidents les plus grotesques et lui avait valu son surnom.

— Mais il pourrait bien, avant peu, connaître le mal à la tête ! — répondit tranquillement Mal-au-Ventre, — qui avait l'impudence de sa poltronnerie et qui était le premier à en plaisanter.

— Il est flambé ! dit un troisième. C'est tout le bout du monde s'il va jusqu'à la fontaine du Gripois.

Le briska disparu ne s'entendait même plus au loin sur la chaussée. Néel volait comme un oiseau… monstrueux !

On n'a jamais bien su et lui-même n'a pas raconté tous les détails de cette épouvantable course qui n'eut pas lieu en ligne droite, mais en spirales, redoublées les unes sur les autres, à travers les fossés et les haies contre lesquels il poussait ses chevaux et faussait les ressorts du plus moelleux acier. Ceux qui le virent emporté ainsi à travers tout dirent que ce n'était plus là une voiture, des chevaux, un homme, mais une trombe, un tourbillon, une foudre qui rayonnait en zigzags meurtriers, à travers l'espace, sifflant et embrasé. Des chiens errants le long des routes furent trouvés coupés par la moitié du corps et gisants sur le sol le lendemain. Ils n'avaient pu fuir. Un limonier, attelé à une charrette, qui ne se dérangea pas assez vite devant cette furie, fut atteint par le moyeu de la roue et eut le poitrail emporté. Enfin un taureau effaré et pris de peur se jeta sur le char lancé, et la roue, l'implacable roue, toujours tournant, lui cassa les cornes dans ses irrésistibles rayons !

Partout ce fut dégât et désastre ! car ce Mazeppa à deux chevaux, que sa volonté seule liait à leurs croupes, n'avait pas les steppes infinies du désert pour s'y enfoncer. De toutes parts, résistances et obstacles ! Il trouvait des arbres qu'il cognait et dont il arrachait l'écorce ; des haies qu'il trouait ; des barrières dont il renversait les poteaux ! Il traînait après lui des débris de toute sorte dont les chemins restaient jonchés quand il était passé. Les chevaux fumants, écumants, toujours plus fouettés, toujours plus rapides, devinrent de plus en plus fous. Ils couraient et marchaient dans leur propre écume, ruisselante autour d'eux ; dans leur propre sang qui commençait de rouler sur leur musculature déchirée aux buissons et de pourprer leur jais profond d'un rouge sinistre.

Quelques tours de roues de plus, ils allaient peut-être s'abattre et rester sur le flanc, mais Néel avait calculé l'heure. Lorsqu'après tous ces lacs d'amour tracés par son briska dans cette poussière, il monta le plateau de la lande qui dominait le Quesnay, c'était le moment de la matinée où Calixte venait d'ouvrir sa fenêtre et regardait dans la campagne… Son père placé près d'elle vit le premier, de cet œil pour lequel il n'y avait pas de distance, la voiture lancée, et il reconnut Néel. Mais il ne voulut pas effrayer Calixte :

— Voilà Néel qui vient au Quesnay d'un train terriblement rapide, dit-il froidement. On dirait qu'il ne peut plus gouverner ses chevaux. Ils auront eu peur et ils ont pris le mors aux dents. Rentre, mon enfant : moi je vais descendre. J'ai le bras bon. Avant qu'ils ne soient à la barrière contre laquelle ils peuvent se heurter, je les aurai arrêtés.

Une pâleur affreuse sembla s'incruster dans la pâleur habituelle de Calixte, puis elle devint du ton de feu de son bandeau et repâlit horriblement encore… Ce fut rapide comme la pensée.

— Oh ! père, dit-elle, j'ai de votre courage. Allez et descendez bien vite ! Il peut se briser, sauvez-le !

Toujours et à propos de tout, elle invoquait son père. Elle croyait à sa force comme à Dieu. Elle avait peur pour Néel ; elle n'avait pas peur pour son père, du moins dans ce monde : elle ne tremblait pour lui qu'en pensant à l'éternité.

Sombreval la quitta, — traversa la cour ; mais Néel, aperçu, il n'y avait que quelques secondes, sur le haut du plateau, en descendait la rampe. Ce n'étaient plus, lui, les chevaux, le briska, que sang et boue, car il avait traversé plusieurs fondrières, et, comme les chevaux qui le traînaient, il s'était aux halliers et aux branches des arbres déchiré le visage et les mains. Ah ! il avait calculé juste !

Du haut du plateau, il avait vu la persienne poussée, la fenêtre ouverte, la tête qu'il aimait, l'étoile de sa vie, y apparaître, et c'était sous ses regards charmés d'effroi et de pitié, c'était à ses pieds, sur les marches du perron qui conduisait vers elle, qu'il voulait mourir ! — Ah ! il faut qu'elle tremble pour moi, disait-il — et il ne cinglait plus la croupe de ses chevaux, il les sabrait ; — il faut qu'elle me croie perdu. Il faut qu'elle me voie fracassé ! À force de me frapper, peut-être, je trouverai la place de son cœur !…

Et il se précipitait vers la barrière. Les chevaux, au dernier degré de la furie, ne hennissaient plus, mais criaient comme des hommes. Tout à coup Sombreval parut et se planta comme un cyclope entre la grille et la voiture.

— Ôtez-vous de là, monsieur Sombreval ! s'écria Néel. Il faut qu'elle m'aime !

Et Sombreval, aussi sublime que le magnanime enfant, s'écarta.

Il avait compris et il l'admirait. Les chevaux, dans le paroxysme d'une rage que rien ne pouvait plus augmenter, mais maintenus par le poignet de fer qui faisait sentir la bascule du mors à leurs bouches sanglantes, entrèrent dans la cour comme deux flèches, et Néel, pour fatiguer et épuiser leur fureur, — car il semblait impossible de les arrêter en les ramenant sur leurs jarrets, — les fit tourner autour du grand gazon ovale, sous les yeux de Calixte, qu'il sentait sur lui ; qui lui jetaient dans la poitrine plus de flammes que le vin du Rhône n'en avait versé au flanc de ses chevaux !

— Bien mené, monsieur Néel ! firent les Herpin, accourus à l'étrange spectacle.

Quand tout à coup, par un mouvement de main d'une énergie suprême, Néel imprima à la bouche broyée de ses chevaux une secousse, — la secousse désespérée du dernier effort sur lequel il avait compté. Les malheureux firent un écart à se rompre aux aines, et ils se précipitèrent d'effarement et d'angoisse sur les marches en granit du perron. Ils y tombèrent à faux.

Ce fut un craquement auquel répondit un cri de la fenêtre. Néel, en s'abattant, put l'entendre encore ; mais le briska éclata, fracassé, — et, mort ou vivant, le jeune homme roula inanimé dans ses débris.

— À son secours ! dit Sombreval aux fermiers, — mais Lui, lui courut à Calixte. Il la trouva sans connaissance. La main crispée de cette fille nerveuse tenait l'espagnolette comme une pince, et cette crispation l'avait empêchée de tomber.

Les Herpin ramassèrent Néel, — fracassé aussi comme sa voiture. L'un des chevaux s'était éventré sur l'angle d'un soubassement et perdait ses entrailles. L'autre était fourbu pour jamais. Quand les fermiers relevèrent de dessous les débris de son attelage ce jeune homme si beau il y avait quelques heures, si méconnaissable à présent, les roues flambaient. Elles avaient pris feu !

Quelques heures après cet événement (devait-il être heureux ou funeste ?) Néel était couché dans le lit que Sombreval avait fait dresser pour sa fille dans le grand salon du Quesnay. Le médecin de S… avait été mandé sur-le-champ. Néel s'était, en tombant, brisé le col du fémur et la clavicule droite. Ses bras, ses mains, son front avaient été déchirés par les éclats de la voiture et les angles du perron sur lequel il avait roulé. Les blessures étaient assez profondes pour faire craindre des cicatrices. Le médecin, aidé de Sombreval, dont la force lui fut d'un grand secours, réduisit les os et mit les premiers appareils sur les plaies. Néel, au milieu des plus vives douleurs, ne sentait pas son mal et ne pensait qu'à Calixte… Lorsque le médecin fut parti, Sombreval, qui voulait scruter les impressions de sa fille, l'amena au bord du lit du jeune homme : « Je le mets sous la garde de tes soins, » lui dit-il ; et il les avait laissés seuls.

On voyait encore sur le visage de la jeune fille les traces de l'épouvantable terreur qui l'avait fait s'évanouir à la fenêtre.

— Ô Calixte ! — lui dit Néel rayonnant de la voir si émue, — me pardonnerez-vous ?

— Vous pardonner ? — fit-elle étonnée.

— Oui, — reprit-il — je voulais mourir. Je souffre tant depuis que je vous aime ! Je suis parti ce matin de Néhou avec la ferme résolution de me briser à midi sur le perron du Quesnay, — et il ajouta avec une joie presque fière, — je viens d'accomplir mon dessein.

— Oh ! — dit-elle, comme si une lueur affreuse l'avait pénétrée, et elle se cacha la figure dans ses mains pour se soustraire à ce qu'elle voyait.

— Je voulais mourir devant vous, — reprit Néel, qui continuait de frapper sur cette âme pour en faire jaillir cette goutte de vie à laquelle il voulait boire, — mourir sous vos yeux, pour qu'au moins, si vous ne m'aimiez pas, vous ne puissiez plus jamais m'oublier !

Elle resta muette un instant, ses belles mains pâles, faites pour porter la palme verte des martyrs, collées à ce visage qu'il cherchait à voir à travers ses mains.

— Ôtez vos mains, que je vous voie, Calixte, — lui dit-il avec l'aspiration impérieuse d'un homme qui demande bien plus que la vie, que je puisse voir si vous m'avez pardonné !

Elle les ôta et il la vit. Il chercha l'amour dans ces traits, qui peut-être lui envoyèrent au cœur une espérance, car il lui sembla que la pitié y tenait moins de place que la confusion.

— Ce n'est pas à moi de vous pardonner, Néel, — dit-elle. Je suis affligée et non offensée… C'est à celui qu'on offense à pardonner, et il y est toujours prêt, vous le savez bien, mon cher Néel. Moi, je ne puis que le prier pour vous. Hélas ! je l'avais bien prié déjà. Depuis le jour où vous m'avez dit qu'être mon frère n'était pas assez, je l'ai bien prié pour vous ôter du cœur cette pensée… pour y faire descendre sa force et sa paix. Mais je ne suis pas heureuse, — ajouta-t-elle avec une adorable tristesse, — ce que je demande à Dieu, je ne l'obtiens pas !

Les larmes en vinrent aux yeux de Néel, qui comprit et s'oublia.

— Ô cher holocauste ! dit-il, vous l'obtiendrez un jour. Dieu qui vous éprouve doit exaucer une âme comme la vôtre. Vos prières le vaincront, cher ange irrésistible, mais ne le priez pas pour que je cesse de vous aimer comme je vous aime. Il vous exaucerait aussi peut-être, et je ne veux pas qu'il vous exauce ! Je veux vous aimer jusqu'à la mort, sans espoir et toujours.

Sombreval rentra.

— Monsieur Néel, — dit-il en rentrant, j'ai envoyé l'un des fils Herpin à Néhou pour apprendre à monsieur votre père que vous étiez forcément l'hôte du Quesnay pendant quelques jours. Sans votre accident d'aujourd'hui, je crois bien que le vicomte Éphrem n'aurait jamais mis le pied dans la maison du vieux Jean Gourgue, dit Sombreval. Et c'est tout simple, avec ses idées ! mais la circonstance est impérieuse. Le vicomte Éphrem me fait dire qu'il va venir tout à l'heure visiter son fils.

— Merci ! monsieur, d'avoir pensé à mon père, — répondit Néel en essayant de lui tendre une main reconnaissante.

— Au Quesnay, on pense toujours aux pères, n'est-ce pas, ma Calixte ? fit Sombreval en prenant d'une main celle du jeune homme et en saisissant de l'autre le cou de sa chère enfant, dont il amena le front sous ses lèvres et qu'il embrassa par-dessus ce bandeau qu'elle y portait pour lui.

— Le vicomte Éphrem ne tardera pas, — reprit Sombreval, — il faisait atteler son char à bancs quand le fils Herpin est parti. Herpin n'a d'avance sur lui que parce qu'au lieu de la route il a pris à travers les clos. Monsieur de Néhou va donc arriver. C'est à toi de le recevoir, ma Calixte. Moi, je monte au laboratoire. J'ai à travailler. Je n'en descendrai que ce soir.

Je n'offrirai pas au vicomte le visage d'un homme odieux qui lui gâterait par sa présence le bord du lit de son fils unique, malade et blessé. Je ne rendrai pas l'hospitalité plus pesante à un vieillard pour qui, dans les événements de ce jour, elle est déjà assez cruelle. Tu es là, toi, et tu es chez toi ; tu me remplaces, ma Calixte aimée… Qui peut résister à l'influence aimable et charmante qui sort de toi, cher orgueil de ma vie ? Sois donc la fée de ma maison et fais oublier à ceux qui le haïssent le vieux Sombreval !

— Non, monsieur, dit Néel, touché de cette délicatesse. Restez avec nous, je réponds de mon père. Il ne verra en vous que ce que vous êtes…, l'ami de son fils.

— Noblement répondu ! — dit Sombreval, — mais ce serait peut-être une raison de plus pour qu'il souffrît de ma présence. Vous êtes jeune, Néel, et vous avez du cœur : mais moi je connais les hommes, et j'ai le droit de me défier d'eux. Ce que je suis à votre père, aucun service rendu à son fils ne pourrait l'effacer. Je serai toujours pour lui un… Il s'arrêta en voyant l'air de sa fille et n'acheva pas le mot terrible. Puis en reprenant : Ne faisons donc pas des visites d'un vieillard d'horribles corvées, et que, sans dégoût, il puisse revenir, quand il lui plaira, s'asseoir au chevet de son enfant.

Néel insista en vain, — fortement, — Calixte aussi, mais d'une voix plus faible, car elle avait conscience de l'effet que produisait son père, et son séjour dans ce pays où tant de détails avaient marqué cet effet redoutable n'avait pu la blaser sur la honte, — l'immense honte qu'elle n'épuisait pas ! La tache d'un rouge hâve qu'elle avait presque sous les yeux, tant c'était haut sur la pommette pâle ! révélait toujours cette honte, quand elle y pensait… Mais Sombreval ne voulut rien entendre, et il se sauva.

— Quel homme, Calixte, que votre père ! — dit Néel, car sincèrement il l'admirait.

— Ah ! fit-elle, c'est plus qu'un génie, c'est une âme, lui qui ne croit pas à l'âme ! Pauvre père ! Mais voici le vôtre, Néel, j'entends sa voiture dans la cour ; — et elle alla jusqu'à la fenêtre dont elle fit retomber le rideau.

— Il n'est pas seul, ajouta-t-elle en revenant vers le lit de Néel, — deux autres personnes l'accompagnent et sont descendues du char-à-bancs après lui.

— Ah ! s'il y a du monde avec mon père, dit Néel contrarié, ce ne peut être que monsieur de Lieusaint et sa fille ! Il n'y a qu'eux qui puissent venir me voir.

XIV

C'étaient eux, en effet. Ils étaient à Néhou, venus du matin même, quand la nouvelle de l'accident de Néel y avait été portée par le fils Herpin. À cette nouvelle qui les atteignait presque autant que le vicomte lui-même, Bernardine s'était évanouie. Elle aimait Néel et le regardait toujours comme lié à elle par la promesse, quoiqu'elle sentît bien qu'il ne l'aimait plus.

Doublement malheureuse ce jour-là, l'énergie ne lui était revenue que quand on avait parlé d'aller voir le blessé au Quesnay. Pendant tout le temps du trajet avec son père et le vicomte, cette idée du Quesnay lui faisait plus de mal que l'idée de Néel brisé, abîmé, peut-être mourant.

Oui, cette idée qu'il allait passer, là, bien des jours, — on parlait de quarante, seulement sans se lever du lit où il gisait, — dans cette maison où il était bien trop allé, peut-être, la pensée que cette Calixte dont elle était jalouse déjà et qu'elle ne pouvait s'empêcher de trouver si belle et si touchante pourrait soigner son fiancé, à elle, et que n'étant que sa fiancée, elle ne pourrait disputer ce bonheur à une étrangère, la mordait au cœur, sous son châle bleu qu'elle tenait croisé dans ses mains crispées, silencieuse au fond du char à bancs pendant que les deux vieillards parlaient de la chute de celui qu'ils appelaient également leur fils.

Ces vieillards, qui étaient deux soldats et qui avaient vu sur les champs de bataille de bien autres blessures que celles de Néel, étaient calmes, malgré leur tristesse. Mais, quand ils entrèrent dans ce salon où Néel était étendu, l'œil plein de feu, la bouche souriante, malgré ses douleurs, parce qu'il avait près de lui son dictame vivant, sa Calixte, ils retrouvèrent la gaieté et la plaisanterie d'hommes forts qui n'ont pas élevé dans du coton leur progéniture et qui aiment les périls, gaillardement bravés.

— Diable ! chevalier, — dit le vicomte, que l'air de son fils électrisa, — tu vas bien, — un peu roide pourtant ! Un cheval éventré, l'autre sur les dents, ruiné à jamais ! le meilleur briska de la Pologne en quarante morceaux comme un flacon de vin du Rhin qu'on jette d'un quatrième étage, et toi, en trois ou quatre morceaux aussi, à ce qu'il paraît…

— Bah !… une cuisse cassée… qu'est-ce que cela ? — fit Néel, qui était de sa race et qui regarda Calixte avec la coquetterie triomphale de l'espèce de martyre qu'il souffrait pour elle.

— J'ai eu la jambe brisée en trois endroits, — reprit le vicomte, — et trois mois après, jour pour jour, je pinçais si fort mon cheval à la bataille de… qu'en roulant les quatre fers en l'air dans cette carrière que le brouillard nous empêchait de voir, et où nous nous engouffrâmes tout un escadron de uhlans, j'emportai avec moi ma selle, croupière rompue, sangle brisée, comme si j'avais été vissé et pattefiché sur son cuir.

Cependant Bernardine restait les dents serrées sous ses belles lèvres roses. Son œil, si doux d'ordinaire, affreusement dilaté maintenant, allait incessamment du visage de Néel au visage de Calixte, et du visage de Calixte retournait au visage de Néel. C'était l'attention fixe et perçante qui dominait en elle d'ordinaire et qui n'était pas méchante encore, quoiqu'elle eût un sillon creusé par la peine entre ses deux sourcils d'or bruni. Elle voulait savoir s'ils s'aimaient. Elle était venue pour cela encore plus que pour le voir, lui. Esclave de cette avide et cruelle préoccupation, elle avait oublié de s'asseoir dans le fauteuil que Calixte avait traîné vers elle, et, debout, les bras appuyés sur le bois doré du lit où Néel était étendu, avait — serrée comme elle l'était dans son châle bleu qu'elle tenait toujours collé à ses hanches et qui lui faisait comme une tunique par-dessus sa robe sombre — l'attitude pensive de la Polymnie. Immobile, elle observait en silence. Elle s'imbibait lentement de douleur. Elle s'en pénétrait pendant que son père et le vicomte Éphrem disaient leurs joyeusetés autour de Néel, exalté, triomphant, et couché sur ce lit de soie verte avec l'air superbe qu'il aurait eu sur un pavois de lauriers.

« Il l'aime ! » — pensait-elle, mais il lui était impossible de savoir si Calixte partageait l'amour qu'elle inspirait à Néel. Calixte, la pure et tranquille Calixte, échappait au regard qui l'étudiait et qui cherchait en elle l'ombre d'un trouble. Elle y échappait comme l'éther échappe à la vue dans les profondeurs bleues du ciel. « Elle est peut-être trop malade pour aimer, » se disait Bernardine, car le bruit qui courait dans le pays, et qui était venu jusqu'à elle, d'une incompréhensible maladie qui dévorait Calixte, était justifié par l'étrange et pâle matidité de son teint et par ce bandeau qui lui liait le front à la maison comme à l'église et qui cachait, sans doute, quelque plaie par laquelle s'en allait la vie. « Cependant, disait ingénument en soi la pauvre Éprise, si je n'avais, moi, que deux jours à vivre, je l'aimerais encore ces deux jours. » Cette idée d'une mort prochaine menaçant une rivale qu'elle croyait heureuse, puisqu'elle la croyait aimée, ne causait pas, du reste, de joie amère à ce cœur que la jalousie déchirait sans le dépraver. Cette jalousie n'était pas cruelle. Et comment l'aurait-elle été avec Calixte, avec cet agneau ? Calixte, qui n'avait jamais eu d'amie, qui avait passé son enfance solitaire dans l'intimité sérieuse de son père et de son aïeul, éprouvait alors pour la première fois cette sympathie des êtres jeunes les uns pour les autres, et elle la montrait délicieusement à cette fille de son âge dont elle voyait le cœur avec le regard intuitif de l'innocence. Elle devinait que mademoiselle de Lieusaint aimait Néel et commençait d'être jalouse, et la pitié qu'elle avait pour Bernardine lui faisait prendre mille adorables précautions pour ne pas augmenter le mal dont l'infortunée était atteinte.

Les cœurs qui souffrent ont leur finesse. Bernardine comprit et fut touchée. Elle était sous le charme dont avait parlé Sombreval. Ils y étaient tous ! Les deux vieillards, gens de l'ancien monde et d'une société où les femmes tenaient beaucoup de place, reprenaient le ton de leur jeunesse avec cette douce personne qui leur paraissait tout à la fois imposante et touchante, et ils montraient la plus belle chose peut-être qu'on puisse admirer dans la vie, la majesté de la vieillesse inclinée devant la pureté de la jeune fille, — de presque un enfant ! En la regardant, ils oubliaient son origine.

Quand, suivant l'immémorial usage en Normandie, elle leur offrit le verre de vin hospitalier qui s'offrait encore à cette époque dans toute visite à la campagne, ils acceptèrent. Ils ne se souvenaient plus qu'ils étaient au Quesnay, chez l'abbé Sombreval, et qu'ils allaient mettre entre eux et lui le lien de ce verre de vin, pris sous son toit et versé par la fille au prêtre !

— Nous avons passé le Rubicon, Lieusaint, — fit à voix basse le vicomte à son ami en lui montrant la couleur du vin dans son verre, pendant que Calixte, pour vaquer à ses soins de maîtresse de maison, s'était un instant éloignée. — Après ce vin là (comment le trouvez-vous ?) nous ne pouvons plus nous dispenser de lui parler de son père !

Aussi, comme elle revenait vers eux : — Mademoiselle, fit le vieillard en belle humeur, remerciez pour nous tous, et surtout pour moi, monsieur votre père, et dites-lui bien que de tout ce que nous avons trouvé chez lui, ce n'est pas son vin qui nous a semblé le meilleur, quoiqu'il soit fort bon !

Et ce n'était pas là une vaine politesse. Quand il fut remonté dans son char-à-bancs et qu'il eut repris la route de Néhou : — Il faut avouer, compère, dit-il à M. de Lieusaint, — que Dieu permet quelquefois au Diable de travailler aussi bien que lui. Comprenez-vous que ce prêtre marié de Sombreval ait une fille pareille à celle que nous venons de voir ?…

M. de Lieusaint en était tout aussi étonné que le vicomte, et ses inquiétudes le reprenaient. Il n'osait pas exprimer devant Bernardine les pensées que ce qu'il venait de voir lui inspirait, mais il sentait, ainsi qu'il le dit le soir même au vicomte, que « c'était le mariage de Néel qui avait versé et qui s'était cassé la tête et les jambes. » — Et si ce n'était que cela, ajouta-t-il, nous sommes de trop anciens amis, compère, pour que nos relations ne résistent pas à cette culbute, mais le cœur de Bernardine en sera brisé.

Pendant sa visite au Quesnay, il avait été frappé de la profonde altération des traits de sa fille et de son silence. Mais il n'avait pas tout vu, M. de Lieusaint. Les jours sont courts à la Saint-Martin et la nuit tomba vite sur le char-à-bancs, attardé par le mauvais état des routes. Bernardine s'était placée derrière les deux vieillards au fond de la voiture pour y pleurer tout à son aise les larmes qu'elle avait jusque-là réprimées.

Elle les versa dans le bouquet que lui avait donné Calixte et dont elle se voilait le visage, en les respirant. Calixte avait cueilli pour Bernardine les plus belles fleurs de la serre du Quesnay.

Ces magnifiques fleurs, apportées avec une générosité si sincère par cet ange, — cet Ange blanc (comme l'appelait Néel), qui aurait voulu donner avec à Bernardine la paix du cœur, brûlaient les mains de la jalouse par la pensée que ces fleurs venaient de la femme qui lui prenait le cœur de son fiancé, et elle fit un mouvement pour les jeter furtivement dans la fondrière du Bocquenay, quand ils y passèrent. Mais quelque chose du charme de Calixte était infusé dans ce bouquet, et elle le garda.

— Ce n'est pas sa faute, après tout, à elle, s'il l'aime ! pensa-t-elle.

Et, le visage enseveli dans les fleurs qu'elle ne jeta pas, elle prit ce soir-là une résolution héroïque, celle de renoncer à Néel pour toujours. Comme toutes les femmes qui aiment à s'enterrer vives de leurs propres mains, elle ne parla de sa résolution à personne. Seulement, le jour que Bernard de Lieusaint et le vicomte Éphrem retournèrent voir leur blessé au Quesnay, elle voulut encore aller avec eux.

Elle y vint donc, grave, calme, et déjà pâle, avec une tache de pêche meurtrie aux joues. Ce n'était plus cette Bernardine qu'on aurait dû appeler Ambroisine bien plutôt, si l'on avait pu deviner l'espèce d'ambroisie qu'il y aurait un jour dans sa beauté savoureuse ! Elle y fut douce avec Calixte dont elle prit mélancoliquement la main qu'elle garda longtemps dans les siennes.

Néel s'étonnait et s'émerveillait de cette douceur dont il imputait le miracle à la puissance irrésistible de la bien-aimée. Mais, quand l'égoïste amoureux voulut, pour lui marquer sa reconnaissance, lui serrer la main, à la fin de sa visite, mademoiselle de Lieusaint la retira sans rudesse, et en la retirant elle laissa sur le lit la petite boîte en galuchat si connue de Néel et qui renfermait les topazes sibériennes et l'opale arlequine de la belle Polonaise.

— Ah ! dit-il, heureux et délivré du lien qu'elle venait de dénouer plutôt que de rompre, Bernardine ne veut plus des bijoux de ma mère. Elle a compris, Calixte, que je vous aimais !

Il avait ouvert l'écrin qui renfermait les parures maternelles, et Calixte, enfant et femme tout ensemble, pencha curieusement son front sur ces pierres qui renferment des fascinations.

— Voici l'anneau de ma mère ! — dit Néel avec l'ardeur d'une prière qu'il ne faisait pas.

Elle l'entendit, et secouant avec mélancolie son front penché auquel le feu orangé des topazes envoyait des lueurs mystérieuses :

— Rendez-le à qui vous l'aviez donné, — fit-elle. Vous avez mon secret, Néel ; moi aussi je suis promise ; mais je serais libre, que ce n'est pas moi qui pourrais jamais séparer les deux mains que Dieu a unies.

— Mais nous ne sommes pas fiancés — comme vous l'entendez, Calixte ! — reprit Néel. Nos pères seuls, à Bernardine et à moi, se sont entendus pour ce mariage…

— Mais les pères, Néel, c'est Dieu sur la terre ! — interrompit-elle ; et, comme Sombreval, qui allait toujours se cacher au fond de son laboratoire, quand les Néhou et les Lieusaint venaient au Quesnay, rentrait dans la chambre : — N'est-ce pas, père ? ajouta-t-elle avec une coquetterie filiale, croyant qu'il l'avait entendue.

— Ah ! Dieu, c'est toi ! répondit-il en l'enlevant joyeusement sur son cœur avec ses mains noires de son fourneau et de sa chimie. Si les pères étaient Dieu sur la terre, est-ce que toi tu résisterais au tien ?…

Ce mot gaiement lancé, mais qui disait pour la première fois devant Néel de Néhou qu'il y avait une chose sur laquelle Calixte ne cédait pas au désir ou à la volonté de son père, fit monter le rouge passager de la confusion sur le visage de la pure enfant, comme si elle eût été coupable.

Dans l'intimité où ils vivaient tous les trois, elle ignorait qu'il y en eût une autre entre Néel et Sombreval. Elle ignorait qu'ils se fussent rencontrés, un soir, chez la Malgaigne, qu'ils se fussent parlé, qu'ils se fussent tout dit, qu'ils eussent mis enfin en commun leur désir de la voir rentrer dans la santé et dans la vie par le mariage et par l'amour, et comploté presque l'un et l'autre contre la tranquillité de son cœur !

Elle savait que son père, cet homme d'une sagacité si redoutable, avait pénétré l'amour de Néel et qu'il le voyait avec joie. Comme il l'avait confié à Néel dans le chemin de Taillepied, Sombreval parlait souvent à Calixte de cet amour du jeune de Néhou et du bonheur qu'il aurait de la voir mariée à ce bel et noble enfant ; mais il avait toujours trouvé une résistance absolue aux sentiments qu'il voulait faire naître, et c'est à cette résistance qu'il venait de faire allusion.

Hélas ! ils se résistaient tous ! La vie n'est faite que de résistances. Quand elles ne viennent pas des événements qui composent l'indifférente destinée, elles viennent jusque des êtres que nous aimons le plus. Néel, pour la première fois, en refusant de rendre à Bernardine les bijoux de sa mère, résistait à Calixte elle-même.

Calixte résistait à l'amour de Néel et au désir de son père, qui voulait la voir mariée, heureuse et guérie ; et lui, à son tour, Sombreval, résistait à sa toute-puissante Calixte vaincue, qui voulait le ramener à Dieu et qui ne le pouvait pas !

Et le temps qui passait ne diminuait point ces résistances. Elles jetaient entre eux une tristesse qu'ils sentaient, mais qu'ils ne se reprochaient pas. Sans cette tristesse dont il avait sa part, sans cette certitude de n'être pas aimé comme il voulait l'être de cette créature inouïe de charme, mais désespérante de fermeté, Néel aurait été, sur son lit de douleur, le plus heureux des hommes.

Les quarante jours de repos et d'immobile attitude nécessaires à sa guérison, passaient bien vite pour ce jeune impatient qui, à Néhou par exemple, se serait dévoré de rester si longtemps à la même place, cloué sur ce lit insupportable, même quand on n'y souffre pas, aux êtres d'une activité si bouillante.

Néel mettait toute sa vie dans la contemplation de Calixte. Il ne sentait rien que sa vue, comme les fakirs qui ne sentent pas la douleur dans leur extase et vivent absorbés dans la chimérique vision de leur dieu. Il faut avoir été soigné par une femme aimée pour savoir toute la profondeur et toute l'ivresse de ce bonheur lentement dégusté, dont chaque goutte est un infini ! Il faut avoir senti autour de son pauvre visage enfiévré les souffles chargés de vie de la robe qui renferme la femme qu'on aime ; il faut l'avoir longuement regardée, debout devant vous, attendant que vous ayez bu la potion calmante qui ne vous calmera pas, parce qu'elle l'a touchée, et être retombé de cette contemplation éperdue au fond de l'oreiller, relevé par elle, et où vous sentez errer le long de vos tempes ses mains fraîches ! Délices qui payeraient mille fois la vie !

Vous figurez-vous ce qu'elles furent pour Néel pendant ces quarante jours d'intimité sous le plafond de la grande chambre du Quesnay ?… Il n'aurait pas été insensé déjà de Calixte qu'il le serait devenu. Seul le plus souvent avec elle (Sombreval étant toujours à ses fourneaux et d'ailleurs espérant toujours que du tête-à-tête l'amour jaillirait un jour pour sa fille), il lui parlait de sa passion pour elle avec des flammes d'expression qui l'auraient enfin pénétrée, si elle n'avait pas mis entre elle et lui cette croix de la chrétienne qui est le meilleur bouclier.

Dans ces longues conversations au bord du lit de Néel, Calixte revint plus d'une fois à ces bijoux répudiés par Bernardine et que Néel avait été presque heureux de reprendre quand elle les avait rapportés. En les reprenant, il s'était comme repris lui-même à mademoiselle de Lieusaint, car à ses yeux les bijoux portés par sa mère et donnés à Bernardine formaient comme une chaîne qu'il aurait eu peut-être la superstitieuse faiblesse de ne pas briser. Tous les sentiments profonds sont-ils autre chose que des superstitions de nos âmes ? Il y avait plusieurs sentiments dans sa manière d'aimer sa mère. Il l'aimait parce qu'elle était une mère adorable, et il l'aimait encore comme un astre charmant qui s'était couché derrière la première aurore de sa vie, et sur ces pierreries il en retrouvait les rayons !

— Maintenant, disait-il en étalant les richesses de son écrin sur sa courte-pointe de soie verte, — ah ! maintenant ces bijoux, ces reliques vénérées qui ont encore le parfum de la peau de ma mère ne seront à personne… ou seront à vous, ma Calixte chère ! Il n'y a que vous de digne à mes yeux de porter ce qu'elle porta ; ce qui fut longtemps autour de son cou, sur son front, autour de ses bras ! — Et, enfant comme tous les amoureux, il voulut un jour attacher un de ces bracelets autour du poignet délié de Calixte.

— Voyez-vous ! — lui dit-il en lui montrant le diamètre de ce bracelet, dentelle d'or, semis d'étoiles en pierreries, chef-d'œuvre d'un orfèvre polonais du dix-huitième siècle ; — il n'y a que vous qui puissiez passer à votre bras cette merveille de fée. Les gros bras roses de Bernardine n'y tiendraient jamais… Vous seule avez le bras assez fin pour entrer dans le bracelet de ma mère ; et il essaya de le lui agrafer.

— Non, — dit-elle, de souriante devenant tout à coup sérieuse, en retirant doucement le bras qu'il avait pris, — la règle de mon Ordre s'y oppose, Néel !

Par un tel mot, elle lui rappelait cette étonnante confidence dont elle l'avait foudroyé un jour. Elle lui rappelait ce qu'elle était, — la carmélite cachée encore aux yeux des hommes, mais vouée à Dieu et acceptée ! Le front de Néel, guéri des blessures de sa chute, retrouva sa veine de colère.

Il trouvait Calixte si belle qu'il la croyait parée quand elle ne l'était pas, et que, pour la première fois, en la regardant, il s'apercevait que ses mains n'avaient pas de bagues, et que ses pauvres charmants bras étaient entièrement nus dans les manches flottantes d'une robe de laine brune.

— Monsieur Sombreval, lui dit-il, le soir, quand ils furent seuls, — j'ai voulu donner aujourd'hui à Calixte le bracelet que préférait ma mère.

— Si elle l'avait pris, — répondit Sombreval, qui lut dans la tristesse de Néel, — vous étiez aimé ! C'était là un symptôme ! Moi qui suis comme tous les idolâtres, enragé de parer mon idole, j'ai rempli ses coffrets d'une masse de bijoux à tourner toutes les têtes de jeunes filles, excepté celle de ce Chérubin qui ne va vêtu et orné que de sa lumière. Eh bien ! je suis resté avec mon bagage de vieil orfèvre et ma courte honte, car de tous ces bijoux dont les femmes raffolent, elle n'a jamais voulu rien porter !

XV

Cependant mademoiselle de Lieusaint ne revint pas au Quesnay. Les deux pères y revinrent seuls tous les cinq à six jours, quand les chemins étaient praticables. On était en hiver. Bernardine, dans la délicate pudeur de sa jeune fierté, n'avait probablement rien dit à son père, puisque M. de Lieusaint n'avait pas retiré sa parole au vicomte de Néhou et qu'entre eux le projet de mariage subsistait toujours.

Le vieux Bernard n'en avait pas moins le front chargé de beaucoup de soucis. Il sentait bien que sa Bernardine était malheureuse, qu'elle portait jusqu'au cœur une effroyable meurtrissure. Toutes les fois qu'il venait au Quesnay, ce vieux Normand que l'intérêt alarmé de sa fille rendait observateur, se prouvait davantage à lui-même que Néel aimait Calixte.

Le vicomte Éphrem se l'attestait aussi, mais il n'en souffrait pas, du moins au même degré. De jour en jour, il était plus enthousiasmé de cette virginale enfant chez qui la sublimité de l'expression ne tuait pas la grâce et dont il comparait la beauté, pour lui donner la palme, à tout ce qu'il avait vu de plus adorablement beau dans ses caravanes d'émigration. — Je crois, — disait-il un soir en revenant du Quesnay avec cette légèreté de leur jeunesse que les hommes de son temps ne perdirent jamais, — que, si j'avais l'âge du Chevalier, je ferais, ma foi ! la cour comme lui à cette ravissante fillette, quand même ce serait pour le mauvais motif, Bernard !

— La cour ! répondit en grommelant M. de Lieusaint ; — vous voilà bien, compère, avec les idées que nous avions dans les uhlans, lorsque nous croyions qu'aucune femme ne pouvait tenir contre la tournure de nos pelisses et la flambante manière dont nous les portions : mais votre Néel ne fait pas la cour à Calixte. Il aime et se laisse dévorer par une folie qui sera incurable demain. Je vous le dis, moi qui ai de bonnes raisons pour voir clair. Quand Néel se retrouvera sur ses jambes, il n'aura plus de cœur du tout dont il puisse disposer.

— Ainsi, fracassé d'abord, — fricassé ensuite ! dit gaiement le vieil Éphrem incorrigible, en aspirant avec le geste historique de Frédéric de Prusse une longue prise de macoubac dans une fine boîte à médaillon sur laquelle était peinte la belle Gaétane-Casimire de Zips, coiffée à la polonaise, avec un bonnet placé moins bas que le bandeau de Calixte, mais qui le rappelait.

— Tenez, compère ! ne trouvez-vous pas qu'elles se ressemblent ? fit-il avec cette touchante préoccupation des vieillards qui croient revoir dans un dernier mirage ceux qu'ils ont aimés dans ceux qu'ils aiment ; — et il tendit la miniature à M. de Lieusaint, qui la connaissait.

— Allons donc ! — dit brusquement M. de Lieusaint, contrarié de la sympathie et de l'admiration de son ami, — le tokay vous toque, mon compère ! car, le diable m'emporte ! c'est bien parfaitement du tokay que nous avons bu aujourd'hui à la santé et aux prochaines relevailles de votre fils ! Voilà pourtant les révolutions ! Du tokay chez Jean Gourgue-Sombreval, un manant fait pour boire toute sa vie l'eau des mares ! Savez-vous que les armes de France et d'Autriche étaient encore sur le cachet de la bouteille ? Dans quelle cave d'émigré le vieux Satanas du Quesnay a-t-il volé un pareil trésor ?…

— Cela doit être, compère, fit le vicomte en clignant l'œil, le tokay de notre voisin le duc de Coigny, à qui la pauvre reine en avait donné dans le temps un panier qu'il eût regretté toute sa vie, s'il n'avait été guillotiné par cette benoîte révolution.

Lors de la pillerie du château, le bonhomme Desfontaines, du bourg de S…, qui n'était ni blanc ni bleu, mais un usurier et un fesse-mathieu sur toutes les coutures, acheta pour rien les bouteilles qui restaient, et il les aura sans doute revendues à Jean Sombreval. Tout apostat qu'il est devenu, Sombreval a été prêtre, et, comme ses confrères, grands connaisseurs en bonnes choses, il est peut-être un robuste partisan de la tisane de bois tordu, — quoique après tout nous n'en sachions rien par nous-mêmes, puisque nous buvons son meilleur vin sans qu'il y goûte, et qu'il a l'esprit de décamper de chez lui dès que nous y arrivons.

Tout en parlant ainsi ils avaient, dans leur char-à-bancs envasé, atteint le sommet de la butte Saint-Jean. « Laissez souffler vos chevaux une minute, Bellet ! » cria le vicomte ; et Jean Bellet, qui menait en postillon, se mit à siffler à la manière de tous les postillons du monde, quand ils veulent délasser leurs chevaux. La nuit tombait, mais on y voyait assez pour se conduire.

Les deux vieillards décrochèrent le tablier de cuir du char-à-bancs et descendirent pour se réchauffer les pieds, en battant la semelle contre les pierres du chemin. Une fois à terre, bien enveloppés dans leurs houppelandes, ils se mirent à regarder dans la vallée qui noircissait. Le Quesnay, perdu sous ses bois, n'était plus distinct, mais on voyait ses hautes lucarnes, en œils-de-bœuf, éclatant de cette âpre lueur rouge qui s'y allumait tous les soirs.

— C'est donc le Quesnay que cette rangée de feu là-bas ? dit le vicomte. Eh ! pardieu, oui, c'est bien le Quesnay ! Ce sont les fourneaux, dans les combles, de ce vieux souffleur de Sombreval qui a gagné, à ce qu'il paraît, toute sa fortune dans la chimie, et qui continue son métier ! Dans la nuit, comme nous voilà, c'est presque d'un effet sinistre, et doit pousser aux mauvaises pensées et aux mauvais bruits sur l'ancien prêtre. Avec ce cercle de lucarnes en feu, on dirait que le Quesnay porte la couronne de l'enfer.

— Et c'est la couronne de l'enfer aussi, — dit une voix calme auprès des deux vieillards ; — ce n'est pas une apparence, un faux-semblant, c'est la vérité ! Oui, c'est la couronne de l'enfer, car c'est la couronne de la science curieuse, de l'espérance insensée, de l'orgueil qui lutte contre Dieu, et cette couronne dévore ceux qui la portent, que ce soient des édifices ou des hommes !

— Eh ! c'est la grande Malgaigne, — dit le vicomte Éphrem, qui reconnut la grande fileuse de la contrée. — Vous rôdez bien tard par ici, la mère, et vous avez encore un fier bout de route devant vous, si vous retournez ce soir coucher à Taillepied.

— Que oui, j'y retourne, monsieur de Néhou, répondit-elle avec respect. Je m'en viens de journée, et je suis dans les chemins comme dans la vie, — une attardée et une esseulée, — pour qui l'heure n'est plus rien, ni la vie ni les chemins non plus ! J'ai ouï dire aux Herpin, dont j'ai rencontré hier la charrette près le Vey du Pont-aux-Moines, que vous iriez au Quesnay aujourd'hui, et l'idée m'a prise de m'arrêter à la butte pour vous demander des nouvelles de la santé de monsieur Néel. Mais je m'étais tout absorbée en moi-même, comme ça m'arrive toujours en regardant les lucarnes du Quesnay, vomissant leurs flammes comme des fours à chaux dans la nuit, car j'ai bercé dans mes bras celui qui les allume et que leur feu doit, tôt ou tard, consumer !

— En effet, reprit le vicomte, je sais que vous avez vu le Sombreval enfant et que vous lui avez été maternelle, ne vous doutant guère de ce qu'il deviendrait un jour et du cadeau que vous feriez à la contrée !

— Vère ! — dit-elle avec une énergie familière, — je l'ai ramassé et lavé quand il était petit, et quand il a été un homme, il m'a méprisée, moi et les autres, car il n'a jamais entendu qu'à lui et au démon, son maître, et voilà comment ce qu'il avait d'idée, de sens et d'invention, s'est tourné à sa perdition éternelle. Alors, je le sais bien et je m'en confesse, je n'étais guère bonne non plus moi-même ! Lorsqu'il n'était encore, lui, qu'au seuil du mal, j'avais déjà les deux pieds dans le bourbier de devant la porte, mais la grâce de Dieu m'en a retirée, tandis que lui s'y est enfoncé toujours plus avant, comme le porc dans son ordure.

— Et si profondément, ajouta M. de Néhou, qu'il ne vous connaît plus probablement, maintenant, la vieille mère, qui l'avez soigné quand il n'était qu'un marcassin dans la bauge de son père, et qu'il ne veut pas que vous approchiez de sa maison, puisque vous voilà ce soir à la belle étoile, à m'attendre, pour avoir des nouvelles de mon fils Néel, au lieu d'en demander au perron du Quesnay, en passant.

— Si je n'en demande pas, fit-elle, ce n'est pas ce que vous croyez, monsieur le vicomte. Non ! il n'a pas été ingrat. Il a été orgueilleux, têtu, bien indomptable, bien impie, un vrai Nabuchodonosor de vices : mais du moins il n'a pas ajouté l'ingratitude au dur compte qui lui sera demandé un jour. Quand il est revenu au pays et qu'il n'a pas craint d'acheter le Quesnay d'un argent qui lui venait de son apostasie, comme les trente deniers de Judas, puisque c'était la dot (qu'on disait) de celle qu'il avait épousée, il n'a pas eu honte de la vieille femme qui l'avait peigné et débarbouillé pendant qu'il n'était qu'un marmot, gardant nu-pieds la vache à son père. Oh ! non, il est venu à moi le premier et par plusieurs fois à Taillepied, au bourg et partout, me disant que je l'appelasse Jean devant le monde, comme au temps où il n'était qu'un écolier en camérie, au bourg de S…, et me tourmentant pour mettre bien des choses, dont je ne voulais pas, dans les poches de mon tablier.

Nombre d'autres fois, il m'a suppliée par lui et par son enfant, qui est bien plus que lui-même à ses yeux, de venir au Quesnay et d'y vivre quand je serai lassée de ma quenouille et que la salive me manquera pour mouiller mon fil. Mais j'ai tout repoussé, tout rejeté ; je me suis fait l'oreille dure ; j'ai été têtue comme lui ; je n'ai voulu entendre à rien ni à personne. J'avais mon idée, et il la savait !

— Quelle idée ? — dit Bernard de Lieusaint qui s'était tu jusque-là et que l'intérêt saisissait aussi à la parole de cette femme, simple et mystérieuse, qui ne parlait jamais impunément deux minutes, quels que fussent le rang ou l'esprit de ses auditeurs.

Ceci doit rester entre nous deux, fit-elle. Seulement ne dit-on pas, monsieur de Lieusaint, que ceux qui boivent à la même terrine s'exposent à trouver au fond la même couleuvre ?… Si ce n'était pas la place à Jean Gourgue, autrefois l'abbé Sombreval, que l'ancien château du Quesnay, troqué par la misère de ses maîtres contre de l'argent qui sue le sacrilège, la magie et l'impureté, ce n'était pas celle non plus de la vieille Malgaigne, la fileuse à la journée.

Aussi je le laissai seul dresser son front endurci sous ces solives qui se rompront peut-être un jour pour l'écraser ! Je ne remontai plus le perron que j'avais tant monté et descendu du temps des anciens maîtres, et ma main ne se posa pas une seule fois sur la grille de la cour ou sur la grande porte de la ferme, qui est à côté, si ce n'est pour y effacer l'injure à la craie que j'y trouvais le matin, en allant faire ma journée, et qu'en passant j'y essuyais !

— Il est donc toujours aussi honni, aussi méprisé, aussi haï que dans les premiers temps qu'il vint s'installer ici ? fit le vicomte. Cependant il vit bien retiré et bien seul… Il ne fait pas une grande poussière ! S'il a l'orgueil que vous dites, la Malgaigne, c'est un orgueil hagard et farouche qui s'écarte des autres plus qu'il ne les brave ! Voilà mon compère Bernard de Lieusaint et moi qui venons de voir Néel au Quesnay, et qui depuis un mois y allons régulièrement toutes les semaines. Eh bien ! là, dans sa maison même, nous n'avons jamais rencontré ni vu Sombreval.

— Et malgré cela, fit-elle à son tour, monsieur le vicomte, malgré son retirement de toute société et son assiduité à la messe et aux vêpres auprès de sa fille ; malgré bien des chanteaux[1] Note: Le morceau de pain du ménage, en Normandie. de pain et bien des fagots portés chez les pauvres de Monroc et de Néhou, qui ne veulent pas venir chercher à sa porte les morceaux et les os de la semaine, et qu'on ne voit plus le dos contre le grand mur de la cour, les mercredis et les samedis, comme du temps des anciens maîtres, c'est toujours la même malédiction sur lui quand on en parle, et rien n'y fait ! pas même son enfant, qui est bien un enfant-Jésus d'enfant pour la douceur et la bonté ; qui leur crie assez grâce pour son père, mais qu'ils n'entendent pas, avec toute sa beauté de bonne Vierge, ses perfections et ses vertus !

— Mais ils finiront par l'entendre ! dit une autre voix qui s'éleva tout à coup sur la butte. N'est-il pas écrit dans le livre de vie et d'espérance : « Frappez, et l'on vous ouvrira ? »

— Ah ! monsieur le curé de Néhou ! — s'exclama le vicomte, qui, en sa qualité d'ancien chasseur de bécasses, y voyait sans lunettes dans la nuit et la brume mieux que dans son paroissien à la messe en plein jour, — vous nous écoutiez donc, pour avoir su de qui nous parlions ?

— Était-ce donc si difficile, monsieur le vicomte ? répondit le curé. On parlait de perfection et de vertus demandant grâce pour un coupable. Est-ce avoir manqué de charité que d'avoir deviné à ces paroles la nouvelle châtelaine du Quesnay, mademoiselle Calixte Sombreval ?

— Certes, non, curé, — fit cordialement le vicomte. Sans dire du mal de vos paroissiennes, vous n'en avez pas beaucoup dans le genre de celle-là. C'est une fille digne d'un meilleur père et qui honorerait une bonne race. Je ne l'avais aperçue encore que dans votre église, mais je la vois maintenant toutes les semaines, comme une sœur de charité et de providence, autour du lit de mon fils Néel, qui n'a pu être rapporté à Néhou, à cause de la gravité de sa chute et de ses blessures, — mais qui marchera dans quelques jours, la Malgaigne ! Et maintenant je comprends l'enthousiasme que je vous ai vu quelquefois pour elle, monsieur le curé.

— L'enthousiasme, fit tristement le curé, est bien difficile à qui confesse et pratique les âmes. Lequel d'entre nous, après dix ans de ministère, pourrait avoir un autre enthousiasme que celui que le grand Apôtre appelle la Folie de la croix, et qui est notre sagesse ? Et cependant c'est la vérité ! mademoiselle Calixte est un de ces vases d'élection fleuris de Dieu qui peuvent ranimer l'enthousiasme éteint, même dans le cœur austère d'un prêtre. Les saints sont peut-être au-dessus des anges parce qu'ils souffrent. Mais cette enfant a les deux natures. Elle est ange et sainte : ange par la pureté, sainte par la douleur !

Et la voix du curé trembla. Un inconnu qui eût passé par là et qui l'eût entendue aurait trouvé qu'elle tremblait trop. Mais ceux qui l'écoutaient connaissaient le curé de Néhou. Ils savaient que l'eau réservée au calice au fond duquel va s'accomplir la Transsubstantiation divine n'était pas plus pure que l'âme de ce prêtre qui parlait de pureté. Ils le connaissaient, et il faut aussi vous le faire connaître, avant d'aller plus loin dans cette histoire, car nous devons encore l'y rencontrer.

C'était un homme d'un âge peu avancé, qui avait apporté à l'autel des facultés plus faites pour le service de Dieu que pour celui des hommes, car au service des hommes elles brisent toujours celui qui les a. Il possédait une de ces natures délicates qu'on s'étonne toujours de voir vivre dans l'air épais de cette vie, tant elles sont organisées pour respirer l'air du ciel !

Né avec une imagination mélancolique et charmante, qui rappelait celle de Gray dans son Cimetière de campagne ou de Wordsworth dans sa délicieuse ballade Nous sommes sept, poète d'instinct et de génie, il avait, en devenant prêtre, commencé par jeter son génie dans la flamme de son sacrifice ; puis il y avait jeté son âme tout entière. Or, s'il s'était résigné à n'être jamais un grand poète, il trouvait plus amer et plus difficile de se résigner à n'être pas un grand saint.

Perdu pour toujours dans les soins d'une cure chrétienne et presque inamovible avec l'état des mœurs et des diocèses d'alors, il n'aurait jamais, comme saint Vincent de Paul, de monceaux d'enfants à ramasser dans les boues d'une grande ville, ni de femmes de la cour à qui il pût dire : « Ils seront tous morts demain, si vous les délaissez. » Dieu, qui éprouve les cœurs qu'il aime, lui avait donné une âme héroïque inutile et condamnée aux plus humbles vertus.

Poète deux fois, réduit deux fois aux proses de la vie ! Après avoir quêté pour les pauvres de Monroc et de Néhou dans les châteaux voisins où il n'avait à essuyer aucun refus ; après avoir mis en secret les deux tiers de sa cure dans le tronc de son église et donné sa dernière chemise aux malades qu'il administrait, comme saint Martin donnait son manteau, il avait épuisé tout ce qu'il pouvait faire de bien dans les médiocres conditions où la Providence l'avait placé.

Le poids de l'immense charité qu'il aurait voulu étendre sur le monde lui restait donc sur le cœur et le lui oppressait.

De même qu'il avait rêvé les dévouements des Vincent de Paul et des François-Xavier, il avait aussi rêvé la sublimité du martyre ; et, quoiqu'il en eût un terrible à supporter chaque jour dans sa propre maison, — une mère folle qu'il n'avait jamais voulu abandonner, — il se trouvait petit de toutes les façons devant Dieu par la douleur et par les œuvres.

Sans doute, il s'acceptait ainsi, — mais il n'en souffrait pas moins de cette petitesse de mérite, et c'était là son infirmité ! Comme Jésus-Christ au jardin des Olives, il ne priait pas pour que le calice s'éloignât de lui, mais pour qu'il s'approchât au contraire, et qu'il pût y boire à longs traits comme son divin Maître ; et c'était là son calice, à lui, de ne pouvoir se désaltérer à cette absinthe que Dieu a laissée, pour boire après lui, à ceux qu'il préfère.

Mystique à la manière de saint Jean de la Croix et de saint Bonaventure, s'il n'avait pas été l'enfant craintif et soumis, — le brin d'herbe tremblant dans la lumière, — il aurait incliné, disaient les doctes, vers une mysticité trop tendre. Son cœur qui fondait de pitié aurait submergé la doctrine. Il s'en fondait, mais il ne s'en épuisait pas : citerne toujours pleine qu'alimentait le ciel !

De jour, c'était un grand jeune homme tout d'une venue, mais d'une certaine grâce dans sa maigreur longue, — comme un peuplier ou un tremble ; se penchant comme l'un et palpitant comme l'autre au souffle de la moindre pensée ! Il portait une soutane râpée, mais propre jusqu'à la dernière effilure du tissu rongé par l'usage, et il en relevait, pour la préserver, la queue dans ses poches, car c'était sa soutane de tous les jours et de cérémonie, qu'il fallait déployer sur les marches du chœur, quand il officiait à l'église.

Son visage, d'un ovale allongé, avait la pâleur de l'ivoire jauni d'un crucifix exposé à l'air d'une cellule, et les yeux, qui adoucissaient encore ce visage, étaient du même bleu épuisé qui veinait ses belles mains fines et longues, dignes de porter, sans gants, le saint ciboire, et d'offrir l'hostie aux lèvres virginales des premières communiantes.

Le seul luxe de cet homme de simplicité, c'était les jours de fête un peu de farine de pur froment jeté en guise de poudre sur ses cheveux blonds d'Éliacin, ses cheveux de diacre, comme il disait, et que les soucis du prêtre n'avaient pas flétris encore. Il s'appelait l'abbé Méautis.

Sa mère, une brave femme du peuple du bourg de B…, restée seule avec une fille de quatorze ans, pendant qu'il faisait sa dernière année de séminaire, avait perdu cette enfant d'une manière affreuse.

Un soir, en se baissant au foyer pour allumer la lampe de la veillée, la jeune fille avait incendié sa robe d'une étoffe légère, et, malgré les secours qu'on lui porta, elle avait été enveloppée et dévorée instantanément par la flamme. La mère, sortie quelques instants pour aumôner une pauvre voisine, rentra et trouva sa fille qui mourait, en lui souriant, car elle ne souffrait plus : le terrible travail du feu sur la colonne vertébrale avait consumé jusqu'au siège de la douleur. Du coup la malheureuse femme devint folle, mais d'une folie aussi déchirante que son malheur. Sa vie ne fut plus qu'une idée et qu'un geste. Elle tenait perpétuellement le bas de sa robe ou de son tablier contre sa poitrine dévastée avec une crispation pleine d'épouvante ; et quand elle l'avait froissé et macéré en l'étreignant ainsi contre elle, elle l'étendait sur ses genoux et disait horriblement : « Oh ! on pouvait l'éteindre ! » et fondait en pleurs… Excepté cette parole et cette navrante pantomime, répétée automatiquement vingt fois par jour, elle ne parlait ni ne bougeait plus.

Comme tous les fous tristes, elle restait constamment à la même place, assise par terre ou sur ses talons, s'usant la tempe contre le mur où l'on avait été obligé de clouer un bout de matelas pour qu'elle ne se brisât pas la tête. Dévorée par une fièvre interne qui la maigrissait, quand elle mangeait, elle ne prenait rien que de la main de son fils. « Il la changeait même de tout, comme un enfant » , disait Manette Le Quertier, — la servante du curé, une bonne fille, mais qui n'aurait pas, pour tout l'argent qu'il y avait à Néhou, touché à cette folle dont la vue seule « lui tournait le sang. » Quand l'abbé Méautis n'était pas à l'église ou chez ses malades, il était auprès de la malheureuse insensée, épiant, espionnant, attendant un éclair de lucidité qui ne venait jamais. Il disait son bréviaire à côté d'elle : — et des mains qui avaient offert le divin Sacrifice, il faisait mieux que de laver des assiettes comme saint Bonaventure ; il lavait pieusement les souillures de cet objet immonde et sacré.

Il avait toujours beaucoup aimé sa mère, mais la pitié, qui était le génie de son âme, communiquait à son sentiment filial quelque chose de surnaturel. Le nom même de mère, ce nom seul à prononcer lui fondait le cœur, et comme dans ses instructions à l'église et au lit des mourants, il était bien obligé, le pauvre et saint pasteur, de parler de la Mère du Dieu-Homme, il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter un peu, avant de prononcer ce nom de mère et de refouler un sanglot… et rien n'était plus éloquent que cette hésitation sublime pour qui savait l'histoire du curé et son infortune ; rien n'était plus puissant sur les cœurs et ne les amenait mieux à lui !

Un tel homme ou plutôt une telle âme avait dû se prendre pour Calixte d'une sympathie qui n'a pas de nom dans les langues de la terre, mais qui en a un, sans doute, dans celle des Élus. Dès son arrivée au Quesnay, Calixte était devenue la pénitente de l'abbé Méautis. Il avait remplacé l'abbé Hugon.

Calixte avait pu verser à ses pieds, dans la confession, tous les secrets de sa destinée, et il n'avait pu s'empêcher de la comparer à la sienne. Elle faisait, en effet, auprès de son père, — auprès du génie coupable, — ce qu'il faisait, lui, auprès de sa mère, — auprès de la folle innocente, et c'était lui peut-être qui était le moins malheureux ! Du reste, il croyait, comme l'avait cru l'abbé Hugon, que Calixte, cette fille de Jephté, dont il savait le sacrifice, obtiendrait de Dieu la conversion de Sombreval ; — et c'est cette idée, passée en lui à l'état de certitude, qui lui avait fait répondre comme il y avait répondu, aux paroles de la Malgaigne, quand il était arrivé sur la butte.

Cette idée, il l'exprima de nouveau. Il y insista, mais il trouva devant lui une incrédulité à laquelle il ne devait pas s'attendre, et ce ne fut point de la part du vicomte Éphrem, attiré par l'aimant de Calixte à tout croire. Ce ne fut même point de la part de ce renard madré de Bernard de Lieusaint, jaloux comme un père qui voyait une rivale de Bernardine en Calixte Sombreval, et qui lui aurait tout refusé, excepté le Paradis, s'il en avait eu la clef dans sa poche. Mais ce fut de la part de la grande Malgaigne, qui s'était tue jusque-là.

— Pardonnez-moi, monsieur le curé, — dit-elle enfin. Vous savez mon respect pour vous et ma confiance dans la prière, mais Sombreval ne se convertira jamais. Mes Voix me disent qu'il est damné !

— Quelles voix ? dit Bernard de Lieusaint.

— Les Voix que j'entends quand je marche seule, le long des chênaies, en m'en revenant de l'ouvrage, — répondit la grande fileuse. Depuis plus de vingt ans que je les entends et qu'elles m'avertissent, elles ne m'ont jamais abusée. Sombreval est perdu !

Elle dit cela avec un accent si convaincu et en même temps si triste, que l'abbé Méautis crut de son devoir de réagir contre une impression qu'elle lui faisait partager peut-être et qui inquiétait sa charité.

— Vous qui êtes une chrétienne et même une bonne chrétienne, la Malgaigne, — fit-il avec une sévérité pleine d'onction encore, — comment osez-vous préjuger les jugements de Dieu sur une âme à qui, dans sa miséricorde, il a laissé la liberté de se repentir ?…

Mais elle n'écouta ni n'entendit l'objection du prêtre, et suivant sa pensée :

— Ah ! cela m'a fait assez de peine, s'écria-t-elle, cela m'est un assez dur crève-cœur que de savoir qu'il n'y a plus de ressource et qu'il est perdu sans espoir ! Je me suis assez débattue contre mes Voix, quand elles m'annoncèrent sa perdition, mais elles ne se sont jamais démenties et elles m'ont soumise à la fin ! Et v'là bien des années, car, même avant qu'il reparût dans le pays, je causais de lui, quand j'étais seule avec mes pensées. Vère, sa fille, la Sainte de Néhou, ne gagnera le ciel que pour elle, mais le père est réservé au feu.

— Et même dès cette vie, à ce qu'il paraît, — dit le vicomte Éphrem avec la légèreté d'un grand seigneur qui plaisante de tout, — car voyez comme les combles du Quesnay brillent ! Votre vieux damné de Sombreval est, pardieu ! bien capable de l'incendier un de ces soirs, s'il continue à se chauffer de ce bois-là.

— Ah ! — fit la Malgaigne, dont la tête se montait toujours vite, dès qu'on parlait de Sombreval, — il vaudrait mieux pour lui qu'il roulât vivant dans les feux qu'il allume que dans ceux qui lui couvent déjà sous les pieds ! Pour ceux-là, rien ne les éteindra, ni prières ni larmes. Non ! quand on en verserait autant qu'il y a de gouttes d'eau dans l'étang du Quesnay ou de feuilles qui y tombent par les ventées d'automne !… Croyez-vous que je n'aie pas prié et pleuré ?… Certes ! mes prières ne pèsent pas devant Dieu le poids de celles de Calixte, la sœur des Saints Innocents, et l'eau croupie de mes vieux yeux ne compte pas devant ses belles larmes, mais Dieu prend tout et ne regarde pas, comme l'avare, au denier qu'on lui donne, et j'ai donné tout ce que j'avais !

J'ai payé bien des messes pour Sombreval avec les sous de ma journée. J'ai fait bien des douzaines de communions et suis allée bien des fois, pieds nus, à la Délivrande du Mont de Rauville, et ç'a été vain ! Les Voix ont ri de moi et m'ont dit avec ironie : « Tu pleurerais à creuser le caillou du chemin et tu viderais tous les ciboires de leurs hosties que tu ne pourrais pas le sauver ! »

— Taisez-vous ! dit l'abbé Méautis, pour cette fois sévère ; c'est assez de visions comme cela ! Vous êtes ma pénitente, la Malgaigne, et comme votre pasteur et votre confesseur, je vous défends de mêler ces honteuses et sacrilèges folies aux notions que l'Église nous donne de l'inépuisable bonté du Sauveur !

Le ton qui accompagnait ces paroles si peu ordinaires à ce prêtre, aussi doux que l'était son nom, imposa silence à l'enthousiasme de la Malgaigne, qui se tut comme si Dieu lui-même avait parlé. Réprimandée par un homme à qui la réprimande coûtait un effort et était plus amère qu'à la personne qui la méritait, la vieille filandière, confuse et troublée, resta un instant sur la butte après que le vicomte de Néhou et Bernard de Lieusaint furent remontés dans le char-à-bancs où ils donnèrent place au curé. Elle aimait et respectait son pasteur. Elle le regardait avec juste raison comme le plus saint prêtre de la contrée, et ce qu'il lui avait dit avec une voix qu'il n'avait jamais avec elle lui était allé droit au cœur.

Intelligente comme elle l'était, elle avait bien compris tout le sens des paroles du curé, et elle les opposait, dans sa conscience remuée, aux superstitions qui dominaient sa vie et asservissaient sa crédulité. Sa nature donnée, c'était déjà beaucoup pour elle que la Chrétienne eût ployé un instant cette tête hallucinée, car la Visionnaire devait la relever, mais plus tard. Aujourd'hui, toute à l'impression que venait de lui causer l'abbé Méautis, elle descendit la butte Saint-Jean, aussi agitée de voir dans la nuit de son âme deux vérités contraires, en qui elle croyait également, que si elle avait vu, des yeux de son corps, deux soleils !

C'était un tel désordre en elle qu'elle dépassa la grille du Quesnay sans l'apercevoir. — « Si le prêtre avait raison ! se disait-elle. Si tout n'était pas dit et qu'il fût temps encore ! Si mes Voix étaient de fausses Voix !! les menteries des Mauvais Esprits qui déganent[2] Note: Contrefont. les bons dans les airs quand la nuit est tombée, — car le Démon, c'est le Prince des Airs et des Ténèbres ! » — Et rejetée de ce côté par sa pensée, elle revint brusquement sur ses pas et fit ce qu'elle n'avait pas fait depuis que Sombreval était au Quesnay.

Elle passa son bras entre les barreaux de la grille, qu'elle ouvrit, et bravement entra. La nuit était noire et sans étoiles. Les Herpin dormaient dans leur ferme comme ils dormaient tous au château, excepté Sombreval qui, selon son usage, veillait sous son toit, brillant comme un phare. Et c'était un phare, en effet, allumé, non plus sur l'abîme de la mer, mais sur les abîmes de la science, et pour sauver aussi la vie à un être qui périssait !

Tout était si profondément silencieux dans l'air de cette nuit tranquille qu'on entendait par une des lucarnes, restée ouverte, sans doute à cause de l'extrême chaleur du laboratoire, le ronflement de la flamme, grondant dans le fourneau du chimiste.

— Sombreval ! — cria la fileuse, d'une voix à laquelle son émotion donna de la force, — Sombreval !

Il parut dans l'orbe de flammes, et comme les sens de cet homme complet valaient son intelligence :

— C'est toi, la Malgaigne, qui m'appelles ? dit-il. Attends, ma vieille mère, je descends !

Quelques secondes après, il ouvrait la porte vitrée du perron et descendait, un flambeau à la main.

— Ah ! dit-il joyeusement, car il sortait de faire une expérience dont il était content et il espérait — tu te décides donc à venir au Quesnay, ma vieille entêtée ?

Mais, avec un mot, la Malgaigne souffla sur sa joie :

— J'y viens, mais je n'y entre pas, fit-elle. Et toi, Jean, qui m'appelles entêtée, tu es plus entêté que moi !

— C'est toi qui m'as élevé, — répondit Sombreval avec ironie. — Il n'est plus temps de te plaindre de ton œuvre, la Malgaigne. Molle d'abord, l'argile devient dure, et la main qui l'a pétrie ne l'arrache pas du mur dont elle joint les pierres, une fois qu'elle y a séché.

— Mais les murs, même bâtis à la chaux, se renversent, — fit-elle presque irritée. Et pourquoi ne renverserais-je pas tout cet orgueil que j'ai bâti de mes deux misérables mains ?… Pourquoi, moi qui ai fait le mal et qui m'en repens, ne pourrais-je pas le réparer, en te rendant semblable à moi, comme je suis maintenant, après t'avoir fait d'abord comme j'étais ?… Sombreval, Jean Sombreval, écoute-moi. Je t'adjure de m'écouter encore cette fois. Ce sera la dernière.

Il ne s'agit pas de ta vie ce soir, comme le jour de l'étang. Il ne s'agit pas de Calixte, ni de Néel de Néhou, ni de tes espoirs fous ou des siens. Vous êtes tous perdus ! Vous vous croyez vivants, vous ne l'êtes plus. Vous êtes morts. Je vous vois tous morts, couchés dans vos tombes, aussi clairement que si le dessus en était de verre. Il ne s'agit plus, Jean, de rien de toi que de ton âme, — de ton âme qui ne mourra point parce que tu meurs et qui peut-être, disait tout à l'heure l'abbé Méautis, n'est pas encore condamnée au tribunal de Celui qui doit tout juger ! Ah ! mon pauvre Jean ! est-ce que tu ne feras rien pour ton âme ? Tu n'es pas remonté sur l'étang. Tu ne m'as pas crue, mais tu as donné cette joie à ta fille de ne pas remonter sur cette eau.

Eh bien ! ne me crois pas encore, mais donne à cette enfant, mise, par toi, vivante dans le Purgatoire, de te savoir au moins délivré de l'Enfer ! Tiens, je m'en retournais à Taillepied et j'avais déjà dépassé ta demeure ; une idée m'a saisie. Il y a des idées qui sont la main de Dieu dans les cheveux !… C'est cette main-là que j'ai sentie me lever de terre et me porter ici pour te jeter ce dernier cri : « Aie pitié de ton âme, Jean ! »

Tu as renié comme Pierre, mais Pierre a pleuré. N'imite pas Judas, toi qui as été un apôtre : n'aurais-tu donc plus rien d'un homme ? N'y aurait-il donc plus rien, — ce qui s'appelle rien, — que je puisse remuer dans cette poitrine que j'ai tant réchauffée contre la mienne, quand tu étais petit ?…

Et avec l'autorité familière et tendre d'un mère, elle caressait de sa main sèche cette poitrine d'Ésaü qu'il avait à moitié nue, car, à son fourneau, Sombreval se mettait à son aise comme un forgeron. À la voix de la Malgaigne, il était venu tout à coup comme il était là-haut, cette nuit-là, avec sa chemise ouverte, sa cravate rejetée, et ses cheveux balayés de son front jupitérien par l'ardente main de la Préoccupation.

Mais il n'y avait plus que les foudres de la matière qui pussent pénétrer dans cette poitrine endurcie :

— Si Calixte y a perdu ses larmes, tu me pardonneras de ne pas t'écouter, ma vieille mère, — dit-il avec une bonté calme qui expirait au bord du mépris, mais qui n'y entrait pas.

— Ah ! je ne suis pas ta vieille mère, Jean, et tu me l'as prouvé ce soir » fit-elle désespérée. — Elle sentait amèrement que tout se brisait contre cet homme de bronze, — plus dur que le pied de bronze du flambeau qu'il tenait à la main et qui lui éclairait sa tête nue, forte et impassible, comme un globe qui obéit à sa loi !

— Je crois au sang, — fit-il, le chimiste, — et que rien ne peut le remplacer ! Il fait ce que vous autres appelez l'âme. Il fait les sentiments, la famille, l'amour de l'enfant pour la mère et de la mère pour l'enfant. Mais tu le vois, la Malgaigne, mon sang, ma chair, ma Calixte n'obtient pas plus de moi que toi de son père. N'en parlons plus, — ajouta-t-il, — et entre au lieu de rester à ma porte ! La nuit est épaisse ; Taillepied, loin ! Viens t'asseoir et te chauffer au feu du fourneau de ton fils Jean. Nous nous rappellerons l'ancien temps. J'ai des cordiaux pour ta vieillesse.

Mais pleine d'un ressentiment farouche :

— Moi ! entrer chez toi, Jean ! fit-elle. Tu viens de murer la seule porte par laquelle j'aurais pu passer !

Et son visage, pâle comme un linceul, recula, et disparut du cercle lumineux que formait la lueur du flambeau de Sombreval, au bas du perron, sur le gazon ovale. Sombreval le leva plus haut pour voir plus loin, et il aperçut la grande fileuse qui, le dos tourné, s'en allait muette dans l'ombre… Il ne la rappela pas.

Que lui aurait-il dit ? Il faillit prendre son bâton de houx et la suivre pour la protéger à cette heure de la nuit, dans ces chemins creux que l'on appelle encore présentement dans le pays des Males Rues. Mais il écarta vite cette pensée. Il avait à reprendre sa tâche, — le travail dans lequel il usait ses nuits ; et oubliant tout, comme Newton, dans l'absorption de ce problème, auquel il pensait toujours, il prit le perron et remonta.

XVI

Le lendemain du jour où elle eut avec Sombreval cette dernière entrevue au bas du perron du Quesnay, la grande Malgaigne fut vue de bonne heure au bourg de S…, chez le vieux teinturier du bourg.

— Tenez ! — dit-elle en entrant dans la teinturerie et en faisant rouler de son dos un paquet enveloppé dans un de ses tabliers de fil rayé, v'là de la besogne pour vous, père Brantôme ! Teignez-moi tout cela en noir ; et si vous aviez dans votre cuve une couleur plus désolée et plus sombre, ce serait celle-là que je voudrais : mais la seule cuve où il y ait plus noir que le noir, — ajouta-t-elle avec une ardeur sourcilleuse, — c'est le fond de nos cœurs !

Le père Brantôme, comme elle l'appelait, regardait de tous ses petits yeux cette exaltée qui ne faisait rien comme une autre. — Est-ce que vous avez quelqu'un de mort ?… lui dit-il. Mais il se mordit la langue pour se punir d'avoir dit une bêtise. La Malgaigne n'avait pas de famille, et dans un pays si profondément familial, c'était là un malheur qui avait sa honte. Cette étonnante Octogénaire avait toujours vécu isolée dans la vie, aux yeux des générations qui l'entouraient. Elle était de ceux-là qui n'ont pas d'origine connue, et dont on dit dans la contrée : « On les a trouvés sous un chou. »

— Vère ! — dit-elle en s'en allant, — je suis en deuil pour le reste de ma vie, — jusqu'à ce qu'ils jettent sur ma vieille tête le drap mortuaire qui doit nous couvrir tous !

Elle imposait tellement, cette grande Malgaigne, grande comme les superstitions du pays, que Brantôme, le teinturier, la laissa partir sans autre observation, — mais du seuil de la porte ouverte, il avisa le boulanger Vigo, qui passait, en manches de chemise, un mousquetaire[1] Note: Morceau de pain de plusieurs livres. sous chaque bras.

— Psitt, Vigo ! — fit-il, — de qui peut-elle être en deuil, la Malgaigne, qui n'a jamais eu ni père, ni mère, ni mari, ni enfants, ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines ?…

Vigo était ce que l'on appelle « un luron » de cinquante à cinquante-cinq ans, au large dos, élargi encore par l'habitude de porter au four la pâte de tous les pétrins du bourg de S…, et qui, en souvenir des succès et des bonnes fortunes de sa jeunesse, avait gardé un énorme catogan qu'il n'avait pas besoin de poudrer avec la fleur de farine dont il était ordinairement couvert ; joyeux compagnon, gris comme une ardoise, mais faraud ; accoutumé à rire et à jocqueter avec toutes les commères de son four, et plus commère qu'elles, le compère !

— Ni enfants ! ni enfants ! — dit-il de sa basse-taille mordante au teinturier qui suspendait, avec une longue fourche, une pièce de laine bleue au clou de sa porte, pour la faire sécher. Vous n'en savez rien, ni moi non plus, père Brantôme ! Elle a dû être un fier brin de fille dans son temps et elle allait filer dans les plus grandes maisons du pays ! Une déchirure est bientôt faite au tour-de-gorge ou à l'honneur d'une garce, et qui sait ? celle-là, n'est mort-Dieu ! pas comme les autres. Elle aura gardé son secret.

— Mais personne n'est mort dans la paroisse, ni à Taillepied, — dit le logicien aux mains vertes.

— Eh ! sac à farine ! quelle pâte d'homme êtes-vous ? — fit le boulanger au catogan. Ne peut-on tourner l'œil qu'ici ou à Taillepied, vieux père la Potasse ?… Qui a jamais mis le nez ès affaires de c'te Malgaigne, fière à toute époque comme les paons de Lude sur leurs toits et qui en se reprenant au diable pour se donner à Dieu, a aplati du coup tous les becs qui ne demandaient qu'à jaser ? Dans son temps, p't-être que les belles filles embarrassées et qui ne pouvaient plus nouer les cordons de leur tablier allaient déjà, comme maintenant, à Cherbourg. Et pourquoi n'y serait-elle pas allée, comme tant d'autres que nous connaissons vous et moi, et qui ne sont pas restées éclopées pour y avoir été, père Brantôme ?

Le populo sera devenu un homme, et même un vieux homme, comme nous v'là, et sera mort — queque part, — au loin — car Cherbourg, ce nid aux populos de toutes les filles du Cotentin, est un port ouvert sur les quatre parties du monde. C't'après-midi, quand j'irai porter le pain chez la demoiselle de la poste, j'demanderai à la grosse Eulalie Le Dran, sa servante, s'il n'est rien venu pour la Malgaigne. V'là tout ce que je puis faire pour vous, père Brantôme, car qu'est-ce que ça me fait à moi que le droguet de la Malgaigne soit noir ou bleu sur sa carcasse ?… ou qu'elle… vous m'entendez…

Il siffla doucement : manière d'indiquer musicalement une chose délicate. Puis il montra son dos enfariné au père Brantôme et s'en alla, tricotant des hanches et chantonnant, son gros catogan battant la mesure entre ses deux épaules :

« La belle bourgeoise a passé trente ans,

« Votre serviteur très humble !

« Votre serviteur !

« Votre serviteur !

« Votre serviteur très humblement ! »

Seulement, il n'apprit rien de la grosse Eulalie. Aucune lettre n'était venue à l'adresse de la Malgaigne, qui ne savait pas lire et qui, de sa vie, n'en avait reçu, et les deux flâneurs, — pas plus que le reste de la contrée, — ne surent pourquoi la vieille Malgaigne ne portait plus que du noir sur elle et ne marchait plus que la cape de son mantelet rabattue par-dessus sa coiffe jouxte les yeux, comme si elle eût suivi un enterrement.

Sombreval, lui, sut pourquoi ce changement de costume et de tenue, dans une femme qui fixait plus l'attention que les châtelaines du pays dans leurs châtellenies. Il la revit quelque temps après la scène du perron. Ils ne se cherchaient ni l'un ni l'autre, mais ils se rencontrèrent dans un de ces nombreux chemins qui mènent du Quesnay à Néhou. Elle était appuyée contre un arbre, debout, arrêtée pour respirer, les mains jointes sur son haut bâton, et sa cape tellement rabattue qu'on ne découvrait que le bas de son visage, et qu'elle ne pouvait voir, elle, que le bout de ses sabots et la place où, en marchant, elle mettait les pieds. La Malgaigne ressemblait ainsi à une de ces figures voilées, mystérieuses et sinistres, comme on en trouve de sculptées dans le chêne des portails gothiques. Lorsque Sombreval s'approcha, elle priait ou parlait ses méditations en elle-même, car ses lèvres blanches remuaient d'un mouvement lent et doux.

Il la regarda quelque temps, et brusquement :

— De qui es-tu en deuil, la mère ? lui dit-il, arrêté devant elle.

— De toi et de ton âme ! répondit-elle sans surprise, aussi brusque que lui.

Il sourit comme doit sourire l'intelligence qui a pitié de la folie, mais elle lui tua bien son sourire :

— Et aussi, reprit-elle, de ces deux enfants qui sont là-bas sur la berge, et dont tu es l'assassin, Sombreval !

Ils y étaient en effet. Calixte et Néel venaient de s'asseoir sur le gazon en talus d'un de ces fossés qui ressemblent à des fortifications en Normandie, lassés tous deux d'une promenade que Sombreval leur avait conseillée. Ils étaient là, épaule contre épaule, et ils paraissaient, ce jour-là, plus que jamais le frère et la sœur.

Calixte était toujours la charmante Débile, épuisée, que l'effroyable chute de Néel et ses suites pleines d'émotions et de dangers avaient épuisée un peu plus, et Néel, qui était rentré dans la vie, il est vrai, s'y traînait, terriblement pâle et languissant encore de sa convalescence.

Échappé par miracle à la tragique mort d'Hippolyte, chantée par les poètes, ce jeune homme n'avait, le croira-t-on ? gardé de toutes ses blessures qu'une cicatrice visible et profonde au visage ; un sillon qui coupait en deux un de ses purs sourcils ; mais cette cicatrice, il ne l'eût pas donnée pour une couronne. Il s'en parait avec orgueil. Dans cet ardent besoin de s'identifier avec ce qu'on aime, qui est le caractère le plus impérieux de l'amour, il était heureux d'avoir son signe au front comme Calixte, mais lui, comme Calixte, il ne le cachait pas.

Il lui disait avec la coquetterie passionnée d'un cœur insatiable : « Vous ne pourrez jamais me regarder sans penser que j'ai voulu mourir pour être aimé de vous, et vous ne pourrez même pas me voir venir de loin vers vous sans avoir cette pensée, » car il boitait maintenant, le beau et fringant Néel ! Le médecin avait formellement déclaré qu'il resterait boiteux toute sa vie.

Avec cette beauté délicate, cette beauté de cristal que sa chute n'avait pas brisée, et cette claudication légère qui attendrissait sa démarche, il avait l'air « de cet Ange qui s'est heurté contre une étoile, » dont Byron parlait un jour en parlant d'un boiteux comme lui. Néel avait quitté le Quesnay et il était revenu à Néhou, où il avait retrouvé son père, très heureux de l'y revoir, ce fils unique, mais aussi très fidèle à son idée et aux engagements pris avec son compère Bernard de Lieusaint.

— Chevalier, — lui avait-il dit, un soir, au dessert d'un de leurs repas, tête à tête, — tu te tiens maintenant assez bien debout pour y rester le temps de passer un anneau à la main d'une femme, sous la perche du Crucifix.

Néel, qui avait résolu d'opposer la force d'inertie à son père, répondit par une plaisanterie, cette fois-là ; mais un autre jour, il fallut bien en découdre, — comme aurait dit Bernard de Lieusaint, — quand le vicomte lui porta cette autre botte :

— Monte donc à cheval, chevalier ! Tu perds l'habitude de la selle, et va donc à Lieusaint rendre à ta fiancée la visite qu'elle t'a faite au Quesnay et que tu lui dois.

— Je n'ai plus de fiancée, mon père, dit Néel acculé, avec une fermeté douce. Mademoiselle de Lieusaint m'a rendu les joyaux de ma mère, et me présenter chez elle… actuellement du moins… l'offenserait.

— Ah ! c'est de là que souffle le vent ! fit le vicomte Éphrem de bonne humeur et sans colère. Pure jalousie de jeune fille ! Bernardine t'a vu au Quesnay avec une garde-malade bien capable, ma foi ! de mettre martel en tête aux plus jolies. Mais ce n'est ni les jalousies d'une fillette qui t'adore, après tout, chevalier, ni tes galanteries avec la petite châtelaine de là-bas, qui peuvent empêcher nos arrangements de famille, à Bernard et à moi, et rompre la parole que nous nous sommes donnée en émigration, de marier un jour nos enfants, si nous en avions. Il s'agit de faire souche aux Néhou, et, avant que je parte pour l'autre monde, d'être bien sûr que tu as ajouté un Néel XXIII aux autres Néel de notre maison.

La sécurité de son père attristait Néel. Il voyait bien que cette sécurité se changerait un jour en impatience ; et le ton imperturbablement léger avec lequel l'incorrigible vieillard faisait allusion à Calixte le blessait toujours. Il se tut, mais il n'alla pas davantage à Lieusaint. Il n'alla qu'au Quesnay, et Bernard, piqué pour sa Bernardine, ne revint pas à Néhou. Voilà la vie ! L'intimité de deux hommes forts, qui avaient souffert l'exil, la guerre, la misère, toutes les peines, gaiement ensemble, cette intimité si robuste allait se dissoudre parce que leurs enfants (deux enfants !) ne s'entendaient plus !

Cependant Sombreval était resté sans répondre un seul mot aux brèves paroles de la Malgaigne. Cavant sa hanche sur le bâton de houx où il appuyait la paume de sa main, pensif, attentif, les pieds dans l'argile, il regardait, comme s'il eût été un médecin, cette folle, comme il l'appelait souvent, effrayante de concentration et de solennité sous sa cape noire, et il se sentait troublé…

Fort contre tout, mais faible comme ceux qui aiment le sont pour ceux qu'ils aiment, il était figé par ce qu'elle lui avait dit de Calixte et de Néel dont elle portait le deuil, eux, en vie !! Involontairement, il s'était retourné et il les avait vus tranquilles, toujours assis sur leur berge verte, occupés d'eux seuls et des bouquets de fleurs sauvages qu'ils avaient cueillis dans leur promenade, et dont Calixte, élève de son père dans la science, expliquait à Néel les propriétés.

L'amoureux garçon se souciait bien de botanique ! Mais Calixte parlait. Il écoutait sa voix, et de toutes ces fleurs, il ne pensait qu'à la plus douce et à la plus sauvage, et il ne la cherchait pas, de son regard avide, dans le gros bouquet qu'elle avait alors à la main.

— L'exaltation de l'esprit agit donc sur nous, comme l'épilepsie ?… pensa Sombreval en se reprochant de s'être involontairement retourné.

Quant à la Malgaigne, elle était retombée dans le silence, mais les lèvres de ce visage dont les yeux étaient cachés par cette cape rabattue comme par une cagoule à laquelle eussent manqué des trous, les lèvres remuaient comme si elle eût poursuivi quelque conversation intérieure. Peut-être, en ce moment, répondait-elle à ce qu'elle appelait ses Voix.

— Déicide ! — murmurait-elle avec une horreur qu'elle n'avait jusque-là jamais eue, — parricide et infanticide ! — Et infanticide ! — répéta-t-elle avec un éclat dans la voix.

— Qu'est-ce qu'elle dit donc d'effanticide ? — dit une autre voix derrière le buisson d'à côté, — une voix traînante et insolente ; et Julie la Gamase se montra.

Pour Sombreval, Julie la Gamase, l'ignominieuse mendiante, était l'Injure vivante et abhorrée, la seule injure qui le trouvât sensible, ce grand endurci, trempé et forgé dans le mépris des orgueilleux.

Elle lui rappelait une scène horrible et une monstrueuse ingratitude, non pas envers lui, — envers lui ! il l'eût oubliée ! — mais envers Calixte, pour le compte de laquelle il se sentait féroce, — pour laquelle il eût, comme César, fait mettre en croix ceux qui auraient troublé son sommeil. Des injures qui pleuvaient sur lui de tous les points de l'horizon et qui tombaient comme les flèches de la Bible, — dix mille à sa droite et dix mille à sa gauche, — l'injure de Julie la Gamase était la seule qui ne fût pas perdue et qui s'enfonçât dans la cible de son âme fermée à tout, repoussant tout, comme un bouclier. Partie de plus bas, elle atteignait mieux.

Ce n'est pas rare qu'un tel phénomène. Il existait pour Sombreval, comme pour personne peut-être il n'avait jamais existé… Quand, depuis le jour où sur la butte du Mont-Saint-Jean ses soins sauvaient probablement la vie à cette mendiante, il l'avait mainte fois rencontrée, filant le long des Males Rues, colimaçonnée sur sa béquille, véritable et immonde escargot humain, rampant dans sa bave, car en marchant elle grommelait toujours, et il avait eu besoin de toute sa force pour résister à l'idée de la prendre et de l'étouffer sous son pouce, qui, de sa largeur, eût couvert une pièce de cent sous ; puis, cette justice faite, de la laisser, elle qui, un jour, avait osé jeter à Calixte sa gorgée de venin ! la face envasée dans l'ornière, comme un crapaud qu'on y aurait écrasé.

La vue seule de Julie la Gamase faisait pousser un regain de colère à cet homme froidi ! Lui si accoutumé à l'affront qu'il n'y pensait plus ; devant qui, par insulte, les paysans gardaient leur chapeau sur la tête ; qui partout, aux foires, quand il y allait marchander un tonneau de cidre, ou aux Assemblées, quand les après-vêpres des dimanches, il en traversait une par hasard, avait entendu grincer contre lui tant de haines, indifférent comme la surdité ! Lui, le même Sombreval qui, à Carentan, un certain soir chez le vieux aubergiste Lévêque, avait vu tout le monde se lever de la table d'hôte quand il était entré dans la salle, et pas un des quarante convives ne vouloir rester à cette table où il s'assit tranquille dans la majesté du Dédain appuyé sur la Force, et où il soupa seul au milieu de ce désert de quarante couverts abandonnés, ne se sentait plus invulnérable quand il passait auprès de Julie la Gamase, cette pauvresse qui l'apostrophait avec furie, dès qu'elle l'avisait sur les routes, et dont il entendait longtemps encore, alors qu'il l'avait dépassée, s'enrouer derrière lui les tutoiements et les imprécations.

Il souffrait… À quoi donc tenait cette souffrance ?… Et elle, d'où venait aussi la folie de sa rage contre Sombreval ?…

Elle n'avait rien de personnel à lui reprocher… Au temps jadis, elle l'avait vu prêtre, correct et imposant, qui lui donnait gravement sa pièce de monnaie, quand elle le rencontrait, son livre noir sous le bras, entre Taillepied et la Blauderie, et cela pour elle aurait dû être un bon souvenir : mais ce souvenir se perdait, sans doute, sous l'amoncellement des affreux ouï-dire qui s'entassaient sur Sombreval, depuis qu'il avait abjuré.

Ce n'était pourtant pas une fille religieuse que Julie la Gamase. Elle ne l'avait jamais été. On l'appelait universellement une créature de mauvaise vie, et l'on disait que son jeune temps avait été aussi hideux que sa vieillesse. Quoique laide et scrofuleuse, le menton éternellement cerné de quelque bandelette, elle n'en avait pas moins tenté la fantaisie d'on ne savait trop quel habitant crapuleux du bourg de S…, car de telles œuvres s'accomplissent dans des ténèbres qu'il vaut mieux épaissir que percer, et on l'avait vue, — des années, — exemple étonnant d'un incompréhensible libertinage ! — portant dans ses bras un enfant informe, roulé dans des haillons en charpie ; et pâle, blafarde, les joues gonflées par cette jugulaire de linge taché de sang et de sanie, qui disait bien le mal dont elle était rongée, s'asseoir aux marches des perrons.

L'enfant mort du mal de sa mère, Julie la Gamase, aurait pu entrer à l'Hôpital, comme tout autre infirme du pays ; mais, plutôt que de s'enclore dans les douves de ce vieux et austère château fort du bourg de S…, dont on a fait la Maison des Pauvres, elle préféra souffrir, mourir de faim, mendier et tendre aux liards, qui n'y tombaient pas, sa main gercée. Elle préféra aux draps du lit de la charité les marches glacées de ces perrons, d'où elle guignait encore… le croira-t-on ? les hommes qui passaient, avec ces incorrigibles yeux dont les humeurs froides n'avaient pas éteint l'impureté !

C'est là, — c'est dans ce sans-souci d'un vagabondage, indolent et lâche, dans le rongement d'un mal qui ne tue pas toujours ; c'est dans cette horrible oisiveté, qui doit avoir un charme de mancenillier, puisqu'on aime mieux souffrir tous les maux et toutes les hontes de la vie que de sortir, par un effort, de cet infâme bonheur de croupir, que la vieillesse s'abattit sur elle comme un vautour, lui pluma son chignon, lui déjeta son cou, déjà troué par les écrouelles, et, la frappant aux reins coupables, lui courba, comme à une bête, la tête vers la fange… Seulement, en lui tordant le corps, la vieillesse, comme il arrive parfois, ne lui redressa pas l'âme, torse aussi, depuis bien longtemps, par le vice et par la misère.

Moralement la Gamase ne s'était pas amendée…

Nulle indignation de religion ou de vertu ne pouvait l'insurger contre Sombreval. Si elle le haïssait, Dieu seul qui voit le fond des âmes, savait pourquoi… Il y a peut-être des sentiments endémiques comme des maladies, et, quand ils s'emparent des âmes déjà décomposées, d'autant plus terriblement désorganisateurs.

À ce compte, Julie la Gamase aurait été l'expression la plus violemment putride de cette peste de haine furieuse dont Sombreval avait empoisonné la contrée. Comme une auge placée sous le larmier d'un toit, elle recevait toutes les averses de cette colère et de ce mépris qu'elle entendait rugir plus haut qu'elle ; et de même qu'elle ramassait, pour sustenter sa misérable vie, les choses les plus ordes, les os que les chiens laissaient en tas devant les portes et les restes tombés des éviers, de même elle ramassait, dans ses rôderies et dans ses tournées, tous les mauvais bruits, tous les propos atroces ou infâmes tombés de toute bouche quand il s'agissait de Sombreval, et elle s'en faisait à froid, au-dedans d'elle, une colère lentement amassée qu'elle lui déchargeait en plein visage, quand elle le rencontrait par les routes, et dont elle le poursuivait jusqu'à ce qu'elle l'eût perdu de vue, quand il lui tournait les talons.

Mais aujourd'hui il ne pouvait pas fuir. Elle le tenait bien en face ! Elle le tenait entre la Malgaigne, appuyée et comme clouée à son arbre, et les deux beaux enfants, assis au revers du fossé. La haine a ses éclairs. Il ne pourrait lui échapper. Elle était sortie du buisson qui la cachait, se tortillant comme une vipère prise dans un nœud et qui ne peut se redresser, et elle envoya à Sombreval son regard oblique. Elle avait entendu l'apostrophe de la Malgaigne, et elle répéta, en le corrompant dans son patois sauvage, ce mot d'infanticide, auquel la Malgaigne attachait un sens qu'une autre qu'elle ne comprenait pas.

— Effanticide ! effanticide ! fit-elle. Ch'é-t-y pas comme ch'a qu'ils nommaient, en chaire, l'autre jour, le roi Hérode ?… Eh mais ! à qui qu't'en as donc, la Malgaigne ?… Tiens ! ch'est à ta vieille accointance, l'abbé Sombreval ! Ch'est donc un Hérode, à présent !… Il a donc ajouté à ses crimes reconnus, le crime d'Hérode ! Il a tué des effants ! Qui a renié Dieu peut bien tuer ses créatures. Mais quels effants ?… ajouta-t-elle ardemment curieuse. En v'là deux là-bas, sur la berge…

Et son index brun, à l'ongle verdâtre comme celui d'une goule, se tendit vers Néel et Calixte, qui causaient entre eux et ne l'entendaient pas, ne la voyaient même pas.

— Ch'est les deux siens, car le fils au vicomte de Néhou n'est plus à son père. Ils lui ont tourné l'esprit à eux deux, le prêtre et sa gouge, et on dit partout qu'il va l'épouser.

Elle s'arrêta pour reprendre haleine. Sombreval, en l'entendant, avait ressenti ce tressaillement de nerfs qu'il retrouvait toujours dans ses muscles à l'aspect de cette mendiante. Il fit même un mouvement pour se replier devant cette persécutrice à tout moment jetée, par un hasard maudit, sur sa voie ; mais l'idée qu'elle allait le suivre, et que Calixte pourrait avoir l'ignoble spectacle qui une fois déjà avait offensé ses yeux purs, le retint.

— Quels effants a-t-il donc matrassés, puisque v'là les siens ?… reprit-elle. — Et comment et pourqué ?… Dis-le donc, la Malgaigne. Ne reste pas à mittan de dierie. Conte-mé tout, ma fille. Ah ! il a tué des effants itou, le prêtre Judas ! Quoi ! sans menterie ! Les effants à qui ?… Ah ! tu m'ards de curiosité, la Malgaigne. Parle donc, que je le sache et que je le crie assassin dans tout Ouistreham[2] Note: Dans tout le pays de l'ouest, mot normand., et que je puisse voir, avant de mourir, sa vieille tête tonsurée, raccourcie, comme celle au Marquand, — le vendeur de droguet, — par le tranchet du bourreau !

Et elle se tourna, forcenée, vers la Malgaigne, et elle secoua brusquement par sa jupe l'immobile Silencieuse, dont la cape noire tomba sur les épaules et découvrit son visage, plus blanc que ses cheveux et ses grands yeux pâles de fantôme.

Alors la Malgaigne :

— Laisse-le, — lui dit-elle d'une voix triste, avec une pitié presque auguste, — laisse-le, Julie ! et passe ton chemin, folle sans charité. Ne mets pas d'injure sur un cœur qui souffre. Le mal qu'il fait à sa fillette, par son impiété, ne te regarde pas.

— Ah ! est-ce que tu te repentirais de ce que tu as dit ? — fit la Gamase, trompée dans la curiosité de la haine. Est-ce que le cœur va te manquer ? Est-ce que tu vas caler parce qu'il est là… et qu'il nous écoute ? Mais parle ! va ! dis bien tout ! Mais parle donc ! Oh ! je te locherai comme un arbre pour te faire parler ! Tu ne veux pas ? Es-tu têtue ? Tu n'es qu'une faillie. Tu blêmis. Tu as poue, caponne ! Il t'a donc maléficiée itou comme ce brin d'avoine folle de fils au Vicomte ?…

Eh mais ! que je suis assottie ! — reprit-elle après une pause en se ravisant, tu as p't-être des raisons pour ne dire mot, la Malgaigne ? Qui sait et qui connaît le fin fond des bissacs du monde ?… Tu n'as pas eu toujours ta sagesse d'annuit[3] Note: D'aujourd'hui.. Tu n'as pas toujours usé ta jupe sur les dalles des églises, té non p'us ! Je l'ai ouï bien des fois et aux douis et aux batteries de sarrasin, et partout, que tu avais fait bien des mystereries dans les temps avec Jean Gourgue, dit Sombreval, devant qu'il ne fût prêtre. Tu avais encore de la jeunesse, dans ces temps-là. Quand il n'était plus un garçonnet, g'li, tu n'étais pas encore si rafalée ! Les coudriers des bois de la Plaise ne sont pas si loin de Taillepied, et les jours qu'on ne va pas en journée, les après-midi sont si longues ! Nous autres femmes, nous gardons toujours une faiblesse pour l'homme qui nous fait connaître la vie… et il a p't-être été pour toi c'ti-là, la Malgaigne ? Et pourqué pas ? Il était bien capable de tout, c't'abbé Sombreval !

La Gamase reprit haleine encore. Sombreval avait levé son houx, puis il en avait abaissé le bout vers la terre, — et regardant la Malgaigne avec le haussement d'épaules d'un homme qui dévore une colère :

— Voilà ce que tu me vaux ! fit-il amèrement. Mais elle, toujours calme :

— Après ? — dit-elle. — J'ai partagé avec toi l'injure qu'elle te jette ; et toi, Jean, tu es un homme. Laisse-la dire. C'est une tête perdue. Méprise-la comme le bruit des Élavares et leur fumée ! Ne la touche pas ! Qu'est-ce que cela te fait ? Ta fille n'entend pas !

— Ah ! reprit Julie la Gamase, que le calme de la Malgaigne irritait comme l'eau irrite l'incendie quand elle ne l'éteint pas, j'sis une tête perdue parce que tu as eu un coup de langue de trop, la Malgaigne ? Eh ! que nenny dà ! je n'l'ai pas perdue, la caboche ! J'entends à cat sans dire minet. C'est té qui l'as crié assassin et effanticide, l'abbé Sombreval, et j'l'soutiendrai par-devant la justice quand il le faudra. Assassin ! assassin ! hurla-t-elle, forçant sa voix exaspérée ; tueux d'effants !

— Oh ! je sais, — fit-elle, se ravisant pour la troisième fois et toujours plus affreuse dans son dernier mouvement que dans les autres, — oh ! je sais à présent les effants qu'il a tués, ton vieux débaptisé de prêtre ! Y a longtemps que j'en avais doutance. Ce n'est pas pour rien qu'il s'est arretiré dans le château des Quesnay et qu'il y vit, comme une bête des bois, avec sa fumelle. Il aura fait comme les bêtes des bois, et puis, le crime commis, il l'aura fallu cacher, l'effant itou ! et les vases de l'étang sont sans fond… Bien des corps d'effants y tiendraient à l'aise… Ch'est-y cha que tu voulais dire, la Malgaigne, quand tu l'appelais effanticide ?

Et elle se prit à rire si fort que Calixte de loin l'entendit.

Mais Sombreval, devenu vert comme un bronze florentin à force d'être livide :

— Prends garde ! — balbutia-t-il avec un tremblement dans la voix qui ressemblait à de la paralysie, — prends garde ! je puis tout entendre sur moi, mais pas… pas sur elle…

— Qui, elle ? Ta… ! Et le mot, le mot infamant, elle le cria d'une voix que la haine et la fureur poussées jusqu'au délire firent monter aux notes les plus aiguës ; — et, comme le tigre quand il a touché au sang, quand la Gamase eut touché à cette boue, elle s'y roula, elle ne s'arrêta plus, et elle le recracha, ce mot qui impliquait deux crimes et qui en accusait la vierge du Quesnay, en la souillant de la plus immonde des appellations !

Et ce mot sanglant elle allait le répéter encore, quand, à un geste de Sombreval, qui s'était précipité vers elle, sa bouche ouverte se ferma, et elle tomba, la face dans la terre labourée, morte, tuée, sans que Sombreval eût mis seulement la main sur elle.

— Oh ! — fit la Malgaigne rigide d'horreur, — Dieu l'a punie !

— Dieu, c'est moi ! — dit Sombreval terrible. Il tenait dans sa main une petite fiole prise dans sa poche de côté et qu'il avait de l'ongle débouchée pendant que la mendiante parlait. C'était ce flacon qu'il lui avait planté sous le nez quand il s'était approché d'elle et qui l'avait tuée comme une balle.

— Elle était froide avant d'être tombée, fit-il. Un pareil poison vaut la foudre. Une goutte peut tuer, en un millième de minute, mise aux naseaux du plus fort taureau.

La spectrale Malgaigne ne pouvait pas devenir plus pâle, mais un frisson passa à la racine de ses cheveux, blancs comme la chaux.

— Encore un crime à ton compte, Jean ! — dit-elle gravement, en lui montrant le ciel.

— J'ai sauvé Calixte de l'outrage, répondit-il presque fier. C'était son excuse, à ce père ! Et l'homme d'idées s'ajoutant au père, — l'homme d'idées, qui avait souvent gourmandé le matérialiste Cabanis de sa pusillanimité de philosophe, quand il avait refusé l'opium libérateur aux douleurs désespérées de Mirabeau, dit profondément, comme s'il eût médité tout haut :

— Non seulement j'aurais été un lâche, mais un imbécile d'hésiter !

D'une main se tenant à son bâton, la Malgaigne, accroupie, retournait le corps de Julie la Gamase.

— Va ! elle est bien morte, dit Sombreval. Tu n'y trouveras plus signe de vie… ni trace de mon poison non plus ! Demain, la justice viendra faire la levée du cadavre, comme ils disent, et ce qu'elle trouvera défiera son œil et le scalpel de son médecin. Ils s'en retourneront comme ils seront venus ! Nul que toi et moi ne saura le secret de cette mort subite. Il est donc dit, ma vieille mère, qu'il y aura toujours des secrets entre nous !

— Vère ! répondit-elle, pensive. Ma vie est nouée à drait nœud dans la tienne, Jeannotin !

— Vois ! — reprit-il, touchant de son bâton de houx les joues de la morte. Voilà les taches bleues qui annoncent que la décomposition commence. Elles peuvent venir, la Justice et la Science ! Il n'y aura plus ici qu'un monceau de boue demain matin !

— Mais dans ton cœur qu'y aura-t-il, Jean ? fit ardemment la Malgaigne en se relevant, — le long de son bâton, — toute droite, comme si elle eût été l'image de la Conscience vivante qui se fût révélée devant lui.

Il ne répondit pas. Étant ce qu'il était, pouvait-il dire à la Malgaigne que, quand les hommes comme lui, sans croyance religieuse, accomplissent un acte résolu et utile, si atroce que cet acte paraisse à la morale des autres hommes, ils n'éprouvent jamais de remords ?…

Pourtant après une pause :

— Il n'y aura dans mon cœur, dit-il, que la certitude de pouvoir prendre mon enfant dans mes bras, sans qu'elle ait peur de la poitrine de son père ! J'ai tué cette femme pour tuer sa langue, pour être bien sûr que l'infâme propos mourrait avec la bouche qui l'a prononcé !

— Mais en es-tu sûr, Jean ? dit la Malgaigne.

Il tressauta comme un sanglier blessé.

— Ah ! ma mère, s'écria-t-il, ne me cache rien ! Tu sais quelque chose… Parle ! parle ! que sais-tu ? La misérable que voilà morte n'aurait-elle été qu'un écho ?…

— Non ! fit la Malgaigne, je ne parlerai pas. Les enfants, d'ailleurs, se lèvent de leur berge. Ils vont tout à l'heure nous rejoindre, et il ne faut pas qu'ils voient le cadavre ! Retourne vers eux et entraîne-les au Quesnay. Moi, je vais rester là à prier ; puis j'irai chez le curé de Néhou, et je lui dirai que j'ai vu ici la Gamase morte. Il ne s'en étonnera pas. C'était une pauvresse assez vieille pour finir dans le premier fossé venu.

Mais toi, Sombreval, sois au Quesnay demain, à quatre heures… et tu sauras alors, malheureux homme, si tu n'as pas mis sur ta conscience un crime de plus, — un crime inutile ! — Tu es bien fort, Jean, mais Samson l'était plus que toi, et avec toute sa force il mourut sous les piliers et la toiture du temple, que sa force avait renversé !

XVII

Le jour suivant, Sombreval, livré à l'anxiété que les dernières paroles de la Malgaigne avaient excitée dans son âme, regardait à travers la vitre d'un des grands œils-de-bœuf de ce laboratoire qu'il avait placé dans les combles élevés du Quesnay. De là, la vue s'étendait au loin dans la campagne. Il regardait involontairement du côté que la Malgaigne avait coutume de prendre, quand elle s'en venait de Taillepied ou qu'elle y retournait de Néhou.

« Si c'est elle qui doit venir chez moi, il y aura donc plus fort que son entêtement et ses superstitions ? » pensait-il.

Et comme il la connaissait, il frémissait alors, car c'était quelque chose de bien souverain, de bien irrésistible, qui avait pu briser cet entêtement et l'arracher au fanatisme de ses superstitions.

Qu'était-ce donc ?… L'atroce injure de la Gamase, qu'il lui avait fait rentrer dans la gorge en la tuant, lui révélait quelle tare affreuse était probablement à la renommée de Calixte : mais il ignorait encore l'étendue du mal et il allait mesurer la largeur de cette gangrène d'infamie qui dévorait, sans qu'il le sût, le nom de sa chaste enfant. Vivant comme il vivait dans ce château dont les pierres, depuis qu'il y vivait, semblaient avoir la peste ; isolé au sein de ce pays, qui le regardait passer comme un fléau, et qui se rangeait, mais non de respect, sur son passage ; plus seul au milieu des relations forcées de la vie qu'entre ses vastes lucarnes du Quesnay, sur leur désert d'ardoises, Sombreval ne savait rien, car sa présence faisait partout le silence d'abord, — puis bientôt le vide.

Quand on lui avait répondu en deux mots, le plus brièvement qu'on pouvait, on s'en allait. Pour l'outrager, on attendait qu'il ne fût plus là : mais devant lui, bouche cousue. Personne que cette tête perdue de Julie la Gamase, comme l'avait appelée la Malgaigne, n'avait osé dire d'injure nettement articulée à Sombreval. Prudence de la lâcheté humaine ! La poitrine de cet homme était trop large pour qu'on le frappât dans cette poitrine : on l'assassinait par le dos.

Mais ce n'était pas la Malgaigne qu'il aperçut sur la route, passant à la tête de l'étang. Ce fut le curé de Néhou qui s'en vint ouvrir la barrière et sonner au perron du Quesnay. Il avait déjà sonné à cette porte depuis qu'elle appartenait à Sombreval. Avant la chute de Néel qui fit accourir au Quesnay le vicomte Éphrem et les Lieusaint, l'abbé Méautis était certainement, — Néel excepté, — le seul homme des dix-sept paroisses environnantes qui eût monté les marches de ce perron où les pauvres mêmes ne s'asseyaient plus ; et il n'y était pas venu seulement dans sa tournée pastorale, cette visite annuelle que tout curé doit à ses ouailles. Il n'y était pas venu uniquement pour Calixte, sa chère pénitente, et pour lui rendre compte des aumônes qu'elle répandait par sa main.

Non, il y était venu pour Sombreval lui-même, — dans un esprit profondément sacerdotal ! Aux yeux du bon pasteur, — pensait-il, — la brebis galeuse ne doit-elle pas être la plus intéressante du troupeau ? Mais sous un prétexte ou sous un autre, quand l'abbé Méautis paraissait au Quesnay, Sombreval s'éloignait aussitôt avec une politesse pleine de froideur. Il le laissait avec Calixte. Ce prêtre en soutane devant lui opprimait-il cette âme si forte, cet esprit si sûr de son fait ? Qui pouvait le savoir ? Ce qui était certain, c'est qu'il n'aimait pas à rester avec l'abbé Méautis et qu'il l'évitait.

Mais aujourd'hui il ne l'éviterait pas, Sombreval avait ordonné au nègre Pépé de faire monter dans son laboratoire la personne qui viendrait le demander dans la relevée. Or, en la recevant dans cette retraite, il avait sa pensée. Il ne voulait pas être à la portée de Calixte, qui ne devait pas entendre ce qu'on allait dire sur elle, puisque c'était d'elle, la malheureuse ! qu'il s'agissait. Calixte ne se hasarderait guère à monter dans l'officine aérienne de son père. Elle n'aimait pas à le voir plongé dans les sciences physiques, — qui l'avaient perdu, pensait-elle, — et dans lesquelles il se précipitait avec plus de fureur que jamais, pour lui rapporter, à elle, cette flamme de vie dont le secret n'y était pas.

— Excusez-moi, monsieur le curé, — dit Sombreval, — de vous faire monter aussi haut, mais vous venez, je m'imagine, pour des choses qui ne doivent être entendues que de vous et de moi, et ici, — sous ce toit, — nous sommes en sûreté. »

Et il approcha une chaise gothique à l'abbé Méautis, qui essuyait son front calme, mouillé de sueur, et qui s'assit en jetant autour de lui dans cet appartement le genre de regard qu'il aurait eu dans l'antichambre de l'enfer.

Et n'en avait-il pas un peu l'air, pour ce pauvre curé de campagne, qui, de sa vie, ne s'était vu dans un laboratoire de chimie ?… Ignorant de tout, excepté de la science divine qui lui servait à éclairer le cœur de l'homme, ce prêtre, élevé à la charrue, et qui n'avait appris au séminaire de Coutances que le latin et un peu de théologie, suivant l'usage d'alors, cet humble docteur qui aurait pu s'appeler le docteur Séraphique, aussi bien que celui qui, dans l'histoire de l'Esprit humain, porte ce doux nom, ne fut point sans étonnement et même sans je ne sais quel vague effroi, quand il se vit entouré, dans le cabinet de Sombreval, de toutes ces choses de formes bizarres, compliquées, presque monstrueuses pour qui n'en connaît pas l'usage, et qui sont les instruments du chimiste ou ses véhicules, dans ses mystérieuses et souvent terribles manipulations.

Les cornues, les alambics, les piles de Volta se dressant de tous les points de la chambre ; les innombrables appareils qui ressemblent à des armes chargées, bourrées, près d'éclater, de vomir la mort ; ces réservoirs étranges, ces vases inouïs, aux lignes et aux contours fantastiques, chimères d'airain ou de cristal, les uns avec de longs cous qui s'allongent ou qui se replient comme des serpents, les autres avec des ventres de bêtes pleines qui vont mettre bas, lui parurent une ménagerie immobile, mais menaçante, d'animaux d'un autre monde, figés momentanément par une puissance suprême, mais apocalyptiquement hideux.

L'abbé Méautis avait la vive imagination d'un poète, et le passage subit du plein jour du dehors au clair-obscur de cette vaste mansarde sombre favorisait une telle illusion. Les beaux ovales des fenêtres, un peu penchés, qui soutenaient si noblement le toit à pans coupés du Quesnay, et qui auraient dû laisser passer à flots la lumière, l'arrêtaient au contraire, tant la poussière du charbon, toujours allumé sous le fourneau de ce Souffleur éternel, comme l'avait appelé le vicomte Éphrem, avait terni leur vitre dépolie ! Bistrée par cette fumée incessante, tachetée sur le stuc de ses parois par les mordants et les acides, cette immense mansarde, au plafond noirci, au pavé de briques rousses et luisantes, couvertes d'une poussière qui ressemblait à de la limaille de métal, était âprement éclairée, à deux ou trois places, de la rouge flamme qu'on voyait par le soupirail des fourneaux et dont le reflet rampant sur le sol ne montait qu'à la hauteur des plinthes.

Ces fourneaux couverts de trépieds, surmontés à leur tour de vasques ou d'appareils, qui déconcertaient, par la complication de leur forme, l'imagination du prêtre qui les voyait pour la première fois, les bouillonnements, les frémissements des matières soumises à l'action du feu et qui susurraient alors d'un susurrement sinistre, comme si elles s'impatientaient d'être contenues en ces métaux incandescents qu'elles pouvaient briser ; cette atmosphère saturée de l'odeur des gaz, tout ce que voyait, entendait, respirait l'abbé Méautis lui paraissait marqué d'un caractère diabolique… Il était bien chez Sombreval.

Jusque-là, au Quesnay, il ne s'était senti que chez Calixte. À présent, il se sentait chez l'homme qui faisait peur à toute la contrée. Dans ce milieu, il le comprenait davantage. Il l'y voyait aujourd'hui, en sayon de travail, le cou nu, la face noircie, les cheveux brûlés par un phosphore qui s'était enflammé dans ses mains et dont la flamme avait sauté à sa figure dans les expériences du matin.

Préoccupé de ce qui menaçait Calixte, Sombreval avait manqué d'attention et il avait failli avoir les yeux dévorés et le crâne emporté, — et ces cheveux brûlés et ce front labouré par le feu, qui y avait laissé ses excoriations ardentes, le faisaient mieux ressembler à ce qu'on disait qu'il était, — un Démon !

Mais les sensations de l'abbé Méautis ne durèrent pas, et la grâce et la charité essuyèrent bientôt, de leurs deux mains lumineuses, les apparences qui avaient troublé une seconde la limpidité de sa raison.

— Je serai bien partout où vous voudrez m'entendre, monsieur Sombreval, fit-il avec cette voix onctueuse et pénétrante que Dieu, pour mieux toucher les cœurs, lui avait mise dans la plus délicate poitrine : car Dieu fêle quelquefois l'argile où il dépose le parfum, pour qu'il soit plus précieux.

Et il s'arrêta, l'odeur des gaz le faisant tousser.

— Mais il faut que vous puissiez parler ; c'est juste ! — dit Sombreval ; — tout le monde ne peut pas respirer dans l'antre enfumé d'un vieux chimiste. — Et brusquement il leva l'espagnolette d'une des deux lucarnes, qui s'ouvrit, et par laquelle s'enfourna une masse d'air pur et de lumière, qui ranima le prêtre et arrêta sa toux. On était aux premiers jours d'avril. Le soleil, entré par la lucarne, frappa en biais, d'un rayon qui fit étinceler dans leurs flacons et dans leurs fioles, sur leurs tablettes d'ébène, toutes ces substances de mort et de vie, tous ces poisons et tous ces philtres aux couleurs variées, qui sont la base de la couleur elle-même, sur la palette des Rubens et des Tintoret !

— Je sais, continua Sombreval, — pourquoi vous êtes venu, monsieur le curé. La grande Malgaigne, qui m'a servi de mère pendant mon enfance, a pour ma fille l'amour qu'on a pour la fille de son enfant ; et c'est elle qui vous envoie à moi, dans l'intérêt de cette enfant, si chère à tous les deux…

— Oh ! dites à tous les trois, monsieur, interrompit l'abbé. Je suis aussi le père de mademoiselle Calixte, le père spirituel de cette âme chrétienne. Et, quoique vous ayez préféré à cette paternité celle de la nature, vous avez su, un jour dans votre vie, combien elle est aussi puissante ! Pardon ! ajouta-t-il avec la frêle rougeur aux pommettes que la peur de la peine étend sur les joues des êtres délicats, quand ils touchent à des sujets blessants, — pardon de réveiller des souvenirs… pénibles, mais, puisque vous savez pourquoi je suis venu ici, vous comprendrez que je ne puisse me dispenser de toucher à ces malheureux souvenirs. Est-ce que, si vous n'étiez pas ce que vous êtes, j'aurais à vous dire et à vous apprendre ce que je dois vous dire et vous apprendre aujourd'hui ?…

— C'est vrai, monsieur, — dit Sombreval en baissant ses redoutables yeux pour ménager la timidité adorable de ce prêtre, qui avait peur de lui faire mal ; — c'est vrai, monsieur, ce que vous dites ! et je le comprends si bien que vous n'avez besoin d'aucune précaution de bonté ou de charité avec moi. Tenez, simplifions tout. N'en prenez aucune. Ne pensez qu'à Calixte en me parlant ; comme moi, je ne penserai qu'à elle en vous écoutant ; et, quoi que vous disiez de moi, monsieur, soyez tranquille : le père de la nature l'aura pardonné sans peine au père de la grâce, puisqu'il s'agit de leur enfant à tous les deux.

— Que votre volonté soit donc faite, monsieur ! reprit le curé, touché à son tour. — Vous avez raison ! Ne pensons qu'à sauver la précieuse enfant, qui est peut-être le rachat d'une grande faute aux yeux de Celui qui est tout miséricorde et pardon. Dieu seul connaît ses voies, et nous ne sommes pas dans le secret de ses desseins. Mais, lorsque la plus sainte innocence, la plus pure et la plus aimable vertu est exposée au plus cruel et au plus immérité des supplices, notre devoir à nous, créatures de pitié, n'est-il pas d'empêcher, dans la pauvre mesure de nos forces, les cruautés du sacrifice ? Celui-là qui n'aurait arraché qu'une seule épine à la couronne du divin Condamné n'aurait-il pas bien fait, même aux yeux du Dieu qui l'abandonnait à ses bourreaux ? Votre fille, monsieur, souffre par vous… hélas ! oui, par vous qui l'aimez… Ah ! je sais combien vous l'aimez ! Mais cette douleur-là, personne que vous ne peut l'empêcher, et l'heure malheureusement n'est pas venue où vous le voudrez… Seulement, monsieur, dans cette douleur, faite de tant de souffrances et qui lui vient de vous, — car elle lui vient de vous ! — il y en a que vous pourriez pourtant ôter, et il resterait encore assez d'épines comme cela à sa couronne !

Il s'arrêta et il regarda Sombreval, qui n'avait pas relevé les yeux et qui lui dit avec douceur :

— Pourquoi donc vous arrêtez-vous ? Continuez, monsieur. Vous le voyez, je vous écoute.

— Eh bien, monsieur, — reprit le prêtre raffermi, — qui avait les finesses du bien qu'il voulait faire comme il avait les pitiés du mal qu'involontairement il pouvait causer, vous n'ignorez pas quel scandale immense a produit, quand vous avez acheté le Quesnay, votre réapparition dans ce pays religieux encore, que vous aviez quitté prêtre et où vous reveniez au bout de quelques années… avec une enfant ! Ç'a été comme un coup de foudre ! L'enfant, il est vrai, par le fait de circonstances que j'appellerai miraculeuses, avait la foi et les vertus qui criaient grâce ! pour son père et pour elle, — pour elle qui n'a pas besoin de pardon, qui n'a fait que le bien depuis qu'elle respire ! Mais sa foi, ses vertus, le bien qu'elle a fait, le bien de l'exemple qu'elle a donné, le bien de l'aumône qu'elle a répandue par mes mains, à moi, « parce que l'aumône, disait-elle, humiliait les pauvres par les siennes, » tous ses mérites qui sont devant Dieu comme les lis splendides devant le soleil, n'ont pas été vus par ce pays, qui n'a les yeux que pleins de vous, monsieur, et pour qui elle n'est et ne sera jamais…

— … Que la fille d'un prêtre ! — interrompit Sombreval avec une gravité triste, mais sans ironie ; finissant la phrase de l'abbé Méautis, qui s'était arrêté encore, hésitant comme il hésitait quand il allait prononcer le nom de mère, et plus longtemps peut-être, car, en prononçant ce nom de mère qui lui rappelait l'effroyable misère de la sienne, c'était lui qui souffrait, tandis qu'ici c'était un autre qui pouvait en souffrir !

— Oui, Monsieur, que la fille d'un prêtre, — reprit l'abbé, — et d'un prêtre marié, devenu impie, — d'un homme qui n'avait pas seulement commis un grand crime, mais qui avait essayé de le consacrer par une loi, et, comme on dit dans la langue d'un monde athée, qui l'avait légalisé ! Or, monsieur, pour les âmes fidèles, le prêtre marié est plus révoltant et plus criminel que le prêtre tombé, n'importe dans quelle fange ! plus criminel que le prêtre concubinaire lui-même, contre lequel tous les conciles ont prononcé tant d'anathèmes et de châtiments. Et vous qui êtes un grand esprit, monsieur Sombreval, et qui savez la haute raison, sociale et religieuse, de cette différence, ce n'est pas vous qui en nierez jamais la réalité ! Ce ne sont pas les crimes de la chair, mais ceux de l'esprit, qui sont les plus grands. Un prêtre tombé est un grand pécheur qui peut se relever, en s'appuyant sur la loi qu'il a méconnue, mais un prêtre marié a corrompu jusqu'à la notion de loi, en en invoquant une à l'ombre de laquelle il a coulé son crime, et en s'établissant, grâce à cette loi, dans son péché, comme dans une forteresse. Ah ! ce n'est pas nous, prêtres chrétiens, qui pouvons diminuer l'horreur des fidèles pour de tels scandales ! mais, l'eussions-nous tenté pour vous, — à tous tant que nous sommes dans les paroisses d'alentour, nous y aurions échoué, monsieur Sombreval ! Tout notre effort eût été stérile. L'horreur et l'indignation ne pouvaient être diminuées. Vingt fois, cent fois, vous les avez senties devant vous, derrière vous, exprimées par ces populations révoltées contre vous qui êtes le plus grand des coupables… un sacrilège ! Vous les avez senties jusque dans l'église où vous avez encore le courage d'accompagner votre enfant. Vous avez vu que là même, — dans la maison de Dieu, — si l'on ne se retirait pas de vous et d'elle, on avait, en vous entourant, l'attitude morne qu'on a autour des condamnés sur leur échafaud. Vous avez pris cela, vous, en homme fier et d'âme robuste, et votre enfant en âme dévouée qui se dit à chaque nouvelle angoisse : « Je suis l'expiation de mon père ! » et je comprends cela pour vous et pour elle. Ah ! elle ! Calixte a été ce qu'elle est toujours, et vous… ce que vous êtes aussi ! Mais, monsieur, l'horreur, qui ne faisait que vous maudire, s'est mise tout à coup à vous accuser. Elle vous accuse, mais elle ne vous accuse pas tout seul ! Vous pouvez mépriser assez les hommes pour ne pas craindre de vous voir traîner par eux sur la claie de l'ignominie, mais le déshonneur de votre fille, monsieur, êtes-vous de force à le supporter ?

Sombreval pâlit. Il avait présente à l'esprit l'injure de Julie la Gamase… Comme un martyr qu'on va frapper à la même place où il a déjà été frappé, il se roidit pour entendre une seconde fois… cette chose qui avait coûté la vie à celle qui l'avait prononcée et qui avait fait de lui, pas plus tard qu'hier, un meurtrier !

— Vous pâlissez, monsieur, reprit doucement l'abbé, qui ne vit, dans la pâleur de ce malheureux, dont la Malgaigne lui avait dit l'énergie, que l'immensité de son amour pour Calixte, mais la pensée qui vous fait pâlir n'est pas, à coup sûr, aussi affreuse que ce qu'on invente ! À l'heure qu'il est, monsieur, votre enfant, votre virginale enfant, est déshonorée ! et, abomination de la désolation ! c'est de vous, son père, qu'on se sert pour la déshonorer !

Le coup avait porté au même endroit que la veille, mais Sombreval n'avait plus sa colère. Il baissa la tête.

— Oui, c'est de vous qu'on se sert, répéta le curé, pour la déshonorer, et pardon encore pour ce mot-ci !… Mais non ! fit-il avec l'horreur de sa pensée ; je ne le dirai pas… Vous m'avez compris !

Et l'abbé Méautis, qui croyait apprendre quelque chose d'accablant à Sombreval, se tut, cherchant plus de surprise qu'il n'en trouvait sur le vaste front, entamé par le phosphore, et que la foudre d'une telle révélation ne brisait pas !

— Monsieur le curé, — dit avec un soupir Sombreval au prêtre en lisant d'un regard dans ce cœur, diaphane de simplicité, — ne vous étonnez point. Je savais ce que vous croyez m'apprendre. Hier, un mot lancé et que j'ai puni a été l'éclair dans le gouffre. Mais aujourd'hui je veux savoir la profondeur du gouffre, et pour cela j'ai compté sur vous. Vous m'y ferez descendre. Moi, je ne sais rien, voyez-vous ! Je ne sais rien de ce qui se passe dans ce pays, muet, devant moi, de terreur et de haine, au fond de ce château qui ressemble à un repaire de lépreux, et pire encore, car on ne touchait pas les lépreux, mais on leur parlait !

Les loups de la Plaise sont moins isolés dans le fourré de leurs bois que moi ici, mais vous, monsieur le curé, vous êtes un digne homme, un homme de vérité, un bon prêtre… Eh bien ! répondez-moi, en votre âme et conscience, monsieur ! Cet absurde bruit… ce bruit monstrueux… où en est-il dans la créance de ce pays qui parle sans que je l'entende et qui vomit de telles exécrations contre moi ? N'est-ce encore qu'une rumeur ? un premier sifflement de la calomnie qui va redoubler ?… la première tache à la robe de mon enfant ? ou est-ce plus ?… Faites-moi toucher le mal, — tout le mal, monsieur le curé ! Mettez-moi la main dans la plaie ! Vous ne savez pas combien je désire connaître tout dans ce désastre, ni pourquoi je le veux, mais, par le Dieu vivant auquel vous croyez, — fit-il avec une effrayante énergie, — je le veux !

Et il avait mis la main sur le bras du curé, en lui disant ces paroles, avec un son de voix si impérieux et si vibrant, que le doux abbé crut à quelque vengeance dont l'idée saisissait le cœur de ce Titan déchiré.

— Ah ! monsieur, — répondit le prêtre avec une mélancolie désarmante, en posant sur la main, musculeuse et poilue, de Sombreval, sa main, effilée et blanche, qui ressemblait à celle de ces Anges que l'on peint, les mains jointes et en dalmatique, à la marge des missels, — le mal est bien grand et il est partout ! Il n'y a plus personne à qui vous en prendre de ce bruit horrible qui court sur vous et sur votre fille ! Il faudrait vous en prendre à tous ! Cela s'est dit longtemps à l'oreille, et tout bas… puis, plus haut… puis, cela a grondé, et s'est élevé comme un tonnerre, et enfin présentement cela mugit dans tout Ouistreham, depuis Portbail jusqu'à la Hague, et depuis Saint-Vaast jusqu'à Jobourg !

— Les imbéciles ! — s'écria Sombreval, en levant ses puissantes épaules dans le courroux d'un inexprimable mépris. — Ils ont raison de penser tout de moi ! de me croire capable de tout ! Je suis un prêtre qui a renié Dieu, et qui a renié Dieu peut bien être, pour ces âmes-là, l'oppresseur et le corrupteur de sa propre fille, et l'avoir souillée, comme Cenci voulut souiller la sienne… Vous savez cette horrible histoire, monsieur le curé ? Oh ! moi, j'ai pu tout oser, tout consommer ! C'est de la logique humaine. Je suis plus pour eux qu'un démon, je suis l'Enfer !!!

Mais Calixte ! mais Calixte ! cette lumière d'innocence ! ce cristal de roche de pureté ! cette pauvre et charmante martyre, qui croit le même Dieu qu'eux, qui mange le même Dieu qu'eux, à la table de la même communion ! Elle ! qu'elle, cette créature de dilection, cet agneau qui, comme celui de votre autel, monsieur le curé, vit couchée aussi sur une croix, ne soit pas seulement la victime des hideuses passions de son père, mais qu'elle les partage, ah ! les imbéciles et les fous ! Ils ne l'ont donc jamais regardée ! Et pourtant, ils l'ont assez vue dans leur église, à genoux, devant vous, qui l'aviez absoute et bénie et qui lui mettiez leur Dieu sur les lèvres, sans que la main vous tremblât, à vous prêtre, de l'idée que ce Dieu, votre juge et le sien, descendait dans ce cœur impur, qui avait menti pour être absous…

— Oh ! monsieur, oui, c'est insensé, — fit l'abbé Méautis, pressé d'interrompre cette colère juste, et qui souffrait de l'impiété farouche qu'on sentait vibrer à travers ce paternel amour, — oui, c'est insensé, mais, tout insensé que ce puisse être, si de tels propos, un tel bruit venaient, par un hasard impossible à prévoir, frapper l'oreille de votre Calixte, car on se tait devant vous, monsieur, mais c'est un silence chargé de sentiments terribles et qui peut éclater un jour, que deviendrait-elle sous le coup de lanière d'un tel outrage, reçu en plein visage et en plein cœur ?

— Elle mourrait, monsieur, — dit Sombreval, qui recommença de pâlir et dont les yeux frissonnèrent, — il n'en faudrait pas tant pour la tuer. Dans l'état de santé que vous lui connaissez, elle ne résisterait pas, cette enfant, née malade, victime avant d'être née des émotions qui ont tué sa malheureuse mère, et qui n'a vécu jusqu'ici que grâce à la science et à moi. Calixte est dix fois mon enfant, monsieur le curé, car depuis qu'elle existe, je l'ai dix fois sauvée, dix fois arrachée à une mort que les médecins disaient certaine ! Je me suis enfermé ici, entre ces fourneaux, — au milieu de ces appareils où j'ai passé ma vie, penché sur ce creuset, quand je ne suis pas avec ma chère malade, cherchant avec plus d'acharnement que les anciens chimistes ne cherchèrent jamais leur pierre philosophale, que Lavoisier, avec qui j'ai travaillé dans ma jeunesse, ne chercha jamais son diamant dans le carbone, une combinaison de substances, une rencontre de fluides qui soit une goutte de vie pour elle, — qui puisse raffermir et tonifier cette existence effrayante de fragilité, toujours sur le point de se dissoudre !

Je ne l'ai pas trouvée, mais je la trouverai ! Voilà, à moi, mon diamant, ma pierre philosophale ! sauver cette enfant qui est mon Dieu et mon Paradis à la fois ! ma fille qu'ils ne me tueront pas ! que je ne veux pas qu'ils me tuent entre mes bras et sur mon cœur, avec leur épouvantable calomnie ! Ah ! j'aurais lutté pendant plus de dix-huit ans contre cette force mystérieuse de la destruction, et ce serait pour voir périr cette noble créature sous la boue du pied de ces brutes ! Non, monsieur le curé, cela est impossible ! Ils ne me la tueront pas ! Je suis plus sûr de cela que de mon creuset. L'amour est plus fort que la mort. Il sera plus fort que la haine !

— Et comment ferez-vous, monsieur, reprit l'abbé, pour faire tomber ce bruit immonde qui plane sur vous ; pour effacer de votre seuil l'effroyable inscription qu'y tracent chaque jour tant de mains lâches et invisibles : « Ici, c'est la maison du sacrilège et de l'inceste ! »

— Ce que je ferai ?… » dit lentement Sombreval.

Il se mit à marcher dans le laboratoire, les mains derrière le dos, la tête toujours basse :

— Mais vous, dit-il, que me conseilleriez-vous, vous qui, en ce moment, devez avoir la tête plus froide que la mienne ?

Et il s'arrêta, — le front haut, devant l'abbé, le traversant de ce regard que, dans toute cette entrevue, il lui avait épargné.

— Moi ! — dit en se levant, surpris de la question, ce pauvre curé dont la surprise montrait la modestie. Hélas ! monsieur, je n'ai jamais cru à l'efficacité des conseils, et cependant on les doit à qui les demande. Le conseil, c'est ce qu'on ferait soi-même. Eh bien ! ce que je ferais à votre place, monsieur ? Je me séparerais de ma fille.

— Ah ! — fit Sombreval qui tressauta, puis resta rigide, comme s'il avait été cloué sur place par un couteau.

— C'est cruel, je le sais, — fit gravement le prêtre, — mais, sur mon salut éternel, je ne crois pas que vous puissiez rester plus longtemps avec votre enfant dans cette solitude… Il faut répondre à la clameur de toute la contrée par un de ces faits contre lesquels il n'y a pas d'argument. Séparez-vous de votre fille, monsieur Sombreval, donnez-la à garder au Seigneur ! — Au Seigneur tout seul ! Mettez-la au couvent des Ursulines de Valognes. Vous irez la voir toutes les semaines, — deux fois par semaine, si le cœur vous fait par trop mal, mais vous la verrez au parloir, et sous les yeux d'une religieuse qui jugera de ce qu'est le père en vous. Une telle séparation sera une réponse.

L'opinion du pays en sera bientôt transformée, et moi, monsieur, et mes confrères, nous ferons alors ce qui sera humainement possible pour effacer jusqu'à la trace de ces épouvantables bruits !

— Merci, monsieur, — dit Sombreval ému, — merci ! Mais, permettez-moi de vous le dire, je suis plus vieux que vous, et je connais mieux la nature humaine. Puisque le mal est aussi grand que vous me l'apprenez, votre conseil ne suffirait pas, quand je le suivrais. Il faut plus qu'une séparation momentanée. Peut-être en faudrait-il une éternelle… Tenez ! le geste que vous venez de faire me dit bien que vous le pensez… Les demi-mesures ne remédient à rien dans des extrémités si désespérées… Comment ! ils la voient communier et ils osent !… Ah ! le couvent, ils n'y croiraient pas davantage ! Tant que mon ombre sera sur elle, c'est cela qu'ils verront. À leurs yeux, elle sera toujours noire de mon ombre et de mon péché. C'est donc cela, c'est donc moi qu'il faudrait ôter de sa vie ! Ah ! je l'aime assez pour cela, monsieur le curé ! Je l'aime assez pour l'arracher de cette poitrine sur laquelle elle vit et pour m'en arracher le cœur, du même coup ! Je l'aime assez pour aller mourir dans quelque coin en pensant que j'ai fait cela pour elle ! Mais, quand je serai parti, qui me la gardera ? Qui me la soignera ? Qui me répondra de ses jours ? Qui me l'empêchera de mourir, cette faible enfant, dont je porte la vie, comme on porte de l'eau, toujours près de tomber par terre, dans sa main ?…

— Ah ! monsieur, — fit le curé, qui finissait, comme Néel, par admirer un tel père, même dans un tel homme, et qui avait sa grande foi pour répondre à tout, — si jamais vous aviez ce courage, allez et ne soyez pas en peine ! C'est Dieu lui-même qui prendrait soin de votre enfant. Ce Dieu des Forts aime l'héroïsme, et Calixte serait sauvée…

Mais il s'interrompit en voyant sur les lèvres de Sombreval ce que Calixte appelait son mauvais sourire.

L'ironie de son impiété revenait tout à coup à cet homme, jusque-là si désarmé et si peu amer.

Ce ne fut que le temps d'un éclair. Touché de ce qui se passait dans cette admirable sensitive de prêtre, qui saignait plus, quand il touchait les autres, que quand les autres l'avaient blessé, Sombreval eut bientôt effacé son méchant sourire, et, redevenu sérieux et cordial :

— Monsieur le curé, — lui dit-il, — je vous connais, et quoique mon respect, à moi, soit peu de chose pour vous, je vous respecte pourtant autant qu'un homme puisse respecter un autre homme, et peut-être un peu plus… Je sais, comme tout le pays, que vous vivez pour votre mère, comme je vis, moi, pour mon enfant. Écoutez-moi donc, monsieur le curé. Si, pour des raisons de piété filiale plus grandes que le bonheur de la soigner, il fallait vous séparer de votre mère, ah ! vous valez mieux que moi, sans nul doute, mais vous demanderiez bien le répit de huit jours. Donnez-moi huit jours !

Il n'est pas étonnant que les larmes fussent montées aux yeux de l'abbé Méautis, à ce nom de mère : mais cette humble demande « Donnez-moi huit jours, » les en fit tomber.

Il y vit plus qu'une espérance. Il y vit presque une promesse. Il y vit une résolution !

— Votre main, monsieur Sombreval ! — fit-il, touché à ne plus pouvoir répondre qu'avec son regard. Et Sombreval la lui donna. Et l'abbé Méautis l'étreignit dans les siennes, comme s'il avait été le plus fort des deux !

— Dans huit jours, revenez au Quesnay, — reprit Sombreval. — Non pas ici, mais chez ma fille ; — et en attendant, ajouta-t-il (était-ce une politesse qu'il faisait au prêtre, cet impie d'un seul bloc et que n'entamait jamais l'inconséquence ?…), et en attendant, priez pour moi, monsieur le curé !

XVIII

Ces étranges huit jours demandés par Sombreval au curé de Néhou passèrent sans être marqués d'aucun événement. Calixte ignora que l'abbé Méautis fût monté au laboratoire de son père. Sombreval en descendait dans le salon, aux heures accoutumées. Il y trouvait Calixte et souvent Néel, qui n'était pas retourné à Lieusaint, — qui ne voyait plus personne que les Sombreval et qui venait au Quesnay presque tous les jours. Il se ressentait trop de sa chute et de sa blessure pour franchir à pied, même la courte distance qui sépare le Quesnay de la grêle tourelle de Néhou. Il venait donc à cheval.

La pente par laquelle son âme se précipitait plus encore que son cheval vers ces murs, aimantés par l'amour, était d'autant plus irrésistible que, dans cette âme, inextinguiblement ardente, le désir fou d'être aimé était avivé par le malheur de ne l'être pas. C'était fini ! Il sentait bien qu'il n'était pas aimé… Il avait joué sa grande partie, et il avait perdu. Il n'était pas mort et il n'était pas aimé davantage. Calixte était pour lui la carmélite, cachée et invincible, qui n'aimait que Dieu et son père ; et lui, Néel, n'était que le troisième dans sa vie. — Il n'était, hélas ! que la troisième de ses préoccupations !

Et justement, depuis quelques jours, elle le lui prouvait un peu plus. Calixte voyait sur le front de son père, ce siège d'une pensée, d'ordinaire si sombre pour tous, mais si lucide pour elle, quelque chose de plus noir et de plus agité que de coutume et qui n'était pas l'éternelle anxiété de la science aux prises avec le problème dont elle, Calixte, devait être la solution !

— Ne trouvez-vous pas, Néel, — lui dit-elle une après-midi, — qu'il y a quelque chose d'inaccoutumé sur le visage de mon père ?… Lui, si fort, il n'est triste jamais que quand je souffre, et je suis bien mieux. Il y a longtemps que je n'ai eu une de mes crises.

Ils étaient tous deux auprès de la cheminée du salon, et elle brodait un devant d'autel pour l'église de Néhou. Une chiffonnière de bois de rose la séparait de Néel, assis en face et qui séchait alors à un clair feu de pommier ses bottes à la russe plissées au cou-de-pied, selon l'élégante mode du temps, et éclaboussées par les mares que son cheval, en venant, avait traversées ; car les pluies de l'hiver, toujours humide en Normandie, détrempent, encore au printemps, les routes de ce gras pays de marais et de pâturages.

— Oui, — dit Néel, — c'est de la tristesse, une chose nouvelle pour le front de votre père, qui porterait un monde sans que son front en fît un seul pli ! Mais qui sait ? Il est peut-être mécontent de ses expériences. Sa vie est là-haut ! — et il indiqua du doigt le laboratoire. — Ah ! peut-être, lui aussi, a-t-il affaire à l'impossible, — ajouta-t-il avec mélancolie, retombant à l'idée fixe de son amour.

— Non, dit Calixte, intuitive comme tous les sentiments profonds, — ce n'est pas cela, Néel. Il y a autre chose dans cet air de mon père, et voilà pourquoi je m'en inquiète.

Ce qu'elle croyait, elle ne le disait pas ! C'était d'être la cause de cette tristesse. Elle venait de relever les yeux sur Néel, tout en lui parlant, et elle remarquait sur ses traits affaissés la fatigue qui suit les longues luttes…

« Je les désespère tous les deux, » pensait-elle. Et tout en brodant sur son devant d'autel la figure du Pélican, qui, pour ses petits, s'ouvre la poitrine, ce symbole de l'amour de Dieu pour les hommes et que l'Église aime à répéter sur ses ornements, elle songeait à ces deux êtres qui l'aimaient, seuls, dans l'univers, et elle était attendrie… Et elle se débattait, la pauvre colombe, dans le lacet de cette question horrible, posée à sa foi par sa pitié. « Je désole Néel, parce que je veux souffrir pour mon père ; et mon père, pour qui je veux souffrir, c'est par moi cependant qu'il souffre ! » et elle se perdait dans cette pensée…

Ils étaient donc retombés dans le silence, ces deux cœurs, tous les deux si pleins… Néel regardait Calixte avec ce regard extasié qui n'avait jamais assez d'elle, et Elle, baissant ses chastes cils sous les yeux brûlants du jeune homme, avait repris son ouvrage, ayant grand'peine à contenir l'attendrissement qui la surmontait… Néel, lui, ne pensait déjà plus qu'à sa chère Pâle, à sa chère Pâle idolâtrée, qui était là, à deux pas de lui dans l'espace, mais dans le cœur de laquelle il ne ferait point un pas, un seul pas de plus !

Ce visage de neige, placé si près du sien, et qui enflammait l'air pour lui au lieu de le glacer, il n'en approcherait donc jamais ses lèvres altérées ! Et cette pensée ne le faisait pas bondir, l'impétueux Néel ! mais l'abattait plutôt ! Il était épuisé de violences vaines. Il était au moment où l'homme le plus fort, l'amour le macère et le détrempe dans des tendresses qui énervent même le désespoir. Toujours muet et la regardant, il avait pris sur la chiffonnière rose de la jeune fille, qui brodait avec son dé d'ivoire, son autre dé, le dé d'argent, dont elle se servait quand il fallait traverser quelque tissu plus dur à percer que cette vaporeuse mousseline qu'elle fleurissait alors (car d'ordinaire elle cousait et ourlait elle-même, de ses mains si mollement effilées, les chemises de grosse toile qu'elle donnait à l'abbé Méautis pour les pauvres de la contrée), et sans qu'elle le vît, l'amoureux et l'insensé, comme nous le fûmes tous, au moins une fois en notre vie, emplissait ce dé de baisers furtifs et cherchait de ses lèvres, folles comme son cœur, l'intérieur, poli par le doigt qui l'avait souvent tiédi pendant de longues heures de travail… Il aurait voulu y reprendre les tiédeurs absentes. Mais il ne trouvait que l'ivresse, — une ivresse tout à la fois voluptueuse et cruelle, — dans cette coupe, faite du dé d'une femme, trop grande encore pour son bonheur !

— Je l'entends qui monte le perron, — fit-elle tout à coup au bout d'un instant de silence, si préoccupée de son père qu'elle ne songeait pas même à le nommer ; — seulement quelqu'un est avec lui. Et qui donc ? ajouta-t-elle avec le sentiment de la solitude qui les écrasait ; — puisque vous êtes ici, Néel !

Elle n'avait pas fini de parler que la rude main de Sombreval soulevait la tapisserie de la portière. Mais ce ne fut point lui qui entra le premier, ce fut l'abbé Méautis.

— Ma Calixte, dit Sombreval, — voici monsieur le curé de Néhou que j'ai rencontré dans la cour. Il venait chez toi et je te l'amène. Je ne l'ai pas évité pour cette fois, car, monsieur le curé, je vous ai quelquefois évité quand vous êtes venu voir votre paroissienne au Quesnay.

— Monsieur, tous les habitants de Néhou sont mes paroissiens, répondit l'abbé Méautis, avec la délicatesse de sa charité.

— Mais, — poursuivit Sombreval, — où que nous nous rencontrions maintenant, monsieur le curé, je ne vous éviterai plus !

Tout cela avait été dit pendant que l'abbé Méautis saluait avec sa sérénité ordinaire Néel et Calixte, qui s'étaient levés pour le recevoir. Le visage de Sombreval attirait encore plus l'attention des deux jeunes gens que ses paroles brusquement joyeuses. Ce visage, en effet, ne portait plus l'empreinte de la tristesse qui l'avait offusqué tant de jours ! Il était animé et presque splendide. Cette espèce de splendeur, ils allaient la comprendre ! Mais ils la prirent d'abord pour le reflet de quelque flamboyant eurêka de cet Archimède de la chimie, devenu peut-être le maître de ses combinaisons !

Ils se trompaient… Ce n'était pas des substances qu'il cherchait à asservir, depuis tant d'années, que Sombreval était devenu maître, mais c'était de lui-même, terrible substance, plus difficile à dominer ! Le feu qui lui pourprait ses saillantes pommettes et jetait un ardent reflet à ses tempes, élargies par la réflexion, n'était pas le feu matériel du fourneau que son visage avait si longtemps impassiblement bu par tous ses pores ; c'était une bien autre flamme ! C'était la flamme de la résolution sublime qu'il avait portée, pendant ces huit jours de lutte et de silence, et qui, triomphante, montait de son cœur à sa tête et l'illuminait !

— Oui, mon enfant, — dit ce père qui entendait physiquement dans son cœur la pensée de sa fille et qui y répondait ; — elle n'y est plus la tristesse qui t'inquiétait ces jours derniers et que tu as vue si bien, toi, sur les vieux sourcils de ton père, et la tienne va s'en aller aussi de ton cher visage. Ma pauvre suppliciée par moi, pardonne à ton bourreau de finir si tard ton supplice ! Mais il va finir ! Je veux enfin te faire heureuse !

— Ô père ! père ! je le suis autant que je puis l'être, fut-elle sur le point de répondre. Mais elle s'arrêta, envahie par une lumière…

Elle ne savait pas quelle lumière ! Et frappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son père, son visage, surhumainement pâle, ne pouvant plus pâlir, se rosa.

— Oui, — dit encore Sombreval, qui craignait l'émotion pour cet être nerveusement fragile, et qui aimait mieux en finir d'un coup, — c'est la vérité, ce que tu n'oses croire, et tu peux le croire cependant, car c'est la vérité ! Tes prières ont été plus fortes que l'incrédulité de ton père, et ton Dieu est redevenu le sien !

Elle glissa de son fauteuil, à genoux sur le parquet.

— Ô Dieu ! — fit-elle ; et sous la foudre de joie qui l'écrasait, elle s'évanouit.

Mais la tête charmante n'eut pas le temps de poser à terre que Sombreval l'avait prise et portée sur le lit, toujours là pour elle, ce lit répété dans tous les appartements du Quesnay et qui, sous sa couverture d'honneur, de soie verte, n'avait reçu personne depuis Néel !

— Ah ! voilà ce que je craignais, monsieur le curé ! — fit Sombreval avec un affreux accent de reproche, en se retournant vers le prêtre tranquille et qu'il n'émut pas !

— Ne craignez rien, monsieur ! répondit l'abbé Méautis dans la sécurité de sa foi. Dieu est avec nous ! Le tendre Sauveur des hommes n'a pas ressuscité Lazare pour vous tuer votre enfant, le jour même que vous redevenez son ami !

Et prenant la main de Calixte : Laissez-moi lui parler, fit-il. — Et, sans doute avec l'accent qu'il avait quand elle s'agenouillait à ses pieds dans l'humble chapelle de Néhou :

— Un peu de force, mon enfant ! dit-il. Prenez sur vous ! Ne vous laissez pas terrasser par la joie que Dieu vous envoie. Il vous a exaucée. Soyez forte pour le remercier. Si vous êtes malade, ô ma fille, vous ne pourrez pas venir à l'église demain.

Il savait bien ce qu'il faisait, ce prêtre… Plus habile que les médecins de la terre, ce naïf médecin du ciel opposait aux nerfs une idée ! la volonté, à leurs caprices. Qui sait s'il ne rappelait pas à la pieuse chrétienne quelque vœu fait par elle pour la conversion de son père, et qu'elle aurait peut-être le lendemain à accomplir ?…

— Oh ! je suis déjà mieux ! — murmura Calixte avec un faible sourire. Ce n'est pas ma crise, père ! C'est du bonheur ! C'est plus que de la vie. Vous ne m'aviez promis que de la vie, mais vous, avec votre fillette, vous faites toujours plus que vous n'aviez promis !

Elle lui avait tendu la main. Attiré par cette petite main toute-puissante, cet homme, ce père était venu tomber à genoux auprès du lit sur lequel elle était couchée, et cette fille était si faible devant laquelle ce père si fort tombait à genoux, comme s'il avait été l'enfant, que d'un contraste si touchant les larmes vinrent aux yeux de Néel !

Oh ! il partageait le bonheur de Calixte ! Il espérait que lui aussi pourrait être heureux ! Il espérait qu'elle n'aurait plus besoin de rester consacrée à Dieu pour obtenir la conversion de son père… Et cet éclair d'espérance s'attachait à son cerveau, comme le feu Saint-Elme au mât du vaisseau en détresse ; et, comme ce feu inextinguible, il allait y rester peut-être jusqu'à ce qu'il fût consumé !

Calixte avait cerclé, de son bras de lis, la grosse tête aux cheveux boulus de son père, et posait ses lèvres sur ce grand front où elle vivait, éternelle pensée ! Sombreval, trop ému pour parler, se concentrait sous cette étreinte et cette caresse ; mais quand il sentit le bras frais de sa fille s'ouvrir et couler sur sa large épaule où il s'arrêta :

— Chère couronne de ma vieillesse, tu m'ôtes trop tôt mon diadème ! — lui dit-il avec la grâce de la tendresse, car il l'aimait tant qu'il trouvait pour lui parler la grâce d'un poète, ce rustaud de science et de génie, cet homme demeuré, malgré ses lumières, si profondément paysan !

— Oui, c'est le bonheur, mademoiselle, répéta l'abbé Méautis, ému comme Néel, mais d'une autre émotion. Il pensait, lui, à sa mère, accroupie et hagarde, contre son mur… sa mère, dont il ne sentirait jamais, autour de sa tête, le bras fiévreux et décharné ! — Oui, c'est le bonheur comme Dieu l'envoie quelquefois à ses justes. Mais de ce bonheur, de cette bénédiction suprême, monsieur votre père ne vous a dit que la moitié. Chère persévérante, vos prières ont été plus exaucées que vous ne croyiez. Dieu ne fait point petite mesure à ceux qu'il aime, et un homme comme monsieur Sombreval ne fait rien à demi non plus. Il a la logique de ses actes et l'héroïsme de ses résolutions. Aujourd'hui redevenu chrétien, il se souvient qu'il a été prêtre, et c'est prêtre qu'il veut aussi redevenir…

Et alors l'abbé Méautis raconta qu'il y avait une semaine, Sombreval et lui s'étaient vus au laboratoire, — et que là, Sombreval lui avait demandé le répit de huit jours, avant d'accomplir la résolution qu'il avait prise de revenir à Dieu et de rompre cette chaîne du péché qui finit par faire corps avec l'homme, si bien que l'homme n'en peut sortir qu'en rompant sa chair avec sa chaîne ! Il répéta ce que Sombreval venait de lui apprendre avant d'entrer dans le salon : c'est que son parti était pris, sa résolution irréfragable ; c'est que le prêtre, le caractère de prêtre effacé par vingt ans d'infidélité, d'orgueil, de science mondaine, reparaissait tout à coup par la vertu du Sacrement dans celui qui l'avait méprisé et foulé aux pieds, et que reparu, le prêtre avait soif de pénitence, de réconciliation complète ! Il dit enfin et avec enthousiasme, quelle joie pour l'Église de voir remonter à l'autel ce trop fameux « abbé Sombreval », qui avait contristé son cœur maternel et qui aurait pu en être la gloire ! Calixte écoutait, noyée dans les larmes, heureuse pour la première fois de sa vie ! Elle souriait comme au ciel ouvert. Elle avait repris dans son bras la tête de son père.

— Ah ! s'écriait-elle, serrant le grand front du coupable, repentant enfin ! contre sa virginale gorgerette, — ah ! ce n'est pas à moi que Dieu accorde toutes ces grâces, monsieur le curé, mais c'est à ma pauvre mère qui le prie depuis si longtemps dans son Paradis ! Ma mère ! Nous pourrons donc, père, prier ensemble le Dieu de ma mère, à présent !… Et se ravisant, et avec l'enfantillage de la joie et le tutoyant, — car elle le tutoyait toujours dans les moments extrêmes : — Te voilà donc chrétien comme moi, toi qui ne voulais pas croire ? — lui dit-elle. Tu n'auras donc plus horreur du front de ta pauvre petite malheureuse, — heureuse maintenant, heureuse par toi ! Tiens, père aimé, c'est sur le front de ta fillette que tu dois embrasser, après si longtemps, ta première croix !

Et dans sa joie, presque en délire, elle détacha ce bandeau qui cachait le signe dont elle était marquée et elle fit voir cette croix mystérieuse qui s'élevait d'entre les sourcils, cette croix que Néel avait vue, un jour, mais que ne connaissait pas le prêtre, et elle l'offrit avec un mouvement irrésistible aux baisers de son père, — intrépide devant ce signe pour la première fois.

Ce jour-là, l'abbé Méautis resta au Quesnay jusqu'au soir. Ce fut une fête dans ce château triste et solitaire, entre ces quatre personnes qui n'en peuplaient pas la solitude. Ce fut une fête austère et douce. Sombreval y développa, dans ses détails, le projet dont avait parlé le curé. Cet homme unique avait pensé à tout. Il annonça son départ prochain à Calixte, qui ne put s'empêcher de blêmir à ce mot de départ, prononcé par ce père qui ne l'avait jamais quittée. Il fallait bien, en effet, que Sombreval allât se jeter aux pieds de son évêque et subît la pénitence méritée après laquelle l'évêque solliciterait de Rome sa réintégration dans le sacerdoce. L'esprit de justice de cette jeune fille, à tête lumineuse, comprenait tout cela, et imposait silence à cette affliction qui venait si vite se mêler à la joie dans son tendre cœur.

— Ma pénitence la plus cruelle sera de te quitter, — lui dit Sombreval, — et de te laisser dans la solitude, ma Calixte aimée. Mais tu es l'enfant de la solitude, toi qui as partagé, toute ta vie, l'isolement de ton père. Tu n'es faible que dans ton corps charmant. Ton âme est forte et sainte. Comment te plaindrais-tu aujourd'hui de ce qui, au fond, doit faire ta joie ? En me parlant de toi, l'autre jour, monsieur le curé de Néhou s'appelait ton second père. Eh bien, il aidera au premier. Il viendra tous les jours au Quesnay. Il me l'a promis. Lui qui se connaît en malades comme tous les prêtres, et toi qui vas soigner ta vie par pitié pour ton père absent, vous surveillerez tous deux cette santé chère, que je surveillerai aussi de loin, car moi, cette maladie contre laquelle je me bats depuis que tu vis et que tu souffres, je la connais ! Nul de ses phénomènes, toujours prévus, ne me déconcerte, et n'importe où je sois, je continuerai de lutter contre elle. Mon esprit, chère enfant, s'étendra sur toi, et tu le sentiras, quand je n'y serai plus !

Tu le sentiras avec cette âme incomparable qui t'a été donnée pour sentir plus profondément la vie. Chère Voyante d'amour filial, ajouta-t-il, — présent ou absent, tu me verras toujours !

— Oui, fit la mystique, qui comprit cette consolation suprême. On voit Dieu, à force de l'aimer. Je vous verrai ainsi et je pourrai être heureuse. Un père comme vous, c'est Dieu, après Dieu !

Ange déjà résigné, qui savait que la quitter était le plus amer du sacrifice de son père, et qui ne voulait pas y ajouter l'amertume du sien !

… Lorsque le jour fut entièrement passé dans ces attendrissements qu'ils partagèrent, Néel et l'abbé Méautis, après le souper, revinrent à Néhou, en s'entretenant le long des chemins de l'étonnant événement qui venait de se produire là, sous leurs yeux, à huis clos, entre ces quatre murs, au fond de cette vallée, — et qui serait dans quelques jours la stupéfaction de toute la contrée. En ce pays de mœurs réglées, monotones, uniformes, où le jour qui passait, à pas sourds, ressemblait tant au jour de la veille et à celui du lendemain, — dans ce dernier angle de cette presqu'île où le canon même des batailles de l'Empire (alors dans tous leurs tonnerres) ne retentissait que dans les cœurs de quelques mères, lorsqu'il avait coupé en deux leurs pauvres fils partis au sort, Jean Gourgue, dit Sombreval, avait fait, à lui seul, le plus grand bruit qu'on eût entendu depuis quinze ans. Mais comme sa conversion allait surpasser le retentissement de son apostasie !!! Et comment Néel et l'abbé Méautis n'auraient-ils pas parlé de cela ?

Ils en parlèrent donc, et ils s'y attardèrent. Seulement, le curé qui avait dit la vérité à Calixte en lui apprenant le retour à Dieu de son père, ne lui avait pas dit toute la vérité, puisqu'il lui avait caché le motif réel de ce retour ; le curé tut aussi ce motif à Néel de Néhou. Néel ignorait encore la mer d'infamies qui commençait alors à déferler sur la renommée de cette pauvre fille, aux vertus inutiles, d'un père maudit, et on comprend qu'il l'ignorât… Il vivait avec la sauvagerie d'un jeune loup, depuis sa folie polonaise.

« — À présent, disait le bonhomme Herpin à qui voulait l'entendre, à présent que le v'là qui cloche comme le crochu Heurtevent, il ne va maisy[1] Note: Presque.plus ès villes voisines, ni à Lieusaint, chez sa promise, ni ès auberges et cafés des deux bourgs, où il pourrait ramasser quelques-uns des propos qui traînent sur les ordées du vieux monstre du Quesnay. Et même quand l'idée d'y aller le prendrait, — ajoutait le judicieux Herpin, — quel est le braque parmi les plus braques qui s'exposerait seulement à fringuer d'un quart de mot sur les Sombreval les oreilles à M. Néel, que le père a enqueraudé[2] Note: Ensorcelé. et la fille enhersé à sa jupe ?… » Personne, en effet ! On l'a vu assez dans cette histoire : Néel, très aimé des paysans, en était plus redouté encore. Il l'était pour cette impétuosité naturelle qui paraissait à ces tempéraments, lents et lourds, comme une fascination de foudre.

Quand ils avaient dit « ce salpêtre de monsieur Néel ! », ils avaient tout dit de ce flave jeune homme, fin de reins et de poignets comme une femme, dont ils connaissaient la violence électrique et nerveuse, et devant la cravache duquel eux, ces paysans aussi forts que les bœufs de leurs charrettes, auraient certainement reculé comme les Cosaques devant la cravache de Murat. L'abbé Méautis, perspicace de sa nature et, par sa fonction de curé, placé au confluent de tous les bruits, savait l'amour de Néel pour Calixte ; mais, toujours prudent et sensible, il ne voulait pas faire saigner cet amour qu'il voyait en Néel et causer, — en lui révélant ces abominations, qui probablement allaient cesser par le fait de la résolution et du départ de Sombreval, — une commotion terrible à cette tête capable de tout. « Les motifs du changement de Sombreval ne sont pas aussi religieux que le croient ces deux enfants, mais Dieu se sert de tout pour l'accomplissement de ses desseins sur une âme, » se disait-il, en quittant son compagnon de route, au tournant du chemin qui conduisait au presbytère.

Néel avait arrêté son cheval pour serrer la main au doux prêtre. Lui aussi, pendant leur causerie dans le chemin, gardait soigneusement sa pensée, — cette pensée que Calixte n'aurait plus besoin de se consacrer à Dieu, puisqu'il était fléchi et désarmé ! Ah ! se dit-il, quand il fut seul, — parlant peut-être pour se dilater le cœur, ce cœur qui étouffait ! — ma chère et divine thaumaturge, vous avez fait un premier miracle et vous en ferez un second. Ce sera de m'aimer !

Et sur cette idée d'être aimé, il tomba dans toute une rêverie, oubliant son cheval qui hennissait et mordait son mors, sentant l'écurie, — oubliant son père qui l'attendait là-bas, dans cette tourelle dont les fenêtres commençaient à pointer leurs lumières, à travers le brouillard levé sur le marais.

Tout à coup un souvenir le tira de sa rêverie :

— Et la Malgaigne ?… fit-il en tressaillant. Si j'y allais !

Et « toujours salpêtre, » comme disaient les paysans, il tourna son cheval de tête à queue et partit du côté opposé à Néhou, dans un de ses meilleurs galops.

Il fila comme la flèche, tourna le bourg de S…, dépassa les Cloisons et la Croix-d'Épines, gagna les Longs-Champs et fut bientôt au bas de ce mont de Taillepied qu'habitait cette Visionnaire dont il ne pouvait oublier les prédictions et à laquelle il était heureux d'aller dire le triomphant : « Eh bien ! vous vous trompiez !… Voilà ce qui arrive ! » que disent ceux qui crurent d'abord à des présages, et qui, lorsqu'ils tardent, les croient conjurés !

Quand Néel parvint à la bijude de la Grande Fileuse, la lune, cachée par le mont, se levait derrière et rendait plus noire sa masse sombre, semblable à un amas énorme de foin bottelé… De la corne de cerf qui emmanchait sa cravache, il frappa au contrevent, par-dessus la barrière, et appela… Mais nulle voix ne répondit du dedans. Il s'obstina, cogna plus fort et cassa sa corne de cerf sur le loquet en fer de cette petite barrière, placée à mi-pont devant la porte. — « Elle sera en journée, — pensa-t-il, — dans quelque paroisse éloignée, et on l'aura gardée à coucher, » et il revint à Néhou par les mêmes chemins. Il ne se trompait pas. La Malgaigne était en journée. Mais quand il l'eût trouvée chez elle, y aurait-il eu à cette histoire un moins tragique dénouement ?…

XIX

Néel apprit, le lendemain, à son père, avec l'orgueil de l'amour qu'il avait pour Calixte, la conversion de Sombreval.

— Ah ! il revient à jubé, — dit le vieil indifférent du dix-huitième siècle. — Eh bien ! tant mieux ! À tout péché miséricorde ! Ils t'ont bien soigné, chevalier, et je ne demande pas mieux que de les voir se relever dans l'estime publique… s'ils peuvent s'y ramasser. Mais toi, chevalier, quand reviendras-tu à ta fiancée et retourneras-tu à Lieusaint ? Le vieux Bernard, qui ne remet pas les pieds ici, s'est avisé de m'écrire, lui qui n'écrit jamais, pour me renvoyer ma parole de Coblentz, mais les Néhou n'ont pas l'habitude de reprendre ce qu'ils ont donné, et encore moins leur parole qu'autre chose… Moi, j'attends toujours que ta fantaisie pour ta petite garde-malade de là-bas soit passée… Seulement, en attendant, Bernardine flétrit dans les larmes la plus belle fraîcheur du Cotentin. C'est dommage, cela ! Jean Bellet, que j'ai envoyé leur porter une bourriche de sarcelles, tuées, à la canardière, par ma fenêtre, puisque ces diables de gouttes m'empêchent de sortir, Jean Bellet m'a dit qu'elle semble avoir les pâles couleurs.

Néel ne répondit pas. Depuis longtemps, Bernardine n'existait même plus dans sa pensée, et ce n'était pas au moment où Calixte lui semblait plus libre et plus près de lui, que mademoiselle de Lieusaint pouvait y reprendre le moindre empire. Blessé, comme toujours, par le ton de son père, il lui opposa, comme toujours, l'inertie d'un respectueux silence. Puis, après quelques secondes, il se leva pour prendre un fouet de chasse, posé en travers sur deux pattes-fiches de cuivre doré, au-dessous du portrait enfumé d'un de ses oncles, capitaine au régiment de Normandie, revenu bronzé de Saint-Domingue, et maigre comme une sauterelle, dans son uniforme blanc, à revers noirs.

— Tu ne me réponds pas, chevalier ? fit le vicomte, et tu t'en vas probablement… où tu passes tes journées. Tu fais bien : tu jouis de ton reste ! Si le Sombreval quitte le pays, et qu'à Coutances ils le mettent où il a mérité d'être, à quelque Trappe ou à quelque Couvent, pour faire pénitence et se refaire digne de dire la messe, tu n'iras plus probablement passer régulièrement tes après-dînées avec une fille de dix-huit ans, isolée, sans son père, au fond d'un château dont les murs ne sont pas de verre pour qu'on puisse mieux juger, à travers, de l'innocence de tes mœurs !

Néel pâlit, non du sarcasme de son père, mais de l'idée qu'il lui jetait et qui ne lui était pas venue au sein de sa nouvelle joie. Il comprit qu'il serait obligé de voir moins Calixte, par respect pour elle, pendant l'absence de Sombreval, et il monta à cheval avec l'anxiété horrible que lui inspirait cette idée : « la voir moins ! »

Il rencontra à la tête de l'étang, sur la route, les Herpin qui s'en allaient chercher une bannelée de tangue au quai du bourg de S…, et qui l'arrêtèrent pour lui dire, avec l'effarement satisfait de gens à nouvelles :

— Il y a donc du nouveau au Quesnay, monsieur Néel ? les lucarnes n'ont pas lampé c'te nuit… et les faces de crêpe ont détortillé leurs langues pour dire à Blandine que le maître s'en allait pour longtemps et partait ce soir !

— Ce soir ! fit Néel étonné et qui piqua des deux, sans rien ajouter davantage.

Quand il arriva au Quesnay, il trouva Sombreval et sa fille dans le salon. Calixte, debout devant la chiffonnière en bois de rose, nouait une couronne de pensées qu'elle venait d'achever et qu'elle avait prise à un monceau de fleurs éparses devant elle. C'était l'heure où d'ordinaire Sombreval était au travail.

— Eh bien ! monsieur Néel, — lui dit-il en le voyant entrer, — vous me trouvez aujourd'hui auprès d'elle. Hier, j'ai éteint mon fourneau pour ne plus le rallumer et fermé la porte de ce laboratoire où j'ai cherché si longtemps ce que le Dieu que j'ai offensé me donnera plus sûrement, sans doute, que cette science à laquelle je me fiais… Puisqu'il faut partir, je ne quitterai plus Calixte maintenant que pour partir. Je veux passer mes dernières heures auprès d'elle. Ce sont là les dernières saveurs de la coupe de ma vie qui sera vidée, lorsque je ne la verrai plus. Pauvre et sainte petite, elle a communié ce matin ! Nous revenons de l'église ; et voyez, monsieur de Néhou ! Elle a voulu fleurir le portrait de sa mère. Cher amour d'enfant qui pense à tout, et qui s'est dit que c'était au ciel la fête de sa mère, puisque aujourd'hui, sur la terre, son père coupable a demandé pardon à Dieu !

Et il la prit passionnément dans ses bras et la leva vers le portrait au sombre cadre d'ébène, et Calixte y suspendit la couronne de pensées qu'elle venait de tresser.

— Quand partez-vous ? — demanda timidement Néel.

— Mais ce soir, — répondit Sombreval. Quand un homme est décidé à faire une opération chirurgicale sur son âme, le plus tôt est le mieux ! L'Ange que voilà, ajouta-t-il en passant sa main de chimiste et de forgeron sur l'or des cheveux de son enfant, et en les lui lissant avec le mouvement idolâtre d'une mère, l'Ange que voilà, c'est la Force même sous l'image tremblante de la faiblesse. Je manquerais de force qu'elle m'en donnerait.

— Dieu est si bon pour moi, — dit-elle — que je dois bien souffrir encore cela pour lui !

— Vous voyez, monsieur, reprit Sombreval, si j'avais raison de compter sur elle. Mais j'ai aussi un peu compté sur vous. Voulez-vous me faire la conduite jusqu'à la Sangsurière, monsieur Néel ?

— Et même jusqu'à Coutances, si vous voulez de moi et si mademoiselle Calixte le désire ! — dit Néel, touché de cette amitié de Sombreval.

— Non ! répondit Sombreval. La Sangsurière est un mauvais pas, impossible aux voitures et dur aux chevaux ; j'y ai vu casser des chars-à-bancs ! Venez jusque-là. Vous reviendrez demain dire à Calixte que son père y a passé sain et sauf, et ce sera pour elle une inquiétude plus vite ôtée, et, pour vous, une raison pour plus vite revenir !

— Ah ! dit Néel, les yeux étincelants du bonheur de faire quelque chose pour Calixte. Je peux être ici dans la nuit, et Foudre (c'était son cheval favori) va gagner son nom !

Pendant qu'ils parlaient ainsi, arriva l'abbé Méautis, que Sombreval avait prié d'être au Quesnay quand il se séparerait de sa fille. Quoi qu'il pensât de la force de Calixte, il avait peur pour elle, et, par précaution, il voulait la laisser avec le prêtre en qui elle avait une si suprême confiance. En la quittant, il l'appuierait contre cette colonne. Calixte et l'abbé prieraient ensemble, quand il serait parti, et l'angoisse de la séparation pour elle serait diminuée. Cette angoisse ne serait complète que pour lui seul.

C'était au soir qu'ils devaient partir… Mais, dans ce pays où l'on dînait au coup de midi, le soir, c'étaient quatre heures ; — et, d'ailleurs, en partant à quatre heures, ils arrivaient avant la nuit à la Sangsurière, où l'on ne pouvait, à cette époque, passer que de jour… Quand donc le noir Pépé vint dire que les chevaux étaient prêts, Sombreval prit une dernière fois sa fille sur son cœur et la baisa saintement sur son front crucifié, dont il écarta lui-même le bandeau. La veille, — si vous vous le rappelez, — elle l'avait prié de l'embrasser là, mais elle n'eut pas besoin de le lui demander aujourd'hui.

— Voilà notre force à tous, — fit-il en montrant la formidable empreinte de cette croix si longtemps haïe, et qu'il embrassa encore, pendant qu'elle, Calixte, de son pieux visage, pressait cette poitrine où elle vivait seule et où elle avait rallumé l'étincelle divine, quand, — excepté l'amour de son père, — elle y croyait tout étouffé !

L'abbé Méautis, qui voyait Sombreval livide, ne put s'empêcher de lui dire, avec son angélique pitié, toujours présente :

— Allez, Monsieur, et que Dieu vous conduise ! Si votre crime a été grand, vous êtes aussi plus qu'un pénitent, vous êtes un martyr.

Et ils vinrent tous au perron, émus, mais contenant leur émotion dans les silences coupés de brèves et rares paroles. L'abbé et Calixte regardèrent Néel et Sombreval monter sur leurs chevaux et les suivirent des yeux jusqu'à ce qu'ils ne les virent plus. Néel se retourna pour la voir encore, celle qui était sa vie ! Mais Sombreval, lui, ne se retourna pas. Il avait la tête baissée, la main droite pendante, comme morte, le long de sa cuisse. Son cheval le menait plus qu'il ne menait son cheval ; et il alla ainsi, tout silencieux, jusqu'au bas de la butte Saint-Jean. Néel, qui le suivait, respectait cette douleur muette et stoïque. Il avait peur de voir crouler à chaque instant et tomber sur le pommeau de sa selle cet homme bâti comme une tour de guerre. Mais au bas de la butte, l'homme, qui s'était repris tout entier dans Sombreval, releva la tête et la fit relever à son cheval. Il regarda Néel avec des yeux que la douceur semblait avoir enfoncés sous leurs arcades sourcilières, déjà si profondes :

— Eh bien ! voilà qui est fini ! dit-il. J'ai fait aussi, Néel, comme vous, mon sacrifice ! Vous, vous avez sacrifié votre vie pour être aimé d'elle, et si vous n'êtes pas mort, ce n'a pas été votre faute. Mais qui sait ? Peut-être vous aimera-t-elle, maintenant qu'elle n'aura plus à trembler pour l'âme de son père et qu'elle n'aura plus à expier ses crimes, tandis que moi, je ne la reverrai peut-être jamais, car je suis vieux et violent comme si j'étais jeune, violent jusqu'à la rupture de ce cœur qui doit vivre sans elle à présent… Ils vont me faire faire pénitence, et combien de temps ?… Qui peut le savoir ? Que vont-ils ordonner de moi ?… Mais vous, vous la reverrez demain… tous les jours…

— Tous les jours ! fit Néel avec un cri ; car Sombreval avait mis la main sur sa pensée…

— Voilà donc la blessure ! reprit Sombreval, je n'ai pas eu grand'peine à la trouver ! Je l'aime tant que je sais votre âme comme la sienne, à vous qui l'aimez ! Ô mon pauvre brave Néel, vous avez donc cru, parce que je m'en allais et parce que je la laissais seule au Quesnay, que vous n'y reviendriez plus comme quand il y avait son père ! Voilà le secret de la tristesse que je vous vois aussi sur le front. Mais faites comme si j'étais présent, mon cher Néel ! Allez au Quesnay ! C'est moi qui vous y autorise et qui vous le dis ! Et pourquoi n'y retourneriez-vous pas ? Qu'y a-t-il de changé entre vous et elle, parce que je pars ?… N'avez-vous pas à vous en faire aimer ? N'est-elle pas à vous, à ce prix, puisque vous n'avez pas peur d'épouser la fille d'un prêtre… qui aura failli, mais qui du moins se sera relevé ? Que je sois à Coutances ou au Quesnay, dans les combles du château, à travailler à ma chimie, n'est-elle pas toujours la même Calixte que j'ai laissée seule avec vous en sûreté, comme sous une égide, sous l'invisible auréole de sa pureté que vous voyez, vous, puisque vous l'aimez ! Allez donc au Quesnay pour toutes ces raisons ! Je connais trop les passions et leur danger, même dans les cœurs généreux comme le vôtre, pour vous dire le mot bête des imprudents : « Je vous la confie ! » Mais je la connais, elle, et je sais qu'elle ne serait pas moins forte, quand son ange gardien serait remonté dans le ciel !

— Oh ! Monsieur, dit Néel, c'est elle qui serait le mien. Mais quand vous étiez, comme vous dites, à votre chimie, le monde pouvait vous croire avec nous, et maintenant…

— Ah ! le monde ! Eux ! interrompit Sombreval avec un âpre éclat de mépris dans la voix, en montrant, du bout de son fouet, le bourg de S…, dont les premières maisons apparaissaient au tournant du chemin. C'est à cause d'eux que vous hésitez à retourner au Quesnay ? C'est une noble pensée ; vous craignez de la compromettre… Mais, mon ami, on ne compromet pas la fille à Jean Gourgue, dit Sombreval, l'ancien prêtre ! Compromise ! Mais elle est née déshonorée ! Et vous ne savez pas à quel point le monde y a ajouté ! Vous ne savez pas l'infamie !

Il y a un horrible secret que je vous dirai quand nous serons sortis de cette bourgade où nous allons entrer tout à l'heure… Et c'est même à cause de ce que je vais vous confier, mon ami, qu'il est bon, au contraire, que vous retourniez au Quesnay, et qu'on le sache bien dans la contrée ! Vous qui vivez entre Néhou et le Quesnay, et qui avez voulu partager l'isolement de notre solitude, vous dont on craint l'impétuosité, vous n'avez certainement pas entendu ce qui vous eût fait bouillir de la plus violente de vos colères… Mais les choses en sont là, voyez-vous, qu'il vaudrait mieux pour ma chaste enfant passer dans l'opinion pour la maîtresse de monsieur Néel de Néhou que d'être ce qu'on ose la dire…

— Et que dit-on ? Et qui dit cela ?… interrompit à son tour Néel déjà tout pâle.

— Vous le saurez tout à l'heure !… Mais traversons le bourg ! répondit Sombreval.

Et ils donnèrent de l'éperon, l'un et l'autre, et brûlèrent le pavé de la bourgade, où les femmes, qui dévidaient aux portes, par cette jaune et calme après-midi aux rayons d'or, les virent passer avec ébahissement.

— Quelle compagnie pourtant pour M. de Néhou ! dit l'une d'elles qui haussa les épaules de pitié.

Mais ils n'entendirent ni cette réflexion, ni (s'il y en eut d'autres) celles qui suivirent. Ils furent bientôt de l'autre côté du bourg ; et lorsque les pieds de leurs chevaux eurent quitté le pavé et se furent replongés dans la silencieuse poussière qui comble l'ornière de ces chemins, l'été, Sombreval, après s'être dressé sur ses étriers pour voir s'il n'y avait pas quelque oreille cachée derrière les haies, dit à Néel ce que lui avait appris l'abbé Méautis…

À cette terrible confidence, le violent jeune homme qui, — comme Sombreval, — ne trouvait devant lui que l'ennemi invisible, cette chose sans visage qu'on appelle le bruit public, poussa presque des rugissements de douleur…

Il aurait voulu venger Calixte sur l'heure, et il ne le pouvait pas ! Sur qui pouvait-il la venger ?… Sombreval ne lui avoua point qu'il avait été plus heureux, si tant que frapper soulage l'âme quand elle est ivre de cette absinthe amère qu'y versent l'oppression de la faiblesse et l'injustice. Il ne raconta pas la mort tragique de la Gamase. Il ne raconta que la visite du curé et la résolution qui l'avait suivie…

— Vous voyez, Néel, — fit-il — en achevant, si la pauvre enfant peut être plus compromise qu'elle ne l'est, comme dit le monde dans son langage, et si vos visites au Quesnay seraient un danger, quand tout est à peu près perdu ! — ajouta-t-il avec une mélancolie désespérée.

— Pas perdu sans ressource, monsieur, — fit à son tour Néel qui pénétrait ce grand stoïque, vulnérable seulement dans sa fille et qui, après vingt ans de mépris public, légèrement porté, souffrait pour la première fois de l'opinion et de ses mensonges ; — je suis de l'avis de notre curé. Quand, dimanche prochain, du haut de la chaire de l'église de Néhou, il leur apprendra que vous avez quitté votre château du Quesnay pour aller vous jeter aux pieds de votre évêque et redevenir ce que vous étiez, il se fera un grand changement sous ce coup de tonnerre, car, véritablement, c'en sera un !

— Puissiez-vous dire vrai ! dit Sombreval, — et que le sacrifice de la quitter et de ne la revoir peut-être de ma vie, ne soit pas perdu ! Qu'il ait un sens et un effet, ce dur sacrifice…

— Ah ! déjà il en a un, interrompit Néel, et le plus grand de tous pour vous, monsieur. Elle est maintenant heureuse ! En faisant ce que vous faites aujourd'hui, vous lui avez donné la plus grande joie qu'elle pût jamais ressentir.

Sombreval tendit la main à Néel par-dessus la crinière de son cheval.

— Vous me faites du bien de me rappeler cela, jeune homme, — dit-il, — car dans cette douleur de la séparation d'aujourd'hui, je l'aurais peut-être oublié.

— Et puis, — reprit Néel plein d'une respectueuse pitié pour l'âme de ce père, dont il voulait diminuer la douleur en lui rappelant tous les nobles motifs qui pouvaient alléger la pesanteur de son sacrifice, — et puis, monsieur, après cette joie donnée à votre Calixte, vous avez Dieu, — le Dieu auquel vous revenez, et le sentiment d'un immense devoir accompli !

Mais Sombreval, se tournant à demi vers Néel et le regardant avec des yeux épouvantablement tranquilles dans leur ardeur sombre :

— Je n'ai que Calixte, — fit-il. Oui ! parlez-moi de Calixte ! Il n'y a qu'elle pour moi ! Il n'y a pas de Dieu.

Néel, d'étonnement, avait arrêté son cheval, et comme ils trottaient botte à botte, le cheval de Sombreval s'arrêta comme son compagnon :

— Et vous aussi, Néel, — dit Sombreval, — vous avez cru !… Mais, — fit-il en se reprenant tout à coup, — c'est tout naturel que vous ayez cru à cette comédie ! C'est tout naturel que vous, qui êtes jeune et qui avez les croyances que j'avais à votre âge et même plus que vous ; que l'abbé Méautis, qui est un prêtre ; que Calixte, qui depuis quinze ans prie pour moi, vous croyiez tous au repentir du vieux Sombreval, quand il vous dit qu'il se repent et qu'il s'en va demander à son évêque une soutane dans laquelle il puisse mourir. Il est tout naturel que les gens de Néhou à qui on le dira dimanche le croient aussi.

Est-ce que la grâce n'est pas là pour expliquer tout des défaillances de nos esprits et des misérables révolutions de nos cœurs ? La grâce m'aura touché ! L'Église, qui sait bien ce qu'elle fait quand elle veut être infatigable au pardon, a inventé la grâce, qui peut toujours reprendre un homme… Mais, Néel, je vous le dis, à vous qui aimez ma fille jusqu'à l'épouser si elle voulait, il n'y a pas eu de grâce pour moi. Je mens quand je le dis ! Entendez-vous ? Je mens ! Je suis toujours le même que j'étais, — le même qu'il y a huit jours et qu'il y a vingt ans.

Je suis toujours ce même Sombreval que vous avez méprisé aussi, vous, quand j'ai pris possession du Quesnay. Je n'ai pas plus de Dieu maintenant que je n'en avais alors… Mon dieu, c'est Calixte ! Voilà mon seul dieu ! Et c'est parce qu'elle est mon seul dieu que je feins de revenir au sien. C'est pour la sauver ; c'est pour qu'on ne me la déshonore pas plus longtemps ! c'est pour qu'elle puisse vivre heureuse avec vous, Néel, avec vous, de cœur assez mâle pour l'épouser et la défendre. Oui, c'est pour cela que le vieux Sombreval, qui ne manquait pas de fierté autrefois, accepte aujourd'hui l'ignoble singerie à laquelle il va condamner sa vieillesse !

Il aurait pu parler longtemps. La foudre de cette déclaration venait de frapper Néel comme la foudre frappe. On reste debout et on n'existe plus. Il existait toujours et il restait droit sur sa selle. Mais la commotion le rendait semblable à un homme stupide.

— Quoi ! — dit-il, cherchant à comprendre, — tout ceci ne serait qu'une imposture ? Oh ! que me dites-vous là, monsieur Sombreval !

— Oui, Néel, une imposture, et une imposture volontaire, réfléchie, éternelle ! C'est ma vie maintenant. Voilà ce que j'ai fait de ma vie, une imposture ! Oui, tout ce qui s'est passé hier et avant-hier au Quesnay, c'est une imposture ! Ce que j'y disais, il n'y a pas une heure encore, à mon enfant sur mon cœur, c'est une imposture ! C'est une imposture que ce voyage à Coutances, où je vais m'humilier et demander pardon ! Mais, Néel, ce qui n'était pas hier une imposture, c'était le bonheur de Calixte ! c'était votre joie, à vous tous ! Et ce qui plus tard n'en sera pas une, c'est la sainte ivresse de cette âme d'ange quand elle me verra absous et redevenu prêtre et pouvant offrir devant elle et pour elle le sacrifice auquel elle a foi.

Néel avait vingt ans et il aimait Sombreval. Il avait souvent oublié ce que l'ancien prêtre avait été pour ne se souvenir que de son immense amour pour sa fille ; mais il eut peur de ce sublime horrible. La messe, redite par cet athée, fut une idée également insupportable à son imagination et à sa foi.

— Ô terre et ciel ! — fit-il, — monsieur ! Vous auriez l'audace de dire la messe en n'y croyant pas ?…

— Oui, Néel, — dit Sombreval, et d'autant plus que je n'y crois pas. Je suis un athée. Je ne suis pas un sacrilège. On ne profane les choses sacrées que quand on les croit sacrées ; mais moi, je suis un incrédule. Aussi ces vieilles mains de savant ne trembleront pas, allez ! quand j'élèverai le calice au-dessus de ma tête, et elles ne trahiront pas mon secret !

— Quel secret ? — fit Néel consterné.

— Ah ! je me suis dit tout ce que vous pouvez me dire, Néel ! reprit Sombreval. Il y a huit jours que toutes les pensées qui s'élèvent maintenant dans votre cœur, je les porte dans le mien et que je me débats contre elles. Croyez-vous que je n'aie pas souffert ? Croyez-vous que la résolution que j'ai prise ne m'a pas été cruelle ?… Un mensonge qui ne finira qu'avec moi ! Mais il fallait sauver Calixte, et à ce prix je la sauve ! Il fallait cela pour que la bassesse d'un mensonge ne répugnât pas au vieux Sombreval ! Croyez-vous, vous qui me connaissez, que je sois fait pour le mensonge, que je sois taillé pour l'hypocrisie ?

Mais il est des gens qui ont vécu dix ans, vingt ans, trente ans sous un masque scellé par des bourreaux sur leur face écrasée et qui n'ont pas cessé de respirer là-dessous avec l'opiniâtreté de la haine ou la vigueur du courage, et moi, moi qui n'ai pas dix ans à vivre, je ne pourrais pas endurer le poids d'un masque mis sur mon visage et sur ma vie par ma volonté, et cela pour sauver ma fille ! pour la voir me sourire ! pour la voir rassurée, guérie, bien portante, mariée, peut-être un enfant dans les bras, et me dire : « Père, je suis heureuse et c'est toi qui m'as faite heureuse ! » Ah, Néel, — poursuivit-il, le visage enflammé, — pour cela, qu'est-ce qu'un mensonge ? qu'est-ce qu'une torture ? Mais je donnerais mon âme à l'enfer pour cela, si je croyais comme vous à la justice de Dieu et à l'éternité des peines ! Il y a eu des hommes de foi, — et de grande foi, — au moyen âge, qui ont souscrit des pactes avec le Démon et qui lui ont vendu leurs âmes pour moins qu'un amour comme le mien !

Et l'émotion, causée par un dévouement pareil, envahissait Néel et diminuait l'horreur que Sombreval lui avait d'abord inspirée… Il recommençait à le trouver grand, cet homme qui ne perdait de sa grandeur étrange que pour la reprendre un moment après.

— Je ne sais que vous répondre, monsieur, fit Néel, avec un soupir. Il n'y a qu'un moment, vous me faisiez horreur, vous et ce que vous me disiez ; à présent, je vous plains et presque vous admire… Peut-être n'y a-t-il qu'une vertu dans la vie, c'est d'aimer… Moi aussi, j'aime. L'amour fait comprendre l'amour. Celui en qui vous ne croyez plus disait de la femme coupable qu'il fallait bien lui pardonner, puisqu'elle avait beaucoup aimé, et il vous pardonnera, sans doute, parce que vous avez beaucoup aimé votre enfant… Je n'ai plus qu'à espérer cela, moi qui, comme Calixte, vous croyais repenti et qui sais maintenant ce qu'elle ne doit jamais savoir, c'est que vous ne l'étiez point et que votre existence n'aura plus une minute de vérité à cause d'elle.

Plus une minute de vérité ! reprit-il tristement en levant vers le ciel ses yeux jeunes et vaillants qui avaient soif de lumière et disaient la franchise de son cœur, — plus une minute de vérité ! Quelle vie pour un homme comme vous, monsieur, car vous êtes un homme comme je n'en connais pas un pour la force, et les hommes forts sont francs comme l'osier !… Que vous allez donc souffrir dans cette vie que vous vous êtes faite ! car c'est une destinée, maintenant… Vous avez été pour vous-même le destin. Moi qui crois tout ce que vous ne croyez plus, moi qui ne doute pas des horribles offenses que vous allez faire à votre Dieu, en redevenant son prêtre avec un cœur impie, je sens bien que vous ne pouvez rien sur vous, mais que, même moi, je n'y puis rien non plus.

Je peux physiquement tourner la tête de mon cheval vers le Quesnay, donner de l'éperon et m'encourir vers Calixte pour lui crier : « Empêchez votre père de se jeter dans l'enfer pour vous ! » Mais, moralement, je ne le puis pas ! je la tuerais ! Je suis cloué ici, par peur de la tuer. Je sens bien qu'il faut que je la trompe aussi, moi ! Mais, monsieur, pourquoi moi, qui n'ai ni votre incrédulité ni votre force, m'avez-vous lié à votre mensonge, par cette accablante confiance que je ne vous demandais pas ?…

— Mais parce que je t'estime, enfant ! — lui dit Sombreval avec une inexprimable tendresse ; et il lui mit sur l'épaule cette large main qui, en ce moment-là, tremblait. — Plains-toi donc ! N'es-tu pas mon fils ?… Oh ! j'ai entendu dire à quelques mères que l'homme qui aime vraiment leur fille passe dans leur cœur et y devient comme un enfant de plus. Et moi, moi j'aime Calixte comme une mère… Je suis sa mère aussi… Voilà pourquoi, dans le fond de mon cœur, je t'ai fait mon fils et je t'ai parlé comme à mon fils !

Il s'exprimait avec le dernier degré de l'exaltation ; — et cette émotion, cette exaltation que Néel ne lui avait jamais vues qu'avec Calixte, et qui l'assimilaient, lui, à Calixte, — ce brisement dans la sensibilité de ce géant de volonté et de muscle, — ce tutoiement surtout qui disait si bien qu'il n'en pouvait plus de tendresse, tout cela prit Néel et lui fondit le cœur dans la poitrine, et il pleura sans honte, sous cette lumière qui n'avait jamais éclairé de plus nobles pleurs sur un plus beau visage attendri…

— Et d'ailleurs, j'ai peut-être aussi ma faiblesse, malgré ce que vous appelez ma force, mon cher Néel, — fit après un silence ce grand observateur, dont l'œil intérieur ne s'altérait jamais et qui revenait à sa nature, — je n'ai pas réfléchi ! J'ai eu besoin de vous dire un secret qui m'aurait dévoré, si je l'avais gardé en moi !

Ah ! l'Église ! l'Église ! — fit-il encore. Une des choses les plus vraies qu'elle ait vues, c'est la confession !

XX

Quand Néel quitta Sombreval à la Sangsurière et reprit le chemin du Quesnay, il était abattu et inquiet. L'abattement venait de cette révélation que Sombreval lui avait faite, et l'inquiétude de la nécessité de porter devant Calixte un front qui jusque-là avait été ouvert pour elle et qu'il faudrait maintenant fermer. Maintenant, en effet, il aurait à cacher une pensée qu'il ne partagerait plus avec celle qui avait sa vie, et cette pensée serait cruelle. L'attendrissement enthousiaste qu'avait produit sur lui Sombreval s'était calmé. Il l'admirait toujours… Oui, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer, mais il se demandait si, malgré sa fière énergie, cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable à la sienne, et rester le masque de fer de son idée.

Or, s'il ne le pouvait pas, si un jour le front du sacrilège fendait le masque en se gonflant, si la foudroyante vérité allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe, alors l'éternelle question « que deviendrait Calixte ? » lui reprenait le cœur et lui en arrêtait les battements d'effroi, car il savait bien ce qu'elle deviendrait, la malheureuse ! L'idée aussi du mal en soi, — du mal absolu qu'allait consommer Sombreval, pendant des années, dont on ne pouvait mesurer le nombre, en faisant monter l'athéisme et l'hypocrisie à l'autel ; la damnation certaine de cet impénitent qui allait, tous les jours, boire et manger son jugement éternel avec le pain et le vin du saint calice, ajoutaient aussi la terreur religieuse à la terreur humaine dans ce jeune homme qui n'avait pas la piété de Calixte, mais qui, comme les enfants des gentilshommes de ce pays et de ce temps, était, après tout, un chrétien !

Il s'en revenait donc, triste et préoccupé, refaisant seul la route qu'ils avaient faite à deux, — et cette route, qui n'était pas moins triste que sa pensée, tout en augmentait la tristesse. Il repassa la Sangsurière, un peu au-delà de laquelle il avait conduit Sombreval ; espèce d'abîme de limon perfide et dangereux qu'il fallait traverser sur une chaussée rompue, dont les pierres s'écroulaient sous les pieds des chevaux. Le soleil venait de se coucher et, en se couchant, il avait enlevé à ces parages, solitaires et sinistres, au soir, le peu de vie qu'ils avaient quand, avant de tomber tout à coup et de disparaître, il envoyait par quelque trou des haies d'épine noire défoncées, l'aumône d'un dernier rayon au miroir épais de ces fanges…

Ce soir-là, au bord d'une eau qui n'était plus même glauque sous ce ciel éteint, et qu'encaissait une gluante argile aux tons verdâtres, Néel vit une petite fille esseulée, n'ayant qu'un jupon semblable à un pagne et une chemise de chanvre dont ses maigres épaules grandissaient les trous… Elle plongeait courageusement une de ses jambes nues dans le gouffre immonde et pêchait aux sangsues, en faisant un appeau aux âpres suceuses, de sa chair d'enfant. Elle avait déjà étanché, en se la liant avec du jonc, le sang de son autre jambe, car c'est du sang qu'il faut donner pour avoir de ces bêtes à vendre aux herboristes des bourgs voisins, et pour rapporter à la maison un morceau de pain, qui ne refera peut-être pas le sang perdu…

Néel eut pitié de cette enfant qu'il n'avait pas aperçue en passant avec Sombreval, tant ils étaient à ce qu'ils se disaient ! et il lui donna tout ce qu'il avait, en pensant à Calixte… La nuit, qui augmente la pitié, la pensive nuit, s'en venant alors dans ses vapeurs violettes, prenait la terre en ses beaux bras mélancoliques, et y étreignait encore plus étroitement le cœur de Néel, agité de pressentiments sombres. Pour échapper à cette étreinte, et surtout pour revoir plus vite celle qui l'attendait et lui apprendre que son père avait franchi heureusement le dangereux passage, Néel pressa le pas de son cheval. Il comptait sur les jarrets de la noble bête pour arriver au Quesnay à une heure qui ne serait pas indue encore, et donner à Calixte cette sécurité pour son père avant son sommeil. C'était le mois de juin : les crépuscules sont longs en ces soirées ; l'Angelus de sept heures sonnait aux horizons, apporté par le vent des clochers de village qu'on ne voyait pas, à cause des distances… On rentrait les bêtes, comme disent les herbagers. Néel calculait que, si Sombreval et lui avaient, au trot et conversant, mis deux heures pour dépasser la Sangsurière, lui seul et au galop, s'il le fallait, il arriverait bien au Quesnay avant neuf heures. — Et, de fait, il y arriva.

Il était cependant nuit close. Les Herpin soupaient dans leur ferme. Mais il n'eut point besoin de les appeler pour qu'ils ouvrissent la barrière. Elle était ouverte à moitié, et il n'eut besoin que de pousser du gros bout de sa cravache un des côtés pour qu'il cédât tout à fait. Il descendit de cheval au perron, et comme il jetait sa bride autour d'un des vases de granit pleins de géraniums qui étaient scellés sur la rampe, il vit une forme noire devant lui et il reconnut dans un clair-obscur, plus obscur que clair, la grande Malgaigne, qui était assise sur les marches.

— Quand le maître n'y est pas, dit-elle, — la vieille chienne garde l'enfant et se couche au seuil, par fidélité. Le Quesnay, ce soir, a perdu sa couronne de flammes. Pour que l'obstiné tentateur de Dieu ait éteint, là-haut, son feu impie, il faut qu'il ait quitté le pays !

— Oui, il l'a quitté aujourd'hui même, — répondit Néel, qui n'avait plus au cœur la joie triomphante d'il y avait deux jours, et qui ne pensait plus à dire à la Malgaigne : « Eh bien ! vous vous trompiez, prophétesse de malheurs impossibles ! »

— Ah ! il est parti sans avoir emmené son enfant, repartit la vieille observatrice, — car il y a aux deux fenêtres qui donnent sur l'étang une lueur qui dit qu'elle y est, — et qu'elle veille, — et qu'elle vous attend, monsieur Néel ! Or, pour qu'elle vous attende à cette heure, la céleste fille, il faut que vous veniez de faire la conduite à son père. Vous en venez, mais lui direz-vous tout ce que vous en rapportez ? Lui direz-vous tout ce que vous savez maintenant, monsieur de Néhou ?…

Toujours (on l'a vu), la grande Malgaigne avait paru extraordinaire à Néel. — mais à cette question si directe, qui l'atteignait au centre même de l'idée qui, depuis deux heures, rongeait sa vie, et que nul que lui et Sombreval, sur la terre, ne pouvait savoir, elle ne fut plus extraordinaire, mais surnaturelle, et tout ce qu'on disait d'elle dans le pays lui paraissait justifié !

Il ne répondit pas, tant il resta stupéfait !

— Non, non, vous ne le lui direz pas ! — reprit-elle avec une mélancolie désespérée, — et cependant vous devriez le lui dire, monsieur Néel ! Il n'y a que vous qui avez noué amitié avec cette enfant, qui pouvez la disposer à apprendre ce qu'elle doit savoir, car elle doit le savoir ! insista-t-elle avec une exaltation croissante…

— Que voulez-vous dire, femme mystérieuse ?… balbutia Néel troublé. Semblable au criminel qui cache maladroitement dans sa main la lame qui a servi à son meurtre, il avait peine à tenir son secret…

— Oh ! pas de cacherie avec moi ! — dit-elle en frappant impatiemment de son long bâton d'épine les marches qu'elle avait sous les pieds. Est-ce que je ne sais pas tout du destin à Jean Gourgue, l'enfant que j'ai élevé au mal et qui ne s'en est pas retiré ? Est-ce que je ne vois pas ? Est-ce que dans le Bocquenay, il y a une heure, mes Voix n'ont pas houiné[1] Note: Hurlé. plus qu'elles n'ont jamais fait depuis qu'elles me persécutent, sous les feuillées ? Est-ce que l'habit blanc n'est pas dans la lande ! et pourtant ce n'est pas aujourd'hui samedi soir !

— Je ne sais qu'une chose, — dit Néel, à qui cette femme violait la conscience et qui se défendait contre son incroyable sagacité, comme on se défend contre la violence, — c'est que le père de Calixte veut redevenir ce qu'il a été autrefois !

— Oui, — mais vous savez bien qu'il ne le peut pas ! Vous savez bien qu'il n'est pas plus repenti qu'il n'était… reprit-elle avec l'ascendant froid, mais despotique d'un être sûr du fait qu'il affirme. — Et qui souffre le sacrilège, le partage ! — ajouta-t-elle sévèrement. La moitié du crime, c'est la complicité !

Il y eut encore un silence. — Néel sentait bien qu'elle avait raison, la voyante octogénaire ! Tout bas, sa conscience lui parlait comme cette vieille, assise sur ces marches, et contre elle, comme contre sa conscience, il s'enveloppa de son amour !

— Il faut que Calixte vive ! — dit-il, pensivement.

— Mais elle ne vivra pas pour cela !… — fit l'implacable. Seulement elle mourra désespérée, au lieu de mourir tranquille, et voilà ce que vous y aurez gagné !

Le frisson passa sur la poitrine du loyal enfant.

— Elle mourra ! fit-il.

— Vère ! elle mourra ! — dit l'inflexible vieille, — et vous aussi, Néel de Néhou ! Vous êtes fiancés à l'autel noir et vous serez mariés dans la terre. Mais ne voulez-vous pas l'être, plus haut, au jour des jours ?

Et elle se leva. Il ne disait rien ; immobile comme l'if de cette terre des morts dont elle lui parlait.

— Allez ! dit-elle — allez la trouver, et allez la tromper, vous, fils d'une race qui n'a jamais menti ! Ne lui prenez pas la main ! Qu'elle ne sente pas que cette main est froide et qu'elle tremble, ce soir ! Et ne la regardez pas non plus, car elle verrait derrière vos yeux, au jour de sa lampe, ce qu'une vieille chat-huant comme moi y a vu, dans cette heure de nuit !

Et elle descendit les degrés et s'en alla de son grand pas lent. Elle avait fini ce qu'elle avait à dire, et ce pourquoi elle était venue, solennelle comme un avertissement de Dieu ! Et Néel, troublé au plus intime de son être, resta là, un instant, à ce seuil par lequel il se précipitait d'ordinaire, hésitant d'entrer pour la première fois, quand sa Calixte, sa chère Calixte l'attendait !

Il essaya de reprendre l'empire de son âme, puis il ouvrit la porte vitrée du salon et entra dans le vestibule. Le bruit de ses pas sur la dalle marbrée fit venir Pépé, le noir, qui l'éclaira et le conduisit à sa jeune maîtresse.

Avertie, elle vint à lui du fond de cette chambre virginale où une fois il était entré et avait prié avec elle, mais où, à cette heure, la délicate enfant ne le reçut pas. Elle vint à lui dans le salon, tenant à la main une petite lampe de lave qu'elle avait rapportée d'Italie, et qui, l'entourant d'un jour lacté, coulait de molles lueurs d'argent dans l'or de ses cheveux.

— C'est vous, Néel ! et même plus tôt que je ne croyais, dit-elle. Merci d'être revenu si vite ! Dites-moi où vous l'avez laissé et les derniers mots qu'il vous a dits pour sa pauvre solitaire… maintenant.

— Je l'ai conduit jusqu'au-dessus de la Sangsurière, — répondit Néel ; et le dernier mot qu'il m'a dit pour vous a été celui-ci : « Qu'elle pense à elle et à sa santé qui est ma vie. Je ne lui recommande pas de penser à moi. Je suis bien sûr qu'elle y pensera toujours. »

Elle sourit presque fièrement de cette confiance, en regardant Néel, dont le visage altéré la frappa.

— Oh ! comme vous êtes pâle ! fit-elle effrayée. Souffrez-vous, Néel ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Vous vous serez fatigué pour me revenir plus vite, cher et aimable Néel ?…

— Oui, — dit-il, saisissant ce motif qu'elle donnait à sa pâleur et craignant qu'elle ne vît derrière ses yeux, comme lui avait dit la Malgaigne. Je suis un peu las. J'ai moins de force depuis que j'ai voulu mourir pour vous, Calixte. J'ai moins de vie. Je n'ai pas pu vous donner tout. Dieu ne l'a pas permis. Mais pourtant je vous en ai donné !

Il dit cela avec un charme étrange et en souriant avec un orgueil qui était aussi de la tendresse. Il avait toujours avec elle l'orgueil de cette folie de mort. Il en avait l'orgueil et il en avait l'espérance !

— Ah ! fit-elle, ne répondant pas directement, car elle n'aimait pas ce souvenir qui l'émouvait trop… et donnait à Néel trop d'empire. — Laissez-moi encore vous soigner, cher dévoué à moi !

Et l'entourant de ses bras purs, elle l'assit avec une douce insistance, comme on assied un malade ou un convalescent, sur un petit canapé, à têtes de sphinx, qui se trouvait alors derrière lui, et Néel, heureux de cette familiarité amie, ne résistait pas à ces bras frais dont le contact, au lieu de le troubler, le pénétrait comme d'innocence.

Puis, quand il fut assis, elle alla à un petit buffet d'ébène aux angles de cuivre qui était entre les deux fenêtres, et, y prenant le flacon de tokay dont l'existence, chez Sombreval, avait été une question pour le vicomte Éphrem et pour son compère Bernard de Lieusaint, elle en remplit un verre élancé, à patte de cigogne. Ah ! ce sera toujours un détail poétique et charmant qu'une femme qui met la grâce de ses mains à verser à boire à un homme ! Cette poésie, Calixte l'eut pour Néel. Elle alla à lui, comme à son maître, lui apportant dans ses mains, blanches comme la chair des magnolias, ce verre plein de tokay qui brillait, calice de topaze, au-dessus du plateau de cristal ciselé, où l'oblique lumière de la lampe, dans le clair-obscur de la chambre, faisait trembler des arcs-en-ciel !

Lui, la regardait rêveur, car toute poésie est grosse d'un rêve. Son rêve, c'était la vie intime, la vie du mariage avec elle. Et cette vie qu'évoquait à ses yeux de la voir ainsi, devant lui, son plateau à la main, dans ce divin service de l'amour et de la femme qui apporte à son époux, avec la flamme d'un vin généreux, le soulagement, le réconfort, la fortitude, lui effaça d'un seul trait tous les souvenirs et toutes les anxiétés de la journée !

Elle souriait et il buvait lentement, les yeux levés sur elle en lui rendant son sourire par les yeux, car il y a parfois dans les yeux plus de sourire que sur les lèvres.

— Merci, dit-il ; — et que cela est bon versé et apporté par vous ! Oh ! la vie, la vie intime avec vous, Calixte ! ajouta-t-il, quand il eut bu, reprenant tout haut le rêve qu'il avait commencé tout bas et le reprenant avec l'aspiration d'une prière… — En vous voyant, me servant ainsi, moi qui suis bien plus que votre serviteur, j'ai pensé à cette vie intime et… sainte aussi… du mariage… cette vie que vous m'avez refusée et que vous n'avez plus peut-être de raison pour me refuser, à présent que Dieu vous a exaucée. Vous ne voudrez peut-être pas m'être plus cruelle que ne vous l'aura été Dieu.

— Mais elle ne souriait déjà plus, et, se transfigurant rien qu'en baissant les yeux, — comme la Vierge même, — la Vierge Immaculée !

— Ah ! cher Néel, — dit-elle avec un accent de reproche, — pouvez-vous bien parler ainsi ? Et parce que Dieu qui ne m'avait rien promis, m'a tout accordé, dois-je aujourd'hui être assez ingrate pour lui reprendre le peu que je lui ai promis ?

À cette parole inflexible et calme, qui lui rappelait l'invincible obstacle de toute sa vie, Néel changea de couleur, et la veine de son front se gonfla, non plus bleue cette fois, mais noire ! Il tenait encore dans sa main l'étincelant verre de Bohême dans lequel il venait de sabler ce vin d'or, changé pour lui en vin de colère ! Avec l'âpre fureur que la résistance de cette enfant à son éternel désir faisait toujours monter dans son cœur, il mordit dans le fragile cristal, qui grinça et éclata sous ses dents courtes. Bruit et spectacle affreux ! le sang jaillit de ses lèvres coupées.

Calixte ne poussa même pas un cri. Mais elle s'effondra sur elle-même, blême comme la mort, — déjà rigide. L'action atrocement sauvage de Néel venait de produire en elle une de ces crises qui depuis quelque temps s'éloignaient, et vis-à-vis de laquelle Néel, puni de sa violence, allait se trouver sans l'assistance de Sombreval.

XXI

L'évanouissement de Calixte glaça tout à coup la colère de Néel, et un épouvantable remords entra dans son âme. Il sentit le mal qu'il avait fait. Fou de douleur, comme il l'avait été de colère, il prit cette fille devenue cadavre dans ses bras désespérés et la porta sur le lit toujours préparé pour elle. Puis il sonna violemment les deux noirs, qui montèrent et ne s'étonnèrent pas de voir leur jeune maîtresse dans cet état, où ils l'avaient déjà tant vue, qui s'en étonnèrent d'autant moins que le maître de la vie s'en était allé. Le maître de la vie, pour ces natures grossièrement idolâtres, c'était Sombreval depuis qu'il les avait guéris.

À dater du moment qu'il avait soigné et soulagé ces deux horribles rebuts du monde, Sombreval avait pris, à leurs yeux, les proportions d'un être surnaturel. Il était pour eux plus puissant et plus redoutable qu'aucun de ces jongleurs qui règnent si despotiquement sur l'imagination fanatisée de leur race… Et comme ils croyaient que la vie lui obéissait, ces esclaves jusqu'à l'intelligence, qui n'avaient dans leur crâne étroit que des notions d'esclaves, s'imaginaient aussi que, le maître parti, la vie devait profiter de son absence pour se révolter.

Néel éperdu leur demanda ce qu'ils avaient coutume de faire quand ces crises surprenaient Calixte et fondaient sur elle, — mais ces brutes lui dirent qu'elles ne faisaient rien et que le maître de la vie touchait seul à l'enfant morte, quand il fallait la ressusciter… Idée nègre, qui n'était pas plus bête qu'une autre, après tout, car la vie suspendue est-elle vraiment la vie ? Ces deux noirs croyaient que Calixte mourait chaque fois qu'elle tombait évanouie et qu'elle ressuscitait par la magie de Sombreval. Ils n'apprirent donc à Néel que ce qu'ils savaient, c'est que Calixte, une fois couchée et étendue comme elle était là, restait indéfiniment dans cette immobilité, glacée et terrifiante, jusqu'au moment où, selon eux, Sombreval forçait la flamme de l'existence à revenir dans ce corps qu'elle avait abandonné.

Hélas ! Néel ne pouvait pas s'abuser sur le pouvoir surnaturel de ce père attelé, depuis tant d'années, à l'idée de trouver une combinaison de substances qui devait guérir son enfant, et qui ne la trouvait pas, malgré son génie ! Il avait vu Sombreval auprès de ce lit où gisait cette malade qui impatientait et humiliait une science colossale pourtant. Il se rappelait qu'il l'avait vu désarmé et impuissant contre ces évanouissements tenaces, qui duraient quelquefois plusieurs jours, et qu'il fallait seulement surveiller. Ils étaient suivis, en effet, d'actes somnambuliques dont le réveil soudain pouvait être extrêmement dangereux.

Calixte ne sortait jamais de sa rigidité cataleptique pour rentrer, de plain-pied, dans la vie normale. Elle passait toujours par un état de somnambulisme intermédiaire, plus effrayant que la catalepsie elle-même, car la catalepsie figure tout simplement la mort, qui est un phénomène naturel, tandis que le somnambulisme, où la mort présente tous les caractères de la vie et même d'une vie supérieure, est le renversement de tous les phénomènes naturels, du moins de ceux-là que nous connaissons.

Une fois tombée en somnambulisme, Calixte pouvait sortir de son lit et se livrer à tous les actes incompréhensibles de cet état resté encore jusqu'à cette heure, malgré le progrès de la science, si profondément mystérieux. Vous vous rappelez qu'un soir on l'avait surprise sur les bords de l'étang, pieds nus, marchant où tout être humain, réduit à ses seules forces naturelles, aurait glissé et serait tombé au fond du gouffre.

Une autre fois, on l'avait aperçue escaladant les murs du château et se risquant, avec une lucide adresse, sur cette ligne, étroite comme une corde, que forment, en se rejoignant, les deux côtés du toit, adossés l'un à l'autre, entre les cheminées et les girouettes… Phénomènes qui n'étonnent plus maintenant, tant l'état nerveux du monde, surexcité par une civilisation excessive, a changé en un demi-siècle ! mais qui, alors inconnus, n'avaient qu'un nom dans cette contrée chrétienne et simple : — « la punition de Sombreval. »

Néel, qui ne voyait que Calixte, ne pensait pas à ses lèvres saignantes et blessées. Il se révoltait contre sa violence. Il s'accusait de cruauté. Il se disait qu'à peine Sombreval parti, il payait la confiance de ce père en abattant le mal sur son enfant, et il ne savait même pas combien de temps durerait ce mal dont il était la cause ! Il éprouvait la plus grande douleur de la vie, le remords d'avoir fait à un être adoré un mal irréparable, sur lequel il ne pouvait rien. Il voulut se persuader pourtant que cette crise n'était qu'un évanouissement ordinaire, et il resta auprès du lit de la jeune fille avec les deux noirs qu'il avait appelés, espérant toujours qu'elle reprendrait connaissance et qu'il pourrait, avant de retourner à Néhou, lui demander pardon de la violence qu'il se reprochait.

Mais les heures s'écoulèrent sans amener aucun changement dans l'état de prostration et d'insensibilité de Calixte, et Néel atteignit le matin sans avoir surpris un seul battement d'artères qui pût faire croire que la jeune fille ne fût pas morte. « Si pourtant je l'avais tuée ! » se disait-il en s'épouvantant de cet état, si semblable à la mort, dans lequel il l'avait fait tomber ; et, pour ne pas devenir complètement insensé, il avait eu besoin de se rappeler ce qu'il savait de la maladie de Calixte et tout ce que lui en avait dit Sombreval.

Brisé par les émotions de cette nuit, ivre de douleur, d'impatience et d'anxiété, car il n'était jamais possible de prévoir le temps que devaient durer les crises de Calixte, obligé de retourner à Néhou quelques heures, il quitta le Quesnay aux premières blancheurs de l'aube et dit à Pépé et à Ismène qu'il reviendrait dans la journée. Il était sûr de la fidélité animale de ces êtres superstitieux et reconnaissants, qui d'ailleurs aimaient Calixte, à leur manière, et qui croyaient qu'absent, Sombreval n'en avait pas moins l'œil sur eux.

Quand il revint au Quesnay, peu de temps après, il les retrouva à la même place, aussi immobiles que Calixte elle-même, accroupis sur le tapis, comme deux idoles noires, silencieux et consternés, comme ils l'étaient toujours quand la jeune fille avait ces crises qu'ils imputaient peut-être à quelque démon. L'homme se tenait le front dans ses mains et les coudes sur les genoux et suivait, de ses yeux pesants et dilatés, les mouvements de sa femme, rafraîchissant le visage de Calixte avec un éventail de plumes et en chassant, de temps à autre, quelque mouche qui s'en venait bourdonnant de la vitre et qui prenait, sans doute, cette pâle et ronde joue pour une fleur…

Le silence qui pesait dans ce salon très vaste était presque religieux. Il semblait qu'on y gardât une morte ; et cette idée de mort devenait une inquiétude qui allait s'accroître d'heure en heure et qui commençait à s'acharner sur le cœur de Néel… Lui, il entrait dans ce grand salon comme il serait entré dans une église. Il interrogeait ce pouls qui ne battait plus. Il prenait cette main de marbre froid, sur laquelle il ne posait même pas ses lèvres blessées, cette main qu'il aurait peut-être embrassée si Calixte avait eu sa connaissance, mais que, dans la délicatesse de son amour, il aurait cru profaner en la baisant alors qu'elle ne pouvait plus la lui refuser.

Quelquefois il priait pour que cette crise ne durât pas, mais il priait mal, car le Dieu de sa vie était sur ce lit, le Dieu qui lui avait pris l'âme, cette âme qu'il nous faut toute pour bien prier ! Il vint plusieurs fois dans la journée ; il vint aussi la nuit suivante. Dans ce singulier château, gardé par la terreur et la répulsion qu'inspirait Sombreval, la grande barrière de la cour restait toujours ouverte, et la porte vitrée du perron ne se barrait pas. Néel, qui connaissait les êtres de cette maison par lui si hantée, y pénétrait à toute heure sans le moindre obstacle. Il entrait, la nuit, d'un pied sûr, à tâtons, dans le vestibule et allait au salon, où il trouvait le même silence, la même immobilité et les mêmes attitudes qu'il y avait laissés quand il en était sorti. Il n'y avait que le jour de moins et une lueur de lampe de plus.

Alors il s'informait, disait quelques mots à ces deux noirs qu'on eût dits figés près de cette blanche jeune fille morte, — puis il recommençait de se pencher sur ce visage où il cherchait deux vies, — celle de Calixte et la sienne, — s'asseyait, l'admirait encore, cet être d'une beauté si pure qu'on aurait dit que l'âme qui l'avait quittée se réfléchissait dans cette beauté pure, du haut du ciel ! Enfin, de la fille passant au père, il songeait longuement à Sombreval, à cet hypocrite sublime et effrayant dont seul il savait le secret, et qui, là-bas, où il était, ne se doutait guère que Calixte était retombée dans une de ses crises contre lesquelles il avait lutté comme on lutte contre un ennemi abhorré, — et qui avait été vaincu.

Le soir du troisième jour, il ne revint pas seul. Il amena l'abbé Méautis. L'abbé était la seule personne à qui Néel pût parler du Quesnay et de Calixte, et il mit l'âpre bonheur de s'accuser, que connaissent les âmes repentantes, à dire au prêtre le crime de violence qu'il avait commis. Néel ne cacha même point à l'abbé le sujet de la colère qu'il avait montrée devant Calixte. Seulement l'âme pieuse du prêtre, ravie de voir sa chère pénitente persister dans la résolution qu'elle avait prise d'accomplir son sacrifice à Dieu, cacha sa joie au pauvre Néel. Le saint curé aimait Calixte pour le ciel, et il préférait la voir monter au rang des Anges sur l'échelle sanglante des sacrifices à la voir rester sur terre, mariée à Néel et heureuse du bonheur le plus légitime et le plus pur… D'ailleurs, d'un tact trop fin pour donner à Néel un conseil que Néel ne lui demandait pas, il ne lui dit point que le mariage rêvé avec cette fille vouée à Dieu était impossible et qu'il n'avait plus qu'à épouser la fiancée choisie par son père, cette belle et grande fille dont tout le pays plaignait l'abandon. L'abbé Méautis renferma en lui ses pensées.

Pour y faire diversion, il parla de ce jour, à la veille duquel ils étaient ; de ce jour qui devait être une fête dans le cœur de Calixte et que probablement elle ne verrait pas. C'était, en effet, le lendemain que le curé devait apprendre à sa paroisse, du haut de la chaire de Néhou, la conversion de Sombreval. Cette douceur chrétienne de prier pour son père, en communauté avec les fidèles, Dieu l'ôtait à Calixte, et si le saint prêtre n'en murmurait pas contre Dieu dans l'optimisme de sa foi, il s'en affligeait pour Calixte. Il savait combien elle regretterait de n'avoir pas vu ce moment où l'on aurait proclamé le retour à Dieu de son père, et où les yeux durs de ces paysans, toujours armés et méprisants, se désarmeraient de leur dureté et se tourneraient vers elle, avec respect et sympathie, pour la première fois.

Et les prévisions du curé se réalisèrent. Calixte, dont la crise continua, ne put être à l'église, le lendemain. Quoique Sombreval fût parti, il y avait près de quatre jours, rien n'avait transpiré de son départ dont la cause, dite par le curé en pleine chaire, frappa d'étonnement les paysans comme si la main de Dieu fût sortie visiblement du Tabernacle et eût projeté son ombre gigantesque sur la voûte de leur église. Malgré l'incrédulité à laquelle on était disposé à l'encontre d'un événement aussi peu attendu et avec un homme aussi perdu dans l'opinion que Sombreval, le lieu dans lequel cet événement était annoncé, la bouche qui l'annonçait, tout obligeait à croire… et les plus têtus baissèrent la tête, au lieu de la branler aux paroles de joie et de réconciliation que prononça l'abbé Méautis !

Avec l'adresse d'un homme qui sait comment se manient les âmes, l'abbé, ce jour-là, commença le travail qu'il avait promis à Sombreval de faire sur l'opinion, dans l'intérêt de Calixte, la calomniée. Il dit que les vertus de la fille, qui ne l'avaient pas toujours défendue contre des pensées et des paroles outrageantes, mais qu'il avait, lui, plus qu'un autre, pu apprécier, avaient enfin obtenu de Dieu pour son père la grâce d'une conversion qui devait remplacer par l'édification un grand scandale… Il ne pesa pas sur cette première impression… Il savait que ce premier coup dans les esprits devait être porté moins fort que juste. Et d'ailleurs, pourquoi aurait-il insisté ? Avec l'immense place que tenait Sombreval dans l'imagination publique, il aurait toujours bien l'occasion d'y revenir.

Est-ce que les quelques mots qu'il venait de prononcer n'auraient pas pour échos toutes les chaires des paroisses voisines et ne seraient pas commentés dans tous les cimetières d'alentour ? En ce temps-là, dans la presqu'île du Cotentin, l'opinion publique s'ébauchait, avant ou après les offices, dans les cimetières qui ceignaient l'église, pour s'achever sous les tentes des Assemblées et les poutres des cabarets. Tous les dimanches, avant et après la messe, mais plus particulièrement après les vêpres, des groupes se formaient, en grand nombre, parmi ces paysans, dispersés toute la semaine dans les champs, et ils restaient à deviser, comme ils disaient, les hommes debout entre eux, et les femmes entre elles, assises sur le talon de leurs sabots dans l'herbe haute et verdoyante de toutes ces tombes ou sur la barre peinte en ocre, des échaliers ; et le soleil couchant, longtemps encore après complies, éclairait, de ses rougeurs mélancoliques, les derniers de ces groupes attardés.

Or, le soir de ce dimanche-là, ils venaient tous de disparaître. Le dernier s'était lentement égrené et les deux personnes auxquelles il s'était enfin réduit avaient tourné derrière l'épine qui surmontait le petit mur du funèbre enclos pour aller jouer une partie de quilles, à quelques pas de là, à la Corne-Verte. Le cimetière paraissait n'avoir plus en son enceinte âme qui vive, quoiqu'il y eût encore une personne cachée (car elle était assise à terre) par le seul tombeau qui dominât, de son granit bleuâtre, toutes ces tombes de gazon, semblables aux vagues figées d'une mer immobile.

Ce tombeau était celui de la mère de Néel, cette blanche Polonaise, ce beau grèbe du Nord qui était venu mourir aux marais de Néhou après que l'émigration fut rentrée… La Révolution, qui avait pris aux nobles même leurs sépultures, ne permettait pas qu'on les enterrât sous leurs bancs d'église ou dans leurs caveaux de famille, et Casimire-Gaëtane, deux fois expatriée, reposait au milieu de ces humbles poussières qui n'étaient pas les cendres des siens… La personne assise par terre dans l'ombre projetée du tombeau que le soleil couchant allongeait était l'éternelle rôdeuse de cette histoire.

C'était la grande Malgaigne. Elle avait remarqué l'absence de Calixte à l'église le matin. Elle avait deviné que la jeune fille était malade pour n'être pas venue rendre grâces à Dieu, un pareil jour, et elle croyait bien qu'après les vêpres l'abbé Méautis descendrait, tout en disant son bréviaire, les pentes de la butte qui conduisaient au Quesnay. Elle avait résolu de parler à l'abbé Méautis, comme elle avait parlé à Néel, qui n'avait pas voulu la croire ! Aussi, quand elle l'entendit fermer son église à la clef, se leva-t-elle et alla-t-elle au prêtre, qui tressaillit en se retournant, car il se croyait seul.

— Vous tressautez, monsieur le curé, fit-elle. Il y a donc quelque chose qui vous avertit que je suis un oiseau de mauvais augure ?…

— Qu'y a-t-il donc, la Malgaigne ? — dit l'abbé de sa voix douce, mais troublé déjà. Il était ému de l'air solennel de la vieille et de ses mains tremblantes qui n'avaient jamais ainsi tremblé sur son bâton d'épine, mais aussi déjà il était tout prêt à la résignation et à la pitié.

— Il y a, dit-elle, que la chaire de vérité a retenti, ce matin, d'un mensonge, monsieur le curé, et que c'est vous, vous la sainteté même, qui l'avez prononcé d'une bouche innocente. Sombreval, soi-disant parti pour Coutances, touché de la grâce et voulant reprendre sa prêtrise, est une fausse dierie, qui, d'à matin, gagne par tout le pays et qui aura fait, ce soir, combien de lieues ? Et cependant, c'est un abusement ! Sombreval vous a menti à tous ! à vous, — à sa fille, — à monsieur Néel, mais il n'a pas changé !

— Folle ! alla pour dire l'abbé, — mais il s'arrêta devant ce mot cruel qui exprimait le malheur de toute sa vie. Au moins, ne parlez pas si haut, reprit-il après un silence. Ce mur n'est ni élevé ni épais, et les passants peuvent vous entendre dans le chemin qui est à côté.

— Et quand tout Néhou entendrait ! — fit-elle. Il vous a bien entendu, à matin, monsieur le curé ! Est-ce que la vérité n'est pas toujours connue ?… Est-ce qu'elle ne crève pas toujours la toile des menteries dans laquelle on veut l'envelopper ?… Ah ! monsieur le curé, si vous laissez s'accomplir le nouveau sacrilège que Sombreval veut ajouter à l'autre, est-ce que vous croyez que Dieu, un jour, ne lui brisera pas dans les dents le calice dont il va faire une jouerie, par furie d'amour pour son enfant ?

— Mais qui vous a dit de pareilles choses, la Malgaigne ? demanda l'abbé, sévère comme il l'était toujours quand il rencontrait cette tenace exaltation dont il connaissait la réponse.

— Mes Voix ! fit-elle.

— Oui, toujours vos visions ! dit le prêtre avec la commisération pleine de mélancolie qu'il avait pour toutes les démences, ce pauvre fils de folle affligé. — Mais, ma vieille Malgaigne, j'aime mieux croire à ce que j'ai vu qu'à ce que vous entendez, le soir, dans les ramures du Bocquenay. C'est vrai, — ajouta-t-il rêveusement, — que les âmes ne sont pas transparentes, mais j'aime mieux croire à Sombreval qu'à vous !

Et comme importuné et presque impatienté par cette hallucinée, il fit un geste pour passer en l'écartant, quand elle, très grave et très recueillie :

— Mais il ne s'agit plus de Sombreval ! — dit-elle. — Mais lui, Sombreval, est damné ! Calixte est morte ! Néel de Néhou, marié avec elle dans la mort ! Ils sont tous perdus ! Quand en plein jour, en plein midi, je me retourne dans la lande au Rompu et que je cherche le Quesnay à sa place ordinaire dans la vallée, il n'y est plus ! Il a fondu. Je n'en avise pas même une pierre. L'étang même n'a plus figure d'eau. L'herbe y croît comme dans une prairie. Ah ! il ne s'agit plus du Quesnay, ni de Sombreval, ni de sa fille, ni de monsieur Néel, ni de choses, ni de créatures ! Il s'agit de Dieu, monsieur le curé ! Oui, de Dieu, insista-t-elle, s'élevant tout à coup aux yeux du prêtre, comme si elle se fût fait de ce grand mot de Dieu un escabeau, qui, physiquement, la grandissait, — oh ! monsieur le curé, vous le prêtre de Jésus-Christ, vous allez donc laisser profaner et pour combien de fois, le corps et le sang de Notre-Seigneur par celui qui jusqu'ici ne l'avait encore que renié ? Et rien ne vous crie dans le cœur quand vous souffrez qu'une telle profanation s'accomplisse : « Rappelle-toi l'hostie de Salsouëf ! »

Et elle s'arrêta sur ce mot qu'elle lui avait lancé, sûre que c'était une foudre… et que, s'il n'en était pas terrassé, il en emporterait au moins l'éclair ! Elle ne se trompait pas. Un tel mot pour le prêtre avait subitement détruit, effacé l'hallucinée. Pour lui, il n'y avait plus là de visionnaire ; il n'y avait que la chrétienne qui était le fond de cette âme troublée et dont lui, confesseur de cette âme, connaissait la grande foi…

La circonstance que la Malgaigne venait d'évoquer, rappelait à l'abbé Méautis un fait de sa jeunesse accompli avec la simplicité héroïque d'une âme comme la sienne. C'était dans les premières années de son ministère. Une maladie du caractère typhoïde le plus effrayant, sortie de ces fondrières, incessamment crevées et remuées par le pied des bestiaux, dans les marais qui bordent la Douve, — une espèce de peste à laquelle les médecins de la contrée ne surent pas même donner de nom, tomba sur Salsouëf, la plus pauvre et la plus chétive paroisse qui soit accroupie dans la vase de ces marécages, si beaux à l'œil, de loin, dans leur verte étendue ; si mortels, de près, dans leurs miasmes putrides — vaste émeraude, à travers laquelle suinte un poison ! Tout le temps que durèrent les ravages de cette épouvantable maladie, qui traça pendant bien des mois, entre Salsouëf et les autres localités voisines, l'invisible cordon sanitaire de la peur, non-seulement l'abbé Méautis assista les mourants, mais il finit par ensevelir les morts, car dans ce pays, qui aime l'argent pourtant et qui a du courage, on ne trouva bientôt plus, pour de l'argent, des ensevelisseurs. Or, un jour que ce Belzunce obscur d'un pauvre village, qui l'a oublié, venait de donner les derniers sacrements à un de ces malades qui mouraient tous dans ses bras, les uns après les autres, le mourant rejeta tout à coup violemment l'hostie dans un de ces vomissements qui étaient le symptôme le plus incoercible d'une maladie dont tous les caractères rappelaient ceux d'un empoisonnement, et c'est alors que l'abbé Méautis avait ramassé cette hostie souillée et que, sans horreur, il avait communié avec elle… Il aurait pu la brûler, dirent les prêtres dans le temps, mais il n'y pensa même pas. Dans une émotion que la foi et l'amour peuvent faire seuls comprendre, il courut au plus sublime par le plus court et se jeta au martyre du dégoût, plus grand pour certaines organisations que le martyre de la douleur ! On regarda comme un miracle que l'abbé Méautis ne mourût point… Il vécut et n'eut pas, en pensant à une action dans laquelle le surnaturel l'avait emporté sur la nature, les pâleurs et les convulsions qui prenaient mademoiselle de Sombreuil, lorsqu'elle pensait au verre de sang qu'elle avait bu pour sauver son père… Plus prêtre qu'homme, l'abbé Méautis n'avait vu que la profanation physique du voile sous lequel Dieu descend dans ses créatures et se fait un tabernacle de leur chair. Mais la poitrine d'un sacrilège, l'indignité du cœur qui allait abuser du pain des Anges était une profanation bien plus terrible que le vomissement involontaire d'un mourant ! Et la Malgaigne, voulant ce qu'elle voulait de l'abbé Méautis, avait fait une chose puissante de le lui rappeler.

Il n'avait rien dit, mais il n'était point passé : il avait même reculé de quelques pas et il méditait en silence. Il était frappé… S'il y avait une exaltation qu'il condamnait dans la Malgaigne, il y en avait une autre qu'il estimait. Nous avons tous nos tentations, pensait-il souvent, ses visions sont ses tentations, à elle. Chacun porte la peine et garde la mauvaise odeur de son péché, imprégnée dans les plis de son âme, même après que des vertus tardives l'ont purifiée.

Ce sont les hantises acharnées du Démon auquel elle avait donné une part de sa vie, et qui, infatigable, revenait, la tentant toujours, cette femme dont la curiosité et l'orgueil de savoir les choses de l'avenir, avaient été les seuls vices pendant une jeunesse gardée virginale, quand elle avait été le plus loin de Dieu. Pour la mieux tenter, le Démon, qui rôde autour de nous à ses heures, et à qui Dieu permet d'avoir des favoris, comme lui-même a les siens, ne pouvait-il pas investir d'une certaine puissance l'âme qu'il voulait reprendre à Dieu ?

L'abbé déniait cette puissance à la Malgaigne pour qu'elle n'en fût pas enivrée. Il la lui déniait partout, même au confessionnal ; mais son sens théologique était trop acéré et trop profond pour nier absolument, au fond de sa conscience, la réalité de ce qu'il affectait de mépriser. Il avait souvent reconnu dans la grande Malgaigne d'étonnantes intuitions et des prévoyances qui touchaient presque au merveilleux, et tout cela qui lui affluait à l'esprit et à la mémoire jetait alors le pauvre abbé dans l'anxiété et dans l'angoisse.

Il ne voulait pas montrer son trouble, et voilà pourquoi il avait fait d'abord un mouvement pour passer outre ; mais plus que troublé par cette dernière parole, par ce rapprochement évoqué entre l'hostie tombée dans les immondices de la chair qui ne sont que de la matière et ses molécules, après tout, et le nombre des hosties qui allaient, si Sombreval était un imposteur, tomber dans la souillure de l'âme qui est le péché et le mal…, il avait le frisson qui prend tout être pur devant le gouffre du mal et du péché. Ce n'était pas pour Sombreval qu'il souffrait, malgré sa charité infinie, c'était pour Dieu ! Si Dieu, à la hauteur inaccessible qu'il habite, est au-dessus de tout outrage humain, les Anges adorateurs qui l'entourent, les Chérubins, qui l'aiment avec des ardeurs inconnues aux amours de la terre, sentent, eux, l'outrage fait à leur Dieu, et ils en souffrent, dans leurs splendeurs et leurs béatitudes, non pour l'homme qui le fait, cet outrage, mais pour le Très-Haut, quoiqu'il soit le Très-Haut et que l'outrage ne l'atteigne pas ! Le ciel lui-même ne change rien à l'essence des choses. L'essence de l'amour n'est-elle pas de souffrir pour l'objet aimé, plus qu'il ne peut souffrir, et même quand il ne souffre pas ?…

C'est cet amour des Anges et des Chérubins qu'éprouvait l'abbé Méautis, et c'était aussi leur souffrance ! En proie aux incertitudes les plus cruelles, il quitta, toujours silencieux, la Malgaigne, ne rentra pas au presbytère, et les clefs de son église à la main, sans chapeau, n'ayant sur la tête que sa calotte de velours noir, que le temps jaunissait comme une feuille d'automne, il s'en alla du côté de la butte par laquelle on descendait au Quesnay. Les âmes ont un courant. Il allait à Calixte. Il croyait peut-être que Dieu l'y menait.

Mais ce qu'il devait voir au Quesnay n'était pas de nature à calmer ses agitations. Calixte n'avait pas repris connaissance. Elle était toujours sur le lit où on l'avait déposée plutôt que couchée, rigide, mate et blanche, dans sa couverture verte, comme une statue tombée de son socle sur l'herbe moirée d'un gazon… Il y avait cinq jours que les fonctions extérieures de la vie étaient en elle totalement suspendues…

Elle avait eu des crises plus effrayantes peut-être, lorsque, dans des bonds et des grimpements monstrueux qui défiaient la force ou la vigilance de son père, elle avait, cet être habituellement pâle, doux et pliant comme un lis submergé de rosée, montré tout à coup la force d'étreinte du crabe et la souplesse du chat sauvage ; mais elle n'avait pas eu, — du moins au Quesnay, — de crise plus inerte, plus morne et plus longue.

Néel était allé plusieurs fois au bourg de S… chercher le vieux docteur d'Ayre, qu'il avait trouvé, selon son usage, lisant son favori Montaigne, au coin de son feu, entre les feuilles de son petit paravent de laque, et qui avait décroché du mur son manteau bleu flore, à galon d'or sur le collet, contre la fraîcheur des soirées, et enfourché son petit cheval gris avec répugnance, car l'état de Calixte, névrose exceptionnelle et compliquée, déconcertait la science du docteur et embarrassait son scepticisme.

C'était un sceptique, en effet, que le docteur d'Ayre, mais un sceptique aimable. Il était fou de Montaigne, dont il avait fait son bréviaire et qu'il ne lisait pas pour des prunes, — disait le vicomte Éphrem, dont il soignait les gouttes sans les guérir, bien entendu ! Orné d'une vaste littérature médicale, il ressemblait à cet historien de nos jours qui s'est cru, au pouvoir, un grand politique, mais qui l'a cru tout seul. L'étendue de ses connaissances avait donné de l'indécision à son coup d'œil.

Le docteur d'Ayre avait l'avantage sur l'historien en question qu'il ne se croyait pas un grand médecin… Il n'avait (affirmait-il) que de l'expérience, et il disait que c'était tout et qu'une garde-malade intelligente, qui aurait vu autant de malades que lui, l'aurait valu. C'était peut-être vrai. Comme les médecins d'autrefois, il n'était que médecin et se serait cru déshonoré s'il avait touché de ses blanches mains ridées à un instrument de chirurgie. Aussi n'avait-il pas été appelé au Quesnay lors de la chute de Néel.

C'était un homme de taille moyenne et de geste vif, qui ressemblait à un portrait de bonbonnière un peu effacé par le temps. Il avait sur les beaux plans de ses joues blanches de petits réseaux d'un vermillon pâli qui disaient bien que dans sa jeunesse il devait avoir ce beau teint cher à nos grand'mères, et il l'adoucissait encore par la poudre qui tombait en frimas odorants sur le col de son habit et emplissait jusqu'à la patte d'oie qui bridait ses yeux bleus et fins.

Attestant son temps par son costume, il portait la culotte défunte du dix-huitième siècle, à boucles de strass aux jarretières, et des bas de soie chinés, par-dessus lesquels il mettait des bottes à revers, couleur ventre-de-biche ou pistache, selon le temps… ou l'idée ! Il avait gardé, quand il était à pied, la canne à pomme d'or, de tradition depuis Fagon jusqu'à Vicq-d'Azyr, son ami et son compatriote. Enfin il se servait de la boîte d'écaille pleine de pastilles, et il était une des trois queues de la contrée qui apparaissaient hardiment encore à l'horizon, par-dessus les flots envahissants de la titus, alors victorieuse !

On l'avait vu pendant la Révolution sacrifier ses chères ailes de pigeon, par dégoût assez légitime des ciseaux que messieurs les Bonnets Rouges, dans leurs jours de plaisanterie, mettaient au bout de leurs bâtons en guise de piques, et qui leur servaient à touzer les aristocrates (style du temps). « Puisque c'étaient des ailes de pigeon, — disait-il en riant, — elles pouvaient bien s'envoler, surtout quand on plumait tant l'innocence ; » mais sa queue, il y avait tenu !… Ce n'était ni la longue et majestueuse queue militaire du vicomte Éphrem, ni le plantureux catogan de Vigo. C'était une petite queue vipérine très mince, très serrée et très courte et qui, toujours prise entre la tête poudrée du docteur et le collet de son habit, avait l'air de se moquer par-derrière de ce qu'il disait par-devant.

Justement, il était encore là, mais il allait en partir, le docteur, quand l'abbé Méautis entra dans le salon du Quesnay. Il l'y trouva prescrivant des applications de valériane et de musc, et essuyant avec le mouchoir de la jeune fille les grosses larmes qui commençaient de pleuvoir de ses yeux fermés à travers ses cils d'or, et qui s'en allaient ruisselant sur ses joues inanimées, — si lisses qu'elles ne les gardaient pas !

— Est-ce la fin de cette malheureuse crise, monsieur, demanda le curé au docteur, — lequel frotta sa queue contre son collet, en allongeant les lèvres et en faisant un petit peutt ! qui était probablement toute son opinion, dans la circonstance. — Les larmes que répand cette enfant, continua l'abbé, malgré le peutt du sceptique, — sont-elles un bon ou un mauvais signe ? Sont-ce des larmes purement physiques, dues à la détente des nerfs qui vont reprendre leur jeu régulier ? ou bien seraient-ce des larmes d'âme ?… — ajouta-t-il avec sa candeur habituelle.

— Je ne sais pas, — dit le docteur, de sa petite voix mordante — ce que vous appelez des larmes d'âme, monsieur le curé ; mais si vous voulez dire par là que cette belle enfant souffre et a conscience de ce qu'elle souffre, eh bien ! franchement, je ne le sais pas plus que vous. Tout ce que je sais, c'est que cette jeune fille est dans un état auquel la science, avec son bagage actuel, ne comprend absolument rien.

Aujourd'hui, nous voyons des phénomènes, je ne dis pas tout à fait nouveaux — ce serait trop ! — mais fort mal observés autrefois. Il s'agit de les observer mieux. C'est un champ qui peut être immense, mais nous y faisons les premiers pas et nous avons à nous défier de tout et particulièrement de nous, qui sommes nos seuls instruments d'observation à nous-mêmes…, des instruments diablement délicats, — ajouta-t-il après une pause, — diablement faciles à fausser, car ils sont sortis de cette fabrique de la Nature, qui ne se recommande pas positivement par la solidité de ses produits !

Et il salua l'abbé Méautis sans s'interrompre.

Ah ! oui — continua-t-il, — il faut se défier de tout cela ! Si j'étais mon confrère de Valognes, le docteur Marmion, qui ne doute de rien, lui ! qui a connu Mesmer et son baquet et qui admet les influences magnétiques, comme vous, monsieur le curé, vous admettez le bon Dieu, j'aurais, palsambleu ! une réponse toute faite à votre question. Mais n'étant simplement que moi et ne désirant nullement entrer dans la peau de mon confrère Marmion, qui n'est pas plus jeune que la mienne, je vous avouerai très humblement que je n'en ai pas.

Mademoiselle Calixte Sombreval est, depuis sa naissance, à ce qu'il paraît, la proie d'un mal mystérieux et impénétrable. Impénétrable ! ma foi ! on peut risquer le mot. Nous avons bien là quelques symptômes connus, par exemple de la contracture, de la convulsion tonique permanente et une roideur particulière aux muscles soumis à l'action de la volonté, enfin un état approchant du tétanos sans lésion traumatique, du tétanos spontané, et par-dessus le marché peut-être se mêle-t-il à tout cela une influence hystérique, encore obscure et mal caractérisée, mais les symptômes… les tenons-nous tous ?…

Le diagnostic est si incertain qu'on ne peut s'y fier, dans ces perturbations profondes, qui sont peut-être le renversement, de fond en comble, du système nerveux. Voilà tout ce que je sais de présent, monsieur le curé ! C'est le « Je ne sais rien » du philosophe Socrate. Je ne suis qu'un vieux praticien : pas un zeste de plus ! et j'ai toujours aimé à sentir la terre ferme sous mon pied, — fit-il en tapant légèrement sur le point de Hongrie du parquet de sa botte à revers pistache, — mais mon confrère Marmion est plus hardi que votre serviteur. Il a toujours méprisé le plancher des vaches en médecine. C'est un crâne… Moi, j'aimerais mieux un cerveau, hé ! hé ! (et il se mit à rire, toujours médecin, même dans la plaisanterie). S'il était ici, ce diable de Marmion, il vous dirait que l'état dans lequel vous voyez cette jeune fille, et que je crois, moi, très dangereux, est un état, en bien des points, supérieur à l'état normal… ordinaire, car pour certaines organisations, il est peut-être l'état normal.

Il vous dirait que la science, un jour (mais quel jour ?), en tirera un parti superbe et enfin que nous sommes (nous les d'Ayre, mais non les Marmion !) des ânes bâtés et sanglés, qui prenons, révérence parler, notre cul pour nos chausses, — comme dit, sans se gêner, Michel Montaigne — et des facultés pour des maladies.

Oui, monsieur le curé, des facultés ! rien que ça ! excusez du peu ! reprit-il avec plus d'entrain qu'il n'en avait eu jusque-là, en voyant l'étonnement naïf dans lequel il jetait ce simple et doux prêtre. Il avait fini d'essuyer ce blanc visage immobile qui pleurait, comme dans Virgile les marbres pleurent, et il prit son chapeau sur la console. — Tenez ! — fit-il, en montrant Calixte du bout de sa cravache en cuir tressé, qu'il avait couchée sur son chapeau, — tenez ! Monsieur, cette stupeur, cet engourdissement, cette rigidité, cette mort apparente vous paraissent, n'est-il pas vrai, un état terrible et contre nature ?

Au Moyen Âge, il n'y avait que le Diable avec quoi on pût expliquer cela. C'est assez commode, le Diable, hé ! hé ! Eh bien ! si nous tenions ici le docteur Marmion, il vous expliquerait que sous cette torpeur, effrayante pour nous, simples mortels, mademoiselle Calixte vit d'une vie très particulière et très profonde et même qu'elle n'a jamais mieux vécu ! car elle peut être capable de faire, en ce moment, des choses qu'elle ne ferait certes pas si elle était, par exemple, dans le même état de santé que vous et moi, et qu'elle pût manger ce soir une aile de poulet avec nous, et boire un verre de vieux Porto à la santé de monsieur son père, parti, — m'a-t-on conté — pour demander les étrivières à Notre-Seigneur de Coutances qui ne demandera pas mieux que de les lui donner !… Selon Marmion, monsieur le curé, mademoiselle Calixte, que voilà, pourrait être capable, malgré ses yeux fermés, de voir à des distances énormes, de traduire des langues qu'elle n'a jamais apprises, et de lire couramment dans les cœurs !

Et comme à ce dernier mot le curé avait fait un haut-le-corps, le docteur se crut obligé à le prendre par le bouton de sa soutane pour le fixer sous ce qu'il avait à lui dire encore :

— Têtebleu ! oui ! Elle le pourrait, vous dirait Marmion, mais à une condition pourtant, — reprit-il avec un rire clair, — c'est qu'il lui faudrait un peu d'aide ! Toutes ces belles choses que je vous apprends, monsieur le curé, la chère enfant ne pourrait pas les exécuter toute seule et par la seule opération de son esprit ! Non pas ! Il faut que quelqu'un s'ajoute à elle ! Voilà le joli et le sympathique de la chose !

Faites bien attention à ceci, monsieur. Pour que mademoiselle Sombreval, que vous croyez là évanouie, s'élève, par exemple, jusqu'au degré de clairvoyance de la servante de Puységur, qui ne savait pas lire et qui, les yeux fermés, à Paris, déchiffrait un manuscrit grec placé dans un des rayons de la bibliothèque de Berlin, il faut — de rigueur, — qu'elle soit en rapport avec un être doué de ce qu'ils appellent la puissance magnétique, c'est-à-dire d'une très grande force de vie et d'une très grande force de foi. Or, la vie n'est plus mon fort maintenant et la foi ne l'a jamais été.

Je ne suis plus qu'un vieux bonhomme qui a perdu son fluide, et qui ne s'en refait un peu, — de temps en temps, — qu'avec deux doigts de Malaga, quand il est bon. Je ne tenterai pas l'expérience, laquelle demande aussi pour moi, qui aime à rire, trop de sérieux. Et voilà pourquoi nous laisserons tranquille aujourd'hui, si vous le permettez, cette charmante fille qui pleure peut-être comme on transpire, et que nous ne saurons pas, comme dit la romance, le secret de ses pleurs ! »

Et il salua encore l'abbé Méautis avec le respect léger qu'il avait pour la soutane, en sa qualité de médecin, et il accomplit sa sortie du salon entre un plongeon et une glissade, ayant recommandé aux deux nègres de donner à Calixte, si elle sortait de sa stupeur, quelques gouttes de l'essence de la fiole rouge, composée par son père. « Diable de bonne chose ! — avait-il dit, — meilleure que tous nos médicaments ! » Quand il rentra à son logis et qu'il reprit au coin du feu, derrière le paravent, la lecture interrompue de son Montaigne, se douta-t-il, ce soir-là, le docteur d'Ayre, et même se douta-t-il jamais de quelle immense tentation il avait envahi l'âme de ce pauvre prêtre qui l'avait écouté avec une attention si étonnée, — quand il lui avait dit qu'en ce moment peut-être Calixte pourrait lire dans les cœurs ?…

XXII

L'abbé Méautis était resté seul au pied du lit de Calixte. Le noir Pépé avait suivi le docteur d'Ayre pour lui tenir la bride de son cheval pendant qu'il se hissait péniblement en selle… Sa femme Ismène, toujours accroupie auprès du lit, avait repris, le docteur parti, son éternelle pose de cariatide d'ébène, et replacé son front écrasé contre ses robustes bras, entrelacés sur ses genoux. C'était bien être seul que d'être avec cette créature, et l'abbé méditait.

Il pensait aux étranges paroles du docteur en regardant la pâle statue de mausolée qu'il avait sous les yeux ; il pensait qu'il pourrait être vrai que cette cloison, cette impénétrable cloison d'un corps qui ressemblait à un cadavre, cachât une vie plus intense et plus lucide que la vie réelle, et le mot elle pourrait lire dans les cœurs lui retentissait dans la poitrine comme la voix de la délivrance retentit dans le cachot où le condamné s'agitait en croyant mourir. L'abbé Méautis n'avait pas souri des ironies du docteur. Ces deux hommes étaient trop aux antipodes de l'organisation humaine pour que l'un pût influer sur l'autre.

De toutes les impertinences que le sceptique médecin avait sifflées de cet air incomparablement dégagé qui est l'attribut de tous les sceptiques, quand ils sont spirituels, il n'avait retenu que le fait — le fait inouï, — attesté par d'autres médecins, plus sérieux que ce vieux moqueur qui se vantait d'aimer à rire : qu'il y avait une vie sous la vie, quand la première semblait disparaître.

Rappelez-vous que l'abbé Méautis, de nature et d'habitudes contemplatives, tendait vers la mysticité. Là où la science renferme tout sous l'inflexible réseau des lois naturelles, l'ignorant mais intuitif abbé étendait sur tout la bonté de Dieu, bonté infinie et dont l'homme qui a l'orgueilleuse habitude de faire de chaque borne une loi ne peut pas dire de cette bonté : « C'est là qu'elle s'arrête ! » — Eh ! pourquoi donc, — se disait intérieurement cet être de foi qui, sans effort, croyait au transmondain et à l'invisible comme on croit à l'air ambiant et à la lumière, — pourquoi cela ne serait-il pas vrai, ce qu'il vient de dire, cet homme frivole ?… Ne sommes-nous pas libres d'admettre ce qui n'est pas formellement condamné par l'Église ?… Or, en quoi les faits exceptionnels que je viens d'apprendre contredisent-ils la sainte autorité de nos dogmes et sont-ils un danger pour la foi ?… Le regard du théologien, noyé dans cette lumière de la bonté de Dieu, ne trouvait ni objection, ni nuage. Et la tentation devenait de plus en plus forte dans cette âme pure, pour qui elle n'était pas un péché, la tentation de faire parler Calixte et de savoir par elle la vérité sur le fond du cœur de son père !

Mais comment s'y prendre pour cela ?… Il était ignorant d'esprit et de complexion, il était faible, et le docteur avait parlé d'un être doué de facultés nerveuses puissantes qui aidât cette âme enveloppée dans des organes épais, mais pour elle diaphanes, en employant des moyens sur la nature desquels il ne s'était pas expliqué. Quels étaient ces moyens ?… Il résolvait d'aller pédestrement à Valognes, le lendemain, consulter le docteur Marmion, qu'il amènerait au Quesnay, et qui apaiserait sa soif de connaître, égale au moins à son anxiété de savoir.

Ce qu'il éprouvait était indiciblement douloureux, mais contre l'agitation à laquelle il était en proie, et ce double tourbillon de la curiosité et de l'inquiétude dans lequel il tournait, il chercha le refuge qu'il trouvait toujours dans la prière. Une heure passa, — et Néel de Néhou le surprit à genoux, près du lit de Calixte, demandant secours à Dieu pour celle qui s'étendait là, roide, exsangue, et contractée dans cette immobilité désespérante, qui ne finissait pas !

L'abbé ne savait pas que la Malgaigne avait dit à Néel les mêmes choses qu'à lui sur Sombreval, et pour cette raison il se tut sur ce qu'il venait d'apprendre du docteur. Pourquoi aurait-il dit de telles incompréhensibilités à un jeune homme qui, sans doute, n'y aurait pas cru, et qui, dans tous les cas, n'aurait pu lui donner les renseignements dont il était avide et qu'il était résolu d'avoir à tout prix ?…

Mais il se trompait sur le compte de Néel, l'abbé Méautis. Néel avait l'expérience des crises de Calixte et s'il avait confié à l'abbé ce qu'il en avait vu et ce qu'il avait entendu dire à Sombreval, il n'aurait qu'avivé davantage les curiosités de ce prêtre dont la tête était conformée pour recevoir toute espèce de merveilleux — comme les yeux longuement fendus des femmes de l'Orient sont faits pour recevoir et retenir plus de lumière que les nôtres…

Les larmes qui venaient de tomber des paupières closes de la malade et qui avaient, par une force secrète, traversé ses cils strictement fermés, ces larmes que Néel connaissait bien et qu'il avait tant de fois désiré boire, marquaient dans la crise de Calixte une transition ou plutôt une transformation dont l'abbé Méautis allait être témoin et qui devait précipiter ses convictions du côté des idées que le docteur avait fait luire aux yeux de cet esprit que la flamme de tout surnaturel attirait.

Semblable à une eau glacée qui reprend sa souplesse coulante, la rigidité de la cataleptique se fondit. Ses nerfs qui menaçaient de se rompre se détendirent comme les cordes d'une harpe transportée dans une atmosphère d'une pénétrante moiteur. Tout à coup elle se souleva sur son séant et se mit droite… L'abbé pressa le bras de Néel, croyant qu'elle rentrait dans la vie !! Mais un signe de Néel l'avertit d'être attentif et silencieux.

Il était environ huit heures du soir. Les deux fenêtres du salon avaient été ouvertes tout le jour, et l'air tiède de cette longue soirée apportait par bouffées l'air des lavandes du jardin aux narines frémissantes de cette tête de marbre blanc qui perdait de son marbre et qui recommençait à redevenir de la chair, à ces souffles ! C'était un de ces soirs comme il en faut aux convalescents pour se réaccoutumer à la vie ! une de ces vesprées d'une beauté si chaudement splendide que l'âme la plus détachée de la terre n'aurait pas voulu cependant, ce soir-là, mourir ! Les oseraies des bords de l'étang, mordoré par le soleil couchant, portaient à l'extrémité de leurs branchages les derniers rayons rouges de ce soleil lassé, coupé à moitié de son orbe par l'horizon de la lande au Rompu, derrière laquelle il allait tomber.

Les hirondelles, ces bleues hanteuses des toits, avant de se tapir aux rebords de celui du Quesnay et aux angles de ses hautes cheminées, traçaient leurs dernières courbes sur le fil de l'eau frissonnante de l'étang et passaient à tire-d'aile dans le cadre des fenêtres ouvertes, en faisant entendre ce cri guttural et grinçant qui semble scier l'air qu'il traverse. Calixte, assise sur son lit, avec les yeux tournés vers la fenêtre ouverte et ses pupilles démesurément dilatées recevaient en plein ce jour rose du soir, sans en avoir plus la sensation qu'un émail. C'étaient les yeux ouverts et dormants des somnambules, — des yeux sans rayon visuel et vides de pensée, comme les yeux blancs d'un buste.

— Ce n'est pas la vie encore, mais une de ses formes ; c'est le sommeil, dit Néel.

Et comme il vit passer un vague sourire sur la bouche aimée entr'ouverte, à laquelle le sentiment revenait avant la couleur :

— Et voici le rêve ! — ajouta-t-il.

En effet, Calixte, que la superstitieuse négresse n'avait pas osé toucher et qu'elle n'avait pas déshabillée depuis que son mal l'avait saisie, fit tomber ses pieds nus du lit avec la grâce d'une chasteté inquiète. Puis, quand ils furent appuyés sur le sol, elle les regarda de ces yeux sans regard qui ne voyaient que les choses de son rêve.

— Les voilà comme je les aime ! — dit-elle. Ce sont mes vrais pieds, mes pieds de carmélite. Je n'aurai plus à les cacher sous ma robe maintenant, puisqu'il ne les voit pas… puisqu'il est revenu à Dieu.

Elle s'arrêta. Son sommeil disait un secret qu'ils savaient tous deux, ce confesseur et cet autre qu'elle appelait son frère et qu'elle faisait mourir tous les jours de ne pas lui donner un autre nom ! Néel se doutait bien que l'Abbé n'ignorait pas qu'elle fût carmélite, et l'abbé Méautis, dans les mains de qui elle avait mis son âme, savait bien qu'elle l'avait dit à Néel. Seulement tous les deux ignoraient ce que leur révélait ce rêve, c'est qu'elle eût marché, qui sait ?… peut-être bien des fois dans la maison ou au dehors, pieds nus, selon la règle de son Ordre, cette Carmélite cachée, appuyant sans doute sur le talon de ses pauvres pieds nus pour que son père la crût chaussée.

L'abbé fut touché autant que Néel. — Ah ! dit-il, Dieu un jour y mettra ses stigmates !

— Pauvre père ! pauvre père ! — reprit-elle, en se levant debout. Et elle s'avança dans l'appartement, la tête basse. — Oh ! comme son cœur souffrait quand il m'a quittée ! Et moi donc !… Ah ! moi, si je lui avais montré le mien, il ne serait pas parti. Il a fallu le cacher comme mes pieds… Il faut tout cacher dans la vie, ajouta-t-elle avec une profondeur exaltée, qui envoya une folie d'espérance au cœur de Néel.

— Mais celui qui voit tout l'a vu, lui, et il a soufflé sur mes larmes !

— … Voilà qu'il est huit heures ? fit-elle, comme si le timbre vibrant de la pendule, qui sonna, eût passé à travers sa stupeur et eût été perçu par elle. Pauvre père ! que fait-il maintenant ? Nul ange du ciel ne viendra me le dire ce soir. Il faut être si sainte pour que les Anges viennent à vous ! Prie-t-il pour moi ? C'est l'heure où l'on prie. Voilà l'Angelus qui sonne à Monroc. Quand on n'est plus ensemble, on se rejoint dans la prière. J'irai vers vous par là, mon père. Ne souffrez plus, ne souffre plus ! ajouta-t-elle avec une inexprimable tendresse : je viens à toi ! je viens ! je viens !

Et d'un mouvement, rapide comme l'idée, elle traversa le salon et mit violemment la main sur la clef de son appartement :

— Elle va à son crucifix, — dit Néel qui avait prié au pied de ce crucifix avec elle ; et par la porte restée ouverte ils la virent s'agenouiller devant la sainte Image. Ils ne la voyaient que de dos, il est vrai, car le grand Christ blanc était en face d'eux dans son panneau sombre. Elle courba devant lui sa tête blonde cerclée du rouge bandeau que l'amour filial y avait mis et que l'Humilité y gardait, puis la rejetant en arrière pour voir Celui qu'elle allait prier pour son père :

— Oh ! — dit-elle avec une horreur qui rendit sa douce voix presque rauque — il y a du sang sur le crucifix !…

Et d'une main nerveuse et saccadée, elle tira sur la tringle le rideau d'à côté, pour faire tomber plus de jour sur la placide image, qui étincela, dans sa pureté lisse, à cette lumière pleuvant sur elle :

— Seigneur Dieu ! — fit-elle, — c'est bien du sang ! — du sang liquide ! — du vrai sang qui sort de vos plaies, ô mon Sauveur ! Oh ! la chose terrible ! Cela ne s'était pas vu depuis bien longtemps ; cela va donc se revoir, des crucifix qui saignent ! Autrefois… dans les temps anciens… quand ils saignaient, on disait toujours que c'était contre quelque grand coupable qui se cachait… et que le sang irrité du Seigneur jaillissait contre lui pour dénoncer aux hommes sa présence… Mais qui est le coupable ici, ô Dieu que j'aime ! pour que votre sang jaillisse avec cette force contre moi ?…

Et elle reculait… Elle reculait devant ce sang qu'elle croyait voir, la tête toujours rejetée en arrière davantage, la bouche entr'ouverte dans la dure tension de l'extase, les pouces retournés, presque épileptique de terreur ! Néel, déchiré par cette voix qui n'était plus celle de Calixte, et qui pourtant sortait de Calixte, fit un mouvement pour l'éveiller de ce sommeil plein d'épouvante pour elle et d'épouvantement pour lui… Il avait peur que devant cette formidable vision dont elle était la victime elle ne tombât à la renverse et ne brisât sa tête aimée !

Mais l'abbé Méautis, monté à un diapason de force surhumaine par l'émotion et par ce qu'il entrevoyait au fond de ce poignant spectacle, prit le bras de Néel et lui dit avec une autorité irrésistible : « Arrêtez, monsieur ! Une seconde encore ! »

Elle venait lentement à eux, sans se retourner, toujours reculant, mais fascinée par la vision terrible. — Oh ! il va m'atteindre, tout ce sang ! — disait-elle, convulsée. — Et elle relevait avec l'égarement de l'effroi sa longue robe traînante, comme si ce sang persécuteur, filtrant à travers la rainure des parquets, faisait déjà mare autour d'elle. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! reprenait-elle, palpitante d'angoisse, de quoi donc suis-je coupable pour que votre sang furieux me repousse de votre croix, comme si chaque goutte était une main ?…

Néel haletait dans les bras de l'abbé, sous les morsures de cette voix faussée… contrefaite…

— Ah ! le coupable, ce n'est pas elle ! murmurait sourdement le prêtre.

Et sans doute pour ne pas voir plus longtemps ce sang acharné qui grossissait à ses yeux pâmés, comme une trombe, elle plongea sa tête dans ses deux mains, mais elle l'en retira, avec un cri, bien plus aigu que le premier, — un de ces cris, comme elle en poussait quelquefois, qui traversaient l'épaisseur des murs et allaient glacer la moelle de ceux qui passaient sur la route, dans le voisinage du Quesnay !

— Oh ! tu saignes donc aussi, toi ! Ils saignent donc tous ! — fit-elle, comme si elle eût senti ruisseler dans ses mains la croix de son front, à travers son bandeau. Et elle les regardait, hagarde, ses deux mains dont elle écartait les doigts avec un geste sinistre… Et son impression devint si forte qu'elle tomba enfin de sa hauteur.

Mais Néel, en la recevant dans ses bras, l'éveilla. Ses yeux perdirent leur grandeur vide et leur fixité éblouissante… Ils ne s'ouvrirent pas, puisqu'ils étaient ouverts, mais ils s'emplirent de tous les afflux de la vie. Sa joue glacée tiédit… La pudeur y alluma sa rose, quand elle s'aperçut ainsi, dans les bras de Néel, qui, lui ! eut l'amour de les détacher d'autour d'elle lorsqu'elle fut un peu raffermie… Ah ! c'est vraiment aimer que de ne pas serrer dans ses bras la femme qu'on adore quand elle y tombe, et qu'on peut l'y étreindre ! et que le cœur s'en meurt de désir !!!

Elle le regarda, — reprit la vie où elle l'avait laissée. — Les lèvres du coupable portaient encore les signes de sa violence… Il comprit le céleste regard qu'elle eut pour ses lèvres à peine cicatrisées…

— Oui, pardonnez-moi, — lui dit-il, — j'ai assez souffert depuis cinq jours que je tremble de vous avoir tuée…

— On ne peut plus me tuer, — dit-elle en souriant et regardant l'abbé Méautis, auquel elle envoya des yeux la salutation des âmes qui se comprennent. N'est-ce pas, monsieur le curé, — lui dit-elle de sa voix d'argent, de cette voix qui lui était revenue avec la perception, avec le regard, avec tout son être, — que jusqu'au jour où je dois voir mon père avec vous à l'autel, chantant sa première messe dans l'église de Néhou, il m'est impossible de mourir ?…

L'abbé, absorbé dans le souvenir de la scène dont il venait d'être le témoin, ne lui répondit qu'en inclinant la tête. Lui ne souriait pas. Il était debout, les bras croisés. Il la regardait. Il concentrait toute une masse d'attention sur elle. Elle s'était assise sur le même canapé où elle avait fait asseoir Néel le soir qu'il avait mordu, de fureur, dans son verre, et causé la crise d'où elle sortait.

— Vous ne vous rappelez donc pas, mademoiselle, — dit l'abbé gravement, — ce que vous avez enduré dans cette crise, pendant laquelle nous avons cru, nous, que vous aviez tant souffert ?…

Elle ne se rappelait absolument rien. Seulement elle était horriblement fatiguée, brisée aux jointures, comme toujours lorsqu'elle avait subi l'action de ce mal qui n'était pas un mal pour elle, mais pour les autres qu'il inquiétait et effrayait, — et avant tous, pour son père ! L'abbé Méautis remerciait intérieurement Dieu d'avoir permis que ce mal, qui était pour lui un avertissement et une lueur, ne fût pas pour elle un supplice.

Il songea aux profondes tortures de cette âme, s'il était resté en elle le moindre souvenir de la vision qu'elle venait d'avoir… Accoutumé à trouver la main de Dieu partout, il était épouvanté de l'avoir trouvée si terrible…

— J'ai donc été bien effrayante, Néel, — fit Calixte avec la gaieté d'une âme investie d'un calme divin, — puisque monsieur le curé et vous n'osez me dire ce que j'ai été durant cette crise ?…

Néel se taisait. Il était aussi accablé de ce qu'il avait vu. Il ne doutait pas, lui ! Il avait reçu le foudroyant aveu de Sombreval sur le chemin de la Sangsurière, — ce secret du père qu'il était obligé de garder… comme il avait gardé le secret de la fille. Il savait, lui, contre qui les croix avaient saigné !… Agité, malheureux, terrifié, il ne regardait plus Calixte ! Il regardait en lui, mais c'est elle qu'il voyait encore ! Heureusement, la nuit venait et allait cacher à la pénétrante jeune fille l'angoisse de sa physionomie. Les ombres commençaient d'entrer par les fenêtres restées ouvertes. Les tentures du salon, orangées un instant par le crépuscule, brunissaient… et bientôt elles disparurent, comme les lignes d'un dessin, sous le noir étendu de l'estompe. Ce soir-là, il n'y avait ni lune ni étoiles… Les visages seuls marquaient, de points blancs et vagues, les places du salon où ils se tenaient, mais où ils ne se voyaient plus…

Calixte en interrogeant Néel n'eût pas plus discerné sa physionomie que celle du prêtre, toujours immobile et debout contre le buffet d'ébène. Maladroits et vrais, ces deux hommes n'avaient pas la force de s'arracher à ce silence imprudent qui pesait sur leurs bouches et sur leurs cœurs et que Calixte aurait pu interpréter d'une manière blessante pour elle, si elle avait insisté…

Mais elle n'insista pas. Elle ne revint point à la question laissée par Néel sans réponse. L'adorable Sacrifiée, qu'elle était toujours, respecta ce silence qu'une autre femme aurait rompu. Elle ne pensa pas que sa maladie avait donc quelque chose de bien horrible ou de bien honteux, pour que Néel et l'abbé, — Néel surtout ! — les seuls amis qu'elle et son père eussent sur la terre — n'osassent pas lui parler de son mal et eussent l'air si accablé, quand elle revenait à la vie. Elle ne le pensa pas… ou si elle le pensa, elle accepta cette pensée comme elle acceptait tout, cet Ange de l'Acceptation volontaire ! Mais la soirée qui aurait dû, pour tous les trois, être si douce après les cinq jours affreux qu'ils venaient de passer, fut, au contraire, pour elle comme pour eux, de la plus morne mélancolie.

XXIII

Et l'impression de cette soirée, Néel et le curé ne la laissèrent pas avec Calixte dans le château solitaire. Ils l'emportèrent l'un à son presbytère, l'autre à la tourelle de Néhou ; mais celui des deux qui devait la garder le plus longtemps, celui pour lequel elle allait devenir féconde, ce n'était pas Néel, ce fut le curé. Néel était si jeune et il aimait tant !

Le lendemain, quand il vit Calixte plus belle que jamais et plus touchante, avec ses yeux meurtris de la crise de la veille, mais rayonnants de joie à la lumière chaude du matin, parce qu'elle avait reçu une lettre de son père, il oublia tout. Il ne vit plus qu'elle et son bonheur, quand elle vint à lui, presque resplendissante, dans la grande allée du jardin où elle lisait cette lettre, et qu'elle la lui tendit toute grande ouverte, comme si elle avait voulu partager avec lui le meilleur de sa vie ! Il s'abîma, avec le souvenir de la veille et ses effrois de l'avenir, dans la sensation de Calixte heureuse, — comme on perd et comme on oublie les affres d'un cauchemar horrible dans la sensation d'un jour plein de soleil et les perceptions rassurantes de la réalité !

La lettre de Sombreval, datée du séminaire de Coutances, avait un accent d'ardeur religieuse qui fit passer comme un frisson à la racine des cheveux de Néel, car il savait que cette ardeur et cette profondeur d'accent n'étaient qu'un mensonge. Le converti semblait dominer le père dans la lettre de Sombreval. Ah ! que cet homme avait dû étreindre furieusement son cœur pour l'écrire, — pour s'y montrer, héroïque menteur, plus préoccupé du Dieu auquel il ne croyait pas, que de sa fille, — de sa fille qu'il adorait !

Mais ce mensonge était si grand aux yeux de Néel, mais Calixte, sa bien-aimée Calixte, en était si heureuse, que Néel dit enfin le mot brutal par lequel tous ceux qui se risquent finissent leurs luttes avec eux-mêmes : « Ma foi, tant pis ! » et qu'il accepta, dans l'égoïsme de la voir heureuse (même à ce prix !) l'imposture de Sombreval et tous les sacrilèges qui allaient s'ensuivre. Sombreval mandait dans sa lettre que l'autorité religieuse s'était montrée pour lui pleine de généreuse miséricorde et qu'il avait l'espoir de rentrer bientôt dans le saint Ministère. Cette espérance ravissait Calixte et donnait à sa beauté d'élue comme une réverbération des portes du Ciel.

Mais l'abbé Méautis, qui aimait, non pas, lui, une créature humaine, comme Néel, mais qui aimait Dieu, le Dieu que Sombreval allait outrager plus cruellement que jamais, ne perdit point, comme Néel, dans la contemplation du bonheur de Calixte, le souvenir des choses de la veille. Au contraire : ce souvenir s'enfonça un peu plus dans son âme, comme une brûlure s'enfonce dans les chairs… Peu d'esprits, si ce n'est ceux-là qui comprennent tout, comprendront bien ce caractère de l'abbé Méautis.

On ne comprend guère que les sentiments dont on est capable, et l'amour de Dieu est certainement le plus rare, parce qu'il est le plus élevé de tous les amours. Or, pour ce prêtre, ce prêtre toujours poète, quoiqu'il eût renoncé à ce que le monde appelle la poésie, comme si la poésie ne chantait pas en nous et dans nos silences les mieux gardés, jusqu'à la dernière palpitation de nos cœurs ! pour ce prêtre et pour ce mystique, il n'y avait en cause que Dieu dans le drame dont Calixte, Sombreval et Néel étaient les personnages.

Assurément il aimait d'une ferveur de charité divine sa fille spirituelle, cette martyre virginale pour laquelle il voyait dans le bleu du Paradis les Anges occupés à tresser des couronnes, immortellement vertes. Assurément il avait aussi pour Sombreval la pitié ardente, et qui voudrait tant être efficace, du prêtre de Celui qui a dit qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur repentant que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, mais ce n'étaient ni Calixte ni Sombreval qui étaient en premier dans son âme !

La Malgaigne, l'étrange Inspirée, avait mis le bout de son doigt sur la fibre sensible, sur cette note fondamentale de la conscience du prêtre, quand elle avait parlé de l'honneur de Dieu ! Néel, pour voir le bonheur de Calixte, pour en suivre seulement le reflet sur le front de la pauvre crucifiée de naissance et dont la vie avait été une autre croix, Néel sacrifiait Sombreval. Il l'eût laissé accomplir tous les crimes. Il le laissait se damner, à cœur joie, et qui sait ?… peut-être se fût-il damné lui-même pour la faire heureuse ; mais l'abbé Méautis voyait la gloire de Dieu, comme Néel le bonheur de Calixte.

Sans cette idée de la gloire de Dieu, le rôle cruel que l'abbé Méautis, cette âme de jeune fille pour la pitié et cette âme de Saint pour l'amour, finit par jouer dans cette histoire, serait vraiment inexplicable. Mais aux yeux d'une âme qui avait une telle puissance d'adoration et de foi, demandez-vous ce que devait être la profanation du corps et du sang de Jésus-Christ par un hypocrite qui mépriserait intérieurement la singerie de ses mains et de ses paroles et n'en viendrait pas moins tous les matins jouer son infâme comédie sur l'autel ?…

Certes, quand l'abbé Méautis avait lu dans l'histoire les plus célèbres et les plus abominables profanations, il avait été pénétré d'horreur vraie : mais qu'était-ce que le cheval du Barbare, mangeant son avoine sur l'autel de saint Pierre ? Qu'étaient les calices servant de verre aux soldats dans d'épouvantables orgies, et même les pains eucharistiques traînés dans la fange, en comparaison de cette hostie descendant, tous les jours, à point nommé, dans la poitrine d'un athée, devenu d'apostat un Tartuffe tranquille et monstrueux ?

L'outrage le plus sanglant fait à un père et qui recommencerait chaque jour ne donnerait pas une idée suffisante de cette volontaire et permanente injure faite à Dieu, le Père des pères. Eh bien ! cet inexprimable outrage, dont l'abbé Méautis avait repoussé la pensée quand la Malgaigne, cette créature aux avertissements mystérieux, la lui avait suggérée, il y croyait maintenant. Il y croyait ! Il n'avait plus besoin du docteur Marmion ni de personne pour faire lire Calixte dans l'âme de son père. Il y avait lu à la clarté de la formidable vision qu'elle lui avait pour ainsi dire répercutée. Imagination qui corporisait tout parce qu'il était poète et mystique, il n'aurait pas cru davantage à la croix saignante, quand il l'aurait vue, de ses yeux, saigner !

Il ne pouvait donc pas oublier, comme Néel, le rêve de Calixte en la voyant rentrer dans la vie, le bonheur, l'illusion sur son père. En la regardant, il ne pouvait pas s'enivrer. Seulement, tendre comme il était et s'expliquant tout par la bonté de Dieu, il disait que, si Calixte n'avait pas gardé la mémoire de la vision dont elle avait eu la conscience et le cabrement, sous ses yeux, c'est que Dieu voulait épargner la sainte enfant et lui donner à lui, son prêtre, l'occasion d'accomplir le devoir de la charité envers elle. « C'est à moi, se disait-il, d'empêcher le crime, à force de paternité, de ce père ; et pour cela, il n'est qu'un moyen, c'est de faire pénétrer tout doucement la fatale lumière dans les yeux de la fille aveugle, — puis, ses yeux dessillés, de la jeter entre son père et Dieu ! »

Seulement, comme elle pouvait mourir d'un coup à la première goutte de lumière, si prudemment qu'elle lui fût versée, il se mit à prier le divin Oculiste, qui opérait les aveugles pendant son passage sur la terre, de l'assister en ce besoin terrible, et le pria comme il savait prier. Croyant à la force absolue de la prière qui peut violer la toute-puissance divine, il se dévoua mentalement à cette œuvre d'avertissement et de salut…

Œuvre inouïe de difficulté, de précaution, de lenteur, de tendresse toujours alarmée, de tact à chaque instant épouvanté ! Pauvre grand cœur, pris entre ces deux pierres coupantes, — la collision de deux devoirs, — il crut pouvoir préserver la créature et empêcher l'outrage au Créateur ; concilier la charité qui épargne la souffrance et sauve la vie et le respect adorateur, qui ne saurait souffrir que Dieu soit si horriblement offensé ! C'était entreprendre là, — et il fallait l'entreprendre ! — une tâche ingrate, douloureuse, impossible, dans laquelle il serait obligé de s'interrompre et de se reprendre bien des fois, comme le chirurgien qui verrait le péril et qui resterait, son scalpel en l'air, n'osant l'abattre où il faut qu'il coupe sans pitié !…

Hélas ! en lisant les lettres de Sombreval qui venaient chaque jour donner à Calixte des joies nouvelles et à son sentiment pour son père des exaltations inconnues, l'abbé Méautis put mesurer de quelle hauteur il allait précipiter la jeune fille au premier mot qu'elle comprendrait, et il fallait que ce mot fût cruellement clair pour qu'elle pût le comprendre, dans l'immense illusion que son père, à chaque instant, grandissait en elle. Pour cette fille d'affliction, c'était le premier bonheur qui tombait sur son cœur consolé, la première respiration du soulagement, sous l'oppression de toute sa vie.

Ce bonheur tardif, créé par Sombreval, au prix de son âme, bonheur élevé par lui dans l'âme de son enfant comme un palais enchanté, comme un château de cartes magiques dont chacune était un mensonge et qu'il fallait, d'un seul mot, renverser, effrayait le prêtre compatissant, qui trouvait peut-être que Dieu devait bien ici-bas un peu de bonheur à Calixte pour tout ce qu'elle avait souffert.

Quand elle le lui révélait et le lui livrait, ce bonheur, avec cette confiance qui désarme parfois l'assassin, il ne se sentait pas le courage d'être la faux qui couperait, dans le cœur de cette habituée de l'infortune, la pauvre fleur poussée d'hier ! Il connut alors, l'abbé Méautis, les difficultés de son entreprise. Elles se traduisirent pour lui en transes et en angoisses. Ses hésitations, qui d'abord avaient été des douleurs, devinrent des remords. Le temps passa. Les jours s'accumulèrent, et Dieu cependant n'exauçait pas son prêtre. Il ne lui accordait pas le don du miracle qui ouvre les yeux à l'aveugle, sans qu'il meure de ce foudroyant Ephéta, et ce fut pour cet homme, qui comptait presque sur Dieu, un malheur affreux qu'il souffrit du reste, comme il souffrait tout, sans se révolter. Le prit-il pour un abandon ?… Ce fils désolé d'une mère folle, si malheureux déjà comme fils, devait souffrir aussi comme père, car, il l'avait dit à Sombreval : il était le père de Calixte par la grâce et par la vertu d'un sacrement, plus fort dans une âme comme la sienne que quelque sentiment humain que ce fût ! Le Dieu qui (dit-on) mesure le vent aux agneaux tondus envoie parfois aux écorchés la bise cruelle. Selon la mélancolique expression populaire, l'abbé Méautis en eut bientôt plus qu'il n'en pouvait porter. Sa santé s'altéra en ses luttes entre sa conscience et son cœur. Il maigrit, et changea comme s'il eût porté en lui le principe d'une maladie. L'ivoire de son teint, doucement ambré, passa au ton mat de la cire du cierge des morts. Ses yeux d'un bleu si pur se fanèrent. Ses cheveux d'Éliacin blanchirent sur les tempes, ces cheveux blonds qui, d'ordinaire, blanchissent si tard, et que l'âge ne ternit qu'en les brunissant ! Cet homme d'osier, pour la souplesse et la gracilité, allait-il se casser, séché par une flamme intérieure ? Quand il s'agissait de ses devoirs de prêtre, il était, malgré ce marasme dont ses traits fatigués portaient l'empreinte et qui affligeaient des yeux amis, aussi dispos, aussi allègre, aussi prompt et prêt à bien faire… Mais il n'avait plus cette sérénité qui touchait tant, quand on le voyait et qu'on pensait à ce qu'en rentrant chez lui le malheureux allait retrouver ! Le dimanche, la grand'messe lui donnait des forces. Le sentiment de l'auguste et immense fonction qu'il remplissait à l'autel lui redressait le front et illuminait son visage, mais les bonnes femmes qui venaient à l'église de Néhou, sur semaine, dans la longueur des après-midi, faire leur visite au Saint-Sacrement solitaire, l'y trouvaient, non plus comme autrefois, allant et venant, en surplis, d'un pied leste, dans cette fraîche et sonore maison du bon Dieu, aux portes éternellement ouvertes, et où les bruits vulgaires du dehors semblent se sanctifier par la manière dont ils expirent. Elles l'y voyaient morne, abattu, ne s'occupant plus des vases de fleurs de ses chapelles ; et quand il méditait dans la stalle, derrière son pupitre à l'entrée du chœur, sa méditation semblait plus noire qu'aucune qu'il eût jamais faite à cette place…

C'est qu'en effet, depuis qu'il était curé, jamais, non plus, charge d'âme ne lui avait paru si lourde à porter que celle qu'il se sentait sur la conscience, — cette charge de l'âme d'un aussi grand pécheur que Sombreval par-dessus laquelle Dieu avait encore mis, pour qu'elle pesât davantage, le poids de la vie d'une fille innocente ! Perdu dans des projets auxquels il renonçait au moment de les effectuer, et qui le laissaient impuissant devant ce bonheur fondé sur le mensonge et le sacrilège, et dont il n'avait pourtant pas le courage d'être le bourreau, il finit par avoir la pensée d'aller à Coutances se jeter aux pieds de Sombreval pour le détourner du dessein sataniquement magnanime que cet homme profond avait osé concevoir par amour pur de son enfant et qu'il était en train d'exécuter avec l'obstination d'un Lucifer ! Projet tout aussi vain que tous les autres !

Dans ces temps-là, les communications étaient difficiles. Coutances était trop loin par les grandes routes qui tournent comme de vastes spirales avant d'atteindre le point de leur destination, et la traverse, en ligne droite, était défoncée, fangeuse, et pour les pieds d'un homme et d'un cheval, pleine de trahisons. On y coulait, et, si on n'y périssait pas, on s'y attardait. Pour aller de Néhou à Coutances et pour en revenir, il fallait plusieurs jours. Or, pendant ces jours-là, qui remplacerait l'abbé Méautis à Néhou ? Les prêtres n'étaient pas nombreux à cette époque. Il n'avait pas de vicaire. Qui pendant son absence veillerait sur la paroisse, ferait le catéchisme aux enfants des écoles, assisterait les malades, donnerait le viatique aux mourants ? Prêtre enchaîné à son autel, c'était la première fois qu'il avait à se plaindre du peu de longueur de sa chaîne ! Aussi, dans l'impossibilité d'aller vers Sombreval, il lui écrivit.

Il lui écrivit des lettres d'autant plus éloquentes qu'il savait amèrement qu'elles n'avaient rien de ce qui fait la vraie éloquence, la voix, le geste, l'émotion, les larmes, l'âme, enfin, passant, de furie, à travers cet obstacle qu'on appelle le corps, comme le feu à travers un mur. Sombreval répondit très exactement à ces lettres, et l'abbé Méautis vit tourner la terre autour de lui en pensant que ces réponses de Sombreval, dans lesquelles il attestait Dieu de la sincérité de sa foi, n'étaient que des impostures de plus, ajoutées à cette pyramide d'impostures sous laquelle il s'engloutissait…

Alors, l'abbé Méautis ne supplia plus. Il accusa. Il s'était traîné aux genoux de Sombreval autant qu'on pouvait s'y traîner dans des lettres. Il se releva. Il devint terrible à la manière de Joad, lui, le doux prêtre. Il se mit à raconter à Sombreval toute la vision de Calixte, qui pour lui faisait certitude ; et il crut l'avoir terrassé ! Mais Sombreval ne se démentit pas. Il répondit avec l'humilité d'un pénitent qu'il avait bien mérité qu'on le crût un hypocrite et qu'on pensât de lui tout ce qu'il y aurait de plus horrible et de plus honteux. Il dit enfin qu'on avait le droit d'expliquer contre lui-même l'inexplicable…

Ah ! l'abbé Méautis crut alors à la Malgaigne et à ses prophéties ! C'était bien là l'impénitence finale, l'obduration d'un front damné. Contre cet endurcissement tout devait se briser. Il n'y avait pas de ressource. Nul moyen d'empêcher la consommation du crime tramé contre Dieu, si ce n'est de dire à Calixte la vérité qui devait la tuer après l'horrible torture d'un moment, ou la faire vivre quelque temps dans d'insupportables tortures pour l'achever, immanquablement, plus tard…

Or, devant cette nécessité, l'abbé Méautis recommença d'hésiter et d'attendre. Ce fut long, haletant, caché, ce combat pour se tuer le cœur ! On se l'arrache, mais il est des poitrines où je crois qu'il repousse ! Ce fut long comme la lutte de l'Ange et de Jacob. L'Ange devait vaincre, mais l'Homme était presque égal en force avec l'Ange, dans cette âme de prêtre, où l'humanité débordait !

Dieu, du reste, sous les yeux de qui eut lieu ce combat acharné et mystérieux, Dieu seul le vit distinctement ; mais Néel et Calixte le soupçonnèrent… Néel, qui avait assisté à la vision de Calixte, laquelle pour l'abbé avait été une révélation, et qui savait, — à n'en pouvoir douter, — combien cette révélation était vraie, entrevoyait l'état de l'âme du malheureux prêtre, et il s'en inquiétait d'autant plus que Calixte, tout exaltée qu'elle fût dans la joie que lui donnait son père, avait cependant remarqué le changement de l'abbé Méautis dans ses relations avec elle.

L'abbé, comme on le comprend bien, ne parlait jamais à Calixte de ce qui causait sa joie présente, à elle, et inondait sa vie et ses joues de pleurs aussi suaves que ceux qu'elle avait jusque-là versés étaient amers. Il ne lui tintait jamais un mot de son père ; et quand elle, sous l'impression des lettres qu'elle en recevait si souvent, lui parlait de cette grande foi revenue, de ce magnifique repentir, qui fait plus que de laver l'âme qui a péché, mais qui la glorifie, l'abbé restait dans un silence qu'elle ne pouvait croire incrédule, et qui était encore plus embarrassé que sévère.

Ailleurs qu'au Quesnay, l'abbé Méautis ne parlait jamais non plus de Sombreval, dont le nom était dans toutes les bouches, de ce Sombreval qui allait redevenir l'abbé Sombreval ! et que les prêtres des autres paroisses citaient dans leurs chaires comme un exemple de conversion inespérée et de repentance.

Depuis qu'il avait annoncé du haut de la sienne la grande nouvelle du départ pour Coutances du prêtre marié, devenu le maître au Quesnay, il n'avait plus dit une parole d'un événement sur lequel ses confrères ne tarissaient pas ; et Calixte, affligée de cette circonstance, mais humble pour elle et pour son père, ne lui demandait pas pourquoi… « N'avons-nous pas tout mérité ?… » disait-elle, s'associant, cette fille de lumière, au crime de son père, sentant bien qu'au fond du sang, que Dieu seul purifie, le crime du père passe toujours !

Ce silence incompréhensible de l'abbé Méautis était la feuille de houx dans les roses du bonheur de Calixte. Elle en sentait les pointes acérées, mais Néel, lui ! en tremblait. Il savait trop quelle vérité pouvait sortir de ce silence. Bourrée de ce secret terrible, comme une arme chargée jusqu'à la gueule, l'âme de ce prêtre un jour peut-être éclaterait !…

Néel tremblait quand l'abbé était au Quesnay, mais il tremblait bien davantage quand il voyait Calixte entrer dans le confessionnal, cette noire et terrifiante encoignure où le prêtre peut dire tout, à son tour, à qui lui a tout dit, et qu'il pensait (l'amoureux) que, caché sous son voile baissé, ce visage divin capable d'arrêter et d'attendrir la foudre, qu'il aurait charmée, n'arrêterait plus l'homme dans le prêtre, et qu'il frapperait dans les ténèbres, parce qu'il ne verrait pas le chef-d'œuvre qu'au grand jour il aurait respecté ! Il venait souvent conduire Calixte à l'église de Néhou et la reconduisait au Quesnay.

On les rencontrait par les chemins, se donnant le bras, comme un frère et une sœur. Et comme ils ne l'étaient pas, si de les voir tous les deux si jeunes et si beaux dans cette liberté et dans cette solitude faisait venir sur les lèvres du passant, qui se détournait, un mauvais rire, Calixte, à qui rien ne manquait en mérite, devant Dieu, était tellement déshonorée, que le mauvais rire n'était pas pour lui, mais pour elle.

Et il ne craignait pas seulement que l'abbé Méautis, ce Néel si peu fait pour la crainte ! Il craignait aussi la Malgaigne, cette vieille femme qu'il avait aimée, pour lui avoir annoncé qu'il mourrait comme Calixte et à cause de Calixte, et à qui, depuis cette prédiction, il parlait toujours quand il la rencontrait. Maintenant, il ne lui parlait plus. Il l'évitait quand il l'apercevait de loin sur les routes. Il se souvenait du soir où il l'avait trouvée, assise au perron du Quesnay, et où elle lui avait dit… ce qu'elle voulait qu'il dît à Calixte.

L'exaltation de la vieille sibylle, qui chaque jour s'exaltait davantage, portait sur les nerfs de Néel d'autant plus qu'il sentait qu'elle avait raison… Ce qu'il n'avait pas voulu dire à Calixte, elle pouvait le dire, elle ! si elle la rencontrait avec lui dans ces campagnes. C'était là un autre et incessant sujet d'inquiétude. Lorsqu'il passait avec Calixte le long des haies dépouillées par l'automne, — car l'automne était venu depuis le départ de Sombreval, — il regardait toujours par-dessus avec anxiété… et il n'arrivait jamais au tournant d'un sentier, à une brèche, sans avoir peur de voir, tout à coup, se dresser devant lui, comme un fantôme de jour, la taille droite de la grande fileuse !

En somme, il n'avait jamais été plus malheureux, le pauvre Néel ! L'espérance, conçue un moment, de voir Calixte renoncer à son vœu, était évanouie. Elle ne l'aimait pas plus qu'elle ne l'avait jamais aimé, quoiqu'elle n'eût plus au cœur le chagrin qu'y mettait son père ; et lui l'aimait toujours davantage et d'un amour qui semblait un contresens de sa nature ardente et emportée ! Hélas ! tous nos amours sont des contre-sens ! S'il entre, — a-t-on dit, — de l'absurdité dans le génie, il en entre encore bien plus dans l'amour. À juger Néel d'après ce qu'il était, il semblait, en effet, incroyable qu'il aimât une fille comme Calixte, mais c'est peut-être justement pour cela qu'il l'aimait.

Or, de ce qu'il aimait, sa nature n'était pas pour cela abolie, mais elle était domptée. Elle était domptée par cette fille de triomphante douceur, qui aurait fait accepter le désespoir à la colère… Elle l'avait lui-même rendu doux. Elle pouvait vivre, sans danger, de longues journées à côté de cet homme, qui mangeait de fureur le cristal d'un verre, quand on lui résistait, et dont le sang de lave, vierge de passion, jusqu'à elle, flambait sous l'haleine de flamme de ses dix-huit ans !

Quand ce jeune sang, soulevé dans ces veines, qu'elle aurait pu faire ouvrir, si ç'avait été son caprice, commençait de gronder en Néel de Néhou, elle n'avait qu'à le regarder de ses puissants yeux purs irrésistibles, pour qu'aussitôt il résorbât la furie de sa colère ou de son désir. C'était là encore une manière de lui donner sa vie, non plus une fois et comme le jour où il s'était brisé dans son chariot à ses pieds, mais sans cesse, à chaque minute, et cela lui semblait bien plus douloureux !

Pour subir un pareil empire, il faut le dévouement d'un premier amour, et pour n'en pas périr, les ressources qu'à dix-huit ans on porte en soi. Plus tard, ce serait impossible. Quand la passion a goûté une fois à ce qu'elle désire, c'est comme le tigre qui a mis sa langue au sang : il faut qu'il en boive ! Il faut qu'il en fasse couler des torrents, à travers son vaste gosier, allumé comme un four.

Heureusement pour Calixte, Néel était à ce moment unique de la jeunesse où l'amour, que la sensation n'a pas encore dégradé, a la grandeur des sentiments absolus et des héroïques obéissances. Il ne se plaignait même plus. Il se rappelait que par une de ces violences il avait cru tuer Calixte, et qu'il l'avait précipitée dans sa dernière crise. Pour cette raison il étouffait son cœur. Il étouffait ses sens dans des silences qui le dévoraient.

On voyait bien qu'il était dévoré… La passion inassouvie qui creuse l'œil comme la faim et y allume sa flamme avide commençait de dessécher son beau visage. Le feu couvait sous la peau amincie des pommettes. La douleur de n'être pas aimé qui nous fait nous haïr nous-mêmes, cette douleur dont la honte est le fond, attachait à ce front impérieux, taillé pour dominer la vie, le masque sombre qu'on n'arrache pas quand on le veut, et dans lequel elle cadenasse les têtes les plus fières. Néel perdait sa beauté.

Calixte, au contraire, Calixte, heureuse, devenait plus belle ! Sa pâleur qui eût fait mal à voir, si la radieuse pureté de ses traits n'avait fait oublier qu'ils manquaient de la couleur de la vie, se teignait maintenant des reflets timides de l'opale rose. Son front de crucifiée dilaté par la joie se gonflait sous le bandeau rouge qui l'encadrait comme une couronne d'épines ensanglantées. On sentait, à travers le bandeau, la voûte élargie de ce front qui avait pris l'ampleur qu'il faut à une pensée heureuse, et à sa manière de le porter, on aurait dit qu'elle s'élançait du sommet de quelque Calvaire et que, d'Ange résigné passée Archange triomphant, elle montait d'un degré de plus dans l'éther de la vie et dans les hiérarchies du ciel.

— Ah ! pensait Néel un soir, après une de ces contemplations muettes auxquelles il avait condamné son fougueux amour désespéré, que dirait son père, s'il pouvait, en ce moment, la voir ! Comme il adorerait son mensonge ! Le remède qu'il cherchait pour la guérir, ce grand chimiste, peut-être l'a-t-il trouvé, simplement en la rendant heureuse. La vie lui vient : c'est la vie qu'elle n'avait pas, et qu'elle a maintenant, qui la rend si belle !… Et jamais, ajoutait-il avec rage, un jour de cette vie ne sera pour moi ! »

Puis revenant aux idées qui pesaient toujours sur sa pensée et l'enveloppaient de ces crêpes funèbres qui, du reste, ne l'attristaient pas :

— Nous ne mourrons donc pas ensemble, comme elle l'a dit, la grande Malgaigne ! — pensait-il encore. C'est moi qui mourrai et qui mourrai seul !

Il s'était fait une poésie de mourir avec elle, et il regrettait cette poésie. C'était là le seul égoïsme qui fût resté à son amour. C'était la seule résistance de l'ancien Néel qu'elle n'avait pu vaincre, dans le nouveau qu'elle avait créé, cette fille qui recommençait, en l'approfondissant, l'histoire de Sargines et que le vieux Herpin, dans son langage de bouvier, appelait « une apprivoiseuse de taureaux sauvages ! »

… Or, le soir qu'il pensait ainsi, avec amertume, ils étaient allés se promener autour du Quesnay, un peu plus loin qu'à l'ordinaire, profitant de cette santé qui montait dans Calixte, comme la sève dans la fleur ; profitant aussi de ces derniers beaux jours d'automne qui versent également dans les cœurs l'ivresse et la mélancolie… Néel ne savait plus distinguer l'une de l'autre dans le sien, rempli de toutes les deux.

En ces derniers beaux jours, beaux comme tout ce que l'on va perdre, — la nature, qui convie à toutes les vendanges, présente aux lèvres altérées la grappe dorée, soit par le soleil, soit par le désir. Ce soir-là, il semblait qu'elle l'offrît à Néel… C'était un de ces jours marqués profondément du caractère de l'automne, où tout, dans les choses et dans les aspects, paraît mûr, gonflé, juteux, prêt à couler sous on ne sait quel pressoir invisible dont on sent le poids sur les cœurs. Les airs détiédis, mais non froids encore, étaient saturés de parfums, à travers lesquels dominait l'arôme acidulé et pénétrant des pommes gaulées, relevées, en tas coniques, sous les pommiers, et que les premières pluies avaient meurtries. Le ciel sans nuages, tout uni, était du gris le plus reposé et le plus tendre. On aurait dit une coupole immense faite d'une seule perle, à travers laquelle le jour tamisé fût tombé plus doux.

De la place où Néel et Calixte se trouvaient, on voyait la campagne s'étendre et fuir au loin, rouge de ses sarrasins coupés qui lui donnent cette belle nuance de laque carminée, en harmonie avec la feuille rousse de ses chênes, les branches pourpres de ses tilleuls défeuillés et les tons d'ocre hâve de ses ciels au soir, en cette saison qui est elle-même un soir, — le soir de l'année !

Des pièces de terre qu'ils embrassaient du regard et qui faisaient damier dans la perspective, montait vers eux, velouté par la distance, le bruit des flêts des batteurs de sarrasin, car c'était le temps des batteries… On en voyait les fumées bleues, à dix points divers, à l'horizon : spirales grêles qui s'élevaient de ces amas de tuyaux de sarrasin battu que l'on brûle sur place, à trois pas des nappes blanches étendues dans lesquelles on en a recueilli la fleur, elles se tordaient un moment, comme des âmes en peine, dans ce calme ciel gris ; puis, dispersées par la brise dans l'étendue, donnaient de la profondeur et de la rêverie au paysage.

Néel et Calixte étaient assis dans les landelles, sur des arbres coupés et équarris, comme on en rencontre souvent dans les campagnes. On les y laisse pour qu'ils durcissent à l'air du temps et qu'ils y noircissent à la pluie. Ce sont des bancs pour ceux qui passent ! Tout à coup un bruit de charrette, aux essieux sifflants, s'entendit, et le fils Herpin déboucha d'un de ces chemins qui aboutissaient aux landelles. Il conduisait une charrette basse attelée seulement de deux bœufs trapus, et il dut passer près des deux jeunes gens, puisqu'il avait à traverser cette petite lande qui de sa petitesse tirait son nom.

— Fier temps pour la chasse ! monsieur Néel, — dit-il en les saluant, — mais le goût n'y est plus, à ce qu'il paraît, pour le fils de votre père ! Sans ch'a queu massacre de perdrix et de bécassines vous auriez pu faire aujourd'hui ! Monsieur de Lieusaint, qui va toujours, maugré l'âge, ne se gourdit pas, lui, auprès des demoiselles, car il est en bas de la côte avec la sienne, et ils chassent depuis à matin que je les ai rencontrés avec ma querette ! Vère, elle chasse comme un homme, m'amzelle Bernardine ! C'est la deuxième fois que j'aurons veu dans le pays chasser une demoiselle, depuis feu la demoiselle de Gourbeville !

Et il donna un coup de fouet sur la croupe de ses bœufs et passa. Il s'enfonça dans un chemin creux, en descente, placé juste en face de celui d'où il sortait. Néel ne lui avait pas répondu, mais le fils de son père avait eu son petit coup de fouet comme les bœufs, et il avait rougi aux paroles de ce paysan qui, sous du respect, mettait du reproche et de l'ironie.

— C'est vrai, — dit-il, — je n'aime plus la chasse. Je ne souhaite plus la guerre. Je ne pense plus à tout ce qui fut l'amour de ma vie et mon rêve. Ah ! Calixte, l'amour de ma vie et mon rêve, vous savez ce qu'ils sont à présent !

Elle ne répondit pas, mais elle le regarda. Il y avait dans ses beaux yeux navrés l'inutile pitié des êtres qui se sentent aimés et qui ne peuvent rien contre ce malheur irréparable. Néel, qui devinait pourquoi elle ne répondait pas, retint en lui cette plainte que le mot du fils Herpin avait fait jaillir de son âme, — et peut-être aussi l'influence attendrissante de ce jour-là, les marcescibles beautés de cette nature d'automne, qui agonise, et qui semblait à bout de vie, comme il était à bout d'amour !

… Ils se taisaient, en proie à des sentiments qui ne pouvaient, chez l'un comme chez l'autre, exprimer que le désespoir… Tout à coup, monsieur de Lieusaint et sa fille apparurent à l'orée du chemin par lequel le fils Herpin était entré dans les landelles. Pour ne pas passer auprès d'eux, il eût fallu que monsieur de Lieusaint tournât le dos et rentrât dans le chemin d'où il sortait, mais, par fierté pour lui-même et surtout pour sa fille, il ne pouvait pas reculer devant ce jeune homme, qui rejetait la main de son enfant après l'avoir obtenue.

Il se trouvait par hasard dans ce coin de lande, tête à tête avec celle qu'il savait la rivale de sa fille, mais il se rappelait que cette rivale, — peut-être involontaire, — l'avait reçu au Quesnay : et d'ailleurs il avait avec les femmes la politesse, maintenant perdue, des gentilshommes d'autrefois.

Néel, de son côté, ne pouvait pas non plus sans faiblesse éviter l'ami de son père. Ç'aurait été avouer des torts qu'au fond de sa conscience il sentait bien qu'il n'avait pas. Position délicate pour lui, — pour monsieur de Lieusaint, — pour Bernardine, — pour Calixte elle-même, pour ces quatre personnes placées, comme elles l'étaient alors, les unes vis-à-vis des autres, dans cet angle de paysage et dans la vie ! Monsieur de Lieusaint, qui vit sa fille pâlir, lui prit le bras, l'appuya sur le sien :

— Remets-toi, lui dit-il, ma Bernardine. Sois courageuse ! Il n'y a pas moyen de les éviter.

Calixte, au même instant, disait à Néel : « C'est monsieur de Lieusaint et sa fille. Ils nous ont vus. C'est à vous d'aller au-devant d'eux. »

Il y alla. Il salua, non sans embarras, Bernardine et son père, qui l'accueillit avec sa familiarité accoutumée, mais qui ne lui prit pas la main. Il est vrai que cette main, couverte d'un gant de chamois, soutenait le poignet tremblant de sa fille dont le bras était passé sous le sien. De l'autre, il tenait horizontalement son fusil à deux coups, au niveau de son jarret, guêtré de cuir.

— C'est mademoiselle Sombreval avec qui vous vous promenez ? dit très naturellement monsieur de Lieusaint. Je me rappelle trop son hospitalité pendant que vous étiez blessé au Quesnay pour ne pas la saluer et lui demander de ses nouvelles. On dit qu'elle va mieux.

Et il s'avança vers Calixte, qui se leva et fit quelques pas vers leur groupe, — la seule d'entre tous qui fût calme comme l'Ange blanc de l'innocence, planant au-dessus des nuages de la vie, dans l'inaltérable outre-mer !

— Mademoiselle, — fit monsieur de Lieusaint en s'inclinant, — j'ai appris avec bonheur pour vous la grande résolution de monsieur votre père, dont il est tant parlé dans tout le pays… Je n'ai pas oublié non plus la grâce de votre hospitalité, — et ce vin de Tokay — ajouta-t-il gaiement — que vous nous avez versé à mon compère le vicomte Éphrem et à moi d'une main si charmante ! Eh bien ! mademoiselle, puisque je vous rencontre aujourd'hui, permettez qu'en souvenir de ce vin de Tokay qui valait mieux que tout ce que je puis vous offrir, je vous fasse hommage de notre chasse. Si vous ne retournez pas au Quesnay avec nous qui allons à Néhou, je viderai ma carnassière chez votre fermier Herpin en passant.

Calixte remercia avec cette noblesse qui tenait lieu de l'habitude du monde à cette jeune fille de la Solitude. Pendant qu'elle répondait à monsieur de Lieusaint, Néel regardait Bernardine qu'il n'avait pas vue depuis longtemps et qui, comme toujours, dévisageait Calixte, de ses yeux naïvement jaloux.

Ah ! ce n'était plus la rose et ambroisienne Bernardine ! Jean Bellet avait eu raison. Il semblait qu'elle eût les pâles couleurs. Son éclat de fraîcheur sans égale, dans ce pays où les femmes ont la fraîcheur de la fleur de leurs pommiers, s'était évanoui. Le visage, autrefois si bonnement souriant, était devenu cruellement sérieux.

Fille sans mère, élevée à la campagne par un père homme d'action dès sa jeunesse, cette grande et forte Bernardine, malgré sa fraîcheur de rose ouverte, avait toujours paru moins délicate et moins jeune fille que les autres jeunes filles des châteaux environnants, qui avaient grandi dans la robe de leurs mères, mais aujourd'hui un sentiment blessé la replaçait à leur niveau.

Dans l'ennui de ne pas avoir un fils à qui les apprendre, son père, ce vieux soldat de Lieusaint, lui avait enseigné ces exercices de corps inconnus aux femmes de ce temps-là, qui n'avait pas comme le nôtre de ces ridicules gymnases auxquels nous devrons prochainement la suppression totale de ces peureuses charmantes et de ces maladroites divines que la fierté de l'Amour protecteur regrettera toujours.

En développant la force du corps chez les jeunes filles, nos fausses éducations ne se doutent pas à quel point elles tuent la grâce, cette sœur de la force, et même la tendresse… C'est l'éternel meurtre d'Abel par Caïn qui se continue depuis le commencement du monde, dans tous les ordres de faits. Bernard de Lieusaint, qui n'avait pas cette âme de mère que les pères ont parfois, mais par exception, comme l'avait Sombreval, Bernard, qui n'était simplement que père, avait cherché l'illusion d'un fils dans la jeune fille qui parait sa solitude et animait son isolement.

De bonne heure, il avait fait monter à Bernardine les pouliches de ses herbages… Il l'avait emmenée à la chasse. Il lui avait mis un fusil, léger comme un jouet, dans ses mains rosées. Il lui avait appris à cligner un de ses beaux yeux bleus, pour lesquels il devait y avoir de bien plus délicieuses manières de se fermer, et à tirer, d'un doigt ferme, sur la languette, sans que le front, — son front d'enfant, — bougeât d'une ligne, si près qu'il fût de la détente, au coup de feu !… Les mères, jalouses de Bernardine, disaient : « Elle sera bien jolie mademoiselle de Lieusaint, mais elle est par trop garçonnière. »

La garçonnière n'avait pas duré longtemps et il n'y avait eu de vrai que la moitié de l'oracle. Quand Bernardine fut grande tout à fait, le sexe, qui était venu avec ses instincts mystérieux et ses pudeurs, la fit renoncer à ce que monsieur de Lieusaint, dans son ancien langage de guerre, appelait, en riant, ses expéditions.

Elle laissa son père aller seul au bois de la Plaise et de Limore, et il ne fallut rien de moins que l'abandon de Néel, et la jalousie qui nous mange mieux sur place et qui se mit à la dévorer dans ce manoir de Lieusaint où l'infidèle ne venait plus, — et une altération si profonde de tout son être qu'elle effraya les médecins, lesquels prescrivirent des promenades au grand air, pour qu'elle reprît le genre de vie auquel elle avait renoncé. Monsieur de Lieusaint l'exigea, et elle obéit à son père. Pourquoi lui eût-elle résisté ?… Tout lui était égal. Elle disait comme Valentine de Milan : « Rien ne m'est plus. Plus ne m'est rien. »

En la rencontrant après un éloignement si long, Néel vit bien qu'elle était malade du même mal que lui, mais, dans son égoïsme atroce, l'amour qui souffre n'a pas plus de pitié pour qui souffre comme lui que les pestiférés n'ont de pitié les uns pour les autres. Ils étaient tous les deux changés ; tous les deux portaient dans tout leur être la marque effrayante d'une passion désespérée, et peut-être pensèrent-ils avec un tressaillement de joie sombre, quand ils se revirent et qu'ils se regardèrent, que c'était tant mieux !

Pâle presque autant que naguère l'était Calixte, sur les joues de qui semblaient se transposer ses roses, à elle, Bernardine, les yeux caves, la bouche ardente, n'avait plus cette luxuriance de forme, qui affirmait si splendidement combien elle était femme, cette fille à laquelle on avait osé appliquer un jour l'idée de garçon. Son corsage n'était plus maintenant en contradiction avec son costume, avec cette bandoulière de soie tressée qui suspendait à son épaule son fusil jeté comme un carquois, et qui ne trouvait plus, en passant par-dessus, de sein à couper sur cette poitrine d'amazone. Ses hanches avaient perdu de leur ampleur. Elle pouvait marcher et marcher vite, si le cœur ne lui avait pas tant pesé. Sa robe, très courte, du droguet du pays, laissait voir ses jambes d'Antiope, lacées dans des brodequins de couleur poussière, qui les défendaient contre les piquets du jan et la feuille de houx des halliers.

Elle avait sur ses cheveux, relevés tout droit et lui carrant le front, une toque écossaise noire et violette, dont elle avait ôté la plume, — trop triomphante (disait-elle) pour un front aussi triste que le sien. « Sois veuve comme moi ! avait-elle ajouté, l'ôtant de sa toque, cette pauvre plume. — Tu as bien dansé sur ma tête. Tu n'y danseras plus ! » Appuyée sur le bras de son père, les deux mains renouées sur ce bras, elle aurait ressemblé à la fille d'un chef de Clan, si elle avait été heureuse… Mais, contradiction de plus avec l'expression malade de sa physionomie et la langueur de sa pose, ce costume de la Force armée paraissait davantage une dérision de son destin !

Calixte, qui l'avait vue si fraîche, magnifique gerbe de fleurs humaines, et qui la retrouvait comme un bouquet de roses qu'une roue de charrette aurait écrasé, se sentit dans le cœur la pitié que ne sentait pas Néel. Rien n'est plus triste que la mélancolie des êtres qui ont été créés pour la joie, l'intensité des sensations et tous les bonheurs de la force.

C'est tout simple, en effet, que la mélancolie chez les êtres délicats qui portent le poids de leur vie et même de leur pensée avec peine ! mais, chez les forts, de la tristesse ! Mais des lions avec des abattements d'antilopes, voilà qui est navrant et horrible comme un désordre dans la création.

Calixte, l'éprouva en regardant Bernardine. L'amour de Dieu apprend vite l'amour de la terre. Calixte avait vu, dès la première visite faite par monsieur de Lieusaint et sa fille à Néel, malade au Quesnay, que l'amour et la jalousie avaient planté leur épine dans le cœur de Bernardine, et vous vous souvenez si elle en avait été touchée ! Mais l'éloignement, la préoccupation de son père, l'espoir toujours trompé, mais toujours vivant, que Néel cesserait de l'aimer, elle ! avaient énervé et endormi cette pitié de Calixte pour mademoiselle de Lieusaint. Le temps avait coulé sans qu'elle eût beaucoup pensé à la fiancée que délaissait Néel.

Cette image de Bernardine s'était effacée… Mais, quand elle la revit tout à coup, au retour du chemin des Landelles, traînant de sa secrète blessure, comme une biche frappée en plein flanc ; quand elle aperçut sur ce beau visage, que Corrège aurait peint et dont il eût fait celui de l'Aurore, ces deux effroyables ornières que creusent les larmes, quand c'est à torrents qu'on en a versé, et qui sillonnaient des yeux à la bouche ces joues pâlies que le sentiment réprimé de la vue de sa rivale faisait trembler, Calixte sentit sa pitié la reprendre avec la force de la flamme que la cendre a couverte, et qui se réveille ! Elle se promit en ce moment qu'elle n'oublierait plus Bernardine. Elle se reprocha de l'avoir oubliée, de n'en avoir pas assez parlé à Néel… Elle jura de se dévouer au bonheur de la malheureuse. Elle se promit de lui faire épouser ce fiancé, qui la tuait en l'abandonnant…

« Moi, je suis morte pour lui. Je suis mariée à Dieu, — se disait-elle. Lui, il l'a déjà aimée. Il l'épousera et il l'aimera encore… » C'est là ce qu'elle pensait tout en marchant et en causant de choses indifférentes, de la route et du temps, avec ce père qui la croyait la rivale heureuse de sa fille ! qui pouvait la croire son ennemie !

Bernardine, la tête basse, l'œil aiguisé par une haineuse jalousie et fixé aux cailloux du chemin, se taisait, et Calixte n'osait parler à Bernardine, devenue si farouche. Que n'aurait-elle pas donné pour lui dire ce qu'elle pensait et ce qu'elle voulait faire pour elle ? Mais les situations sont souvent plus fortes que nos meilleurs sentiments. La situation était alors plus forte que l'âme de Calixte.

Victimes du hasard de cette rencontre, ils en ressentaient tous les quatre l'écrasant embarras… Ils marchaient, les uns auprès des autres, dans cette campagne tranquille, se disant, avec des voix troublées, des choses polies et vulgaires, coupées par de petits silences, désirant tous voir surgir le Quesnay et l'endroit de la route où ils devaient se séparer… À grand'peine contenaient-ils, sous cette écorce de la courtoisie et du monde, des sentiments qui se trahissaient jusque dans les attitudes qu'ils avaient, tout en marchant, coude à coude, ainsi réunis.

Monsieur de Lieusaint qui, dans toute autre circonstance, aurait offert son bras à Calixte, était resté sa fille au bras, précisément parce que Néel ne pouvait offrir le sien à Bernardine. D'un autre côté, devant le vieil ami de son père qui l'avait cru si longtemps le mari certain de son enfant et envers qui il se sentait l'embarras de ne plus vouloir de sa fille, Néel n'osait faire ce qu'il eût fait, s'ils avaient été seuls, Calixte et lui. Il n'osait donner le bras à Calixte qui allait, — isolée, — appuyée sur son ombrelle blanche, — inutile, — puisque le soleil de cette après-midi d'automne n'avait pas la force de traverser la nappe grise du ciel qu'à peine il tiédissait.

Elle, Calixte, avait gardé son voile baissé sur son visage, astre de paix, dont ils sentaient peut-être l'influence, ces cœurs blessés qui pouvaient se toucher trop fort dans quelque mot et qui se contenaient, et, sous ce voile baissé, elle cachait mieux sa compassion pour Bernardine, — pour cette malheureuse qu'à tout prix elle voulait sauver !

Dès le soir même, elle en parla à Néel. Néel avait laissé partir pour Néhou monsieur de Lieusaint et sa fille. Quand on était arrivé à la grille du Quesnay, Néel était allé chercher l'un des Herpin, qui vint prendre la carnassière du vieux chasseur, et il n'avait pas reparu. Monsieur de Lieusaint ne l'attendait pas. « Il nous rattrapera, dit-il légèrement en saluant Calixte. Nous irons doucement. »

Mais c'était de la fierté qui se couvrait par cette parole. Monsieur de Lieusaint savait bien que Néel ne reviendrait pas. Néel voulait passer au Quesnay l'importune soirée qui l'attendait à Néhou avec Bernardine ; mais au Quesnay, il trouva Bernardine encore. Il la trouva… sur les lèvres de Calixte… à la place même où avec l'amour qu'il avait pour Calixte il devait le plus la détester !

— La tuerez-vous donc, Néel, lui dit Calixte, pour prix de vous avoir aimé ? la tuerez-vous sans profit pour vous et pour une autre, pour le plaisir aveugle et cruel de tuer une jeune fille qui vous a choisi et que vous avez choisie, qui a mis, sur votre parole, sa vie et son cœur, qui est presque votre femme, cher Néel, car le consentement des pères, c'est le mariage devant Dieu !

Mais Néel n'écoutait pas. Il était arrivé, en entendant Calixte lui parler de Bernardine, à ce degré d'agacement, de passion contrariée, de parti froid, d'égoïsme féroce, qui rend insensible à tout, à la générosité, à la justice et même à la caresse de la voix aimée !

— Calixte, répondit-il après un moment de silence, ne me parlez pas de Bernardine. Je ne l'aime plus… C'est vous qui l'avez chassée de mon âme. Vous ne voulez pas que je la haïsse ? Ne me la faites pas détester.

— Écoutez, Néel, — dit Calixte, si je mourais, moi, et si en mourant je vous demandais de faire cela pour moi, vous le feriez, n'est-ce pas ?… Eh bien, mon ami, je suis morte. Dans quelques mois, au plus un an, le cloître m'aura prise comme une tombe…

— Non, interrompit violemment Néel, — vous morte, je mourrais ! Vous carmélite, c'est comme morte encore ! La Malgaigne l'a dit, — poursuivit-il exalté, — nous serons mariés dans la mort…

Elle se tut au ton qu'il avait pris. Elle en fut frappée. Un peu de rose en passa sur ses joues, quelque chose de moite dans ses yeux… Pour la première fois, elle sentait la résistance, la fermeture, l'endurcissement qui se levait contre elle dans cette âme dont elle était la souveraine, obéie jusque-là toujours ! Elle trouvait là un Néel qu'elle ne connaissait pas, un Néel sombre, contracté, colère, dont l'accent lui montrait que rien n'est fauve comme un homme qui défend son amour, même contre la femme aimée qui veut qu'on le lui sacrifie !… Et elle n'insista pas. Mais, ce jour-là, — ni plus tard, — car elle y revint, — Néel ne s'amollit sous le souffle qui était sa vie.

Quand elle lui parlait de Bernardine, quand elle lui faisait la moindre allusion aux douleurs de cette fille infortunée, Néel se révoltait à l'instant ! Ce n'étaient plus ni sa voix, ni son regard, ni son geste !

Il entrait alors contre Calixte, cette adoration de son âme, dans une fureur presque sauvage, et, ne voulant plus la rejeter dans les crises de son mal par le spectacle des furies qu'elle soulevait en lui, il s'ensauvait, comme un fou, dans les marais et dans les bois, y cherchant le vent des Ourals qui n'y était pas, pour éteindre le feu de sa tête de Slave incendiée !

XXIV

Ce fut la plus horrible époque de sa vie. On l'a vu, il n'avait jamais été heureux, puisqu'il n'avait jamais été aimé… comme, du moins, il eût voulu être aimé d'elle. Mais l'intimité fraternelle dans laquelle ils passaient leurs jours adoucissait pour lui ce grand malheur inconsolable de la vie ! Il avait trompé ses sens embrasés dans cette intimité qui les embrasait plus encore, en y étanchant au moins les soifs de son cœur.

Eh bien ! voilà que cette intimité, il la perdait ! Elle était faussée par l'image de Bernardine, évoquée incessamment par Calixte et prenant sa place entre eux deux. Ils n'étaient plus deux, ils étaient trois. Il perdait ce qui jusque-là l'avait aidé à vivre. Il descendait la dernière marche du malheur. Bernardine, — reproche ou prière sur les lèvres de Calixte, — l'éloignait de Calixte elle-même. Ah ! les faciles générosités des femmes qui ne nous aiment pas et qui veulent que nous renoncions à elles sont d'outrageantes dérisions ! Néel venait moins au Quesnay.

Il n'y voulait pas apporter cette couvée de colères qui s'accumulaient en lui, empoisonnant, mais ne diminuant point son amour. Jusque-là ses désespoirs avaient été intermittents. Il connut alors le désespoir qui ne lâche plus son homme. Il ne sortit plus de cet étau. Son visage bouleversé finit par effrayer le vicomte Éphrem, et malgré la légèreté avec laquelle ce vieillard du dix-huitième siècle prenait tout, il le lui dit, un soir, avec un accent si vrai que Néel, qui débordait de douleur, eut toutes les peines du monde à ne pas tomber sur l'épaule de son père pour y pleurer comme un enfant… Isolement mortel d'un cœur jeune ! Néel sentait qu'il n'avait personne, pas un ami à qui il pût dire en se cachant le front dans sa poitrine : « Elle me fait tant de peine ! console-moi d'elle ! » Il pensait alors à cet ami noyé dans le Vey, à Gustave d'Orglande. Les douleurs sont des échos dans nos âmes. Une qui y tombe en peut réveiller cent ! Il n'avait personne à qui se jeter, quand Calixte ne voulait plus être Calixte, — la Calixte qui ne l'aimait pas, mais qui se laissait adorer ! et ne lui opposait pas, comme à présent, toujours, toujours cette Bernardine ! « Au moins, si tu vivais, Gustave, s'écriait-il, si je n'avais pas été la cause de ta mort, mon pauvre Gustave, tu me plaindrais, toi, je te parlerais d'elle ! Je me plaindrais d'elle à toi ! » car il avait soif de se plaindre d'elle ; il avait cet affreux besoin de se plaindre de la femme aimée, qui est encore une manière, la plus lâche manière de l'adorer !! Et dans cet isolement, et tout en se disant qu'il n'avait personne, il pensa tout à coup qu'il se trompait, qu'il avait Sombreval !… Sombreval, le père de Calixte ! qui voulait aussi être son père, à lui, et qui avait toujours été si bon pour son amour !… Et il se dit qu'il devait aller vers cet homme, et que cela lui ferait soulagement peut-être de verser son cœur plein d'amertume dans ce mâle cœur !

Il l'annonça un jour à Calixte.

— Avez-vous, lui dit-il, quelque chose à envoyer ou à mander à votre père ?… J'ai soif de le voir depuis quelques jours. Je ne retournerai pas à Néhou ce soir. En sortant d'ici, je pars pour Coutances.

Calixte se récria, mais elle était heureuse…

« Je n'ai rien à vous donner pour lui, — répondit-elle. — N'a-t-il pas tout de moi, excepté moi ? Je lui écris tous les jours, et lui, de son côté, tous les jours, me répond… Ah ! je sais sa vie heure par heure… Mais vous, Néel, vous le verrez… et c'est ainsi qu'en me revenant, vous me rapporterez un peu de mon père !

— Ah ! fit-il à ce mot si profond d'amour ; jaloux de tout, injuste et amer, parce qu'il souffrait des tortures, est-elle bien sûre de ne pas l'aimer mieux que son Dieu !… Et moi, insensé, j'ai pu croire, une seule minute, j'ai pu croire qu'il y avait peut-être place dans son âme pour un autre amour !

Elle le conduisit au perron, quand il prit congé d'elle. La nuit était laide. Le vent rechigné. La lune voilée. Un brouillard glacé se levait sur l'étang. Mais elle ne lui dit pas : « Attendez à demain ! » il allait voir son père ! Il faisait beau ! Néel était trop heureux ! — Tête nue à l'humidité qui tombait, elle appuyait, sans s'en apercevoir, son bras nu sur la balustrade du perron, qui pleurait, comme les pierres pleurent, des larmes glacées… pendant que lui montait à cheval, au bas des degrés. Le vent éteignit le flambeau qu'elle tenait… mais son âme n'était pas aux présages !

— V'là qu'il commence à bruiner, — dit le vieux Herpin en amenant de l'écurie son cheval à Néel. Tout écrasera, c'est sûr, de pluie, au matin, quand se couchera la lune !

Mais la réflexion du vieux faiseur d'almanachs fut perdue. Néel, cette nuit-là, à la place de pluie, aurait voulu qu'il tombât des piques, et Calixte ne l'aurait pas empêché de partir, quand elles fussent tombées, la pointe en bas !

Hélas ! ce voyage dont ils espéraient tant de bien tous les deux fut inutile. Néel de Néhou ne put voir comme il aurait voulu Sombreval, renfermé qu'il était dans le séminaire de cette ville que l'évêque du diocèse lui avait assigné pour lieu de retraite et de pénitence. À cette époque, la Trappe de Briquebec n'était pas fondée encore. Sombreval avait demandé avec beaucoup d'instance à être interné dans celle de Mortagne, mais l'évêque de Coutances, flatté d'avoir un pénitent qui faisait honneur au diocèse, n'avait pas voulu qu'il quittât son Grand Séminaire. L'abbé Sombreval y vivait dans la plus impénétrable solitude.

Les détails que Néel recueillit sur ce grand coupable, devenu un aussi grand pénitent qu'il avait été un grand pécheur, et qui continuait d'occuper l'opinion et, comme on disait à Coutances, de « faire jouer les langues du monde », lui furent donnés par un vieux sacristain boiteux, au crâne jaune et chauve comme une boule de buis, qu'il trouva randonnant dans l'église du Grand Séminaire, une lanterne allumée à la main, car il venait de balayer la crypte. « L'abbé Sombreval, — lui conta ce bonhomme, — était l'édification de la Communauté. » Pour expier les crimes de sa vie, il se livrait à des macérations extraordinaires. Il jeûnait au pain et à l'eau, portait le cilice et même sous le cilice, à ce qu'on prétendait, — une ceinture de fer, armée d'un dard, qui, sous la pression d'un ressort, entrait dans le flanc et y restait.

« Toutes les nuits, ajouta le vieux bavard qu'on appelait dans le séminaire le vieux : Voyez-vous-ça ! d'un tic de langage qu'il avait, — toutes les nuits, reprit-il, enchanté de l'effet qu'il produisait sur Néel avec ses récits, — quand j'ai fait la ronde des dortoirs et que je m'en reviens par le long corridor de l'Ouest, où est sise la cellule de cet abbé Sombreval, j'ouïs des bruits de coups qui font trembler… voyez-vous ça ! et qui viennent de la terrible discipline qu'il se donne. Ah ! par le bienheureux Thomas de Biville ! il n'y va pas de main morte, voyez-vous ça ! Timothée Lambinet, qui fait la chambre à tous nos messieurs, m'a bien des fois conté qu'on voyait sur les murs de la sienne, blanchie à la chaux, comme une espèce de croûte faite par les gouttes de sang qui y ont rejailli et séché… Oui, monsieur, comme une croûte, voyez-vous ça ! Oh ! le voilà redevenu un rude chrétien, en marche peut-être pour plus tard devenir un grand saint ! Qui sait les grâces de Dieu et ses miséricordes ?

« Tenez, monsieur, le zèle de son repentir était tel quand il arriva, qu'il demanda à Notre Seigneur Évêque de faire la pénitence publique des premiers chrétiens à la porte de notre église. Voyez-vous ça ! Mais la prudence du Seigneur Évêque s'est opposée à une chose qui aurait fait crier les impies comme des paons sur les toits, et il l'a seulement obligé à se tenir debout ou à genoux à la grille du chœur sans y entrer pendant nos offices et à y venir lire la nuit son office de nuit, comme il aurait pu faire à la Trappe, dont il suit présentement la stricte observance. C'est donc là… oui, là, à cette place, sous la perche du crucifix, que vous pouvez le voir, mon jeune monsieur, mais bien entendu sans lui parler, — si vous êtes curieux de voir ce grand homme, ce grand coupable, ce grand pénitent, qui nous attire du monde, ici, — depuis qu'il y est, — de tous les points de la presqu'île, — car il y a des curiosités bien permises, voyez-vous ça. — des curiosités édifiantes !… »

Et cela dit, il souffla un bout de cire blanche, qu'il avait tiré de sa lanterne pour le souffler, et qu'il y replaça, éteint. Puis il ôta à Néel sa calotte, gaufrée et luisante, cette ancienne calotte gallicane, qu'on saisissait délicatement, quand on voulait saluer, par un petit anneau placé au centre et au sommet, et il rentra, clopinant, dans la sacristie, — laissant le jeune homme qu'il ne connaissait pas tout en rêveries sur les choses qu'il lui avait dites du fameux abbé Sombreval.

C'est que ces choses avaient un sens pour Néel qu'elles ne pouvaient avoir pour personne. De quelle lueur ne lui éclairaient-elles pas Sombreval ? Quoi ! Sombreval, dont il savait seul le secret poussait la perfection de l'hypocrisie jusqu'à la sincérité d'une pénitence qui aurait effrayé bien des âmes croyantes et fidèles et qui à la sainteté même eût paru redoutable ? Oui ! c'était lui, Sombreval, qui avait voulu toutes les rigueurs d'un châtiment que l'évêque, plus indulgent, ne lui aurait peut-être pas infligées, car devant l'humiliation de l'aveu et le désir de la réconciliation, l'Église est habituellement miséricordieuse. C'était lui qui l'avait voulue, cette pénitence, et demandée plus publique encore et si dure que l'évêque avait refusé de condescendre à son désir, le temps n'étant plus aux sévérités des premiers âges !

« Et encore — pensait Néel — je conçois la pénitence publique, puisqu'il veut redevenir prêtre pour faire la joie de son enfant, cet homme qui n'est plus que père. C'est un moyen. Qui veut la fin veut les moyens. Mais pourquoi les macérations solitaires ?… Quoi ! Sombreval, l'athée Sombreval, rentré une fois dans les quatre murs de sa cellule, ne déboucle pas cette chape de plomb de l'hypocrisie que Dante fait porter aux hypocrites dans l'enfer et qu'ils portent aussi sur la terre, et, au lieu de s'endormir sur son sommier de chartreux, en pensant à sa Calixte pour laquelle il joue cette effroyable comédie à laquelle il s'est ravalé, il se lève, sans témoins, dans la solitude et dans la nuit, et d'une main libre et qu'il rend acharnée, il se flagelle comme un moine fervent et certain que Dieu le regarde et fait couler le sang de sa chair aux pieds du Dieu auquel il ne croit pas ? Oh ! cela, à quoi bon ? Et pourquoi ? »

Néel se perdait dans cet abîme.

« Est-ce qu'il aurait fini par être touché et par croire ?… — reprenait-il, l'œil brillant de joie et d'espérance, car l'hypocrisie de Sombreval, si sublime qu'elle fût d'amour paternel, faisait horreur à l'âme droite et religieuse de Néel… Est-ce qu'à force de jouer avec la pénitence, la pénitence l'aurait saisi et pénétré ?… Les menteurs finissent par croire à leurs mensonges, et c'est leur punition !… Mais cette idée, qui implique une faiblesse, n'était pas admissible pour un homme de la force de tête de Sombreval. Néel regardait d'un œil fixe dans cette profondeur, et, à force d'y regarder, il finit par voir dans les ténèbres.

Il perça en cette profondeur. Il comprit tout. Il comprit la croûte de sang sur la muraille du vieux sacristain Voyez-vous-ça. Il comprit que pour Sombreval il n'y avait pas de solitude. Il se dit que dans les maisons religieuses l'œil des supérieurs est partout comme l'œil de Dieu même, et que Sombreval le savait, et qu'en exaltant, en exaspérant sa pénitence, il était sûr d'en abréger la durée ! Purifié et sanctifié par cette pénitence, il rentrerait plus vite dans ses fonctions de prêtre et ferait plus tôt Calixte heureuse ! Ainsi il achetait le bonheur de sa fille avec le sang dont il éclaboussait sa cellule. Il le lui donnait par gouttes, au lieu de le lui donner d'une versée. Mais ce sang, il l'eût, sous toutes les formes, fait couler pour elle tout entier !

Néel voulut le voir cependant, — le voir sans lui parler, puisqu'on ne pouvait autrement, — avant de repartir pour Néhou. Il voulut juger par lui-même de la dissimulation inouïe de cet homme qui était en train de duper tout un pays par la perfection de son attitude et le courage du mensonge le plus cruel. Néel resta donc à Coutances jusqu'au dimanche, qui était le jour où Sombreval faisait son apparition dans l'église du Grand Séminaire. Il l'y vit à la place que lui avait désignée le vieux Voyez-vous-ça… Et quoiqu'il fût prévenu par le récit du sacristain et sût à quoi s'en tenir, d'ailleurs, sur l'énergie de volonté de Sombreval, Néel ne put que s'étonner d'un spectacle sur lequel il ne comptait pas…

Sombreval avait revêtu une soutane d'étoffe assez grossière, mais il ne portait encore ni rabat, ni ceinture. Ses cheveux de Samson, pour lesquels il n'y avait jamais eu de Dalila et qu'il laissait croître avec l'indifférence du savant, étaient alors coupés en rond, comme ceux des jeunes séminaristes, en surplis et à la tonsure fraîche, qui chantaient dans les nombreuses stalles du chœur. Excepté à l'Évangile qu'il se leva et masqua l'entrée du chœur, de sa grande taille et de ses vastes épaules, aux personnes placées derrière lui, il resta durement à genoux, pendant toute la messe, sur la pierre, sans prie-Dieu pour soutenir ses bras, — et il ne s'assit pas une seule fois sur son escabeau. À l'Élévation il se prosterna et fut longtemps dans cette posture. Néel s'était placé de manière à pouvoir l'observer… et ce qu'il vit confirma les propos du vieux sacristain.

Sombreval avait pâli autant que le bronze peut pâlir et maigri autant que peut maigrir un entrelacement d'os, de nerfs et de muscles aussi formidable que l'était son corps… Son front, que ses cheveux, cléricalement coupés très-court sur les tempes, faisaient paraître plus grand encore, était toujours ce grand front de génie que connaissait Néel, et sur lequel la faux de la vie (qui a une faux comme la mort !) avait passé, mais en ce moment, ce front éclatait de l'exaltation qu'il aurait eue, si, à la lueur de ses fourneaux, l'obstiné chimiste avait enfin triomphé des gaz rebelles et réussi dans cette combinaison qu'il rêvait et qui devait sauver sa fille ! C'est qu'il faisait, — ici, — dans cette église (pensa Néel), identiquement ce qu'il faisait sur ses fourneaux allumés dans les combles du Quesnay, et il voyait ici la réussite, qu'il n'avait jamais vue à la flamme de ses fourneaux impuissants !

Cette exaltation du front de Sombreval lui donnait une magnifique physionomie. Néel en savait la cause, mais toute cette foule qui emplissait la nef l'ignorait…, et pour elle, c'était l'exaltation de la pénitence, l'enthousiasme du repentir, la joie austère de la réconciliation avec Dieu ! Ce front de Sombreval était éloquent comme un front d'aveugle : il parlait comme deux yeux ! Comparaison d'autant plus vraie que Sombreval, aveugle volontaire pour tout ce qui l'entourait, garda ses yeux imperturbablement baissés sur son missel pendant tout le temps de la messe. Néel n'en vit pas une seule fois darder le feu de dessous les touffes grises de ces sourcils terribles qui les ombrageaient, le buisson d'Horeb de ce regard, caché là-dessous, comme Dieu ! Quand la messe fut dite, Néel se plaça sur le passage de Sombreval comme il sortait de l'église pour regagner sa cellule par la cour intérieure du Grand-Séminaire, mais les yeux de Sombreval ne se relevèrent point, et le grand pénitent (on l'appelait déjà ainsi dans Coutances) passa absorbé en lui-même ou en Dieu, le long de la rangée des personnes qui se poussaient un peu pour le voir. Il semblait que cet homme, qui ne regardait que la terre, ne lui appartînt déjà plus.

XXV

Ainsi trompé dans son espoir, Néel s'en revint à Néhou sans pouvoir joindre Sombreval et survider dans son sein un cœur chargé. Il revint, comme il était allé, par la traverse, par des chemins de perdition, gouffre de fange et de cailloux, où les charrettes entraient jusqu'au moyeu, quand elles n'y restaient pas abîmées, et où, sur les berges étroites et glissantes, il fallait être un hardi casse-cou pour pouvoir maintenir les pieds d'un cheval. Néel ne haïssait pas ces chemins barbares que l'âpre indifférence de nos ancêtres à tout ce qui était danger ou peine laissait se creuser sous l'action du temps, de la pluie et de leurs lourdes charrettes, entre des champs parfaitement cultivés. Il en avait tant de fois affronté les périls et la sauvagerie solitaire ! Mais, aujourd'hui, il ne les prenait que parce qu'ils étaient le plus court pour revenir à Néhou, et surtout à Calixte, qu'il avait quittée avec un empressement si amer et si sombre et qu'aujourd'hui, après six jours d'absence à peine, il avait fureur de revoir !

Qui ne les connaît pas, ces inconséquences de l'amour, ces soudains revirements du cœur, ces dérisoires escarpolettes de la passion qui nous lance et qui nous rejette, presque au même moment, aux deux extrémités des sentiments les plus contraires ? Parti avec la rapidité fauve d'un homme qui se délivre par la fuite de la persécution de son ennemi (et, grand Dieu ! l'ennemi, c'était elle !), Néel revenait aussi rapidement vers cet ennemi, incommutablement adoré, et il y revenait avec la nostalgie brûlante de cette misérable absence de six jours ! Mauvais déjà, quand il y avait passé, les chemins, en ces quelques jours, étaient devenus pires encore.

L'hiver commençait. Il était tombé de ces noyantes pluies d'abat, comme on les nomme dans le pays, qui font de cette partie basse de la Normandie un marais l'hiver, mais au printemps le plus gras et le plus verdoyant des herbages. Le vent, il est vrai, — un fort vent qui venait de la côte, — car la côte est partout par là, et nous sommes presque des insulaires — séchait les chemins et ridait fougueusement, à mille plis, les mares qu'il n'avait pu sécher… Or, ce vent, qui prenait Néel en plein visage, s'engouffrait dans son manteau et tordait la crinière de son cheval, était, avec le défoncement et le glissant des chemins, une résistance de plus qu'il avait à vaincre. Il n'avançait pas comme il l'aurait voulu, et c'étaient les flancs du pauvre Foudre qui payaient tout cela.

Ah ! c'est sur le flanc de nos chevaux que nous écrivons, en caractères de sang, l'empressement que nous avons de vous revoir, ô vous que nous aimons et dont le destin est de faire saigner toujours quelque chose ! La rafale continue était un obstacle qui retardait Néel. En marchant contre elle, il sentait la résistance d'un mur qu'il fallait percer. Cette ventée qui n'emportait ni poussière ni feuillage, car il n'en restait ni aux chemins ni aux haies, et qui faisait fermer les portes, d'ordinaire ouvertes, aux rares maisons accroupies au bord de la route, avec leurs murs d'argile effondrés et leurs toits de paille, verts de mousse ; ce ciel bas, d'un gris de plomb sillonné de grandes nuées noires, que l'ouragan pelotonnait et emportait de ce ciel immobile, qui restait gris comme l'âme triste, lorsque les malheurs sont passés ; ce hurlement monotone du vent qui ressemblait à celui des chiens, quand ils pleurent, et quelquefois, vous le savez, ce hurlement des chiens, de ces bêtes de la fidélité, a la douceur et la tendresse aux abois du roucoulement des tourterelles… tout cela infligeait sa tristesse au cœur de Néel de Néhou.

Il marcha tout le jour et ne descendit pas de la selle. Il ne rencontra personne dans ces routes que les gens pressés prenaient encore l'été, mais où l'hiver ils ne se risquaient plus… Les seuls êtres vivants qui fussent en ces solitudes mornes, c'étaient quelques poulains à moitié sauvages qui s'abritaient contre le vent, sous les haies des prairies où ils pâturaient, et qui, le voyant et l'entendant par les trous de ces haies rompues, regagnaient l'intérieur de leurs pâturages au plus effaré de leurs galops, envoyant seulement de loin à Foudre ces hennissements tremblants et ricaneusement clairs qui sont un langage et auxquels le bel animal répondait par les siens, plus fiers et plus pleinement retentissants.

Quand le jour baissa, et ce fut de bonne heure, le vent ne cessa pas, mais il devint plus froid et plus rauque ; l'horizon, au couchant, se tacheta de jaune et de noir, comme un tigre… Puis les ténèbres commencèrent à tomber peu à peu et à filtrer dans les airs assombris, comme de l'encre qu'on verserait, goutte à goutte, dans un verre d'eau… Néel éperonna plus fort sa monture… Il était loin du bourg de S… et il voulait, avant de rentrer à Néhou, passer par le Quesnay, la revoir, la reine de ses rêves, sa désirée, celle-là qui lui mettait un si cruel ennui au cœur ! Il voulait lui raconter ce qu'il avait appris de son père… et mentir aussi pour qu'elle fût heureuse !! car il sentait bien que, s'il parlait, lui qui savait le fond de l'âme de Sombreval, il prendrait à sa charge la moitié de son imposture.

Jusque-là il avait pu se taire ; à présent, il ne le pouvait plus. Le mot de la Malgaigne à son premier retour au Quesnay, quand il avait conduit Sombreval à la Sangsurière, lui remontait à la pensée : « Mentirez-vous, monsieur Néel, vous qui êtes d'une race qui n'a jamais menti ? » Les mots persécuteurs, les mots acharnés qui nous tuent, on les voit mieux la nuit. Ils nous poursuivent mieux dans le noir de la nuit. Ils y brillent comme d'infernales pierreries, comme les étoiles de l'enfer. Les joues de Néel brûlaient de honte sous ce vent glacé, à la pensée du mensonge volontaire qu'il allait partager, mais il n'hésitait pas. Et c'était cela, bien plus que l'heure, bien plus que le mauvais temps, qui avait fait pour lui le crépuscule si hâve et la nuit si sombre, quand elle était tombée.

C'était cela bien plus que l'équinoxe et sa furie qui rendait le hurlement du vent si désespéré !… Il pressait son cheval. Il le surmenait, comme un homme qui va à son destin. Et il y allait ! mais comme tous les malheureux qui y vont, — alors il ne s'en doutait pas. Il ne pensait pas alors au genre de glaive qui lui pendait sur la tête, en ces ténèbres toujours croissantes, à travers lesquelles il poussait son cheval, toujours un peu plus… Et ce vent qui lui flagellait la figure et qui, avant de l'atteindre, avait soufflé sur le toit du Quesnay, ne disait rien de cette maison frappée, sur laquelle il avait passé !

Oui ! Elle avait été frappée ! Pendant ces quelques jours de l'absence de Néel, l'abbé Méautis avait enfin parlé. La lutte déchirante qui durait, dans sa conscience, depuis la vision de Calixte, cette scène effrayante dont il avait été témoin, avait fini par le triomphe du prêtre sur les sensibilités de l'homme, par la préférence de l'intérêt surnaturel d'une jeune fille qu'il aimait en Dieu, à son intérêt sur la terre. Un soir qu'elle était venue à l'église de Néhou et qu'il l'avait confessée pour sa communion du lendemain, il vit sans doute, dans l'âme de sa jeune pénitente, la disposition, la force secrète qu'il attendait pour lui dire la terrible chose dont il avait douté avec transe, mais dont à présent il ne doutait plus.

Il était arrivé, en effet, à la certitude. Il y était arrivé par les moyens qu'ont toujours employés les Saints et les Mystiques dans les ténèbres de la vie. Il avait prié. Il s'était fié à la prière… Il avait appuyé contre le ciel ce levier irrésistible de la prière, qui l'ouvre de force, — et, sûr de la bonté de Dieu, auquel il avait demandé un signe qui l'empêchât de se tromper sur la voie qu'il avait à suivre, il l'avait obtenu, ce signe. Mais quel était-il ?… Il ne le dit point, et Calixte ne le lui demanda pas ! Elle connaissait la sainteté de l'abbé Méautis. Avancée comme elle l'était dans la voie spirituelle, elle savait par l'histoire des grands Mystiques que Dieu, sommé de s'expliquer par ceux qu'il aime, se révèle sur les choses cachées par des signes visibles pour eux seuls. L'histoire des grands Mystiques est pleine de ces faits. Elle y croyait et elle crut l'abbé Méautis.

Lui, le pauvre abbé, — au désespoir de faire le mal qu'il allait faire à une enfant pour laquelle il ressentait cet amour divin qu'ont les grands confesseurs pour les âmes commises en leurs mains, — prit toutes les précautions humaines contre les conséquences, irrésistiblement fatales, de son devoir spirituel accompli. C'est à l'Église, en face de Dieu présent dans le Saint-Sacrement de l'autel, qu'il aurait voulu faire sa foudroyante confidence à Calixte, car il savait quelle force pouvait tomber sur l'âme de la jeune fille, de ces murs consacrés par la présence du Dieu caché sous les mystiques espèces… Mais il savait aussi le mal de Calixte. Elle pouvait d'émotion retomber dans une de ces crises ; et, alors, que ferait-il, lui, aux approches de la nuit, dans une église solitaire, avec cette fille, comme il l'avait vue déjà, — devenue tout à coup un cadavre ?

Il résolut donc de la reconduire au Quesnay, et de ne lui parler que là… Du moins au Quesnay, si le mal devait la reprendre, tout était prêt contre son atteinte… Quand, après sa confession, elle eut fait son action de grâces :

— Je vous reconduirai, mademoiselle, — lui dit-il.

Elle ne lui objecta pas qu'elle avait avec elle le nègre Pépé, et qu'elle ne voulait pas lui donner cette peine. Elle accepta très naturellement… et ils s'en allèrent, descendant la butte Saint-Jean, l'un à côté de l'autre, — ignorante, elle, comme la victime du sacrifice qu'on y conduit, sans qu'elle le sache ; et lui, triste comme le sacrificateur qui va frapper.

Quand ils furent dans le grand salon du Quesnay, et quand elle eut ôté la pelisse à capuchon qu'elle avait prise contre le vent, la physionomie défaite de l'abbé Méautis fut pour elle comme une intuition.

— Ah ! monsieur le curé, — s'écria-t-elle, vous avez voulu me reconduire au Quesnay pour m'apprendre une mauvaise nouvelle…

— Votre père se porte bien, mademoiselle, interrompit l'abbé avec une adorable précipitation qui disait la peur de son âme…

— Alors, c'est donc Néel ! — dit-elle, devenant blanche, de pâle qu'elle était quand elle avait pensé à son père…

— Non, mademoiselle, — répondit le curé. Je ne sais rien de monsieur de Néhou. Mais n'y a-t-il donc que la santé de ceux que vous aimez qui vous intéresse ?… Est-ce que pour vous, la fille de Jésus-Christ, est-ce que pour vous, la Carmélite, — il ne savait qui invoquer, le malheureux prêtre, pour donner à Calixte un peu de force sur laquelle il ne comptait pas, — est-ce que l'âme et ses intérêts éternels ne doivent pas passer avant le corps et la vie et tous ses intérêts terrestres ?…

— Eh bien ? fit-elle, placide.

— Eh bien ! dit-il, ne vous rassurez pas trop, mademoiselle, car peut-être ai-je à vous apprendre une mauvaise nouvelle… Êtes-vous bien sûre que monsieur votre père soit sincèrement revenu à Dieu ?

— Oh ! fit-elle.

Elle ne dit que cela. Mais quel beau regard elle lui jeta en même temps que ce cri sublime !

Elle était debout. Elle marcha vivement vers sa chambre, restée ouverte, et, revenant une lettre à la main qu'elle avait trouvée dans l'obscurité :

— Tenez, monsieur ! dit-elle avec une triomphante certitude.

C'était une lettre de l'évêque de Coutances, adressée à elle, Calixte Sombreval ! une lettre dans laquelle l'évêque heureux, le pasteur d'âmes qui a vu revenir au bercail la brebis rebelle, exprimait sa joie de ce retour inespéré. Toutes les mortifications dont le vieux sacristain Voyez-vous-ça avait parlé à Néel, le détail en était au long dans cette lettre. Pour que l'évêque de Coutances se fût décidé à l'écrire à la fille qui était le crime de son père, il fallait, certes, que Sombreval eût exercé une bien grande influence sur l'esprit de l'évêque. Il fallait qu'il eût parlé de la piété de Calixte avec une passion bien irrésistible, et qu'il eût donné les prières de sa fille comme la cause de son repentir.

L'abbé lut. Elle se tenait devant lui, victorieuse.

— Ah ! qui ne serait trompé ? dit-il. Mais il n'y a que Dieu qu'on ne trompe point, et c'est Dieu qui m'a parlé, à moi ! Et c'est Dieu qui veut que je vous parle, à vous, fille de foi, qui n'avez jamais voulu que sa gloire !…

Alors, avec une impétuosité qu'elle ne lui avait jamais vue, à cet homme si doux, il lui raconta tout, et cette vision du crucifix saignant contre elle, cette vision dont elle n'avait pas eu conscience et qui avait été pour lui la première dénonciation du sacrilège ! — et les luttes poignantes, infinies, par lesquelles, depuis ce terrible moment-là, il avait passé, ces luttes entre sa conscience de prêtre averti et sa pitié d'homme et d'ami ! — et jusqu'aux incrédulités de la Malgaigne, qu'il avait d'abord méprisées, n'osant se fier à cette femme singulière dont pourtant il connaissait la foi, la foi effrayée, et qui accusait si obstinément Sombreval, malgré l'espèce d'amour maternel qu'elle lui portait !

Il n'omit rien. Il dit tout. Il dit que, s'il ne lui parlait plus à elle, Calixte, de son père, la raison de son silence était cela ! que si, comme les autres prêtres des paroisses voisines, dans leurs chaires, il ne glorifiait pas, dans la sienne, le retour à Dieu de Sombreval, c'est qu'il avait peur de faire tomber un mensonge du haut de la chaire de vérité ! Il dit comme, depuis qu'il doutait, il avait supplié Dieu de le délivrer de ses doutes, de ses intolérables anxiétés ; — qu'il avait prié à toute heure, tous les jours, avec larmes, sans répit, sans soulagement, sans interruption, et tant enfin que, craignant plus la folie qu'un autre, lui, le fils d'une folle ! et craignant encore plus que de devenir fou, d'être le complice par son silence du sacrilège qui se consommait, si vraiment il s'en consommait un, il avait demandé à Dieu avec de telles instances, au saint sacrifice de la messe, de lui envoyer un seul signe qui le tirât de cette torture ; que ce signe, Dieu, touché de la misère de son serviteur, le lui avait dernièrement envoyé, — par trois fois, — et à chaque fois plus visible, — et qu'à partir de ce moment il avait été tenu de tout lui dire à elle ! et quoi qu'il pût arriver ! Ah ! certes ! qu'il était désolé du mal qu'il allait lui faire, mais qu'il la connaissait ! qu'elle lui pardonnerait ! et préférerait l'affreux mal qu'elle souffrait déjà, sans doute, à l'ignorance où elle serait restée du sacrilège de Sombreval ! — de ce dernier crime, accompli par amour pour elle ! et que seule au monde, avec un homme comme Sombreval et un pareil amour de père, elle était capable d'empêcher !

Il dit tout cela, le précipitant d'une voix hachée par l'émotion ; pâle, tremblant dans ses nerfs, mais ferme de volonté, craignant, à tout instant, de la voir tomber à ses pieds, et prêt à la recevoir dans ses bras comme sa fille qu'elle était…

Mais elle ne tomba pas. Elle ne poussa pas son cri, l'annonce effrayante de ses crises ! ce cri qui perçait tout et que l'organisation, cette bête ! poussait à l'approche de son vautour.

L'abbé surpris crut au miracle…

Elle était toujours debout… Mais aux premières paroles de l'abbé elle avait plongé son visage dans ses mains, comme on ferait au premier éclair qui brûle les yeux dans un orage. Et pendant qu'il parlait, elle avait continué de plonger plus avant, dans le creux de ses mains, de presser un peu plus, de ses deux mains, sa tête épouvantée, comme si elle eût vu la vérité, l'accablante vérité se lever pour elle dans les tendres et pathétiques paroles du prêtre !

Et quand il eut fini :

— Ô mon bien-aimé père ! — s'écria-t-elle d'une voix comprimée, du fond de ses mains qui pressaient frénétiquement son visage… Au mouvement convulsif des épaules, l'abbé Méautis crut qu'elle pleurait et qu'elle voulait cacher ses larmes, et il se dit qu'il était bon qu'elle pleurât… que la crise ne viendrait point… ni la contraction, ni l'horrible rigidité… ni les autres symptômes… Mais la peur le prit avec une main bien autrement froide que s'il l'avait vue tomber roide morte à ses pieds, quand elle releva son front et qu'elle lui montra son visage en feu.

C'était un incendie ! Elle étouffait.

— Je ne puis pas pleurer ! fit-elle d'une voix rauque, strangulée par le sanglot, cette crampe du cœur dont elle avait le sein gonflé… prêt à se rompre… mais qui n'éclatait pas !

— Priez Dieu pour que je pleure ! reprit-elle, car je vais mourir… et il me faut le temps, le temps seulement de lui écrire : « Je me meurs. Reviens ! »

Et elle tomba affaissée sur le canapé, mais elle ne s'y renversa pas. Elle était droite encore. Elle se retenait à la vie. L'idée de sauver son père la faisait s'attacher au bord du gouffre ! Cependant elle sentait qu'elle mourait, et parce qu'elle le sentait et qu'elle avait dans le cerveau le tournoiement suprême, elle fit signe avec un geste fou de se hâter.

Il sonna les deux noirs, comme il eût sonné le tocsin. Ils accoururent.

— De l'eau bouillante pour mes pieds ! — fit-elle. Il me semble que je n'ai plus de pieds.

La tête commandait, la tête qu'elle allait perdre tout à l'heure ! L'abbé comprit… et qu'il fallait à tout prix rappeler aux pieds le sang de cette tête où il immergeait avec tant de furie.

— Oh ! mon pauvre ami en Dieu, lui dit-elle, hâtez-vous ! hâtez-vous ! donnez-moi tout ce qu'il faut pour lui écrire !

L'abbé, éperdu, roula devant elle une petite table qui se trouvait là. Il plaça dessus deux bougies qui éclairaient à peine ce vaste salon, dont les angles, trempés dans l'ombre, paraissaient plus grands à la lueur de ces deux maigres bougies solitaires.

— Je ne vois pas ce que j'écris ! — fit-elle avec effroi. Ô monsieur le curé, vous aussi, je ne vous vois plus ! Vous m'avez dessillé les yeux de l'âme. Dieu vient de m'ôter ceux du corps. Je suis aveugle…

Ce fut le curé qui s'écria. Il la regarda aux yeux, effaré ; à ces yeux tout grands qui avaient cette espèce de démence des yeux ouverts qui n'y voient plus !

— Oh ! donnez ! donnez ! fit-elle en agitant les mains dans les ténèbres… J'écrirai sans y voir… Il m'aime tant qu'il reconnaîtra bien ma main !

Mais, les mains étendues vers lui, elle roula la tête la première sur le canapé, sans connaissance ; — et cinq minutes après, les phénomènes cérébraux prenaient le plus alarmant des caractères.

L'eau bouillante qu'elle avait demandée ne rappela pas le sang des hautes régions où il était monté. Le curé Méautis partit à pied pour la bourgade voisine. Il alla lui-même chercher le médecin. Hors de lui de douleur, il s'en allait, par la nuit sombre, le long des chemins, en pleurant. Il pleurait sur la jeune fille qu'il avait peut-être tuée inutilement, car elle n'avait pas eu le temps d'écrire à son père ; et cet aveuglement subit, et cette perte de connaissance, et ce délire si promptement envahisseur, tout semblait faire pressentir au prêtre que la coupe de la colère divine était pleine, et qu'au tribunal de la Justice céleste Sombreval était condamné !

L'abbé ramena le docteur d'Ayre et ne se contenta pas de ce médecin sceptique. Il ramena aussi le docteur Hérault, qui avait déjà soigné Néel au Quesnay. La maladie de Calixte, très grave en elle-même, l'était d'autant plus que la jeune fille était déjà souffrante de la névrose de toute sa vie. Elle offrit bientôt le spectacle des symptômes les plus alarmants et les plus compliqués. Les médecins se trouvèrent placés dans l'entre-deux de deux médications contraires ; et cependant le mal marchait et le péril était si grand qu'il fallait agir et jouer cette dernière carte qu'à une certaine heure on joue au lit des malades, comme à la guerre. Calixte n'avait pas repris connaissance… L'abbé Méautis, dès qu'il avait dit sa messe et fini ses confessions à son église de Néhou, revenait s'établir au pied du lit de Calixte, guettant un moment de connaissance dans la jeune fille, pendant lequel elle pourrait écrire le mot qui devait arracher Sombreval à sa vie nouvelle et le rappeler au Quesnay, — et, si le péril s'accroissait, pensant lui-même à écrire à Sombreval pour le prévenir du mal et du danger de son enfant.

Une nuit qu'il y était, — car il passait la nuit, et il ne regagnait son presbytère que quand le jour commençait à poindre, — à ce mystérieux moment où les malades s'assoupissent, — une nuit, — c'était la troisième qu'il passait — il vit paraître Néel devant lui, tout à coup…

Parti le matin de Coutances, Néel avait, — comme nous l'avons vu, — voyagé tout le jour sous ce vent du sud-ouest, familier à la presqu'île et qui avait retardé sa marche. Avant de rentrer à Néhou, il avait passé devant la façade du Quesnay. L'heure était trop avancée pour qu'il songeât à y entrer, mais, quand il eut dépassé la tête de l'étang et qu'il se fut retourné, comme il faisait toujours, la main sur la croupe de son cheval, pour voir la maison où dormait sa vie, — celle-là qui ne dormait jamais dans son âme ! — il aperçut aux fenêtres du salon qui donnait sur l'étang une lueur… qui lui coula au cœur une inquiétude. Une chouette, agacée peut-être par le sifflement des girouettes, virant sur leurs tringles de cuivre à ce vent qui soufflait, poussa son cri entre les hautes cheminées, et sembla avertir Néel qu'un malheur était là, sous ce toit morne qu'il regardait… On est si superstitieux quand on aime ! Il ramena la tête de son cheval et redescendit la pente qu'il avait commencé de monter… Il poussa la barrière de la grande cour avec précaution, et, ne voulant réveiller personne au Quesnay, si son pressentiment le trompait, il alla à la porte de l'étable, où les fils Herpin, qu'il héla, couchaient pêle-mêle avec leurs bœufs. Il apprit d'eux que Mademoiselle était à la mort, et que monsieur le curé la veillait… Pris d'une palpitation de cœur furieuse, il se précipita de cheval, attacha Foudre au vase de géraniums où il l'attachait d'ordinaire et monta le perron, comme un homme vacillant du coup qui vient de le frapper…

La porte de cette maison, gardée par des superstitions plus fortes que des dogues, était ouverte, comme dans le jour, et il y pénétra jusqu'au salon, silencieux sous ses portières tombées, où il trouva l'abbé Méautis, veillant la malade, avec les deux noirs Ismène et Pépé. Du feu dans la grande cheminée, des lampes sous leurs abat-jour, des fioles débouchées, des linges étendus au dos des meubles, un bougeoir allumé derrière une porte, une cuvette où séchaient quelques palettes d'un sang noir, voilà tout d'abord ce qu'on apercevait dans ce salon où pesait cet air fiévreux, très perceptible pour Néel, qui avait, tout le jour, respiré l'air salin du voisinage de la mer.

L'abbé, qui vint à Néel dès qu'il le vit lever la portière, lui conta à voix basse que Calixte n'était pas malade de ses crises, mais d'une maladie dont le siège était au cerveau, et sur l'essence de laquelle les médecins n'étaient pas d'accord. Connaissant l'amour de Néel pour Calixte et la fougue de son caractère, le prudent curé ne lui parla pas, cette nuit-là, de la cause du mal de Calixte : il ne la lui dit que le lendemain.

À cette nouvelle, Néel bondit comme un jaguar sur le prêtre.

— Bourreau de Calixte ! s'écria-t-il.

Et il eut l'idée de le jeter par la fenêtre dans l'étang qui était au-dessous.

— Vous pouvez faire de moi ce que vous voudrez, — dit l'abbé qui n'opposa aucune résistance, qui ne se débattit même pas sous l'étreinte forcenée du jeune insensé, devenu féroce ; — je suis entre vos mains, monsieur, et je comprends votre colère. Hélas ! oui, c'est moi qui suis la cause de tout le mal que vous voyez, et j'en souffre presque autant que vous, mais il m'est pourtant impossible de m'en repentir !

Le calme, quand il est auguste, a toujours cassé les bras à la violence. Néel fut dompté par la douceur du prêtre. Ses mains qui l'étreignaient, tombèrent…

Alors l'abbé lui raconta de point en point ce qui s'était passé depuis son absence. Néel, le fougueux Néel, écouta dans le denier degré de la surprise et presque de l'effroi, de l'effroi qui tua en lui toute colère, le récit du curé, dont les révélations surnaturelles concordaient si bien avec ce qu'il savait, lui, Néel, et ce que dans le monde entier il savait seul !… Religieux comme il l'était, d'instinct et d'éducation maternelle, il admira comment, à l'heure même où il prenait l'engagement dans son cœur de partager le mensonge de Sombreval, Dieu, le maître des circonstances, rendait inutile cet engagement et le frappait de nullité. Il s'émerveilla de l'aspect providentiel qu'avaient subitement pris les choses… Il ne se crut plus obligé de garder avec ce prêtre, divinement informé, le secret de Sombreval, dont il était le dépositaire et qu'il avait gardé avec la Malgaigne. Il l'aurait gardé avec l'univers, mais il fut vaincu par cette main de Dieu, si visible.

— Monsieur, — répondit-il à l'abbé Méautis quand il eut reçu la confidence du prêtre, Dieu est certainement dans tout ceci. Même avec vous je me serais tu… et en me taisant j'aurais partagé le crime de cet homme, car, vous aviez raison, il ne croit ni à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait dans ce moment. C'est un imposteur, et je le savais.

Et il rendit à l'abbé confidence pour confidence. Il se déchargea du poids qui l'accablait depuis si longtemps… Il sortit de cette sphère de mensonge qui l'étouffait. Il respira hors du masque dans lequel il était obligé de vivre, même auprès de Calixte… et qui sait ? car l'homme se mêle toujours à tout… qui sait s'il ne brisa pas d'autant mieux ce masque, que cela ne lui rapportait rien de le porter… et que de la compression à laquelle il s'était condamné par amour pour elle, Calixte, la carmélite Calixte, ne devait jamais être le prix !

Ce n'était pas, en effet, le danger nouveau de Calixte Sombreval, cette mort présentement suspendue sur sa tête, qui faisait pressentir à Néel de Néhou qu'elle était perdue pour lui, — irrémissiblement perdue ! Depuis longtemps il le savait.

Puisque la rentrée de Sombreval dans le sacerdoce n'avait rien changé à la résolution qu'elle avait prise de ratifier publiquement les vœux qu'elle avait secrètement prononcés, Néel n'avait plus l'illusion de la plus chétive espérance. Il l'aimait, comme ils disent qu'on ne peut pas aimer longtemps, les moralistes raccourcis ! Il l'aimait sans espoir. Et il l'aimait tant, cependant, quoique sans espoir, que la maladie dont elle était la proie couvrit de la peur de la voir mourir tous les autres sentiments de son âme.

Oh ! trembler pour la vie de ce qu'on aime, inquiétude suprême, terreur inouïe ! Il savait, oui ! qu'elle était perdue pour lui ; que les murs d'un couvent allaient bientôt le séparer d'elle tout autant que la pierre d'une tombe… N'importe ! Il n'y a que la mort qui soit irrévocable ! Les murs du couvent, au fond duquel elle allait s'engloutir, seraient chauds à baiser, tandis que la pierre d'une tombe est si froide !

Voilà ce qui serrait le cœur de Néel pendant cette maladie de Calixte, dont les progrès rapides comme de la flamme sur de la poudre n'épouvantaient pas que l'amour, mais la science elle-même… Les médecins qui soignaient la jeune fille étaient arrivés en peu d'heures à cet instant fatal dans les maladies où l'homme, battu par l'incompréhensible, se croise les bras et fait appel à la nature.

Ils le dirent à Néel et à l'abbé. Néel ne retournait plus le soir à Néhou, chez son père, où se trouvaient alors, pour y passer quelques jours, monsieur de Lieusaint et Bernardine, cette insupportable Bernardine qu'il haïssait presque maintenant. Hâve de douleur et à moitié fou, il ne quittait plus le chevet de la malade. De son côté, l'abbé Méautis y revenait aussitôt que ses devoirs journaliers de curé étaient accomplis.

Frappés de l'attitude inerte des médecins, voyant que le délire continuait et que la malade pouvait mourir d'un instant à l'autre sans avoir repris connaissance, ils eurent tous deux la même pensée, qui était d'écrire à Sombreval. Néel lui apprit, dans une lettre courte et haletante, ce qui se passait au Quesnay, — et comme la poste de ce temps-là n'avait pas la rapidité de celle d'aujourd'hui, il fit monter à cheval son vieux Bellet et l'envoya par la traverse.

Mais le mal marcha plus vite au Quesnay que l'émissaire de Néel dans ces routes perdues… Le matin même que partit l'ancien postillon, le docteur Hérault avait constaté l'apparition de symptômes nouveaux, signes infaillibles d'une mort prochaine, — dit-il au curé. — Combien de temps encore la malade résisterait-elle ?… Il ne le savait pas, mais, selon lui, si une crise ne se déclarait pas toute-puissante, — de minute en minute l'épanchement au cerveau pouvait commencer !

XXVI

Au cas où les prévisions du docteur se réaliseraient, Calixte mourrait sans reprendre connaissance, comme l'abbé et Néel le craignaient… et pour Néel, c'était là une douleur de plus ! Ah ! son cœur à lui, débordait ! Il était parti pour Coutances, irrité contre Calixte ; et quand il en revenait apaisé par l'absence qui lui avait prouvé à quel point son pauvre cœur avait besoin d'elle et de l'intimité avec elle, voilà qu'il ne la retrouvait plus, car cette tête en délire, ces yeux égarés par la fièvre, ces gestes incohérents, tout cet être terrassé et défiguré, gisant là, sur ce lit défait, ce n'était plus Calixte ; c'était une dérision de la Calixte qu'il aimait, une atroce dérision de la vie !

L'idée qu'il ne verrait plus le regard adoré s'arrêter sur lui, encore une fois, avec sa douceur infinie et son intelligent rayon ; qu'il n'entendrait pas de cette bouche sans sourire et que la mort allait fermer le dernier adieu, le dernier mot de tendresse sur lequel on peut vivre encore quand on l'a entendu ; que cette main qui n'était plus que le siège de mouvements involontaires ne presserait plus, avant de se glacer, sa main de l'étreinte fraternelle qui ne lui avait pas suffi pendant qu'elle vivait, cette idée était plus pour lui que la mort même de Calixte ! C'était l'inconsolable regret d'avoir vécu ces derniers jours de sa vie loin d'elle et de n'avoir pas eu, de n'avoir pas dévoré ces malheureux derniers jours !

Il la pleurait déjà dans le passé comme il la pleurait dans l'avenir, et il rugissait de sanglots. Toute grande douleur a toujours commencé par démoraliser l'homme qu'elle frappe. Saisi par l'idée religieuse, Néel avait fini par accepter sans récrimination et sans reproche la conduite de l'abbé Méautis, qui le délivrait d'un mensonge. Mais, quand le danger fut devenu imminent pour Calixte, la nature humaine se retourna, et Néel sentit pousser et grandir dans son cœur contre l'abbé une horrible fureur de haine qui tout à coup séchait ses larmes et qui le rendait impie et sauvage.

Lorsqu'il pensait qu'après tout c'était ce prêtre qui lui avait tué sa Calixte, il était tenté de se jeter sur lui comme la première fois et de le déchirer, et il n'était désarmé que par les larmes de l'abbé, presque aussi malheureux qu'il l'était lui-même, malgré la confiance qu'un prêtre si saint devait avoir en Dieu et dans la prière.

Hélas ! l'abbé Méautis avait eu recours à cette prière avec plus de flamme que d'apaisement. Il ne s'était pas contenté de prier lui-même : il avait voulu que sa chère pénitente Calixte pût profiter de cette grande communion de la prière, instituée par celui qui a dit : « Lorsque plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. » Comme curé de Néhou, il avait recommandé au prône sa paroissienne, la mourante du Quesnay. Il avait pour elle prescrit les prières publiques des Quarante Heures, comme on fait dans les jours de fléau, pendant une inondation ou un incendie.

« Ce serait, en effet, chrétiens, un fléau pour vous, dit-il en chaire, si elle mourait, cette sœur que vous avez si longtemps calomniée et qui nourrissait tous les pauvres de la contrée par ces mains que voilà, — par les mains du pasteur qui savait seul le secret sublime de l'humilité de ses vertus ! Vous ne saurez que quand elle ne sera plus, mes frères, jusqu'où allait sa charité pour vous, si durs et si injustes pour elle !… »

De telles paroles, dites avec un visage abîmé de larmes, par ce curé révéré auquel on croyait comme à Dieu, faisaient leur trouée dans le cœur électrique de ces foules et l'église ne désemplissait pas. Des gens de Néhou et de Monroc, qui, sans cela, n'eussent jamais pensé à entrer dans la cour du Quesnay, de cette maison de l'ancien maudit (ils disaient déjà l'ancien maudit !) qui ne l'avait pas si bien été qu'il ne fût revenu à repentance, vinrent en grand nombre frapper à cette porte abandonnée, où l'on ne voyait plus même les pauvres, et demander avec intérêt aux deux sinistres faces de crêpe : comment la Demoiselle allait ?…

Mais les réponses étaient funèbres… Le danger croissait à chaque instant. Les docteurs d'Ayre et Hérault se relayaient au Quesnay, mais ils étaient à bout d'expériences et de remèdes. Ils étaient vaincus par le mal. Dès sa première invasion, ils avaient pratiqué à diverses reprises, et toujours sans succès, des saignées profondes où le sang avait peu coulé, et ils interrogeaient vainement ce pouls en désordre qui ne leur répondait plus rien dont ils pussent tirer une prévision.

Ils regardaient d'un œil stupéfié ce visage noir sous l'afflux du sang qui y était monté et qui avait produit cette cécité subite dont l'abbé Méautis avait eu l'épouvante ; et près d'eux, Néel et l'abbé, qui pensaient au père, en contemplant l'état désespéré de l'enfant, se disaient : « Quand le père arrivera, il sera trop tard ! » et la croyaient à l'agonie.

Elle y était, en effet… Mais, comme tout devait être extraordinaire dans la destinée de cette fille extraordinaire, il éclata tout à coup un de ces rares phénomènes comme la médecine en constate de loin en loin dans ses annales, sans pouvoir jamais les expliquer, et qui fut la cause d'un de ces spectacles qui ne sortent plus du souvenir de ceux qui y assistent et leur font après, dans la vie, trouver tout événement insignifiant…

À cet instant formidable que le docteur Hérault avait assigné à l'infiltration du cerveau, le sang, si rebelle à tout jusque-là, abandonna, comme une mer furieuse qui reflue, la face tuméfiée de Calixte dont les traits, aussi purs que ceux d'un camée, avaient disparu déjà… disparu avant que la planche du cercueil fût sur elle ! et par une de ces mystérieuses réactions, magie cachée de l'organisation humaine ! la face, les tempes, la gorge, injectées, se dégagèrent et passèrent sans transition — en deux éclairs ! — du pourpre violacé au pourpre vif, du pourpre vif à la pâleur ordinaire à cette tête si pâle ! Les yeux dégonflés s'ouvrirent… Ils avaient encore l'éclat de la fièvre, mais du moins ils avaient le regard qui disait qu'ils avaient recouvré la vue !

— Elle y revoit ! s'écria l'abbé Méautis, sur qui tomba ce premier regard.

Et c'était vrai, elle y voyait ! Et à mesure que le regard lui revenait, le cerveau, délivré du sang qui avait failli l'emplir comme une éponge, le cerveau reprenait peu à peu la connaissance et la mémoire, et l'idée de son père, — cette idée qui l'avait frappée de cette espèce d'apoplexie, fut la première par laquelle se remontra l'intelligence !

— Mon père ! fit-elle d'une voix violente et faible…

— Votre père, dit l'abbé, ô chère Calixte que Dieu nous renvoie ! il va venir. Monsieur de Néhou lui a écrit pour vous que nous croyions mourante et qu'il retrouvera ressuscitée.

— Ah ! fit-elle, reconnaissant Néel à son tour. Vous êtes donc revenu, Néel !

Et elle lui tendit la main avec ce sourire qu'il ne croyait plus jamais revoir, et qui lui ouvrit le ciel, quoiqu'il fût, ce sourire, d'une navrante mélancolie. Néel tomba à genoux auprès du lit, tenant cette main qui sentit ses baisers et qui se retira doucement de dessous ces lèvres brûlantes…

— Vous l'avez vu ? parlez-moi de lui ! — fit-elle avec des yeux avides.

— Mais non ! plutôt, ne m'en parlez pas ! ajouta-t-elle en se reprenant, comme si elle eût deviné ce qu'il allait dire. Est-ce que je ne sais pas tout ?…

Et elle se tut aussi… Elle leva au ciel des yeux où se peignaient l'amour et l'admiration pour son père, mêlés à une indicible horreur, et deux larmes, — seulement, — coulèrent en silence sur son visage, redevenu pâle et beau.

… Était-elle sauvée ? comme l'avait dit l'abbé dans sa joie. Le docteur, attentif à ce que ne voyaient pas les autres, avait tristement et imperceptiblement hoché la tête au mot de l'abbé Méautis. — S'il n'y avait eu qu'une maladie (dit-il plus tard), peut-être eût-elle été sauvée par cette réaction aussi foudroyante que l'avait été l'invasion du mal et qui l'avait si rapidement déplacé ! Mais il y en avait deux.

Sous l'effroyable désordre sanguin causé par la violence d'une émotion, et probablement dans un de ces moments où les jeunes filles sont plus exposées à des révolutions soudaines, il y avait, permanente et tenace, la névrose indomptable à tout, cette névrose de toute sa vie dont la cause était encore plus dans le moral de la malade que dans son physique. Or, quand le premier mal cessait, le second se retrouvait, et avec une action d'autant plus funeste sur l'organisme de la jeune fille, que cet organisme était épuisé par les souffrances de toute sa vie, et que le mieux qu'elle avait éprouvé depuis le départ de Sombreval créait le danger d'une rechute.

— Nous ne sommes que les médecins du corps, — dit le docteur Hérault, — et cette enfant est malade d'une idée, — et vous savez mieux que moi, — ajouta-t-il, — de quelle idée elle est malade, monsieur le curé ?

Il le savait, en effet, mieux que le docteur, et il voyait que cette idée dans la malheureuse éteignait tout espoir du mieux auquel il avait cru d'abord. D'ailleurs, l'état de Calixte eût révélé à de plus ignorants que lui et que Néel la présence d'un mal qui changeait de forme comme un Protée.

Après une heure de prostration dans laquelle Calixte resta comme abîmée, ses souffrances nerveuses, qui pouvaient s'assoupir, mais dont le principe était toujours en elle, se réveillèrent comme des tigresses endormies et la rejetèrent dans la vie intense des sensations. Chaque cheveu de cette belle tête blonde devint une aiguille de douleur. De profonds tressaillements secouèrent à le briser ce corps fragile. Ses yeux, qui se cernèrent d'un cercle noir, semblèrent se creuser sous leurs arcades sourcilières et remonter vers le cerveau, signe effrayant qui fit frissonner Néel, car c'était le signe précurseur de ces attaques qui ressemblaient à de l'épilepsie et qui finissaient toujours par la contraction et la rigidité.

Elle avait encore sa voix, mais elle se creusait comme ses yeux.

— Vous m'avez donc crue sauvée ? cher abbé, dit-elle, — et vous aussi, Néel, vous l'avez cru ? Mais vous ne le croyez pas, vous, docteur, n'est-ce pas ? et moi, je sens que je suis morte. Je le sens à la source même de mon être… Ô mon pauvre abbé ! c'est votre terrible révélation qui m'a tuée, mais soyez béni pour ce mal salutaire. Il ne s'agissait pas de moi, mais de lui ; mais d'empêcher à tout prix ce qu'il voulait faire !

Ah ! empêchez cela, au prix de ma vie, et je mourrai heureuse ! Il m'aime tant, allez ! qu'il m'accordera tout ce que je lui demanderai, cet adorable père qui voulait me donner son éternité ! Oui, monsieur le curé, je suis bien tranquille. Je suis sûre de lui. Cet horrible sacrifice qu'il voulait faire à son enfant ne s'accomplira pas. Et pourquoi s'accomplirait-il, puisque je serai morte, — ajouta-t-elle profondément comme si elle fût résorbée en elle-même, — et qu'il ne le faisait que pour moi ?

Néel et l'abbé avaient le cœur transpercé de ces paroles, mais ils sentaient, pendant qu'elle les disait, se couler dans leur âme le froid de la conviction qu'elle mourrait comme elle l'assurait avec une si poignante certitude, et ils n'osèrent la détromper, lui répondre : Non ! qu'elle ne mourrait pas !… Elle demanda anxieusement l'heure ; et à Néel, combien il avait mis de temps à revenir de Coutances ?

— Je suis sûr de mon vieux Jean Bellet comme de moi-même, dit Néel. Ce soir il sera à Coutances. Ils peuvent être ici dans deux jours.

— Mais vivrai-je deux jours ! — s'écria-t-elle avec angoisse. Vivrai-je encore deux jours, docteur ? Me cautionnerez-vous bien deux jours, — dites ? Priez, mon ami, fit-elle en se tournant vers le prêtre, — priez pour que je ne meure pas avant d'avoir revu mon père et pour que je vive encore ces deux jours !

Un sanglot qui venait du pied du lit lui fit tourner les yeux vers Néel, qui la regardait dans une espèce d'extase de douleur.

— Pauvre Néel, vous m'aimiez bien, dit-elle.

Cette manière de mettre tout au passé était navrante, et ce mot acheva de faire éclater Néel en sanglots. — Dans l'immersion des douleurs de la vie, un simple mot, comme la dernière goutte d'un verre plein, fait tout déborder.

— Vous m'aimiez… oui… trop peut-être. Ah ! oui, trop, reprit-elle. Et ce n'est pas changé, n'est-ce pas ? vous m'aimez encore…

Pour toute réponse, il la regarda d'un de ces regards qui étreignent l'âme comme les bras étreindraient le corps…

— Oh ! je le crois ! — reprit-elle. Puis après un silence : Eh bien ! si vous m'aimez, cher Néel, que je ne vous sois pas importune ! — dit-elle avec cette grâce humble qui, dans la femme aimée, est la plus grande des toutes-puissances. Voici le moment venu de me le prouver.

Néel, qui devina, sentit la colère passer sous ses larmes. La veine de son front devint d'un bleu livide.

— Revoilà mon violent ! — fit-elle en souriant, — mais venez près de moi et mettez-vous là où vous étiez tout à l'heure… — Et il s'agenouilla, au bord du lit, sur le tapis.

Elle lui posa la main sur le front comme une mère l'eût fait à son enfant.

— Ô mon cher Néel ! reprit-elle, mon unique ami après mon père ! ô mon frère d'élection ! vous ne feriez donc pas ce que vous demanderait votre sœur, votre Calixte qui va mourir !

La musique de cette voix où la séduction de la femme se mêlait au charme sans égal de la sainte tordait les nerfs de Néel, — et la volupté d'avoir cette main magnétique sur les cheveux apaisait la tempête de son âme, comme la main du Christ, étendue, apaisait les flots soulevés du lac où ses disciples croyaient périr !

— Ah ! dit-il, attendri et enivré en même temps, ne suis-je pas à vous, Calixte ? Mais vous le savez, si vous mourez… je dois mourir !

— Non ! répondit-elle, il faut que vous viviez… Je le veux. Nous avons eu tort d'écouter la Malgaigne et de croire à ses superstitions. Nous étions des enfants. L'Église défend ces choses… N'est-ce pas, monsieur le curé ?… Vous vivrez donc, Néel, pour faire ma volonté et celle de votre père, qui n'a que vous, et qui vous a fiancé à une noble fille qui vous aime…

Il releva la tête sous la main toute-puissante, comme un cheval de race qui aurait secoué sa gourmette.

— Vous vivrez enfin pour mon père aussi, à moi… continua-t-elle, pour mon père qui n'aura que vous, quand je serai morte. Le Sauveur, du haut de sa croix, n'a-t-il pas légué sa divine Mère au disciple qui l'aimait le plus ?… moi, je vous lègue mon père. Vous ne pouvez pas refuser de prendre un tel legs !

— Oh ! votre père, — fit Néel, c'est presque le mien ! Et il l'aurait été tout à fait si vous l'aviez voulu, Calixte. Tant que j'aurai un souffle, ce sera pour votre père ! Mais ne me parlez pas de Bernardine…

Il s'arrêta, voyant le mal qu'il lui faisait.

— Ainsi, reprit-elle avec une douceur déchirante, je souffre et je vais mourir, mais je ne souffre pas assez encore, et vous allez empoisonner les derniers moments de ma vie. Écoutez, Néel : si vous n'épousez pas mademoiselle de Lieusaint, vous me ferez la plus grande peine que je puisse éprouver après celle qui m'a tuée, et je vous devrai un remords. En vous laissant vivre près de moi, j'aurai détruit le bonheur d'une jeune fille qui vous était fiancée et qui mourra du mal que je lui aurai fait. J'aurai flétri à tout jamais l'espoir de la vieillesse de son père et du vôtre.

Trois malédictions seront sur moi et sur ma mémoire. Eh bien ! je vous demande de m'ôter ce poids qui m'oppresse le cœur à l'instant suprême où le cœur va cesser de battre, et où mon âme doit paraître, pure de tout reproche, devant la justice de son Dieu ; et vous, mon ami et mon frère, vous repoussez ma prière ! Vous ne voulez pas avoir cette pitié pour moi, cette dernière pitié !

Elle aurait amolli l'acier en parlant de la sorte, et le cœur de Néel se fondit.

— Calixte, — fit-il vaincu, je me suis voué à vous. Je me suis donné à vous. Je vous appartiens. Vous pouvez m'envoyer au martyre. N'est-ce pas votre sainte Thérèse, — ajouta-t-il, — qui a dit qu'elle aimerait Dieu jusque dans l'enfer ? C'est de là à présent que je vais vous aimer !

— Non ! dit-elle vivement, il n'y a plus d'enfer quand on aime, et l'idée du bien que vous m'aurez fait à l'heure de la mort, ô mon Néel dévoué ! si je vous reste chère, vous sera peut-être un paradis ! »

Il ne répondit pas. Il l'aimait trop pour la croire, mais il pensait à la grande Malgaigne et au soldat blanc de la Lande-au-Rompu, à qui elle avait dit le sort. Il pensait qu'elle lui avait dit aussi le sien et qu'il était écrit… là où se font les destinées… que Calixte morte, il mourrait…

— Qu'importe que j'épouse Bernardine, — pensait-il pendant que Calixte le croyait résigné pour elle à ce sacrifice, — puisque je suis sûr de mourir ! — Et l'idée d'attacher un dernier sourire à ces lèvres charmantes, en lui accordant ce qu'elle demandait, l'enivrait déjà, et il était prêt à tendre — tout de suite — la main de l'époux à cette fille haïe, si Calixte l'exigeait.

Et précisément elle l'exigea. Quoiqu'elle crût absolument à la loyauté de Néel, elle voulut le lier pourtant par plus d'une promesse. Elle voulut voir par ses yeux le bonheur qu'elle allait donner à Bernardine pour tout le mal qu'elle lui avait fait, et elle pria l'abbé Méautis d'aller au château de Néhou pour en amener les habitants au Quesnay. « Ils viendront, dit-il. On ne refuse rien à une mourante. » Elle prit même l'abbé Méautis à part et lui dit des choses que Néel n'entendit point. L'abbé partit. Il revint au bout de quelques heures et annonça que le vicomte Éphrem et les Lieusaint allaient arriver.

XXVII

Bernardine de Lieusaint, qui avait la fierté de la jalousie par-dessus son autre fierté, avait été, des trois habitants de Néhou, la plus difficile à décider. Elle répugnait à devoir son bonheur à Calixte, à celle qui depuis si longtemps la faisait souffrir ! Et encore quel bonheur ! Calixte lui donnerait Néel, mais ne lui rendrait pas le cœur de Néel. Elle l'emporterait dans la tombe, et elle, Bernardine, garderait sa jalousie, car la mort de la rivale aimée ne guérit pas de la jalousie.

Sentiment songe-creux pour lequel tout rêve est une réalité ; furie aux chimères, qui tire de ses propres flancs les serpents qui les lui dévorent, la jalousie s'exaspère mieux contre un fantôme, qui lui échappe toujours, que contre un être vivant qui est là et qu'elle peut déchirer. On ne déchire pas plus un fantôme exécré qu'on n'embrasse un fantôme adoré, et voilà le supplice ! Au moins, on en finit avec la vie, on n'en finit pas avec la mort ! Bernardine devinait cela. Et tel fut le motif de sa résistance à descendre au Quesnay.

Mais son père et le vicomte Éphrem, qui ne croyaient guère aux sentiments éternels et qui trouvaient que la générosité de Calixte arrangeait leurs projets de famille, firent valoir cette générosité à Bernardine, et l'entraînèrent par là, elle qui était généreuse !

— Compère, — disait le vieil Éphrem à M. de Lieusaint en s'asseyant dans son char à bancs, — hé ! hé ! avais-je tort d'avoir de la sympathie pour cette petite du Quesnay ?

Langage de son temps, au vicomte, impertinemment familier, qui faisait blanchir les lèvres de Néel, quand son père l'avait en parlant de Calixte, et que le vicomte aurait eu avec la Sainte Vierge elle-même, si elle n'eût pas été de qualité et qu'il l'eût connue à dix-huit ans.

Cependant, tout léger qu'il fût, ce qu'il trouva dans ce grand salon du Quesnay, transformé en chambre de malade, fut un spectacle à l'unisson duquel se mit immédiatement l'âme de ce hobereau qui, après tout, était l'âme d'un homme ! Calixte était dans ce même lit vert à la Louis XIV où le vicomte avait vu déjà étendu son fils Néel. Néel était toujours à genoux au chevet de ce lit… Et c'était Calixte qui le consolait. Elle lui essuyait les yeux avec son mouchoir… Sa tête, élevée sur des oreillers moins blancs qu'elle, avait une telle expression de douleur surmontée et de pitié pure ; elle était si noble et si chaste en essuyant les yeux de ce beau jeune homme à genoux, que les deux vieillards du dix-huitième siècle ne se jetèrent pas le mauvais regard de leur temps !

D'ailleurs, une mort, — une mort certaine, — avait mis sa griffe sur ces traits, dont rien ne pouvait détruire la beauté. À deux ou trois dépressions dans cet adorable angle facial, au rétracté de ces narines dont la ligne exquise se creusait, comme si le statuaire divin qui les avait sculptées eût trop appuyé son ciseau, on sentait que la mort avait déjà plombé pour le cercueil cette tête qu'elle devait emporter ! Les cheveux de Calixte, d'un blond qui n'était pas humain, fils conducteurs de ces douleurs sans nom qui lui dardaient jusqu'au fond du cerveau leurs brûlants aiguillons, s'étaient hérissés sur son front, dont ils découvraient les sept pointes, par le fait de ces douleurs qui devaient amener fatalement la mort ou la folie.

N'ayant plus là son père, elle avait ôté de son front ce bandeau qu'on y voyait toujours, et le signe dont elle était marquée apparaissait, auguste et effrayant, sur ce front pâle, comme la croix rouge sur la cotte blanche du Templier. Placée comme elle était dans son lit, on voyait sur sa poitrine, et par-dessus la batiste strictement fermée qui gardait son sein comme une guimpe, son scapulaire de carmélite qu'elle ne pensait plus à cacher. À elle seule, Calixte était tout un spectacle, un spectacle étonnant et formidable, mais touchant aussi, touchant jusqu'aux larmes, car la jeune fille, la simple jeune fille, dans sa grâce incomparable, adoucissait en elle ce que la Beauté, l'Intelligence et la Sainteté y avaient, toute sa vie, versé de pathétique et de grandiose !

— Monsieur le vicomte et monsieur de Lieusaint, — dit-elle aux deux vieillards avec cette suprême aisance qui faisait toujours l'étonnement de ceux qui ne savent pas quel air de reine du monde donne la solitude, quand une femme y vit avec Dieu, — vous pardonnerez bien à une mourante le petit dérangement qu'elle vous cause, et j'espère que vous ne le regretterez pas… Vous avez plusieurs fois déjà daigné être mes hôtes au Quesnay. Je vous remercie d'avoir bien voulu l'être encore.

Alors vous veniez pour votre fils, monsieur de Néhou : eh bien ! c'est pour votre fils qu'encore aujourd'hui vous serez venu. J'aime tant mon père, — fit-elle en jetant aux deux vieillards un regard qui leur alla jusqu'au fond du cœur, — j'aime tant mon père, qu'il me semble qu'il y a un peu de mon père dans tous les pères, et voilà pourquoi je vous ai désirés ici tous les deux.

Elle s'arrêta. Parler la faisait souffrir davantage. Le curé Méautis lui en fit l'observation.

— Il faut que je me hâte, abbé, — répondit-elle. Qui sait si dans une heure je pourrai parler !

Oui, reprit-elle avec effort, je vous ai désirés tous les deux… et mademoiselle Bernardine aussi… parce que j'ai à remplir un devoir envers vous tous, envers tous les trois… Regardez ce pauvre Néel, monsieur de Néhou ! Il ne s'agit plus ici de réserves pusillanimes, il ne s'agit plus de pudeurs humaines, quand on va paraître dans quelques heures devant son Dieu. Je puis bien dire maintenant, monsieur le vicomte, qu'il m'a aimée, votre fils Néel… — Et la dernière vapeur rose qui devait monter à sa joue y monta.

— Oui, il m'a bien aimée, reprit-elle, et peut-être l'aurais-je aimé comme il m'a aimée, si j'avais été la fille d'un autre père, mais moi qui ai toujours porté sur mon cœur le crime du mien et sa honte, je ne pouvais aimer que comme un frère l'homme assez hardi pour m'aimer comme aime un époux. C'est ainsi que j'ai aimé votre fils, monsieur le vicomte. Je sais bien que, si j'avais été plus forte, j'aurais dû m'interdire aussi ce sentiment fraternel dont mon faible cœur n'a pu se défendre. Je ne l'ai pas pu, et c'est là ma faute ! Que Dieu me la pardonne ! mais il m'est bien difficile encore de m'en repentir aujourd'hui !

Elle s'arrêta de nouveau. Tous ils étaient touchés par la sincérité de cette âme qui faisait sa confession à haute voix.

— Je sais bien, continua-t-elle, que vous me pardonnerez cette faiblesse, vous le père de Néel ! Vous me pardonnerez d'avoir aimé votre fils comme un frère, de n'avoir pas pu me défendre de cette amitié que j'aurais dû, moi, la fille… d'un homme si coupable, interdire à mon pauvre cœur. Je n'ai pu résister à cela. Je n'avais que mon père à aimer. Ma vie était cerclée par le plus affreux des déserts, par la plus morne des solitudes.

Néel les a traversés pour moi. Il est venu à moi presque malgré lui, car dans les commencements il était comme les autres, il nous méprisait ! Et il s'est pris d'amour pour la fille dont personne, — personne au monde, — n'aurait voulu. Ah ! les chevaliers se reconnaissent toujours ! Il y avait de la chevalerie dans cet amour de Néel pour moi, fille de paysan et de prêtre. Seulement, si je l'avais valu, je l'aurais fui… Si j'avais été son égale de cœur, je lui aurais dit : « Ne revenez plus au Quesnay, Néel ! » Je ne l'ai pas fait, et c'est ma faute ! et je suis d'autant plus coupable que je savais qu'il était lié à une autre par sa parole et qu'il ne s'appartenait plus !

Les deux gentilshommes étaient conquis par cette noblesse dans laquelle il y avait plus beau que la noblesse même, puisqu'il y avait l'humilité !

— Et cette autre que j'ai offensée, fit Calixte après une seconde pause, c'est vous, mademoiselle Bernardine ! Je vous ai offensée sans le vouloir et en n'y pensant pas, mais ce n'en est pas moins une faute ! La légèreté de l'esprit n'excuse rien, et peut-être aggrave-t-elle nos torts. Ô vous que j'ai tant fait souffrir, pourrez-vous me pardonner les miens ? Ah ! voyez-moi à leur lumière ! Je ne veux pas les atténuer. Je ne veux pas vous paraître moins coupable que je le suis.

Non, je n'ignorais pas que vous étiez la fiancée de Néel. Je vous avais vue au Quesnay et j'avais bien deviné que vous l'aimiez, et que vous ne l'aimiez pas, vous, seulement comme un frère. Pas d'excuse donc pour moi qui ne l'aimais pas de la même affection que vous, si je le retenais auprès de moi quand vous étiez si malheureuse de l'y savoir ! C'est pourtant là ce que j'ai fait. Il venait au Quesnay tous les jours. Il enveloppait ma vie dans la sienne, et je trouvais cela doux. Je l'ai laissé m'aimer, mais il ne le fallait pas… Et dans ce délire d'amitié dont j'aurais dû me défier davantage, j'oubliais qu'il y avait un cœur plein de Néel, un cœur qu'il délaissait pour moi et qui souffrait…

Il m'a fallu vous rencontrer, vous savez bien ! dans les landelles, le jour où vous reveniez de la chasse, pour me rappeler que vous l'aimiez. Votre visage me dit tout. Je fus bouleversée. Oh ! depuis je n'ai pu oublier qu'il y avait une Bernardine dont je brisais inconsidérément la vie. À dater de ce moment, j'eus soif de réparer mes torts envers vous, mademoiselle, mais des torts se réparent-ils jamais ! On se repent, mais le mal qu'on a commis est irrévocable.

Je ne puis pas faire que vous n'ayez souffert par moi, mais je puis me repentir et je me repens. Oh ! croyez que je me repens !… Je vais mourir. Demain, qui sait ? peut-être ce soir, je serai morte. Mais vous me direz, avant que je meure, que vous m'avez pardonné ! Demandez-lui, à Néel, si, depuis le jour des landelles, je ne l'ai pas supplié de vous revenir et de vous aimer comme vous méritez d'être aimée, si je ne l'ai pas conjuré de vous prendre pour femme et de m'oublier ! Non pas de m'oublier ! — reprit-elle avec un mouvement de candeur qui la rendit encore plus touchante, — mais de ne se souvenir de moi qu'avec vous, lorsque vous serez sa femme et que moi je ne serai plus. Il me l'a promis, n'est-ce pas, Néel ?… Oh ! mon cher Néel, dites-lui que vous l'avez promis ! Priez-la avec moi de me pardonner !

Bernardine, pour toute réponse, se jeta sur elle et l'étreignit sur son cœur.

— Ô Calixte ! — lui dit-elle, les yeux tout en larmes, vous que j'ai si longtemps haïe, c'est à vous bien plutôt de me pardonner !

Calixte lui passa les bras autour du cou et l'embrassa sur le front.

— Votre main, — fit-elle, — et vous, Néel, aussi, donnez-moi votre main.

Et elle les leur mit l'une dans l'autre avec les deux siennes.

— Laissez-moi vous marier, leur dit-elle, comme inspirée et comme ranimée par un de ces désirs qui viennent parfois aux mourants, — laissez-moi, avant de mourir, être le témoin de ce mariage qui sera peut-être mon meilleur mérite devant Dieu. Chère Bernardine, et vous, Néel, mon frère, que je sois, pendant le peu de temps qu'il me reste à vivre, votre sœur devant Dieu, à tous les deux !

Il y avait en elle quelque chose de si tendrement impérieux qu'elle était irrésistible. Le vieux Éphrem, le vieux Bernard, étaient, autant que leurs enfants, subjugués par elle. On aurait dit qu'elle les entraînait dans le torrent de sentiments dont elle était la source et qu'elle devenait leur volonté, à eux tous, excepté l'abbé Méautis. Le prêtre, qui s'appuie aux choses éternelles, est plus haut que tous les entraînements du cœur. Au regard qu'elle avait jeté à l'abbé, elle avait vu que ce qu'elle voulait était impossible. Il avait compris.

— L'Église, — dit-il gravement, — a entouré le sacrement du mariage de prescriptions qu'il est ordonné aux prêtres de respecter… Mais le prêtre — ajouta-t-il dans une intention de pitié profonde pour le désir de cette fille sublime qui se mourait — peut toujours entendre la promesse de s'unir que se font deux âmes chrétiennes, et la bénir !

Et comme il était venu pour faire communier Calixte, il sortit et rentra en surplis et en étole.

L'heure de la journée était trop avancée pour qu'il pût dire la messe, cet office sur lequel viennent s'appuyer comme un magnifique soubassement toutes les autres cérémonies de la liturgie catholique, et qu'on dit également pour les vivants, pour les souffrants et pour les morts. Mais, si cette grande consécration manqua à cette union hâtive, jurée dans une chambre de malade à trois pas d'un lit d'agonie, cette union, image d'un mariage qui eut lieu plus tard et qui en était la promesse, se parfuma encore de ces quelques fleurs de poésie que l'Église fait fleurir partout… L'abbé Méautis, qui avait ramené, en revenant de Néhou, l'enfant de chœur de sa chapelle, figura, aidé de cet enfant, un autel sur l'une des consoles. Il y mit un crucifix d'argent et deux flambeaux avec leurs cierges, entre lesquels il déposa le saint Ciboire apporté pour Calixte. Ce ciboire, qui faisait entrer Dieu dans cet appartement profane, le transfigura en église pour les âmes croyantes, à divers degrés, qui s'y trouvaient, et les pénétra du respect, mêlé de terreur, qu'on éprouve dans la maison de Dieu.

Debout entre l'autel et le lit de Calixte, l'abbé reçut la promesse de Néel et de Bernardine de s'épouser. Néel la fit avec un cœur brisé, et Bernardine avec un cœur triste , un cœur qui pressentait l'avenir ! En attendant l'anneau consacré, Calixte coupa une des boucles de ses cheveux d'or, et l'ayant nouée en forme de bague, elle en fit une espèce d'alliance que Néel, en l'enviant, passa au doigt de Bernardine. La circonstance était exceptionnelle, tout fut exceptionnel comme elle. On eût dit un mariage de ces temps peu éloignés encore où l'on se mariait en toute hâte et en cachette entre la persécution et l'échafaud.

Bernardine était montée en char-à-bancs avec la robe de taffetas gris qu'elle portait et dans laquelle l'abbé Méautis l'avait trouvée quand il était venu chercher les habitants de la tourelle de Néhou. Elle n'avait pris que le temps de jeter sur cette robe une pelisse. Ainsi vêtue pendant qu'on les bénissait, elle avait plutôt l'air d'une veuve que d'une jeune fille ; et les superstitieux, qui sont parfois les intuitifs, en auraient tiré un présage.

Spectacle étrange et imposant que ces fiançailles devant la mort, mais qui fut surpassé par la communion de Calixte ! Broyée de ces douleurs inouïes, familières aux grandes extatiques, Calixte, si étonnante déjà, devint pour le vicomte et son compère ce qu'ils n'avaient jamais vu et ce que, jusqu'à leur mort, venue longtemps après, ils ne cessèrent de revoir, quand, par hasard, ils fermaient les yeux… À l'approche de l'hostie, dans laquelle peut-être elle apercevait, comme sainte Thérèse, Jésus-Christ sous la forme visible et saignante de sa passion, il n'y eut plus là de jeune fille expirante, mais un être humain que la Sainteté divinisait.

Le visage de Calixte devint positivement céleste. Ses yeux agrandis jetèrent une lumière inconnue. Ses cheveux rayonnèrent comme une auréole. La croix de son front étincela, et sa pâleur, diaphane comme l'éther, et comme si son âme, de par dedans, l'avait éclairée, transsuda de vagues effluves d'or… Son corps fulgura tout entier… vision prodigieuse ! qui ne pouvait durer et qui changea pour un instant les conditions ordinaires du corps, de la lumière et de l'espace ! Bernard de Lieusaint et le vicomte de Néhou virent alors (ont-ils affirmé) ce qu'ils avaient entendu dire, presque sans le croire, de quelques Saints.

Calixte, attirée par l'aimant divin de l'Eucharistie, parut se soulever horizontalement de son lit, et, sous la traction de l'amour s'en venir vers l'hostie… Ce ne fut qu'un instant, un éclair !… Dès que l'hostie eut touché ses lèvres, elle retomba sur son lit comme une chose dissoute. L'éclat de cette beauté, d'un flamboiement surnaturel, que l'âme avait jetée à travers le corps, en allant au-devant de son Dieu, sembla se retirer comme l'eau se retire, et rentrer avec l'âme et sa proie divine, et s'absorber en cette fille pâle et s'y abîmer, comme le Dieu qui venait de descendre et de s'abîmer dans son cœur.

Ce fut quelque chose de semblable à ce qui a lieu quand le soleil se retire du nuage qu'il a pénétré de son fluide de feu. Vidée des rayons qui l'imbibaient, la nue reprend sa blancheur opaque. Telle Calixte reprit la sienne. Ses longues paupières se déplièrent sur les globes de ses yeux disparus. Priait-elle ?… Était-elle concentrée dans le point de son être où elle sentait physiquement son Dieu ? L'Extase, cette tension surhumaine, n'était-elle plus qu'intérieure ? La jeune fille était immobile et inerte. Tous, ils se taisaient autour d'elle…

Les deux vieillards, stupéfiés de ce qu'ils avaient vu, s'étaient rassis aux angles de la cheminée. L'enfant de chœur avait éteint les cierges, la nuit se faisait au dehors. Le vent gémissait sur l'étang… Bernardine et Néel, agenouillés des deux côtés du lit de Calixte, lui tenaient chacun une de ses belles mains mortes, de façon qu'elle semblait être en croix sur ce grand lit vert…

L'abbé priait debout au pied. Il priait pour qu'elle n'eût pas une de ses crises… « Si elle n'a plus que quelques heures à vivre, — pensait-il, — au moins qu'elle les passe avec nous ! Pendant ses crises, elle est absente ; l'âme, la vraie personne, ne se voit plus. » Dieu entendait-il les prières de cet homme si tendre ?… Mais les yeux de Calixte se rouvrirent. Par la position qu'elle avait lorsqu'elle les rouvrit, son regard alla d'abord au prêtre qui priait les yeux attachés sur elle avec l'expression de ce sentiment qui n'est plus la sympathie humaine, mais une divine charité.

— Voyez donc ces enfants ! — lui dit-elle avec un ineffable sourire, — comme ils m'ont étendue sur ma croix !

Était-ce là une plainte, un murmure qu'elle exhalait devant l'être qui la connaissait comme Dieu même, dans le sein duquel elle avait tant de fois versé son cœur jusqu'au fond ? Seul, le confesseur put comprendre s'il y avait dans ce mot, simplement dit, du ton de la rêverie, quelque chose d'humain qui se détachait de l'âme sanctifiée, comme la flèche tombe de la plaie, épuisée de sang, et qui en jette une goutte encore. Néel ne le sut jamais. Mais eut-elle peur de ce qu'elle avait dit ?… Toujours est-il qu'elle reprit, avec la hardiesse d'une âme pure :

— Néel, vous avez bien souffert sur ce lit pour moi, et moi, mon ami, je viens d'y être heureuse en y communiant pour votre femme et pour vous.

Ce fut son dernier mot à ses enfants, comme elle les avait nommés. Après cela elle ne pensa plus qu'à son père. « Oh ! maintenant je ne penserai plus qu'à toi, » dit-elle, en retombant dans l'idée fixe de toute sa vie. Ils savaient de qui elle parlait quand elle disait « toi ». Elle tourna la tête vers la pendule, comme un être qui meurt de soif tourne la tête vers une flaque d'eau. « Le jour est fini, ajouta-t-elle. Il doit être arrivé, n'est-ce pas, Néel, celui que vous avez envoyé à mon père ? Mon père sait donc tout à présent ! Il sait que sa Calixte meurt. Ô Dieu ! il croit peut-être qu'elle est morte ! »

Et elle arracha brusquement ses deux mains à Néel et à Bernardine, et elle les tendit vers le ciel dans un mouvement d'épouvante tragique. Elle voyait peut-être l'âme de son père sous le coup terrible de sa mort, à elle, et ce qu'elle voyait, elle le sentait comme si elle avait eu l'âme même de son père.

— Pauvre malheureux ! — fit-elle dans une contemplation hagarde, — puni dans moi ! puni dans son enfant ! Dieu, ô Dieu ! que vos justices sont effrayantes ! Me reverra-t-il ? Vais-je, mon Dieu, m'en aller vers vous sans le revoir ?… Oh ! oui, oui, sans doute ; que votre volonté soit faite, Seigneur ! Mais, Dieu de pitié, permettez que je le revoie, que je meure la main dans sa main ! Je n'ai plus qu'un jour à l'attendre : mais vivrai-je encore ce jour ?… M'accorderez-vous encore ce jour !… Oh ! prenez-moi plutôt des années dans votre Purgatoire ; mais, Dieu de mon âme, accordez-moi encore ce jour !

Jamais prière ne s'était élancée d'une âme pour s'enfoncer dans le cœur de Dieu avec plus d'énergie ! On a dit, pour exprimer l'ardeur de la foi : la folie de la croix. C'était la folie de la prière ! Les deux pères qui étaient là sentirent la grandeur de l'amour filial qui priait ainsi, et eux, les légers de leurs temps, ils joignirent les mains et s'unirent mentalement à la prière de cette divine enfant, qu'ils envièrent peut-être à Sombreval.

Mais tout à coup, comme si elle eût eu l'intuition dernière, elle fondit en pleurs :

— Non ! — dit-elle, — je mourrai demain. Quand il arrivera, je serai morte… Il m'aime trop pour qu'il me retrouve vivante, — ajouta-t-elle avec une profondeur catholique qui leur donna le frisson à tous. — Et ne se partageant plus, ne se séparant plus d'avec son père :

Nous sommes condamnés ! — s'écria-t-elle.

À cette idée, « le Démon de la crise (comme depuis l'a dit l'abbé Méautis), suspendu longtemps au-dessus de sa tête par nos prières et par nos larmes, tomba perpendiculairement sur elle ! » Son corps se roidit et sa gorge se convulsa. On la vit se ployer en arc sur le côté… Effroyable spectacle !

Le docteur Hérault prit une cuiller et chercha à desserrer les mâchoires contractées.

— Un coin et un maillet n'y suffiraient pas, dit-il. C'est le tétanos !

XXVIII

Calixte avait prophétisé. Le tétanos, qui peut durer neuf jours, l'acheva dans la nuit.

Elle mourut au plus furieux du paroxysme, brisée comme une corde de harpe qui casse sous une tension trop forte. Elle ne recouvra pas la parole. Ses dents, entre lesquelles le docteur Hérault avait essayé d'introduire le levier d'une cuiller d'argent et qui l'y avait faussé, restèrent serrées à entrer les unes dans les autres, et leur grincement en fit éclater l'émail étincelant. Le docteur avoua qu'il n'avait jamais vu de tétanos d'un caractère si exaspéré et si aigu.

Jusqu'au matin, les signes du mal croissant se multiplièrent, et firent des derniers moments de cette douce enfant de dix-neuf ans la plus violente des agonies. À travers ces lignes qui s'étaient déjà déprimées, la tête de mort commença d'apparaître dans ce beau front ! Le nez (ce chef-d'œuvre !) rentra. Une écume sanglante estompa les coins de la bouche contractée, devenue aussi pâle que la joue, et à laquelle rien n'était plus permis de la parole ou du sourire pour ceux-là qui la regardaient, atterrés, mourir ! Un regard même, elle ne l'eut point à leur donner. Ce dernier regard dans lequel le cœur met tant de choses, quand on meurt emmuré dans des organes qui ne fonctionnent plus et n'obéissent plus à la volonté désespérée, ce dernier regard, qui dit avec tant d'angoisse : « Je ne peux parler, ni sourire, ni remuer, ni vous serrer la main, mais je vous vois… et vous, voyez-vous encore comme je vous aime ? » il ne tomba pas de ses yeux dans leurs cœurs ! Ses yeux, ils étaient retournés et ne montraient plus que leur blanc bleuâtre dans leur immobile pâmoison. Morte avant d'être morte, avait-elle eu sous cette couche des organes marbrifiés, dans lesquels elle était prise comme un noyé sous un glaçon qu'il ne peut trouer et qui l'étouffe, une dernière conscience de la vie, de la douleur, — de l'impossible, qui était pour elle de revoir son père, de dire adieu à son père ?…

Mystère impénétrable ! Rien ne transpira plus d'elle à ceux qui la voyaient, expirante et captive dans une telle étreinte, et qui ne pouvaient l'en délivrer ! Passée à l'état de statue rigide, pour qu'elle fût plus statue encore, ses cheveux blonds, la gloire de sa tête, hérissés déjà, mais si beaux, malgré leur tragique hérissement, devinrent entièrement blancs en quelques minutes.

Ah ! le génie de la Douleur, ce grand artiste qui nous sculpte avec un amour si féroce, n'oubliait rien ! Statue effrayante qui craquait dans son marbre et suintait comme les marbres suintent dans les églises par les temps humides. De larges gouttes de sueur glacée roulaient et restaient dans ses tempes creuses… Le docteur, avec cette horrible familiarité des médecins qui abaisse tout, y mit son doigt et dit ce mot pittoresquement terrible :

— Ce sont les salières de la Mort.

C'est quand la dernière de ces gouttes livides fut séchée, qu'il ajouta que, pour le coup, c'était bien fini et qu'elle n'existait plus…

Néel tomba à la renverse. On l'emporta.

Mais, revenu à lui, il rentra dans l'appartement où elle était morte. Il ne voulut pas retourner avec son père et monsieur de Lieusaint à la tourelle de Néhou. Il refusa obstinément de monter avec eux dans le char-à-bancs et il y fit presque impérieusement monter Bernardine. En vain demanda-t-elle comme une grâce à celui qui venait de jurer d'être son mari, de rester avec lui dont la douleur la déchirait. Déjà dur pour elle, Néel la refusa et dit qu'on le laissât tranquille, ce mot qu'on dit quand on a l'enfer dans le cœur.

Péremptoire comme les désespérés, Néel ne trouva de résistance ni dans son père, ni dans monsieur de Lieusaint. Ils le laissèrent faire ce qu'il voulut, et il voulut rester seul au Quesnay. Il pensait à Sombreval qui devait arriver dans la journée, épouvantable perspective ! et il se disait que son devoir était de l'attendre et de lui rendre sa fille morte… Une autre raison encore l'empêchait de partir… Une idée — une idée de feu — s'était emparée de son cerveau et lui brûlait le crâne : c'est que les médecins pouvaient se tromper et que Calixte n'était pas morte !

Il lui avait vu des crises si longues, des états léthargiques si semblables à la mort, que les médecins pouvaient être dupes de ces crises, et il pensait à s'en assurer… Il voulait faire sur elle une expérience qui lui levait, de terreur, les cheveux sur la tête, mais qu'il était décidé à tenter pourtant, car, dans la catastrophe de la mort de sa bien-aimée, qui avait tué toutes les énergies de son âme, il ne demandait plus qu'elle vécût toute une vie, mais seulement quelques heures encore. Ah ! la douleur nous rend modestes ! Elle brise jusqu'aux ambitions de nos désespoirs. Elle finit par nous faire petits de désir, lâches de mendicité avec Dieu. Où nous voulions fougueusement tout, nous ne demandons plus que presque rien… Et c'est inutile ! Dieu, qui a repris la vie, ne la rend point et passe sans nous écouter !

Quand Néel rentra dans l'appartement de la morte, il y trouva priant l'abbé Méautis, cet homme de prière éternelle ! L'abbé, qui avait la pudeur de la mort, avait rejeté le drap du lit sur la face de la trépassée. Mais Néel l'écarta par un mouvement brusque. Le prêtre, qui savait la passion humaine, crut que c'était l'amour, — l'amour toujours assoiffé de voir, — qui faisait lever à Néel le voile étendu, en attendant la pierre du sépulcre, sur cette forme destinée à la tombe, et il frissonna à l'idée de quelque profanation, à force d'amour !

Néel le devina. — Ce n'est pas ce que vous pensez, monsieur le curé, lui dit-il tristement et profondément, — mais il faut que je la voie encore…

Sa voix tremblait. Tout son corps tremblait. Il la regarda et sa main se crispa avant de descendre sur le front placide et froid, le front adoré et mort et désormais sans pensée. Fasciné, il se baissa ardemment vers ce front où il avait si longtemps désiré mettre ses lèvres, mais il se releva aussitôt, et comme s'il se fût rejeté en arrière devant un gouffre :

— Non ! dit-il. Je l'aime trop. Je la profanerais.

L'abbé admira cette noblesse. — Que Dieu vous bénisse, monsieur ! fit-il, attendri. Vous étiez digne d'elle, et elle l'aura vu de là-haut.

— Croyez-vous, — dit Néel, croyez-vous qu'elle y soit dans ce moment ?… Croyez-vous vraiment qu'elle soit morte ? Morte ! tout à fait morte, comme l'a dit ce médecin stupide qui n'a pas pu la sauver ! Elle est glacée… Oui, elle semble morte… Mais je l'ai vue ainsi tant de fois ! Et vous aussi, monsieur le curé, ne l'avez-vous pas vue aussi, une fois, dans cette léthargie qui ressemble tant à la mort qu'on s'y méprend ? Pourquoi n'y serait-elle pas encore ?… Nous la croyons morte… Si elle ne l'était pas ?…

L'abbé avait encore hoché la tête… puis ce hochement de l'incrédulité s'était arrêté pendant que Néel parlait… Ce qu'il disait était possible !

— Ah ! reprit Néel, — car l'amour dans les âmes bien faites développe la pitié, et d'ailleurs il aimait sincèrement Sombreval, — c'est encore moins pour moi que pour lui, — pour ce malheureux homme qui va arriver tout à l'heure, — que je désire qu'elle ne soit pas tout à fait morte !… Et je veux savoir si elle l'est, car, monsieur le curé, nous ne le savons pas ! Vous vous rappelez le terrible moyen que les paysans, dans nos campagnes, emploient pour s'assurer que leurs morts sont bien morts ?…

L'abbé blêmit. Il comprenait ce que Néel allait lui demander…

— Eh bien ! — continua Néel de Néhou, — nous sommes ici tous les deux, Monsieur. Si j'étais seul, je ne pourrais pas… Mais avec vous, je serai moins faible… Voulez-vous que nous l'employions, ce cruel moyen, la dernière ressource et la dernière chance qui nous reste ? Voulez-vous que ce soit nous, nous ses amis, qui lui rendions ce dernier service ?… Nous, du moins, nous n'y mettrons pas que les mains, nous y mettrons nos cœurs !

Devant quoi ce prêtre, qui soignait lui-même sa mère folle et qui vivait tête à tête avec elle, pouvait-il reculer ?… Il fit un geste de consentement à Néel qui prit la barre du foyer et la plongea dans le feu de la cheminée. Elle devait y rougir à blanc… Pendant qu'elle rougissait, ils ne se parlèrent plus. Il semblait que l'idée formidable de la chose qu'ils allaient accomplir transît la parole sur leurs lèvres…

Néel était aussi pâle que Calixte… Quand il eut fini de rougir cette barre dont il aurait mieux aimé sentir les morsures dans sa propre chair que dans la chair où il allait la faire entrer, l'abbé, de ses chastes mains de prêtre, écarta la couverture qui enveloppait les pieds de Calixte, et les découvrit jusqu'aux chevilles, ces pieds charmants, qui avaient alors la blancheur et la mollesse de la ouate.

— Vous rappelez-vous, — dit Néel en les voyant, — le jour où vous disiez qu'ils étaient dignes d'avoir des stigmates ?… Auriez-vous cru que c'était nous qui, un jour, les lui mettrions ?…

Et il approcha le fer rouge de ces pieds qu'il ne voyait qu'à travers ses larmes. Une fumée monta avec un bruit navrant, mais le corps de Calixte resta immobile ; nulle artère ne s'y réveilla, nulle fibre n'y tressaillit. Néel, qui y cherchait la vie avec rage et qui voulait la faire jaillir, par la douleur, des profondeurs d'un engourdissement qui pouvait la recéler encore, brûlait avec un acharnement égaré les beaux pieds insensibles que le feu rongeait, comme il aurait rongé une chair de fleur. Bourreau par tendresse, il s'enivrait de son action mêlée d'horreur et de volonté.

— Assez ! monsieur, lui dit l'abbé ; rien n'a bougé. Ah ! elle est bien morte !

Et ils ramenèrent pieusement la couverture sur ces pauvres pieds, brûlés et saignants. Néel, désenivré, était stupide comme s'il avait commis un meurtre ; il regardait ses mains avec haine : elles lui paraissaient dignes de la hache. Inconséquence du cœur de l'homme ! rien n'eût pu l'empêcher d'accomplir l'action qu'il venait de commettre, et, maintenant qu'elle était commise, cette action n'était plus pour lui qu'une exécrable boucherie de cadavre, parce qu'elle n'avait pas réussi !

— Plus d'espoir ! fit-il.

Et il s'affaissa sur un fauteuil au coin de la cheminée, et il y resta avec cette idée qui lui dévorait la cervelle : « Elle est morte, et Sombreval va venir ! »

Le jour glauque qui se levait et entrait par les fenêtres avait fini par vaincre la clarté jaune et progressivement rétrécie des lampes. Esclave de sa fonction, le curé Méautis s'en était allé dire la messe qu'il disait chaque matin à son église de Néhou.

Néel était donc demeuré seul avec la morte. Les nègres avaient voulu aussi garder leur maîtresse, mais il les avait renvoyés. Il ne voulait partager avec personne sa garde funèbre : il pensait que Sombreval ne tarderait pas ; il était sûr qu'à la nouvelle du danger de la mort de sa fille rien ne pourrait retenir un pareil homme, et qu'il bondirait par-dessus tout, même par-dessus les engagements les plus sacrés, plutôt que de ne pas arriver !

Il écoutait tous les bruits qui pouvaient lui annoncer l'arrivée de Sombreval, dans le silence de cette maison où le silence avait toujours eu tant d'empire, et où celui qui régnait à cette heure était le silence de la mort, mais il n'entendait que le gémissement, sur l'étang, du vent d'ouest, qui n'avait plus sa furie des jours précédents, mais dont résonnait toujours la basse continue…

Dans une de ses dernières rafales, ce vent avait fait virer sur leurs gonds les persiennes qui s'étaient fermées, en claquant ; et comme il commençait de se calmer, Néel ne les avait pas rouvertes et retournées contre le mur… Il aurait pu, en entr'ouvrant la fenêtre, les pousser et les rattacher. Il ne le fit point… Il resta dans l'ombre, projetée à l'intérieur par ces persiennes, qui convenait mieux à ses pensées. Il y a tant d'harmonies entre la douleur et la nuit !

Cependant, au bout d'un certain temps passé en ces demi-ténèbres, il crut distinguer dans le vestibule le bruit d'un bâton et d'un pas rapide. Il crut que c'était Sombreval ! Il se leva pour aller au-devant, — plus en proie à la douleur qu'il allait voir qu'à la sienne, avec laquelle il était déjà horriblement familiarisé. Mais ce n'était pas Sombreval encore ! La porte de la chambre s'ouvrit, et il reconnut la Malgaigne.

Elle avait les vêtements noirs qu'elle revêtait toujours depuis qu'elle avait dit à Sombreval qu'elle portait « le deuil de son âme ». En venant contre le vent, sans doute, la cape de son mantelet gaufré s'était rabattue et laissait voir son visage épuisé et blanc comme la craie, et les larges prunelles de ses yeux qui, de bleues étaient devenues grises, et de grises sans couleur, tant elles étaient pâles ! et dans lesquelles, pour toute lumière, l'égarement mettait son rayon renversé !

Elle s'arrêta sur le seuil une minute, plus majestueuse et plus solennelle que jamais.

— La Malgaigne ! fit Néel étonné, car il savait quelle idée l'empêchait d'entrer au Quesnay.

— Vère ! reprit-elle, la Malgaigne ! la Malgaigne, qui avait bien juré à Dieu et à ses Saints que jamais elle ne mettrait le pied au Quesnay tout le temps que Sombreval y serait, mais il n'y est plus… et son enfant en est partie ! La colère du Seigneur qui vient de frapper ici, — dit-elle en montrant le lit de Calixte, — m'a délivrée de mon serment… Elle a dû mourir ce matin, vers cinq heures, car c'est à cette heure-là que j'ai vu son âme au pied de mon lit et qu'elle m'a fait signe de me lever et de la suivre… Je me suis levée. J'ai mis ma jupe et mon mantelet et je me suis dit : Il faut vouloir la volonté des morts et y aller… et je suis venue aussi vite que j'ai pu avec mes vieilles jambes, car j'ai fait mon temps et je me coucherai aussi bientôt comme elle, pour ne plus me relever !

— Quoi ! vous l'avez vue ? — dit Néel.

— Jusqu'à l'aube, — répondit-elle. Elle a marché devant moi dans les chemins, — de Taillepied ici, — comme marchent les morts, sans faire de bruit, de ce pas mort qu'ils ont, les morts… Il faisait un restant de nuit claire. La lune, une lune du matin, était rongée et allait disparaître, pas plus grande qu'une pièce de six-blancs… Je l'ai suivie, sans mot lui dire, car il ne faut pas parler aux morts : et pourquoi leur parlerait-on, puisqu'ils sont des Âmes et qu'ils voient nos âmes !…

Elle marchait sans se retourner, car elle sentait bien que je la suivais… Il ventait dru… J'avais peine à tenir mon mantelet sur mes épaules, mais sa robe, à elle, ne remuait pas et tombait droitement et juste sur ses pieds, comme si l'air avait été tranquille par ce temps à décorner les bœufs… Il n'y a qu'à l'aube, quand le ciel a commencé de blanchir, qu'elle est devenue moins distincte…

Nous entrions dans le creux du chemin qui passe le long du cimetière… Tout à coup, elle s'est interrompue d'aller et elle s'est assise sur la barre du grand échalier, comme si elle attendait que je l'eusse rejointe… Mais plus je marchais vers elle, moins je la voyais… Et je me suis dit : V'là le jour : elle ne pourra pas aller plus loin… Alors, elle a tendu son bras du côté du Quesnay dans l'espace, et sa face a pâli et a diminué comme la lune avait fait avant elle, et elle s'est évanie… Mais ce qui s'est évani d'elle, le dernier, c'est sa main qui montrait dans le vide le Quesnay.

À ce moment, j'ai ouï, de loin, chanter les coqs des fermes, et j'ai achevé ma route toute seule… J'n'ai rencontré âme qui vive, pas même dans la cour aux Herpin, et j'ai trouvé la porte du perron ouverte. Les gens à Sombreval sont venus à moi, mais ils m'ont laissée passer. Ils m'ont prise pour l'ensevelisseuse… Et c'est vrai ! Je viens pour l'ensevelir. Personne que moi, la vieille mère à Jean Sombreval, ne touchera à sa fille, puisque lui n'est pas là pour l'ensevelir de ses propres mains !

Néel, dans le dévorement de sa douleur, n'avait pas pensé à l'ensevelissement de la morte. Il prit la main de la vieille Hantée, et la conduisant au lit de Calixte :

— Ô notre mère à tous, lui dit-il, ensevelissez-la. Vous avez raison : il n'y a que l'amour maternel qui puisse toucher à ce corps de vierge. Ce n'est pas l'autre amour !

Et, comme on s'arracherait le cœur, il s'arracha de cette chambre et il envoya la négresse Ismène aider à la Malgaigne dans le pieux devoir qu'elle allait remplir.

Quand elles eurent fini, il vint reprendre son poste de dévouement auprès de cette morte, cousue dans son suaire, et près de laquelle la Malgaigne avait allumé ce cierge funèbre que, dans le langage populaire, on appelle la chandelle des morts. Il ne dit pas à l'octogénaire de s'en aller, et elle resta. Elle ne se mit point à genoux, mais elle s'assit sur ses talons comme elle le faisait à l'église, et elle se tint immobile au bord du lit, momie qui gardait un cadavre !

D'abord Néel crut qu'elle priait, et il respecta sa prière ; mais son nom, qu'il crut saisir, mêlé à ces paroles inintelligibles comme elle avait l'habitude de s'en adresser à elle-même, le tira de l'accablement qui avait suivi tant d'émotions et le rappela au sentiment de la seule réalité qu'il y eût pour lui dans le monde : la prédiction qu'elle lui avait faite et répétée sans se démentir jamais, cette prédiction de mort qui lui avait aidé à subir ce mariage, imposé par Calixte expirante, dont, au fond de son âme, il avait horreur, car, dans notre premier amour, lorsque notre âme n'a pas encore perdu sa fleur de noblesse, nous avons horreur de l'infidélité !

— Ah ! grande Malgaigne, — lui fit-il à voix basse, vous l'aviez bien dit qu'elle mourrait. Eh bien ! à présent, c'est mon tour !…

Elle le regarda de ses grands yeux pâles et baissa la tête en signe d'assentiment.

— Vère, dit-elle.

— Et bientôt ? dit Néel, les yeux étincelants de la joie des désespérés.

Elle éleva en l'air trois doigts de sa longue main blanche, dont le fil mouillé de la fileuse qui y avait tant passé pendant sa longue vie avait lubrifié le pouce et l'index :

— Dans trois mois ! fit-elle.

— Oh ! dit Néel, qui avait soif de mourir, trois mois, c'est trop long !

XXIX

Cependant Sombreval tardait… À chaque minute, on croyait le voir apparaître. Mais, chose plus qu'étrange ! toutes les heures de cette longue journée sonnèrent les unes après les autres, sans qu'on vît personne arriver. C'était inexplicable ! Jean Bellet, qui connaissait tous les chemins de la contrée, ne pouvait pas s'être perdu.

Néel ne savait plus que penser de ce retard incompréhensible. Toute la nuit on fut sur pied et dans l'attente. On alla ainsi jusqu'au midi du lendemain. Néel, ivre d'inquiétude sur ce père que la nouvelle du danger que courait Calixte avait pu tuer, essaya de faire reculer l'heure d'un enterrement devenu nécessaire, et il obtint à force d'insistance le répit d'une demi-journée, mais ce fut tout… Passé ce temps, il fallut procéder aux funérailles de cette jeune fille qui n'aurait pas son père derrière son cercueil. Néel y remplaça Sombreval.

Monsieur de Lieusaint, qui devait à Calixte le mariage de sa fille, le vicomte Éphrem et Bernardine assistèrent à cette cérémonie pendant laquelle Néel s'attendait à tout moment à voir surgir tout à coup Sombreval au milieu de cette église où l'on chantait l'Office des Morts sur son enfant, clouée dans sa bière. Tout le temps que cet office dura, — et sa durée fut courte, car on enterra Calixte vers le soir, — Néel, du fond de l'église, ne cessa d'écouter, à travers les chants des prêtres, si dans les chemins circonvoisins le bruit des pas d'un cheval qui aurait dû être lancé à fond de train n'annonçait pas l'arrivée de ce père affolé de douleur, qui n'était pas là pendant qu'on enterrait sa fille !

Plus l'office s'avançait, plus le sentiment de l'attente s'exaspérait en Néel… Ce jour-là, malgré la saison, le temps était sec, l'horizon clair. De la hauteur où le cimetière de Néhou était situé, Néel, quand il y entra, regarda désespérément dans l'espace… mais sur les routes, au loin, il n'aperçut pas venir Sombreval… Toutes les campagnes étaient solitaires… Ceux qui étaient là remarquèrent que les yeux du jeune maître de Néhou allaient tour à tour de cette fosse qu'on remplissait à ces campagnes vides…

À chaque pelletée de terre qui tombait sur le cercueil de Calixte, Néel recevait le double coup de deux angoisses : l'une pour son compte, l'autre pour le compte de Sombreval ; — et, quand la bêche du fossoyeur vint chercher jusque sous ses pieds la dernière pelletée du monticule qu'y avait formé cette terre rejetée de la fosse et qui bientôt l'eut refermée, il sentit que le dernier ressort de l'anxiété se brisait dans son âme, et il éprouva le froid pesant de ces six pieds de gazon interposés à jamais entre Calixte et Sombreval, quand il arriverait… Ainsi Dieu le punit encore, — pensa-t-il, — de son dernier crime, son hypocrisie, en lui bouchant la vue de son enfant avec ces six pieds de terre qui sont le mur de l'éternité !

Mais Néel ne savait point ce qui allait suivre… Il n'imaginait pas que dans sa lutte contre Dieu Sombreval ne fût pas vaincu. Il ne le croyait pas un de ces champions, abominablement invincibles, qui, tombés dans l'enfer, y combattraient encore… Ce qui avait empêché Sombreval d'arriver, et même de partir, était une chose bien simple, comme toujours, car c'est toujours contre des grains de sable que la vie se brise ou se renverse !

Lorsque Jean Bellet, porteur de la lettre dans laquelle Néel apprenait à Sombreval l'état alarmant de sa fille, fut arrivé à sa destination, il se trouva qu'on faisait au séminaire de Coutances une de ces retraites sévères pendant lesquelles rien du dehors ne peut parvenir à ceux qui, dans un but de recueillement, de méditation ou de pénitence, se cloîtrent ainsi pour quelques jours.

En vain Jean Bellet, qui n'était brin dévot, comme à Néhou disaient les commères, et qui aurait donné à tous les diables, s'ils en avaient voulu, toutes les coutumes des séminaires et des maisons de pénitence, pour faire seulement « tantinet plaisir à monsieur Néel, » insista-t-il pour voir Sombreval, et rudoya-t-il le portier du Séminaire : il n'obtint même pas qu'on remît la lettre à son adresse, et resta-t-il, comme il le dit au vicomte Éphrem, « à tempêter inutilement dans cette sacrée ville où les prêtres sont tout et à s'y manger tout cru… », il fut bien obligé d'attendre la fin de cette retraite, qui eut lieu à trois jours de là, c'est-à-dire le jour même où l'on enterrait Calixte à Néhou.

« Ce jour-là, — conta-t-il au vicomte Éphrem avec le franc-parler que le vicomte souffrait d'un homme qui avait tant roulé avec lui, à travers le monde, depuis qu'il savait atteler un cheval à un brancard, — ce jour-là, quand ils me conduisirent à sa cellule et que j'eus remis la lettre de monsieur Néel à ce renouveau d'abbé Sombreval, je vis bien que si le vieux défroqué voulait refourrer de la casaque de prêtre par-dessus sa vie de péché, il y avait toujours par-dessous un fier homme, car il eut beau devenir pâle comme qui dirait un mort, il n'en poussa pas moins un juron à casser toutes les vitres de leur Séminaire et il n'y ajouta que le mot qui caresse le mieux les oreilles d'un vieux postillon, comme moi, dont les éperons cuisaient les talons depuis trois mortels jours, sur les pavés de Coutances : À cheval ! à cheval ! et ventre à terre !

« Pensez bien que c'était fini, archi-fini, des retraites, des signes de croix, des génuflexions et de toutes leurs cérémonies ! Ah bien oui ! il laissa tout, du coup, et même son tricorne pendu au mur de sa cellule ; et tête nue, comme il était, il traversa les cours du Séminaire, comme un sanglier qui va tout découdre, criant toujours : À cheval ! à cheval !

« Le portier, qui le crut timbré, se mit en travers de son passage, mais pstt ! du plat de la main il étendit à terre le vieux bonhomme, qui tomba comme une quille et que je ne m'amusai pas à ramasser. « V'là pour la lettre que tu n'as pas voulu porter, — lui dis-je, — calotin ! » car leurs portiers ont des calottes ni plus ni moins que des abbés. Monsieur Néel m'avait ordonné de lui amener la meilleure bête de l'écurie. Il l'enfourcha avec sa soutane qu'il déchira en la retroussant et dont il jeta les morceaux au vent ! Je n'étais pas mal monté non plus, mais tout de même, j'eus peine à le suivre, quoique je fusse botté et éperonné… Ah ! lui ! ses genoux et ses talons valaient mes éperons et mes bottes !

« Nous partîmes, raide comme balle ! mais dès que nous fûmes hors de la ville, v'là qu'il se mit la route à dos, prit la ligne droite, piqua par-dessus feuille, bravement ! et je fis comme lui, à cause de monsieur Néel. Qu'est-ce qu'il aurait dit de son vieux Bellet, si je m'en fusse revenu tranquillement par les routes, comme un meunier sur ses sacs ?… Seulement je puis affirmer et certifier que je fêtai là rudement ma cinquantaine de postillon, car il y a cinquante ans que je suis le cul sur la selle, pour votre service, monsieur le vicomte, — et le diable m'emporte si je pourrais recommencer de courir une telle poste, sans crever définitivement mon tambour ! »

. . . . . Il y avait à peu près une heure que Calixte était enterrée… Les gens de l'enterrement s'en étaient retournés, se dispersant le long des haies… La cloche, dans sa tour, avait cessé de balancer sa sonnerie éplorée. Le silence replanait dans les airs et reprenait possession des campagnes. Seules, de cette foule qui venait de s'y presser, deux personnes étaient restées dans le cimetière abandonné. L'une, c'était Néel, décidé à rester là, sur cette tombe, jusqu'à la venue de Sombreval, et l'autre, c'était la Malgaigne, qui, elle aussi, était fidèle et qui gardait la fille à son Jeannotin, prévoyant quelle douleur immense bouleverserait cette âme qu'elle connaissait pour l'avoir tenue dans ses mains, toute petite, et qui par sa violence lui avait si vite échappé ! Ils ne disaient rien, concentrés tous deux dans la même pensée. Ils ne priaient pas. Il leur aurait été impossible de prier ! Ils attendaient, non plus comme ils avaient attendu déjà. Ils n'attendaient plus pour une heure fixe… Il n'y avait plus d'heure fixe pour eux à ce cadran dont l'aiguille indifférente pouvait marquer toutes les heures, sans qu'on lui dît de s'arrêter. Hélas ! ce n'est pas sur les mondes détruits que le temps dort immobile, mais sur nos cœurs ! Calixte était enterrée. Tout était fini.

Maintenant il était sûr que Sombreval arriverait trop tard ! Il arriverait pour se casser la tête contre cette tombe : mais il attendait pourtant qu'il arrivât, n'importe à quelle heure, car il devait venir, ou bien donc, c'est qu'il était mort ! Et Jean Bellet reviendrait dire, au moins, de quelle mort il aurait péri !!! La Malgaigne avait sur la tombe fraîche de Calixte la même attitude qu'auprès du lit sur lequel elle l'avait ensevelie.

Néel, tantôt à genoux, tantôt debout, s'agitait, et comme s'il n'y avait eu là qu'une tombe parmi toutes ces tombes, il marchait indifféremment sur les autres… De temps en temps il tirait sa montre d'une main convulsive, puis regardait le ciel où la lumière commençait de baisser, — un ciel pâle où s'élevait une lune pâle, derrière l'if centenaire, planté au portail de l'église dont il noircissait les vitraux. L'oreille tendue vers le bruit espéré des fers d'un cheval, qu'il cherchait à percevoir dans le lointain, il n'entendait pas les autres bruits du fond de cette préoccupation d'une espèce de bruit entre tous, et il ne prit pas garde aux pas d'un homme, qui, par la force de sa course, eût devancé un cheval au galop.

C'était Sombreval !

Le malheureux venait d'arriver au Quesnay où ses nègres lui avaient appris que sa fille était enterrée, et alors, sans vouloir entendre rien de plus, il s'était précipité à pied, d'une course forcenée, vers le cimetière de Néhou.

Quand il y tomba, car il faut se servir, pour dire la furie de son arrivée, du mot qu'on emploie pour la foudre et pour le boulet, Néel avait le dos tourné à l'entrée du cimetière, mais un cri ! un cri comme il n'en pouvait sortir que d'une seule poitrine, le fit se retourner brusquement, et il vit…

Ah ! ce qu'il vit n'était plus un homme ! — n'était plus Sombreval ! mais un gigantesque et formidable amas de vêtements déchirés, de sang et de boue, au-dessus duquel une tête aux longs cheveux gris soulevés par le vent et par la course, — cette course effrénée qui durait depuis Coutances à travers les fossés, les halliers et les fondrières, — se dressait, furieuse de douleur ! On aurait pu s'étonner que cette tête déchevelée, qui couronnait les épaules de cette haute stature, ne fût pas restée, comme celle d'Absalon, accrochée aux branches d'un des arbres sous lesquels elle avait passé.

Mais c'est que Sombreval, plus fort qu'Absalon, avait, par la traction des muscles de son terrible cou, arraché violemment de son crâne et laissé aux branches des arbres, heurtés de sa tête nue, les longs et durs cheveux qui s'y étaient entortillés. Sa tête ravagée portait, à bien des places, la trace saignante de cet horrible arrachement. La soutane en lambeaux de Sombreval ne venait plus qu'aux genoux…

Tout ce détail affreux entra, d'un seul jet, dans les yeux de Néel, et lui fit l'effet d'une folie. Oui, il pensa que Sombreval était devenu fou, physiologiquement fou. Et il le crut bien davantage quand, au lieu de lui tendre les bras comme à un fils qu'il retrouvait sur la tombe de Calixte, Sombreval sauta sur lui comme une bête fauve, et, l'enlevant dans ses bras, le jeta, terrassé, sur les tombes voisines :

— Va-t'en ! — lui cria-t-il — et sois maudit, lâche meurtrier de mon enfant ! Tu disais l'aimer, et je te l'avais confiée, et tu l'as laissé prendre pour la mettre ici vivante ! Vivante ! vivante ! car c'est impossible qu'elle soit morte pendant l'absence de son père ! Oh ! elle m'aimait tant qu'elle aurait attendu que je fusse arrivé pour mourir ! Ah ! imbéciles et menteurs que vous êtes tous, elle n'était pas morte ! Son amour pour moi aurait retenu sa vie au bord du néant… Elle n'eût pas voulu me faire cette peine de mourir hors des bras de son père ! Vous l'avez stupidement enterrée dans une de ses crises, — dans une de ces léthargies comme elle en avait !

Ô mon enfant ! ô mon enfant ! Ils t'auront enterrée vivante ! Ô horreur ! horreur ! Sera-t-il temps encore ? Pourrai-je te sauver ? Vis-tu encore là-dessous ? M'attends-tu ? Me voici, mon enfant. Ne meurs pas encore ! oh ! ne meurs pas encore ! Tâche de respirer encore un moment, ma fillette, sous ce poids étouffant que je vais t'ôter de dessus ta chère poitrine, moi ! Calixte, mon enfant, entends-moi ! Je viens pour te sauver !

Et croulant à genoux, il plongea ses robustes mains dans la terre fraîchement remuée de la tombe de son enfant, et de ses ongles qu'il enfonça avec rage, il rejeta cette terre autour de lui, par poignées énormes et rapides.

Mais il s'arrêta désespéré… Le travail n'allait pas assez vite au gré du désir qui l'incendiait… Comme un chien qui cherche un terrier, il mordait déjà de ses dents cette terre ennemie qui était entre lui et sa fille et qui lui résistait… Tout à coup, en relevant la tête, il avisa une bêche, — la bêche que le fossoyeur laissait d'habitude plantée à côté de la dernière tombe, car nous mourons si vite, les uns après les autres, qu'il est inutile de l'emporter !

— Ah ! fit-il en se jetant sur l'outil qui allait abréger sa besogne, et touché pour la première fois de la bonté d'un de ces hasards qui font croire à la Providence, il ajouta :

— Y aurait-il un Dieu, à la fin ?

Et avec l'action surhumaine du sentiment surhumain qui le transportait, il se mit à recreuser la tombe fermée de sa Calixte. La bêche, maniée par ses fortes mains, dont les forces étaient décuplées par les torrents de volonté qu'y envoyait son cœur, emportait, à chaque coup qu'il enfonçait dans le sol, des masses de gazon et de pierres, et semblait un instrument miraculeux ! La fosse se refaisait et grandissait, mais c'était encore trop lent pour l'âme de feu de ce père, dévoré du désir de revoir son enfant et de la sauver !

Aussi se tourna-t-il vers Néel, ce Néel qu'il venait d'insulter et de maudire, mais qui n'avait pas répondu à son atroce ingratitude, par respect pour une si grande douleur :

— Néel, dit-il ardemment et humblement suppliant, je te pardonne tout, si je la trouve vivante encore ! Ô mon fils ! aide-moi à la sauver !

Et il lui tendit la bêche qu'il tenait et que ses fiévreuses mains avaient faite brûlante… Et pour la seconde fois, retombant à genoux, il se reprit avec ses ongles à déchirer la terre et à vider la fosse remplie, pendant que Néel, magnétisé par le désir de cet homme, — Néel, ne croyant pas à l'efficacité de ce qu'il faisait, mais magnétisé, creusa avec la bêche comme lui creusait avec les mains, et tous les deux, en peu de secondes, arrivèrent aux planches du cercueil…

Alors, — le croiriez-vous jamais ? on entendit un hurlement de joie, et le père infortuné qui le poussait se précipita dans la tombe ouverte… Néel l'y vit saisir le cercueil aux jointures, en arracher les clous et les planches qui éclatèrent et se rompirent dans ses effrayantes mains irrésistibles, et sortir, comme un Dieu, de cette tombe à laquelle il avait pris sa proie, ayant sur son cœur le cadavre de sa Calixte, endormie dans la mort !

— Oh ! — disait-il riant et pleurant à la fois. — Je t'ai, mon enfant ! Je t'ai ! Je te rapporte à la lumière et la vie va la suivre…

Et la tenant embrassée dans un de ses bras, comme une mère tient un enfant qui ne sait pas marcher encore, — de l'autre main il déchira sur le haut de la poitrine de ce pauvre cadavre le voile funèbre, ausculta le cœur, tâta le front, interrogea toutes les artères, approcha sa lèvre paternelle de cette bouche froide pour y surprendre cette dernière vapeur de la vie qu'on y cherche avec un miroir, et il ne pleurait plus ! Il ne riait plus ! Il était froid… Il était médecin !

Mais quand l'homme de science, qui croyait à l'évanouissement, fut certain, — certain que la mort était là, avec ses infaillibles marques qui font dégoût jusqu'à l'amour, — le père, que l'homme de science tenait en doute, reprit dans son autre bras et serra, avec les deux, sur son cœur, cette enfant qui était bien morte, et avec les dernières avidités de la tendresse, qui sait que même cette dépouille insensible, ce visage qui bleuit, cette forme reconnaissable encore, tout à l'heure elle ne l'aura plus ! il la couvrit de ces baisers fous qui sont les derniers, — de ces baisers qui, si le corps ne sent plus rien, doivent atteindre l'âme — où qu'elle soit — au fond de l'enfer ou du ciel !!

Néel et la Malgaigne regardaient Sombreval en silence, — saisis par ce spectacle inouï d'un père qui venait de déterrer sa fille pour lui prodiguer les baisers qui avaient manqué à son agonie… Sombreval labourait convulsivement de son front, de ses lèvres, de son visage tout entier, le cadavre qu'il tenait et levait dans ses bras. Il plongeait sa tête désolée au giron de cette chère fille morte, — avec la furie du sentiment qui sait son impuissance, et c'est ainsi qu'il étouffait ces cris involontaires qui nous sortent de la poitrine, dans les grandes peines, sans que nous ayons la conscience de les avoir poussés ! Puis, fauché par la douleur, il s'affaissa à mi-corps dans les hautes herbes du cimetière, et peut-être cette grande organisation aurait-elle éclaté sous l'avalanche des tortures que Dieu faisait tomber dans son cerveau et dans son cœur, quand, subitement, des pleurs qui se mirent à couler la sauvèrent… Et lui, que la Malgaigne n'avait jamais vu pleurer étant enfant, fondit en larmes et pleura comme une femme, avec des sanglots qui semblaient des ruptures de son cœur, et le secouèrent, cet homme de bronze, comme la tempête secoue un vaisseau, doublé de cuivre, qu'elle va briser.

— Il a les deux douleurs, — pensa Néel, plus touché des pleurs de cet homme que de ses cris, — car il était père et mère tout ensemble de son enfant !

Et Néel, qui souffrait tant aussi de la mort de Calixte, était comme jaloux de cette douleur qui se repaissait de ce cadavre, dont il ne pouvait pas demander la moitié. Il n'osait troubler ce père en ces caresses suprêmes, en ces impartageables baisers que seul au monde il avait le droit de donner au corps virginal de sa Calixte !

Lui aussi, Néel, un désir le mordait au cœur : c'était d'aller soulever la tête de Calixte morte, pendante sur l'épaule de son père comme un lis dont la tige est cassée : mais il restait avec la morsure de son désir, enviant à Sombreval ce fardeau si léger, si cruel et si doux, sous lequel il se tenait écrasé, semblable à la figure colossale du Génie en deuil de la Paternité qu'on aurait sculptée sur une tombe ; immobile, dans une rigidité de marbre, pleurant de longues larmes pesantes et silencieuses, dans ce pauvre cimetière de campagne tranquille, qui n'avait jamais vu de pareilles larmes ; sous ce ciel, opale de pureté, dans lequel la lune montait avec un balancement qui ressemblait à de la vie, et où le dernier oiseau de la soirée chantait pour endormir son petit.

Scène d'un calme auguste, mais cruel, plus cruel que toutes les frénésies qui l'avaient précédée… Ce fut ce moment dans la douleur de Sombreval que la Malgaigne, qui était restée sur ses talons, invisible à cet homme pour qui tout avait disparu, excepté cette tombe, d'où il venait arracher sa fille, choisit pour intervenir, — maternelle à son Jeanotin jusqu'à la dernière heure. Elle se leva lentement de la tombe qu'elle n'avait pas quittée pendant que Sombreval et Néel avaient vidé celle de Calixte ; puis, s'avançant vers Sombreval, toujours immobile dans la fixité du désespoir, elle lui posa doucement la main sur l'épaule où il n'avait rien…

Abîmé, perdu, anéanti dans la sensation du corps de sa Calixte, il ne sentit pas la main qui se posait sur son autre épaule. Il ne bougea point… Il ne se retourna pas.

— Jean, — lui dit-elle d'une voix puissamment douce, — tu vois à présent qu'elle est morte, mais tu ne vois pas qu'elle est au ciel… Ah ! si tu n'avais pas perdu la foi, malheureux homme, tu le verrais, et ta douleur serait moins amère ! Ô mon pauvre Jeanotin ! maintenant que tu l'as embrassé, ce corps qui fut tout pour toi, et que Dieu qui a fait l'âme aussi, et qui veut qu'on aime l'âme de son enfant, t'a ôté des bras et des lèvres, replace-la respectueusement dans cette tombe que tu as violée et qu'elle y dorme jusqu'au jour du jugement, dans la paix du Seigneur !

Mais jamais la flamme tombant au sein d'une poudrière ne fit explosion plus instantanée et plus violente que les paroles de la Malgaigne sur l'âme soulevée de Sombreval.

— Tais-toi, la Malgaigne, tête renversée ! lui cria-t-il, redevenu terrible. Ne me parle plus de ton Seigneur ! Sa paix ? qu'il me la mette au cœur, s'il le peut, ce monstre chimérique auquel tu crois, folle ! Ah ! je l'en défie ! Non, Calixte ne rentrera pas dans cette tombe d'où je l'ai tirée ! Non, je ne veux pas que la terre bénie de ton Dieu soit sur elle !

Et il se leva de toute sa hauteur, et ses deux bras se croisèrent par-dessus le suaire de sa fille qu'il étreignit contre lui, menaçant et farouche… Les tigresses croisent ainsi leurs griffes sur leurs petits, quand elles croient qu'on va les leur enlever.

— Pauvre insensé ! — dit la Malgaigne, — que veux-tu faire de ce cadavre qui ne sera même plus un cadavre demain ?

— L'arracher à cette terre que je hais et l'emporter avec moi ! dit-il avec l'ardente résolution des âmes passionnées. Tant qu'il y aura un atome de mon enfant, ce sera encore mon enfant, et je l'adorerai !

— Ô mon enfant ! continua-t-il, faisant le mouvement de la bercer sur sa poitrine et lui parlant comme si elle avait pu l'entendre, — tu t'en viendras avec moi ! Je ne te laisserai pas à leur Dieu. Tu ne seras qu'à moi, à moi qui t'ai faite avec mon sang, avec ma vie, avec mon esprit, avec tout mon être ! Leur Dieu ! leur Créateur ! C'est moi qui suis ton seul père… Je n'y croyais pas, à leur Dieu, mais parce que tu y croyais, j'ai fait comme si j'y croyais. J'ai menti ! C'est pour toi que je leur ai joué cette comédie dont tous ils ont été la dupe, tant je la jouais bien parce que je la jouais pour toi ! J'aurais vieilli et je serais mort portant le fardeau de l'hypocrisie sur mon âme ! J'aurais mis sous tes pieds adorés, comme j'y avais mis mon cœur, cette tête qui ne croit plus et qui n'a jamais pu croire, depuis que je suis sorti de cette vie de prêtre dans laquelle, étant jeune, j'ai tant étouffé !

Et je serais mort à leur faire croire à tous que j'étais un saint, et pour te faire moins pleurer ma fillette !… Mais tu es morte et je repousse avec horreur cette comédie, qui n'avait de sens que parce que je la jouais pour toi ! Et je redeviens ce que j'étais ! Je redeviens le Sombreval qui n'a jamais eu d'autre Dieu que toi !

— Jeanotin ! Jeanotin ! s'écria la Malgaigne, qui se pendit aux bras qui tenaient Calixte embrassée, — rends ta fille à la terre du bon Dieu !

— Le bon Dieu ! — fit-il avec un rire sauvage, — où est-il, le bon Dieu ?… Est-ce celui-là qui met dans nos cœurs l'amour des enfants pour nous les prendre, quand nous les avons élevés…, quand de notre chair qu'ils étaient, ils sont devenus notre vie, le bonheur, la gloire de notre vie ! Le bon Dieu ! Ah ! je le méprisais déjà comme une idée fausse, mais, s'il pouvait exister, — à présent je le haïrais comme un bourreau !… »

Et il repoussa, en la secouant, l'octogénaire, et la fit tomber.

— Ah ! — dit-elle en fermant ses yeux blancs, — il faut que le Sort s'accomplisse.

Et elle n'insista plus.

Mais Néel :

— Ô monsieur Sombreval, lui dit-il, ayez pitié de nous tous ! Posez votre enfant dans ces bras qui auraient tant voulu l'y recevoir vivante et je la replacerai moi-même dans son cercueil.

— Non ! fit-il, obstiné comme le malheur qui le frappait. Je me suis séparé d'elle pour la faire vivre… Elle est morte. Nous ne nous séparerons plus !

Et, la tenant toujours sur son épaule, comme un moissonneur tient sa gerbe, il sortit du cimetière avec une rapidité sinistre… Un éclair passa dans la tête de Néel ! Il sentit que le malheureux allait mourir ! Il le suivit, emporté par cet éclair, mais il ne put atteindre, même en courant, cet homme qu'une idée entraînait. Il le vit du sommet de la butte Saint-Jean qui dévalait le long de la butte ; et les ténèbres qui commençaient de fluer dans les airs faisaient le suaire de Calixte plus blanc à travers les ombres du crépuscule.

— Ah ! il va à l'étang ! dit Néel, qui se rappela la prédiction de la Malgaigne et qui se précipita épouvanté sur la pente.

Il l'apercevait alors sur la route, tout près de ce bord redoutable, sans parapet, — et presque au niveau de l'étang. Il courut, la vue fixe sur le suaire de Calixte, tache blanche dans un milieu toujours plus sombre et qui brillait encore quand l'épaule sur laquelle il flottait et l'homme de cette épaule ne se voyaient plus. Tout à coup la tache blanche disparut…

Haletant, le cœur palpitant, Néel redoubla de vitesse, mais quand il arriva à l'étang… plus rien ! Où étaient-ils ? Ses yeux de dix-huit ans, ses yeux de chasseur, embrassèrent, étreignirent l'étendue liquide et verdâtre, trop épaisse pour réfléchir la lune, mais que la lune faisait miroiter… Ce n'était plus alors la lune blanche du commencement de la soirée. Elle avait jauni en montant dans le ciel, qui s'était foncé de bleu… Soucieuse, elle envoyait ses longs rayons obliques au fil de cet étang qu'elle faisait briller à certaines places, comme un monstrueux poisson vert, écaillé d'argent. Le vague bruissement de l'Elavare arrivait de loin jusque dans les saussayes… et à la pointe de ce vaste cône d'eau, on en apercevait la fumée…

Incertain, dépisté, Néel se tenait sur le bord de l'étang, plus sinistre encore de nuit que de jour et qui conseillait le suicide. Il allait s'y jeter à tout hasard, quand à vingt brassées du rivage, il crut voir traîner le suaire de Calixte. Attiré par cette indication certaine, Néel n'hésita plus : il se jeta dans l'étang et se dirigea vers le corps de sa bien-aimée, et il eut le bonheur, l'amer bonheur, de le prendre dans ses bras, ce corps qu'il n'y avait pris qu'une fois, et on se le rappelle, — pour si peu de temps ! et de le ramener au rivage.

Puis il replongea et chercha Sombreval… mais en vain ! Plus pesant que Calixte, il était sans doute descendu profondément en ces vases sans fond où il s'était perdu, et Néel ne le retrouva point… Après des efforts furieux et inutiles, Néel se retira de cette eau presque limoneuse dont il avait eu tant de peine à scier la surface avec ses jeunes bras, et reprenant Calixte et la portant, comme il n'y avait qu'un moment la portait son père, il remonta vers le cimetière de Néhou.

Quand il l'atteignit, la nuit était tout à fait venue. La lune descendant de l'autre côté du zénith n'éclairait plus qu'à moitié le clocher dont la base trempait dans l'obscurité. Le vieux if noir semblait plus noir et la chouette ululait dans le creux de son tronc fendu par le temps… C'était une heure solennelle. Néel porta Calixte vers sa tombe ouverte, et tout d'abord il ne vit pas la Malgaigne, mais, une seconde après, il l'aperçut gisant à moitié relevée sur l'herbe où l'avait renversée Sombreval.

— Mère, — lui dit-il, — la voici, elle ! que je rapporte à sa tombe, mais lui ! je n'ai pu l'empêcher de périr…

— Vère ! fit-elle. Il faut que les sorts s'accomplissent. Il a péri par l'eau… n'est-ce pas ? comme je l'avais vu…

— Oui, dit Néel, — dans l'étang de son Quesnay où vous l'aviez vu le jour de la barque, enfoncé avec cette enfant que j'en ai arrachée : saint amour qui, du moins, dormira dans une terre chrétienne !

Et après lui avoir donné sur son front humide et glacé ce premier et dernier baiser qu'il n'avait pas osé lui donner, quand, morte, elle était tiède encore, il la descendit dans la fosse, la replaça dans son cercueil dont il rejoignit pieusement les planches… puis avec la bêche du fossoyeur il fit retomber la terre sur l'amour de sa vie.

— Tous les sorts sont accomplis, grande Malgaigne ! — dit-il, — excepté un !

Elle ne répondit pas. Il se baissa. Elle était morte. La rosée l'avait-elle glacée ? Ou les émotions de cette soirée avaient-elles rompu le dernier fil qui rattachait à la vie sa longue vieillesse ? Mais le fait est qu'elle n'existait plus…

« Et Néel de Néhou ? fis-je à Rollon Langrune quand il s'arrêta à ce point final de l'histoire de Jean Gourgue, dit Sombreval.

— Néel, reprit-il, tint son serment : il épousa Bernardine ; mais quelques semaines après son mariage, il recevait par l'intermédiaire du préfet de la Manche un brevet qui le nommait lieutenant dans cet héroïque régiment de Chamboran, qui portait le dolman et la pelisse de ce brun mélancolique qu'on appelle froc de capucin, et ces belles tresses poudrées et plombées qui accompagnaient si bien une martiale figure sous le kolback. Je vous l'ai dit, l'Empereur Napoléon, qui était dans ce temps-là au faîte de sa puissance et de sa gloire, ne cessa d'envoyer jusqu'à la création des Gardes d'Honneur, aux jeunes fils des anciennes familles, de ces brevets d'officiers qui prouvaient, du reste, que, pour ce grand politique, l'égalité devant la loi, qu'il avait inscrite dans ses codes, n'avait jamais été qu'un sacrifice fait par son génie aux idées de la Révolution.

Le vicomte Éphrem, toujours fidèle à sa cause, eut la velléité d'opposer à la volonté de l'Empereur la circonstance du mariage de son fils, mais Néel accepta le brevet et dit si péremptoirement qu'il voulait partir, que son vieux père céda. Malheureux, inconsolable, ennuyé de Bernardine et de la bonté plus résignée que reconnaissante dont il accueillait ses tendresses, Néel crut que le meilleur moyen de réaliser la prédiction de la grande Malgaigne s'offrait à lui, et il le saisit avec joie :

— Au moins, — se dit-il, — je mourrai comme on a l'habitude de mourir dans notre Maison.

Et il partit. Son père, qui le vit en uniforme avant de partir, sentit ses vieilles entrailles militaires se remuer en le regardant, et il se réconcilia avec l'idée qu'en servant l'Empereur, son fils Néel servirait la France.

— Bah ! — fit-il gaiement, — il y a encore assez de blanc dans la cocarde tricolore, pour que nous autres, nous puissions très bien la porter !

Bernardine, seule, ne prit pas son parti du départ de Néel. Elle seule savait pourquoi il voulait être soldat. Quand une femme a couché sur le cœur d'un homme, elle sait toujours ce qu'il y a au fond de ce cœur… En vain le vicomte essaya-t-il de consoler Bernardine à sa manière :

— Il reviendra après une campagne, lui dit-il, et avec l'embellissement de quelque beau coup de sabre à travers la figure, et il vous trouvera, ma bru, embellie de quelque gros garçon que vous aurez dans les bras.

Mais tout fut faux dans les prophéties du vicomte : Néel de Néhou ne revint pas. Il se fit tuer dans une des plus célèbres batailles du temps, en poussant son cheval le poitrail sur une pièce de canon, qui coupa en quatre l'homme et le cheval. C'était juste trois mois après la mort de Sombreval et de la Malgaigne.

Bernardine n'eut point d'enfant. Elle aurait pu faire au vieux Éphrem une confidence bien cruelle, mais la noble et pudique femme dévora sans se plaindre son humiliation, comme elle avait dévoré toutes ses larmes. Veuve sans cesser d'être vierge, elle prit le voile aux carmélites de Valognes sous le nom de Sœur Calixte, par un touchant sentiment de reconnaissance pour l'être angélique qui avait voulu la faire heureuse.

— Et le médaillon ? — fis-je encore à Rollon Langrune qui, de cette fois, croyait en avoir fini de son histoire et de mes questions.

— Ah ! le médaillon ! répondit-il. Il est probable qu'il appartenait à Sombreval, car, plusieurs années après les événements de cette histoire, on vida l'étang du Quesnay, devenu un bourbier fétide et auquel on attribuait les fièvres putrides qui ravageaient le pays, on le retrouva au fond des vases.

Et tenez ! — ajouta-t-il, — voyez ici… à cette tache…, que la couleur a passé sous l'action de l'eau qui s'est infiltrée entre le cristal et l'ivoire…

Quant à Sombreval, on n'en trouva pas un seul os pour le joindre au portrait, — ce qui fit dire aux paysans de la contrée que le Diable, qui a le bras long, l'avait passé à travers les boues de l'étang, pour tirer jusqu'à lui, par les pieds, le prêtre marié !

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Stefanie Popp

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TextGrid Repository (2024). Collection de romans français du dix-neuvième siècle. Un prêtre marié. Un prêtre marié. The CLiGS textbox. Stefanie Popp. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9C97-7