ACTEURS

  • YOLAND
  • FÉDÉRIC
  • CAMILLE
  • VALÈRE
  • FABRICE
  • MARCELLIN
  • OCTAVE
  • FLORISE
  • SUITE

La Scène est à Messine dans le Palais Royal.

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE. Marcellin, Le Roi.

MARCELLIN.
Si près de cet hymen qui vous donnant Camille,
Joint le sceptre de Naples à celui de Sicile,
Et de son protecteur va faire son époux ;
Quels sont vos déplaisirs de quoi vous plaignez-vous ?
LE ROI.
J'ai bien d'autres soucis que ceux de l'hyménée,
Quand mille maux secrets troublent ma destinée,
Et d'un grand roi, qu'on croit doublement couronné,
Font de tous les mortels le plus infortuné.
MARCELLIN.
Quoi que dans votre mal tout mon coeur s'intéresse,
Je l'ignore, et n'en prends qu'une aveugle tendresse.
Il est bien vrai, Seigneur, qu'il me souvient encor
Des discours qu'en mourant me faisait Léonor.
Cette chère moitié, qui nourrit votre enfance,
Voulut d'un grand secret me faire confidence,
À mon retour de Naples, où pour un grand emploi,
Le roi secrètement se défiant de moi,
M'envoya, dés l'instant que vous prîtes naissance ;
Mais si près de la mort, presque sans connaissance,
Sa bouche par des mots confus, embarrassés,
Me fit craindre pour vous, mais n'en dit pas assez,
Pour pouvoir m'éclaircir cet important mystère.
LE ROI.
Ta femme, Marcellin , fut ma seconde mère ;
Et si sa prompte mort t'a ravi ce secret,
Ma bouche maintenant te l'apprend sans regret :
Aussi bien sache enfin qu'au mal qui me possède,
Ce jour me doit donner, ou m'ôter le remède.
Mais hélas ! Marcellin, pourras-tu bien chérir
Un roi, qui ne l'est plus, s'il s'ose découvrir,
Un lâche usurpateur, un imposteur, un traître ?
MARCELLIN.
Ah ! Seigneur.
LE ROI.
Je suis tel, si je me fais connaître.
MARCELLIN.
Expliquez vous, Seigneur, parlez plus clairement.
LE ROI.
Tu vas voir tout entier cet affreux changement.
Tu sais que par les lois de ce Peuple indocile,
Les Femmes ne sauraient régner dans la Sicile ;
Cet Empire en naissant établit cette loi,
Et ce Peuple jaloux d'obéir sous un roi,
Croirait se démentir, et passer pour infâme,
S'il souffrait un moment le règne d'une femme.
MARCELLIN.
Seigneur, qu'a cette loi de commun avec vous ?
LE ROI.
Écoute, Marcellin. Après qu'aux yeux de tous
Tous mes frères mourants eurent laissé mon père
Sans autre successeur d'un trône héréditaire,
Étant le dernier fruit du conjugal amour ;
On me destine au trône avant que voir le jour ;
Étant né, l'on m'élève, on instruit mon enfance
De tout ce qui prépare à la toute-puissance.
Mon père meurt, je monte au trône où je me vois ;
On me traitait de prince, on m'y traite de roi.
Je porte impunément le sacré diadème ;
Mais hélas ! Marcellin, je suis toujours la même,
Toujours femme malgré ces premiers sentiments,
Toujours femme malgré tous ces déguisements.
MARCELLIN.
Ciel ! Que me dites-vous ?
LE ROI.
L'horreur d'une injustice
Força le roi mon père à ce grand artifice,
Craignant qu'après sa mort le Prince d'Aragon,
L'éternel ennemi de toute sa maison,
Ne se fit par l'appui d'un droit imaginaire
Du trône de Sicile un trône héréditaire.
L'amiral, de mon sort le confident discret,
Sut déguiser mon sexe avec tant de secret,
Qu'avant que la raison m'en instruisit moi-même,
J'avais conçu l'espoir de la grandeur suprême ;
Et mon coeur s'assurant que ce rang m'était dû,
Courait aveuglement à ce trône attendu.
Mais en vain mon erreur, et sa sage conduite,
Me cachait mon destin, j'en fus bientôt instruite ;
L'amour, qui naît souvent plutôt que la raison,
M'informa le premier de cette trahison ;
Ses transports, fussions nous privez de connaissance,
Pour discerner un sexe, ont trop d'intelligence.
Valère, que son père élevait avec moi,
Me rendant tous les soins qu'on rend au fils d'un roi,
Me sut si bien gagner par ses tendres caresses,
Qu'en peu de temps mon âme éprouva ces faiblesses
Dont l'amour en naissant saisit un jeune coeur ;
Pour celles de mon sexe elle était sans ardeur,
Et ce trouble qu'enfante une naissante flamme,
Me fit bien près de lui sentir que j'étais femme ;
Et la raison qui vint m'éclaircir à son tour,
Me trouva pleinement instruite par l'amour.
MARCELLIN.
Quoi, vingt ans tous entiers auraient sans nul indice
Caché jusques ici cet étrange artifice ?
Quel charme a si longtemps trompé toute la Cour ?
LE ROI.
Ce charme durerait encor sans mon amour.
Oui j'aime, je l'avoue, (à cet aveu si lâche
Ma rougeur t'apprend bien le sexe que je cache.)
Juge après ces discours, qui doivent t'alarmer,
Si l'hymen de Camille a de quoi me charmer.
Je feignais de l'aimer par l'ordre de mon père,
Et par ce feint amour je cachais ce mystère ;
Mais si cet artifice a couvert notre jeu,
Il ne saurait cacher un véritable feu.
Je brûle pour Valère, et je n'ose le dire ;
Depuis six ans ce coeur pressé de son martyre,
A pressé mille fois ma bouche de parler.
Que l'amour, Marcellin, sait mal dissimuler !
Qu'un coeur libre, et bien né, déteste l'imposture,
Et qu'on souffre de peine à trahir la nature !
Valère que j'ai fait le plus grand de ma Cour,
Impute à l'amitié ce qu'il doit à l'amour ;
Et l'amour n'osant pas expliquer ses caresses,
Sous un sexe caché perd toutes ses tendresses.
Regarde maintenant quel est mon désespoir ;
Il faut abandonner ma flamme,ou mon pouvoir ;
Il faut cesser d'aimer, ou devenir sujette.
Aimons, ne forçons plus une flamme secrète :
Qu'on choisisse un monarque, et qu'on ôte à mon sang
Par le défaut du Sexe, un légitime rang.
MARCELLIN.
Quoi ! Cesser de régner. Que faites-vous, Madame ?
LE ROI.
Laisse agir, Marcellin, les transports de ma flamme,
Donne-toi tout entier à servir mon ardeur,
Et laisse à l'amiral le soin de ma grandeur ;
C'est lui qui doit bientôt mettre fin à ma peine.
Mais Camille paraît.

SCÈNE II. Le Roi, Camille, Marcellin, Florise.

LE ROI, continue.
Pardonnez, grande reine,
Si je m'acquitte mal de ce que je vous dois ;
Imputez ces délais aux soins d'un nouveau roi.
CAMILLE.
Seigneur, de ces délais le prétexte est plausible ;
Mais un Prince amoureux doit être plus sensible.
Depuis trois mois entiers je sollicite en vain
Ce qu'une reine attend d'un puissant souverain.
J'allais tout obtenir du feu roi votre père,
Quand sa mort me priva d'un secours nécessaire :
Depuis un mois, Seigneur, qu'il a fini ses jours,
Pourquoi différez-vous ce glorieux secours ?
Vous devez me servir pour vous venger vous-même,
Et relever en moi l'honneur du diadème.
Roger, ce fier mutin qui s'arme contre moi,
Sait profiter du temps, et se croit déjà roi ;
Et par trop de lenteur à secourir ma gloire,
Vous hasardez la vôtre ainsi que ma victoire.
Seigneur, expliquez vous: par l'ordre du feu roi,
Par votre propre choix, vous deviez être à moi :
L'hymen devait unir Naples à la Sicile ;
Et si j'en pris d'abord un espoir inutile,
Par le trépas d'un père étant libre en ce jour,
Vous pouvez disposer de vous, de votre amour.
Peut-être que le ciel n'a pas fait l'un pour l'autre ;
Peut-être que mon coeur n'est pas né pour le vôtre.
Reprenez votre amour, je vous rends votre coeur,
Rendez moi promptement l'espoir de ma grandeur ;
Oubliez d'être amant, si vous m'avez aimée,
Et servez en monarque une reine opprimée.
Il m'est indifférent de tenir cet espoir
Des soins de votre amour, ou de votre devoir.
LE ROI.
Je ne me défends point d'une si juste plainte :
Mais si vous connaissiez avec quelle contrainte
Je diffère un secours que je vous ai promis,
Et que par la rigueur des destins ennemis
Ce roi, qui doit s'armer pour le secours d'un autre,
Soupire pour un mal bien plus grand que le vôtre ;
Vous passeriez bientôt d'un si juste courroux
À la pitié d'un roi plus à plaindre que vous.
CAMILLE.
De quoi vous plaignez vous dans l'état où vous êtes ;
Dans un trône si haut au dessus des tempêtes ;
Je ne puis deviner ces nouvelles douleurs
Qui vous font négliger la fin de mes malheurs.
Est-ce d'un père mort la récente mémoire,
Qui peut troubler encor tant d'heur, et tant de gloire ?
LE ROI.
Non, non ; et si j'osais ouvrir mon sentiment,
Vous sauriez que ce coup me toucha faiblement,
Quand d'un roi trop prudent la vieillesse importune
Semblait un long obstacle à toute ma fortune ;
Non que l'avidité du trône paternel
M'arrachât pour sa mort un souhait criminel :
Bien loin de souhaiter la grandeur souveraine,
Prince, ou roi, c'est ce rang qui fait toute ma peine :
Entre les mains d'un père il contraignait mon coeur,
Dans mes mains il le fait avec plus de rigueur ;
Et je souffre aujourd'hui, maître de sa puissance,
Le joug qu'il imposait à mon obéissance.
Je crus qu'après sa mort le rang qu'il m'a quitté
Rendrait à mes désirs un peu de liberté :
Mais je connaissais mal l'orgueil du diadème ;
Prince, j'étais captif ; roi, je le suis de même ;
Et ce rang glorieux n'a qu'un éclat trompeur,
Qui fait à même temps, et cache mon malheur.
Mais pourquoi vous troubler d'une plainte si vaine,
Quand vous n'entendez rien de l'excès de ma peine,
Et qu'un respect plus fort que l'espoir d'en guérir,
Me défend de parler, et de me secourir ?
CAMILLE.
Seigneur, dans ce discours je ne puis rien comprendre ;
Mais il est temps enfin qu'un roi se fasse entendre,
Et qu'alors qu'une reine implore son pouvoir,
Il refuse, ou s'apprête à faire son devoir.
Je n'examine point le secret de votre âme,
Si c'est raison d'État, ou bien quelque autre flamme,
Qui du coeur d'un monarque arrache ces soupirs.
Quels que soient ces secrets et nouveaux déplaisirs,
Ne souffrez plus enfin qu'un insolent nous brave ;
Vous savez ses desseins par les avis d'Octave.
Nos mutins devenus plus hardis, et plus forts,
Viendront jusqu'en ces lieux prévenir vos efforts,
Et vous feront rougir de tant de négligence.
LE ROI.
Nous saurons prévenir une telle insolence ;
Et vous saurez peut-être avant la fin du jour,
Que j'aurais moins d'ennuis, si j'avais moins d'amour.
CAMILLE.
D'une si faible amour, Seigneur, je vous dispense,
Acquittez vous au moins des soins de ma vengeance ;
Fédéric vient, adieu ; sachez, Seigneur, de lui
Ce que me doit un roi qui se fait mon appui.

SCÈNE III. Fédéric, Le Roi, Marcellin.

LE ROI.
Hé bien, cher Fédéric, qu'avez-vous à me dire ?
Vous dois-je mon repos, ma gloire, et mon empire ?
FÉDÉRIC.
Tout rit à vos souhaits ; et cette vieille loi
Qui ne souffre en ces lieux que le règne d'un roi,
S'en va tomber par terre aux yeux de tout le monde.
LE ROI.
Apprenez-moi sur quoi ce grand espoir se fonde.
FÉDÉRIC.
C'est sur ce grand secours qui fait régner les rois,
Qui fait la loi par tout, et se moque des lois,
Sur la force, Madame. Oui cette loi sévère
Que consacre le temps, que le peuple révère,
Ne peut sortir des coeurs que par de grands efforts ;
La brigue et l'artifice ont de faibles ressorts.
Il faut en vous montrant, montrer tant de puissance,
Que tout ce qui vous nuit tremble en votre présence.
S'il faut flatter le peuple, en ôtant cet abus,
Il faut être en état de punir son refus.
À ce dessein j'ai fait ramasser sur nos terres
Les plus vaillants soldats de nos dernières guerres ;
Tous les ports sont à moi, qui couverts de vaisseaux
Me donnent sous vos lois tout l'empire des eaux.
Mais par cet appareil et de vaisseaux, et d'armes,
De peur que nos voisins n'en prennent trop d'alarmes,
Vous savez le prétexte : une reine en ces lieux
Donne à cet armement un motif glorieux :
J'ai fait dire partout qu'on devait cette armée
Au rétablissement d'une reine opprimée ;
Qu'au péril de l'Empire, et de tout notre sang,
Il fallait forcer Naples à lui rendre son rang.
Ce prétexte plausible, et si plein de justice,
Du voisin défiant contiendra le caprice,
Qui dans un autre temps surpris, épouvanté,
S'ébranlerait sans doute à cette nouveauté.
LE ROI.
Donc je ne puis garder la suprême puissance
Que par la seule force, ou par la violence.
Fédéric, pardonnez à ma timidité ;
Je suis femme toujours sous ce sexe emprunté.
Si je ne puis régner sans jeter sur ma vie
L'horreur de l'imposture, ou de la tyrannie,
Sortons, sortons du trône au moins avec honneur.
FÉDÉRIC.
D'où vous naît tout d'un coup ce remords suborneur ?
Est-ce au roi d'Aragon que vous cédez la place ?
La crainte sur le trône est de mauvaise grâce ;
Ce sont troubles qu'un roi doit toujours s'épargner,
On n'est jamais tyran, quand on sait bien régner ;
Suffit d'avoir régné pour rendre un règne juste :
Quand on s'est revêtu de ce pouvoir auguste,
Quand le Ciel l'a souffert, quand le sort l'a voulu,
C'est assez pour garder le pouvoir absolu.
LE ROI.
Mais ici votre sexe a seul droit à l'Empire.
FÉDÉRIC.
Mais vous en êtes digne, et cela doit suffire.
Oui ce Sceptre est à vous, et tout l'effort humain
Ne saurait l'arracher d'une si digne main.
Armez vous seulement d'une mâle assurance.
Si notre sexe aspire à la toute-puissance,
Montrez lui que le vôtre, aidé de votre sang,
Peut former un courage à soutenir ce rang.
J'en prends en ces beaux yeux le glorieux augure ;
Cet Empire reçu des mains de la nature,
Cet Empire sans sceptre, et que fait la beauté,
Ajoute à vos grandeurs une autre majesté.
Les Grâces ont déjà couronné votre tête,
Elles font de nos coeurs leur trône et leur conquête,
Et l'effort amoureux de ces charmes puissants
Est un règne visible établi sur nos sens.
LE ROI.
Ton zèle, Fédéric, emporte la victoire ;
Couronne promptement et mon sexe, et ma gloire,
Je brûle, je languis sous ce déguisement.
Ah ! Que ne connais-tu l'excès de mon tourment !
Allons, allons forcer toute ma destinée.
FÉDÉRIC.
Attendez, attendez cette grande journée,
Où tout bien préparé pour un succès certain,
Nous puissions sans péril tenter ce grand dessein.
Octave doit régler toutes nos aventures ;
Sur son retour de Naples on prendra ses mesures ;
De l'état des mutins instruits par son rapport,
De Camille, et de vous, nous règlerons le sort.
LE ROI.
Hâte donc ce beau jour, et sache...
FÉDÉRIC.
Quoi, Madame.
Quel trouble...
LE ROI.
Ignore encor le secret de mon âme.
FÉDÉRIC.
Quel secret !
LE ROI, bas.
Ah ! Valère. Adieu ; mais souviens-toi,
Si je règne en ces lieux, que je me dois un roi.

SCÈNE IV.

FÉDÉRIC, seul.
Tu t'émeus à ces mots, ardeur ambitieuse,
Et de ce prompt espoir la flamme impétueuse,
Malgré le froid de l'âge, et le poids de mes ans,
D'une noble vigueur allume tous mes sens.
Ose, achève, et regarde où mon courage aspire ;
La beauté sur le trône, une reine, et l'Empire.
Grand roi, de tous nos rois la gloire, et le dernier,
Toi, que la juste horreur d'un injuste héritier
Força de supposer un fils à ta famille ;
Sous le titre de roi faisant régner ta fille ;
Toi, qui voulus fier à mon zèle discret
D'un sexe déguisé le précieux secret,
Souffre une ambition que mon amour me donne ;
La gloire est mon amour, et non pas la couronne ;
Je suis maître du trône, et mon coeur enflammé
Y cherche seulement la gloire d'être aimé.
Aimer en si beau lieu, c'est la gloire elle-même ;
Grand roi, sous cet appas je cours au diadème.
Ton orgueil fait régner ta fille injustement ;
Mon amour la fera régner innocemment :
Tu veux que pour régner ta fille se contraigne ;
Et je veux couronner le sexe qu'on dédaigne.
Mais puis que sur le trône elle se doit un roi,
Souffre un choix de sa part qui s'explique pour moi.

SCÈNE V. Fédéric, Valère, Fabrice.

FÉDÉRIC.
Approchez, mes enfants.
VALÈRE.
Ah ! Seigneur, que de gloire
Vous apprête l'espoir d'une grande victoire,
Quand vous vous disposez d'un effort glorieux
D'aller rendre Camille au rang de ses aïeux.
Nous venons d'admirer sur l'onde, et sur la terre,
Le pompeux appareil d'une si juste guerre ;
Tous nos champs sont couverts d'armes, et de soldats,
Et nos ports hérissez d'une forêt de mats.
Tout le monde est ravi de voir que la Sicile
Va relever par vous le trône de Camille.
Pour nous, qui vous voyons dans un emploi si beau
Vous préparer l'espoir d'un triomphe nouveau,
Touchez d'un sentiment à vos voeux trop contraire,
Nous portons quelque envie à la gloire d'un père.
Quoi, Seigneur, ce grand coeur signalé tant de fois,
L'effroi des ennemis, l'appui de deux grands rois,
Lui qui de votre nom a rempli nos histoires,
Soupire-t-il encore après d'autres victoires ?
Si vaincre fait encor ses plus ardents soupirs,
Déchargez vous sur nous de ces nobles désirs,
Et faites de vos fils au combat qui s'apprête
Les premiers bras du corps dont vous serez la tête.
FÉDÉRIC.
Ah ! Valère, ah ! Fabrice, une si belle ardeur
Est digne de mon sang, et digne d'un grand coeur.
Vous aurez part tous deux à ce grand avantage ;
Si je dois triompher, c'est par votre courage ;
Et j'attendais de vous ces nobles mouvements,
Pour verser dans vos coeurs de plus beaux sentiments.
C'est peu de cette gloire où tout mon sang s'apprête,
Un trône relevé doit être sa conquête,
Le fruit de cet emploi, le prix de votre bras ;
Vous vous troublez, mes fils, vous ne m'entendez pas.
Sachez donc qu'en servant une illustre princesse,
Il faut que l'un de vous s'en fasse une maîtresse,
Et que lui redonnant le pouvoir souverain,
Elle mette en vos mains le don de votre main.
FABRICE.
Nous jusques à Camille élever notre vue !
VALÈRE.
Quelque puissant respect qui la rende abattue,
J'ose tout par votre ordre, et n'appréhende rien.
FABRICE.
Pour aspirer si haut, je me connais trop bien.
FÉDÉRIC, à Fabrice.
Si d'un si haut parti la majesté t'étonne,
Songe que tout mon sang est né pour la Couronne ;
Prends d'un si digne aveu l'orgueil de ton aîné ;
Ne crains rien du pouvoir d'un amant couronné,
Un obstacle éternel le dérobe à Camille.
Naples aujourd'hui ne peut s'unir à la Sicile ;
Ces trônes sont forcés d'avoir chacun un roi.
D'un scrupule si vain reposez vous sur moi.
Cet hymen prétendu n'est qu'un adroit mystère
Qu'un intérêt d'État a rendu nécessaire.
FABRICE.
Donc, Seigneur, je n'ai plus à craindre un tel rival.
Puis que vous me sauvez d'un respect si fatal,
Il est temps, il est temps de vous faire connaître
Un feu dont jusqu'ici j'avais été le maître ;
Et qu'enfin mon orgueil par vous-même irrité
Vous fasse un plein aveu de sa témérité.
J'aime, j'aime Camille, et sans l'aveu d'un père,
Ce coeur qu'on croit discret était un téméraire.
FÉDÉRIC.
Que j'aime en toi, mon fils, un feu si glorieux !
Car enfin c'est sur toi que j'ai jeté les yeux,
Pour relever le sort d'une reine opprimée.
Je vois que de ce choix votre âme est alarmée,
Valère.
VALÈRE.
Quoi, Seigneur, par quel sort aujourd'hui
L'honneur de cet emploi tombera-t-il sur lui ?
Lui seul mérite-t-il toute votre tendresse ?
Ou bien ce faible amour dont on flatte l'aînesse
Voudrait-il dérober le favori d'un roi
Aux glorieux périls d'un si fameux emploi ?
FÉDÉRIC.
Mon fils, pour te montrer toute l'amour d'un père,
Je te destine un sceptre, aussi bien qu'à ton frère.
Tu règneras un jour ; mais sans t'inquiéter,
Attends de moi le bien dont je t'ose flatter.
Va, ne me presse pas d'en dire davantage,
Méritez l'un et l'autre un si grand avantage ;
Et vous faisant au trône un chemin glorieux,
Conduisez tous vos pas où j'ai conduit vos yeux.
Je vais vous préparer cette grande victoire.
Toi va-t-en à Camille annoncer cette gloire,
Et lui faire avouer l'audace de ton feu.

SCÈNE VI.

VALÈRE, seul.
Allons le prévenir pour cet illustre aveu.
Se flatte qui voudra d'un trône imaginaire,
La faveur d'un grand roi, les tendresses d'un père,
Ne sont rien où je vois un Empire à gagner ;
Et je préfère à tout le hasarde régner.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Octave.

FÉDÉRIC.
Que je ressens de joie, Octave, à ton retour !
Que j'en augure bien dans cet illustre jour !
Tu vois de toutes parts se former l'assemblée
Dont la Cour est surprise, et la ville troublée,
Et d'où tu verras naître un grand évènement.
Cependant, cher Octave, apprends moi promptement
Ce qu'aux lieux d'où tu viens a produit ta présence.
Tu m'as déjà mandé par quelle violence,
Et sous quelles couleurs la jalouse fureur
A détrôné Camille, et détruit sa grandeur ;
Et que l'ingrat Roger, pour attenter sans blâme,
Décriait hautement le règne d'une femme.
Dis moi ce qu'a suivi cet indigne attentat ?
OCTAVE.
Roger s'élève au trône, arme avec grand éclat ;
Mais toujours menacé de ce peuple indocile,
Au dehors alarmé des forces de Sicile,
Doutant même des siens ; dans cette extrémité
Il s'en va sur la mer chercher sa sûreté.
Il remplit ses vaisseaux de sujets infidèles ;
Et comme il est mal sûr de la foi des rebelles,
Voulant s'en assurer, il s'éloigne du port,
Et les force à chercher la victoire, ou la mort.
Il s'avance vers vous, bien moins pour vous surprendre
Que pour fuir le péril qu'il court à vous attendre,
Voyant que le soldat par vos retardements
Laissait languir l'ardeur de leurs commencements.
Cependant que Roger s'éloigne de sa ville,
Je m'y montre, j'agis, j'y trouve tout facile.
Tout le peuple ébranlé n'attend qu'un grand éclat,
Et tout enfin dépend du succès du combat.
FÉDÉRIC.
Le succès est à nous, sois sûr de la victoire ;
Et pour t'apprendre enfin le comble de ma gloire,
C'est peu d'un trône, Octave, et l'orgueil de mes voeux
Entre mes fils et moi s'ose en promettre deux :
Je destine mon sang au sceptre de Camille ;
Et moi j'ose aspirer à celui de Sicile.
OCTAVE.
Vous voulez détrôner son légitime roi ?
FÉDÉRIC.
Oses-tu concevoir ce soupçon contre moi ?
Il est temps de t'ouvrir cet important mystère ;
Et si près d'éclater, je ne te dois rien taire.
Si dans Naples on couronne un chef des factieux,
Ici règne le sang d'un père ambitieux,
Qui renversant nos lois couronne sa famille,
Et pour tout dire enfin, fait un roi de sa fille.
OCTAVE.
Ciel ! Que m'apprenez-vous ?
FÉDÉRIC.
Un secret étonnant ;
Mais vois combien mon sort est rare et surprenant.
La Princesse voulant changer son aventure,
Comme j'avais aidé moi-même à l'imposture,
Je m'apprête à forcer le peuple à faire un choix,
Pour un trône sans roi, du seul sang de nos rois.
OCTAVE.
Ce dessein est hardi.
FÉDÉRIC.
C'est l'amour qui m'en presse.
OCTAVE.
L'amour !
FÉDÉRIC.
Ce sentiment sied mal à ma vieillesse :
Mais aussi que sait-on si cette passion,
Qui me semble l'amour, n'est point l'ambition.
Le trône jusqu'ici n'a point touché mon âme ;
C'est sans doute l'amour qui fait toute ma flamme,
Oui, tout âge est sujet à ce maître absolu,
Et tout coeur peut aimer, quand le Ciel l'a voulu.
L'amour tient sous ses lois toutes nos destinées,
Son Empire s'étend sur toutes nos années ;
On doit dans tous les temps craindre ses trahisons,
Et l'amour est un dieu de toutes les saisons.
FÉDÉRIC.
Oui, je veux couronner la Princesse elle-même ;
Pour redoubler mes soins, j'ose croire qu'elle aime ;
Je l'entends m'adresser ces grands mots : souviens-toi
Si je règne en ces lieux, que je me dois un roi.
Ce charmant souvenir émeut toute mon âme.
Allons la couronner aussi bien que ma flamme.
Tu connais mon crédit, mon pouvoir, mes amis.
Un seul trouble me reste en faveur de mon fils ;
Fabrice aime Camille, et je vois que Valère
Aspire à sa Couronne aussi bien que son frère.
Fais voir à mon aîné, sans lui rien expliquer,
Qu'un Empire après moi ne lui saurait manquer ;
Que la faveur du roi l'attache à sa personne,
Et qu'il peut dans ce rang attendre une couronne ;
Qu'il lui sera plus doux de régner après moi...
Mais Camille paraît.

SCÈNE II. Camille, Fédéric, Florise.

CAMILLE.
Hé bien, enfin le roi
Va-t-il presser pour moi cette grande victoire ?
FÉDÉRIC.
Par son aveu Fabrice aspire à cette gloire.
CAMILLE.
Et la valeur d'un roi se repose sur lui.
FÉDÉRIC.
Le roi, d'un tel sujet veut faire votre appui.
CAMILLE.
Il peut même céder, sans en craindre du blâme,
À de pareils sujets et mon trône, et ma flamme.
FÉDÉRIC.
Fabrice se connaît, et pour ce grand espoir...
CAMILLE.
Qu'il me mette en état d'user de mon pouvoir.
FÉDÉRIC.
Vous l'aurez tout entier, n'en soyez plus en peine ;
Le roi néglige trop l'intérêt d'une reine ;
Et vous saurez bientôt, vous reposant sur moi,
Que ma parole ici vaut bien celle d'un roi.

SCÈNE III. Camille, Florise.

CAMILLE.
Tu vois qu'à mon parti, dans un sort si contraire,
J'engage adroitement les enfants, et le père.
J'apprends de Fédéric que Fabrice est pour moi,
Valère vient aussi de m'engager sa foi ;
Et cette ombre d'espoir que ma bonté lui donne,
Inspire à son orgueil l'espoir d'une couronne.
FLORISE.
Ainsi l'amour du roi vous est indifférent.
CAMILLE.
Non, je dois l'avouer, sa froideur me surprend ;
La pitié qu'il me doit, par l'amour enflammée,
Eut vengé doublement une reine opprimée :
Il semblait que le Sort qui s'est joué de moi,
Me jetait de mon trône entre les bras d'un roi ;
Et qu'il n'ôtait un Sceptre à cette infortunée,
Que pour m'en rendre deux par ce grand hyménée.
Cet espoir était doux ; mais il le faut quitter,
Avec le même orgueil que j'ai su l'accepter.
À ce grand changement j'ai préparé mon âme ;
Je savais que l'aveu qu'il me fit de sa flamme,
Dessus le choix d'un autre avait un faible appui ;
Son père la fit naître, elle est morte avec lui.
Voila ce que je veux que tout le monde sache :
Mais par un sentiment qu'à moi-même je cache,
Je t'avoue entre nous, que je sens qu'en secret
Mon orgueil pour ce coup conçoit quelque regret ;
Non de perdre l'amour d'un grand roi qui me quitte
Mais de peur qu'on l'impute à mon peu de mérite.
Voilà de quoi mon coeur se plaint secrètement.
FLORISE.
Il est fâcheux de perdre un si parfait amant ;
Et déjà dans la Cour on vous croit destinée
À l'éclatant honneur d'un si grand hyménée.
CAMILLE.
Fut-il maître du monde, et dans un rang plus haut,
S'il ne m'aime, il n'est rien avec un tel défaut.
Suffit que deux grands coeurs, et de tout leur courage
Et de tout leur crédit, daignent me faire hommage.
Si l'un est sans amour, il m'offre son appui ;
Pour Fabrice, il m'adore, et j'attends tout de lui.
FLORISE.
Quoi, Fabrice vous aime ?
CAMILLE.
Oui, sa flamme est extrême.
FLORISE.
Qui vous l'a dit ?
CAMILLE.
Ses yeux m'ont dit cent fois qu'il m'aime.
FLORISE.
Vous fiez-vous si fort au langage des yeux ?
CAMILLE.
C'est le plus sûr langage, et rien ne parle mieux.
FLORISE.
Mais, Madame, aimez-vous ou Fabrice, ou Valère ?
CAMILLE.
Fabrice dans mon coeur l'emporte sur son frère ;
Mais comme je dédaigne un roi qui n'aime pas,
Un amant sans couronne a de faibles appas.
Il est vrai qu'attachée aux soins de ma couronne,
Dans l'état malheureux où le sort m'abandonne,
Ma fierté me permet d'engager deux grands coeurs
De soutenir ma gloire, et vaincre mes malheurs ;
Et je puis obtenir d'un devoir trop sévère,
Que je flatte les fils, quand j'attends tout du père ;
Que je souffre leurs feux, mais sans les ressentir ;
Que j'écoute leurs voeux, mais sans y consentir.
Aussi pour mieux flatter leur espérance vaine,
Je veux rabattre un peu cette fierté de reine,
Et baisser pour ma gloire un rang si glorieux ;
Et si trop de respect leur fait baisser les yeux,
Avec quelques regards porter dedans leurs âmes
Une innocente audace à leurs timides flammes ;
Et sans trahir l'orgueil du rang où je me vois,
Aider à leurs soupirs à venir jusqu'à moi.
FLORISE.
Mais pouvez-vous flatter ou Valère, ou Fabrice,
Sans qu'enfin votre coeur s'oublie, ou se trahisse.
CAMILLE.
Je puis aimer l'un d'eux, sans trop baisser mes yeux ;
Je vois dans l'un et l'autre un destin glorieux.
Déjà par mes bontés l'ambitieux Valère
A conçu tant d'espoir... Mais j'aperçois son frère ;
Tu vas voir si je sais d'un air assez adroit
Faire parler un coeur, quand il aime en secret.

SCÈNE IV. Fabrice, Camille, Florise.

FABRICE.
Le temps vient, grande reine, où le Ciel plus propice
Par un puissant secours vous va faire justice ;
Par l'aveu de mon père, et par l'aveu du roi,
Je me vois honoré de cet illustre emploi.
Je sais qu'auprès de vous mon frère sollicite
L'aveu de cet honneur avec plus de mérite ;
Et sa vertu peut-être emporte dessus moi
Tout ce que j'obtenais et d'un père, et d'un roi.
CAMILLE.
Je n'ai pu refuser mon suffrage à Valère ;
Mais vous avez pour vous celui d'un roi, d'un père,
Et s'il m'était permis de faire quelque choix,
Je résoudrais bientôt à qui donner ma voix.
Mon aveu tout entier suit cette noble envie,
Et d'un plus doux succès ma disgrâce est suivie,
Lorsque pour remonter au pouvoir souverain
Un héros comme vous me doit prêter sa main.
FABRICE.
Ah ! Qu'un si digne aveu me va combler de gloire !
J'en sens presque déjà l'espoir de la victoire :
Mais dans ce beau succès puis-je vous déclarer
Que je tremble des biens que j'en ose espérer ?
Oui, Madame, charmé de l'emploi qu'on me donne
Et d'aller par ma main vous rendre une couronne,
Je sens naître au milieu de cet espoir si doux
Les mortelles frayeurs de vous voir loin de nous.
Quand le ciel par nos mains mettra fin à vos larmes,
Quand un trône rendu nous ravira vos charmes,
Que deviendra Fabrice ? Et dans ces tristes lieux
Quel charme loin de vous consolera mes yeux ?
CAMILLE.
Vous suis-je en cet état sans trop de complaisance,
Assez chère à vos yeux pour craindre mon absence ?
Flatter d'un air si doux celle qu'on veut venger,
Fabrice, c'est savoir doublement l'obliger.
FABRICE.
Avec moins de bonté recevez cette plainte ;
À des voeux plus hardis imposez plus de crainte ;
Réprimez leur audace, et ne m'arrachez pas
L'aveu de ce qu'on craint, quand on perd tant d'appas.
Ah ! Je sens qu'à ce coeur qui n'ose vous déplaire,
Ces yeux vont dérober un aveu téméraire.
Armez les, ces beaux yeux, de toutes leurs fiertés.
Hé ne voyez vous pas, qu'auprès de ces bontés
Ce coeur audacieux va tomber dans le crime ?
Retenez mes désirs sur le bord d'un abîme.
Je sens par ce regard mes respects ébranlés ;
J'y tombe, c'en est fait, puisque vous le voulez.
Madame, le voilà cet amant misérable,
Tombé par vos bontés dans un crime effroyable ;
Son coeur, ce triste coeur, soupirait en secret ;
Il était malheureux, mais il était discret ;
Et pour comble aujourd'hui de son malheur extrême,
Il devient criminel en avouant qu'il aime.
Faites, faites justice à ses témérités,
Sans y considérer l'effet de vos bontés ;
Ou pour les achever, perdez ce téméraire,
Madame, il aime mieux et mourir, et se taire,
Qu'adorer sans espoir toute la majesté
Que jettent à la fois le trône et la beauté.
CAMILLE.
Quoi, cette majesté désespère Fabrice !
Le trône et la beauté n'ont rien qui m'éblouisse ;
Il est trop près du trône, et la Cour de ces lieux
Aux plus grandes beautés accoutume ses yeux.
Vous avez tort de craindre avec tant d'avantage ;
Et songez, pour en prendre un peu plus de courage,
Que l'amour de Fabrice est heureux en ce point,
Qu'une reine le sait, et n'en murmure point.

SCÈNE V.

FABRICE, seul.
Ô Miracle d'amour, que l'amour n'ose croire !
Belle témérité, qu'a suivi tant de gloire !
Mais mon frère paraît.

SCÈNE VI. Valère, Fabrice.

VALÈRE.
À ce beau mouvement
Je reconnais l'espoir d'un bienheureux amant.
D'où vient ce beau transport qui dans vos yeux éclate ?
FABRICE.
D'un peu d'espoir, mon frère, un malheureux se flatte.
VALÈRE.
Vous vous flattez sans doute, après ce qu'on m'a dit ;
À ces douces erreurs donnez moins de crédit.
FABRICE.
Je sais que vous avez l'honneur de son suffrage.
VALÈRE.
Vous prétendez sans doute un plus grand avantage.
FABRICE.
Moi, je ne prétends rien.
VALÈRE.
Vous faites le discret ;
Et sous cet air modeste on triomphe en secret.
FABRICE.
Vous voulez me surprendre, et tenter ma faiblesse.
VALÈRE.
Camille l'a pu faire, elle a beaucoup d'adresse.
FABRICE.
Je crois quand il lui plaît qu'elle n'en manque point,
Mais nous serons bientôt éclaircis sur ce point.
VALÈRE.
Il faut que cet espoir abuse l'un ou l'autre.
FABRICE.
Avec mon peu d'espoir je vous laisse le vôtre.
VALÈRE.
Quel que soit cet espoir que vous m'osez vanter,
C'est en dire un peu trop à qui peut vous l'ôter.
Gardez plus de respect à ce double avantage
Que me donnent sur vous et mon rang et mon âge.
Si de deux fils mon père ose faire deux rois,
Régnez, si vous pouvez, mais laissez m'en le choix.
Un sceptre s'offre à moi dans l'hymen d'une reine ;
Et son amour n'est pas ce qui me met en peine.
Séparez, s'il se peut, sa Couronne et son coeur ;
La seule ambition fait toute mon ardeur.
Aimez, je veux régner, vous régnez par un autre,
Mon père m'offre un trône, et ce sera le vôtre.
J'attache mes désirs à celui que je vois,
Et ne hasarde point la gloire d'être roi.
FABRICE.
Ah ! Cruel, ce n'est pas l'éclat d'un diadème
Qui charme mes désirs, c'est Camille que j'aime ;
Je ne veux que son coeur, et l'espoir de régner,
Au prix de sa conquête, est trop à dédaigner.
Ah ! Si vous connaissiez la grandeur de ma flamme,
Et les belles ardeurs qui règnent dans mon âme...
VALÈRE.
Ah ! si vous connaissiez quelle est la passion
D'un coeur qui fait régner la noble ambition,
Quelle est l'avidité d'une grande victoire,
Quel est l'amour du trône, et celui de la gloire ;
Vous ne m'envieriez pas l'ambitieux emploi
Qui m'offre une victoire, et le titre de roi.
FABRICE.
Ces désirs ont-ils rien de si grand que ma flamme ?
VALÈRE.
Rien n'égale l'ardeur qui consume mon âme.
FABRICE.
La terre a plus d'un trône où vous pouvez régner ;
Mais elle n'a qu'un coeur que je veuille gagner.
VALÈRE.
Naples est le seul trône où j'ai lieu de prétendre.
FABRICE.
On vous en promet un que vous pouvez attendre.
VALÈRE.
Gardez, gardez pour vous ces belles visions ;
Cédez tout votre espoir à ces illusions ;
Mais c'est trop contester ; si vous m'êtes contraire,
Sachez que je perdrai toute l'amour d'un frère ;
Et cette ambition dont vous êtes jaloux,
Commencera sa gloire à triompher de vous.
FABRICE.
Je sais quel est le rang qu'un monarque vous donne ;
Mais quel qu'il soit enfin, il n'a rien qui m'étonne.
Sachez que j'ai du coeur autant que j'ai d'amour,
Et que pour me l'ôter, il faut m'ôter le jour.
Ce coeur qui vous paraît faible par sa tendresse,
Ignore ce que c'est que crainte et que faiblesse ;
Et le vôtre saurait, s'il aimait comme moi,
Qu'un grand amour peut tout, quand il agit pour soi.
VALÈRE.
Nous verrons si le roi vous souffre tant d'audace.
FABRICE.
J'ai de votre crédit prévenu la menace :
Oui, mon frère, et sachez que j'ai l'aveu du roi ;
Je ne m'en vantais point, Camille étant pour moi.
Son aveu me suffit pour n'avoir rien à craindre.
VALÈRE.
Nous verrons qui de nous aura lieu de se plaindre.
Il vient.

SCÈNE VII. Le Roi, Valère, Fabrice, Marcellin.

LE ROI.
Quels différents s'agitent entre vous ?
VALÈRE.
Fabrice transporté d'un aveugle courroux,
Est devenu si fier par la faveur d'un père,
Qu'il m'ose disputer tout le bien que j'espère.
LE ROI.
Fabrice, savez-vous jusqu'où va la fureur,
Qui s'en prend à l'objet de toute ma faveur ?
C'est s'en prendre à moi-même ; et si le nom de frère
Vous permet de manquer de respect à Valère,
Considérez son rang, sa gloire, et son appui.
Mais quel ressentiment vous aigrit contre lui ?
FABRICE.
Seigneur, je reconnais le bonheur de Valère.
Mais quand j'ai votre aveu, quand j'ai celui d'un père,
Est-ce avec ce secours manquer à mon devoir,
De soutenir mes droits contre tout son pouvoir ?
M'avez-vous pas, Seigneur, accordé la licence
De regarder Camille avec quelque espérance ?
Lui vanter cet espoir, c'est vanter votre aveu ;
Et c'est prendre de vous l'audace de mon feu.
Pourquoi veut-il ravir à mon amour extrême
La gloire de servir une reine que j'aime ?
Mes soupirs avouez m'imposent cette loi ;
Et son orgueil jaloux murmure contre moi.
L'impatiente ardeur d'une âme ambitieuse
À toutes vos bontés devient injurieuse ;
Et cherchant sur le Trône un peu plus de grandeur,
Il se veut dérober à toute sa faveur.
LE ROI.
Est-ce par ce motif que Valère s'emporte ?
Cherche-t-il à régner, et d'une ardeur si forte,
Qu'il expose aux périls d'un combat incertain
Le précieux bonheur qu'il tient dedans sa main ?
Laisse à ton frère un soin pour lui si plein de charmes,
Et daigne m'épargner de mortelles alarmes.
Règne avec moi, Valère, et calme ce transport
Qui met tout ce que j'aime entre les mains du sort.
VALÈRE.
Quoi, vous aussi, Seigneur, d'accord avec mon père,
Vous êtes aujourd'hui contre moi pour mon frère ?
Je vous verrai former le glorieux projet
D'honorer d'un emploi la valeur d'un sujet ;
Je verrai tout l'espoir d'une grandeur certaine,
Un Empire assuré dans l'Hymen d'une reine ;
Je verrai tant de gloire ; et vous voudriez, Seigneur,
Laisser à mon esprit échapper tant d'honneur ?
Seigneur, est-ce m'aimer ?
LE ROI.
Ah ! Valère, je t'aime,
J'en atteste le ciel beaucoup plus que moi-même.
Veux-tu quitter un roi qui t'a mis dans son coeur ?
Lui qui t'a revêtu de toute sa faveur,
Et t'a presque accablé de sa magnificence ?
Quelle amitié jamais eût plus de violence ?
Que faut-il faire encor pour te la témoigner ?
VALÈRE.
Aimer moins mon rival, et me laisser régner.
LE ROI.
Je le vois bien ingrat, vous adorez Camille ;
Les beautés, les grandeurs de la Cour de Sicile,
Ne sauraient arrêter ce coeur ambitieux ;
Une reine a charmé votre coeur, et vos yeux.
Voulez-vous être roi ? Que vous faut-il pour l'être ?
De mon rang, de mon coeur, n'êtes vous pas le maître ?
Pour un espoir douteux qui charme vos désirs,
Me voulez-vous coûter d'éternels déplaisirs?
Ah ! Je vois dans ces yeux cette ardeur infidèle,
L'ingrate avidité d'une grandeur nouvelle.
Hé bien, brûle à jamais de cette passion,
Donne-toi tout entier à ton ambition,
Je te ferai régner, puis que c'est ton envie ;
Je te ferai régner sans hasarder ta vie,
Donne-moi seulement le temps d'agir pour toi.
VALÈRE.
Et cependant mon frère ira se faire roi.
Pardonnez ces transports dont la chaleur vous blesse,
Aux voeoeux impétueux d'une ardente jeunesse.
Rien ne peut égaler l'amitié de mon roi :
Mais quand votre faveur m'ôte un si grand emploi,
Puis-je estimer l'honneur d'une si haute place,
Et croire que l'on m'aime après cette disgrâce ?
LE ROI.
Hé bien, ambitieux, abandonnez ma Cour ;
Fuyez votre bonheur, mes yeux, et mon amour.
Soupirez pour le Sceptre, et le coeur de Camille,
Mais ne vous flattez pas d'un espoir inutile :
Fabrice, c'est à vous que je rends cet espoir.
FABRICE.
Ah ! Seigneur.
LE ROI.
C'est assez. Vous cessez de me voir,
Je ne veux plus rougir de votre ingratitude.

SCÈNE VIII. Le Roi, Marcellin.

LE ROI.
Il fuit, et m'abandonne à mon inquiétude.
MARCELLIN.
Et vous l'allez réduire au dernier désespoir.
LE ROI.
Que ne se résout-il à faire son devoir ?
MARCELLIN.
Madame, est-ce y manquer, quand son grand coeur l'entraîne
Au glorieux espoir d'acquérir une reine ?
LE ROI.
Je souffre à ce grand coeur le désir de régner ;
Mais ce coeur à l'amour se peut laisser gagner ;
Il peut aimer Camille, et souffrir dans son âme,
Avec l'amour du trône, une si belle flamme.
Va suivre cet ingrat pour calmer mes ennuis,
Dis lui tout mon amour, et tout ce que je suis ;
Va pour finir son trouble, aussi bien que ma peine,
Opposer une reine à l'espoir d'une reine.
MARCELLIN.
Moi, que j'aille à ses yeux trahir votre secret ?
Hasarder votre rang.
LE ROI.
Non, Valère est discret.
MARCELLIN.
Mais enfin ce secret peut sortir de son âme.
LE ROI.
Il peut aimer Camille en ignorant ma flamme.
Hasarde ma fortune, et mets ma flamme au jour ;
On peut vivre sans trône, et non pas sans amour.
MARCELLIN.
Mais sans trône avez-vous de quoi charmer Valère ?
LE ROI.
Hélas ! Pour mon amour enfin que faut-il faire ?
MARCELLIN.
Consultez Fédéric, Madame, c'est à lui
D'être de votre sort et l'arbitre et l'appui.
LE ROI.
Va donc à Fédéric ouvrir toute mon âme.
Qu'on ne ménage rien pour secourir ma flamme ;
Moi je vais de Valère apaiser la douleur,
Empêcher son départ, lui rendre ma faveur.
MARCELLIN.
Fédéric fait pour vous une brigue puissante ;
Craignez le contretemps d'une ardeur trop pressante.
LE ROI.
Pour les périls du rang cesse de m'alarmer ;
S'il est doux de régner, il est plus doux d'aimer.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Marcellin.

FÉDÉRIC.
Que me dis-tu ?
MARCELLIN.
Seigneur, c'est Valère qu'elle aime.
FÉDÉRIC.
Son extrême courroux marque une amour extrême.
Mais que ne peut oser cet amoureux transport,
Puis qu'elle t'a fié le secret de son sort ?
MARCELLIN.
Elle a pu sans péril m'en faire confidence ;
Et j'ai trop d'intérêt à garder le silence.
FÉDÉRIC.
Elle a pu tout fier à ta fidélité ;
Mais il faut plus de force, et plus de fermeté,
Quand par le seul secret on garde un diadème.
MARCELLIN.
On peut mal aisément se taire, quand on aime.
FÉDÉRIC.
Que ne préfère-t-elle un trône à son amour ?
MARCELLIN.
Mais puis que ce secret s'en va paraître au jour...
FÉDÉRIC.
Il n'est pas encor temps ; et l'ingrate princesse
Me devait consulter plutôt que sa tendresse.
MARCELLIN.
Mais si notre princesse a trahi son secret.
FÉDÉRIC.
Va prévenir l'effet d'un amour indiscret.
Dis lui que j'aurai soin d'en instruire Valère,
Mais d'un air qui pourra l'obliger à se taire.
MARCELLIN.
Mais Seigneur...
FÉDÉRIC.
C'est assez ; dis lui que cet amour
Bientôt aux yeux de tous pourra paraître au jour ;
Et qu'elle oppose enfin à tant d'impatience
Le péril où sa flamme expose sa puissance.

SCÈNE II.

FÉDÉRIC, seul.
Qu'est ceci, Fédéric ? Ce n'est donc pas pour toi,
Ce n'est que pour ton fils qu'on veut choisir un roi.
Pour un autre que moi la princesse soupire ?
J'ai couronné son sexe, abusé tout l'Empire,
J'ai trompé tout l'État pour la faire régner ;
Et j'aurai la douleur de m'en voir dédaigner.
Me croit-elle à ce point imprudent et facile,
Que de lui conserver le sceptre de Sicile,
Et la mettre en état dans ce rang souverain,
De choisir un monarque en lui donnant la main ?
Non, non, régnons, mon sexe a droit à la couronne,
Et sur tout autre enfin la force me la donne :
Amour trahi, soutiens mon indignation,
C'est pour toi que mon coeur a de l'ambition.
Quelle secrète voix reproche à ma mémoire
L'ingrat oubli d'un roi qui m'a comblé de gloire ?
Grand roi, je t'ai juré de conserver ton rang
Malgré l'horreur du sexe, aux restes de ton sang.
Oui ton sang règnera ; mais puisqu'il me dédaigne,
Voulant m'en faire aimer, souffre aussi que je règne.
Voulant m'en faire aimer ! Hélas déjà son coeur
Soupire, et pour mon fils soupire avec ardeur.
Tu sais, sans y penser, trop aimable Valère,
Te bien venger du choix que j'ai fait pour ton frère.

SCÈNE III. Fédéric, Octave.

FÉDÉRIC.
Octave, sais tu bien...
OCTAVE.
Quoi, Seigneur
FÉDÉRIC.
Qu'un moment
Renverse mon espoir.
OCTAVE.
D'où vient ce changement ?
FÉDÉRIC.
La Princesse a conçu de l'amour pour Valère.
OCTAVE.
Voilà ce que m'apprend l'éclat qu'il vient de faire.
Octave, m'a-t-il dit, j'ai tout ce que je veux,
Ma fortune est changée, et je suis trop heureux.
Il me quitte à ces mots tout brillant d'allégresse.
Je venais de le voir accablé de tristesse,
Quand pour vous obéir j'ai pressé son devoir ;
Je l'avais vu réduit au dernier désespoir,
Murmurant contre vous, contre un roi, contre un frère.
FÉDÉRIC.
L'amour de la princesse, un trône qu'il espère,
Ont calmé ses ennuis, et font voir dans ses yeux
Les superbes transports d'un espoir glorieux.
OCTAVE.
Nous pouvons nous tromper ; mais sur cette apparence
Que pourrait votre fils contre votre puissance ?
FÉDÉRIC.
Veux-tu que contre un fils, pour garder mon espoir,
Je me serve en tyran d'un absolu pouvoir,
Et que j'aille forcer le coeur de ma princesse ?
OCTAVE.
Hé bien, Seigneur, régnez ; obligez sa tendresse
De s'attacher au choix d'un amant couronné.
FÉDÉRIC.
L'amant qu'on aime ainsi, le crois-tu fortuné ?
OCTAVE.
Hé bien, régnez sans elle, et devenez son maître.
FÉDÉRIC.
Ah ! Je hais trop les noms de parjure et de traître,
Le feu roi m'engagea d'un serment solennel
De conserver sa fille au trône paternel ;
Et sans jeter sur moi l'horreur d'un infidèle,
Je ne puis sur son trône oser régner sans elle.
OCTAVE.
Je ne vois donc, Seigneur, qu'un moyen à tenter :
Découvrez votre amour, il est temps d'éclater,
Appliquez tous vos soins à gagner la princesse :
Peut-être que Valère ignore sa tendresse ;
Elle a le coeur trop bon, pour ne la cacher pas.
FÉDÉRIC.
Qu'un amant de mon âge a de faibles appas,
Et qu'un fils est puissant contre l'amour d'un père !
Il faut en cet état n'aimer plus, ou se taire.
Mon coeur aimant un choix qu'il ne saurait charmer,
Ne rougit qu'en secret de la honte d'aimer.
Pour sauver mon orgueil de cette honte extrême,
De n'être pas aimé, quand j'avouerai que j'aime,
Je veux me faire aimer sans déclarer mon feu,
Ou de tant de grandeur soutenir mon aveu,
Que tout ce qu'a d'appas la plus belle jeunesse,
Cède au solide éclat d'une illustre vieillesse.
OCTAVE.
Faites vous promptement un sort si glorieux.
FÉDÉRIC.
Levons auparavant l'obstacle de mes voeux ;
Et rendant à Valère un espoir plus facile,
Ôtons-le à la princesse, en lui donnant Camille.
Que Fabrice en murmure, on ne ménage rien
Pour l'intérêt d'un choix aussi beau que le mien.
Voici Valère : Ô Ciel ! Que sa joie est extrême !
Ah ! Je vois bien qu'il sait que la princesse l'aime.

SCÈNE IV. Fédéric, Valère, Octave.

FÉDÉRIC.
Hé bien, mon fils, le ciel a changé votre sort.
VALÈRE.
Vous le pouvez juger, Seigneur, à mon transport.
Le coeur comblé de joie, et de reconnaissance,
Je viens mettre à vos pieds toute mon espérance.
D'un lieu qui m'est bien cher je prends un bien si doux ;
Mais il est imparfait, s'il ne me vient de vous.
Au moment que j'ai crû ma disgrâce certaine,
On me rend tout d'un coup tout l'espoir d'une reine.
FÉDÉRIC.
D'une reine ! Mon fils,
Bas.
Elle a tout révélé,
Octave, et qui pis est, son amour a parlé.
VALÈRE.
Voyez par ce billet si j'ai lieu d'y prétendre.
FÉDÉRIC, bas.
De mon transport jaloux je ne me puis défendre.
VALÈRE.
J'espère votre aveu, quand j'ai celui du roi.
FÉDÉRIC.
Du roi, mon fils ? Tu peux tout espérer de moi.
Fédéric lit le billet.
Valère, ma tendresse a surmonté ma haine ;
Garde même crédit, même rang dans ma Cour ;
Et pour te faire voir jusqu'où va mon amour,
Aspire hardiment à celui d'une reine ;
Mais fais que Fédéric avant la fin du jour
Mette fin à ma crainte aussi bien qu'à ta peine.
Fédéric continue.
À Octave.
La Princesse à mon Fils se promet elle-même,
C'est le sens du billet ; vois son amour extrême.
VALÈRE.
Le roi me rend Camille, achevez mon bonheur.
FÉDÉRIC.
À Octave.
L'apparence le trompe, achevons son erreur.
À Valère.
Puisque le roi le veut, aime, espère Camille.
Oui, mon fils ; et c'est peu d'être grand en Sicile,
Il faut régner dans Naples, et sur un révolté
Venger l'honneur du trône, et de la majesté.
Je vais tout disposer pour hâter ta victoire.
Ton frère seul te peut envier tant de gloire :
Mais enfin ton aîné doit avoir cet emploi ;
Il pourra commander sous ton ordre, et sous moi.
Toi pour venger Camille, et punir un rebelle,
Par de nobles motifs embrasse sa querelle ;
Aime, adore une reine ; et contre son malheur,
Par les soins de l'amour, excite ta valeur.

SCÈNE V.

VALÈRE, seul.
Que j'adore une reine ! À ce seul mot mon âme
Se sent toute embraser d'une si belle flamme :
Un coeur ambitieux peut-il aimer ailleurs ?
Et peut-il concevoir de plus nobles chaleurs ?
Mais quel trouble imprévu confond mon espérance ?
Ce que m'offre mon père est-il en sa puissance ?
Si Camille aime ailleurs, si mon frère est aimé,
Que deviendra l'espoir dont mon coeur est charmé ?
Plus je semble approcher du trône que j'espère,
Plus je sens le péril d'un espoir téméraire.
Mais le roi vient. Allons embrasser ses genoux,
Et révérer la main qui m'offre un bien si doux.

SCÈNE VI. Valère, Le Roi, Marcellin.

MARCELLIN en entrant avec le roi.
Fédéric m'a promis d'en éclaircir Valère.
VALÈRE.
Ah ! Seigneur, se peut-il...
LE ROI.
Excuse ma colère,
J'ai crû que satisfait de toute ma faveur,
Tu devais renoncer à tout autre bonheur :
Mais je connaissais mal le destin de Valère,
Et ma tendre amitié songe à te satisfaire.
Mais dis-moi, tout rempli de cette ambition,
Ton grand coeur blâme-t-il toute autre passion ?
Ta fierté croit honteux le joug d'une maîtresse,
Traite l'amour d'enfant, ses transports de faiblesse
L'orgueil d'un honnête homme, et sur tout dans la Cour
Peut compatir, Valère, avec un peu d'amour :
L'Amour se vengera de cette indifférence.
VALÈRE.
J'ignore encor, Seigneur, jusqu'où va sa puissance ;
Et peut-être l'orgueil dont on m'ose blâmer,
Peut lui seul me défendre, et m'empêcher d'aimer.
J'ai de l'ambition, Seigneur, je vous l'avoue ;
Et c'est votre faveur qui fait que je m'en loue.
Élevé par vos soins au faîte des grandeurs,
Je crois par cet orgueil honorer vos faveurs :
Plein de cette fierté j'aspire au rang suprême,
Je ne puis rien aimer au dessous de moi-même ;
Et je crois dans le rang où m'élève mon roi,
Que tout choix est trop bas s'il n'est plus haut que moi.
Cependant au milieu d'une belle espérance,
Je ne sais quelle peur m'en ôte l'assurance ;
Et quand j'ose pousser d'ambitieux soupirs,
Je sens qu'elle rabat le vol de mes désirs.
LE ROI.
Vous n'aviez pas tantôt ces scrupules dans l'âme ;
Vous avez cru pouvoir justement, et sans blâme,
Contre mes sentiments demander un emploi
Qui promet une reine, et le titre de roi.
VALÈRE.
Maintenant, si tantôt j'étais trop téméraire,
Je vois mieux la grandeur du bonheur que j'espère ;
Soutenu par mon père, et par vous, mon espoir
Frappé d'un si haut rang, n'ose se faire voir.
LE ROI.
Valère a donc appris le secret de son père ;
Parlez enfin, parlez ; expliquez-vous, Valère.
VALÈRE.
Mais, Seigneur...
LE ROI.
Ah ! C'est trop se contraindre tous deux,
Vous savez qui je suis, et je connais vos voeux.
VALÈRE.
Mais ne savez-vous pas que mon audace extrême...
LE ROI.
Espérez tout de moi, d'un père, et de vous-même.
VALÈRE.
Appuyé de l'aveu de votre majesté,
Dois-je croire mon père, et ma témérité ?
N'est-ce point me flatter d'un espoir inutile,
De prétendre au bonheur d'être aimé de Camille ?
LE ROI.
Quoi, vous aimez Camille ?
VALÈRE.
Oui, je l'aime, Seigneur.
LE ROI.
Ô d'un espoir trompé trop sensible douleur !
VALÈRE.
Seigneur.
LE ROI.
Allez, ingrat, indigne de ma grâce.
Ambitieux, amant, vous avez même audace.
VALÈRE.
Quoi, cet ordre si doux écrit de votre main ?
A-t-il dû me laisser un espoir incertain ?
"Aspire hardiment à l'amour d'une reine,"
Ces mots m'ont-ils flatté d'une espérance vaine ?
LE ROI.
Oui, lorsque vous rendez tout mon espoir confus,
Si ce billet fut vrai, sachez qu'il ne l'est plus.
Vous perdez tout, ingrat, en adorant Camille :
Tous les biens que le ciel vous gardait en Sicile,
Tout ce que vous avez de grandeur dans ma Cour,
Tout a péri pour vous par cet indigne amour.
VALÈRE.
Quoi, mon amour est-il digne de tant de haine ?
Ne m'ordonniez-vous pas d'espérer une reine ?
LE ROI.
Non, je vous le défends ; et mon juste transport
Hait votre ingratitude à l'égal de la mort.
VALÈRE.
Pour vous plaire, Seigneur, que faut-il que je fasse ?
LE ROI.
Renoncer à Camille, et mériter ma grâce.
VALÈRE.
Aimez-vous la beauté dont mes yeux sont charmés ?
LE ROI.
Je la hais, je vous hais autant que vous l'aimez.
VALÈRE.
Quel est donc ce transport que je ne puis comprendre ?
LE ROI.
Cruel, c'est ton amour qui ne veut pas l'entendre :
Mais pour confondre enfin ton ingrate froideur,
Il faut t'ouvrir moi-même et mon sort et mon coeur.
Sache donc que je suis...
MARCELLIN.
Hélas ! Qu'allez-vous faire ?
LE ROI, à Valère.
Tu ne le sais que trop ; sors, et fuis ma colère.
VALÈRE.
Seigneur, écoutez moi.
LE ROI.
Non, je n'écoute rien.
Laissez-moi.
VALÈRE.
Ciel ! Quel sort est comparable au mien ?

SCÈNE VII. Le Roi, Marcellin.

LE ROI.
Vois quel est de mon sort l'injurieux caprice ;
Ce billet que j'ai crû me rendre un bon office,
Autorise Valère à trahir mon espoir.
MARCELLIN.
Pour l'entendre sait-il tout ce qu'il faut savoir ?
Peut-être Fédéric cache encor ce mystère.
LE ROI.
Tu m'as dit qu'il devait l'expliquer à Valère.
Sans doute qu'il le sait, et feint de l'ignorer,
Pour adorer Camille, et me la préférer.
Afin de le convaincre, allons faire paraître
Un destin que l'ingrat feint de ne pas connaître.
MARCELLIN.
Gardez-vous bien encor de l'aller mettre au jour,
C'est avec votre rang exposer votre amour :
Votre trône en péril, vous hasardez Valère.
LE ROI.
Quoi, toujours se cacher, soupirer, et se taire ?
C'était peu que mon rang contraignit mes soupirs,
L'Amour même s'oppose à ses propres désirs.
Esclave d'une gloire à mon amour fatale...
Ne vois-je pas passer ma superbe rivale ?

SCÈNE VIII. Le Roi, Camille, Marcellin, Florise.

LE ROI.
Venez, venez vanter le pouvoir de vos yeux,
Valère a ressenti leurs traits victorieux.
Vous me l'ôtez, Madame, et quand ma main s'apprête
D'aller de vos mutins dissiper la tempête,
D'aller mettre à vos pieds vos cruels ennemis,
Vous m'ôtez le repos que je vous ai promis.
Est-ce pour m'arracher le seul bien où j'aspire,
Que le Ciel en courroux vous dérobe un Empire ?
Je perdrai plus par vous que vous n'avez perdu ;
Si vous perdez un sceptre, il vous sera rendu ;
Et pour vous consoler d'un destin si contraire,
Vous régnez cependant sur le coeur de Valère.
MARCELLIN.
Vous parlez en amante au lieu d'agir en roi.
LE ROI.
Les transports de mon sexe échappent malgré moi :
Mais forçons la fureur dont mon âme est saisie.
CAMILLE, à Florise.
Le roi m'aimerait-il ? Tu vois sa jalousie.
Feignant d'aimer Valère, irritons son amour.
LE ROI.
Madame, triomphez au milieu de ma Cour :
Jouissez de ma peine, et de votre victoire ;
Mais au moins gardez-vous d'oublier votre gloire ;
Écouter un Sujet, c'est descendre trop bas ;
Et c'est mal ménager l'honneur de tant d'appas.
CAMILLE.
Devenez-vous sitôt à vous-même contraire ?
Vous vantiez ma conquête, et l'amour de Valère
Vous semblait racheter la gloire de régner.
Vous paraît-il sitôt un choix à dédaigner ?
LE ROI.
J'ai d'abord oublié l'orgueil du diadème,
Ce que je dois au Trône, à ma gloire, à vous-même :
Mais pour me rendre enfin tout ce que je me dois,
Je change de langage, et je vous parle en roi.
Je me sens obligé d'avertir votre gloire
De ne se flatter pas d'une indigne victoire :
Je rougirais pour vous, si Valère aujourd'hui
Vous faisait faiblement descendre jusqu'à lui.
CAMILLE.
Vous prenez trop de soins, et leur excès m'étonne ;
J'ai crû qu'ils se bornaient au bien de ma Couronne
Mais à ce que je vois cette nouvelle ardeur
S'intéresse à ma gloire autant qu'à ma grandeur.
Songez que quand le Sort m'ôte le rang suprême,
Je dois porter mes yeux plus bas qu'un diadème ;
Je l'ai fait, et j'y trouve un choix digne de moi,
Et de quoi me venger de la perte d'un roi.
Valère peut toucher la vertu la plus fière,
Et du rang souverain l'orgueil le plus sévère
Ne s'empressa jamais à demander des rois,
Quand un si grand héros se présente à son choix :
Élever jusqu'à nous un mérite sublime,
Faire un roi d'un sujet, ne fut jamais un crime ;
Et j'aime mieux un choix, à qui l'on sert d'appui,
Que s'il fallait monter pour aller jusqu'à lui.
LE ROI.
Si vous vantez si fort cette belle victoire,
Vous vous ferez sans doute envier tant de gloire.
CAMILLE.
On peut me l'envier, mais non pas me l'ôter.
LE ROI.
Une reine s'apprête à vous la disputer.
CAMILLE.
Cette Rivale encore ne nous est pas connue.
LE ROI.
Vous la verrez bientôt forcer sa retenue,
Et contre vos appas essayer son pouvoir.
CAMILLE.
Mais il est temps enfin qu'elle se fasse voir.
LE ROI.
Elle se fera voir trop tôt pour votre gloire.
CAMILLE.
Si vous la secondez à m'ôter ma victoire,
J'ai du moins la douceur de rendre un roi jaloux.
LE ROI.
Je le suis, il est vrai, mais ce n'est pas de vous.
Je suis jaloux d'un homme à l'état nécessaire ;
Je veux garder pour moi tout le coeur de Valère,
L'attacher à mon trône, et l'intérêt d'autrui
Ne doit pas m'arracher ce glorieux appui.
CAMILLE.
Hé bien, pour le garder avecque moins de peine,
Sauvez-le promptement des charmes d'une reine ;
Éloignez moi d'ici pour ne hasarder rien,
Et servez votre trône, en me rendant le mien :
Aussi bien l'ennemi commence de paraître,
Et vous devez enfin aller punir un traître.
Je voulais tout devoir à vos illustres soins ;
Mais grâce à mon destin, je vous dois beaucoup moins ;
Mon départ vous importe, et ces yeux qu'on méprise,
De votre cher Valère enlevant la franchise,
Vous menacent au moins, tandis qu'on me retient,
D'ôter à votre trône un bras qui le soutient.

SCÈNE IX. Marcellin, Le Roi.

MARCELLIN.
Vous voyez qu'elle agit en amante en colère :
Vous, feignez de l'aimer en Rival de Valère ;
D'une reine en courroux l'ambitieux désir,
Entre un sujet et vous, saura bientôt choisir ;
Poussez de feins soupirs, versez de fausses larmes,
D'un amant comme vous elle a senti les charmes.
Lorsque vous la verrez pour vous se déclarer,
A Valère irrité vous pourrez vous montrer :
Pour gagner son amour ce moyen est facile.
LE ROI.
Soyons donc la rivale, et l'amant de Camille,
Servons un feu caché par de fausses amours.
Amour, fais réussir ce bizarre secours ;
Si ma feinte à Valère ôte une grande reine,
Ne punis pas au moins ma flamme de sa haine.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE. Fédéric, Octave.

FÉDÉRIC.
La Princesse s'obstine à conserver un choix
Que Camille a surpris, et retient sous ses lois.
OCTAVE.
Laissez à votre fils la gloire de lui plaire.
FÉDÉRIC.
J'aime encore mon amour un peu plus que Valère.
Quelques soins que le sang m'inspire pour un Fils,
Que peut-il sur un coeur que l'Amour a surpris ?
C'est lui qui l'a rempli de toute sa tendresse ;
J'attache tous mes soins à gagner la princesse.
Si mon âge déplaît à des yeux si charmants,
Couvrons sous ma grandeur l'horreur de mes vieux ans ;
Et voyons si ces traits, qu'impriment les années,
Déplaisent sur le front des têtes couronnées.
OCTAVE.
La jeunesse, Seigneur, plaît à de jeunes yeux.
FÉDÉRIC.
Un vieux roi peut toucher des coeurs ambitieux.
Allons par ma présence achever l'assemblée ;
La princesse en doit être et surprise et troublée ;
Elle croit que je veux, avant tout autre effort,
Aller venger Camille, et relever son sort :
Mais changeant de dessein, je connais pour ma gloire,
Qu'étant roi, j'aurai plus de part à la victoire ;
Que ce délai pourrait trahir tout mon dessein,
Et que tout est facile avec un Sceptre en main.
OCTAVE.
Mais régnant, au feu roi vous estes infidèle,
Il faut que la Princesse...
FÉDÉRIC.
Et c'est aussi pour elle
Que je songe à régner, et conserver la foi
Du serment solennel qu'il exigea de moi.
Loin de vouloir régner par une perfidie,
A peine un Trône offert me ferait quelque envie :
J'ai vieilli dans les soins du trône et des grandeurs.
Je suis las de la pompe, et fatigué d'honneurs ;
Ces titres éclatants n'ont rien qui m'éblouisse.
Apprends que Fédéric... Mais que me veut Fabrice ?

SCÈNE II. Fabrice, Fédéric, Octave.

FABRICE.
Ah ! Seigneur, est-ce ainsi qu'on traite mon amour ?
C'était peu que Valère espérant à son tour ;
Ce roi qui me flattait, et trompait ma tendresse,
Rallume ses soupirs auprès de la Princesse.
Contre l'amour d'un roi que peut faire le mien ?
FÉDÉRIC.
Je te le dis encor, Fabrice, ne crains rien.
Enfin pour ton repos je n'ai qu'un mot à dire ;
Je suis père, je t'aime, et cela doit suffire :
De Valère et de toi les voeux sont trop ardents,
Laisse faire à Camille, à Fédéric, au temps.
Toi va faire ta Charge, et te rends à l'Armée ;
Suspens tous les soucis d'une amour alarmée ;
Avant la fin du jour tu pourras tout savoir :
Le temps me presse, adieu ; va, songe à ton devoir.

SCÈNE III.

FABRICE, seul.
Va, songe à ton devoir. Hélas ! Ai-je dans l'âme
Un souci si pressant que celui de ma flamme ?
Quel devoir m'est plus cher que ce tendre devoir ?
Pourquoi me flattiez-vous d'un inutile espoir,
Père et roi trop cruels ? Si j'étais téméraire,
Si j'aspirais trop haut, mon coeur savait se taire ;
Et mon juste respect d'un silence éternel
Punissait en secret un amour criminel.
Pourquoi m'arrachiez-vous à ce profond silence ?
Je ne me plaignais pas d'aimer sans espérance.
S'il vous était permis, cruels, de m'en flatter,
Pensez-vous qu'il le soit aussi de me l'ôter ?
Et vous, dont la bonté trop sensible à ma peine...
Mais je la vois venir.

SCÈNE IV. Fabrice, Camille, Florise.

FABRICE.
Vous voyez, grande reine,
Un malheureux amant tout d'un coup renversé
De ce trône de gloire où vous l'aviez placé.
Heureux par votre aveu, malgré l'espoir d'un frère,
Ravi de vos bontés, et de celles d'un père,
Accablé de bonheur, je n'en puis retenir
Que la seule mémoire ; et c'est pour m'en punir.
Je soutenais trop mal un espoir trop sublime,
Le roi, qui m'en flattait, a reconnu son crime ;
D'un remords amoureux tous ses sens transportés,
J'ai vu ce grand Monarque adorer vos beautés.
Cet excès étonnant d'ardeur et de tendresse
Dans ce prompt changement étonne ma faiblesse ;
Et surpris d'un retour qui vous est glorieux,
J'admire en soupirant le pouvoir de vos yeux.
CAMILLE.
J'ai bien crû que Fabrice en prendrait quelque alarme ;
Mais pensez-vous qu'un roi, d'un soupir, d'une larme,
Que laissent échapper d'inconstantes ardeurs,
Efface tout d'un coup ses ingrates froideurs ?
Un si tendre retour a droit de me surprendre ;
Mais mon coeur s'en défend, et je viens vous l'apprendre.
Ces bizarres transports, cette inégalité,
M'assurent mal d'un feu dont j'ai toujours douté.
FABRICE.
Ah ! C'est trop me flatter dans ma trop juste crainte ;
L'amour de ce grand roi ne vient point de la feinte ;
Et c'est trop de bonté, de vouloir à mes feux
Déguiser par pitié la gloire de vos yeux :
Mais en vain vous voulez dissiper mes alarmes ;
Madame, je connais le destin de vos charmes:
Rendez, rendez au roi toute votre amitié ;
Vous me donnerez trop, si j'ai votre pitié.
Du moins dans mon malheur j'aurai cet avantage
De m'attacher à vous par un double esclavage ;
Ma flamme et mon devoir n'ayants qu'un même objet,
L'un vous donne un captif, comme l'autre un sujet.
Madame, quelquefois de ce trône adorable
Daignez jeter les yeux sur ce coeur misérable ;
Et sans que votre amour puisse rougir du sien,
Souffrez lui des soupirs qui n'aspirent à rien.
CAMILLE.
Florise, sa douleur a pour moi tant de charmes,
Que mon orgueil est faible à retenir mes larmes.
Ah ! Fabrice, c'est trop, cachez moi des douleurs
Plus fortes sur mes sens que mes propres malheurs.
C'est vous en dire assez ; et le sort qui m'outrage
M'ôte la liberté d'en dire davantage.
FABRICE.
Grâces à mes malheurs, j'en suis trop glorieux,
Puisqu'ils ont fait sortir des pleurs de ces beaux yeux ;
Puisqu'à mes déplaisirs ma reine s'intéresse,
Au moins le roi n'a pas toute votre tendresse.
C'est assez, et c'est trop pour cet infortuné ;
Par ce trait de pitié que vous m'avez donné,
Vous avez de mes maux calmé la violence ;
Malgré mon désespoir, j'en prends quelque espérance ;
Et sans examiner quel est ce faible espoir,
Je vais pour vous servir me rendre à mon devoir.
Quoiqu'il puisse arriver, au moins j'aurai la gloire
De servir mon amour, d'aider votre victoire,
Et peut-être d'avoir un destin assez doux,
Que de vous rendre un trône en expirant pour vous.
J'ose au moins espérer sur la foi de vos larmes,
Que si ma vie enfin tombe parmi les armes,
Ces beaux yeux qui déjà pleurent mon triste sort,
Donneront une larme au récit de ma mort.
Adieu, Madame.
CAMILLE.
Adieu. Si le ciel, cher Fabrice,
Exauce tous mes voeux, il vous fera justice.

SCÈNE V. Camille, Florise.

FLORISE.
Quoi, ce coeur qui tantôt semblait si généreux,
Va quitter pour Fabrice un monarque amoureux,
Et dément tout d'un coup l'orgueil d'une princesse ?
CAMILLE.
Je dois te l'avouer ; Fabrice a ma tendresse,
Et sans ce fier orgueil qui contraint mes désirs,
Le généreux Fabrice aurait tous mes soupirs :
Mais quelque instinct pour lui que mon astre me donne,
Toujours mon premier soin se doit à ma couronne.
Pour regagner ma place, il faut aux yeux de tous,
Que mon coeur près du roi force un penchant si doux ;
Et que mon trône à bas, qu'un tyran me dispute,
Emploie un autre trône à relever sa chute.
Destin, pour me venger des maux où je me vois,
Que n'as-tu mis Fabrice à la place du roi ?
Ou puis qu'enfin un roi m'en doit faire justice,
Que ne lui donnes-tu tout l'amour de Fabrice ?
FLORISE.
Le roi vient de montrer une si belle ardeur.
CAMILLE.
Tu vas voir à ses feux succéder sa froideur.
FLORISE.
Non, non ; mais vous verrez si près d'une victoire,
Qui vous va rendre un sceptre, et toute votre gloire,
Son amour menacé de votre éloignement,
S'éveiller, s'empresser dans ce fatal moment,
Et voulant s'épargner le déplaisir extrême...
Mais le voici qui vient vous l'expliquer lui-même.

SCÈNE VI. Le Roi, Camille, Florise.

LE ROI.
Madame, je reviens ou toucher votre coeur,
Ou mourir à vos pieds d'amour et de douleur.
Quand contre vos mutins pressant votre vengeance,
Je vais vaincre, et vainqueur craindre pour votre absence,
Pour retenir un bien dont mon coeur est jaloux,
Mon coeur laisse échapper tout ce qu'il sent pour vous.
J'atteste de l'amour la puissance suprême,
Que rien n'est comparable à mon ardeur extrême :
Que ce Dieu de nos coeurs tient sous votre pouvoir
Tout mon sort, tout mon bien, et mon plus doux espoir.
Vous êtes tout l'appui de ce coeur misérable ;
Le dieu de mon amour est-il impitoyable ?
Et fera-t-il périr l'espoir de mes désirs,
Le fruit de tant de maux, et de tant de soupirs ?
CAMILLE.
Florise, j'aurais tort de douter de sa flamme.
LE ROI.
Ah ! Si vous connaissiez les tourments de mon âme,
Vous ne laisseriez pas, malgré tout mon pouvoir,
Au bienheureux Valère un glorieux espoir.
À ce nom je rougis de dépit et de honte,
Je rougis quand je vois qu'un sujet me surmonte.
Si vous aviez pour lui cette extrême rigueur,
Vous seriez moins aimée, et je serais sans peur.
Vous ne me dites rien ?
CAMILLE.
Que pourrai-je vous dire ?
Quand je vois un grand roi qui brûle et qui soupire,
Il n'est pas malaisé d'expliquer mes désirs,
Si j'ose en ma faveur expliquer vos soupirs.
LE ROI.
En vain d'un doux espoir vous me flattez, Madame,
Si Valère ose encor prétendre à votre flamme ;
Je dois vous l'avouer, Valère a des appas,
Des reines comme vous ne s'en défendent pas ;
On peut l'aimer sans honte ; et si j'étais princesse,
Je me pardonnerais cette digne faiblesse.
Je ne veux point ici surprendre votre coeur ;
J'implore pour ce choix toute votre faveur ;
Et tout roi que je suis, ce grand rival m'étonne.
CAMILLE.
Qu'est-ce qui vous fait craindre un rival sans couronne ?
Parce que vous l'aimez, présumez vous, Seigneur,
Que nous avons pour lui mêmes yeux, même coeur ?
Ce qui vous éblouit n'a rien qui me surprenne,
Et vous connaissez mal la fierté d'une reine.
Je vais par tant d'orgueil rabattre ses soupirs,
Qu'il pourra vous venger de tous vos déplaisirs.
LE ROI.
Allez, Madame, allez ; et moi plein d'espérance,
Je vais d'un prompt effort hâter votre vengeance.

SCÈNE VII.

LE ROI, seul.
Pardonne, cher Valère, à ce déguisement ;
Je t'arrache une reine, ambitieux amant :
Mais je te rends aussi couronne pour couronne.
Je te rends encor plus, moi-même je me donne.
Camille n'aime en toi que la faveur d'un roi ;
Elle aime son vengeur, et je n'aime que toi ;
Elle songe à régner, et je songe à te plaire ;
Elle aime ton pouvoir, je n'aime que Valère.

SCÈNE VIII. Le Roi, Marcellin.

LE ROI.
Marcellin, c'en est fait ; et Camille est pour moi ;
Valère est dans son coeur trop faible contre un roi ;
Je n'ai plus rien à craindre, il est temps de paraître.
MARCELLIN.
En vain vous cacheriez ce qu'on vient de connaître :
Madame, en plein conseil l'amiral a tout dit.
Mais vous savez quel est son zèle, et son crédit ;
Fédéric est pour vous ; cessez d'être surprise.
LE ROI.
Quoi, sans m'en avertir, presser cette entreprise ?
J'ai cru qu'on s'assemblait pour le prochain combat.
MARCELLIN.
Il a trouvé le temps propre à ce grand éclat.
LE ROI.
Son zèle m'est connu ; cessons, cessons de craindre ;
Régnons sans imposture, aimons sans nous contraindre ;
Allons sans plus tarder mettre ma flamme au jour.
Et couronner enfin Valère, et mon amour.
Mais quel trouble s'oppose aux ardeurs de ma flamme ?
MARCELLIN.
Qu'est-ce qui vous retient ? Que tardez-vous, Madame ?
LE ROI.
Je sens je suis reine en ce fatal instant ;
Et me voyant enfin sur ce trône éclatant,
Veux-tu que j'aille dire à mon sujet que j'aime ?
Reine, à quoi pensais-tu ? Mon coeur, rentre en toi-même.
Tandis que la couronne a paru devant moi,
Comme un bien usurpé qui demandait un roi,
Dans ce déguisement à moi-même contraire,
J'ai descendu plus bas qu'une femme ordinaire ;
Et sans m'examiner, aussitôt un sujet
M'a paru de mon choix un assez digne objet ;
Mais me voyant sans feinte au rang de souveraine,
Tout mon coeur se remplit de sentiments de reine ;
Il se retire enfin par les mains du devoir,
Comme d'un grand abîme, en l'amour l'a fait choir.
Du beau feu de régner mon âme est embrasée,
J'étais fille en effet en prince déguisée ;
Mais renversant en moi tous ces déguisements,
Il me vient maintenant de mâles sentiments ;
Et quand mon faible sexe est forcé de paraître,
Je me sens devenir ce que je cesse d'être.
MARCELLIN.
Mais vaincrez-vous un feu si longtemps combattu ?
LE ROI.
Je ne te réponds pas de ma faible vertu ;
J'en aurai pour le moins pour garder le silence.
MARCELLIN.
A Valère déjà j'en ai fait confidence ;
J'ai crû vous obliger par ce zèle indiscret.
LE ROI.
Qu'as-tu fait ? À Valère ouvrir ce grand secret ?
MARCELLIN.
Tout étant découvert, j'ai crû le pouvoir faire ;
Mais si je l'ai flatté d'un bien imaginaire,
Je vais le détromper.
LE ROI.
Arrête, Marcellin,
Je vois bien qu'il faudra se rendre à mon destin,
Et que j'oppose en vain mon orgueil à ma flamme.
Je te dirai bien plus, je sens déjà mon âme
D'un scrupuleux devoir affranchir mes soupirs ;
Cet orgueil ennemi de mes tendres désirs
Murmure faiblement contre un coeur qui soupire,
Quand il peut s'épargner la honte de le dire ;
Et qu'enfin ton aveu soulage ma pudeur
De l'indigne souci d'expliquer mon ardeur.

SCÈNE IX. Valère, Le Roi, Marcellin.

VALÈRE, comme parlant à Camille..
Madame, triomphez sur l'espoir qui vous flatte ;
Le Ciel venge ma gloire, et punit une ingrate ;
Et mon ambition, par un change bien doux,
Va retrouver ailleurs plus qu'il ne perd en vous.
LE ROI.
Ah ! Tout mon coeur s'émeut à l'aspect de Valère.
VALÈRE.
Dois-je croire au rapport que l'on vient de me faire ?
Madame, se peut-il que mes yeux et mon coeur
Se soient laisser charmer d'une si longue erreur ?
D'un sort si surprenant la merveille étonnante
Rend mes sens incertains, et ma foi chancelante.
Mais puis-je encor douter, voyant briller en vous
Tout ce que le beau sexe a de charmes pour nous ?
LE ROI.
Il n'en faut plus douter, ma bouche vous l'assure.
VALÈRE.
J'admire votre sort ; mais dans cette aventure
Un prodige plus grand fait mon étonnement:
Quand je découvre en vous un objet si charmant,
Un merveilleux transport suit cette connaissance ;
J'en prends... mais mon respect me condamne au silence.
LE ROI.
Parlez, parlez, Valère, et me faites savoir
Si Camille toujours est votre unique espoir.
VALÈRE.
À la faveur d'un roi je préférais Camille ;
Mais quand je vous connais, ce choix est bien facile :
Me pardonnerez vous l'ingrate ambition
Qui répondait si mal à votre affection ?
Après des sentiments dignes de votre haine,
Puis-je encor mériter les bontés de ma reine ?
Et quand j'ose songer à ce tendre courroux,
Que vous faisiez tantôt éclater contre nous,
Puis-je espérer en vous, pour comble de surprise,
Cette reine à mes voeux par vous-même promise ?
Mais las ! Vous vous troublez, Madame, pardonnez
Note: Las : Tournure vieillie pour "Hélas".
Des transports qu'en secret j'ai déjà condamnez.
Ah ! Cruel Marcellin, est-ce ainsi qu'on me joue ?
LE ROI.
Non, Valère ; et bien loin que je le désavoue,
Il m'épargne un aveu qui m'aurait trop coûté ;
Je ne vous cache rien sous ce sexe emprunté ;
Et comme si j'étais à moi-même inconnue,
Mon Sexe sous cette ombre a moins de retenue.
Oui, Valère, ce roi capricieux, jaloux,
Qui tantôt s'expliquait pour vous, et contre vous,
Sous des transports mêlés de tendresse et de haine,
Vous cachait malgré moi l'amitié d'une reine.
Mais il est temps enfin d'expliquer ce grand feu,
Mon orgueil me doit bien pardonner cet aveu:
Six ans entiers d'ennuis, de crainte, et de silence,
Ont sans doute à ma flamme acquis cette licence.
VALÈRE.
J'accepte avec transport ce surprenant espoir.
Donc, Madame, six ans n'ont pu me faire voir
Ce trône glorieux que j'avais dans votre âme ;
Je cherchais une reine, et j'avais votre flamme ;
J'ignorais ma fortune étant dans votre coeur ;
Et j'étais malheureux avec tant de bonheur.
Pourquoi me laissiez-vous, adorable princesse,
Dans un aveuglement fatal à ma tendresse ?
Qu'il m'a fait perdre ailleurs de soins, et de soupirs,
Et qu'une telle erreur m'a volé de plaisirs !
Ah ! Si depuis le temps que vous n'osez paraître...

SCÈNE X. Le Roi, Octave, Valère, Marcellin.

LE ROI.
Quel est ce trouble, Octave ?
OCTAVE.
On vient de vous connaître.
VALÈRE.
Ce mal est-il si grand ?
OCTAVE.
Ah ! Seigneur.
LE ROI.
Qu'est-ce enfin ?
OCTAVE.
Vous cessez de régner en changeant de destin.
LE ROI.
Ô Ciel !
VALÈRE.
Qu'entends-je ?
OCTAVE.
En vain par faveur, par adresse,
Fédéric veut gagner le peuple, et la noblesse ;
En vain il a vanté le seul sang de nos rois ;
Tout le monde s'attache à la rigueur des lois.
VALÈRE.
Hé ! Qu'a fait Fédéric contre un peuple rebelle ?
OCTAVE.
Il a perdu ses soins, son crédit, et son zèle.
LE ROI.
Le sort qui vous flattait, s'obstine à vous trahir ;
Valère, et votre espoir, vient de s'évanouir.
Vous aimiez une reine, et je cesse de l'être.
VALÈRE.
Non, non, vous régnerez, et vous serez sans maître :
Madame, cette loi n'est pas faite pour vous ;
Et si de ces abus nos pères trop jaloux
Eussent pu jusqu'à vous porter leur connaissance,
Votre sexe aurait part à la toute-puissance.
Ou dans le choix des rois le Ciel n'a point de part,
Et ce suprême rang n'est qu'un don du hasard ;
Ou bien tant de vertus méritent la couronne ;
En dépit de vos lois ce titre vous la donne.
Ah ! Si l'on connaissait l'aimable autorité
Qu'exerce la vertu jointe à tant de beauté,
Notre sexe aurait moins de pouvoir en Sicile.
Le beau sexe est traité de faible, et d'imbécile ;
Mais le sceptre des rois, le Timon des États,
Se doit-il gouverner par la force des bras ?
L'adresse, non la force, évite la tempête,
Et le bras sur le trône agit moins que la tête.
Mais qui destine-t-on au trône de nos rois ?
OCTAVE.
J'ai laissé le conseil opinant sur ce choix ;
Et comme j'en sortais, la nouvelle est venue
Que déjà l'ennemi s'offrait à notre vue,
Que Roger approchait, et menaçait nos bords,
Et qu'il fallait enfin prévenir ses efforts,
Avant que de songer à se choisir un maître.
VALÈRE.
Meure quiconque aura l'ambition de l'être :
Que l'État ébranlé par ses grands mouvements
Se renverse aujourd'hui jusqu'à ses fondements,
Avant que de souffrir qu'un autre ose y prétendre.
Tombe le trône enfin, s'il vous en faut descendre.
Mais pour mieux préparer ce glorieux éclat,
Allons contre Roger tenter ce grand combat ;
Et de ce bras vengeur du trône de Camille,
Je reviens vous placer dans celui de Sicile.
LE ROI.
Je prise peu ce rang, si Valère est pour moi ;
Mais Valère perd tout, à moins que d'être roi.
VALÈRE.
C'est pour vous seulement que j'en cherche la gloire.
LE ROI.
Camille pour régner n'attend qu'une victoire.
VALÈRE.
Camille en me quittant est trop à dédaigner ;
Et je vais la servir, pour vous faire régner.
LE ROI.
Mais ayez soin des jours plus chers que mon Empire.
VALÈRE.
Mes jours me sont moins chers que le bien où j'aspire.
LE ROI.
De vos seuls intérêts tout mon coeur est jaloux.
VALÈRE.
Je ne veux vivre, vaincre, et mourir que pour vous.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE. Marcellin, Camille, Florise.

MARCELLIN.
C'est à quoi l'obligeait la Puissance suprême ;
Yoland est son nom, et bientôt elle-même
Viendra vous excuser un tel déguisement.
CAMILLE.
Pour son seul intérêt je m'en plains seulement,
Puis qu'enfin Fédéric en a tout l'avantage.
MARCELLIN.
Il règne dans ces lieux par le commun suffrage ;
Mais lorsque le Conseil précipite ce choix,
Pour apaiser le peuple, on obéit aux lois.
Si près d'un grand combat ayant besoin d'un maître...
CAMILLE.
Il en usera bien, étant digne de l'être.
Va, dis lui de ma part que je plains son malheur.

SCÈNE II. Camille, Florise.

CAMILLE.
Hélas ! je sens le mien avec plus de douleur.
Que de trouble, Florise ! Un roi cesse de l'être ;
On donne une bataille, on change ici de Maître ;
Je trouve une Princesse où j'avais un amant ;
Un jour peut-il produire un si grand changement ?
Tu me faisais, Fortune, un peu trop de caresses,
Pour ne soupçonner pas tes perfides tendresses ;
Et ce dernier effet de tes voeux inconstants,
Me force de douter du succès que j'attends.
En espérant un roi, j'espérais la victoire ;
Ce roi s'évanouit, je tremble pour ma gloire ;
Et réglant mon espoir sur un tel changement,
D'un combat hasardeux je crains l'évènement.
FLORISE.
Par là le sort vous fait une faible menace ;
D'un roi qui vous vengeait, Fédéric prend la place ;
Pour le bras d'une fille, il vous offre le sien ;
Recouvrez votre Empire, et le reste n'est rien.
Ses deux illustres fils aident votre victoire ;
L'un le doit pour sa flamme, et l'autre pour sa gloire :
Vous savez que Fabrice a tant d'ardeur pour vous...
CAMILLE.
Je le sais, et j'en sens un transport assez doux ;
Je sens que c'est un bien que mon malheur me laisse,
De pouvoir me livrer à toute ma tendresse.
Fabrice en ce moment devenu fils de roi
Me paraît plus aimable, étant plus près de moi ;
Et mon orgueil lui-même ouvre toute mon âme
À l'apparent éclat d'une si belle flamme :
Déjà ce grand amour est si fort sur mon coeur,
Que je crains... mais il vient, et peut-être en vainqueur.

SCÈNE III. Fabrice, Camille, Florise.

FABRICE.
Madame, c'en est fait, vous avez la victoire ;
Au bras d'un nouveau roi vous devez cette gloire ;
Nous l'avons vu combattre avec tant de chaleur,
Que ses fils ont souvent rougi de sa valeur.
Il semblait que pour vous il ressentait ces flammes
Dont Mars avec l'amour brûle les belles âmes ;
Qu'il avait mes ardeurs, et qu'un plus grand espoir
Que la gloire de vaincre, animait son devoir.
Il a voulu sans doute, en vengeant une reine,
Montrer qu'il méritait la grandeur souveraine ;
Et qu'il fallait devoir la grandeur de ce choix,
À sa vertu, plutôt qu'à la faveur des lois.
Mais, Madame, au milieu d'une grande victoire,
Qui sur tout notre sang fait tomber tant de gloire,
Quand je puis m'applaudir du bonheur sans égal
Qui couronne mon père, et m'ôte un grand rival ;
Parmi tant de douceurs que le ciel nous envoie,
C'est votre seul bonheur qui fait toute ma joie.
CAMILLE.
Prince, votre bonheur me touche également ;
Et pour ne rien cacher d'un si doux sentiment,
Je dois vous avouer, qu'ici toute ma gloire,
Qu'ici le plus beau prix qui suit cette victoire,
Est de me voir par vous, et pour votre bonheur,
Reine de ma fortune ainsi que de mon coeur.
Voyez par quels moyens votre gloire s'achève,
Par quel chemin le sort jusqu'à moi vous élève ;
Il me chasse du trône, il me mène en ces lieux,
Il me fait voir en vous un appui glorieux ;
Il fléchit mon orgueil avec votre tendresse ;
D'un roi votre rival il fait une princesse ;
Il fait de votre père un monarque, un vainqueur,
Et par ces beaux degrés il vous met dans mon coeur.
FABRICE.
Ah ! Madame, est-il vrai ce que je viens d'entendre ?
Jusqu'à cette bonté ma reine a pu descendre ?
CAMILLE.
Mais puis-je vous donner mon trône avec mon coeur ?
Et puis-je pleinement m'assurer ce bonheur ?
FABRICE.
Roger étant défait, tout vous devient facile.
Des députés de Naples ont abordé cette île,
Qui regardant de loin le succès du combat,
Viennent pour se soumettre au nom de tout l'État.
Le roi dessus le Port les tient en conférence ;
Que vous faut-il encor après cette assurance ?
Mais il paraît, Madame, et vous allez savoir
Tout ce qu'ont fait pour vous son zèle et son devoir.

SCÈNE IV. Camille, Fédéric, Fabrice, Florise.

CAMILLE.
Par quels remerciements faut-il que je m'acquitte ?
Seigneur, ce que le ciel donne à votre mérite,
Ce trône dont il a prévenu vos exploits,
Suffit-il pour payer celui que je vous dois ?
FÉDÉRIC.
La Fortune m'accable ; et peut-être, princesse,
Répondra-t-elle mal au désir qui me presse ?
Au moment qu'elle rend tous mes désirs contents,
Je crains sa trahison sur un bien que j'attends :
Mais quelques biens enfin que m'offre la Fortune,
Il faudra qu'entre nous la gloire en soit commune.
Cependant, apprenez quel est notre bonheur.
À peine aux yeux de tous les lois et la faveur
M'avaient en plein Conseil accordé la couronne ;
Qu'alarmé tout d'un coup sur un bruit qui m'étonne,
Que le hardi Roger venait fondre sur nous,
Je cours à nos vaisseaux plein d'un ardent courroux,
J'anime tous nos chefs contre cette insolence.
Déjà mes deux enfants brûlants d'impatience,
Avaient tout disposé pour ce combat naval,
Et n'attendaient de moi que l'ordre et le signal.
Roger, quoi qu'assuré qu'on ne peut nous surprendre,
Songe à nous attaquer plutôt qu'à se défendre ;
Et comme se flattant d'un succès glorieux,
Il pousse avec les siens des cris victorieux.
Nous allons tous à lui ; mes deux fils me secondent ;
À l'espoir que j'en ai leurs courages répondent :
D'abord nous accrochons son vaste galion,
Comme le trône affreux de la rébellion.
Nous entrons, et forçons toute la résistance
Des premiers que Roger commet à sa défense.
Là Roger seul fait ferme, abat plusieurs des miens.
La valeur, qui partout abandonne les siens,
Semble se retirer au coeur de ce rebelle.
"Ô toi qui d'une femme embrasses la querelle,
Ose seul m'attaquer (me dit-il fièrement)"
Je répons à sa voix par des coups seulement.
Il se défend si bien, que d'abord j'ose croire
Que sa défaite enfin me vaudrait quelque gloire :
Je redouble mes coups ; lui se sentant blessé,
M'approche, me saisit, et me tient embrassé ;
Jusqu'au bord du tillac son désespoir m'entraîne :
Note: Tillac : Pont supérieur d'un navire.
À ce monstre mourant je m'arrache avec peine ;
Lui qui craint d'être pris, s'élance dedans l'eau,
Et son orgueil périt dans ce vaste tombeau.
CAMILLE.
C'est par ce dernier coup que vous vengez ma gloire.
FÉDÉRIC.
Mais voyez ce qui suit cette grande victoire.
Au nom de vos sujets ils députent vers moi ;
Et me voyant vainqueur, ils me veulent pour roi.
Quoi ! Vous vous alarmez, ce discours vous étonne.
CAMILLE.
Non, non, votre valeur a conquis ma couronne ;
Le droit d'en disposer, Seigneur, n'est plus à moi.
FÉDÉRIC.
Mais est-ce à vos sujets à se choisir un roi ?
Est-ce à moi de jouir d'une telle injustice ?
C'est de leur politique un grossier artifice,
Qui pour mettre à couvert de lâches révoltés,
Contre votre pouvoir cherchent ces sûretés.
CAMILLE.
Votre haute vertu se fait par tout connaître ;
Mais souffrez (car enfin vous en êtes le maître)
Que puis qu'à vos États il faut donner un roi,
J'en fasse un aujourd'hui pour régner avec moi.
En refusant pour vous l'offre d'un diadème,
Ne le refusez pas pour un autre vous-même,
Mon État et mon coeur me demandant ce choix ;
Et c'est dans votre sang qu'il faut choisir des rois.
FÉDÉRIC.
Ah ! Qu'un si digne aveu... Mais j'aperçois Valère.

SCÈNE V. Fédéric, Valère, Camille, Fabrice, Florise.

FÉDÉRIC.
Viens, approche mon fils, et d'une main si chère
De ton illustre amour vient recevoir le prix.
Quoi, je vous vois tous trois également surpris ?
CAMILLE.
Ah ! Seigneur, permettez...
VALÈRE.
Ne craignez rien, Madame.
Vous savez quel était le motif de ma flamme ;
Après vos traitements, dont je suis trop confus,
Je saurai prévenir la honte d'un refus.
Oui, cette grande reine enfin s'est fait justice,
Seigneur, et son amour me préfère Fabrice :
Mais j'ai dans ce moment, si vous y consentez,
De quoi me consoler de toutes ses fiertés.
FABRICE, bas.
Que j'aime son courroux !
FÉDÉRIC.
Ah ! Mon fils. Ah ! Madame.
Quel est donc mon espoir ?
CAMILLE.
Quel soin trouble votre âme ?
Fabrice comme lui n'est-il pas votre sang ?
Seigneur, en sa faveur disposez de mon rang ;
Je vois avec plaisir l'ambitieux Valère
Céder une couronne en faveur de son frère.
VALÈRE.
Je vois avec plaisir que mon frère a de quoi
Consoler votre orgueil de la perte d'un roi.
CAMILLE.
Il suffit que Fabrice a mérité de l'être ;
J'aime mieux faire un roi, qu'avoir un roi pour maître.
VALÈRE.
Dans le choix que j'ai fait je trouve tant d'appas...
CAMILLE.
Mais avouez au moins qu'un trône n'en est pas.
VALÈRE.
À tant d'appas le roi sera juste et fidèle ;
Il doit tout à ma reine, et n'est roi que pour elle.
FÉDÉRIC.
Je lui dois tout, mon fils,
Bas
Et c'est là ton malheur :
Mais il est temps enfin de le tirer d'erreur.
Mon fils... Mais j'aperçois le sujet de ma flamme.

SCÈNE DERNIÈRE. Yoland, Camille, Fédéric, Valère, Fabrice, Marcellin, Florise.

YOLAND, à Camille.
Me pardonnerez-vous...
CAMILLE.
Oublions tout, Madame.
YOLAND.
Vous me voyez encor sous ce déguisement ;
Honteuse de souffrir un triste changement,
Je me cache à moi-même...
FÉDÉRIC.
Excusez, grande reine...
YOLAND.
Me rendez-vous déjà le nom de Souveraine ?
Monté dans ce haut rang par votre propre choix,
Plutôt que par le droit que vous donnent les lois ;
En faites-vous sitôt un départ volontaire ?
Parlez, quel jugement enfin en dois-je faire ?
Dois-je honorer en vous cette grande action,
Et donner un beau nom à votre ambition ?
FÉDÉRIC.
Vous le pouvez, Madame, et mon obéissance
S'est conservée entière avec tant de puissance.
Par mes profonds respects, Madame, connaissez...
YOLAND.
Je vous connais enfin, Fédéric, c'est assez.
Que ne vous dois-je point ?
VALÈRE.
Tu triomphes, ma flamme.
FÉDÉRIC.
Vous ne me devez rien, connaissez mieux mon âme.
Je devrais en cédant le souverain pouvoir,
Le rendre tout entier à mon juste devoir ;
Au respect du serment, au bonheur de l'Empire ;
Et peut-être ce coeur (il est temps de le dire)
Oui peut-être ce coeur qui cède un bien si doux,
Ne le rend qu'à l'espoir de régner avec vous.
VALÈRE.
Ô ciel !
YOLAND.
Quoi ? Fédéric.
FÉDÉRIC.
Ne croyez pas, Madame,
Que trop ambitieux, j'aspire à votre flamme.
Si je l'avais été, mon rang et mon emploi,
Depuis que vous régnez, m'auraient pu faire roi.
Naples m'offre son trône après une victoire ;
À Camille, à mon Fils, j'en veux céder la gloire ;
Et vous pouvez juger après cette action,
Si mon coeur a brûlé de quelque ambition.
Vous savez que ce feu qui jamais ne s'arrête,
Peut par le crime même aller à sa conquête ;
Et qu'un coeur embrasé par un si vaste espoir,
Ne se refuse rien, quand il peut tout avoir.
Mais j'avais pour le trône un feu plus légitime,
J'y monte par la gloire, et non pas par le crime,
Et ne m'offre en ce rang aux yeux qui m'ont charmé,
Que par l'ambition d'aimer et d'être aimé.
J'ai crû que n'ayant rien dans mon peu de mérite,
Dont la voix aujourd'hui pour moi vous sollicite,
Qu'il fallait emprunter un attrait plus puissant,
Et couvrir cet espoir sous un charme innocent.
J'ai cru qu'une couronne en soutiendrait l'audace,
Et qu'à vous l'expliquer j'aurais mauvaise grâce,
Si le premier soupir qui vous montre ma foi,
Ne sortait de mon coeur par la bouche d'un roi.
YOLAND.
C'est là le beau prétexte, et le noble artifice
De votre ambition, et de votre injustice.
Ces éclats de vertu que vous m'avez fait voir,
N'avaient donc d'autre but qu'un si superbe espoir ?
Car enfin vous savez que j'ai choisi Valère.
Hé bien, régnez ; gardez le trône de mon père ;
Gardez par des serments indignement trahis,
Un rang que mon amour gardait pour votre fils.
De mon mauvais destin triomphe, cher Valère,
Aime moi sans couronne, et fais rougir ton père ;
Je bénirai du sort l'aimable trahison,
Si du trône mon coeur te peut faire raison.
VALÈRE.
Madame, j'ai pour vous un respect trop sincère,
Pour vous cacher ici qu'un trône a pu me plaire ;
Et qu'un autre qu'un père apprendrait aujourd'hui
Que qui perd ce haut rang, peut tout perdre avec lui.
Mais préféré par vous à la couronne offerte,
Je puis par votre amour réparer cette perte ;
Et si vous n'étiez pas mon espoir le plus doux,
Je me croirais indigne et du trône, et de vous.
À Camille.
Madame, triomphez du Sort qui nous outrage ;
Vous Fabrice, régnez, quand j'en perds l'avantage.
Je borne mes désirs à ce choix glorieux.
FABRICE.
Ce choix peut contenter les plus ambitieux.
FÉDÉRIC.
Ciel ! Qu'est-ce que je vois ? Notre grande Princesse
Préfère à sa fortune une indigne tendresse ?
Elle fait d'un Empire un généreux mépris,
Et mon Trône vaut moins que l'amour de mon Fils.
YOLAND.
À cent trônes mon coeur préfèrerait Valère.
Ne soyez point jaloux d'un fils qu'on vous préfère ;
Il est glorieux d'avoir donné le jour
À qui sait mieux qu'un roi mériter mon amour.
FÉDÉRIC.
Mon fils, et votre amour, n'auront pas la victoire ;
Ce coeur qui fut toujours amoureux de la gloire,
Qui du trône et de vous ne se sent enflammé
Que pour avoir enfin la gloire d'être aimé,
Ne leur cèdera point en mérite, en courage :
Je puis de votre amour perdre tout l'avantage ;
Mais j'aurai, si je perds l'espoir de vous charmer,
La gloire au moins d'aimer autant qu'on peut aimer.
Par un beau sentiment digne d'une Couronne,
Votre amour me la cède, et le mien vous la donne.
Ici, devoir, serment, rien n'y peut m'obliger ;
En vous offrant mon rang, j'ai su m'en dégager.
J'écoute seulement la gloire de ma flamme :
Toute sorte de gloire a contenté mon âme,
La gloire des emplois, des grandeurs, des combats,
Celle de bien aimer ne m'échappera pas.
Régnez, régnez, Madame, et pour régner sans peine,
Recevez de mon Fils la qualité de reine ;
Et puis que le beau Sexe est sujet parmi nous,
Vous régnerez par lui, comme il règne par vous.
YOLAND.
Ah ! D'un si digne fils illustre et digne père.
VALÈRE.
Ah ! Roi trop généreux. Ah ! Trop heureux Valère.
FABRICE.
Ah ! Seigneur.
CAMILLE.
Vous comblez nos souhaits les plus doux.
YOLAND.
N'était-ce pas assez de régner après vous ?
FÉDÉRIC.
Non, non, je puis régner en un autre moi-même ;
Puisque mon fils vous aime autant que je vous aime,
Souffrez que mes transports s'expliquent par les siens,
Prenez dans ses soupirs tout l'hommage des miens.
Vous, mes fils, rendez-vous dignes de ces princesses,
Méritez leurs grandeurs ainsi que leurs tendresses ;
Je serai trop heureux de me voir par mon choix,
Et par votre vertu, père de deux grands rois.
À Fabrice
Vous, au trône de Naples allez placer Camille,
À Valère
Vous, montrez notre reine aux Peuples de Sicile.

Holder of rights
Christoph Schöch

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