ACTEURS

  • OSTORIUS
  • DIDIUS
  • CARACTACUS
  • LE PRINCE DE SILURE
  • CARTIDE
  • SARCIDE
  • LÉONICE

La Scène est à Rome dans le Jardin d'Ostorius.

ACTE I

SCÈNE I.

SARCIDE, seule.
Partage rigoureux, de mon âme enflammée
Qui soupire et qui craint d'aimer et d'être aimée ;
Cause de mon désordre, effet de mon devoir,
Qui fais vivre et mourir ma crainte et mon espoir.
Ha laisse en liberté les penchants de mon âme.
Abandonne ma gloire, ou protège ma flamme,
Ou si ma gloire doit à mes yeux prévaloir
Abandonne ma flamme, et soutiens mon devoir.
De mes sens agités calme l'inquiétude,
Prends parti, range-toi, sors de l'incertitude,
C'est trop longtemps tenir mes esprits en suspens
Entre des intérêts si chers et si pressants.
Je ne demande pas une injuste victoire
Qui pour flatter mes sens fasse ombrage à ma gloire,
Je ne veux seulement que savoir qui des deux
Doit régner dans mon âme, ou ma gloire ou mes feux.
Si j'aime Ostorius ma flamme est-elle injuste ?
S'il est mon ennemi, c'est un vainqueur auguste,
Si je suis dans ses fers, il est dessous ma loi,
Et s'il touche mon âme il soupire pour moi :
Mais bizarre succès de mon destin contraire !
Je trouve en cet amant l'ennemi de mon Père,
Les Bretons subjugués, mon pays que je perds,
Le sujet de ma honte et l'horreur de mes fers.
Quoi je pourrais chérir l'Auteur de tant de pertes
Que toute ma maison de lui seul a souffertes ?
Et laissant à mes feux éblouir ma raison
J'aimerais l'ennemi de toute ma maison ?
Ne me fais pas ce tort Tyran des belles âmes
Amour ; aimable enfant et père de mes flammes
Non non, n'en souffre point d'indigne de tes feux
De l'honneur de tes lois, de l'ordre de mes voeux.
Mon coeur s'il t'est permis d'aimer ; aime le Prince
Il a voulu sauver ton Père et ta Province,
Un si noble dessein t'ôte la liberté,
De tourner tes désirs de quelque autre côté.
Si la vertu te charme estime sa vaillance ;
Si le trône te plaît estime sa naissance,
Enfin il t'est égal étant né fils de Roi
Il est de plus encor malheureux comme toi ;
Ce mot frappe mon âme, et nos communes chaînes
Rangent de son parti jusqu'à mes propres peines.
Comment être insensible à de si dignes feux ?
Pour te faire justice, hé ! Fais grâce à tes voeux ;
Il le faut ; tu le dois : mais tu me tyrannises
Trop farouche devoir ; Auteur de mes surprises,
Arbitre impérieux dont la sévère loi...
Mais Léonice vient, cessons.

SCÈNE II. Sarcide, Léonice.

SARCIDE.
Que fait le Roi ?
LÉONICE.
Je viens de le laisser ; Madame, avec la Reine
Et qui paraît troublé d'une nouvelle peine
Il est pensif et triste.
SARCIDE.
En dit-on le sujet ?
LÉONICE.
Si je l'ai bien compris vous en êtes l'objet.
SARCIDE, bas.
Aurait-on aperçu les troubles de mon âme
Malheureuse ! Hé pourquoi ?
LÉONICE.
Le dirai-je ; Madame...
SARCIDE.
Qui te retient ?
LÉONICE.
La crainte ; et je m'aperçois bien.
Que je vais vous déplaire.
SARCIDE.
Achève et ne crains rien.
LÉONICE.
On craint qu'Ostorius par l'éclat de sa gloire
N'ait jusque sur vos sens étendu sa victoire,
Et que tant de rayons dont brille ce Vainqueur
N'aient ébloui votre âme et surpris votre coeur.
Cependant ce serait une visible injure
Que recevrait de vous le Prince de Silure.
Car outre les Héros qu'il a pour ses Aïeux
Et dont le premier rang est écoulé des Dieux
Que n'a-t-il fait pour vous, pour le Roi votre Père
Dans ce dernier combat que n'a-t-il osé faire,
Lorsque voyant ce Roi sans suite et délaissé
Dans un gros d'ennemis de toutes parts pressé
Pour le vouloir tirer de ce péril extrême
Il prodigua sa vie, et s'exposa soi-même
Et sans autre second que ses propres efforts
Pour lui sauver la vie essuya mille morts.
Que si vous vous lassez d'une vertu sublime
Descendez à ces soins de respect et d'estime,
Dont le coeur de ce Prince en soupirant pour vous
A flatté sa constance et secondé ses coups.
Pouvez-vous regarder ses soins, sa complaisance
Avec si peu d'estime et tant d'indifférence
Avoir pour tant d'effets d'une tendre amitié
Une âme si sévère, et si peu de pitié.
Ha ne vous laissez point noircir du nom d'ingrate
Qu'un peu plus de constance en votre amour éclate
Croyez-vous un peu moins, et croyez plus le Roi,
Manquez plutôt d'amour que de manquer de foi
Dieux si votre rigueur pareille à sa disgrâce
Préfère Ostorius et le met en sa place
N'êtes-vous pas injuste à tant d'affection,
À tant de beaux efforts, à tant de passion ?
SARCIDE.
Non je ne le suis pas : mais je suis malheureuse
Ta pensée est injuste, et m'est injurieuse.
Quoi ? Tu me crois si faible et d'un coeur assez bas
Pour me laisser surprendre à d'indignes appas ?
Et qu'un goût égaré de ma raison séduite
Puisse aveugler mon âme et troubler ma conduite ?
Ha je ferai bien voir qu'un coeur comme le mien
Se porte à ce qu'il doit ou ne se porte à rien :
Non, n'appréhende pas qu'une faible imposture
S'y fasse par les sens de honteuse ouverture.
Rien ne saurait entrer que par l'ordre des lois.
Par l'aveu de mon Père, et par un juste choix,
C'est me faire rougir d'oser croire que j'aime.
LÉONICE.
Un si beau sentiment est digne de vous-même.
Mais ce jeune vainqueur qui de vous est épris ?
SARCIDE.
Hé bien.
LÉONICE.
Ne fait-il point de peine à vos esprits ?
Il a fait parmi nous éclater tant de charmes.
SARCIDE.
Qu'importe ?
LÉONICE.
Qu'il peut bien vous causer des alarmes,
Embarrasser vos sens, détourner vos souhaits,
Et de votre vertu troubler au moins la paix.
Dedans le plus beau calme un orage s'excite,
On vous le voit traiter...
SARCIDE.
En homme de mérite.
LÉONICE.
Mais de l'estimer tant.
SARCIDE.
Dois-je pas l'estimer.
LÉONICE.
L'estime est un grand pas pour conduire à l'aimer.
SARCIDE.
Tout beau, sur mes discours règle ta conjecture.
LÉONICE.
Mais quel rang donnez-vous au Prince de Silure.
SARCIDE.
Comme objets différents, j'ai différents regards.
LÉONICE.
Mais le Prince a pour vous essuyer des hasards.
Qui font même entre égaux un peu de différence
Et qui méritent bien un peu de bienveillance
La Reine vient, il faut me taire et m'en aller.
SARCIDE.
Arrête encore un peu : car je te veux parler.

SCÈNE III. Cartide, Sarcide, Léonice.

CARTIDE.
Ma Fille il faut t'armer de force et de courage,
Il faut que ta vertu de nos fers nous dégage,
Et que tes sentiments sagement ménagés :
Nous tirent des périls où nous sommes plongés.
SARCIDE.
Hélas ?
CARTIDE.
N'interromps point de raisonnables larmes
Laisse agir tes sanglots, et tes justes alarmes,
Note: Improuver : Ne pas approuver, blâmer. [L]
Je ne puis improuver des pleurs et des soupirs,
Dont seule je suis cause attaquant tes désirs :
Mais si l'amour t'abat, que l'honneur te relève.
SARCIDE.
Que je suis malheureuse, ô Dieux !
CARTIDE.
Achève, achève,
Ne fais point violence à de justes regrets,
Tu peux bien en flatter de si chers intérêts :
Mais parmi ces regrets, fais ce que tu dois faire,
Prends pitié de ta mère ; et délivre ton Père,
Que si ton amitié ne vient pas jusqu'à moi
Va laisse-moi mourir, mais délivre le Roi.
SARCIDE.
Sans me faire d'injure, hé Madame de grâce,
Éprouvez mon respect, que faut-il que je fasse.
CARTIDE.
J'ai peine à te le dire, et ne puis m'exprimer.
SARCIDE.
Faut-il mourir ?
CARTIDE.
Non, non.
SARCIDE.
Quoi donc ?
CARTIDE.
Il faut aimer.
Ce mot paraît bien doux : mais la suite est amère.
SARCIDE.
N'importe ; seulement dites ce qu'il faut faire.
CARTIDE.
Il faut trahir tes sens, et dégager ton coeur,
En faire Ostorius le maître, et le Vainqueur.
SARCIDE, bas.
Léonice ?
CARTIDE.
Je sais que le Prince en ton âme,
A de longtemps jeté des semences de flamme,
Qu'il a frappé tes sens, qu'il soupire pour toi,
Cependant l'intérêt de ta gloire et du Roi,
Quelque juste douleur qui ton âme possède
Demande à ta vertu que ta passion cède,
Et contre tes sens ton devoir affermi
Au lieu de ton Amant place notre ennemi.
SARCIDE.
Notre ennemi ?
CARTIDE.
Le Ciel pour nous faire justice,
Lassé de ses rigueurs et devenu propice.
Pour tes jeunes appas enflamme Ostorius.
SARCIDE.
Mais...
CARTIDE.
Ne m'oppose point de discours superflus.
Il faut l'aimer, ma fille, ou voir dedans nos chaînes,
Terminer notre vie, ou prolonger nos peines.
Quels soins n'a-t-il pas pris pour adoucir nos fers ?
Pour flatter la rigueur de tant de maux soufferts.
Soit, quittant la Bretagne, ou dans notre voyage.
Quelles bontés pour nous n'a-t-il mis en usage
Et maintenant à Rome au lieu d'une prison,
Tu vois que ce vainqueur nous loge en sa maison.
Nous laisse en liberté goûter ces promenades,
La fraîcheur de ces eaux, et de ces palissades,
Et semble ne vouloir auprès de l'Empereur,
Pour prix de ses exploits, que nous faire faveur.
Que pour nous il franchit ces maximes Romaines,
Des Fiers ressentiments, et des pompeuses haines.
Et que pouvant flatter ses voeux et son espoir,
À de profonds respects, il borne son pouvoir.
Je sais qu'un premier choix que notre âme a pu faire,
Laisse éternellement un profond caractère,
Dans les coeurs prévenus si vivement tracé,
Qu'à moins d'un grand effort il n'est point effacé.
SARCIDE.
Vous me voulez donner une aide superflue,
C'est assez qu'il le faut pour m'y voir résolue.
CARTIDE.
Ma fille embrasse-moi ; qu'un si beau sentiment
Est doux à ma pensée, et flatte mon tourment !
Mais bien que j'applaudisse à ton obéissance,
Je sais qu'un tel effort n'est point sans violence.
Qu'un si grand changement ne se fait point soudain
Que ton coeur est au Prince, et qu'il hait ce Romain.
SARCIDE.
Quoique l'instinct m'inspire, ou pour l'un, ou pour l'autre.
Madame aveuglement mon choix suivra le vôtre.
Ordonnez seulement, et mon coeur vous répond,
D'être à tous vos désirs obéissant et prompt.
CARTIDE.
Si ta vertu ma fille à toi-même est sévère,
Songe qu'elle est utile à ta gloire, à ton Père.
Je m'en vais te laisser, et vais voir le vainqueur.
Il m'attend.

SCÈNE IV. Sarcide, Léonice.

SARCIDE.
Vois-tu bien jusqu'où pour mon malheur...
LÉONICE.
Vous changez de couleur, qui trouble ainsi votre âme ?
SARCIDE.
Une ardeur que j'approuve ensemble et que je blâme,
Car tu peux bien penser qu'auprès de mon devoir,
Mes plus pressants désirs n'auront point de pouvoir.
Et que malgré les coups d'un aimable martyre,
Ma raison sur mes sens, aura toujours Empire.
Mais : je ne puis celer les peines de mon coeur,
S'il me faut en bannir mon unique vainqueur,
Le Prince seul y règne, et remplit mon idée,
Je possède son âme, et j'en suis possédée,
Mon coeur s'émeut sans cesse et me parle de lui.
LÉONICE.
Vous venez cependant malgré tout votre ennui,
Désigner sa disgrâce.
SARCIDE.
En faveur de mon Père ?
J'ai bien pu me forcer, et paraître contraire.
Et par un bel effort sur mes chastes ardeurs
Affecter contre lui d'apparentes froideurs :
Mais ce déguisement était peu volontaire,
Et bien que mon devoir le rendît nécessaire,
Je ressentais toujours ces troubles innocents,
Dont la première atteinte embarrasse les sens :
Et qui sous les appas d'une peine inconnue,
Persuade l'amour à la raison émue.
LÉONICE.
Je vous plains : mais je vous approcher Didius,
Comme il est tout puissant auprès d'Ostorius,
Vous pourriez vous servir de son conseil peut-être.
SARCIDE.
Ostorius le suit, je ne veux point paraître,
Allons, retirons-nous.

SCÈNE V. Ostorius, Didius.

DIDIUS.
Quoi toujours en ces lieux ?
Ainsi vous exposer aux bruits des envieux ?
Au murmure du peuple, au nombre d'incrédules ?
Dans les divers esprits, répandre des scrupules.
Que ce qu'on dit de vous ne soit de ces faux bruits,
Dont on repaît souvent les peuples mal instruits ?
En ces âmes de boue, encore que grossières.
La malice est subtile, et pleine de lumières,
Et quelques beaux succès qu'ait eus votre combat,
Si votre amour paraît, il perd tout son éclat.
Vous ne me dites rien ?
OSTORIUS.
Hé que puis-je te dire ?
Sinon que je suis triste, et que mon coeur soupire :
Qu'un désordre si beau s'est glissé dans mon coeur,
Que je ne goûte rien des plaisirs d'un vainqueur,
Que ce que ma victoire y peut verser de charmes,
Se tourne incontinent en matière de larmes,
Qu'en mes propres succès, je trouve mes malheurs,
Et parmi mes lauriers la source de mes pleurs.
DIDIUS.
Il faudrait pour le moins en arrêter la course,
Attendant que le temps en fit tarir la source.
Et de peur de languir en des maux si pressants,
Faire agir la raison et prévenir le temps.
OSTORIUS.
Hé que peut la raison sur un mal qu'elle cause ?
DIDIUS.
Détourner le péril où l'amour vous expose.
OSTORIUS.
Que ce péril m'est cher, et qu'il me paraît doux.
DIDIUS.
Mais, Seigneur, ce péril est-il digne de vous.
OSTORIUS.
Hélas ? Il faut mourir, ma mort est assurée,
Sarcide, mon destin, et les Dieux l'ont jurée,
Je gagne une bataille et le nom de vainqueur,
Et je perds en échange et ma joie et mon coeur.
Je suis victorieux, et je perds ma franchise,
Amant d'une ennemie et captif de ma prise.
Et mon bizarre sort me fait en même jour,
Le vainqueur d'un combat, et l'esclave d'amour.
Ma fortune en naissant est bien interrompue !
La victoire m'anime, et Sarcide me tue :
Devoir impitoyable, inexorable honneur,
Je n'ai que trop de gloire, et trop peu de bonheur.
Donne un peu de relâche aux peines de mon âme ;
Donne un peu plus d'espace aux ardeurs de ma flamme.
Accorde mes désirs et tes sévères lois,
L'intérêt de ma gloire et celui de mon choix,
Tâche de rallier ces aimables contraires,
Réunis si tu peux ses nobles adversaires,
Ces partis opposés d'Amant et de vainqueur,
Qui partagent mon âme et déchirent mon coeur :
Mais hélas que je fais d'inutiles prières,
Amour ce dur Tyran ne les écoute guères.
Toi que j'éprouve en tout plein de soins obligeants,
De grâce, à mes désirs rend les tiens indulgents.
Laisse là ma victoire, et travaille à ma peine.
DIDIUS.
Malgré ma passion, la vôtre me ramène,
Et bien que mon devoir dût me rendre opposé,
Aux ardeurs dont je vois votre coeur embrasé.
Je veux bien m'employer à soulager votre âme,
À guérir votre peine, et servir votre flamme.
Vous n'avez que me croire, et j'ose me flatter...
OSTORIUS.
Le cours de mes malheurs n'est pas pour s'arrêter
À ces flatteurs efforts de ton zèle inutile.
DIDIUS.
Votre amour vous fait voir la chose difficile.
Vos plus fiers ennemis ne sont-ils pas vaincus ?
Hé, quoi n'avez-vous pas le Roi Caractacus ?
N'est-il pas dans vos fers, n'est-il pas dans vos chaînes ?
Quoi n'y tenez-vous pas et le Prince et les Reines ?
Sachez que l'Empereur vous les ayant soumis,
Vous en êtes le maître, et tout vous est permis.
Usez de ce pouvoir au gré de votre envie,
En faveur de vos feux, n'épargnez point leur vie :
Rendez vos passions arbitres de leur sort,
Qu'ils flattent vos désirs, ou subissent la mort.
L'Empereur, le Sénat vous en ont rendu maître,
S'ils veulent l'ignorer, hé faites-leur connaître.
Vous êtes trop modeste, ou faites-leur savoir,
Jusques où l'Empereur étend votre pouvoir,
Soyez moins indulgent : si leur âme est si fière,
Faites, faites trembler Sarcide la première.
Faites-lui sans bassesse écouter vos désirs,
D'un peu plus d'assurance, appuyer vos soupirs.
Et vous verrez bientôt sa rigueur abattue,
OSTORIUS.
Hélas que sa vertu ne t'est guères connue,
La crainte est inutile et ne l'ébranle pas,
Le respect seulement peut toucher ses appas,
Les âmes de son ordre, et qui sont bien placées,
Au-dessus de la crainte, élèvent leurs pensées,
Et sur ces bas efforts haussant leurs sentiments,
Se font un lit de gloire au milieu des tourments.
Je connais mieux que toi le coeur de la Princesse,
Le sexe même en elle est exempt de faiblesse.
Et son mâle courage à l'épreuve des coups,
Au lieu de s'étonner bravera mon courroux.
Ainsi ne promets rien d'un effort téméraire :
Songe qu'outre sa force elle dépend d'un Père.
Qui me hait, et qui seul peut vaincre sa fierté.
DIDIUS.
Hé bien accordez-lui Seigneur la liberté.
Contre un si grand bienfait pourra-t-il se défendre
Lui-même obligera Sarcide de se rendre.
OSTORIUS.
Ce moyen est plus juste, et m'offre un bien si doux,
Que de mes plus grands maux, il adoucit les coups :
Mais hélas Didius tu n'as rien fait encore,
Sarcide aime le Prince, et le Prince l'adore.
DIDIUS.
Que pourrait contre vous ce Prince malheureux.
OSTORIUS.
Être aimé, Didius, comme il est amoureux.
Tout mon rival qu'il est je connais son mérite,
Sa vertu me ravit, bien que son feu m'irrite.
Et mon coeur est troublé de crainte et de pitié.
D'estime, et de chagrin, d'amour, et d'amitié.
Sans cesse sa valeur revient en ma mémoire,
Elle y dispute encor ce semble ma victoire.
Et malgré le destin qui m'élève, et l'abat,
Mon estime pour lui réveille le combat.
Je vois Caractacus tout sanglant de carnage.
Donnant la mort partout où peut donner sa rage,
Et que le sort jaloux de son trop de vertu,
Rend malgré ses efforts à mes pieds abattu.
N'étais-je pas heureux d'un succès si propice ?
Mais le destin bientôt eut changé de caprice.
Le Prince ce Héros par des coups plus qu'humains,
Perce jusqu'à ce Roi, l'arrache de nos mains.
Et par un coup fatal qui me charme et m'accable,
Fait de mon prisonnier un Roi son redevable.
DIDIUS.
Il n'est pas moins le vôtre, et vous l'avez repris.
OSTORIUS.
Oui : mais les premiers coups frappent mieux les esprits :
Et le Roi trop sensible à des efforts si dignes,
Voulant d'un juste prix, payer ces coups insignes
Destina la Princesse à ce jeune Héros,
Voilà ce qui m'alarme, et trouble mon repos.
DIDIUS.
Seigneur défaites-vous du chagrin qui vous presse,
Je vous livre aujourd'hui Père, Rival, Maîtresse.
Ils seront trop heureux d'avoir la liberté,
De voir par vos bontés leur vie en sûreté.
Et leurs esprits ravis de leurs peines passées.
Iront dans vos désirs de toutes leurs pensées.
OSTORIUS.
Tu me rends trop heureux et tu charmes mon sort.
DIDIUS.
Ce facile succès coûtera peu d'effort.

ACTE II

SCÈNE I. Le Prince, Léonice.

LÉONICE.
Je craignais comme vous que l'éclat d'un grand homme,
La douceur de l'espoir, ou le séjour de Rome
Dissipant peu à peu l'excès de son malheur,
N'eût donné quelque atteinte à sa première ardeur :
Mais ne soupirez point, votre secret murmure,
À sa fidélité, ne peut que faire injure
Sachez que du vainqueur les traits sont impuissants,
Que vous charmez Sarcide et régnez sur ses sens.
LE PRINCE.
Pour consoler mon âme aimable Léonice,
Ton soin officieux use en vain d'artifice.
Je sens trop ma disgrâce, et connais mon destin
Et je ne vois que trop de causes de chagrin.
LÉONICE.
Si vous êtes aimé, qu'avez-vous à vous plaindre ?
LE PRINCE.
Si je suis malheureux, que n'ai-je pas à craindre ?
LÉONICE.
L'inconstance en un coeur si haut, et si bien né.
LE PRINCE.
C'est aussi sa vertu qui tient le mien gêné :
Car plus elle en témoigne, et plus elle est aimable,
Plus je dois excuser un rival qui m'accable.
Et vois tant de raisons d'adorer ses appas,
Que je le haïrais s'il ne l'adorait pas.
LÉONICE.
Je vois bien à peu près où va votre pensée
Un peu de jalousie a votre âme blessée.
Et de votre rival les éclatants soupirs,
Vous semblent dangereux, et troublent vos désirs.
LE PRINCE.
De grâce juge mieux de l'excès de mes peines,
Depuis qu'Ostorius nous retient dans ces chaînes,
Je n'ai que trop connu jusqu'où pour mon malheur,
L'éclat de ma Princesse a porté sa valeur.
La douceur de ses yeux, le pouvoir de leurs charmes ;
Ont forcé ce Romain de mettre bas les armes
Et du destin d'amour les bizarres hasards,
Ont fait de ce vainqueur triompher ses regards.
De si doux ennemis ont vaincu toute haine,
Ont fléchi tout l'orgueil de la fierté romaine.
Et leur douce rigueur tournée en Majesté,
A fait vaincre au respect toute animosité :
Mais tous ces beaux effets de ses aimables charmes,
À mon coeur asservi, n'ont point donné d'alarmes,
Bien loin d'être jaloux, j'étais ravi de voir,
Ces plus dignes mortels rangés sous son pouvoir.
Et ce concours de voeux de nos âmes blessées,
Semblait sur ses Autels adorer mes pensées.
Assembler des respects pour honorer ses lois,
Et faire amas de fleurs pour couronner mon choix.
J'aurais vu tous les coeurs gémir sous son Empire,
Disputer à mes sens l'honneur de mon martyre.
Partager avec moi la gloire de ses coups,
Sans en avoir d'alarmes, et sans être jaloux :
Et sa vertu flattant mon amoureuse atteinte,
Mon espoir était libre, et mes désirs sans crainte.
Et de ces bas chagrins mes respects épurés,
Ne poussaient de mon coeur, que des voeux assurés.
LÉONICE.
Quel est donc le sujet Prince de votre peine ?
LE PRINCE.
L'ordre qu'elle m'a dit qu'avait donné la Reine.
D'aimer Ostorius et craindre son pouvoir.
LÉONICE.
Cet ordre ne doit pas affaiblir votre espoir.
LE PRINCE.
Hélas !
LÉONICE.
Je vous le jure, et vous me devez croire,
Cet Ordre à vos désirs va donner la victoire ;
Et loin de vous détruire, il va vous faire aimer,
La défense est un art qui peut mieux la charmer.
Elle vient, vous verrez si je connais son âme,
Si cet ordre retient le progrès de sa flamme.

SCÈNE II. Léonice, Le Prince, Sarcide.

SARCIDE.
Notre disgrâce au moins n'aura pas le pouvoir
Prince de me ravir le moyen de vous voir.
LE PRINCE.
Jugez à ce bonheur si ma joie est petite,
Elle accable mes sens et mon peu de mérite.
Et mon cruel destin chassait bien loin l'espoir,
D'une faveur si grande, et du bien de vous voir.
Je ne me flattais pas d'un si doux avantage.
SARCIDE, bas.
Mais mon coeur vois-tu bien jusqu'où l'amour t'engage.
LE PRINCE, bas.
L'excès de mon bonheur confond mes propres voeux.
SARCIDE.
N'importe, oui parlons pourquoi celer des feux,
Qu'un glorieux destin alluma dans nos âmes,
L'honneur, ni la vertu ne perd rien dans ces flammes
Et je puis sans rougir avouer des ardeurs,
Qui sans toucher aux sens, ont embrasé nos coeurs
Puisque votre vertu leur donna la naissance,
Et fit de leurs progrès la douce violence,
Mon coeur offenserait cette même vertu,
D'en avoir du scrupule, et d'être combattu.
Oui sous l'autorité d'un si juste principe,
Mon sexe même a droit que mon coeur s'émancipe,
Et paye à vos soupirs étouffés, et naissants,
Ce tribut amoureux que leur devaient mes sens.
Que j'expose à vos yeux les secrets de mon âme.
LE PRINCE.
Les Dieux seront jaloux de mon bonheur, Madame,
Ils porteront envie à ma félicité.
SARCIDE.
Contre tant de vertus en vain j'ai résisté.
Et me laissant aller à cette douce pente,
Où le mérite jette une âme indifférente,
Ayant de ces penchants, ma vertu pour garant,
Je permis que mon coeur fût plus qu'indifférent.
Lors bien que de ma voix la liberté captive,
N'osa vous en tracer de peinture plus vive.
Vous pouviez aisément juger par ma langueur,
Le trouble de mes sens, et celui de mon coeur.
Hélas ! Vous fallait-il d'image plus expresse,
Pour peu que votre coeur se connût en tendresse.
LE PRINCE.
Pour mon coeur attendri ce reproche est trop dur,
Mon respect m'a rendu ce sentiment obscur.
Et mon âme n'a pu se rendre intelligente,
D'un bonheur qui transit mes voeux et mon attente.
Mon espoir s'égarait trop loin des doux excès,
D'une grâce si belle, et d'un si cher succès.
SARCIDE.
Hélas !
LE PRINCE.
Vous rétracter de là ! Quoi ma Princesse,
Vous lassez-vous sitôt d'un bien qui...
SARCIDE.
Ma faiblesse
Fait languir trop longtemps mes glorieux desseins,
Et donne trop de force à des feux que j'éteins,
Peuvent-ils éclater sans obscurcir ma gloire,
Sans blesser ma vertu, sans ternir ma mémoire.
LE PRINCE.
Dieux que dois-je en attendre ?
SARCIDE.
Un noble et juste effort,
Pour sortir du désordre et changer notre sort.
Car enfin quelque droit qu'usurpe la tendresse,
Sur mes sens prévenus, sur ma propre faiblesse.
Je l'empêcherai bien d'aller jusqu'au pouvoir,
De hasarder ma gloire et trahir mon devoir,
Ainsi que j'ai senti, je vaincrai mes tendresses,
Ma raison et ma gloire en seront les maîtresses ;
Mes sens n'ont rien souffert qui les ait déréglés,
Ils se sont éblouis : mais non pas aveuglés.
Et malgré la rigueur des coups les plus sensibles,
Ils ont toujours suivi ces guides infaillibles.
Par qui de toute ardeur mes désirs dépouillés,
Rendent mon âme libre, et mes yeux décillés,
Je ne vois que mon Père, et ne vois autre chose,
Son salut est l'objet que seul je me propose.
Et de quelque autre ardeur que mon coeur soit atteint,
Mon Père se l'attire et mon devoir l'éteint.
LE PRINCE.
Je vous entends, Madame, et sans me rien plus dire,
Ce rigoureux devoir m'ordonne que j'expire.
SARCIDE.
Non vivez, et sachez que ma propre rigueur,
Ne s'arme contre vous qu'en dépit de mon coeur.
Que c'est mon seul devoir qui vous fait injustice.
LE PRINCE.
Ha je suis trop heureux dans un si doux supplice.
Pourvu que ce cruel épargne vos désirs,
Et laisse un bien si doux à mes mourants soupirs.
SARCIDE.
Ha vous-même épargnez la douleur qui me presse,
Dérobez à mes yeux...
LE PRINCE.
J'obéis ma Princesse :
Mais dût ce dur devoir vous faire me haïr,
Ce n'est pas pour longtemps que j'y puis obéir.

SCÈNE III. Sarcide, Léonice.

SARCIDE.
Quoi Léonice il part ?
LÉONICE.
Hélas, il meurt, Madame,
Et vos rigueurs ont mis le désordre en son âme.
Il est au désespoir.
SARCIDE.
Que ne l'arrêtais-tu,
Ta pitié devait-elle imiter ta vertu.
LÉONICE.
Vous savez le respect que j'ai pour vos pensées.
SARCIDE.
Il en faut avoir moins pour les âmes blessées.
Regarde ton respect un peu trop scrupuleux,
En quel état met-il son âme et mes voeux ?
LÉONICE.
Puisque ma complaisance a trahi ma conduite,
Qu'en ce fâcheux état elle vous a réduite.
Madame permettez qu'un peu de liberté,
Ose en faire raison à ma fidélité.
SARCIDE.
Veux-tu pas condamner un amant misérable,
Insulter au destin qui me tue et l'accable.
LÉONICE.
Non, Madame, mes soins ont un plus digne objet,
Un plus juste dessein, un plus hardi projet.
Jusqu'ici j'ai flatté les ardeurs de votre âme,
J'ai parlé pour le Prince, et j'ai servi sa flamme,
J'ai pour vos chastes feux jusqu'ici combattu,
Je n'ai plus de regard que pour votre vertu
Le destin lui prépare une illustre matière,
De glorieux périls, une belle carrière
Où vous pouvez servir, sans blesser votre foi,
Votre Amant, votre gloire, et la Reine et le Roi.
SARCIDE.
Ha c'est assez pour moi dans l'ardeur qui me presse,
D'avoir banni le Prince, et vaincu ma tendresse.
D'avoir su préférer la gloire à mes désirs,
Le devoir à l'amour, et la peine aux plaisirs.
De si rudes efforts épuisent ma faiblesse,
Et je ne puis rien plus que mourir de tristesse.
Tous remèdes sont vains contre un si cruel mal.
Même de ma vertu le secours est fatal.
Elle cède ce semble à ma propre faiblesse :
Mais ce n'est qu'un pur art pour vaincre ma tendresse.
Pour bannir doucement d'inutiles soupirs,
Et ne rien hasarder auprès de mes désirs.
Si je cours Léonice, où la vertu m'appelle,
Je trouve mon amour encor plus juste qu'elle.
Le Prince malgré moi que je viens de bannir,
Rentre victorieux dedans mon souvenir,
Si d'ailleurs quelque larme à mes yeux échappée
Veut courir à l'objet dont mon âme est frappée.
Je trouve un dur devoir dont ma vertu se sert ;
Et dont l'honneur me flatte et la rigueur me perd.
Ainsi : de tout côté le sort cruel m'accable,
Il me faut devenir malheureuse, ou coupable :
Et je ne puis donner, ni recevoir de loi,
Sans blesser, ou mon Père ou mon amour, ou moi.
Destin fais-moi raison d'un si cruel caprice,
Faut-il que ma vertu devienne mon supplice,
Et que le plus haut point d'espoir qui m'est permis,
Soit de n'oser aimer que mes seuls ennemis
Amant, ennemi, Père, amour, vertu, nature,
De mes voeux révoltés insensible murmure.
Ne laissez plus flotter parmi tant de malheurs,
Mon désespoir injuste, et mes justes douleurs.
LÉONICE.
Traitez mieux le vainqueur, et votre malheur cesse.
SARCIDE.
Ha laissez-moi plutôt expirer de tristesse.
LÉONICE.
Mais pourquoi ?
SARCIDE.
Mes penchants vont trop à l'estimer,
Si je veux obéir, je ne veux pas aimer.
Si pour Ostorius je captive mon âme,
Je veux qu'un pur devoir, et non l'amour m'enflamme,
Avec ce doux penser, me soumettre à sa loi,
Qu'il tient ces mouvements d'un autre que de moi.
Que son rival ne peut m'accuser d'inconstance,
Ni condamner des feux de pure obéissance.
LÉONICE.
Qui peut donc rendre ainsi votre coeur alarmé.
SARCIDE.
Ha ! Qu'un objet aimable est aisément aimé.
Et qu'une âme attendrie après toutes ses fuites,
Se défend faiblement contre tant de mérites.
LÉONICE.
Que résolvez-vous donc ?
SARCIDE.
D'aller voir le vainqueur,
M'immoler à des voeux qui me font de l'horreur.
Et plus ferme en amour, que non pas en la haine,
Contraindre ma vertu à être moins inhumaine.
De flatter ce Romain et par des traits trompeurs,
Combattre nos destins, et vaincre nos malheurs.
Sauver ainsi mon Père aussi bien que le Prince,
Tâcher pour chacun d'eux, d'obtenir leur Province.
Puis revenant à moi de ces voeux égarés,
Mon âme rétablie et mes sens rassurés
Vengez sur moi d'un coup mon amour et ma haine
L'injure de ma flamme et l'excès de ma peine :
Mais Didius approche éloignons-nous.

SCÈNE IV. Caractacus, Didius.

DIDIUS.
Enfin,
Grâce à votre vainqueur, vos maux sont à leur fin.
CARACTACUS.
Je n'attendais pas moins d'une âme si parfaite :
Mais sa bonté surpasse encor ce qu'on souhaite.
Pour elle c'est trop peu d'effacer des soupirs,
Elle veut par ses soins prévenir les désirs.
Son obligeante ardeur court au-devant des choses ;
Plutôt que nos souhaits, ses faveurs sont écloses.
Et répandent sur nous de si charmants bienfaits,
Qu'on n'eût pu sans rougir en former des souhaits.
DIDIUS.
L'ardeur de vous servir encor plus loin le porte,
Il veut vous obliger d'une plus noble sorte.
Et ne voulant pour vous laisser rien d'imparfait,
Il veut joindre une grâce à son premier bienfait.
D'une grâce si pure, une grâce si belle,
Que la reconnaissance en doit être éternelle.
CARACTACUS.
Je ne suis point ingrat si je suis malheureux.
DIDIUS.
Ostorius aussi vous traite en généreux.
À vos libres désirs soumet son âme altière,
Et vous fait par ma bouche une ardente prière :
Qui change en vos destins tout ce qu'ils ont d'amer,
Qui bannit tous vos maux, et qui vous doit charmer.
CARACTACUS.
Un vainqueur des vaincus que ne doit-il attendre ?
DIDIUS.
De n'être plus vainqueur, et d'être votre Gendre.
De quitter un beau nom pour en prendre un plus doux,
Si l'un le séparait, l'autre le joint à vous.
Heureusement ainsi le sort change de face,
La gloire vous revient, votre malheur s'efface :
Mais quoi ; vous balancez, et paraissez surpris ?
Lequel de ces deux noms alarme vos esprits ;
Ou le non de vainqueur ?
CARACTACUS.
Non c'est celui de Gendre.
DIDIUS.
Un vainqueur des vaincus, que ne doit-il attendre ?
CARACTACUS.
Je ne veux rien ôter au pouvoir du vainqueur,
Mais aussi son pouvoir n'ôte rien à mon coeur.
Seigneur sans perdre temps en de paroles vaines,
L'amour ne peut pas naître après de fortes haines.
Nul de ses sentiments en soi-même vieillis,
N'a l'âme sitôt libre et les sens recueillis,
Et de nos passions les attaches mutines,
Ne laissent pas ainsi de prendre leurs racines.
Depuis plus de dix ans nous sommes ennemis,
Dans l'ardeur des excès er reçus, et commis.
Et tu crois Didius que sitôt on oublie,
Une haine si forte, et si bien établie.
Tu crois que d'un bienfait par hasard échappé,
Le coeur d'un ennemi soit aussitôt frappé ?
Que l'ardeur s'en éteigne, et que l'âme y succombe ?
Que du haut de sa haine aussitôt elle tombe ?
Encor que les bienfaits se fassent estimer,
Dans les coeurs généreux, ils ne font point aimer.
Il faut à la tendresse une plus libre cause,
La source en est au Ciel dont le destin dispose,
Et verse dans les coeurs ces mouvements cachés
Que les autres ressorts n'ont au plus qu'ébauchés.
L'âme pour l'amitié veut de justes espaces,
Elle est trop en contrainte au milieu des disgrâces.
Elle épuise en soupirs ses plus doux mouvements,
Et s'enveloppe toute en ses ressentiments.
À peine suffit-elle à sa douleur extrême,
Mais sans plus raisonner consulte-toi toi-même,
Tu peux bien sans m'aimer prendre de moi pitié,
C'est générosité : mais non pas amitié.
DIDIUS.
De plus doux sentiments n'auraient pas moins de force,
Vous vous perdez.
CARACTACUS.
La vie est une faible amorce.
Pour un Roi généreux.
DIDIUS.
Mais pourquoi ce transport.
CARACTACUS.
Pour tenir dans mon coeur le rang d'un autre effort.
Que l'ordre de mon sort, et le poids de ma chaîne
Refuse à mes désirs, et dérobe à ma haine.
DIDIUS.
La prudence défend ces désirs impuissants.
CARACTACUS.
Du moins mon impuissance en console mes sens.
DIDIUS.
Modérez, modérez cet excès de courage.
CARACTACUS.
Didius qu'ai-je plus à craindre de l'orage.
DIDIUS.
L'horreur d'une prison et la mort.
CARACTACUS.
Tous les deux,
Élèveront ma gloire, et me rendront heureux.
Adieu Tu verras bien si je crains tes menaces.

[SCÈNE V].

DIDIUS, seul.
Ô Dieux vit-on jamais affaire à tant de faces.
Tout semble nous flatter, et rire à nos desseins.
D'un vainqueur amoureux, respecter les destins,
Détourner un rival, surmonter les obstacles,
Au progrès de mes soins promettre des miracles,
Et le moment après je revois tous mes maux,
Mon malheur véritable, et ces beaux semblants faux :
Mais allons et tâchons par un peu de conduite,
D'en couper mes progrès, et d'en régler la suite.
Et faisons que le Prince, et le Roi divisés,
Nos voeux soient mieux reçus, ou soient moins méprisés.

ACTE III

SCÈNE I. Caractacus, Cartide.

CARTIDE.
Déférez un peu moins à votre grand courage.
CARACTACUS.
Déférez un peu moins à votre faux ombrage.
CARTIDE.
Votre fausse vertu que la raison combat,
Fait que vous paraissez moins généreux qu'ingrat.
Ostorius vous sert, Ostorius vous aime,
Il tâche de vous rendre et Sceptre et Diadème.
De vous tirer des fers, épargner un affront,
Vous charger des lauriers qu'il dérobe à son front.
Il renonce au triomphe, à ces excès de gloire,
À ce prix juste et grand d'une illustre victoire.
Vous Seigneur, cependant pour le Prince aujourd'hui,
Osez-vous déclarer hautement contre lui.
Dieux sur tant de faveurs, si belles, si visibles.
Pouvez-vous jeter des regards insensibles.
CARACTACUS.
Je sens tous ces bienfaits, comme il faut les sentir.
CARTIDE.
Sentez aussi vos maux, et tâchez d'en sortir.
CARACTACUS.
Si je sens peu les miens, les vôtres me tourmentent,
J'ai beau vaincre les uns, les autres les augmentent :
Mais hélas vainement des vôtres et des miens,
Nous espérons la fin dans ces tristes liens.
CARTIDE.
Oui bien si vous voulez vous obstiner à croire,
Les vains égarements de votre fausse gloire.
CARACTACUS.
Madame, vous voudriez me voir manquer de foi ?
CARTIDE.
Non Sire gardez-la : mais la gardez en Roi.
La foi des Rois n'est pas rampante, ni servile,
Elle est tout élevée, et pour le moins utile.
Elle n'engage point alors qu'elle est sans fruit,
Et porte sa dispense alors qu'elle leur nuit.
CARACTACUS.
La foi des Rois doit être au-dessus de l'utile,
Dans le rang des destins, dans un ciel immobile.
Dans un ordre affermi, dont je nomme les lois,
Destin parmi les Dieux, et foi parmi les Rois.
CARTIDE.
Hé bien garde-la donc entière, inviolable,
Qu'ainsi que les destins, elle soit immuable.
Quelle aveugle surprise éblouit ta vertu ?
Si tu ne m'aimes plus cruel la gardes-tu.
CARACTACUS.
Pourquoi si rudement attaquer ma tendresse,
Hé tu n'as pas besoin de secours, ni d'adresse.
Et c'est assez t'armer de me parler de toi,
Sans m'appeler coupable et...
CARTIDE.
Vois jusqu'où ta foi
Ta téméraire foi t'engage et te hasarde.
CARACTACUS.
Je le vois : mais n'importe il faut que je la garde.
CARTIDE.
Si tu m'aimes si peu, songe à tes intérêts,
Prévois de tes destins les rigoureux Arrêts.
Qu'un vainqueur irrité de ton injuste obstacle,
Va t'exposer au peuple en Triomphe, en spectacle.
Il en a le pouvoir, tu le sais, et tu veux,
Au hasard de nos jours contrarier ses feux.
Juge si l'amitié du Prince est bien solide,
De vouloir à ce prix lui disputer Sarcide.
CARACTACUS.
Et si d'Ostorius l'amour remplit le coeur,
Qu'aussi bien que Sarcide, il aime mon honneur.
CARTIDE.
Oublions-les tous deux, et faisons-nous justice,
Si la peur ne peut rien, que l'amour te fléchisse.
Ne le regarde plus de cet oeil de rigueur...
CARACTACUS.
Comment donc regarder Madame, son vainqueur.
CARTIDE.
Comme un vrai généreux dont les bienfaits éclatent.
CARACTACUS.
Comme un ambitieux dont les succès nous flattent.
Vous donnez un peu trop de créance à vos sens.
CARTIDE.
Les bienfaits sont pour nous des charmes bien puissants
Je m'en sens obligée et m'en trouve confuse.
CARACTACUS.
Ce terme est spécieux, et ce mot vous abuse ;
Détrompez-vous, Madame, il est certains bienfaits,
Qui n'ont que l'apparence, et n'obligent jamais.
Celui qui les reçoit n'en est point redevable,
Il peut en être ingrat, et n'être point coupable.
Et les plus généreux peuvent les recevoir.
D'un esprit insensible, et sans en rien devoir.
Ils n'ont rien du bienfait que la seule surface,
Qu'une fausse couleur de mérite et de grâce.
Qu'un éclat surprenant, que de fausses bontés,
Que des dehors trompeurs, et des voeux imités.
On voit d'Ostorius l'ambition trop claire,
Sa bonté contrefaite, et son coeur mercenaire,
Et s'il avait pour nous un peu plus d'amitié,
Nous goûterions déjà les fruits de sa pitié.
Vous pourriez dire alors tout ce que vous me dites,
Porter mes sentiments à flatter ses mérites.
Et peut-être l'effort de mon propre intérêt,
Me ferait voir le Prince autre qu'il ne paraît
Mais il vient à propos.

SCÈNE II. Caractacus, Cartide, Le Prince.

CARTIDE.
Évitons-le.
LE PRINCE.
Madame,
Non, non, ne craignez pas que l'ardeur qui m'enflamme
Du chagrin qui me tue, accuse vos rigueurs,
La faiblesse du sexe en absout vos frayeurs :
Au Roi.
Mais vous dont les vertus mâles, et peu communes,
Semblaient être au-dessus de toutes les fortunes.
Et répandre sur vous un si glorieux sort,
Qu'il dût braver les temps, et survivre à la mort,
Aux premiers mouvements qu'un faible orage excite,
L'alarme vous enlève à mon peu de mérite.
Et les premiers assauts à peine sont donnés,
Que votre bonté fuit, et vous m'abandonnez.
Un Ennemi commun, l'auteur de nos misères,
Prévaut au souvenir de nos illustres Pères.
Et je vois préférer à ce sang précieux,
Tout ce que la raison vous doit rendre odieux.
Que votre rigueur est pour moi bien inhumaine,
Devais-je être haï plus qu'un objet de haine.
Et mes profonds respects avaient-ils mérité,
Ces rigoureux excès d'une infidélité.
CARACTACUS.
Je garde le silence en paix, et vous écoute
Pour punir par vous-même un injurieux doute :
Mais sachez...
LE PRINCE.
Que saurais-je à quel point vous portez,
Un rival enrichi du bien que vous m'ôtez.
CARACTACUS.
Écoutez.
LE PRINCE.
Mon malheur ne m'est que trop visible.
CARACTACUS.
Le transport vous aveugle.
LE PRINCE.
Et n'est que trop sensible.
CARACTACUS.
Sachez donc, sachez.
LE PRINCE.
Que vous manquez de foi ?
Je le veux ignorer, et pour vous, et pour moi.

SCÈNE III. Caractacus, Cartide.

CARTIDE.
Vous balancez encore après cette insolence.
Vous voudriez le servir encor qu'il vous offense.
Et vous conserverez vos désirs embrasés,
Pour cet audacieux qui les a méprisés.
CARACTACUS.
Madame, je l'avoue, il me laisse une idée,
Avec mes premiers voeux assez mal accordée.
CARTIDE.
Astres soyez bénis, et vous Dieux justes Dieux,
Qui versez la lumière, et décillez ses yeux,
Ouvre-les, cher Époux, à ce rayon qui brille,
En faveur de toi-même, en faveur de ta Fille.
CARACTACUS.
Je songe à tous Madame, au Prince, à vous, à moi,
À vos fers, à sa flamme, à l'honneur de ma foi.
Ces objets sont unis, je veux l'un comme l'autre,
Je ne sépare point son intérêt du nôtre.
S'il ne faut que mon sang pour votre liberté,
Vous serez bientôt libre, et moi tôt acquitté.
Mais de quelque façon que le destin m'opprime,
Ma foi sera sans tâche, et ma vertu sans crime.
CARTIDE.
Modérez des rigueurs qui me feront mourir.
CARACTACUS.
Modérez des bontés qui me feraient rougir.
CARTIDE.
Désirez-vous ma mort ?
CARACTACUS.
Désirez-vous ma honte ?
CARTIDE.
Puisque de mes périls tu fais si peu de compte
Je vais les avancer par un coup si cruel,
Qu'il te sera honteux, et plus qu'à moi mortel.
CARACTACUS.
Hélas mon coeur se serre, et la douleur me presse,
Au moins qu'à Didius je cache ma faiblesse.

SCÈNE IV. Caractacus, Cartide, Didius.

DIDIUS.
Je viens encore à vous pour vous faire savoir.
CARACTACUS.
Hé quoi !
DIDIUS.
D'Ostorius l‘amour et le pouvoir.
Il estime Sarcide, il adore ses charmes.
Ne le contraignez point d'user du droit des armes,
Rendez-vous aux bontés dont il veut se servir,
Et donnez-lui, Seigneur, ce qu'il peut vous ravir.
Répondez à ses voeux d'un peu de complaisance,
Ne vous exposez point aux traits de violence.
Qui ne sont que trop forts dans les mains d'un vainqueur.
CARACTACUS.
Pour me persuader, tu veux me faire peur.
Me prends-tu Didius pour une âme commune,
Crois-tu de m'étonner par ma propre infortune.
Et qu'une lâche crainte ébranlant ma vertu,
Pour me voir menacé, j'en sois plus abattu.
Il faut finir sa vie ainsi qu'on l'a reçue,
Il faut à sa naissance assortir son issue.
Et je rendrai la mienne en dépit de mon sort,
Digne de ma naissance, et belle dans ma mort,
À la gloire des miens, ma fin sera fidèle,
Plus j'aurai de malheurs, plus elle en sera belle.
Et la sévérité de tes derniers arrêts,
Contre tes cruautés, prendra mes intérêts.
Ma foi dans ma disgrâce acquerra de l'estime,
Et répandra sur moi la gloire de ton crime.
DIDIUS.
Hé que vous sert...
CARACTACUS.
Adieu connais mieux mes pareils.
DIDIUS.
Mais encor...
CARACTACUS.
Didius porte ailleurs tes conseils.

SCÈNE V. Cartide, Didius.

DIDIUS.
Je vous plains, et le plains d'avoir l'âme si forte,
Et de craindre si peu les Ordres que je porte.
CARTIDE.
Ce reste de fureur n'est qu'un effet mourant,
D'un courroux qui s'éteint, et d'un coeur qui se rend.
Ne t'en étonne point si le Ciel me seconde,
Ou pour peu qu'à mes soins Ostorius réponde...
DIDIUS.
N'en doutez pas, Madame, et tenez pour certain,
Qu'il n'épargnera rien pour un si beau dessein :
Mais il faut, mais il faut nous défaire du Prince.
CARTIDE.
Didius pour exil donnez-lui sa Province.
Il est assez puni, s'il peut être chassé.
DIDIUS.
Il est bien moins puni, qu'il n'est récompensé.
CARTIDE.
Mais Ostorius vient, adieu je me retire,
Tu pourras mieux tout seul de mes désirs l'instruire.

SCÈNE VI. Ostorius, Didius.

OSTORIUS.
Sarcide est-elle, ici ?
DIDIUS.
Non Seigneur : mais je viens
D'avoir avec le Prince un fort long entretien.
OSTORIUS.
Hé bien avoue-t-il qu'il aime la Princesse.
DIDIUS.
Sans attendre de lui, qu'il le nie, ou confesse.
Il vous faut l'immoler, et le faire mourir,
Lui seul fait vos destins succéder, ou périr.
Ce jeune ambitieux fait croire à la Princesse,
Que pour la délivrer il n'a que trop d'adresse.
Qu'auprès de l'Empereur un ressort quoique obscur
Doit bientôt faire éclore un succès grand et sûr.
Aussitôt que le Roi se dispose à vous plaire,
Par cet espoir trompeur, il tâche à l'en distraire.
Bref il vous faut le perdre, il est trop dangereux,
OSTORIUS.
Je le hais, je ne puis rien de plus rigoureux
C'est assez le punir de lui donner ma haine,
De lui ravir l'honneur d'une amitié romaine.
DIDIUS.
La haine est inutile à moins de se venger.
Et sans doute le met moins que vous en danger.
OSTORIUS.
Quoi contre un malheureux ?
DIDIUS.
Non mais contre un perfide,
Profitez en sa mort des peines de Sarcide.
Elle vient je la vois, je m'en vais vous laisser.
Un témoin en amour, ne fait qu'embarrasser.

SCÈNE VII. Ostorius, Sarcide, Léonice.

SARCIDE.
Que vous promettez-vous des peines de Sarcide,
Peut-être croyez-vous que la mort l'intimide.
Et qu'un désir de vivre, allumant quelque espoir,
À l'aide de sa peur trahira mon devoir.
Que vous connaissez mal les vertus étrangères,
Encor qu'elles n'aient pas ces lueurs mensongères
Qui d'un obscur dedans font briller les dehors,
Et n'ornent les esprits que des beautés du corps.
Elles ne laissent pas d'avoir de justes guides,
Des désirs épurés et des règles solides
Qui de la raison droite élèvent le pouvoir,
Et désarmant la crainte assurent le devoir.
Ainsi dans mes malheurs, quelque sort qui préside,
Ne vous promettez rien des pensées de Sarcide.
Elle est dedans vos fers il est vrai : mais son coeur,
Est encore tout libre, et n'a point de vainqueur.
OSTORIUS.
Vous pouvez bien encor porter plus loin sa gloire,
Chatouiller son orgueil, et flatter sa victoire.
Et l'amour combattant sous vos divins appas,
A bien plus fait par eux, que n'a pas fait mon bras.
Aussi ne vais-je pas à vous que je sais magnanime,
Qu'à pas respectueux, et conduits par l'estime.
Sans former nul espoir, sans mêler des désirs,
Et frustrant mon ardeur de tout, hors des soupirs.
De ces muets efforts, de mon cruel martyre,
J'enchante mes douleurs alors que je soupire.
Glorieux de ma peine, et ravi de mes maux,
S'ils peuvent suppléer à ce peu que je vaux.
SARCIDE.
Sans parler de vos maux, nos fers et vos conquêtes,
Nous font assez savoir, Seigneur, ce que vous êtes.
Et sans faire valoir de vaines passions,
Tout le monde sait bien vos plus belles actions.
Votre vertu partout a semé de l'estime,
Elle en a parmi nous bien qu'elle nous opprime
Et nous sommes témoins de vos faits signalés...
OSTORIUS.
Vous croyez m'élever, et vous me ravalez,
Car enfin quelque éclat dont brille ma vaillance,
S'il ne peut rien gagner sur votre indifférence
Qu'est-ce qu'un vain rayon, qu'un éclat imposteur,
Et d'une gloire indue, une fausse vapeur.
C'est en vain que le Ciel a secondé mes armes,
Si j'ai pour ennemis vos beaux yeux et vos charmes.
Et si le beau succès de mes fameux combats,
Arme votre rigueur, et choque vos appas.
Non, non quelque faveur que m'ait fait la fortune,
La fin m'en est mortelle, et la suite importune.
Ah je ne puis porter la gloire de mes coups,
Ni l'espoir de guérir ceux qui viennent de vous.
Ô téméraire espoir dont mes sens s'éblouissent.
Ces coups sont grands et beaux, ils blessent et ravissent :
Mais si...
SARCIDE.
N'achevez pas, tant de mots échappés
Ont un peu trop de force, et mes sens sont frappés.
Mais enfin sans user d'un plus long artifice,
Qui d'une vaine ardeur amuse le caprice.
Vous a-t-on dit au vrai le sentiment du Roi.
OSTORIUS.
On me l'a fait penser.
SARCIDE.
Apprenez-le de moi.
OSTORIUS.
Puisqu'il est rigoureux, souffrez que je l'ignore,
Rien ne peut empêcher que je ne vous adore.
Qu'un éternel respect ne dure en ma langueur,
Mais ne m'exposez point à quelque autre rigueur.
Je souffre tout de vous, j'en adore mes peines,
Je révère vos lois, encore qu'inhumaines,
Mais pour d'autres...
SARCIDE.
Hé quoi vous semblez menacer,
Ceux que pour moi le Ciel pourrait intéresser ?
OSTORIUS.
S'il est quelque autre heureux, qui pour vous s'intéresse
Avec plus de succès, avec moins de paresse.
Et de qui les efforts plus heureux que les miens,
Préviennent ma pensée, et rompent vos liens.
Du moins à mes désirs ne faites point d'injure.
Croyez qu'il n'en est point dont l'ardeur soit plus pure.
Et s'il m'est bienséant d'un peu les estimer,
Qu'on puisse plus souffrir, qu'on doive moins blâmer :
Si l'excès en allait, jusqu'à dire que j'aime,
Jusqu'à vous exprimer ma passion extrême.
Jusqu'à vous oser dire en faveur de mes sens,
Le désordre où je suis et les maux que je sens.
Vous pourriez justement m'appeler téméraire,
Condamner mes transports, me forcer à me taire.
Je n'appellerais point d'un arrêt si fatal,
Et je puis tout souffrir si ce n'est un rival.
SARCIDE.
Qui parle de rival, est-ce pour me confondre ?
Croit-il que ma rougeur n'ait rien à lui répondre.
Non, non vous vous trompez, et me connaissez mal
Guérissez votre orgueil de la peur d'un rival.
Il faut vous croire aimé pour avoir cette crainte.
Cette présomption suppose une autre atteinte.
Et sur ce faux penser bâtissant votre espoir,
Votre orgueil téméraire offense mon devoir.
OSTORIUS.
Il vaut bien mieux souffrir adorable Princesse,
Un rival bienheureux, qui pour vous s'intéresse
Et passer sous silence une injuste rigueur.
SARCIDE.
Puisque ce mot vous plaît qui choque mon honneur
Au hasard de me nuire, il faut vous satisfaire,
Ma langueur me fatigue, et que sert de me taire.
Quel qui soit ce rival l'objet de mes souhaits,
Il vous le faut aimer, ou ne me voir jamais.
Je vous laisse à ce mot, et n'ai plus rien à dire.

[SCÈNE VIII].

OSTORIUS, seul.
Beauté trop rigoureuse ! Ha plutôt que j'expire.
Dures extrémités où je me vois réduit,
Mon amour sans espoir, ou mon espoir sans fruit.
Un rival bienheureux règne dans son âme,
Qui jouit de ma peine, et se rit de ma flamme.
Trop heureux ennemi que je tiens dans mes fers,
Que bien loin de punir, j'établis et je sers.
Et qui par le pouvoir d'une rigueur extrême,
Doit par delà l'estime obtenir que je l'aime.
Tyranniques appas, vous voulez le haïr,
De m'imposer ces lois et m'y faire obéir.
Ou ne me voir jamais ajoute l'insensible,
Ha l'un est bien cruel : mais l'autre est impossible.
Sarcide est trop aimable, et je suis trop épris,
Il n'est point d'ennemi, que je n'aime à ce prix,
Que je n'aime ? Que dis-je ? Une espérance vaine,
Détruira dans mon âme une si juste haine.
Et par un faux respect, mon courroux endormi,
Pourra me rendre aimable ce rival ennemi ?
Venez à mon secours, vertu, fierté Romaine,
Principes glorieux d'une invincible haine.
Instinct impérieux des vifs ressentiments,
Pour qui la raison même arme ses mouvements.
Contre un rival heureux, irritez vos puissances,
Soutenez ma colère, appuyez mes vengeances
Oui souffrir un rival, c'est n'aimer qu'à demi,
Pour sauver notre amour, perdons notre ennemi.

ACTE IV

SCÈNE I. Sarcide, Léonice.

LÉONICE.
Je tremble pour ce Prince, et souffrez que ma crainte,
Ose s'émanciper, et vous faire ma plainte.
SARCIDE.
Qu'ai-je fait ?
LÉONICE.
Vous avez maltraitant le vainqueur,
Exposé votre amant à sa mauvaise humeur.
Pensiez-vous de servir le Prince de Silure ?
L'excès de vos bontés, va tourner en injure.
Ostorius sans doute...
SARCIDE.
Il n'entreprendra rien.
LÉONICE.
Mais il est Amoureux.
SARCIDE.
Il en usera bien.
LÉONICE.
Il a le coeur trop tendre.
SARCIDE.
Il a l'âme trop belle.
LÉONICE.
Hélas ! Que vous avez une bonté cruelle.
Sachez qu'Ostorius n'est pas pour lui céder,
L'honneur de vous servir, ou de vous posséder.
Vous vous êtes Madame un peu trop déclarée,
La fureur aussitôt en son âme est entrée.
Et j'ai peine à penser, connaissant les Romains,
Qu'il épargne un rival qu'il tient entre ses mains.
SARCIDE.
Tu suis les sentiments de ton âme saisie.
LÉONICE.
Je suis ceux du pouvoir joint à la jalousie.
Serait-ce le premier qu'on verrait égorgé
Par un rival jaloux qui s'en serait vengé.
Ne faites point valoir ici votre constance,
Elle ne peut passer que pour indifférence.
Et si votre devoir s'oppose à l'amitié,
Ne vous dispensez pas d'une juste pitié,
Pour moi je ne saurais surmonter ma tristesse.
SARCIDE.
Il est vrai j'en dis trop, j'ai tort, je le confesse :
Mais encor que crains-tu ?
LÉONICE.
Je crains tout de son sort,
Et s'il faut m'expliquer je le crois déjà mort.
SARCIDE.
Mort ?
LÉONICE.
Oui Madame, mort.
SARCIDE.
Faut-il que je le croie.
LÉONICE.
Vous en pleurez ?
SARCIDE.
J'en meurs.
LÉONICE.
Le Ciel nous le renvoie.

SCÈNE II. Sarcide, Léonice, Le Prince.

LE PRINCE.
J'ose en ces lieux Madame encor me présenter,
Paraître devant vous qu'il me faut éviter.
Non pour y rétablir par des pleurs mercenaires,
Un espoir interdit, ou des voeux téméraires :
Mais pour y consacrer à vos divins appas,
Par un dernier effort ma vie et mon trépas
Je vous dois l'un et l'autre, et mon ardeur extrême
Ne croit pas vous devoir rien moins que tout-moi-même
Je trouve toutefois cet hommage imparfait,
Sans l'ordre de vos yeux à qui mon coeur le fait.
Sans eux c'est vainement que mon cruel martyre,
Tâche de m'arracher des lois de votre empire.
Je brave les destins qui vous font me haïr
Si l'ordre de vos yeux ne m'y fait obéir :
Mais exclu de tous voeux, et de toute espérance,
Souffrez que mon respect rompe encore le silence.
Et qu'il me soit permis, en me voyant périr,
De vous aimer encore, et d‘oser le haïr.
SARCIDE.
Serait-ce bien m'aimer que m'ôter votre estime,
De vouloir le haïr, et me pousser au crime.
Rappelez vos esprits, pouvez-vous m'estimer,
Et vouloir le haïr, ou penser à m'aimer.
Quoi vous le haïrez, s'il faut que je l'adore,
Vous me verrez l'aimer, et m'aimerez encore.
Je souffrirai qu'on m'aime étant dessous sa loi,
Ou bien qu'on le haïsse alors qu'il est à moi.
Connaissez mieux mon âme, et ce que je suis née,
Et si jamais le sort conclut cette Hyménée,
Et que d'Ostorius il fasse mon époux,
N'attendez pas de moi des sentiments pour vous
Quoiqu'en votre faveur amour me sollicite,
Qu'il présente à mon coeur votre rare mérite.
Mes regards détournés ; et mes désirs soumis,
Vous feront moins aimer, qu'un chef des ennemis.
Ainsi de nos ardeurs, affaiblissons la force,
Faisons avec nous-même un vertueux divorce.
Bannissons de nos coeurs ces précieux instincts,
Embrassons le devoir, et suivons nos destins,
Ils arment contre vous mon bonheur et mon père,
Je ne puis rien pour moi, ni pour vous que me taire.
Soupirer en secret, me plaindre sourdement,
Mais malgré l'un et l'autre obéir hautement.
LE PRINCE.
Le sort à mes désirs, ou propice, ou contraire,
Me donne peu d'alarmes, et ne m'étonne guère :
Mais de voir votre père irrité contre moi,
Oublier ses serments, et me manquer de foi.
Mes sens surpris...
SARCIDE.
Ô Dieux quelle erreur vous abuse,
Ignorez-vous tous deux ce que le Roi refuse.
Et que de Didius les trop faibles ressorts,
N'ont fait auprès de lui que d'impuissants efforts,
Sachez donc que du Roi les bontés singulières,
Ont bien loin du vainqueur rejeté les prières.
LE PRINCE.
Ô Dieux que me dis-tu ?
LÉONICE.
Ce que je sais fort bien.
SARCIDE.
Hélas !
LE PRINCE.
S'il est ainsi, quel bonheur est le mien.
Mes tourments vont mourir, et mes désirs renaître,
Mais qu'un prompt souvenir les fait tôt disparaître.
Penses-tu qu'il pardonne à la témérité,
Dont mon coeur amoureux tantôt s'est emporté.
J'ai perdu le respect et mon âme bouillante,
N'a pu se retenir au milieu de sa pente.
Que je me suis moi-même innocemment trahi,
Et pour trop vous aimer que je me suis haï.
LÉONICE.
Loin que de cette ardeur, ce grand Prince s'afflige,
Il l'impute à l'amour, et son coeur s'en oblige.
Vous n'avez qu'à le voir, il en sera ravi.
LE PRINCE.
Que tu fais de plaisir à mon coeur asservi.
[À Sarcide].
Mais de vous, que faut-il, Madame, que j'espère.
SARCIDE.
Mon devoir.
LE PRINCE.
Il sera conforme aux voeux d'un Père ?
Mais quoi votre oeil se trouble, et vos sens interdits,
Semblent être offensés de ce que je vous dis.
Seriez-vous un obstacle au bonheur qui m'arrive ?
SARCIDE.
Prince mes fers vous font me traiter de captive.
De mon Père pour moi la générosité,
Exposera sa vie avec sa liberté ?
Et d'un devoir surpris la trompeuse apparence,
Pourra par de faux traits de mon obéissance :
Ou raccourcir ses jours, ou prolonger ses fers ?
Ces pièges sont pour moi trop grossiers et trop clairs,
Je dois à sa vertu l'hommage de ma mienne,
Ne point dégénérer, et répondre en la sienne,
Et plus elle s'expose, ou parle en ma faveur,
Et plus je dois contre elle épouser mon malheur.
Passer dans le parti d'une flamme étrangère,
En fille vertueuse, abandonner mon Père.
Hasarder mes amours, et m'en faire haïr,
Et forcer ma vertu, de lui désobéir.
LE PRINCE.
Courons donc au trépas, puisque tout m'est contraire.
Je pers incessamment, ou la fille, ou le Père.
Mille maux différents me disputent mon bien,
Nous hasardons tout, et ne craignons plus rien.
LÉONICE.
Ostorius approche.
SARCIDE.
Évitez sa colère.
LE PRINCE.
Je tâche à l'irriter, bien loin de m'y soustraire.
LÉONICE.
Mais je crains que sa haine...
LE PRINCE.
Et moi que son amour...
SARCIDE.
Ha c'est trop je m'en vais.

SCÈNE III. Ostorius, Le Prince.

OSTORIUS.
Vous faisiez votre cour ?
LE PRINCE, bas.
Tout beau mon coeur dispense un peu ta haine.
OSTORIUS, bas.
Hélas si tu savais l'ordre de l'inhumaine.
LE PRINCE, bas.
S'il savait son bonheur, pourrait-il soupirer.
OSTORIUS.
Cessons ! Cessons de craindre en cessant d'espérer.
Vous étiez m'a-t-on dit avecque la Princesse,
Est-ce que ma présence, ou la chasse, ou vous blesse ?
Vous rêvez.
LE PRINCE.
Oui, Seigneur, quand je vois mes liens
Je vois que vos destins doivent beaucoup aux miens.
Ces obstacles forcés qui gênent mon courage,
Dérobent bien des coups à ma haine, à ma rage.
Et leur injuste poids, qui rend vain mon courroux,
En retient bien en moi qui tomberaient sur vous.
OSTORIUS.
De votre triste état la visible impuissance,
À vos emportements ôte tout air d'offense.
Vous pouvez contre moi librement murmurer,
Ce n'est pas contre vous qu'il me faut mesurer.
Vos fers à ma colère ont des bornes prescrites,
Pour elle vos malheurs sont de justes limites.
Et pour peu que je pense à l'objet que je sers,
Je crois au lieu de vous, voir ma colère aux fers.
Admirez les efforts de son pouvoir suprême,
Il me fit vous haïr, il faut que je vous aime.
LE PRINCE.
Que vous m'aimiez ? Je tiens cet amour bien suspect,
J'adore en vous un bien pour qui j'ai du respect.
Mais je haïs encor plus le mal que vous me faites.
OSTORIUS.
J'adore en vous Sarcide, et plains ce que vous êtes.
Mais cet aimable objet qui nous a su charmer,
Au lieu de vous haïr, me force à vous aimer.
LE PRINCE.
Loin de vous faire aimer, elle augmente ma haine,
Mais quoi vous m'aimeriez.
OSTORIUS.
Elle est ma Souveraine.
J'obéis, c'est tout dire, et suis des mouvements,
Qui règnent dans mon âme, et sur mes sentiments :
Mais n'en abusez pas, mettez tout en balance,
J'ai beaucoup de respect.
LE PRINCE.
Et moi peu d'espérance.
OSTORIUS.
Sa vertu me répond de ses divins appas.
LE PRINCE.
La mienne vous répond que vous ne l'aurez pas.
Seigneur puisque tous deux nous brûlons pour ces charmes,
Vengeons nos coeurs troublez pas le sort de nos armes.
Dégagez-moi des fers, et brisez mes liens,
Pour honorer vos feux ou pour punir les miens.
Non que je veuille ainsi me soustraire à mes peines,
Au sortir d'un combat je reprendrai mes chaînes,
Ou consens si le sort favorise mon bras,
Qu'on me fasse périr par la main des soldats.
OSTORIUS.
D'un peu trop de valeur votre fierté se flatte.
LE PRINCE.
Il est temps, il est temps que l'un ou l'autre éclate,
Et qu'un beau désespoir s'émancipe à son tour,
Et tire nos respects des gênes de l'amour.
OSTORIUS.
Hé bien... Mais le Roi vient.

SCÈNE IV. Le Prince, Ostorius, Caractacus.

LE PRINCE.
Ha ! Souffrez que j'embrasse.
CARACTACUS.
Vous m'embrasser perfide ? Éloignez-vous de grâce.
LE PRINCE.
Dieux ? Justes toutefois puisque j'ai mérité,
Ce cruel châtiment de ma témérité,
Non ne m'écoutez plus, non, ni vous non plus Sire.
CARACTACUS.
Ton crime le mérite.
LE PRINCE.
Il ne peut être pire.
Mais si mes sentiments ont pu vous outrager,
Je cours au désespoir, et vais vous en venger.

SCÈNE V. Caractacus, Ostorius.

OSTORIUS.
Je sens bien le motif de l'effort qui le chasse,
Mais pour mieux m'en servir, je demande sa grâce,
Ce n'est pas son malheur à qui je veux devoir,
Le succès de mes feux, et l'heur de mon espoir.
CARACTACUS.
De quel espoir Seigneur ?
OSTORIUS.
D'obtenir la Princesse,
De finir sous ses Lois le tourment qui me presse,
D'occuper ce beau rang dont le Prince est déchu,
Enfin d'être agréable autant qu'il a déplu.
CARACTACUS.
Votre vertu Seigneur, donne force à la mienne,
Il faut lui pardonner ; pourvu qu'il se souvienne,
Qu'un coeur comme le mien, au milieu des hasards
Ne permet à ses yeux aucuns lâches regards.
Je suis Roi dans mes fers comme dans mon Empire,
Je ne perds rien du Sceptre encor que je soupire,
Mon trône est en moi-même, et me sens toujours Roi
Et vois également tout au-dessous de moi,
Ce titre glorieux est purgé de faiblesses,
Et tire la vertu du péril des bassesses,
Sa fortune est fragile, on y fait de faux pas,
Mais l'âme se soutient, et l'on ne tombe pas,
Mon coeur n'est point frappé, bien que le sort m'accable,
Et j'estime le Prince encore que coupable,
Mes premiers sentiments à lui sont engagés,
Mes derniers déplaisirs ne les ont point changés,
Au lieu de tous les biens que le destin me vole,
Je lui donne Sarcide, ou du moins ma parole,
Il ne me reste plus qu'elle aujourd'hui,
Elle n'est plus à moi Seigneur, elle est à lui.
OSTORIUS.
Elle n'est plus à vous ? Quoi Sarcide est au Prince ?
CARACTACUS.
Oui Seigneur.
OSTORIUS.
Mais le Prince est hors de sa Province,
À Rome, en mon pouvoir, mais tout beau ma douleur,
Laisse, laisse à ma gloire user de ce malheur.
Endurer qu'on me prive ainsi de ce que j'aime ?
Qu'on arrache à mes yeux la moitié de moi-même ?
Pouvez-vous ignorer d'être dessous ma loi ?
D'être dedans mes fers de dépendre de moi ?
Sachez que mes désirs relèvent de moi-même,
Et que le seul respect peut m'ôter ce que j'aime,
Imposer à mon coeur la rigueur de vos lois,
Et frustrer mes désirs de l'honneur de mon choix,
Qui me peut empêcher d'ordonner qu'il périsse,
D'en faire à mon courroux un juste Sacrifice,
Et de son sang versé repaissant ma fureur,
Satisfaire ma haine ensemble, et mon ardeur ?
[Ostorius continue en aparté, en pensant à Sarcide].
Vous aimable Sarcide, adorable inhumaine,
Qui forcez ma colère, et désarmez ma haine,
Et qui par un arrêt et cruel et fatal,
M'ordonnez de souffrir et d'aimer mon rival.
Hé bien beaux yeux, il faut que je vous obéisse,
Plutôt que vous déplaire, il faut que je périsse,
Vos injustes désirs ne sont pas moins puissants.

SCÈNE VI. Caractacus, Cartide, Ostorius.

CARTIDE.
Seigneur il se faut rendre à des coups si pressants
Mais vous encor aux fers ?
OSTORIUS.
Qu'on détache sa chaîne.
CARACTACUS.
Et le Prince ?
OSTORIUS.
Il sera traité comme la Reine,
Vous pouvez parmi nous faire choix d'un séjour,
Dans Rome, hors de Rome, au milieu de la Cour
Mon crédit ne va pas jusqu'à pouvoir vous rendre ;
Les pays que le sort m'a forcé de vous prendre,
Souffrez des dures lois qui règlent mon devoir,
Cette nécessité de mon peu de pouvoir :
La plus haute vertu de la plus pure Essence,
Est comme moi sujette au crime d'impuissance,
Mais ne mesurez point des désirs généreux,
À de faibles succès d'un effort malheureux.
CARACTACUS.
Je demeure immobile, et ne puis vous répondre,
Plus je suis obligé, plus je me sens confondre,
Je vois mes maux passés suivis d'autres ennuis,
Je vois ce que je dois sans voir ce que je puis,
Vous portez vos bienfaits en un point trop sublime.
De mon âme interdite, ils épuisent l'estime,
Et de tant de faveurs le surprenant éclat,
Éblouit mes désirs, et va me rendre ingrat.
CARTIDE.
Ha pour ne l'être point agréez ses demandes,
Donnez donnez Sarcide à des faveurs si grandes,
Que craignez-vous ?
CARACTACUS.
Je crains et pour elle et pour vous,
L'art de cette surprise est d'un effort si doux.
Mais je reviens à moi mon âme est rassurée
Que si dans ma surprise elle s'est égarée,
Et se laissant frapper à des coups si puissants,
M'a fait part du désordre où sont tombés mes sens :
Elle est Seigneur, elle est plus calme et plus rassise,
Plus digne de soi-même et de votre franchise :
Oui par la liberté que de vous je reçois,
Je suis plus en état de vous répondre en Roi :
Sachez que mes désirs sont du parti des vôtres,
Et que ma gratitude y combat tous les autres :
Mais un fatal devoir qui me lie à ma foi,
Supplante mes désirs et me dérobe à moi.
OSTORIUS.
À ce noble devoir soyez toujours fidèle,
Exercez librement une vertu si belle :
Non non ne croyez pas que je l'estime moins,
De la voir inflexible à mes voeux, à mes soins :
Je les aurais rendus à votre propre haine,
À la Reine insensible, à Sarcide inhumaine :
Et vous verrez toujours mes voeux et mon devoir,
Égaux dans le succès ou dans le désespoir :
Peut-être pensez-vous que l'espoir qui m'enflamme,
La surprise des sens, le penchant de mon âme :
Ou ces charmes brillants des beaux yeux que je sers,
Aient porté mes désirs à détacher vos fers :
Je n'ai considéré que votre seul mérite,
Je l'ai dû, je l'ai fait, et je vous en tiens quitte.
CARACTACUS.
Dieux comment repousser des coups si dangereux,
On ne peut qu'en fuyant être assez généreux.

SCÈNE VII. Cartide, Ostorius.

CARTIDE.
Je suis au désespoir que pour reconnaissance,
Il faille que le Roi s'obstine et vous offense :
Et qu'à la foi donnée un peu trop délicat,
Il protège le Prince, et vous devienne ingrat :
Je me jette à vos pieds, et vous demande grâce
Au lieu de vous en rendre.
OSTORIUS.
Hélas quoi que je fasse
Part d'un juste effort et d'un si cher devoir
Que vous le payez trop daignant le recevoir :
Mais faites-en une autre à mon âme asservie
Dont malgré ma tristesse elle sera ravie :
Je ne demande point faveur pour mes soupirs,
Mais au moins que Sarcide explique ses désirs.
CARTIDE.
Ses désirs sont pour vous, et bientôt le Roi même,
Ses premiers feux éteints voudra qu'elle vous aime :
Ne vous alarmez point : ces coups subtils et prompts,
Sont toujours plus, Seigneur, éclatants que profonds.
Un soudain mouvement n'en laisse aucun vestige,
Qu'un brillant de raison aisément ne corrige :
Je n'ai point de scrupule à jurer pour le Roi,
Et pour le Prince même aussi bien que pour moi :
Vos bienfaits, leurs grands coeurs, le salut de Sarcide,
La gloire d'aimer bien dont le Prince est avide :
Promettent à nos voeux des succès assurés.
OSTORIUS.
Le Ciel daigne accorder ce que vous désirez.
CARTIDE.
Je vais y travailler, er ferai toute chose,
Que votre âme Seigneur sur mes soins se repose.

ACTE V

SCÈNE I. Ostorius, Didius.

DIDIUS.
Le Sénat l'a conclu, l'Empereur le désire,
Le peuple le demande et l'honneur vous l'inspire :
Vous-même on vous a vu brûler de cette ardeur,
Et vous le recevez avec tant de froideur :
Quel bizarre chagrin trouble votre courage ;
Vos désirs n'étaient-ils que désirs de passage :
Dont l'extrême chaleur morte en son propre excès,
Dût les faire avorter dès leur premier succès :
Voyez dan ce billet de quel air on vous traite,
Quels honneurs, quel triomphe à Rome on vous apprête.
OSTORIUS, lit.
Rome pour payer tes miracles,
D'un beau bruit que les temps ne puissent étouffer :
Désire te voir triompher :
Parmi les voeux et les spectacles.
Ses ressentiments légitimes,
Veulent par ces honneurs te traiter d'immortel,
Et t'offrent ton char pour Autel,
Et tes captifs pour tes victimes.
Caesar.
DIDIUS.
Vous soupirez encore, et ne daignez...
OSTORIUS.
Amour, honneur, tyrans qui dans mon coeur régnez :
Mouvements égarés d'une âme chancelante.
De la raison blessée, et d'une ardeur mourante :
Que voulez-vous de moi, parlez, expliquez-vous,
Pouvez-vous à mes voeux offrir rien de plus doux :
Qu'un triomphe superbe, et que d'Illustres fêtes,
Où tout brille pour vous, tout vante les conquêtes :
Où même de l'objet qui me fait soupirer
J'honore mon spectacle, et me fait honorer :
Cessez vaines lueurs de mon âme blessée,
Qui flattez mes erreurs d'une telle pensée,
Téméraires appas plus dangereux que doux,
Avouez qu'un triomphe est plus charmant que vous.
DIDIUS.
Grâce aux Dieux, votre coeur a changé de principe.
OSTORIUS.
Oui ma raison revient, mon trouble se dissipe,
Mes yeux sont décillés, je vois ce que je dois,
À Sarcide, à moi-même, à Rome, à mes exploits :
Mais que dis-tu mon coeur, le vois-tu bien perfide,
Regarde ? À qui peux-tu devoir plus qu'à Sarcide,
Plus qu'à tous ses appas, plus qu'à son doux aspect ;
Plus qu'à tous tes serments, plus qu'à tout ton respect ?
Va, cherche en ses beaux yeux le prix de ta victoire,
Ils ont dans leurs regards des ressources de gloire ?
Illustres vanités des mystères d'État,
Mensongères clartés, faux brillants, vain éclat :
Pompe, vous n'avez point de lumière assez belle,
Pour effacer Sarcide, et me rendre infidèle :
Pour surprendre mes sens d'une fausse lueur,
Pour éblouir mon âme, et détourner mon coeur,
Près d'elle vos splendeurs ne paraissent que sombres,
Que des Astres éteints, que de brillantes ombres,
Et vous disparaissez auprès de mon amour,
Pour peu que mon respect mette ma flamme au jour.
DIDIUS.
L'amour doit obéir lorsque l'honneur commande.
OSTORIUS.
Quand l'amour est vainqueur, il faut qu'un coeur se rende.
DIDIUS.
Tout le monde sera surpris d'un tel refus.
OSTORIUS.
L'amour vaut tout le monde, et Sarcide encore plus,
Ne reproche donc point à mon âme asservie,
Que mon aveugle amour la couvre d'infamie.
DIDIUS.
Mais le Roi vient à vous.

SCÈNE II. Caractacus, Ostorius, Didius.

CARACTACUS.
Un triste souvenir,
Qui trouble mes esprits me fait ici venir,
Vous m'avez fait, Seigneur, une faveur insigne,
Mais en étant ingrat, je n'en puis qu'être indigne.
OSTORIUS.
Prince trop généreux, hé souffrez mes bienfaits,
Pourquoi les mépriser ?
CARACTACUS.
Parce que je vous hais.
OSTORIUS.
Vous me...
DIDIUS.
Que peut prétendre une vertu si fière.
CARACTACUS.
À ne vous faire plus qu'une seule prière.
DIDIUS, bas.
Qu'à son espoir si doux je pressens de revers.
OSTORIUS.
Demandez hardiment.
CARACTACUS.
Je demande mes fers.
OSTORIUS.
Vous demandez vos fers ?
CARACTACUS.
Oui, ma gloire est jalouse,
Note: Répouser : Épouser une seconde fois. [T]
Que contre eux lâchement ma liberté répouse,
Que j'use d'un bienfait qui me rendrait confus,
Que je l'accepte enfin pour vous faire un refus,
Car si j'ai du malheur, je ne suis point perfide,
Et pour le Prince enfin j'ai destiné Sarcide,
Et veux qu'elle l'épouse au sortir de ces lieux,
Ou rentrer dans vos fers, ou mourir à vos yeux.
OSTORIUS.
Vous vous dites ingrat, je commence à le croire,
Et dans ces faux semblants d'une apparente gloire,
Je vois trop aisément un indigne attentat,
D'un coeur capricieux, et d'un esprit ingrat,
Mais puisque mes faveurs n'ont rien qui vous oblige,
Je sais ce que l'honneur de ma victoire exige.
CARACTACUS.
Tous deux veulent ma mort, hé bien donc dépêchez,
Reprenez les bienfaits que vous me reprochez,
Rendez-moi mes fers, arrachez-moi la vie,
Au gré de vos rigueurs contentez votre envie :
Saoulez cette altérée au dépens de mon sang,
Commencez par Sarcide à me percer le flanc.
OSTORIUS.
Ha ! Prince trop cruel que venez-vous de dire,
À ce beau nom, je sens renaître mon martyre,
Ce souvenir me charme, et mes yeux de retour,
Font mourir la colère, et revivre l'amour,
Ne vous obstinez point.
Il donne la lettre.
Regardez cette lettre,
D'un autre que de vous pourrais-je pas permettre
À mes pressants désirs pour le moins un espoir,
Un relâche obligeant de ce trop fier devoir,
Mais je vois ces beaux yeux qui font toute ma peine,
Souffrez que mon respect...

SCÈNE III. Caractacus, Cartide, Sarcide, Ostorius, Didius.

CARTIDE.
Seigneur je vous l'amène,
Pour d'un Père insensible ébranler la rigueur,
Ou si rien ne l'émeut pour nous percer le coeur :
Et pour mourir aux yeux de cet inexorable.
OSTORIUS.
Ha ! Cessez de traiter votre époux de coupable,
C'est moi seul qui le suis Madame d'aspirer,
À des biens que les Dieux seuls ont droit d'espérer,
Mais bien que sa rigueur contre mes voeux s'obstine,
Qu'en faveur d'un rival son coeur se détermine :
Mon respect saura bien retenir mon courroux,
Et s'il s'émeut pour lui le modérer pour vous.
CARTIDE.
Seigneur n'écoutez plus ses ardeurs insensées,
Sarcide a bien conçu pour vous d'autres pensées.
CARACTACUS.
Et moi des sentiments bien contraires aux siens,
Oui Seigneur croyez-moi rapportez-vous aux miens :
Ou bien n'accusez plus mon âme d'être ingrate,
Et de répondre mal au destin qui vous flatte,
Je me veux acquitter par ma sincérité,
De toutes vos faveurs et de ma liberté.
Rejeter un triomphe est affaiblir sa gloire,
Étouffer ses vertus et flétrir sa mémoire,
Et pour quelque sujet que l'on quitte un tel bien,
C'est donner à penser qu'on ne mérite rien,
Vous vous rendez suspect, et quiconque le quitte,
Prouve moins son amour que son peu de mérite.
OSTORIUS.
Après Seigneur, après vous avoir combattu,
Je suis sans triompher content de ma vertu.
CARACTACUS.
La vertu toutefois se pique d'être égale,
Elle veut qu'on la flatte, et non qu'on la ravale,
Et croit que c'est flétrir le beau nom de vertu,
De ne triompher pas quand on a combattu,
Elle a de justes droits dont elle se chatouille,
Dont elle souffre injure alors qu'on la dépouille,
Et bien que satisfaite au fonds et du dedans,
Elle aime à se produire aux yeux des regardants,
Bien que dans elle-même elle ait sa récompense,
Elle veut dans autrui quelque reconnaissance,
Bien qu'elle soit solide elle aime le dehors,
Et bien qu'elle soit pure, elle chérit le corps.
Il faut à son mérite un honneur authentique,
Qui devienne immortel par cette foi publique.
Par ces cris redoublés par l'éclat des grands voeux,
Qui survivent au siècle, et vont jusqu'aux neveux,
Donc à votre vertu Seigneur faites justice,
Triomphez ou de nous ou de votre caprice,
Ne vous laissez point vaincre à d'indignes appas,
Qui soupirent de crainte et ne vous aiment pas,
Immolez-vous Sarcide, et moi-même et la Reine,
Vous en triompherez plutôt que de ma haine.
OSTORIUS.
Pour un ennemi même on a moins de rigueur.
CARACTACUS.
Oui quand notre ennemi n'est pas notre vainqueur,
Quand il n'est qu'ennemi, quand il n'a que sa haine,
Quand de divers succès l'issue est incertaine,
On le sert, on l'estime, on ne hait qu'à demi
Mais quiconque est vainqueur est bien plus qu'ennemi
De cet orgueilleux nom l'odieux caractère,
Au-delà de la haine élevant la colère,
Sur les premiers dépits verse un nouveau poison,
Qui pénètre les coeurs, infecte la raison,
Et de toute tendresse étouffant les semences,
Fait mourir les bontés, et vivre les vengeances.
OSTORIUS.
Les bienfaits pour le moins ne doivent point aigrir,
Mais puisque rien enfin ne peut vous attendrir,
[À Sarcide].
Je me retourne à vous beau sujet de ma peine,
Soyez pour être juste un peu moins inhumaine,
Comme malgré l'amour j'ai su vous obéir,
Daignez malgré la haine un peu moins me haïr,
Quoique je visse bien que le Prince en votre âme,
Était l'unique obstacle aux progrès de ma flamme,
Et que dans sa prison ou dans sa liberté,
Il faisait ma disgrâce ou ma félicité,
Malgré tous les rayons de ces justes pensées,
Vos voeux ont prévalu, ses chaînes sont forcées,
Et comme à votre gré vous me savez charmer,
Au lieu de le haïr vous m'avez fait l'aimer,
Faites le même effort sur votre indifférence,
Aimez au moins en moi votre toute puissance,
Et si c'est peu pour vous qu'un respect éprouvé,
Aimez dans son rival votre amant conservé.
SARCIDE.
Vous faites une injure à ma reconnaissance,
De croire que pour vous j'ai de l'indifférence,
Mon âme est plus sensible, et n'oubliera jamais,
Ce que je puis devoir à de si grands bienfaits.
OSTORIUS.
Dans les coeurs élevés et les âmes d'élite,
Les bienfaits sont sans force et n'ont point de mérite,
La raison toute seule en fait les mouvements,
Échauffent les esprits, et meut les sentiments,
Les belles âmes ont de trop grandes lumières,
Pour former leurs désirs sur ces règles grossières,
Et pour laisser aller sur la foi des bienfaits,
De précieux penchants, et de tendres souhaits.
SARCIDE.
Ha Seigneur, ha c'est trop et mon âme interdite,
Par son trop de bonheur à soi-même est séduite,
J'obtiens de mes souhaits plus qu'ils ne m'ont promis,
Je recouvre un amant et perds mes ennemis,
Je commence à voir l'art d'une vertu Romaine,
Vous flattez mon amour pour étouffer ma haine,
Le Prince en liberté...

SCÈNE IV. Caractacus, Cartide, Sarcide, Ostorius, Didius, Léonice.

LÉONICE.
Vous me voyez en pleurs,
Madame.
CARTIDE.
Achève donc.
LÉONICE.
Du plus grands des malheurs,
Le Prince au désespoir, se veut arracher l'âme.
CARACTACUS.
Que dis-tu Léonice.
SARCIDE, bas.
Ô Dieux !
CARTIDE.
Poursuis.
LÉONICE.
Madame,
Sitôt que de ses fers il s'est vu dégagé,
Il a paru surpris, son visage est changé,
Et les esprits du coeur fidèles à sa peine,
Poussant de son sang trouble une vapeur de haine,
Ont sur son front ému, peint la honte et l'horreur,
Et dans ses yeux ardents la rage et la fureur,
Mais sa colère en vain l'agite et l'inquiète,
La douleur le surmonte, il chancelle, il s'arrête,
Il pâme, il perd les sens, et cette pâmoison,
À peine du désordre, épargne sa raison,
J'arrive, et le voyant avec si peu de vie,
J'ai recours à mes pleurs, à ma voix, je m'écrie,
Mais en vain : tout son sang de ses poumons pressés,
Ne poussent qu'un air froid, et des soupirs glacés,
Des mouvements pesants d'une âme languissante,
Et des efforts transis d'une mort proche et lente.
SARCIDE.
Hélas !
LÉONICE.
Mais de mes cris, enfin les sens frappés.
SARCIDE.
Juste Ciel !
LÉONICE.
Peu à peu se sont développés
S'il n'a pas vu les pleurs quoiqu'il les fît répandre,
Ma voix moins malheureuse, a su s'en faire entendre,
Léonice a-t-il dit en réveillant ses sens,
Encor tout étourdis, sombres et languissants,
Apprends du peu d'esprits qui soutiennent ma vie,
Qui retiennent mon âme au point de sa sortie,
Que l'amour de Sarcide élevant mon rival,
Est cause de ma perte, et fait ce coup fatal,
Lors ses sens revenus et l'âme plus quiète
Rétablie en son ordre et dans son assiette,
Va voir dit-il l'objet dont je suis enflammé,
Va dis-lui que je meurs également charmé,
Que jamais mon respect ne voulut de son âme,
Ni de désir forcé, ni de coupable flamme,
Que craignant de troubler de secondes amours,
J'immole à ses appas et mon sang et mes jours,
À peine a-t-il fini que la fureur l'emporte,
En vain je le retiens, l'adoucis, et l'exhorte,
Il saisit une épée, il se dérobe à nous,
Il s'enfuit furieux et mesurant ses coups,
Ses Gardes vont après, et je viens vous le dire,
Mais je crois...
SARCIDE.
Que crois-tu ? Dis ; que le Prince expire ?
Éclatez mes douleurs, taisez-vous ma vertu,
Laissez parler l'amour que si longtemps j'ai tu,
Bien que toute au parti que l'honneur me fait prendre,
Toute à ce dur devoir contre un amour si tendre,
Je souffre trop de maux pour les tenir secrets,
Pour retenir mes pleurs ou cacher mes regrets.
Il n'appartient qu'aux Dieux de jeter dans les âmes,
Ces précieux instincts, et ces sources de flammes,
D'y pénétrer les coeurs, d'y semer les désirs,
Et d'y faire à leur gré moissonner les plaisirs,
De ces justes auteurs de ces douces atteintes,
J'eus pour lui des douceurs et pour vous des contraintes,
Je ne pus vous aimer et ne puis le haïr.
CARTIDE.
Est-ce là m'obéir.
CARACTACUS.
Oui c'est là m'obéir :
Et ravit à la fois son amour et ma haine.
DIDIUS.
Mais j'aperçois le Prince.
CARACTACUS.
Ô Dieux !
DIDIUS.
On vous l'amène.
SARCIDE, bas.
Ne mourez pas encore infortunés soupirs.

SCÈNE V. Caractacus, Cartide, Le Prince, Ostorius, Didius, Sarcide, Léonice.

CARACTACUS.
Viens Prince, viens donner le comble à mes désirs.
LE PRINCE.
Quoi je voudrais la vie à son désavantage ?
Pour m'établir au port l'exposer au naufrage ?
Me tirer du péril et l'y précipiter ?
Leur exemple est trop beau pour ne pas l'imiter,
Sans perdre le respect je puis dire, je l'aime.
OSTORIUS.
Ha c'est trop.
LE PRINCE.
Mais je l'aime au-delà de moi-même,
Jusqu'à pouvoir franchir ce qui m'a pu charmer,
Jusqu'à pour elle-même oser ne pas l'aimer,
Je dois à son salut cette juste inconstance,
[À Ostorius].
Je dois à vos bontés cette reconnaissance,
[Au Roi].
Je dois ce changement à votre fermeté,
[À la Reine].
Je dois à votre crainte enfin la sûreté.
Le Prince veut se jeter sur une épée.
À de si justes droits souffrir que je m'immole.
CARACTACUS.
Lâche ainsi donc je t'ai tenu parole ?
DIDIUS, bas à Ostorius.
Note: v. 1561, le vers se termine par le mot "fer" ne rime pas avec voeux.
Enfin qu'avez-vous plus à craindre dans vos feux.
CARACTACUS, à Ostorius.
Je vous offre Sarcide.
CARTIDE.
Ô comble de mes voeux.
CARACTACUS.
Non pas pour adoucir votre juste colère,
Mais pour mieux la punir dans l'amant dans le père,
Nous sommes tous ingrats armez votre courroux,
Il m'offense, il vous unit, vengez-moi, vengez-vous.
OSTORIUS.
Souffrez que ma raison, et non vous me conseille,
À ces hautes vertus la mienne se réveille,
Il est temps de la voir triompher à son tour,
Des combats de la haine, et des excès d'amour,
Au Roi.
Je vous hais,
Au Prince.
Je vous hais, je me hais,
À Sarcide.
Je vous aime,
Je ne vous cède point, je me cède à moi-même.
Du combat de nous trois l'un à l'autre odieux,
Si quelque autre que moi sortait victorieux,
Jaloux que je serais d'une si belle gloire,
Je lui disputerais à jamais la victoire
Mais ce n'est pas au Prince, et ce n'est point au Roi,
J'ai vaincu l'un et l'autre, et n'ai cédé qu'à moi,
Vivez heureux amants en de paisibles chaînes,
Puissent mille plaisirs succéder à vos peines,
Et plutôt que je rompe un noeud si doux, si beau,
Puissent vos bons destins m'enfermer au tombeau.
CARACTACUS.
Ha vainqueur généreux.
CARTIDE.
Gloire des belles âmes ?
LE PRINCE.
Mon coeur suspend encor le plaisir de mes flammes.
OSTORIUS.
Non, non, ne craignez rien on m'ôtera le jour,
Plutôt que de souffrir qu'on trouble votre amour,
Mais avouez au moins que la vertu Romaine,
Sait vaincre également États, amour et haine.
Et qu'ayant résisté contre de si beaux yeux,
Elle a de quoi tout vaincre : États, hommes, et Dieux.

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Christoph Schöch

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TextGrid Repository (2024). Collection de pièces the théâtre français du dix-septième siècle. Ostorius. Ostorius. The CLiGS textbox. Christoph Schöch. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9F1C-0