ACTEURS
- DORANTE
- CLITON
- CLÉANDRE
- MÉLISSE
- PHILISTE
- LYSE
- UN PRÉVÔT
La scène est à Lyon.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE. Dorante, Cliton.
Dorante paraît écrivant dans une prison et le geôlier ouvrant la porte à Cliton et le lui montrant.
CLITON.
Ah ! Monsieur, c'est donc vous ?
DORANTE.
Cliton, je te revois !
CLITON.
Je vous trouve, monsieur, dans la maison du roi !
Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie,
Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie ?
DORANTE.
Tu le sauras tantôt. Mais qui t'amène ici ?
CLITON.
Les soins de vous chercher.
DORANTE.
Tu prends trop de souci ;
Et bien qu'après deux ans ton devoir s'en avise,
Ta rencontre me plaît, j'en aime la surprise :
Ce devoir, quoique tard, enfin s'est éveillé.
CLITON.
Et qui savait, monsieur, où vous étiez allé ?
Vous ne nous témoigniez qu'ardeur et qu'allégresse,
Qu'impatients désirs de posséder Lucrèce ;
L'argent était touché, les accords publiés,
Le festin commandé, les parents conviés,
Les violons choisis, ainsi que la journée :
Rien ne semblait plus sûr qu'un si proche hyménée ;
Et parmi ces apprêts, la nuit d'auparavant,
Vous sûtes faire gille, et fendîtes le vent.
Comme il ne fut jamais d'éclipse plus obscure,
Chacun sur ce départ forma sa conjecture :
Tous s'entre-regardaient, étonnés, ébahis ;
L'un disait : "Il est jeune, il veut voir le pays ; "
L'autre : "Il s'est allé battre, il a quelque querelle ; "
L'autre d'une autre idée embrouillait sa cervelle ;
Et tel vous soupçonnait de quelque guérison
D'un mal privilégié dont je tairai le nom.
Pour moi, j'écoutais tout, et mis dans mon caprice
Qu'on ne devinait rien que par votre artifice.
Ainsi ce qui chez eux prenait plus de crédit
M'était aussi suspect que si vous l'eussiez dit ;
Et tout simple et doucet, sans chercher de finesse,
Attendant le boiteux, je consolais Lucrèce.
DORANTE.
Je l'aimais, je te jure ; et pour la posséder,
Mon amour mille fois voulut tout hasarder ;
Mais quand j'eus bien pensé que j'allais à mon âge
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j'eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n'eut plus pour moi d'attraits :
L'horreur d'un tel lien m'en fit de la maîtresse ;
Je crus qu'il fallait mieux employer ma jeunesse,
Et que quelques appas qui pussent me ravir,
C'était mal en user que sitôt m'asservir.
Je combats toutefois ; mais le temps qui s'avance
Me fait précipiter en cette extravagance ;
Et la tentation de tant d'argent touché
M'achève de pousser où j'étais trop penché.
Que l'argent est commode à faire une folie !
L'argent me fait résoudre à courir l'Italie.
Je pars de nuit en poste, et d'un soin diligent
Je quitte la maîtresse, et j'emporte l'argent.
Mais, dis-moi, que fit-elle, et que dit lors son père ?
Le mien, ou je me trompe, était fort en colère ?
CLITON.
D'abord de part et d'autre on vous attend sans bruit ;
Un jour se passe, deux, trois, quatre, cinq, six, huit ;
Enfin, n'espérant plus, on éclate, on foudroie.
Lucrèce par dépit témoigne de la joie,
Chante, danse, discourt, rit ; mais, sur mon honneur !
Elle enrageait, monsieur, dans l'âme, et de bon coeur.
Ce grand bruit s'accommode, et pour plâtrer l'affaire,
La pauvre délaissée épouse votre père,
Et rongeant dans son coeur son déplaisir secret,
D'un visage content prend le change à regret.
L'éclat d'un tel affront l'ayant trop décriée
Il n'est à son avis que d'être mariée ;
Et comme en un naufrage on se prend où l'on peut,
En fille obéissante elle veut ce qu'on veut.
Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde,
C'est-à-dire qu'il prend la poste à l'autre monde ;
Un peu moins de deux mois le met dans le cercueil.
DORANTE.
J'ai su sa mort à Rome, où j'en ai pris le deuil.
CLITON.
Elle a laissé chez vous un diable de ménage :
Ville prise d'assaut n'est pas mieux au pillage ;
La veuve et les cousins, chacun y fait pour soi,
Comme fait un traitant pour les deniers du roi :
Où qu'ils jettent la main ils font rafles entières ;
Ils ne pardonnent pas même au plomb des gouttières ;
Et ce sera beaucoup si vous trouvez chez vous,
Quand vous y rentrerez, deux gonds et quatre clous.
J'apprends qu'on vous a vu cependant à Florence.
Pour vous donner avis je pars en diligence ;
Et je suis étonné qu'en entrant dans Lyon
Je vois courir du peuple avec émotion.
Je veux voir ce que c'est ; et je vois, ce me semble,
Pousser dans la prison quelqu'un qui vous ressemble,
On m'y permet l'entrée ; et vous trouvant ici,
Je trouve en même temps mon voyage accourci.
Voilà mon aventure, apprenez-moi la vôtre.
DORANTE.
La mienne est bien étrange, on me prend pour un autre.
CLITON.
J'eusse osé le gager. Est-ce meurtre ou larcin ?
DORANTE.
Suis-je fait en voleur ou bien en assassin ?
Traître, en ai-je l'habit, ou la mine, ou la taille ?
CLITON.
Connaît-on à l'habit aujourd'hui la canaille,
Et n'est-il point, monsieur, à Paris de filous
Et de taille et de mine aussi bonnes que vous ?
DORANTE.
Tu dis vrai, mais écoute. Après une querelle
Qu'à Florence un jaloux me fit pour quelque belle,
J'eus avis que ma vie y courait du danger :
Ainsi donc sans trompette il fallut déloger.
Je pars seul et de nuit, et prends ma route en France,
Où, sitôt que je suis en pays d'assurance,
Comme d'avoir couru je me sens un peu las,
J'abandonne la poste, et viens au petit pas.
Approchant de Lyon, je vois dans la campagne...
CLITON.
N'aurons-nous point ici de guerres d'Allemagne ?
DORANTE.
Que dis-tu ?
CLITON.
Rien, monsieur, je gronde entre mes dents
Du malheur qui suivra ces rares incidents ;
J'en ai l'âme déjà toute préoccupée.
DORANTE.
Donc à deux cavaliers je vois tirer l'épée ;
Et pour en empêcher l'événement fatal,
J'y cours la mienne au poing, et descends de cheval.
L'un et l'autre, voyant à quoi je me prépare,
Se hâte d'achever avant qu'on les sépare,
Presse sans perdre temps, si bien qu'à mon abord
D'un coup que l'un allonge, il blesse l'autre à mort
Je me jette au blessé, je l'embrasse, et j'essaie
Pour arrêter son sang de lui bander sa plaie ;
L'autre, sans perdre temps en cet événement,
Saute sur mon cheval, le presse vivement,
Disparaît, et mettant à couvert le coupable,
Me laisse auprès du mort faire le charitable.
Ce fut en cet état, les doigts de sang souillés,
Qu'au bruit de ce duel trois sergents éveillés,
Tous gonflés de l'espoir d'une bonne lippée,
Me découvrirent seul, et la main à l'épée.
Lors, suivant du métier le serment solennel,
Mon argent fut pour eux le premier criminel ;
Et s'en étant saisis aux premières approches,
Ces messieurs pour prison lui donnèrent leurs poches,
Et moi, non sans couleur, encore qu'injustement,
Je fus conduit par eux en cet appartement.
Qui te fait ainsi rire, et qu'est-ce que tu penses ?
CLITON.
Je trouve ici, monsieur, beaucoup de circonstances :
Vous en avez sans doute un trésor infini ?
Votre hymen de Poitiers n'en fut pas mieux fourni ;
Et le cheval surtout vaut, en cette rencontre,
Le pistolet ensemble, et l'épée, et la montre.
DORANTE.
Je me suis bien défait de ces traits d'écolier
Dont l'usage autrefois m'était si familier ;
Et maintenant, Cliton, je vis en honnête homme.
CLITON.
Vous êtes amendé du voyage de Rome ;
Et votre âme en ce lieu, réduite au repentir,
Fait mentir le proverbe en cessant de mentir.
Ah ! J'aurais plutôt cru...
DORANTE.
Le temps m'a fait connaître
Quelle indignité c'est, et quel mal en peut naître.
CLITON.
Quoi ! Ce duel, ces coups si justement portés,
Ce cheval, ces sergents...
DORANTE.
Autant de vérités.
CLITON.
J'en suis fâché pour vous, monsieur, et surtout d'une,
Que je ne compte pas à petite infortune :
Vous êtes prisonnier, et n'avez point d'argent ;
Vous serez criminel.
DORANTE.
Je suis trop innocent.
CLITON.
Ah ! Monsieur, sans argent est-il de l'innocence ?
DORANTE.
Fort peu ; mais dans ces murs Philiste a pris naissance,
Et comme il est parent des premiers magistrats,
Soit d'argent, soit d'amis, nous n'en manquerons pas.
J'ai su qu'il est en ville, et lui venais d'écrire
Lorsqu'ici le concierge est venu t'introduire.
Va lui porter ma lettre.
CLITON.
Avec un tel secours
Vous serez innocent avant qu'il soit deux jours.
Mais je ne comprends rien à ces nouveaux mystères :
Les filles doivent être ici fort volontaires ;
Jusque dans la prison elles cherchent les gens.
SCÈNE II. Dorante, Cliton, Lyse.
CLITON à Lyse.
Il ne fait que sortir des mains de trois sergents ;
Je t'en veux avertir : un fol espoir te trouble ;
Il cajole des mieux, mais il n'a pas le double.
LYSE.
J'en apporte pour lui.
CLITON.
Pour lui ! Tu m'as dupé ;
Et je doute sans toi si nous aurions soupé.
LYSE.
Avec ce passe-port suis-je la bienvenue ?
CLITON.
Tu nous vas à tous deux donner dedans la vue.
LYSE.
Ai-je bien pris mon temps ?
CLITON.
Le mieux qu'il se pouvait.
C'est une honnête fille, et Dieu nous la devait :
Monsieur, écoutez-la.
DORANTE.
Que veut-elle ?
LYSE.
Une dame
Vous offre en cette lettre un coeur tout plein de flamme.
DORANTE.
Une dame ?
CLITON.
Lisez sans faire de façons :
Dieu nous aime, monsieur, comme nous sommes bons ;
Et ce n'est pas là tout, l'amour ouvre son coffre,
Et l'argent qu'elle tient vaut bien le coeur qu'elle offre.
DORANTE, lit.
Au bruit du monde qui vous conduisait prisonnier, j'ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon coeur est allé dans la même prison que vous, et n'en veut point sortir tant que vous y serez. Je ferai mon possible pour vous en tirer au plus tôt. Cependant obligez-moi de vous servir de ces cent pistoles que je vous envoie : vous en pouvez avoir besoin en l'état où vous êtes, et il m'en demeure assez d'autres à votre service.
Cette lettre est sans nom.
CLITON.
Les mots en sont français.
À Lyse.
Dis-moi, sont-ce louis, ou pistoles de poids ?
DORANTE.
Tais-toi.
LYSE.
Pour ma maîtresse il est de conséquence
De vous taire deux jours son nom et sa naissance :
Ce secret trop tôt su peut la perdre d'honneur.
DORANTE.
Je serai cependant aveugle en mon bonheur ?
Et d'un si grand bienfait j'ignorerai la source ?
CLITON, à Dorante.
Curiosité bas, prenons toujours la bourse :
Souvent c'est perdre tout que vouloir tout savoir.
LYSE, à Dorante.
Puis-je la lui donner ?
CLITON, à Lyse.
Donne, j'ai tout pouvoir,
Quand même ce serait le trésor de Venise.
DORANTE.
Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut...
CLITON.
Lâcher prise ?
Quoi ? C'est ainsi, monsieur...
DORANTE.
Parleras-tu toujours ?
CLITON.
Et voulez-vous du ciel renvoyer le secours ?
DORANTE.
Accepter de l'argent porte en soi quelque honte.
CLITON.
Je m'en charge pour vous, et la prends pour mon conte.
DORANTE, à Lyse.
Écoute un mot.
CLITON.
Je tremble, il va la refuser.
DORANTE.
Ta maîtresse m'oblige.
CLITON.
Il en veut mieux user.
Oyons.
DORANTE.
Sa courtoisie est extrême et m'étonne ;
Mais...
CLITON.
Le diable de mais !
DORANTE.
Mais qu'elle me pardonne...
CLITON.
Je me meurs, je suis mort.
DORANTE.
Si j'en change l'effet,
Et reçois comme un prêt le don qu'elle me fait.
CLITON.
Je suis ressuscité ; prêt ou don, ne m'importe.
DORANTE, à Cliton, et puis Lyse.
Prends. Je le lui rendrai même avant que je sorte.
CLITON, à Lyse.
Écoute un mot : tu peux t'en aller à l'instant,
Et revenir demain avec encore autant ;
Et vous, monsieur, songez à changer de demeure :
Vous serez innocent avant qu'il soit une heure.
DORANTE.
Ne me romps plus la tête ; et toi, tarde un moment :
J'écris à ta maîtresse un mot de compliment.
Dorante va écrire sur la table.
CLITON.
Dirons-nous cependant deux mots de guerre ensemble ?
LYSE.
Disons.
CLITON.
Contemple-moi.
LYSE.
Toi ?
CLITON.
Oui, moi. Que t'en semble ?
Dis.
LYSE.
Que tout vert et rouge, ainsi qu'un perroquet,
Note: Caquet : Abondance de paroles inutiles qui n'ont point de solidité. [F] Tu n'es que bien en cage, et n'as que du caquet.
CLITON.
Tu ris. Cette action, qu'est-elle ?
LYSE.
Ridicule.
CLITON.
Et cette main ?
LYSE.
De taille à bien ferrer la mule.
CLITON.
Cette jambe, ce pied ?
LYSE.
Si tu sors des prisons,
Note: Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F]Dignes de t'installer aux Petites-Maisons.
CLITON.
Ce front ?
LYSE.
Est un peu creux.
CLITON.
Cette tête ?
LYSE.
Un peu folle.
CLITON.
Ce ton de voix enfin avec cette parole ?
LYSE.
Ah ! C'est là que mes sens demeurent étonnés :
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez.
CLITON.
Je meure, ton humeur me semble si jolie,
Que tu me vas résoudre à faire une folie.
Touche, je veux t'aimer, tu seras mon souci :
Nos maîtres font l'amour, nous le ferons aussi.
J'aurai mille beaux mots tous les jours à te dire ;
Je coucherai de feux, de sanglots, de martyre ;
Je te dirai : "Je meurs, je suis dans les abois,
Je brûle... "
LYSE.
Et tout cela de ce beau ton de voix ?
Ah ! Si tu m'entreprends deux jours de cette sorte,
Mon coeur est déconfit, et je me tiens pour morte ;
Si tu me veux en vie, affaiblis ces attraits,
Et retiens pour le moins la moitié de leurs traits.
CLITON.
Tu sais même charmer alors que tu te moques.
Gouverne doucement l'âme que tu m'escroques.
On a traité mon maître avec moins de rigueur :
On n'a pris que sa bourse, et tu prends jusqu'au coeur.
LYSE.
Il est riche, ton maître ?
CLITON.
Assez.
LYSE.
Et gentilhomme ?
CLITON.
Il le dit.
LYSE.
Il demeure ?
CLITON.
À Paris.
LYSE.
Et se nomme ?
DORANTE, fouillant dans la bourse.
Porte-lui cette lettre, et reçois...
CLITON, lui retenant le bras.
Sans compter ?
DORANTE.
Cette part de l'argent que tu viens d'apporter.
CLITON.
Elle n'en prendra pas, monsieur, je vous proteste.
LYSE.
Celle qui vous l'envoie en a pour moi de reste.
CLITON.
Je vous le disais bien, elle a le coeur trop bon.
LYSE.
Lui pourrai-je, monsieur, apprendre votre nom ?
DORANTE.
Il est dans mon billet. Mais prends, je t'en conjure.
CLITON.
Vous faut-il dire encore que c'est lui faire injure ?
LYSE.
Vous perdez temps, monsieur, je sais trop mon devoir.
Adieu : dans peu de temps je viendrai vous revoir,
Et porte tant de joie à celle qui vous aime,
Qu'elle rapportera la réponse elle-même.
CLITON.
Adieu, belle railleuse.
LYSE.
Adieu, cher babillard.
SCÈNE III. Dorante, Cliton.
DORANTE.
Cette fille est jolie, elle a l'esprit gaillard.
CLITON.
J'en estime l'humeur, j'en aime le visage ;
Mais plus que tous les deux j'adore son message.
DORANTE.
C'est celle dont il vient qu'il en faut estimer ;
C'est elle qui me charme et que je veux aimer.
CLITON.
Quoi ! Vous voulez, monsieur, aimer cette inconnue ?
DORANTE.
Oui, je la veux aimer, Cliton.
CLITON.
Sans l'avoir vue ?
DORANTE.
Un si rare bienfait en un besoin pressant
S'empare puissamment d'un coeur reconnaissant ;
Et comme de soi-même il marque un grand mérite,
Dessous cette couleur il parle, il sollicite,
Peint l'objet aussi beau qu'on le voit généreux,
Et si l'on n'est ingrat, il faut être amoureux.
CLITON.
Votre amour va toujours d'un étrange caprice :
Dès l'abord autrefois vous aimâtes Clarice ;
Celle-ci, sans la voir. Mais, monsieur, votre nom,
Lui deviez-vous l'apprendre, et sitôt ?
DORANTE.
Pourquoi non ?
J'ai cru le devoir faire, et l'ai fait avec joie.
CLITON.
Il est plus décrié que la fausse monnaie.
DORANTE.
Mon nom ?
CLITON.
Oui, dans Paris, en langage commun,
Dorante et le menteur à présent ce n'est qu'un,
Et vous y possédez ce haut degré de gloire
Qu'en une comédie on a mis votre histoire.
DORANTE.
En une comédie ?
CLITON.
Et si naïvement,
Que j'ai cru, la voyant, voir un enchantement.
On y voit un Dorante avec votre visage ;
On le prendrait pour vous : il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paraît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture :
Après votre portrait on produit ma figure.
Le héros de la farce, un certain Jodelet,
Fait marcher après vous votre digne valet ;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école :
C'est l'original même, il vaut ce que je vaux ;
Si quelque autre s'en mêle, on peut s'inscrire en faux ;
Et tout autre que lui, dans cette comédie,
N'en fera jamais voir qu'une fausse copie.
Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air ;
Philiste avec Alcippe y vient vous accorder ;
Votre feu père même est joué sous le masque.
DORANTE.
Cette pièce doit être et plaisante et fantasque.
Mais son nom ?
CLITON.
Votre nom de guerre, le menteur.
DORANTE.
Les vers en sont-ils bons ? Fait-on cas de l'auteur ?
CLITON.
La pièce a réussi, quoique faible de style,
Et d'un nouveau proverbe elle enrichit la ville ;
De sorte qu'aujourd'hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu'un ment, qu'il revient de Poitiers.
Et pour moi, c'est bien pis, je n'ose plus paraître.
Ce maraud de farceur m'a fait si bien connaître,
Que les petits enfants, sitôt qu'on m'aperçoit,
Me courent dans la rue et me montrent au doigt ;
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l'envi leur chienne de musique,
Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,
À crier après moi : "Le valet du menteur ! "
Vous en riez vous-même !
DORANTE.
Il faut bien que j'en rie.
CLITON.
Je n'y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu'à présent, voulant vous marier,
Vous ne trouveriez pas la fille d'un huissier,
Pas celle d'un recors, pas d'un cabaret même.
DORANTE.
Il faut donc avancer près de celle qui m'aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu'elle ait rien su.
Mais quelqu'un vient à nous, et j'entends du murmure.
SCÈNE IV. Le Prévôt, Cléandre, Dorante, Cliton.
CLÉANDRE, au prévôt.
Ah ! Je suis innocent ; vous me faites injure.
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
Si vous l'êtes, monsieur, ne craignez aucun mal ;
Mais comme enfin le mort était votre rival,
Et que le prisonnier proteste d'innocence,
Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence.
CLÉANDRE, au prévôt.
Et si pour s'affranchir il ose me charger ?
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
La justice entre vous en saura bien juger.
Souffrez paisiblement que l'ordre s'exécute.
À Dorante.
Vous avez vu, Monsieur, le coup qu'on vous impute.
Voyez ce cavalier ; en serait-il l'auteur ?
CLÉANDRE, bas.
Il va me reconnaître. Ah, Dieu ! Je meurs de peur.
DORANTE, au prévôt.
Souffrez que j'examine à loisir son visage.
Bas.
C'est lui, mais il n'a fait qu'en homme de courage ;
Ce serait lâcheté, quoi qu'il puisse arriver,
De perdre un si grand coeur quand je puis le sauver.
Ne le découvrons point.
CLÉANDRE, bas.
Il me connaît, je tremble.
DORANTE, au prévôt.
Ce cavalier, Monsieur, n'a rien qui lui ressemble ;
Bas.
L'autre est de moindre taille, il a le poil plus blond,
Le teint plus coloré, le visage plus rond,
Et je le connais moins, tant plus je le contemple.
CLÉANDRE, bas.
Oh ! Générosité qui n'eut jamais d'exemple !
DORANTE.
L'habit même est tout autre.
LE PRÉVÔT.
Enfin ce n'est pas lui ?
DORANTE.
Non, il n'a point de part au duel d'aujourd'hui.
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
Je suis ravi, monsieur, de voir votre innocence
Assurée à présent par sa reconnaissance ;
Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir.
Excusez la rigueur qu'a voulu mon devoir.
Adieu.
CLÉANDRE, au prévôt.
Vous avez fait le dû de votre office.
SCÈNE V. Dorante, Cléandre, Cliton.
DORANTE, à Cléandre.
Mon cavalier, pour vous je me fais injustice ;
Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnais bien ;
Faites votre devoir comme j'ai fait le mien.
CLÉANDRE.
Monsieur...
DORANTE.
Point de réplique, on pourrait nous entendre.
CLÉANDRE.
Sachez donc seulement qu'on m'appelle Cléandre,
Que je sais mon devoir, que j'en prendrai souci,
Et que je périrai pour vous tirer d'ici.
SCÈNE VI. Dorante, Cliton.
DORANTE.
N'est-il pas vrai, Cliton, que c'eût été dommage
De livrer au malheur ce généreux courage ?
J'avais entre mes mains et sa vie et sa mort,
Et je me viens de voir arbitre de son sort.
CLITON.
Quoi ? C'est là donc, monsieur...
DORANTE.
Oui, c'est là le coupable.
CLITON.
L'homme à votre cheval ?
DORANTE.
Rien n'est si véritable.
CLITON.
Je ne sais où j'en suis, et deviens tout confus :
Ne m'aviez-vous pas dit que vous ne mentiez plus ?
DORANTE.
J'ai vu sur son visage un noble caractère,
Qui me parlant pour lui, m'a forcé de me taire,
Et d'une voix connue entre les gens de coeur
M'a dit qu'en le perdant je me perdrais d'honneur :
J'ai cru devoir mentir pour sauver un brave homme.
CLITON.
Et c'est ainsi, monsieur, que l'on s'amende à Rome ?
Je me tiens au proverbe : oui, courez, voyagez ;
Je veux être guenon si jamais vous changez :
Vous mentirez toujours, monsieur, sur ma parole.
Croyez-moi que Poitiers est une bonne école ;
Pour le bien du public je veux le publier ;
Les leçons qu'on y prend ne peuvent s'oublier.
DORANTE.
Je ne mens plus, Cliton, je t'en donne assurance ;
Mais en un tel sujet l'occasion dispense.
CLITON.
Vous en prendrez autant comme vous en verrez.
Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez ;
Et l'on dira de vous pour oraison funèbre :
"C'était en menterie un auteur très célèbre,
Qui sut y raffiner de si digne façon,
Qu'aux maîtres du métier il en eût fait leçon ;
Et qui tant qu'il vécut, sans craindre aucune risque,
Aux plus forts d'après lui put donner quinze et bisque. "
DORANTE.
Je n'ai plus qu'à mourir, mon épitaphe est fait,
Et tu m'érigeras en cavalier parfait :
Tu ferais violence à l'humeur la plus triste.
Mais sans plus badiner, va-t'en chercher Philiste ;
Donne-lui cette lettre ; et moi, sans plus mentir,
Avec les prisonniers j'irai me divertir.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE. Mélisse, Lyse.
MÉLISSE, tenant une lettre ouverte en sa main.
Certes, il écrit bien : sa lettre est excellente.
LYSE.
Madame, sa personne est encor plus galante :
Tout est charmant en lui, sa grâce, son maintien...
MÉLISSE.
Il semble que déjà tu lui veuilles du bien ?
LYSE.
J'en trouve, à dire vrai, la rencontre si belle,
Que je voudrais l'aimer si j'étais demoiselle.
Il est riche, et de plus il demeure à Paris,
Où des dames, dit-on, est le vrai paradis ;
Et ce qui vaut bien mieux que toutes ces richesses,
Les maris y sont bons, et les femmes maîtresses.
Je vous le dis encore, je m'y passerais bien ;
Et si j'étais son fait, il serait fort le mien.
MÉLISSE.
Tu n'es pas dégoûtée. Enfin, Lyse, sans rire,
C'est un homme bien fait ?
LYSE.
Plus que je ne puis dire.
MÉLISSE.
À sa lettre il paraît qu'il a beaucoup d'esprit ;
Mais, dis-moi, parle-t-il aussi bien qu'il écrit ?
LYSE.
Pour lui faire en discours montrer son éloquence,
Il lui faudrait des gens de plus de conséquence :
C'est à vous d'éprouver ce que vous demandez.
MÉLISSE.
Et que croit-il de moi ?
LYSE.
Ce que vous lui mandez :
Que vous l'avez tantôt vu par votre fenêtre ;
Que vous l'aimez déjà.
MÉLISSE.
Cela pourrait bien être.
LYSE.
Sans l'avoir jamais vu ?
MÉLISSE.
J'écris bien sans le voir.
LYSE.
Mais vous suivez d'un frère un absolu pouvoir,
Qui vous ayant conté par quel bonheur étrange
Il s'est mis à couvert de la mort de Florange,
Se sert de cette feinte, en cachant votre nom,
Pour lui donner secours dedans cette prison.
L'y voyant en sa place, il fait ce qu'il doit faire.
MÉLISSE.
Je n'écrivais tantôt qu'à dessein de lui plaire ;
Mais, Lyse, maintenant j'ai pitié de l'ennui
D'un homme si bien fait qui souffre pour autrui ;
Et par quelques motifs que je vienne d'écrire,
Il est de mon honneur de ne m'en pas dédire.
La lettre est de ma main, elle parle d'amour :
S'il ne sait qui je suis, il peut l'apprendre un jour.
Un tel gage m'oblige à lui tenir parole :
Ce qu'on met par écrit passe une amour frivole.
Puisqu'il a du mérite, on ne m'en peut blâmer ;
Et je lui dois mon coeur, s'il daigne l'estimer.
Je m'en forme en idée une image si rare,
Qu'elle pourrait gagner l'âme la plus barbare ;
L'amour en est le peintre, et ton rapport flatteur
En fournit les couleurs à ce doux enchanteur.
LYSE.
Tout comme vous l'aimez vous verrez qu'il vous aime.
Si vous vous engagez, il s'engage de même,
Et se forme de vous un tableau si parfait,
Que c'est lettre pour lettre et portrait pour portrait.
Il faut que votre amour plaisamment s'entretienne :
Il sera votre idée, et vous serez la sienne.
L'alliance est mignarde, et cette nouveauté,
Surtout dans une lettre, aura grande beauté,
Quand vous y souscrirez pour Dorante ou Mélisse :
" Votre très humble idée à vous rendre service. "
Vous vous moquez, madame ; et loin d'y consentir,
Vous n'en parlez ainsi que pour vous divertir.
MÉLISSE.
Je ne me moque point.
LYSE.
Et que fera, madame,
Cet autre cavalier dont vous possédez l'âme,
Votre amant ?
MÉLISSE.
Qui ?
LYSE.
Philiste.
MÉLISSE.
Ah ! Ne présume pas
Que son coeur soit sensible au peu que j'ai d'appas :
Il fait mine d'aimer, mais sa galanterie
N'est qu'un amusement et qu'une raillerie.
LYSE.
Il est riche, et parent des premiers de Lyon.
MÉLISSE.
Et c'est ce qui le porte à plus d'ambition.
S'il me voit quelquefois, c'est comme par surprise ;
Dans ses civilités on dirait qu'il méprise,
Qu'un seul mot de sa bouche est un rare bonheur,
Et qu'un de ses regards est un excès d'honneur.
L'amour même d'un roi me serait importune,
S'il fallait la tenir à si haute fortune.
La sienne est un trésor qu'il fait bien d'épargner :
L'avantage est trop grand, j'y pourrais trop gagner.
Il n'entre point chez nous ; et quand il me rencontre,
Il semble qu'avec peine à mes yeux il se montre,
Et prend l'occasion avec une froideur
Qui craint en me parlant d'abaisser sa grandeur.
LYSE.
Peut-être il est timide et n'ose davantage.
MÉLISSE.
S'il craint, c'est que l'amour trop avant ne l'engage.
Il voit souvent mon frère, et ne parle de rien.
LYSE.
Mais vous le recevez, ce me semble, assez bien ?
MÉLISSE.
Comme je ne suis pas en amour des plus fines,
Faute d'autre j'en souffre, et je lui rends ses mines ;
Mais je commence à voir que de tels cajoleurs
Ne font qu'effaroucher les partis les meilleurs,
Et ne dois plus souffrir qu'avec cette grimace
D'un véritable amant il occupe la place.
LYSE.
Je l'ai vu pour vous voir faire beaucoup de tours.
MÉLISSE.
Qui l'empêche d'entrer, et me voir tous les jours ?
Cette façon d'agir est-elle plus polie ?
Croit-il...
LYSE.
Les amoureux ont chacun leur folie :
La sienne est de vous voir avec tant de respect,
Qu'il passe pour superbe, et vous devient suspect ;
Et la vôtre, un dégoût de cette retenue,
Qui vous fait mépriser la personne connue,
Pour donner votre estime, et chercher avec soin
L'amour d'un inconnu, parce qu'il est de loin.
SCÈNE II. Cléandre, Mélisse, Lyse.
CLÉANDRE.
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma soeur ?
MÉLISSE.
Sans me connaître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour ;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.
CLÉANDRE.
Ah ! Si tu savais tout !
MÉLISSE.
Elle ne laisse rien ;
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,
Le visage attrayant et la façon modeste.
CLÉANDRE.
Ah ! Que c'est peu de chose au prix de ce qui reste !
MÉLISSE.
Que reste-t-il à dire ? Un courage invaincu ?
CLÉANDRE.
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu ;
C'est le coeur le plus noble, et l'âme la plus haute...
MÉLISSE.
Quoi ? Vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un coeur qu'il a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé ?
CLÉANDRE.
Ma soeur, à peine sais-je encore comme il se nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête homme,
Et que ton frère enfin périrait aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie aie été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,
Afin que ce duel ne pût être éventé,
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse porte,
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable
(je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer) ;
Comme je me montrais, afin que ma présence
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux :
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnaît, je tremble encore à te le dire ;
Mais apprends sa vertu, chère soeur, et l'admire.
Ce grand coeur, se voyant mon destin en la main,
Devient pour me sauver à soi-même inhumain ;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,
Me promet amitié, m'assure de se taire :
Voilà ce qu'il a fait ; vois ce que je dois faire.
MÉLISSE.
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.
CLÉANDRE.
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,
Cette pitié, ma soeur, était bien légitime ;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude ;
Mets à les redoubler ton soin et ton étude ;
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants ;
Qu'il ne manque de rien ; et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer,
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu : de ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.
MÉLISSE.
Je vous obéirai très ponctuellement.
SCÈNE III. Mélisse, Lyse.
LYSE.
Vous pouviez dire encore très volontairement ;
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer ;
Je n'en suis plus, madame : il n'est bon qu'à noyer ;
Il ne valut jamais un cheveu de Dorante.
Je puis vers la prison apprendre une courante ?
MÉLISSE.
Oui, tu peux te résoudre encore à te crotter.
LYSE.
Quels de vos diamants me faut-il lui porter ?
MÉLISSE.
Mon frère va trop vite ; et sa chaleur l'emporte
Jusqu'à connaître mal des gens de cette sorte.
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien.
Il est reconnaissant, et je suis amoureuse ;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être heureuse.
À force de présents il se croit acquitter ;
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse offrir,
C'est un accablement qu'il ne saurait souffrir.
L'amour est libéral, mais c'est avec adresse :
Le prix de ses présents est en leur gentillesse ;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.
LYSE.
Elle doit être belle et fort mystérieuse.
MÉLISSE.
Au lieu des diamants dont tu viens de parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me voie :
Porte-lui mon portrait, et comme sans dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton sein ;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir extrême :
S'il le rend, c'en est fait ; s'il le retient, il m'aime.
LYSE.
À vous dire le vrai, vous en savez beaucoup.
MÉLISSE.
L'amour est un grand maître : il instruit tout d'un coup.
LYSE.
Il vient de vous donner de belles tablatures.
MÉLISSE.
Viens querir mon portrait avec des confitures :
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant l'original.
SCÈNE IV. Philiste, Dorante, Cliton, dans la prison.
DORANTE.
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à croire ;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez doux.
PHILISTE.
L'aventure est étrange, et bien digne de vous ;
Et si je n'en voyois la fin trop véritable,
J'aurois bien de la peine à la trouver croyable :
Vous me seriez suspect, si vous étiez ailleurs.
CLITON.
Ayez pour lui, monsieur, des sentiments meilleurs :
Il s'est bien converti dans un si long voyage ;
C'est tout un autre esprit sous le même visage ;
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble adresse ;
Et malgré tout cela, le même toutefois,
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une fois.
PHILISTE.
En voudrois-tu jurer ?
CLITON.
Oui, monsieur, et j'en jure
Par le dieu des menteurs, dont il est créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur l'eau.
PHILISTE.
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les noms ;
J'en ai ri de bon coeur, et j'en ai bien fait rire ;
Et quoi que maintenant je vous entende dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à douter.
DORANTE.
Formez en ma faveur de plus saines pensées :
Ces petites humeurs sont aussitôt passées ;
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.
PHILISTE.
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et magnanime.
CLITON.
Je le disais dès lors : sans cette qualité,
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.
DORANTE.
Ne te tairas-tu point ?
CLITON.
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache ?
N'était-il pas, monsieur, avec Alcippe et vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si jaloux ?
Lui qui fut le témoin du conte que vous fîtes,
Lui qui vous sépara lorsque vous vous battîtes,
Ne sait-il pas encore les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola vos amours ?
PHILISTE.
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se taire ;
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter :
Ceux dont elle dépend sont de ma connaissance,
Et même à la plupart je touche de naissance ;
Le mort était d'ailleurs fort peu considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille apprendre
Pour en venir à bout quel chemin il faut prendre.
Ne vous attristez point cependant en prison ;
On aura soin de vous comme en votre maison :
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne fasse.
DORANTE.
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez ravir.
PHILISTE.
Je prends congé de vous pour vous aller servir.
Cliton divertira votre mélancolie.
SCÈNE V. Dorante, Cliton.
CLITON.
Comment va maintenant l'amour ou la folie ?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des coeurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable ? A-t-elle encore des charmes ?
Par générosité lui rendons-nous les armes ?
DORANTE.
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse adorer.
Qu'en imagines-tu ?
CLITON.
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avec vos figures.
Vous payer par avance, et vous cacher son nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de bon.
À voir ce qu'elle a fait, et comme elle procède,
Je jurerais, monsieur, qu'elle est ou vieille ou laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a regardé
Comme un galant commode, et fort incommodé.
DORANTE.
Tu parles en brutal.
CLITON.
Vous, en visionnaire.
Mais si je disais vrai, que prétendez-vous faire ?
DORANTE.
Envoyer et la dame et les amours au vent.
CLITON.
Mais vous avez reçu : quiconque prend se vend.
DORANTE.
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.
CLITON.
Le compliment est doux et la défaite honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti :
Je le soutiens, monsieur, le proverbe a menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre Lucrèce,
Vous emportiez l'argent, et quittiez la maîtresse ;
Mais Rome vous a fait si grand homme de bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le sien :
Vous vous êtes instruit des cas de conscience.
DORANTE.
Tu m'embrouilles l'esprit faute de patience.
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces soins.
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même ;
Vois déjà sa servante, elle revient.
CLITON.
Tant pis :
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse invisible,
Sont de ma conjecture une preuve infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier abord.
DORANTE.
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des pistoles ?
CLITON.
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses paroles ?
SCÈNE VI. Dorante, Lyse, Cliton.
DORANTE, à Lyse.
Je ne t'espérais pas si soudain de retour.
LYSE.
Vous jugerez par là d'un coeur qui meurt d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est ravie :
Elle serait venue, elle en brûle d'envie ;
Mais une compagnie au logis la retient :
Elle viendra bientôt, et peut-être elle vient ;
Et je me connais mal à l'ardeur qui l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je sorte.
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les coeurs :
Les sèches sont dessous, celles-ci sont liquides.
CLITON.
Les amours de tantôt me semblaient plus solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes pas :
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le coeur bon, et dans nos aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.
LYSE.
Badin, qui te demande ici ton sentiment ?
CLITON.
Ah ! Tu me fais l'amour un peu bien rudement.
LYSE.
Est-ce à toi de parler ? Que n'attends-tu ton heure ?
DORANTE.
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa demeure ?
LYSE.
Non pas encore sitôt.
DORANTE.
Mais te vaut-elle bien ?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.
LYSE.
À ce compte, monsieur, vous me trouvez passable ?
DORANTE.
Je te trouve de taille et d'esprit agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrais pas mieux :
Elle me charmera ; pourvu qu'elle te vaille.
LYSE.
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma taille,
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encore, monsieur, qu'en qualité.
DORANTE.
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie !
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le suit ?
LYSE.
Rendez-le-moi, monsieur ; j'ai hâte, il s'en va nuit.
DORANTE.
Je verrai ce que c'est.
LYSE.
C'est une mignature.
DORANTE.
Oh ! Le charmant portrait ! L'adorable peinture !
Elle est faite à plaisir.
LYSE.
Après le naturel.
DORANTE.
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de tel.
LYSE.
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.
DORANTE.
Et quel est ce portrait ?
LYSE.
Le faut-il demander ?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même ?
DORANTE.
Quoi ? Celle qui m'écrit ?
LYSE.
Oui, celle qui vous aime ;
À l'aimer tant soit peu vous l'auriez deviné.
DORANTE.
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné ;
Et tu me veux flatter par cette fausse joie.
LYSE.
Quand je dis vrai, monsieur, je prétends qu'on me croie.
Mais je m'amuse trop, l'orfèvre est loin d'ici ;
Donnez-moi, je perds temps.
DORANTE.
Laisse-moi ce souci :
Nous avons un orfèvre arrêté pour ses dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu souhaites.
LYSE.
Vous m'en donnez, monsieur.
DORANTE.
Je te le ferai voir.
LYSE.
A-t-il la main fort bonne ?
DORANTE.
Autant qu'on peut l'avoir.
LYSE.
Sans mentir ?
DORANTE.
Sans mentir.
CLITON.
Il est trop jeune, il n'ose.
LYSE.
Je voudrais bien pour vous faire ici quelque chose ;
Mais vous le montrerez.
DORANTE.
Non, à qui que ce soit.
LYSE.
Vous me ferez chasser si quelque autre le voit.
DORANTE.
Va, dors en sûreté.
LYSE.
Mais enfin à quand rendre ?
DORANTE.
Dès demain.
LYSE.
Demain donc je viendrai le reprendre :
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.
CLITON, à Dorante, puis à Lyse.
Elle se met pour vous en un très grand danger.
Dirons-nous rien nous deux ?
LYSE.
Non.
CLITON.
Comme tu méprises !
LYSE.
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes sottises.
CLITON.
Avec cette rigueur tu me feras mourir.
LYSE.
Peut-être à mon retour je saurai te guérir ;
Je ne puis mieux pour l'heure : adieu.
CLITON.
Tout me succède.
SCÈNE VII. Dorante, Cliton.
DORANTE.
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou laide ?
Voit-on des yeux plus vifs ? Voit-on des traits plus doux ?
CLITON.
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que vous.
C'est un leurre, monsieur, la chose est toute claire :
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut faire.
On amorce le monde avec de tels portraits :
Pour les faire surprendre on les apporte exprès ;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les redemande ;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende ;
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans l'obscurité,
De peur qu'en un moment l'amour ne s'estropie
À voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous ennuyer.
Vous ferai-je venir l'orfèvre prisonnier ?
DORANTE.
Simple, n'as-tu point vu que c'était une feinte,
Un effet de l'amour dont mon âme est atteinte ?
CLITON.
Bon : en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien d'autres ;
Chacun a ses talents, et ce sont là les vôtres.
DORANTE.
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes raisons.
Allons prendre un peu l'air dans la cour des prisons.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE. Cléandre, Dorante, Cliton.
DORANTE.
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close :
On peut nous écouter, et vous surprendre ici ;
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.
CLÉANDRE.
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute ;
Et je puis vous parler en toute sûreté
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, monsieur, que je le suis ;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce coeur qui vous doit tout vous en rend une vraie.
La vôtre la devance à peine d'un moment ;
Elle attache mon sort au vôtre également ;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnaissance.
DORANTE.
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir :
Entre les gens de coeur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain noeud les lie :
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.
CLITON.
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
CLÉANDRE.
Cet homme a de l'humeur.
DORANTE.
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
À cause de son âge il se croit tout permis ;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie.
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.
CLÉANDRE.
J'en voudrais connaître un de l'humeur dont il est.
CLITON.
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine :
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine ;
Et je jurerais bien, monsieur, en bonne foi,
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.
DORANTE.
Voilà de ses bons mots les galantes surprises ;
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises ;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.
CLITON.
On appelle cela des vers à ma louange.
CLÉANDRE.
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, monsieur, à ce que je vous dois.
DORANTE.
Nous en pourrons parler encore quelque autre fois :
Il suffit pour ce coup.
CLÉANDRE.
Je ne saurais vous taire
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain ;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main :
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie ;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie ;
Et je ne saurais voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous.
Je cède avec regret à cet ami fidèle :
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle ;
Et vous m'obligerez, au sortir de prison,
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance ;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.
DORANTE.
C'est un excès d'honneur que vous me voulez rendre ;
Et je croirais faillir de m'en vouloir défendre.
CLÉANDRE.
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir ;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose ?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents ;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns...
CLITON.
Les siens en sont du nombre :
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre ;
Et n'était que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encore fort net et fort léger ;
Mais comme je pleurais ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.
CLÉANDRE.
Et de qui ?
DORANTE.
Pour le dire, il faudrait deviner.
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents...
CLÉANDRE.
Et vous visite ?
DORANTE.
Non.
CLÉANDRE.
Vous savez son logis ?
DORANTE.
Non, pas même son nom.
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourrait être ?
CLÉANDRE.
À moins que de la voir je ne la puis connaître.
DORANTE.
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connaissez-vous les traits de ce portrait ?
CLÉANDRE.
Elle semble éveillée, et passablement belle ;
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connais rien à ces traits que je vois.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.
SCÈNE II. Dorante, Cliton.
DORANTE.
Ce brusque adieu marque un trouble dans l'âme :
Sans doute il la connaît.
CLITON.
C'est peut-être sa femme ?
DORANTE.
Sa femme ?
CLITON.
Oui, c'est sans doute elle qui vous écrit ;
Et vous venez de faire un coup de grand esprit.
Voilà de vos secrets et de vos confidences.
DORANTE.
Nomme-les par leur nom, dis de mes imprudences.
Mais serait-ce en effet celle que tu me dis ?
CLITON.
Envoyez vos portraits à de tels étourdis :
Ils gardent un secret avec extrême adresse.
C'est sa femme, vous dis-je, ou du moins sa maîtresse :
Ne l'avez-vous pas vu tout changé de couleur ?
DORANTE.
Je l'ai vu, comme atteint d'une vive douleur,
Faire de vains efforts pour cacher sa surprise.
Son désordre, Cliton, montre ce qu'il déguise :
Il a pris un prétexte à sortir promptement,
Sans se donner loisir d'un mot de compliment.
CLITON.
Qu'il fera dangereux rencontrer sa colère !
Il va tout renverser si l'on le laisse faire,
Et je vous tiens pour mort si sa fureur se croit ;
Mais surtout ses valets peuvent bien marcher droit :
Malheureux le premier qui fâchera son maître !
Pour autres cent louis je ne voudrais pas l'être.
DORANTE.
La chose est sans remède ; en soit ce qui pourra :
S'il fait tant le mauvais, peut-être on le verra.
Ce n'est pas qu'après tout, Cliton, si c'est sa femme,
Je ne sache étouffer cette naissante flamme :
Ce serait lui prêter un fort mauvais secours
Que lui ravir l'honneur en conservant ses jours ;
D'une belle action j'en ferais une noire.
J'en ai fait mon ami, je prends part à sa gloire ;
Et je ne voudrais pas qu'on pût me reprocher
De servir un brave homme au prix d'un bien si cher.
CLITON.
Et s'il est son amant ?
DORANTE.
Puisqu'elle me préfère,
Ce que j'ai fait pour lui vaut bien qu'il me défère ;
Sinon, il a du coeur, il en sait bien les lois,
Et je suis résolu de défendre son choix.
Tandis, pour un moment trêve de raillerie,
Je veux entretenir un peu ma rêverie.
Il prend le portrait de Mélisse.
Merveille qui m'as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes ?
Hélas ! Au lieu de l'espérer,
Je ne fais que me figurer
Que tu te plains à cette belle,
Que tu lui dis mon procédé,
Et que je te fus infidèle
Sitôt que je t'eus possédé.
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre :
Si j'ai pu te manquer de foi,
C'est m'imiter que de t'en plaindre.
Ta colère en me punissant
Te fait criminel d'innocent ;
Sur toi retombent les vengeances...
CLITON, lui ôtant le portrait.
Vous ne dites, monsieur, que des extravagances,
Et parlez justement le langage des fous.
Donnez, j'entretiendrai ce portrait mieux que vous ;
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des voeux plus courts et plus commodes.
Adorable et riche beauté,
Qui joins les effets aux paroles,
Merveille qui m'as enchanté
Par tes douceurs et tes pistoles,
Sache un peu mieux les partager ;
Et si tu nous veux obliger
À dépeindre aux races futures
L'éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis.
Voilà parler en homme.
DORANTE.
Arrête tes saillies,
Ou va du moins ailleurs débiter tes folies.
Je ne suis pas toujours d'humeur à t'écouter.
CLITON.
Et je ne suis jamais d'humeur à vous flatter ;
Je ne vous puis souffrir de dire une sottise.
Par un double intérêt je prends cette franchise :
L'un, vous êtes mon maître, et j'en rougis pour vous ;
L'autre, c'est mon talent, et j'en deviens jaloux.
DORANTE.
Si c'est là ton talent, ma faute est sans exemple.
CLITON.
Ne me l'enviez point, le vôtre est assez ample ;
Et puisque enfin le ciel m'a voulu départir
Le don d'extravaguer, comme à vous de mentir,
Comme je ne mens point devant votre excellence,
Ne dites à mes yeux aucune extravagance ;
N'entreprenez sur moi, non plus que moi sur vous.
DORANTE.
Tais-toi ; le ciel m'envoie un entretien plus doux :
L'ambassade revient.
CLITON.
Que nous apporte-t-elle ?
DORANTE.
Maraud, veux-tu toujours quelque douceur nouvelle ?
CLITON.
Non pas, mais le passé m'a rendu curieux ;
Je lui regarde aux mains un peu plutôt qu'aux yeux.
SCÈNE III. Dorante, Mélisse, déguisée en servante, cachant son visage sous une coiffe ; Cliton, Lyse.
CLITON, à Lyse.
Montre ton passe-port. Quoi ? Tu viens les mains vides ?
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides ;
Et moins d'un jour réduit tout votre heur et le mien,
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.
LYSE.
Si j'apportai tantôt, à présent je demande.
DORANTE.
Que veux-tu ?
LYSE.
Ce portrait, que je veux qu'on me rende.
DORANTE.
As-tu pris du secours pour faire plus de bruit ?
LYSE.
J'amène ici ma soeur, parce qu'il s'en va nuit ;
Mais vous pensez en vain chercher une défaite :
Demandez-lui, monsieur, quelle vie on m'a faite.
DORANTE.
Quoi ? Ta maîtresse sait que tu me l'as laissé ?
LYSE.
Elle s'en est doutée, et je l'ai confessé.
DORANTE.
Elle s'en est donc mise en colère ?
LYSE.
Et si forte,
Que je n'ose rentrer si je ne le rapporte :
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, monsieur, que devenir ;
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.
DORANTE.
Écoute, il n'est pour toi chose que je ne fisse.
Si je te nuis ici, c'est avec grand regret ;
Mais on aura mon coeur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t'envoie
Qu'il fait tout mon bonheur, qu'il fait toute ma joie ;
Que rien n'approcherait de mon ravissement,
Si je le possédais de son consentement ;
Qu'il est l'unique bien où mon espoir se fonde,
Qu'il est le seul trésor qui me soit cher au monde.
Et quant à ta fortune, il est en mon pouvoir
De la faire monter par delà ton espoir.
LYSE.
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.
DORANTE.
Tu me dédaignes trop.
LYSE.
Je le dois.
CLITON.
Tu l'offenses.
Mais voulez-vous, monsieur, me croire et vous venger ?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.
LYSE.
Oh ! Le grand habile homme ! Il y connaît finesse.
C'est donc ainsi, monsieur, que vous tenez promesse ?
Mais puisque auprès de vous j'ai si peu de crédit,
Demandez à ma soeur ce qu'elle m'en a dit,
Et si c'est sans raison que j'ai tant l'épouvante.
DORANTE.
Tu verras que ta soeur sera plus obligeante ;
Mais si ce grand courroux lui donne autant d'effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.
LYSE.
N'importe, parlez-lui : du moins vous saurez d'elle
Avec quelle chaleur j'ai pris votre querelle.
DORANTE, à Mélisse.
Son ordre est-il si rude ?
MÉLISSE.
Il est assez exprès ;
Mais sans mentir, ma soeur vous presse un peu de près :
Quoi qu'elle ait commandé, la chose a deux visages.
CLITON.
Comme toutes les deux jouënt leurs personnages !
MÉLISSE.
Souvent tout cet effort à ravoir un portrait
N'est que pour voir l'amour par l'état qu'on en fait.
C'est peut-être après tout le dessein de madame :
Ma soeur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder,
Et de force ou de gré je saurais le garder.
Si vous l'aimez, monsieur, croyez qu'en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage :
Ce serait vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre coeur ;
Et je la trouverais d'une humeur bien étrange,
Si je ne lui faisais accepter cette échange.
Je l'entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu'elle aimera ce gage autant comme le sien.
DORANTE.
Ô ciel ! Et de quel nom faut-il que je te nomme ?
CLITON.
Ainsi font deux soldats qui sont chez le bonhomme :
Quand l'un veut tout tuer, l'autre rabat les coups ;
L'un jure comme un diable, et l'autre file doux.
Les belles, n'en déplaise à tout votre grimoire !
Vous vous entr'entendez comme larrons en foire.
MÉLISSE.
Que dit cet insolent ?
DORANTE.
C'est un fou qui me sert.
CLITON.
Vous dites que...
DORANTE, à Cliton.
Tais-toi, ta sottise me perd.
À Mélisse.
Je suivrai ton conseil, il m'a rendu la vie.
LYSE.
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le coeur de madame elle croit pénétrer ;
Mais son front en rougit, et n'ose se montrer.
MÉLISSE.
Mon front n'en rougit point, et je veux bien qu'il voie
D'où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.
DORANTE.
Mes yeux, que vois-je ? Où suis-je ? êtes-vous des flatteurs ?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c'est ainsi que vous savez surprendre !
MÉLISSE.
C'est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
À voir si vous m'aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l'avez su défendre,
Et de plus sur mon coeur vous pouvez tout prétendre ;
Mais par quelque motif que vous l'eussiez rendu,
L'un et l'autre à jamais était pour vous perdu.
Je retirais le coeur en retirant ce gage,
Et vous n'eussiez de moi jamais vu que l'image.
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.
Pour ne rien hasarder, j'ai pris ce vêtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu'ayant vu si l'on m'aime.
DORANTE.
Je demeure immobile, et pour vous répliquer
Je perds la liberté même de m'expliquer.
Surpris, charmé, confus d'une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis ; et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois ;
Que tous mes jours usés à vous rendre service,
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon coeur brûlé d'amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m'acquitteraient pas.
MÉLISSE.
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n'ai pu moins faire, à moins que d'être ingrate.
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m'entendrez un jour ; à présent je vous quitte,
Et malgré mon amour, je romps cette visite.
Le soin de mon honneur veut que j'en use ainsi :
Je crains à tous moments qu'on me surprenne ici ;
Encore que déguisée, on pourrait me connaître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
À force de présents, que vous puissiez sortir.
Un peu d'argent fait tout chez les gens de sa sorte.
DORANTE.
Mais après que les dons m'auront ouvert la porte,
Où dois-je vous chercher ?
MÉLISSE.
Ayant su la maison,
Vous pourriez aisément vous informer du nom :
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire ;
Mais vous n'êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour, environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N'y manquez pas. Adieu.
DORANTE.
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.
LYSE.
Un linge servira de marque plus expresse ;
J'en prendrai soin.
MÉLISSE.
On ouvre et quelqu'un vous vient voir.
Si vous m'aimez, Monsieur...
Elles abaissent toutes deux leurs coiffes.
DORANTE.
Je sais bien mon devoir ;
Sur ma discrétion prenez toute assurance.
SCÈNE IV. Philiste, Dorante, Cliton.
PHILISTE.
Ami, notre bonheur passe notre espérance.
Vous avez compagnie ! Ah ! Voyons, s'il vous plaît.
DORANTE.
Laissez-les s'échapper, je vous dirai qui c'est.
Ce n'est qu'une lingère : allant en Italie,
Je la vis en passant, et la trouvai jolie ;
Nous fîmes connaissance ; et me sachant ici,
Comme vous le voyez, elle en a pris souci.
PHILISTE.
Vous trouvez en tous lieux d'assez bonnes fortunes.
DORANTE.
Celle-ci pour le moins n'est pas des plus communes.
PHILISTE.
Elle vous semble belle, à ce compte ?
DORANTE.
À ravir.
PHILISTE.
Je n'en suis point jaloux.
DORANTE.
M'y voulez-vous servir ?
PHILISTE.
Je suis trop maladroit pour un si noble rôle.
DORANTE.
Vous n'avez seulement qu'à dire une parole.
PHILISTE.
Qu'une ?
DORANTE.
Non. Cette nuit j'ai promis de la voir,
Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir.
Le concierge est à vous.
PHILISTE.
C'est une affaire faite.
DORANTE.
Quoi ! Vous me refusez un mot que je souhaite ?
PHILISTE.
L'ordre, tout au contraire, en est déjà donné,
Et votre esprit trop prompt n'a pas bien deviné.
Comme je vous quittais avec peine à vous croire,
Quatre de mes amis m'ont conté votre histoire.
Ils marchaient après vous deux ou trois mille pas ;
Ils vous ont vu courir, tomber le mort à bas,
L'autre vous démonter, et fuir en diligence :
Ils ont vu tout cela de sur une éminence,
Et n'ont connu personne, étant trop éloignés.
Voilà, quoi qu'il en soit, tous nos procès gagnés,
Et plus tôt de beaucoup que je n'osais prétendre.
Je n'ai point perdu temps, et les ai fait entendre ;
Si bien que sans chercher d'autre éclaircissement,
Vos juges m'ont promis votre élargissement.
Mais quoiqu'il soit constant qu'on vous prend pour un autre,
Il faudra caution, et je serai la vôtre :
Ce sont formalités que pour vous dégager
Les juges, disent-ils, sont tenus d'exiger ;
Mais sans doute ils en font ainsi que bon leur semble.
Tandis, ce soir chez moi nous souperons ensemble ;
Dans un moment ou deux vous y pourrez venir ;
Nous aurons tout loisir de nous entretenir,
Et vous prendrez le temps de voir votre lingère.
Ils m'ont dit toutefois qu'il seroit nécessaire
De coucher pour la forme un moment en prison,
Et m'en ont sur-le-champ rendu quelque raison ;
Mais c'est si peu mon jeu que de telles matières,
Que j'en perds aussitôt les plus belles lumières.
Vous sortirez demain, il n'est rien de plus vrai :
C'est tout ce que j'en aime, et tout ce que j'en sai.
DORANTE.
Que ne vous dois-je point pour de si bons offices !
PHILISTE.
Ami, ce ne sont là que de petits services ;
Je voudrais pouvoir mieux, tout me serait fort doux.
Je vais chercher du monde à souper avec vous.
Adieu : je vous attends au plus tard dans une heure.
SCÈNE V. Dorante, Cliton.
DORANTE.
Tu ne dis mot, Cliton.
CLITON.
Elle est belle, ou je meure !
DORANTE.
Elle te semble belle ?
CLITON.
Et si parfaitement
Que j'en suis même encore dans le ravissement.
Encore dans mon esprit je la vois et l'admire,
Et je n'ai su depuis trouver le mot à dire.
DORANTE.
Je suis ravi de voir que mon élection
Ait enfin mérité ton approbation.
CLITON.
Ah ! Plût à Dieu, monsieur, que ce fût la servante !
Vous verriez comme quoi je la trouve charmante,
Et comme pour l'aimer je ferais le mutin.
DORANTE.
Admire en cet amour la force du destin.
CLITON.
J'admire bien plutôt votre adresse ordinaire,
Qui change en un moment cette dame en lingère.
DORANTE.
C'était nécessité dans cette occasion,
De crainte que Philiste eût quelque vision,
S'en formât quelque idée, et la pût reconnaître.
CLITON.
Cette métamorphose est de vos coups de maître ;
Je n'en parlerai plus, monsieur, que cette fois ;
Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois.
Un coupable honnête homme, un portrait, une dame,
À son premier métier rendent soudain votre âme ;
Et vous savez mentir par générosité,
Par adresse d'amour, et par nécessité.
Quelle conversion !
DORANTE.
Tu fais bien le sévère.
CLITON.
Non, non, à l'avenir je fais voeu de m'en taire :
J'aurais trop à compter.
DORANTE.
Conserver un secret,
Ce n'est pas tant mentir qu'être amoureux discret ;
L'honneur d'une maîtresse aisément y dispose.
CLITON.
Ce n'est qu'autre prétexte et non pas autre chose.
Croyez-moi, vous mourrez, monsieur, dans votre peau,
Et vous mériterez cet illustre tombeau,
Cette digne oraison que naguère j'ai faite :
Vous vous en souvenez, sans que je la répète.
DORANTE.
Pour de pareils secrets peut-on s'en garantir ?
Et toi-même, à ton tour, ne crois-tu point mentir ?
L'occasion convie, aide, engage, dispense ;
Et pour servir un autre on ment sans qu'on y pense.
CLITON.
Si vous m'y surprenez, étrillez-y-moi bien.
DORANTE.
Allons trouver Philiste, et ne jurons de rien.
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE. Mélisse, Lyse.
MÉLISSE.
J'en tremble encor de peur, et n'en suis pas remise.
LYSE.
Aussi bien comme vous je pensais être prise.
MÉLISSE.
Non, Philiste n'est fait que pour m'incommoder.
Voyez ce qu'en ces lieux il venait demander,
S'il est heure si tard de faire une visite.
LYSE.
Un ami véritable à toute heure s'acquitte ;
Mais un amant fâcheux, soit de jour, soit de nuit,
Toujours à contre-temps à nos yeux se produit ;
Et depuis qu'une fois il commence à déplaire,
Il ne manque jamais d'occasion contraire :
Tant son mauvais destin semble prendre de soins
À mêler sa présence où l'on la veut le moins !
MÉLISSE.
Quel désordre eût-ce été, Lyse, s'il m'eût connue !
LYSE.
Il vous aurait donné fort avant dans la vue.
MÉLISSE.
Quel bruit et quel éclat n'eût point fait son courroux !
LYSE.
Il eût été peut-être aussi honteux que vous.
Un homme un peu content et qui s'en fait accroire,
Se voyant méprisé, rabat bien de sa gloire,
Et surpris qu'il en est en telle occasion,
Toute sa vanité tourne en confusion.
Quand il a de l'esprit, il sait rendre le change ;
Loin de s'en émouvoir, en raillant il se venge,
Affecte des mépris, comme pour reprocher
Que la perte qu'il fait ne vaut pas s'en fâcher ;
Tant qu'il peut, il témoigne une âme indifférente.
Quoi qu'il en soit enfin, vous avez vu Dorante,
Et fort adroitement je vous ai mise en jeu.
MÉLISSE.
Et fort adroitement tu m'as fait voir son feu.
LYSE.
Eh bien ! Mais que vous semble encore du personnage ?
Vous en ai-je trop dit ?
MÉLISSE.
J'en ai vu davantage.
LYSE.
Avez-vous du regret d'avoir trop hasardé ?
MÉLISSE.
Je n'ai qu'un déplaisir, d'avoir si peu tardé.
LYSE.
Vous l'aimez ?
MÉLISSE.
Je l'adore.
LYSE.
Et croyez qu'il vous aime ?
MÉLISSE.
Qu'il m'aime, et d'une amour, comme la mienne, extrême.
LYSE.
Une première vue, un moment d'entretien,
Vous fait ainsi tout croire et ne douter de rien !
MÉLISSE.
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lyse, c'est un accord bientôt fait que le nôtre :
Sa main entre les coeurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir ;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,
Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment :
Tout ce qu'on s'entre-dit persuade aisément ;
Et sans s'inquiéter d'aucunes peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles :
La langue en peu de mots en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup ;
Et de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,
Le coeur en entend plus que tous les deux n'en disent.
LYSE.
Si, comme dit Sylvandre, une âme en se formant,
Ou descendant du ciel, prend d'une autre l'aimant,
La sienne a pris le vôtre, et vous a rencontrée.
MÉLISSE.
Quoi ? Tu lis les romans ?
LYSE.
Je puis bien lire Astrée ;
Je suis de son village, et j'ai de bons garants
Qu'elle et son Céladon étaient de nos parents.
MÉLISSE.
Quelle preuve en as-tu ?
LYSE.
Ce vieux saule, madame,
Où chacun d'eux cachait ses lettres et sa flamme,
Quand le jaloux Sémire en fit un faux témoin ;
Du pré de mon grand-père il fait encore le coin,
Et l'on m'a dit que c'est un infaillible signe
Que d'un si rare hymen je viens en droite ligne.
Vous ne m'en croyez pas ?
MÉLISSE.
De vrai, c'est un grand point.
LYSE.
Aurais-je tant d'esprit, si cela n'était point ?
D'où viendrait cette adresse à faire vos messages,
À jouer avec vous de si bons personnages,
Ce trésor de lumière et de vivacité,
Que d'un sang amoureux que j'ai d'eux hérité ?
MÉLISSE.
Tu le disais tantôt, chacun a sa folie :
Les uns l'ont importune, et la tienne est jolie.
SCÈNE II. Cléandre, Mélisse, Lyse.
CLÉANDRE.
Je viens d'avoir querelle avec ce prisonnier,
Ma soeur...
MÉLISSE.
Avec Dorante ? Avec ce cavalier
Dont vous tenez l'honneur, dont vous tenez la vie ?
Qu'avez-vous fait ?
CLÉANDRE.
Un coup dont tu seras ravie.
MÉLISSE.
Qu'à cette lâcheté je puisse consentir !
CLÉANDRE.
Bien plus, tu m'aideras à le faire mentir.
MÉLISSE.
Ne le présumez pas, quelque espoir qui vous flatte :
Si vous êtes ingrat, je ne puis être ingrate.
CLÉANDRE.
Tu sembles t'en fâcher ?
MÉLISSE.
Je m'en fâche pour vous :
D'un mot il peut vous perdre, et je crains son courroux.
CLÉANDRE.
Il est trop généreux ; et d'ailleurs la querelle,
Dans les termes qu'elle est, n'est pas si criminelle.
Écoute. Nous parlions des dames de Lyon ;
Elles sont assez mal en son opinion :
Il confesse de vrai qu'il a peu vu la ville ;
Mais il se l'imagine en beautés fort stérile,
Et ne peut se résoudre à croire qu'en ces lieux
La plus belle ait de quoi captiver de bons yeux.
Pour l'honneur du pays j'en nomme trois ou quatre ;
Mais à moins que de voir, il n'en veut rien rabattre ;
Et comme il ne le peut étant dans la prison,
J'ai cru par un portrait le mettre à la raison ;
Et sans chercher plus loin ces beautés qu'on admire,
Je ne veux que le tien pour le faire dédire :
Me le dénieras-tu, ma soeur, pour un moment ?
MÉLISSE.
Vous me jouez, mon frère, assez accortement :
La querelle est adroite et bien imaginée.
CLÉANDRE.
Non, je m'en suis vanté, ma parole est donnée.
MÉLISSE.
S'il faut ruser ici, j'en sais autant que vous,
Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups.
Vous pensez me surprendre, et je n'en fais que rire :
Dites donc tout d'un coup ce que vous voulez dire.
CLÉANDRE.
Eh bien ! Je viens de voir ton portrait en ses mains.
MÉLISSE.
Et c'est ce qui vous fâche ?
CLÉANDRE.
Et c'est dont je me plains.
MÉLISSE.
J'ai cru vous obliger, et l'ai fait pour vous plaire :
Votre ordre était exprès.
CLÉANDRE.
Quoi ? Je te l'ai fait faire ?
MÉLISSE.
Ne m'avez-vous pas dit : " sous ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants ? "
Ce sont vos propres mots, et vous en êtes cause.
CLÉANDRE.
Eh quoi ! De ce portrait disent-ils quelque chose ?
MÉLISSE.
Puisqu'il est enrichi de quatre diamants,
N'est-ce pas obéir à vos commandements ?
CLÉANDRE.
C'est fort bien expliquer le sens de mes prières.
Mais, ma soeur, ces faveurs sont un peu singulières :
Qui donne le portrait promet l'original.
MÉLISSE.
C'est encore votre ordre, ou je m'y connais mal.
Ne m'avez-vous pas dit : "Prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère ? "
Puisque vous lui devez et la vie et l'honneur,
Pour vous en revancher dois-je moins que mon coeur ?
Et doutez-vous encore à quel point je vous aime,
Quand pour vous acquitter je me donne moi-même ?
CLÉANDRE.
Certes, pour m'obéir avec plus de chaleur,
Vous donnez à mon ordre une étrange couleur,
Et prenez un grand soin de bien payer mes dettes :
Non que mes volontés en soient mal satisfaites ;
Loin d'éteindre ce feu, je voudrais l'allumer,
Qu'il eût de quoi vous plaire, et voulût vous aimer.
Je tiendrais à bonheur de l'avoir pour beau-frère :
J'en cherche les moyens, j'y fais ce qu'on peut faire ;
Et c'est à ce dessein qu'au sortir de prison
Je viens de l'obliger à prendre la maison,
Afin que l'entretien produise quelques flammes
Qui forment doucement l'union de vos âmes.
Mais vous savez trouver des chemins plus aisés :
Sans savoir s'il vous plaît, ni si vous lui plaisez,
Vous pensez l'engager en lui donnant ces gages,
Et lui donnez sur vous de trop grands avantages.
Que sera-ce, ma soeur, si quand vous le verrez,
Vous n'y rencontrez pas ce que vous espérez,
Si quelque aversion vous prend pour son visage,
Si le vôtre le choque ou qu'un autre l'engage,
Et que de ce portrait, donné légèrement,
Il érige un trophée à quelque objet charmant ?
MÉLISSE.
Sans jamais l'avoir vu, je connais son courage :
Qu'importe après cela quel en soit le visage ?
Tout le reste m'en plaît ; si le coeur en est haut,
Et si l'âme est parfaite, il n'a point de défaut.
Ajoutez que vous-même, après votre aventure,
Ne m'en avez pas fait une laide peinture ;
Et comme vous devez vous y connaître mieux,
Je m'en rapporte à vous, et choisis par vos yeux.
N'en doutez nullement, je l'aimerai, mon frère ;
Et si ces faibles traits n'ont point de quoi lui plaire,
S'il aime en autre lieu, n'en appréhendez rien :
Puisqu'il est généreux, il en usera bien.
CLÉANDRE.
Quoi qu'il en soit, ma soeur, soyez plus retenue
Alors qu'à tous moments vous serez à sa vue.
Votre amour me ravit, je veux le couronner ;
Mais souffrez qu'il se donne avant que vous donner.
Il sortira demain, n'en soyez point en peine.
Adieu : je vais une heure entretenir Climène.
SCÈNE III. Mélisse, Lyse.
LYSE.
Vous en voilà défaite et quitte à bon marché.
Encore est-il traitable alors qu'il est fâché.
Sa colère a pour vous une douce méthode,
Et sur la remontrance il n'est pas incommode.
MÉLISSE.
Aussi qu'ai-je commis pour en donner sujet ?
Me ranger à son choix sans savoir son projet,
Deviner sa pensée, obéir par avance,
Sont-ce, Lyse, envers lui des crimes d'importance ?
LYSE.
Obéir par avance est un jeu délicat,
Dont tout autre que lui ferait un mauvais plat.
Mais ce nouvel amant dont vous faites votre âme
Avec un grand secret ménage votre flamme :
Devait-il exposer ce portrait à ses yeux ?
Je le tiens indiscret.
MÉLISSE.
Il n'est que curieux,
Et ne montrerait pas si grande impatience,
S'il me considérait avec indifférence ;
Outre qu'un tel secret peut souffrir un ami.
LYSE.
Mais un homme qu'à peine il connaît à demi !
MÉLISSE.
Mon frère lui doit tant, qu'il a lieu d'en attendre
Tout ce que d'un ami tout autre peut prétendre.
LYSE.
L'amour excuse tout dans un coeur enflammé,
Et tout crime est léger dont l'auteur est aimé.
Je serais plus sévère, et tiens qu'à juste titre
Vous lui pouvez tantôt en faire un bon chapitre.
MÉLISSE.
Ne querellons personne, et puisque tout va bien,
De crainte d'avoir pis, ne nous plaignons de rien.
LYSE.
Que vous avez de peur que le marché n'échappe !
MÉLISSE.
Avec tant de façons que veux-tu que j'attrape ?
Je possède son coeur, je ne veux rien de plus,
Et je perdrais le temps en débats superflus.
Quelquefois en amour trop de finesse abuse.
S'excusera-t-il mieux que mon feu ne l'excuse ?
Allons, allons l'attendre, et sans en murmurer,
Ne pensons qu'aux moyens de nous en assurer.
LYSE.
Vous ferez-vous connaître ?
MÉLISSE.
Oui, s'il sait de mon frère
Ce que jusqu'à présent j'avais voulu lui taire :
Sinon, quand il viendra prendre son logement,
Il se verra surpris plus agréablement.
SCÈNE IV. Dorante, Philiste, Cliton.
DORANTE.
Me reconduire encore ! Cette cérémonie
D'entre les vrais amis devrait être bannie.
PHILISTE.
Jusques en Bellecour je vous ai reconduit,
Pour voir une maîtresse en faveur de la nuit.
Le temps est assez doux, et je la vois paroître
En de semblables nuits souvent à la fenêtre :
J'attendrai le hasard un moment en ce lieu,
Et vous laisse aller voir votre lingère. Adieu.
DORANTE.
Que je vous laisse ici, de nuit, sans compagnie ?
PHILISTE.
C'est faire à votre tour trop de cérémonie.
Peut-être qu'à Paris j'aurais besoin de vous ;
Mais je ne crains ici ni rivaux, ni filous.
DORANTE.
Ami, pour des rivaux, chaque jour en fait naître ;
Vous en pouvez avoir, et ne les pas connaître :
Ce n'est pas que je veuille entrer dans vos secrets ;
Mais nous nous tiendrons loin en confidents discrets.
J'ai du loisir assez.
PHILISTE.
Si l'heure ne vous presse,
Vous saurez mon secret touchant cette maîtresse :
Elle demeure, ami, dans ce grand pavillon.
CLITON, bas.
Tout se prépare mal à cet échantillon.
DORANTE.
Est-ce où je pense voir un linge qui voltige ?
PHILISTE.
Justement.
DORANTE.
Elle est belle ?
PHILISTE.
Assez.
DORANTE.
Et vous oblige ?
PHILISTE.
Je ne saurais encore, s'il faut tout avouer,
Ni m'en plaindre beaucoup, ni beaucoup m'en louer ;
Son accueil n'est pour moi ni trop doux ni trop rude :
Il est et sans faveur et sans ingratitude,
Et je la vois toujours dedans un certain point
Qui ne me chasse pas et ne l'engage point.
Mais je me trompe fort, ou sa fenêtre s'ouvre.
DORANTE.
Je me trompe moi-même, ou quelqu'un s'y découvre.
PHILISTE.
J'avance ; approchez-vous, mais sans suivre mes pas,
Et prenez un détour qui ne vous montre pas :
Vous jugerez quel fruit je puis espérer d'elle
Pour Cliton, il peut faire ici la sentinelle.
Dorante, parlant à Cliton, avant que Philiste s'est éloigné.
Que me vient-il de dire ? Et qu'est-ce que je vois ?
Cliton, sans doute il aime en même lieu que moi.
Ô ciel ! Que mon bonheur est de peu de durée !
CLITON.
S'il prend l'occasion qui vous est préparée,
Vous pouvez disputer avec votre valet
À qui mieux de vous deux gardera le mulet.
DORANTE, parlant à Cliton, après que Philiste s'est éloigné.
Que de confusion et de trouble en mon âme !
CLITON.
Allez prêter l'oreille aux discours de la dame ;
Au bruit que je ferai prenez bien votre temps,
Et nous lui donnerons de jolis passe-temps.
SCÈNE V. Mélisse, Lyse à la fenêtre, Philiste, Dorante, Cliton.
MÉLISSE.
Est-ce vous ?
PHILISTE.
Oui, madame.
MÉLISSE.
Ah ! Que j'en suis ravie !
Que mon sort cette nuit devient digne d'envie !
Certes, je n'osais plus espérer ce bonheur.
PHILISTE.
Manquerois-je à venir où j'ai laissé mon coeur ?
MÉLISSE.
Qu'ainsi je sois aimée, et que de vous j'obtienne
Une amour si parfaite et pareille à la mienne !
PHILISTE.
Ah ! S'il en est besoin, j'en jure, et par vos yeux.
MÉLISSE.
Vous revoir en ce lieu m'en persuade mieux ;
Et sans autre serment, cette seule visite
M'assure d'un bonheur qui passe mon mérite.
CLITON.
À l'aide !
MÉLISSE.
J'oy du bruit.
CLITON.
À la force ! Au secours !
PHILISTE.
C'est quelqu'un qu'on maltraite : excusez si j'y cours ;
Madame, je reviens.
CLITON, s'éloignant toujours derrière le théâtre.
On m'égorge, on me tue.
Au meurtre !
PHILISTE.
Il est déjà dans la prochaine rue.
DORANTE.
C'est Cliton : retournez, il suffira de moi.
PHILISTE.
Je ne vous quitte point : allons.
MÉLISSE.
Je meurs d'effroi.
CLITON, derrière le théâtre.
Je suis mort.
MÉLISSE.
Un rival lui fait cette surprise.
LYSE.
C'est plutôt quelque ivrogne, ou quelque autre sottise
Qui ne méritoit pas rompre votre entretien.
MÉLISSE.
Tu flattes mes desirs.
SCÈNE VI. Dorante, Mélisse, Lyse.
DORANTE.
Madame, ce n'est rien :
Des marauds, dont le vin embrouillait la cervelle,
Vidoient à coups de poing une vieille querelle :
Ils étoient trois contre un, et le pauvre battu
À crier de la sorte exerçait sa vertu.
Si Cliton m'entendoit, il compterait pour quatre.
MÉLISSE.
Vous n'avez donc point eu d'ennemis à combattre ?
DORANTE.
Un coup de plat d'épée a tout fait écouler.
MÉLISSE.
Je mourois de frayeur, vous y voyant aller.
DORANTE.
Que Philiste est heureux ! Qu'il doit aimer la vie !
MÉLISSE.
Vous n'avez pas sujet de lui porter envie.
DORANTE.
Vous lui parliez naguère en termes assez doux.
MÉLISSE.
Je pense d'aujourd'hui n'avoir parlé qu'à vous.
DORANTE.
Vous ne lui parliez pas avant tout ce vacarme ?
Vous ne lui disiez pas que son amour vous charme,
Qu'aucuns feux à vos feux ne peuvent s'égaler ?
MÉLISSE.
J'ai tenu ce discours, mais j'ai cru vous parler.
N'êtes-vous pas Dorante ?
DORANTE.
Oui, je le suis, madame,
Le malheureux témoin de votre peu de flamme.
Ce qu'un moment fit naître, un autre l'a détruit ;
Et l'ouvrage d'un jour se perd en une nuit.
MÉLISSE.
L'erreur n'est pas un crime ; et votre aimable idée,
Régnant sur mon esprit, m'a si bien possédée,
Que dans ce cher objet le sien s'est confondu,
Et lorsqu'il m'a parlé je vous ai répondu ;
En sa place tout autre eût passé pour vous-même :
Vous verrez par la suite à quel point je vous aime.
Pardonnez cependant à mes esprits déçus ;
Daignez prendre pour vous les voeux qu'il a reçus ;
Ou si, manque d'amour, votre soupçon persiste...
DORANTE.
N'en parlons plus, de grâce, et parlons de Philiste :
Il vous sert, et la nuit me l'a trop découvert.
MÉLISSE.
Dites qu'il m'importune, et non pas qu'il me sert ;
N'en craignez rien. Adieu : j'ai peur qu'il ne revienne.
DORANTE.
Où voulez-vous demain que je vous entretienne ?
Je dois être élargi.
MÉLISSE.
Je vous ferai savoir
Dès demain chez Cléandre où vous me pourrez voir.
DORANTE.
Et qui vous peut sitôt apprendre ces nouvelles ?
MÉLISSE.
Et ne savez-vous pas que l'amour a des ailes ?
DORANTE.
Vous avez habitude avec ce cavalier ?
MÉLISSE.
Non, je sais tout cela d'un esprit familier.
Soyez moins curieux, plus secret, plus modeste,
Sans ombrage, et demain nous parlerons du reste.
Dorante, seul.
Comme elle est ma maîtresse, elle m'a fait leçon,
Et d'un soupçon je tombe en un autre soupçon.
Lorsque je crains Cléandre, un ami me traverse ;
Mais nous avons bien fait de rompre le commerce :
Je crois l'entendre.
SCÈNE VII. Dorante, Philiste, Cliton.
PHILISTE.
Ami, vous m'avez tôt quitté.
DORANTE.
Sachant fort peu la ville, et dans l'obscurité,
En moins de quatre pas j'ai tout perdu de vue ;
Et m'étant égaré dès la première rue,
Comme je sais un peu ce que c'est que l'amour,
J'ai cru qu'il vous fallait attendre en Bellecour ;
Mais je n'ai plus trouvé personne à la fenêtre.
Dites-moi, cependant qui massacrait ce traître ?
Qui le faisait crier ?
PHILISTE.
À quelques mille pas,
Je l'ai rencontré seul tombé sur des plâtras.
DORANTE.
Maraud, ne criois-tu que pour nous mettre en peine ?
CLITON.
Souffrez encore un peu que je reprenne haleine.
Comme à Lyon le peuple aime fort les laquais,
Et leur donne souvent de dangereux paquets,
Deux coquins, me trouvant tantôt en sentinelle,
Ont laissé choir sur moi leur haine naturelle ;
Et sitôt qu'ils ont vu mon habit rouge et vert...
DORANTE.
Quand il est nuit sans lune, et qu'il fait temps couvert,
Connoît-on les couleurs ? Tu donnes une bourde.
CLITON.
Ils portaient sous le bras une lanterne sourde.
C'était fait de ma vie, ils me traînaient à l'eau ;
Mais sentant du secours, ils ont craint pour leur peau,
Et jouant des talons tous deux en gens habiles,
Ils m'ont fait trébucher sur un monceau de tuiles,
Chargé de tant de coups et de poing et de pied,
Que je crois tout au moins en être estropié.
Puissé-je voir bientôt la canaille noyée !
PHILISTE.
Si j'eusse pu les joindre, ils me l'eussent payée,
L'heureuse occasion dont je n'ai pu jouir,
Et que cette sottise a fait évanouir.
Vous en êtes témoin, cette belle adorable
Ne me pourrait jamais être plus favorable :
Jamais je n'en reçus d'accueil si gracieux ;
Mais j'ai bientôt perdu ces moments précieux.
Adieu : je prendrai soin demain de votre affaire.
Il est saison pour vous de voir votre lingère.
Puissiez-vous recevoir dans ce doux entretien
Un plaisir plus solide et plus long que le mien !
SCÈNE VIII. Dorante, Cliton.
DORANTE.
Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.
CLITON.
J'entends à demi-mot, et ne m'en puis dédire :
J'ai gagné votre mal.
DORANTE.
Eh bien ! L'occasion ?
CLITON.
Elle fait le menteur, ainsi que le larron.
Mais si j'en ai donné, c'est pour votre service.
DORANTE.
Tu l'as bien fait courir avec cet artifice.
CLITON.
Si je ne fusse chu, je l'eusse mené loin ;
Mais surtout j'ai trouvé la lanterne au besoin ;
Et sans ce prompt secours, votre feinte importune
M'eût bien embarrassé de votre nuit sans lune.
Sachez une autre fois que ces difficultés
Ne se proposent point qu'entre gens concertés.
DORANTE.
Pour le mieux éblouir, je faisais le sévère.
CLITON.
C'étoit un jeu tout propre à gâter le mystère.
Dites-moi cependant, êtes-vous satisfait ?
DORANTE.
Autant comme on peut l'être.
CLITON.
En effet ?
DORANTE.
En effet.
CLITON.
Et Philiste ?
DORANTE.
Il se tient comblé d'heur et de gloire ;
Mais on l'a pris pour moi dans une nuit si noire :
On s'excuse du moins avec cette couleur.
CLITON.
Ces fenêtres toujours vous ont porté malheur :
Vous y prîtes jadis Clarice pour Lucrèce ;
Aujourd'hui même erreur trompe cette maîtresse ;
Et vous n'avez point eu de pareils rendez-vous
Sans faire une jalouse ou devenir jaloux.
DORANTE.
Je n'ai pas lieu de l'être, et n'en sors pas fort triste.
CLITON.
Vous pourrez maintenant savoir tout de Philiste.
DORANTE.
Cliton, tout au contraire, il me faut l'éviter :
Tout est perdu pour moi, s'il me va tout conter.
De quel front oserais-je, après sa confidence,
Souffrir que mon amour se mît en évidence ?
Après les soins qu'il prend de rompre ma prison,
Aimer en même lieu semble une trahison.
Voyant cette chaleur qui pour moi l'intéresse,
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour
Jusqu'à ce que le mien ait pu paroître au jour.
Déclaré le premier, je l'oblige à se taire ;
Ou si de cette flamme il ne se peut défaire,
Il ne peut refuser de s'en remettre au choix
De celle dont tous deux nous adorons les lois.
CLITON.
Quand il vous préviendra, vous pouvez le défendre
Aussi bien contre lui comme contre Cléandre.
DORANTE.
Contre Cléandre et lui je n'ai pas même droit :
Je dois autant à l'un comme l'autre me doit ;
Et tout homme d'honneur n'est qu'en inquiétude,
Pouvant être suspect de quelque ingratitude.
Allons nous reposer : la nuit et le sommeil
Nous pourront inspirer quelque meilleur conseil.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE. Lyse, Cliton.
CLITON.
Nous voici bien logés, Lyse, et sans raillerie,
Je ne souhaitais pas meilleure hôtellerie.
Enfin nous voyons clair à ce que nous faisons,
Et je puis à loisir te conter mes raisons.
LYSE.
Tes raisons, c'est-à-dire autant d'extravagances.
CLITON.
Tu me connais déjà !
LYSE.
Bien mieux que tu ne penses.
CLITON.
J'en débite beaucoup.
LYSE.
Tu sais les prodiguer.
CLITON.
Mais sais-tu que l'amour me fait extravaguer ?
LYSE.
En tiens-tu donc pour moi ?
CLITON.
J'en tiens, je le confesse.
LYSE.
Autant comme ton maître en tient pour ma maîtresse ?
CLITON.
Non pas encore si fort, mais dès ce même instant
Il ne tiendra qu'à toi que je n'en tienne autant :
Tu n'as qu'à l'imiter pour être autant aimée.
LYSE.
Si son âme est en feu, la mienne est enflammée ;
Et je crois jusqu'ici ne l'imiter pas mal.
CLITON.
Tu manques, à vrai dire, encore au principal.
LYSE.
Ton secret est obscur.
CLITON.
Tu ne veux pas l'entendre ;
Vois quelle est sa méthode, et tâche de la prendre.
Ses attraits tout-puissants ont des avant-coureurs
Encore plus souverains à lui gagner les coeurs :
Mon maître se rendit à ton premier message.
Ce n'est pas qu'en effet je n'aime ton visage ;
Mais l'amour aujourd'hui dans les coeurs les plus vains
Entre moins par les yeux qu'il ne fait par les mains ;
Et quand l'objet aimé voit les siennes garnies,
Il voit en l'autre objet des grâces infinies.
Pourrais-tu te résoudre à m'attaquer ainsi ?
LYSE.
J'en voudrais être quitte à moins d'un grand merci.
CLITON.
Écoute : je n'ai pas une âme intéressée,
Et je te veux ouvrir le fond de ma pensée.
Aimons-nous but à but, sans soupçon, sans rigueur :
Donnons âme pour âme et rendons coeur pour coeur.
LYSE.
J'en veux bien à ce prix.
CLITON.
Donc, sans plus de langage,
Tu veux bien m'en donner quelques baisers pour gage ?
LYSE.
Pour l'âme et pour le coeur, tant que tu les voudras ;
Mais pour le bout du doigt, ne le demande pas :
Un amour délicat hait ces faveurs grossières,
Et je t'ai bien donné des preuves plus entières.
Pourquoi me demander des gages superflus ?
Ayant l'âme et le coeur, que te faut-il de plus ?
CLITON.
J'ai le goût fort grossier en matière de flamme :
Je sais que c'est beaucoup qu'avoir le coeur et l'âme ;
Mais je ne sais pas moins qu'on a fort peu de fruit
Et de l'âme et du coeur, si le reste ne suit.
LYSE.
Eh quoi ! Pauvre ignorant, ne sais-tu pas encore
Qu'il faut suivre l'humeur de celle qu'on adore,
Se rendre complaisant, vouloir ce qu'elle veut ?
CLITON.
Si tu n'en veux changer, c'est ce qui ne se peut.
De quoi me guériraient ces gages invisibles ?
Comme j'ai l'esprit lourd, je les veux plus sensibles :
Autrement, marché nul.
LYSE.
Ne désespère point :
Chaque chose a son ordre, et tout vient à son point ;
Peut-être avec le temps nous pourrons-nous connaître.
Apprends-moi cependant qu'est devenu ton maître.
CLITON.
Il est avec Philiste allé remercier
Ceux que pour son affaire il a voulu prier.
LYSE.
Je crois qu'il est ravi de voir que sa maîtresse
Est la soeur de Cléandre et devient son hôtesse ?
CLITON.
Il a raison de l'être et de tout espérer.
LYSE.
Avec toute assurance il peut se déclarer :
Autant comme la soeur le frère le souhaite ;
Et s'il l'aime en effet, je tiens la chose faite.
CLITON.
Ne doute point s'il l'aime après qu'il meurt d'amour.
LYSE.
Il semble toutefois fort triste à son retour.
SCÈNE II. Dorante, Cliton, Lyse.
DORANTE.
Tout est perdu, Cliton, il faut ployer bagage.
CLITON.
Je fais ici, monsieur, l'amour de bon courage ;
Au lieu de m'y troubler, allez en faire autant.
DORANTE.
N'en parlons plus.
CLITON.
Entrez, vous dis-je, on vous attend.
DORANTE.
Que m'importe ?
CLITON.
On vous aime.
DORANTE.
Hélas !
CLITON.
On vous adore.
DORANTE.
Je le sais.
CLITON.
D'où vient donc l'ennui qui vous dévore ?
DORANTE.
Que je te trouve heureux !
CLITON.
Le destin m'est si doux
Que vous avez sujet d'en être fort jaloux :
Alors qu'on vous caresse à grands coups de pistoles,
J'obtiens tout doucement paroles pour paroles.
L'avantage est fort rare et me rend fort heureux.
DORANTE.
Il faut partir, te dis-je.
CLITON.
Oui, dans un an ou deux.
DORANTE.
Sans tarder un moment.
LYSE.
L'amour trouve des charmes
À donner quelquefois de pareilles alarmes.
DORANTE.
Lyse, c'est tout de bon.
LYSE.
Vous n'en avez pas lieu.
DORANTE.
Ta maîtresse survient, il faut lui dire adieu
Puisse en ses belles mains ma douleur immortelle
Laisser toute mon âme en prenant congé d'elle !
SCÈNE III. Dorante, Mélisse, Lyse, Cliton.
MÉLISSE.
Au bruit de vos soupirs, tremblante et sans couleur,
Je viens savoir de vous mon crime ou mon malheur ;
Si j'en suis le sujet, si j'en suis le remède,
Si je puis le guérir, ou s'il faut que j'y cède ;
Si je dois ou vous plaindre ou me justifier,
Et de quels ennemis il faut me défier.
DORANTE.
De mon mauvais destin, qui seul me persécute.
MÉLISSE.
À ses injustes lois que faut-il que j'impute ?
DORANTE.
Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper.
MÉLISSE.
Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper ?
DORANTE.
Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent.
MÉLISSE.
Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent,
Mon amour avec vous saura les partager.
DORANTE.
Ah ! Vous les aigrissez, les voulant soulager
Puis-je voir tant d'amour avec tant de mérite,
Et dire sans mourir qu'il faut que je vous quitte ?
MÉLISSE.
Vous me quittez ! Ô ciel ! Mais, Lyse, soutenez :
Je sens manquer la force à mes sens étonnés.
DORANTE.
Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte :
Vous me montrez en vain la grandeur de ma perte.
Ce grand excès d'amour que font voir vos douleurs
Triomphe de mon coeur sans vaincre mes malheurs.
On ne m'arrête pas pour redoubler mes chaînes,
On redouble ma flamme, on redouble mes peines ;
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m'embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser.
MÉLISSE.
Donc à m'abandonner votre âme est résolue ?
DORANTE.
Je cède à la rigueur d'une force absolue.
MÉLISSE.
Votre manque d'amour vous y fait consentir.
DORANTE.
Traitez-moi de volage, et me laissez partir :
Vous me serez plus douce en m'étant plus cruelle.
Je ne pars toutefois que pour être fidèle ;
À quelques lois par là qu'il me faille obéir,
Je m'en révolterais, si je pouvais trahir.
Sachez-en le sujet ; et peut-être, madame,
Que vous-même avouerez, en lisant dans mon âme,
Qu'il faut plaindre Dorante, au lieu de l'accuser ;
Que plus il quitte en vous, plus il est à priser,
Et que tant de faveurs dessus lui répandues
Sur un indigne objet ne sont pas descendues.
Je ne vous redis point combien il m'était doux
De vous connaître enfin et de loger chez vous,
Ni comme avec transport je vous ai rencontrée :
Par cette porte, hélas ! Mes maux ont pris entrée,
Par ce dernier bonheur mon bonheur s'est détruit ;
Ce funeste départ en est l'unique fruit,
Et ma bonne fortune, à moi-même contraire,
Me fait perdre la soeur par la faveur du frère.
Le coeur enflé d'amour et de ravissement,
J'allais rendre à Philiste un mot de compliment ;
Mais lui tout aussitôt, sans le vouloir entendre :
" cher ami, m'a-t-il dit, vous logez chez Cléandre,
Vous aurez vu sa soeur : je l'aime, et vous pouvez
Me rendre beaucoup plus que vous ne me devez :
En faveur de mes feux parlez à cette belle ;
Et comme mon amour a peu d'accès chez elle,
Faites l'occasion quand je vous irai voir. "
À ces mots j'ai frémi sous l'horreur du devoir.
Par ce que je lui dois jugez de ma misère :
Voyez ce que je puis et ce que je dois faire.
Ce coeur qui le trahit, s'il vous aime aujourd'hui,
Ne vous trahit pas moins s'il vous parle pour lui.
Ainsi, pour n'offenser son amour ni le vôtre,
Ainsi, pour n'être ingrat ni vers l'un ni vers l'autre,
J'ôte de votre vue un amant malheureux,
Qui ne peut plus vous voir sans vous trahir tous deux :
Lui, puisqu'à son amour j'oppose ma présence ;
Vous, puisqu'en sa faveur je m'impose silence.
MÉLISSE.
C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez ?
Ou plutôt c'est Philiste à qui vous me donnez ?
Votre amitié trop ferme, ou votre amour trop lâche,
M'ôtant ce qui me plaît, me rend ce qui me fâche ?
Que c'est à contre-temps faire l'amant discret,
Qu'en ces occasions conserver un secret !
Il fallait découvrir... Mais simple ! Je m'abuse :
Un amour si léger eût mal servi d'excuse ;
Un bien acquis sans peine est un trésor en l'air ;
Ce qui coûte si peu ne vaut pas en parler :
La garde en importune et la perte en console,
Et pour le retenir, c'est trop qu'une parole.
DORANTE.
Quelle excuse, madame, et quel remerciement !
Et quel compte eût-il fait d'un amour d'un moment,
Allumé d'un coup d'oeil ? Car lui dire autre chose,
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère et qu'il me doit le jour,
Que la reconnaissance a produit votre amour,
C'était mettre en sa main le destin de Cléandre,
C'était trahir ce frère en voulant vous défendre,
C'était me repentir de l'avoir conservé,
C'était l'assassiner après l'avoir sauvé,
C'était désavouer ce généreux silence
Qu'au péril de mon sang garda mon innocence,
Et perdre, en vous forçant à ne plus m'estimer,
Toutes les qualités qui vous firent m'aimer.
MÉLISSE.
Hélas ! Tout ce discours ne sert qu'à me confondre.
Je n'y puis consentir, et ne sais qu'y répondre.
Mais je découvre enfin l'adresse de vos coups :
Vous parlez pour Philiste, et vous faites pour vous ;
Vos dames de Paris vous rappellent vers elles ;
Nos provinces pour vous n'en ont point d'assez belles.
Si dans votre prison vous avez fait l'amant,
Je ne vous y servais que d'un amusement.
À peine en sortez-vous que vous changez de style :
Pour quitter la maîtresse il faut quitter la ville.
Je ne vous retiens plus, allez.
DORANTE.
Puisse à vos yeux
M'écraser à l'instant la colère des cieux,
Si j'adore autre objet que celui de Mélisse,
Si je conçois des voeux que pour votre service,
Et si pour d'autres yeux on m'entend soupirer,
Tant que je pourrai voir quelque lieu d'espérer !
Oui, madame, souffrez que cette amour persiste
Tant que l'hymen engage ou Mélisse ou Philiste.
Jusque-là les douceurs de votre souvenir
Avec un peu d'espoir sauront m'entretenir :
J'en jure par vous-même, et ne suis pas capable
D'un serment ni plus saint ni plus inviolable.
Mais j'offense Philiste avec un tel serment ;
Pour guérir vos soupçons je nuis à votre amant.
J'effacerai ce crime avec cette prière :
Si vous devez le coeur à qui vous sauve un frère,
Vous ne devez pas moins au généreux secours
Dont tient le jour celui qui conserva ses jours.
Aimez en ma faveur un ami qui vous aime,
Et possédez Dorante en un autre lui-même.
Adieu : contre vos yeux c'est assez combattu ;
Je sens à leurs regards chanceler ma vertu ;
Et dans le triste état où mon âme est réduite,
Pour sauver mon honneur, je n'ai plus que la fuite.
SCÈNE IV. Dorante, Philiste, Mélisse, Lyse, Cltion.
PHILISTE.
Ami, je vous rencontre assez heureusement.
Vous sortiez ?
DORANTE.
Oui, je sors, ami, pour un moment.
Entrez, Mélisse est seule, et je pourrais vous nuire.
PHILISTE.
Ne m'échappez donc point avant que m'introduire ;
Après, sur le discours vous prendrez votre temps ;
Et nous serons ainsi l'un et l'autre contents.
Vous me semblez troublé.
DORANTE.
J'ai bien raison de l'être.
Adieu.
PHILISTE.
Vous soupirez, et voulez disparaître !
De Mélisse ou de vous je saurai vos malheurs.
Madame, puis-je... ô ciel ! Elle-même est en pleurs !
Je ne vois des deux parts que des sujets d'alarmes !
D'où viennent ses soupirs ? Et d'où naissent vos larmes ?
Quel accident vous fâche, et le fait retirer ?
Qu'ai-je à craindre pour vous, ou qu'ai-je à déplorer ?
MÉLISSE.
Philiste, il est tout vrai... Mais retenez Dorante :
Sa présence au secret est la plus importante.
DORANTE.
Vous me perdez, madame.
MÉLISSE.
Il faut tout hasarder
Pour un bien qu'autrement je ne puis plus garder.
LYSE.
Cléandre entre.
MÉLISSE.
Le ciel à propos nous l'envoie.
SCÈNE V. Dorante, Philiste, Cléandre, Mélisse, Lyse, Cliton.
CLÉANDRE.
Ma soeur, auriez-vous cru ? ... Vous montrez peu de joie !
En si bon entretien qui vous peut attrister ?
MÉLISSE, à Cléandre.
J'en contais le sujet, vous pouvez l'écouter.
À Philiste.
Vous m'aimez, je l'ai su de votre propre bouche,
Je l'ai su de Dorante, et votre amour me touche,
Si trop peu pour vous rendre un amour tout pareil,
Assez pour vous donner un fidèle conseil.
Ne vous obstinez plus à chérir une ingrate :
J'aime ailleurs ; c'est en vain qu'un faux espoir vous flatte.
J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent ;
Mon choix est aussi beau que mon amour puissant ;
Vous l'auriez fait pour moi, si vous étiez mon frère :
C'est Dorante, en un mot, qui seul a pu me plaire.
Ne me demandez point ni quelle occasion,
Ni quel temps entre nous a fait cette union ;
S'il la faut appeler ou surprise, ou constance :
Je ne vous en puis dire aucune circonstance ;
Contentez-vous de voir que mon frère aujourd'hui
L'estime et l'aime assez pour le loger chez lui,
Et d'apprendre de moi que mon coeur se propose
Le change et le tombeau pour une même chose.
Lorsque notre destin nous semblait le plus doux,
Vous l'avez obligé de me parler pour vous ;
Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place :
Jugez par ce discours quel malheur nous menace.
Voilà cet accident qui le fait retirer ;
Voilà ce qui le trouble, et qui me fait pleurer ;
Voilà ce que je crains ; et voilà les alarmes
D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes larmes.
PHILISTE.
Ce n'est pas là, Dorante, agir en cavalier.
Sur ma parole encore vos êtes prisonnier ;
Votre liberté n'est qu'une prison plus large ;
Et je réponds de vous s'il survient quelque charge.
Vous partez cependant, et sans m'en avertir !
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.
DORANTE.
Allons, je suis tout prêt d'y laisser une vie
Plus digne de pitié qu'elle n'était d'envie ;
Mais après le bonheur que je vous ai cédé,
Je méritais peut-être un plus doux procédé.
PHILISTE.
Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre :
Je vous dis mon secret, vous me cachez le vôtre,
Et vous ne craignez point d'irriter mon courroux,
Lorsque vous me jugez moins généreux que vous !
Vous pouvez me céder un objet qui vous aime ;
Et j'ai le coeur trop bas pour vous traiter de même,
Pour vous en céder un à qui l'amour me rend,
Sinon trop mal voulu, du moins indifférent.
Si vous avez pu naître et noble et magnanime,
Vous ne me deviez pas tenir en moindre estime ;
Malgré notre amitié, je m'en dois ressentir :
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.
CLÉANDRE.
Vous prenez pour mépris son trop de déférence,
Dont il ne faut tirer qu'une pleine assurance
Qu'un ami si parfait, que vous osez blâmer,
Vous aime plus que lui, sans vous moins estimer.
Si pour lui votre foi sert aux juges d'otage,
Permettez qu'auprès d'eux la mienne la dégage,
Et sortant du péril d'en être inquiété,
Remettez-lui, monsieur, toute sa liberté ;
Ou si mon mauvais sort vous rend inexorable,
Au lieu de l'innocent arrêtez le coupable :
C'est moi qui me sus hier sauver sur son cheval,
Après avoir donné la mort à mon rival.
Ce duel fut l'effet de l'amour de Climène,
Et Dorante sans vous se fût tiré de peine,
Si devant le prévôt son coeur trop généreux
N'eût voulu méconnaître un homme malheureux.
PHILISTE.
Je ne demande plus quel secret a pu faire
Et l'amour de la soeur et l'amitié du frère :
Ce qu'il a fait pour vous est digne de vos soins.
Vous lui devez beaucoup, vous ne rendez pas moins :
D'un plus haut sentiment la vertu n'est capable,
Et puisque ce duel vous avait fait coupable,
Vous ne pouviez jamais envers un innocent
Être plus obligé ni plus reconnaissant.
Je ne m'oppose point à votre gratitude ;
Et si je vous ai mis en quelque inquiétude,
Si d'un si prompt départ j'ai paru me piquer,
Vous ne m'entendiez pas, et je vais m'expliquer.
On nomme une prison le noeud de l'hyménée ;
L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée ;
Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir :
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.
DORANTE.
Ami, c'est là le but qu'avait votre colère ?
PHILISTE.
Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire.
CLÉANDRE.
Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur.
MÉLISSE.
Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur.
PHILISTE, à Mélisse.
J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flamme,
Et la crainte a trahi les secrets de votre âme.
Mais quittons désormais des compliments si vains.
À Cléandre.
Votre secret, monsieur, est sûr entre mes mains ;
Recevez-moi pour tiers d'une amitié si belle,
Et croyez qu'à l'envi je vous serai fidèle.
CLITON, seul.
Ceux qui sont las debout se peuvent aller seoir,
Je vous donne en passant cet avis, et bonsoir.
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- Christoph Schöch
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- TextGrid Repository (2024). Collection de pièces the théâtre français du dix-septième siècle. La suite du menteur. La suite du menteur. The CLiGS textbox. Christoph Schöch. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9F4F-7