I -- Qui était le mystérieux personnage auquel on donnait le nom de l'Œil Gris ?

Les Français ont été souvent accusés, avec une apparence de raison, de connaître beaucoup moins leur propre histoire que celle des autres peuples anciens ou modernes.

On pourrait ajouter, mais cette fois avec raison, que la partie la plus négligée et par conséquent presque entièrement ignorée de cette histoire, est celle qui se rapporte à nos colonies ; que ces colonies soient en Afrique, en Amérique on en Océanie ; c'est-à-dire qu'elles soient situées aux confins du monde, ou seulement à quelques centaines de lieues de nos côtes.

Et pourtant que de liens étroits nous rattachent à ces colonies si dédaignées ! Que de souvenirs glorieux elles nous rappellent !

Que de preuves de dévouement et de fidélité elles ont données à la France dans les circonstances les plus critiques !

Pour ne parler ici que des Antilles, ces gracieuses corbeilles de fleurs aux parfums si doux et si enivrants, surgies du sein des eaux et disséminées comme de ravissantes oasis sur les flots bleus de l'Atlantique ; terres bénies où tout sourit au cœur et sur lesquelles la vie s'écoule comme un rêve féerique des Mille et une Nuits ; à combien de batailles terribles ont-elles assisté ! Quelles luttes acharnées ont-elles soutenues avec une énergie et une abnégation héroïques pour résister, soit au révoltes des noirs, soit aux attaques plus formidables encore de puissants envahisseurs étrangers afin de rester françaises et se conserver à cette mère patrie qu'elles aiment avec passion, peut-être à cause de sa constante ingratitude envers elles.

La Guadeloupe est, sans contredit, la plus complètement belle de ces îles charmantes qui composent l'écrin précieux de l'archipel Colombien ou des Antilles ; perles d'un irréprochable orient, égrenées par la main toute-puissante du Créateur, de son mystérieux chapelet de merveilles, et semées par lui à l'entrée du golfe du Mexique.

Rien ne saurait exprimer l'impression d'enivrante langueur qui s'empare des sens lorsque, après une longue et monotone traversée, le cri : terre ! est à l'improviste poussé par la vigie ; que l'eau se fait plus bleue et plus transparente ; que d'acres senteurs, portées sur l'aile humide de la brise, viennent gonfler les poumons d'un air vivifiant et embaumé ; qu'aux premiers rayons du soleil levant, comme l'antique Aphrodite sortent de l'écume de la mer, on voit tout à coup apparaître, se dessiner, vagues, indistinctes encore, et à demi voilées par une gaze brumeuse qui en estompe légèrement les contours, les côtes verdoyantes et pittoresquement découpées de la Guadeloupe, avec ses chaînes de montagnes volcaniques, dont les pilons hauts et chenus semblent s'incliner devant l'imposante Soufrière, constamment couronnée d'un nuage de fumée jaunâtre qui monte en tournoyant vers le ciel et lui fait une éblouissante auréole.

L'anse à la Barque est une baie profonde qui doit sans doute son nom singulier à la première barque qui y aborda ; c'est dans cette baie, une des plus belles de la Guadeloupe, que commence notre histoire.

Elle est située entre le quartier des Habitants et celui de Bouillante, à peu de distance de la Basse-Terre ; sa plage, formée d'un sable jaune et fin, est terminée par un pourtour de collines élevées, couvertes de cocotiers et de palmistes, étagés en amphithéâtre de la façon la plus pittoresque, et qui lui donnent un aspect ravissant.

Cette baie, assez large, et profonde de plus d'un kilomètre, a une entrée fort étroite défendue par deux batteries dont les feux se croisent, construites sur les pointes Coupard etDuché.

En temps ordinaire, l'anse à la Barque est presque déserte ; une trentaine de pêcheurs à peine s'y abritent tant bien que mal, dans de misérables espèces de huttes d'une architecture essentiellement primitive, faites avec quelques bambous plantés en terre et surmontés d'une toiture en vacois ; mais les jours de fête, et Dieu sait s'ils sont nombreux aux colonies, l'aspect de l'anse à la Barque change comme par enchantement ; elle s'anime, se peuple en quelques heures, et de calme et silencieuse qu'elle était, elle devient tout à coup bruyante et tumultueuse.

C'est dans cette baie que se donnent rendez-vous les noirs, les gens de couleur et les créoles des quartiers limitrophes, pour se divertir, boire et chanter, boire et chanter surtout.

Le jour où s'ouvre notre récit, le 4 mai 1802 ou, ainsi qu'on le disait alors, le 14 floréal an X, vers sept heures du soir, l'anse à la Barque présentait l'aspect le plus pittoresque et le plus animé ; une quarantaine d'ajoupas construits à la hâte et illuminés au moyen de lanternes vénitiennes, suspendues en festons après les arbres, regorgeaient de buveurs appartenant à toutes les teintes de la gamme humaine, depuis le noir d'Afrique jusqu'au blanc d'Europe, en passant par le Métis, le Mulâtre, le Quarteron, le Capre, le Mamalucco, et tant d'autres dont la nomenclature est interminable.

Les rafraîchissements, si tant est qu'on puisse leur donner ce nom, à profusion débités aux consommateurs, se composaient exclusivement de rhum, de tafia, de genièvre et d'eau-de-vie de France ; accompagnée de quelques vieux sirops aigris par l'âge et le climat, et complétés parfois, mais à de longs intervalles, par d'excellentes limonades ; pour être vrai, nous constaterons que seuls les alcools à fortes doses formaient la base des rafraîchissements dont s'abreuvaient les consommateurs altérés, groupés soit dans les ajoupas, soit sous les nombreux bosquets improvisés pour la circonstance ; bosquets mystérieusement éclairés par quelques rares lanternes en papier de couleur.

Ce soir-là, il y avait à l'anse de la Barque un bamboula, en réjouissance des assurances de paix données par le conseil de l'île et affichées à profusion dans toute la colonie ; aussi, malgré l'état d'inquiétude que faisait naître, parmi la population blanche, le provisoire dans lequel le pays était plongé depuis que, par un décret de la Convention, en date du 16 pluviôse an II, les noirs avaient été déclarés libres ; inquiétude qui prenait chaque jours des proportions plus grandes à cause des vexations de toutes sortes dont étaient accablés les habitants paisibles ; ceux-ci, confiants dans les promesses du général Magloire Pélage, homme de couleur et patriote sincère, qui n'avait pas hésité à assumer sur lui seul la lourde responsabilité de mettre un terme à cet état de choses, avaient-ils oublié leurs préoccupations ; et, avec cette insouciante imprévoyance créole dont aucun péril, si grand qu'il fût, ne saurait triompher, ils étaient accourus de toutes parts pour assister au bamboula.

Une foule bigarrée se promenait sur la plage, riant et causant, sans jamais se mêler, chaque caste évitant soigneusement tout contact avec une autre ; seuls les Banians ou petits blancs, ces singuliers colporteurs des colonies, circulaient à travers la foule sans le moindre embarras ; accostant les groupes divers avec un éternel et banal sourire stéréotypé sur les lèvres ; et offrant avec le même entrain et la même politesse leurs marchandises aux Blancs et aux Noirs, aux Capres et aux Mulâtres ; les canonniers et les soldats des deux batteries étaient aussi venus prendre part à la fête ; ils n'étaient pas les moins turbulents.

Devant un ajoupa où trônait majestueusement une magnifique mulâtresse de trente ans au plus, connue sous le nom de maman Mélie, et qui jouissait de la réputation de débiter, sans augmentation de prix, les meilleurs rafraîchissements de l'anse à la Barque, quatre ou cinq bosquets avaient été établis ; deux de ces bosquets étaient occupés ; le premier, par deux noirs de pure race Mozambique, taillés en hercules, au regard louche et à la mine sournoise ; ces noirs, tout en buvant du tafia à pleins verres, causaient entre eux d'une voix basse et contenue, en lançant par intervalles des regards menaçants et chargés de haine vers le second bosquet, sous lequel trois personnes de race blanche étaient assises.

Ces trois personnes devaient appartenir à la plus haute société de la colonie, car un nègre d'un certain âge, porteur d'une bonne figure et vêtu d'une riche livrée, se tenait debout à l'entrée du bosquet, assez loin pour ne pas entendre la conversation de ses maîtres, et assez près pour exécuter à l'instant les ordres qu'il leur plairait de lui donner. En effet, ce digne nègre qui répondait au nom tant soit peu bucolique de Myrthil appartenait à M. le marquis de la Brunerie, l'un des planteurs les plus riches et les plus influents de l'île ; c'était le marquis lui-même qui, en ce moment, se trouvait assis sous le bosquet, en compagnie de sa fille, mademoiselle Renne de la Brunerie et du capitaine Paul de Chatenoy, son parent éloigné, aide de camp du général Sériziat, à la suite duquel il était arrivé quelques semaines auparavant à Marie-Galante, où le général avait provisoirement établi sa résidence.

La famille de la Brunerie, alliée aux Houël, aux Boulogne, aux Raby, aux Boisseret, les plus anciennes maisons de la colonie, celles qu'on nommait les coseigneurs, a toujours tenu un rang élevé et joué un rôle important dans les affaires de la Guadeloupe, depuis l'époque où elle s'y est fixée en 1635, lorsque les Français s'établirent dans l'île après en avoir chassé les Caraïbes.

Dans les premières années du dix-huitième siècle, le marquis de la Brunerie, alors soupçonné d'avoir donné asile sur ses domaines à plusieurs protestants proscrits, accusé en outre, de faire une vive opposition au gouvernement colonial, fut décrété de prise de corps ; mais, prévenu secrètement il eut le temps de mettre ordre à ses affaires et d'éviter en quittent l'île, l'arrestation dont il était menacé ; avant son départ, il avait eu, dit-on, -- car toute cette affaire fut toujours enveloppée d'un mystère impénétrable, -- la précaution, pour éviter la confiscation, de faire un transport fictif de tous ses biens à son frère cadet.

Que devint le marquis après cette fuite ? On l'ignora toujours. Quelques personnes qui l'avaient beaucoup connu affirmèrent, au commencement de la régence, que, par une nuit sombre et orageuse, une goélette avait jeté l'ancre à l'anse aux Marigots, qu'une embarcation s'était détachée de ce navire et avait mis à terre un passager, qui n'était autre que le marquis de la Brunerie ; que celui-ci s'était enfoncé dans l'intérieur de l'île, se dirigeant vers l'habitation d'Anglemont, alors habitée par son frère, où on l'avait vu entrer, mais dont personne ne l'avait vu sortir ; le lendemain, au lever du soleil, l'anse aux Marigots était déserte, la goélette avait disparu.

Ces bruits, rapidement propagés, causèrent une vive émotion à la Guadeloupe ; une enquête fut faite, sans résultat ; puis les années s'accumulèrent, de graves événements surgirent, cette affaire ténébreuse fut oubliée ; la vie et la mort du marquis restèrent à l'état d'indéchiffrable énigme ; personne ne revendiqua ses biens en son nom ; son frère eu jouit sans être inquiété et les légua en mourant à son fils qui, ainsi que son père l'avait fait, prit le nom et le titre de marquis de la Brunerie, sans que jamais on essayait de les lui contester.

Le marquis de la Brunerie dont nous nous occupons, était le fils de ce la Brunerie ; à l'époque où nous le rencontrons, c'était un homme de soixante ans, encore vert, d'une taille élevée, de manières élégantes et d'une physionomie douce, sympathique et empreinte d'une constante mélancolie ; doué de qualités sérieuses, d'une intelligence développée par l'étude, il faisait partie de cette noblesse éclairée, dans les rangs de laquelle les grands penseurs du dix-huitième siècle avaient recruté de si nombreux et de si ardents adeptes.

En apprenant l'établissement de la République en France, M. de la Brunerie avait, sans regret, fait l'abandon de ses titres pour devenir simple citoyen ; depuis lors, il avait suivi, sans se démentir, la ligne de conduite qu'il s'était tracé ; aussi, loin de déchoir, son influence s'était accrue, et il était considéré comme un des hommes les plus honorables de la Guadeloupe.

Son cousin, le capitaine Paul de Chatenoy, avait vingt-cinq ans ; c'était un beau et fier jeune homme, à l'âme ardente et enthousiaste, passionné pour la carrière qu'il avait embrassée et qui semblait lui promettre un brillant avenir. Il aspirait en secret à la main de sa cousine, union que M. de la Brunerie aurait vue peut-être avec plaisir, mais dont la jeune fille paraissait ne se soucier que médiocrement.

Renée de la Brunerie, âgée de dix-sept ans, était belle de cette excentrique beauté créole à laquelle aucune autre ne saurait être comparée. Nonchalamment assise comme elle l'était en ce moment, sous ce bosquet verdoyant que tachetaient çà et là des jasmins d'Espagne, au milieu de ce cadre vert et embaumé, irisé par la lumière des lanternes de lueurs changeantes et fugitives, le buste légèrement penché en arrière, ses grands yeux bleus aux regards rêveurs, errants à l'aventure et sans but, avec des flots de cheveux noirs tombant sur ses blanches épaules, son front pure transparent comme de la nacre, elle ressemblait, dans la demi-obscurité du feuillage, à l'une de ces pâles apparitions créées par le génie poétique d'Ossian.

La jeune fille ne prenait aucune part à la conversation, elle ne l'entendait même pas, elle rêvait.

Cependant cette conversation était très animée et surtout fort intéressante : M. de la Brunerie et de Chatenoy causaient politique.

Le planteur s'étonnait à bon droit que le général Sériziat, au lieu de se rendre directement à la Guadeloupe, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre du premier consul à son départ de France, eût prêté l'oreille aux calomnies de l'ex-capitaine général Lacrosse, cet homme que sa tyrannie et ses concussions avaient rendu odieux aux habitants, et que le général Pélage, pour lui sauver la vie, s'était vu contraint d'arrêter et de chasser de la colonie ; que, cédant aux insinuations de cet homme méprisé de tous, et qui s'était réfugié à la Dominique sous la protection anglaise, le général Sériziat eût noué des relations avec lui, au point de l'aller visiter au milieu du camp volant que, depuis quelques semaines, cet homme avait eu l'audace d'établir aux Saintes, sans doute dans le but de tenter un débarquement à la Guadeloupe, et de replonger le pays dans l'anarchie, en excitant la guerre civile.

Le capitaine, fort peu diplomate de sa nature et très embarrassé pour répondre, essayait d'éluder, autant que possible, les questions pressantes que lui adressait le planteur ; n'ayant à donner que des raisons spécieuses, il se bornait à dire que le général Sériziat, ignorant complètement les faits qui, depuis dix ans, s'étaient passés dans la colonie, craignait de se compromettre avec les partis ; qu'il temporisait en attendant l'arrivée prochaine de l'expédition partie de France sous les ordres du général Richepance, qu'il considérait comme son chef immédiat et dont, par une initiative maladroite, il ne voulait pas faire manquer les plans.

Pendant que M. de la Brunerie et le capitaine causaient ainsi, dans le bosquet voisin, les deux nègres dont nous avons parlé plus haut, avaient entre eux une conversation sur un sujet complètement différent, mais qui ne laissait pas que de les intéresser vivement.

Ces nègres étaient sans nul doute des Marrons ; tout en eux, leurs vêtements, leurs manières, l'inquiétude qui, parfois, éclatait dans leurs regards fureteurs, le décelait clairement ; il fallait que ces hommes fussent doués d'une extrême audace, ou que des motifs d'une haute gravité réclamassent leur présence en ce lieu, pour qu'ils eussent osé se risquer, un soir de bamboula, à l'anse à la Barque, au milieu de tant de gens dont la plupart les connaissaient et pouvaient, même sans mauvaise intention, les perdre en trahissant leur incognito.

Le lecteur sera sans doute surpris de nous voir mettre en scène des nègres marron, c'est-à-dire des esclaves en état de rébellion, dans un pays où, avons-nous dit, la liberté des hommes de couleur avait été proclamée.

Cette surprise cessera sans doute lorsque nous aurons dit que le décret de la Convention, bien que promulgué à la Guadeloupe par le représentant Hugues, resta presque à l'état de lettre morte dans la colonie ; trop d'intérêts étaient en jeu pour qu'il fut exécuté.

Après le départ du représentant de la Convention nationale, les colons, guidés par une cupidité odieuse et aidés par des gouverneurs qui se firent leurs complices, rétablirent, sinon de droit, du moins de fait, l'esclavage des nègres. La plus grande partie des noirs et des mulâtres ne voulurent pas se soumettre aux exigences illégales du gouvernement colonial ; ils se jetèrent dans les mornes et furent malgré le décret d'émancipation considérés comme marrons ou révoltés. Des troubles naquirent de cet état de choses ; ils s'augmentèrent des menées des anglais et prirent une forme très menaçante après le décret déplorable du premier consul ; décret rétablissant légalement l'esclavage.

Les expéditions de Saint-Domingue et de la Guadeloupe n'eurent en réalité d'autre but que l'exécution de ce décret, à la fois inique et impolitique et qui fit tant de mal à la France.

-- Allons, Saturne, mon ami, dit l'un des noirs à l'autre, en lui versant du tafia, bois un coup, cela te remettra ; jamais je ne t'ai vu aussi triste.

-- Ah ! massa Pierrot, répondit mélancoliquement Saturne en vidant son verre d'un trait ; j'ai le cœur malade.

-- Tu n'es qu'un poltron ; de quoi as-tu peur ?

-- Je n'ai pas peur pour moi, massa Pierrot.

-- Pour qui donc alors ?

-- Pour massa Télémaque ; je crains qu'il ne lui soit arrivé malheur.

-- Saturne, mon ami, tu es un niais ; massa Télémaque est le bras droit du capitaine Ignace, il ne peut rien lui arriver.

-- C'est possible ; pourtant...

-- Tais-toi ! interrompit brusquement son camarade ; c'est moi qui t'ai recommandé à massa Télémaque ; je lui ai répondu de toi ; tu sais pourquoi nous sommes ici ; fais attention à ne pas faiblir quand le moment d'agir sera venu, sinon je te promets que je saurai te punir.

-- Je ferai mon devoir, massa Pierrot ; ne craignez rien de moi.

-- C'est bon, tu es averti ; nous verrons cela. À ta santé !

Et ils burent.

Au moment où Pierrot se versait une nouvelle rasade, une ombre se dessina à rentrée du bosquet, ombre massive et gigantesque, et un homme pénétra sous le feuillage, après avoir écrasé d'un vigoureux coup de poing les deux lanternes en papier qui éclairaient tant bien que mal l'intérieur du bosquet.

-- Sacrebleu ! êtes-vous fous ? grommela-t-il d'un ton de mauvaise humeur, en se laissant tomber plutôt qu'il ne s'assit sur un siège.

-- Massa Télémaque ! s'écrièrent les deux noirs.

-- Silence ! brutes que vous êtes, reprit-il ; ce lieu est-il propice pour crier ainsi mon nom ! Pourquoi avez-vous laissé ces deux lanternes allumées ?

-- Mais, massa... murmura Pierrot.

Télémaque ne lui donna pas le temps d'achever la phrase sans doute assez embrouillée qu'il commençait.

-- Afin qu'on vous reconnaisse plus facilement, n'est-ce pas, idiots que vous êtes ? interrompit-il en haussant les épaules avec mépris.

Les nègres baissèrent humblement la tête sans répondre.

Ce Télémaque était un mulâtre gigantesque, taillé en athlète, aux traits repoussants et aux regards fauves ; il portait clairement le mot : Potence, écrit sur son front déprimé comme celui d'un félin.

Après avoir bu une large rasade de tafia, il reprit :

-- Est-elle là ?

-- Oui, massa, répondit vivement Pierrot.

-- Seule !

-- Non ; vous pouvez l'apercevoir d'ici ; elle est accompagnée de son père et de son cousin de France, l'aide de camp du général Sériziat.

-- Tant mieux, murmura Télémaque d'une voix sourde.

Il y eut un instant de silence pendant lequel les trois hommes remplirent et vidèrent d'autres verres à plusieurs reprises ; Télémaque jetait autour de lui des regards inquiets et fureteurs.

Après une légère hésitation, le mulâtre se pencha en avant, et poussa un cri doux et modulé, ressemblant à s'y méprendre à celui du courlis, cri que deux fois il répéta à un court intervalle.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, lorsque maman Mélie se glissa silencieusement sous le bosquet ; la mulâtresse tremblait, son visage avait cette teinte d'un gris terreux qui est la pâleur des nègres ; elle tenait par contenance une bouteille de tafia de chaque main. Après les avoir posées sur la table, elle se tint immobile devant Télémaque, qui fixait sur elle son regard lançant des lueurs fauves.

Il fallait que le mulâtre possédât sur cette femme une puissance occulte bien grande, pour la contraindre ainsi à tout abandonner pour accourir à son premier signal et se mettre à ses ordres, elle si dédaigneuse et si hautaine d'ordinaire, même envers les personnes qu'elle avait intérêt à ménager.

-- Eh ! eh ! te voilà, dit enfin Télémaque en ricanant. Bonsoir, maman Mélie.

-- Bonsoir, répondit-elle brusquement ; que me voulez-vous, missa Télémaque ? Parlez vite, je suis pressée.

-- Nous le sommes tous ; reprit-il sur le même ton. Je suis ici de la part du capitaine Ignace.

-- Je le sais, il m'a prévenue hier.

-- C'est bien. Es-tu décidée à lui obéir ?

La mulâtresse frissonna et baissa la tête sans répondre.

-- Es-tu décidée à obéir aux ordres que tu as reçus ? reprit durement le mulâtre.

-- Pourquoi le capitaine Ignace veut-il tuer mamzelle ? murmura Mélie avec hésitation.

-- Que t'importe ! Ce ne sont pas tes affaires.

-- Mamzelle Renée est bonne pour les pauvres gens de couleur, insista la mulâtresse d'une voix insinuante ; elle leur fait beaucoup de bien ; le capitaine Ignace ne la connaît pas ; il ne peut vouloir sa mort.

-- Tu as tort et raison à la fois, maman Mélie, répondit le mulâtre avec un rire féroce ; il ne connaît pas mamzelle Renée, cependant il veut qu'elle meure.

-- Pourquoi la tuer ?

-- Je pourrais ne pas répondre à cette question, mais ce soir je me sens de bonne humeur et je consens à te satisfaire ; écoute-moi et fais ton profit de mes paroles : L'Œil Gris, le vieux Chasseur de rats... tu le connais, celui-là, n'est-ce pas ?

-- L'Œil Gris est un méchant obi, il est l'ennemi des noirs, répondit la mulâtresse en frissonnant ; il tue sans pitié les pauvres marrons qu'il poursuit dans les mornes comme des bêtes sauvages ; le Chasseur de rats possède un grigri qui le rend invulnérable ; les balles s'aplatissent sur son corps ; les sabres et les poignards se brisent en le touchant ; tous les hommes de couleur le détestent.

-- C'est cela même, dit le mulâtre d'une voix sourde ; vingt fois le capitaine Ignace a tenté de le tuer, vingt fois il a échoué ; le grigri du Chasseur de rats a été plus puissant que celui du capitaine ; voyant cela, Ignace se fit faire un Quienbois, par la sorcière de la Pointe-noire ; alors il apprit que la vie du vieux Chasseur était attachée à celle de mamzelle Renée, parce qu'il l'aime comme si elle était sa fille, et qu'en tuant l'enfant du planteur, l'Œil Gris mourrait aussitôt. Me comprends-tu ?

-- Oui, je vous comprends, répondit-elle en hochant tristement la tête ; mais c'est bien cruel de tuer une si bonne et si belle mamzelle.

-- Il le faut ; d'ailleurs, c'est une blanche.

-- C'est vrai, pauvre enfant, sa peau est blanche, mais son cœur est semblable aux nôtres.

-- Qu'importe cela ! Obéiras-tu ? Songe que le capitaine Ignace peut t'y contraindre.

-- Il est inutile de menacer, répondit maman Mélie avec un frisson d'épouvante. J'obéirai.

-- Quand cela ?

-- Avant une heure, elle sera morte.

-- Prends garde de te jouer de moi !

-- J'obéirai, reprit-elle d'une voix nerveuse.

-- Va ! J'attendrai ici l'accomplissement de ta promesse.

La mulâtresse fit un geste de désespoir et elle disparut.

-- À boire ! dit le mulâtre en tendant son verre à Saturne qui le remplit ; bientôt nous saurons si ce démon de Chasseur est véritablement invulnérable.

-- Nous n'avons qu'une heure à attendre, dit Pierrot d'un air câlin, ce n'est rien.

-- J'espère que cette fois nous réussirons, reprit le mulâtre ; j'ai bon espoir ; cet homme, qui toujours, jusqu'à présent, était, on ne sait comment, averti des embuscades que nous lui tendions, on ne l'a pas aperçu depuis hier ; personne ne l'a vu ; donc, il ne sait rien, sans cela il serait ici.

-- C'est positif, ponctua Pierrot.

-- Silence ! s'écria tout à coup Saturne.

-- Pourquoi silence ?

-- Regardez ! le voilà ! reprit le noir en étendant le bras dans la direction de la plage.

-- L'œil Gris... ! murmurèrent les deux hommes avec une indicible épouvante.

Par un mouvement instinctif, dominés par la terreur superstitieuse que leur inspirait cet homme étrange, ils se blottirent en tremblant au fond du bosquet et demeurèrent immobiles dans les ténèbres, effarés et respirant à peine.

L'Œil Gris étant, sinon le principal, mais tout au moins un des plus importants personnages de cette histoire, il est indispensable de le bien faire connaître au lecteur. Dix ans environ avant l'époque où commence notre récit, le trois-mâts de Nantes, l'Aimable-Sophie, arriva à la Basse-Terre, venant de Québec. Au nombre de ses passagers, il se trouvait un homme qui, pendant toute la traversée, avait été un problème insoluble pour l'équipage et pour le capitaine lui même.

Cet homme connu seulement sous le nom de L'Œil Gris, avait soldé d'avance son passage en onces mexicaines ; de plus, il avait été chaudement recommandé au capitaine par un des principaux négociants de Québec ; il était donc parfaitement en règle de toutes les façons ; il n'y avait pas la moindre observation à lui adresser.

Quant aux curieux qui avait tenté de l'interroger, il les avait si vertement reçus au premier mot qu'ils avaient hasardé, que tout de suite l'envie leur était passée de continuer ou même de lier connaissance avec lui.

C'était d'ailleurs un homme sociable, ne se plaignant jamais de rien ; passant des journées entières à se promener de long en large sur le pont, sans parler à personne, et dont la seule distraction consistait à tirer au vol, sans jamais les manquer, les frégates, les damiers ou les alcyons assez imprudents pour se risquer trop près du navire.

L'inconnu avait, ou du moins paraissait avoir soixante ans ; peut-être était-il plus âgé ; peut-être l'était-il moins ; nul n'aurait pu dire au juste son âge.

C'était un grand vieillard de près de six pieds, d'une verdeur, d'une agilité et d'une vigueur extraordinaires ; sa maigreur brune et osseuse laissait presque à nu le jeu actif et passionné de ses muscles. Ce qui frappait dans son étrange physionomie, c'était un type fort prononcé dont le galbe mince, effilé, saillant, tenait quelque chose de l'Arabe, bien que sa peau, tannée par le froid, le chaud, le vent, la pluie et le soleil, eut la couleur de la brique ; la rudesse pénétrante de ses yeux presque ronds, ardents et mobiles, dont le disque était un charbon et le regard une effluve magnétique ; sa barbe d'un blond fauve, semée de quelques fils d'argent, tombait en éventail sur sa poitrine. Il avait le front large, pur et échancré ; à la moindre émotion, au plus léger pli qui se formait sur ce front si lisse d'ordinaire, ses longs cheveux fauves avaient la singulière propriété de se hérisser, et alors cette figure extraordinaire prenait une ressemblance frappante avec celle de l'aigle.

Le costume de cet homme était aussi bizarre que l'était sa personne.

Il se composait d'un vêtement entier, veste, culotte et guêtres montant sur le genou, le tout en peau de daim à demi tannée ; il couvrait sa tête avec bonnet en peau de renard dont la queue lui pendait par derrière jusqu'au milieu du dos ; une large ceinture, en cuir comme le reste de son costume, lui serrait étroitement les hanches et soutenait, à droite, un sac à balles et une poire à poudre faite d'une corne de buffle, à gauche, un couteau de chasse à lame large et effilée, et une hache.

Ainsi vêtu, chaussé d'épais souliers en cuir fauve, et tenant à la main un long fusil de boucanier, cet homme avait un aspect imposant qui attirait la sympathie ; on sentait qu'il y avait dans cette nature rebelle quelque chose de fort et de puissant qui devait être respecté.

À peine le trois-mâts l'Aimable Sophie eut-il laissé tomber son ancre dans la rade de la Basse-Terre, que le passager se fit mettre à terre, traversa la ville sans s'y arrêter et s'enfonça le fusil sur l'épaule dans les mornes.

Plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'on entendit parler de lui ; il chassait, non pas la grosse bête ni le fauve, la Guadeloupe ne possède et n'a jamais possédé aucun animal nuisible ; or, cet homme, véritable chasseur et Chasseur canadien qui plus est, c'est-à-dire accoutumé à lutter corps à corps avec les ours, et à combattre les animaux les plus redoutables, devait mener une existence assez insipide dans cette île, où, pour lui, la chasse était réduite à sa plus simple expression.

Il paraît qu'il comprit bientôt ce que cette position avait de précaire ; avec cette rapidité de conception qui était un des côtés saillants de son caractère, il résolut de modifier complètement sa manière de vivre et de tirer parti au point de vue de l'intérêt général de ses qualités de chasseur ; cette résolution prise, il l'exécuta immédiatement de la façon suivante.

Nous avons dit que la Guadeloupe ne possède pas d'animaux nuisibles ; nous nous sommes trompés : elle possède des rats énormes apportés par les navires ; ces rongeurs sont de véritable plaie pour le pays ; ils dévorent tout ; un champ de cannes à sucre ou de café dans lequel ils se mettent est perdu pour son propriétaire ; en moins de quelques jours tout est ravagé ; leurs dommages sont immenses ; aussi les planteurs se sont ils entendus pour payer une prime considérable aux gens assez avisés pour les délivrer de ces hôtes incommodes.

Notre personnage fit venir, on ne sut jamais d'où, deux couples de ces chiens que l'on nomme aujourd'hui ratiers ; il les dressa en conséquence et se fit chasseur de rats ; il parcourut alors les plantations, suivi, sur les talons, par une demi-douzaine de chiens microscopiques aux oreilles droites, au flair infaillible, à l'œil de feu, aux jarrets de fer et aux muscles d'acier, avec lesquels il fit aux rats une guerre implacable, d'où vint le nom de Chasseur de rats qui fut immédiatement ajouté à celui d'Œil Gris, sous lequel il était déjà connu.

Mais cette occupation, si lucrative, qu'elle fut, ne suffisait pas pour satisfaire l'ardente activité de ce singulier personnage ; il lui fallait employer son fusil, devenu pour lui un meuble presque inutile.

À cette époque, la Guadeloupe, en proie à la guerre civile, suite au soulèvement des noirs, pullulait de nègres marrons, d'autant plus redoutables qu'ils s'étaient réfugiés dans des mornes inaccessibles, du haut desquels, comme un vol de vautours, ils s'abattaient sur les habitations et les livraient au pillage.

Les fauves que depuis si longtemps l'Œil Gris cherchait vainement, il les avait enfin trouvés ; il dressa ses ratiers à dépister les nègres rebelles, et il se fit résolument chasseur, non plus seulement de rats cette fois, mais de marrons.

Cette chasse incessante à l'homme qu'il avait ajouté à son commerce eut pour résultat de lui faire connaître l'île et les mornes comme s'il y fût né.

Les esclaves fugitifs ne trouvaient plus de retraites assez sûres pour se soustraire aux poursuites de leur implacable ennemi ; celui-ci les relançait jusque dans les mornes ignorés où pendant si longtemps ils avaient joui de la plus complète impunité.

Les fugitifs, ainsi harcelés, jurèrent une haine noire à l'homme qui s'était donné la tâche de les détruire.

Le Chasseur eut alors une lutte terrible à soutenir ; s'il échappa à la mort, ce ne fut que par des miracles d'adresse, d'astuce et de courage ; maintes fois il faillit succomber sous les coups de ces malheureux, réduits au désespoir, car toujours il chassait seul, sans autres auxiliaires que ses ratiers qui ne pouvaient le défendre sérieusement.

Un jour, cependant, sa fortune habituelle sembla l'abandonner. Attaqué à l'improviste par une dizaine de nègres marrons, malgré des prodiges de valeur et après une lutte qui avait pris des proportions épiques, accablé sous le nombre, il tomba ; ses ennemis, acharnés après lui, se préparaient à lui couper la tête, pour être bien certains de l'avoir tué, lorsqu'un bruit soudain les obligea, à leur grand regret, à gagner au pied et à prendre la fuite.

À peine eurent-ils disparu dans les méandres de la route qu'une jeune fille ou plutôt une enfant de neuf, dix ans, montée sur un charmant poney et accompagnée de plusieurs serviteurs noirs, se montra à l'angle du chemin.

Cette jeune enfant était Renée de la Brunerie.

En apercevant ce corps étendu à travers du sentier qu'elle suivait, et perdant son sang par vingt blessures, la jeune fille se sentit prise d'une immense pitié ; d'ailleurs, elle connaissait le Chasseur pour l'avoir vu venir plusieurs fois à l'habitation, où il ne faisait, du reste, que de rares apparitions et seulement lorsqu'il y était mandé ; il paraissait éprouver, on ne savait pourquoi, une répulsion invincible pour la famille de la Brunerie. Renée ne songea à rien de tout cela ; elle vit un homme en danger de mort, et, sans hésiter, elle résolut de le sauver.

Le Chasseur fut transporté à l'habitation ; là, les soins les plus attentifs lui furent prodigués.

Renée, malgré sa jeunesse, ne se fia à personne du soin de veiller sur le blessé ; elle le soigna avec une abnégation et un dévouement extraordinaires, ne le quittant ni jour, ni nuit ; constamment attentive à ce qu'il ne manquât de rien.

Le marquis de la Brunerie voyait avec joie la conduite de sa fille, le soin avec lequel elle surveillait son blessé, ainsi qu'elle le nommait ; il était fier de lui reconnaître, dans un âge aussi tendre, des sentiments aussi nobles et aussi élevés ; il la laissa donc libre d'agir à sa guise.

Le blessé guérit, grâce aux soins de sa jeune garde-malade.

Alors commença entre le vieillard et l'enfant une de ces intimités dont rien ne saurait exprimer la douceur ; toute de tendresse de la part de l'enfant, toute de dévouement de celle du vieillard, naïve et profonde des deux côtés.

Le Chasseur, tout en continuant à rester, pour les autres membres de la famille de la Brunerie, brusque, brutal et presque hostile à l'occasion, devint pour Renée presque un père ; s'ingéniant sans cesse à lui apporter les plumes les plus rares, les fleurs les plus belles ; tous ces riens, enfin, qui plaisent tant aux enfants.

Deux ans plus tard, la jeune fille tomba gravement malade, un instant on désespéra de sa vie ; cette fois le Chasseur paya amplement la dette qu'il avait contractée, en devenant à son tour, le sauveur de celle qui l'avait sauvé.

La douleur du vieillard fut immense lorsque l'époque arriva où, selon la coutume contractée aux colonies, Renée dut se rendre en France pour y terminer son éducation, et qu'il fut contraint de se séparer d'elle.

Pendant tout le temps que dura l'absence de la jeune fille, le Chasseur ne parut pas une seule fois à la plantation ; il ne faisait plus rien qui vaille ; son existence s'écoulait triste et décolorée ; il vivait à l'aventure, pour ne pas mourir ; il voulait la revoir !

Lorsque le retour prochain de Renée de la Brunerie fut annoncé, il surveilla attentivement les navires qui apparaissaient dans les atterrissages de la Guadeloupe.

Lorsqu'elle débarqua à la Basse-Terre, la première personne sur laquelle se reposa son regard fut le Chasseur qui, retiré un peu à l'écart, appuyé sur son long fusil, la contemplait d'un air attendri, s'émerveillant de la revoir si belle.

Il recommença alors à fréquenter l'habitation de la Brunerie ; Renée était revenue.

C'était bien le Chasseur que les trois nègres marrons avaient aperçu ; il n'y avait pas le moindre doute à avoir sur son identité.

Le Chasseur, suivi pas à pas par ses ratiers, marchait doucement, le fusil sous le bras, le front pensif, et ne semblant accorder, tant il se concentrait en lui-même, qu'une très médiocre attention à ce qui se passait autour de lui.

Il traversait insoucieusement les groupes qui s'ouvraient, soit par crainte, soit par respect, pour lui livrer passage.

Il arriva ainsi devant le bosquet au fond duquel les marrons étaient réfugiés, presque évanouis de terreur.

Les ratiers, moins préoccupés que leur maître, tombèrent aussitôt en arrêt en grondant sourdement.

Les nègres se crurent perdus.

Mais, en ce moment, soit hasard, soit tout autre mot, le Chasseur releva la tête et, à quelques pas de lui seulement, il aperçut Renée de la Brunerie.

Son front soucieux s'éclaircit subitement, un doux sourire entrouvrit ses lèvres ; il pressa le pas et se dirigea droit au bosquet où se trouvait la jeune fille.

Les chiens, voyant leur maître s'éloigner, se résignèrent à le suivre ; mais ce ne fut qu'après avoir longtemps hésité qu'ils levèrent enfin leur arrêt.

Cette fois les nègres étaient sauvés, ou, du moins, ils le supposaient.

II -- Comment fut interrompu le bamboula de l'Anse à la Barque et ce qui en advint.

Le Chasseur de rats, après avoir passé devant les trois redoutables conspirateurs, sans même soupçonner leur présence, continua paisiblement sa route, et s'arrêta à l'entrée du bosquet sous lequel étaient assis les membres de la famille de la Brunerie.

Comme si un secret pressentiment eût averti la jeune fille de la présence de son ami, soudain elle tressaillit et tourna la tête de son côté.

-- Bonsoir, père, lui dit-elle d'une voix caressante, je vous attendais.

-- Et moi je vous cherchais, répondit-il avec intention. Bonsoir, mademoiselle Renée.

Et il pénétra sous le bosquet.

Un trait de flamme jaillit à travers les longues prunelles de la jeune fille, elle reprit avec émotion en lui désignant un siège :

-- Asseyez-vous là, près de moi, vous avez bien tardé ?

-- Vous voilà, Chasseur, lui dit amicalement M. de la Brunerie en lui tendant la main. Soyez le bienvenu.

-- Avez-vous appris quelque chose ? ajouta le capitaine de Chatenoy en imitant le mouvement du planteur.

-- Je le crois, répondit le vieillard avec un sourire énigmatique. Votre serviteur, messieurs.

Il porta la main à son bonnet d'un air cérémonieux, sans paraître remarquer le geste affectueux des deux hommes, et il s'assit sur le siège que la jeune fille lui avait indiqué à son côté.

-- Vous vous faites toujours pour nous un messager de bonnes nouvelles, lui dit Renée, qui prenait plaisir à l'entendre causer.

-- Dieu veuille que jamais je ne vous en apporte de mauvaises, chère demoiselle !

-- Vous avez donc appris quelque chose ?

-- Je ne sais pourquoi, mais j'ai presque la certitude que vous me remercierez de ce que, ce soir, je vous annoncerai.

-- Moi ?... père... fit Renée toute surprise.

-- Peut-être, mon enfant. N'êtes-vous pas un peu curieuse de savoir pour quelle raison, depuis deux jours, je ne vous ai pas fait ma visite habituelle à la plantation ?

-- Oui, père, très curieuse et surtout très colère contre vous ; parlez tout de suite.

-- Patience, chère petite, bientôt vous serez satisfaite.

Dans la famille de la Brunerie, tout le monde était accoutumé depuis longtemps, et M. de la Brunerie lui-même, à entendre le vieux Chasseur et la jeune fille se parler sur ce ton ; personne ne songeait à se formaliser d'une familiarité que, de la part de tout autre que le vieux Chasseur, le planteur aurait sévèrement réprimée ; d'ailleurs, la volonté de mademoiselle Renée de la Brunerie était une loi suprême devant laquelle grands et petits s'inclinaient avec respect, sans même la discuter ; et puis, tout le monde, dans la famille, aimait cet homme si simple et si réellement bon sous sa rude écorce.

-- De quoi s'agit-il donc ! Vous me semblez ce soir tout confit en mystères, mon vieil ami ? demanda M. de la Brunerie avec un certain intérêt.

Le Chasseur promena un regard interrogateur autour de lui, comme pour s'assurer qu'aucun espion n'était embusqué sous le feuillage, et baissant la voix, en se penchant vers ses interlocuteurs :

-- N'attendez-vous pas des nouvelles de France ? dit-il.

-- Oh ! oui ! s'écria involontairement la jeune fille ; et, presque aussitôt, elle baissa la tête en rougissant, honteuse sans doute de s'être laissée emporter, malgré elle, à prononcer une imprudente parole.

Mais l'attention des deux hommes était trop éveillée pour qu'ils remarquassent cette exclamation partie du cœur ; elle passa inaperçue.

-- Eh bien, reprit mystérieusement le Chasseur, je vous en apporte, et des plus fraîches encore.

-- De France ? demanda l'officier en souriant.

-- Pas tout à fait, capitaine ; de la Pointe-à-Pitre, seulement.

-- Ah ! ah ! fit le planteur dont les sourcils se froncèrent imperceptiblement. Que se passe-t-il donc là ?

-- À la Pointe-à-Pitre, rien d'extraordinaire, monsieur ; mais en mer beaucoup de choses pour ceux qui ont de bons yeux ; et grâce à Dieu, malgré mon âge, les miens ne sont pas encore trop mauvais.

-- Il y a des bâtiments en vue ? s'écrièrent les trois personnes avec une surprise mêlée de joie.

-- Silence ! dit le Chasseur en jetant un regard anxieux autour de lui, songez où nous sommes.

-- C'est juste, répondit le planteur ; ces bâtiments sont nombreux ?

-- Oui, j'en ai compté dix.

-- Dix !

-- Tout autant ; deux vaisseaux, quatre frégates, une flûte et trois transports.

-- Alors, s'il en est ainsi, s'écria vivement le planteur, il ne saurait y avoir le moindre doute ; c'est l'expédition que nous a annoncée le général Sériziat et que nous attendons depuis si longtemps.

-- Plus bas, monsieur, je vous le répète, il y a des oreilles ouvertes sous ces charmilles ; nous ne savons qui peut nous entendre, dit le Chasseur en posant un doigt sur ses lèvres.

-- Vous avez raison, reprit M. de la Brunerie ; mais cette nouvelle m'a tellement troublé, que je ne sais plus ce que je fais ni ce que je dis.

-- Il faudrait s'assurer si ces navires font réellement partie de l'expédition, observa le capitaine.

-- C'est ce que j'ai fait, capitaine, répondit son interlocuteur ; je suis monté dans une pirogue, et je me suis rendu à bord du vaisseau le Redoutable ; un bâtiment magnifique portant le guidon de vice-amiral à son mât de misaine ; là j'ai appris tout ce que je désirais savoir.

La jeune fille ne dit rien ; elle regarda le Chasseur. Celui-ci souriait ; elle sentit un rayon de joie inonder son cœur, et ses yeux se levèrent vers le ciel, comme pour de muettes actions de grâces.

-- Parlez, vieux Chasseur, s'écria impétueusement le planteur.

-- Attendez, fit le capitaine.

-- Que voulez-vous donc, mon cousin ?

-- Pardieu ! fit gaiement l'officier, trinquer avec le messager de la bonne nouvelle.

Il fit un signe au valet toujours immobile à l'entrée du bosquet ; le noir s'éloigna aussitôt.

Vous ne serez donc jamais sérieux ? dit le planteur en haussant les épaules.

-- Ainsi vous vous êtes rendu à bord du vaisseau le Redoutable ? ajoute-t-il.

-- Oui, monsieur ; je me suis ainsi assuré que ces navires composent en effet l'escadre sur laquelle est embarquée l'expédition attendue depuis si longtemps ; cette escadre est commandée par le vice-amiral Bouvet ; elle porte trois mille quatre cent soixante-dix hommes de troupes de débarquement.

-- Savez-vous par quels officiers supérieurs sont commandées ces troupes ?

-- Je m'en suis informé, mais je ne sais si je me souviendrai bien exactement des noms de ces officiers, répondit le Chasseur de rats, en jetant à la dérobée un regard sur la jeune fille.

Celle-ci fixait sur lui ses grands yeux bleus avec une expression poignante.

-- Le commandant en chef de l'expédition est le général Antoine Richepance, un excellent militaire, à ce que tout le monde s'accorde à dire, reprit-il.

-- Ah ! murmura faiblement Renée en portant la main à son cœur et semblant sur le point de défaillir.

Mais personne ne remarqua ni ce cri, ni ce mouvement, excepté peut-être le Chasseur.

Il continua.

-- Ce général, bien que très jeune, à peine a-t-il trente-deux ans, a déjà de remarquables états de service ; sous les ordres de Hoche et Moreau, il a fait plusieurs actions d'éclat.

-- J'en ai souvent entendu parler avec de grands éloges, dit le capitaine. Qui vient ensuite ?

-- Un de vos parents, je crois, monsieur, le général de brigade Gobert.

-- En effet, s'écria le planteur, et un digne fils de notre pays ; je l'ai connu tout jeune avant la Révolution ; je serais heureux de le revoir.

-- Oh ! oui ! murmura la jeune fille comme pour dire quelque chose.

Mais ses pensées volaient éperdues car les ailes séduisantes de ses rêves de dix-sept ans.

-- Les autres officiers supérieurs, reprit le Chasseur de rats, sont : le général de brigade Du Moutier et l'adjudant commandant, chef d'état-major Ménard. Vous seuls à la Guadeloupe, messieurs, connaissez cette importante nouvelle ; l'escadre louvoie bord sur bord en vue de l'île, elle ne mouillera pas avant deux jours à la Pointe-à-Pitre, c'est-à-dire avant le 16 floréal.

-- Quels motifs donne-t-on à ce retard ? demanda le capitaine.

-- Je n'ai rien pu découvrir à ce sujet.

-- Il faut, sans perdre un instant, courir à la Basse-Terre, s'écria vivement le capitaine.

-- Oui, c'est ce que nous devrons faire, malheureusement nous ne le pouvons pas, répondit le planteur avec dépit ; nous sommes obligés de retourner d'abord à l'habitation.

-- Pourquoi donc cela, monsieur ? demanda le Chasseur.

-- Par une raison fort simple : nos chevaux ne nous seront pas envoyés avant minuit.

-- J'ai supposé cela, monsieur ; aussi en me rendant ici, comme c'était à peu près mon chemin, je suis passé par la Brunerie et j'ai, de votre part, donné l'ordre à M. David, votre commandeur, de vous expédier immédiatement dix chevaux. Avant une demi-heure, une heure au plus, ils seront ici.

-- Pardieu ! s'écria le planteur avec joie, vous êtes un homme précieux, vous songez à tout.

-- J'y tâche, monsieur, surtout lorsque j'espère pouvoir vous être utile, ajouta le Chasseur en regardant la jeune fille qui lui souriait doucement.

En ce moment éclata à l'improviste un épouvantable charivari mêlé de chants, de cris, de rires et d'appels joyeux, la conversation fut forcément interrompue. C'était le bamboula qui commençait.

-- Allons faire un tour sur la plage en attendant les chevaux, dit le capitaine.

-- Soit, allons, répondit M. de la Brunerie.

Les deux hommes se levèrent.

La jeune fille fit un mouvement pour les imiter, mais, sur un signe du Chasseur, elle se laissa retomber sur sa chaise.

-- Tu ne viens pas te promener avec nous, mignonne ? lui demanda son père.

-- Non ; si vous me le permettez, cher père, je préfère rester ici ; la chaleur est accablante. Je me sens un peu fatiguée, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.

-- Demeure donc, puisque tu le désires ; cependant...

-- Je tiendrai compagnie à mademoiselle Renée, dit le Chasseur.

-- Bon, alors je suis tranquille ; d'ailleurs dans un instant nous reviendrons ; je ne veux que jeter un coup d'œil sur la fête.

Et M. de la Brunerie s'éloigna en compagnie de son neveu.

À peine quelques minutes s'étaient-elles écoulées depuis leur départ, lorsque maman Mélie, la mulâtresse que le valet du planteur avait cependant prévenue depuis longtemps déjà, pénétra sous le bosquet, portant sur un plateau les rafraîchissements qui lui avaient été commandés.

La plage offrait en ce moment un aspect singulier et réellement féerique.

Tous les promeneurs, disséminés çà et là, s'étaient, au premier appel de la musique, groupés autour des danseurs qui venaient enfin de faire leur apparition en grand costume.

Des hommes, nous ne dirons rien ; ils portaient le vêtement classique si commode aux colonies, si simple et de si bon goût, à cause de cette simplicité même ; quelques-uns seulement, récemment arrivés de France, en voulant imiter ou plutôt outrer les modes européennes, avaient réussi à se rendre ridicules.

Quant aux femmes, blanches ou de couleur, toutes étaient ravissantes ; leur costume, coquet et gracieux, ajoutait encore à leur langoureuse beauté ; la plupart d'entre elles, vêtues de robes de mousseline blanche ou d'amples peignoirs garnis de riches dentelles, étroitement serrés à la taille par un large ruban bleu, les épaules couvertes d'un crêpe de Chine, se promenaient lentement, nonchalantes, pâles et penchées, au bras de leur père, de leur frère ou de leur mari, pareilles à de belles fleurs accablées par la chaleur du jour et que la fraîcheur de la brise nocturne fait revivre.

Les danseurs de bamboula, tous nègres jeunes, robustes et bien découplés, s'étaient divisés en plusieurs groupes, dont chacun avait son orchestre particulier ; ce qui produisait la plus effrayante cacophonie qui se puisse imaginer.

Ces orchestres se composaient de nègres, vieux pour la plupart, accroupis près de leurs tam-tam, espèces de petits barils recouverts d'une peau très forte ; quelques-uns de ces étranges musiciens avaient même trouvé plus commode de se mettre à califourchon sur leur harmonieux instrument qu'ils frappaient à coups redoublés de leur main ouverte.

Près d'eux se tenaient des négresses dont les unes agitaient rapidement des castagnettes, tandis que les autres remuaient avec énergie des espèces de hochets, ressemblant aux chichikoués des Peaux-rouges de l'Amérique septentrionale, et remplis de morceaux de verre, de cuivre ou de fer blanc.

Auprès de chaque groupe de danseurs, on voyait debout, immobiles et sérieux comme des spectres, des nègres armés de torches, en bois d'aloès, dont les flammes rougeâtres, agitées dans tous les sens par le vent, nuançaient les assistants de teintes fantastiques, et imprimaient ainsi à cette scène un cachet diabolique qui lui donnait une ressemblance frappante avec cette nuit de Valpurgis, si bien décrite dans le Faust de Gœthe.

Les danseurs, sans doute par suite de quelque tradition caraïbe dont l'origine est aujourd'hui complètement ignorée, étaient coiffés de toques en carton doré ou argenté, affectant la forme de mitres et garnies de plumes de paon ; une espèce de saye en blouse, sans col et sans manches, serrée aux hanches et faite d'une étoffe quelconque, grossièrement brochée en argent, complétait leur costume.

Quant aux danseuses, leur toilette n'avait rien d'extraordinaire ni même de particulier.

D'ailleurs, dans le bamboula, le beau rôle appartient exclusivement aux danseurs ; les danseuses sont sacrifiées, elles ne remplissent pour ainsi dire qu'un rôle de comparses.

À un signal donné, tous les groupes s'élancèrent à la fois, tous les orchestres éclatèrent comme un coup de foudre ; ce fut un vacarme à ne plus s'entendre ; chaque danseur chantait ou plutôt beuglait à tue-tête des couplets baroques qu'il improvisait, en se frappant continuellement les coudes sur les hanches et sur la poitrine, et avec les mains le ventre et les cuisses ; puis, tout à coup, faisait des bonds terribles et retombait courbé, semblait fuir tremblant et effrayé, pour revenir subitement en affectant la joie la plus folle, cabriolant, tournant sur lui-même comme un tonton, se frappant les épaules avec la tête et soudain faisant la roue et marchant sur les mains.

Pendant ce temps, chaque danseuse agitait un voile qu'elle élevait au fur et à mesure que son cavalier s'approchait ; elle réglait ses pas sur les siens, avançant et reculant comme lui, et, à un moment donné, lui essuyant avec son mouchoir la sueur qui coulait à flots sur son visage.

Cependant, peu à peu la bamboula s'anima, les chants devinrent plus vifs, les mouvements plus saccadés, la musique précipita sa mesure ; puis, comme s'ils eussent été soudain pris de frénésie, danseurs, promeneurs, spectateurs eux-mêmes, tous les gens de couleur enfin, et tous les noirs, entrèrent en danse, hurlant et gambadant, improvisant des cantates étranges ; les enfants, les porte-torches, tous se mirent à sauter et à cabrioler plus ou moins en cadence, sans partenaires, et pour leur satisfaction personnelle.

Ce fut bientôt une rage, un délire, une frénésie indescriptibles, un sabbat tenu non par des démons, mais par des fous et des possédés.

La joie et l'enthousiasme avaient atteint les extrêmes limites du possible, lorsque tout à coup des cris de colère et d'effroi se firent entendre du côté des ajoupas, en ce moment presque abandonnés par les buveurs ; aussitôt il y eut un remous épouvantable dans cette foule affolée qui presque subitement, se dispersa dans toutes les directions.

Les uns, sans avoir conscience de ce qu'ils faisaient, s'enfuyaient vers la mer ; d'autres couraient, sans s'en douter, du côté où régnait le tumulte ; quelques-uns se blottissaient derrière les arbres ou dans le creux des rochers.

Or, comme chacun ignorait ce qui se passait réellement, les versions les plus effrayantes couraient dans les groupes effarés de terreur ; on ne savait à qui entendre ; le bamboula fut subitement interrompu.

Les soldats des deux batteries qui prenaient part à la fête et étaient disséminés dans la foule, se frayèrent passage et se réunirent ; les blancs se massèrent les uns près des autres, et tous comme d'un commun accord, ils marchèrent résolument aux ajoupas, confiant les femmes et les enfants à quelques hommes déterminés qu'ils chargèrent de les défendre au cas probable d'une attaque.

Le capitaine Paul de Chatenoy et M. de la Brunerie, les deux premiers, réussirent à se faire jour à travers les rangs pressés de la foule ; ils s'élancèrent en courant vers le bosquet où, quelques minutes auparavant, ils avaient laissé mademoiselle de la Brunerie assise en compagnie du vieillard.

Lorsqu'ils atteignirent enfin le bosquet, un spectacle étrange frappa leurs regards.

Le vieux Chasseur, debout, l'œil étincelant, fier, menaçant, terrible, appuyait lourdement le pied droit sur la poitrine haletante du nègre Pierrot, renversé sur le sol et se débattait avec des hurlements de terreur près du cadavre de Saturne, gisant le crâne fracassé à l'entrée même du bosquet ; le Chasseur tenait maman Mélie à la gorge et la secouait avec fureur ; le sang coulait à flots de son bras droit et, à chaque mouvement, il arrosait la mulâtresse d'une horrible pluie.

Mademoiselle de la Brunerie, pâle, tremblante, les mains jointes, s'était craintivement réfugiée derrière son compagnon.

-- Confesse ton crime, misérable, ou tu vas mourir ! criait le Chasseur d'une voix tonnante au moment où le planteur, le capitaine et les soldats parvenaient à pénétrer dans le bosquet.

-- Pardon ! pardon, massa ! hurlait la malheureuse en essayant vainement d'échapper à l'étreinte de fer qui la maintenait malgré ses efforts désespérés.

-- Ah ! tu ne veux pas avouer ? Eh bien, attends ! reprit le Chasseur avec un accent terrible. Capitaine, prenez un verre rempli de limonade, là sur la table, et contraignez cette horrible mégère à le boire.

Un gémissement d'épouvante et de colère parcourut les rangs de la foule, maintenant silencieuse et pétrifiée ; elle avait compris.

Le capitaine saisit vivement le verre, puis il s'approcha de la mulâtresse, résolu à faire ce que disait le Chasseur.

À cette vue, un tremblement convulsif agita les membres de la misérable créature ; une expression d'indicible terreur se répandit sur ses traits convulsés.

-- Non, non, massa ! s'écria-t-elle en renversant violemment la tête en arrière et redoublant d'efforts pour s'échapper, non, non, je ne veux pas boire, je ne veux pas boire ! Laissez-moi, massa, laissez-moi !

-- Avoue !

-- Eh bien, oui !... j'avoue !... mon Dieu !... Non !... laissez-moi par pitié !

-- Pas de pitié !... parle ! parle toute de suite, ou sinon !...

La mulâtresse sembla hésiter ; ses yeux pleins de larmes et agrandis par la peur erraient désespérément sur la foule.

Que cherchait-elle ? Implorait-elle ainsi le secours d'un inconnu ?

Le Chasseur le supposa ; ses sourcils se froncèrent, il donna une violente secousse à la malheureuse ; celle-ci parut enfin se résigner à faire les aveux qu'on exigeait d'elle.

-- Cette limonade... est empoisonnée... murmura-t-elle en hachant ses paroles comme pour gagner du temps, on m'a forcée... à la présenter... à mamzelle Renée.

-- Qui ?

-- Saturne !... murmura-t-elle en désignant le cadavre du nègre.

-- Tu mens, infâme !

-- Non, je ne mens pas !... c'est lui !... dit-elle d'une voix étranglée.

-- Que t'a fait cette jeune fille ?

-- Rien.

-- Pourquoi voulais-tu l'empoisonner ?

-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ce n'est pas moi, massa... c'est lui !...

-- Qui, lui ? Répondras-tu enfin ?

-- Eh bien... c'est...

Elle allait parler ; une dernière fois elle jeta un regard effaré sur la foule ; tout à coup ses traits se décomposèrent horriblement, un frisson général secoua son corps.

-- Parleras-tu, misérable ? s'écria le Chasseur d'une voix furieuse en la secouant avec violence.

-- Je ne sais pas... murmura-t-elle faiblement ; ma tête se perd ! Oh ! mon Dieu ! oh !...

Elle se laissa aller en arrière, poussa un profond soupir et ferma les feux ; elle était évanouie.

La Chasseur de rats la lâcha avec un geste de dégoût et de colère ; elle roula sur le sol, où elle demeura inerte, comme morte.

Sur un ordre muet du capitaine de Chatenoy, les soldats s'emparèrent de la mulâtresse, du nègre Pierrot et relevèrent le cadavre du nègre Saturne.

Mademoiselle de la Brunerie se jeta dans les bras de son père, mais, revenant presque aussitôt au vieillard :

-- Sans vous, père ! s'écria-t-elle avec effusion, sans vous j'étais morte, empoisonnée par cette horrible femme !

Elle enleva sa magnifique écharpe et la déchira pour panser la blessure de son sauveur.

Le chasseur la laissait machinalement faire ; il n'entendait pas ; une préoccupation étrange s'était emparée de lui ; son regard fouillait la foule avec une obstination singulière ; il semblait y chercher un ennemi invisible.

Soudain, le Chasseur poussa un cri de joie ; il fit un bond et, saisissant un nègre à la fois au cou et à la ceinture, malgré la résistance désespérée qu'opposait celui-ci, il le contraignit à le suivre.

-- Le voilà ! dit-il en le jetant à demi étranglé aux mains des soldats stupéfaits, voilà l'assassin, le lâche empoisonneur ! C'est lui qui a lancé ces deux misérables contre moi pour délivrer la mulâtresse ! C'est lui qui m'a plongé son couteau dans le bras ! Prenez garde de laisser échapper cet homme ; tenez-le bien, c'est Télémaque, le plus féroce et le plus redoutable des lieutenants d'Ignace, le chef des nègres marrons de la Pointe-Noire.

Le Chasseur ne s'était pas trompé : c'était bien, en effet, le terrible nègre dont il avait réussi à s'emparer.

Du reste, il n'eut pas besoin d'insister pour que le prisonnier fût surveillé de près ; déjà le misérable était garrotté de façon à ne pouvoir faire un mouvement.

Alors seulement le Chasseur consentit à céder aux prières de la jeune fille et de ses amis, et il laissa panser sa blessure dont le sang coulait toujours en abondance.

Cependant la foule s'était peu à peu dispersée, une grande partie des noirs avaient, soit par curiosité, soit pour tout autre motif moins avouable peut-être, suivi les soldats qui emmenaient les prisonniers.

L'anse à la Barque, si peuplée, si animée quelques instants auparavant, était déjà à peu près déserte ; la fête si brusquement interrompue, et d'une manière si terrible n'avait pas recommencé ; le mot sinistre de poison avait suffi pour glacer la joie dans les cœurs, mettre l'épouvante sur tous les visages.

-- Maintenant, messieurs, dit le Chasseur de rats aussi froidement que si rien d'extraordinaire ne s'était passé depuis ce moment où il avait interrompu sa conversation avec eux, voici vos chevaux, il est temps de partir pour la Basse-Terre.

-- Nous ne pouvons aller à la Basse-Terre, dit le planteur avec inquiétude, ma fille est à peine remise de l'émotion terrible qu'elle a éprouvé ; elle est incapable de nous accompagner dans l'état nerveux où elle se trouve.

-- Oui, rentrons d'abord à la Brunerie, ajouta le capitaine.

Le Chasseur sourit avec une majesté suprême.

-- Avez-vous toujours confiance en moi, monsieur ? demanda-t-il au planteur.

-- Oh ! mon ami ! pouvez-vous en douter ? s'écria M. de la Brunerie avec effusion, vous, deux fois le sauveur de ma fille.

-- Eh bien, s'il en est ainsi, monsieur, partez sans crainte pour la Basse-Terre où il est urgent que vous vous rendiez ; vous n'avez malheureusement perdu que trop de temps déjà. Confiez-moi mademoiselle Renée, je me charge de la conduire en sûreté à la Brunerie, sous l'escorte de quelques-uns de vos noirs.

-- Oui, faites cela, mon père, s'écria vivement la jeune fille, laissez-moi sous la garde de mon vieil ami ; il est si brave et si dévoué qu'auprès de lui je ne crains rien.

Le planteur hésitait.

La scène audacieuse qui s'était passée quelques instants auparavant, cet attentat si monstrueux, si froidement exécuté devant tant de témoins et que, seul, le hasard, ou plutôt un miracle avait empêché de s'accomplir, rendait M. de la Brunerie très perplexe ; il lui répugnait d'abandonner ainsi son enfant, au milieu de la nuit, loin de son habitation, sous la garde si faible de quelques hommes seulement, si un danger nouveau se présentait à l'improviste ; certes il avait toute confiance dans le courage et dans le dévouement de l'homme qui s'offrait d'accompagner Renée, mais, en réalité, de toute l'escorte chargée de protéger celle-ci, le Chasseur était le seul homme sur lequel il pouvait réellement compter.

-- Je vous en prie, mon père, dit la jeune fille avec insistance.

-- Tu le veux, mon enfant ?

-- Oui, mon père, murmura Renée.

Elle-même ne se rendait pas compte de son obstination, secrètement elle avait peur ; cependant, pour rien au monde, elle n'aurait consenti à se séparer du Chasseur.

-- Que ta volonté soit donc faite comme toujours ! ma chère Renée ; mais, hélas ! mon inquiétude sera extrême pendant les longues heures que je serai séparé de toi.

-- Ne conservez aucune appréhension, je vous le répète, monsieur, reprit le Chasseur ; vous connaissez ma profonde tendresse pour notre fille ; elle est sous ma sauvegarde, je saurai la défendre contre tout danger. Avant une heure, mademoiselle de la Brunerie sera rendue saine et sauve, à votre habitation.

-- Je vous laisse quatre noirs bien armés, je les crois fidèles et dévoués ; choisissez un cheval et partez puisqu'il le faut, répliqua le planteur. Plus la nuit s'avance, et plus mon inquiétude augmente. Souvenez-vous que je vous confie ce que j'ai de plus cher au monde : mon enfant. Allez, je désire vous voir vous éloigner devant moi.

-- Vous savez, monsieur, que je ne monte jamais à cheval, si ce n'est quand j'y suis contraint ; en cette circonstance surtout, je préfère marcher ; je veillerai mieux ainsi sur le dépôt sacré que vous me confiez.

-- Faites comme il vous plaira, mon ami, je m'en rapporte entièrement à vous du soin de prendre toutes les précautions exigées par la prudence.

Le planteur désigna les quatre noirs qui devaient accompagner sa fille ; puis il enleva Renée dans ses bras, l'embrassa tendrement à plusieurs reprises, la porta jusqu'au cheval qui lui était destiné et la posa doucement sur la selle.

-- Allons ! dit-il avec un soupir en lui donnant un dernier baiser, à demain, chère enfant ; que Dieu te garde de toute fâcheuse rencontre pendant ton court voyage.

-- Bon voyage, chère cousine, ajouta le capitaine ; je forme des vœux pour que nul danger ne vous menace.

-- À demain, mon père, et bonne nuit. Au revoir, mon cousin, répondit-elle, presque gaiement.

Le Chasseur de rats se plaça en tête de la petite troupe, avec ses ratiers sur les talons, et, après un dernier adieu et une dernière recommandation de M. de la Brunerie, il fit un signe aux nègres et se mit enfin en marche.

-- J'ai le cœur brisé, murmura le planteur d'une voix étouffée.

-- Ma cousine est brave, son conducteur est fidèle, dit le capitaine ; d'ailleurs le chemin est bon, assez fréquenté, et, de plus, l'habitation est peu éloignée ; c'est un trajet d'une heure tout au plus. Je crois, mon cousin, que nous ne devons conserver aucune appréhension.

-- Je sais tout cela comme vous, mon cher Paul, reprit tristement le planteur, mais je suis père !...

Le jeune officier s'inclina sans répondre, son silence était plus éloquent que n'auraient pu l'être quelques phrases banales.

-- Partons, Paul, ajouta le planteur au bout d'un instant, le temps nous presse.

Il se mit en selle, jeta un dernier regard en arrière, et s'éloigna à toute bride, en compagnie du capitaine et suivi de près par ses noirs.

En ce moment, la jeune fille disparaissait avec son escorte, derrière un rideau d'arbres séculaires, et s'engageait dans un sentier tortueux qui serpentait en capricieux détours sur les flancs d'une colline assez escarpée.

La nuit était claire ; le ciel, d'un bleu profond, était semé à profusion d'étoiles brillantes ; la lune répandait sur le paysage accidenté une lumière pâle et mélancolique qui donnait aux objets une apparence fantastique. Le Chasseur marchait, calme, silencieux, mais attentif, à quelques pas en avant de la petite troupe, précédé de ses ratiers fouillant chaque buisson et s'enfonçant hardiment dans tous les halliers, dont ils exploraient les profondeurs, furetant et cherchant avec cet instinct infaillible de leur race et qui ne peut être mis en défaut.

La jeune fille, toute à ses pensées, se laissait doucement bercer par son cheval ; oublieuse comme une créole, sa première inquiétude avait fait place à une sécurité profonde ; elle voyageait en ce moment bien plus au riant pays des songes que sur la terre ; elle ne dormait pas, elle rêvait.

Depuis longtemps déjà la petite troupe marchait ainsi, assez lentement, à cause des difficultés croissantes de la route, qui, bien que s'élargissant, s'escarpait de plus en plus ; on approchait de l'habitation, à laquelle le Chasseur espérait arriver bientôt ; déjà, à travers les éclaircies des arbres, on voyait luire, comme des lucioles se jouant dans la nuit, les lumières du camp des noirs, espèce de village dont toute plantation est précédée.

L'Œil Gris était inquiet ; il redoublait de vigilance et ne s'avançait qu'avec une attention et une prudence extrêmes, d'autant plus que ses chiens qui, jusque-là, s'étaient montrés assez insouciants, donnaient depuis quelques instants des marques non équivoques d'inquiétude ; ils aspiraient l'air avec force, couraient çà et là, en faisant des zigzags répétés comme s'ils avaient senti des fumées ou découvert des passées et des pistes suspectes.

Le manège obstiné de ses ratiers, dont le Chasseur connaissait de longue date l'intelligence, ne lui échappait pas ; il était, pour lui, prouvé jusqu'à l'évidence que quelque chose d'extraordinaire pouvait seul leur causer un tel émoi ; peut-être avaient-ils éventé une embuscade de nègres ; il était possible que cette embuscade fût ancienne et abandonnée, car rien ne bougeait aux environs et le plus complet silence continuait à régner sur la route ; mais le contraire pouvait aussi être vrai.

Le chasseur jugea prudent de prendre ses précautions pour, en cas d'attaque, ne pas être pris à l'improviste ; il ralentit insensiblement son pas, afin de donner le change à ceux qui, peut-être, le guettaient dans l'ombre, se laissa rejoindre par les chevaux, et dit quelques mots rapides aux nègres ; ceux-ci se rapprochèrent aussitôt de leur maîtresse et armèrent silencieusement leurs fusils.

Alors l'Œil Gris se pencha vers la jeune fille et, posant négligemment la main sur le cou de son cheval :

-- Ma chère Renée, lui dit-il d'une voix contenue tout en feignant une assurance qu'il n'avait pas, je vous prie de tenir d'une main plus ferme la bride que vous laissez flotter un peu trop ; cette route est assez mauvaise, si votre cheval buttait ou faisait un écart, vous seriez renversée.

Mademoiselle de la Brunerie, rappelée subitement à la réalité par cet avertissement dont, malgré le ton avec lequel il lui était donné, elle comprit l'intention, se redressa sur sa selle, rassembla la bride et se penchant vers son compagnon :

-- Je ne dors pas, mon ami, lui dit-elle avec un charmant sourire.

-- Peut-être, chère enfant, mais tout au moins vous rêvez ; il est important que vous soyez bien éveillée, ajouta-t-il avec intention.

Et s'adressant aux noirs :

-- Pressons-nous ! dit-il d'un ton péremptoire n'admettant pas de réplique.

Les chevaux prirent un trot allongé.

En cet endroit, la route suivie par les voyageurs faisait une légère courbe ; le point saillant de cette courbe était formé par une masse granitique dont la base, minée par le temps, se creusait, sur une largeur de cinq à six mètres et une profondeur de trois ou quatre, du côté du chemin conduisant à une véritable montagne de roches qui s'étageaient en trois pics immenses.

C'était cet abri inabordable que le Chasseur voulait atteindre.

Tout à coup, les ratiers aboyèrent avec fureur, et tombèrent en arrêt des deux côtés opposés de la route à la fois, devant d'épais buissons formant une espèce de haie, vive, à droite et à gauche du chemin.

Au même instant, un coup de sifflet strident traversa l'espace, et une vingtaine d'individus semblèrent surgir subitement de terre et bondirent au milieu du sentier dont ils occupèrent aussitôt toute la largeur.

-- Halte-là ! ou vous êtes morts ! cria une voix menaçante.

Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaules et répondit à cette sommation par un éclat de rire railleur.

III -- Quel fût le résultat de la seconde tentative du capitaine Ignace contre mademoiselle de la Brunerie.

Le Chasseur avait réussi à atteindre le rocher.

En moins d'une seconde, il enleva la jeune fille dans ses bras, la porta dans la grotte factice au fond de laquelle il lui recommanda de se tenir immobile, puis il rejoignit les noirs ; ceux-ci avaient mis pied à terre tous les cinq, alors ils se groupèrent devant l'entrée de l'excavation et, s'abritant derrière leurs chevaux, dont ils se firent un rempart improvisé, ils couchèrent résolument en joue les inconnus, toujours arrêtés à une vingtaine de pas plus loin, et ils attendirent.

Les ratiers avaient subitement cessé leurs aboiements, deux d'entre eux avaient disparu, les quatre autres étaient venus se ranger derrière leur maître.

Le Chasseur remarqua immédiatement l'absence de deux de ses inséparables compagnons ; mais, au lieu de s'en inquiéter, ses traits s'éclaircirent, et il sourit avec une satisfaction évidente ; pour des raisons connues de lui seul, il avait sans doute prévu qu'il en serait ainsi ; les braves bêtes n'étaient donc ni mortes ni fugitives, leur maître savait où les retrouver.

Cependant la situation des voyageurs était excessivement critique ; le Chasseur ne se dissimulait pas le danger dont il était menacé, et le dénouement probablement terrible de cette attaque imprévue s'il ne lui arrivait pas bientôt un secours sur lequel il n'osait compter.

Un miracle seul pouvait le sauver, il le savait ; mais, bien loin de se laisser abattre, il semblait avoir repris toute son insouciance habituelle, et il calculait froidement, à part lui, les quelques chances qui lui restaient d'échapper à la mort.

Ces chances pourtant étaient bien faibles.

Que pouvaient tenter, si résolus qu'ils fussent, le Chasseur et ses quatre compagnons contre vingt bandits bien armés barrant le passage, et dont quelques pas à peine les séparaient ?

Malgré cela, le Chasseur ne désespéra pas ; c'était une de ces natures stoïques qui jamais ne s'abandonnent au découragement, que le danger grandit, et qui ne tombent qu'en exhalant leur dernier souffle : morts, mais invaincus.

-- Rendez-vous ! reprit l'homme qui déjà une première fois avait lancé cette sinistre sommation.

-- Après le poison, le guet-apens et le meurtre, c'est dans l'ordre, répondit en ricanant le Chasseur, l'un ne réussira pas mieux que l'autre, capitaine Ignace ?

-- Ah ! tu m'as reconnu, démon, s'écria le mulâtre avec rage.

-- Oui, je vous ai reconnu, et je vous tiens au bout de mon fusil ; au moindre mouvement je vous tue comme un chien, vous voilà averti. Maintenant causons, si cela vous plaît, je ne demande pas mieux, je ne suis pas pressé.

-- Tu es fou, vieux Chasseur de rats, je me ris de tes menaces ; cette fois, tu ne m'échapperas pas, tu es bien pris, va !

-- Bon, essaie de me mettre la main sur l'épaule.

Ignace, -- car le Chasseur l'avait reconnu en effet, et c'était bien le redoutable chef des noirs marrons du camp de Sainte-Rose qui commandait en personne cette horde de bandits, se ramassa sur lui-même comme un tigre qui prend son élan, fit un bond de côté, et, poussant un cri d'une modulation étrange, il s'élança en avant en même temps que ses farouches acolytes.

Dix coups de pistolets éclatèrent à la fois, tirés au milieu de cette foule pressée, et presque à bout portant ; les fusils demeuraient toujours en joue, muets mais menaçants.

Les nègres ne s'attendaient pas à une si rude réception ; ils se croyaient certains d'un succès facile ; ils reculèrent avec un frémissement de rage, laissant derrière eux quelques blessés étendus sur le sable du chemin, et poussant des hurlements de douleur.

Les marrons avaient déchargé leurs fusils en s'élançant en avant, mais leurs balles, mal dirigées s'étalent perdues dans le vide.

Ignace poussait de véritables hurlements de fureur ; ses complices étaient complètement démoralisés.

-- Le grigri du Chasseur de rats est plus puissant que les nôtres ! se disaient-ils entre eux avec effroi ; il nous tuera tous !

Le féroce mulâtre entendait ces paroles auxquelles lui-même était sur le point d'ajouter foi ; il commençait intérieurement à regretter d'avoir tenté cette entreprise ; il désespérait presque de sa réussite.

Soudain, le commandement de : Feu ! se fit entendre, un vent de mort passa sur les bandits avec des sifflements sinistres.

Les voyageurs ne se défendaient plus ; ils attaquaient.

Les rôles étaient changés.

Les nègres marrons, atterrés, prenaient leurs grigris contre leur poitrine et les imploraient avec épouvante.

Le Chasseur, toujours calme et froid, surveillait attentivement ses ennemis et faisait recharger les armes à ses noirs ; il riait sournoisement dans sa moustache fauve, le vieux coureur des bois des grands déserts américains ; il devinait ce qui se passait dans l'esprit superstitieux des nègres marrons, et, maintenant, il ne désespérait plus de la victoire.

Il fallait en finir ; ces cinq hommes, qui en tenaient si audacieusement vingt en échec, sentaient leurs forces défaillir, quoiqu'ils fissent bonne contenance. Le capitaine Ignace le comprenait ; aussi, la voix étranglée par la honte, il priait et menaçait à la fois ses soldats, les engageant à tenter un effort décisif.

Ceux-ci hésitaient ; ils avaient peur et ne s'en cachaient pas ; cette défense héroïque leur semblait impossible sans l'intervention d'une puissance supérieure ; depuis longtemps leur conviction était faite sur le compte de Œil Gris ; ils le croyaient sorcier ; ce qui se passait en ce moment affermissait encore cette persuasion dans leur esprit frappé ; ils ne fuyaient pas, mais ils n'osaient plus avancer ; leurs regards erraient craintivement autour d'eux.

Cependant les paroles de leur chef pour lequel ils éprouvaient un dévouement à toute épreuve, réussirent enfin à les émouvoir, et leur rendirent, sinon leur impétuosité première, mais, pour un instant, une résolution désespérée.

Le capitaine Ignace se hâta de profiter de cet éclair de vaillance ; il se mit bravement à leur tête, et, tous à la fois, ils se ruèrent à corps perdu sur les voyageurs, en poussant des clameurs horribles.

Ceux-ci reçurent les assaillants en gens de cœur qui ont fait résolument le sacrifice de leur vie.

Cette fois l'élan des nègres marrons était irrésistible, il fallut en venir à l'arme blanche ; la mêlée devint affreuse.

Bientôt un nègre de l'habitation fut tué, deux grièvement blessés ; Œil Gris et le dernier noir faisaient des prodiges de valeur ; ils semblaient se multiplier ; sans reculer d'un pouce, chacun d'eux luttait contre cinq ou six ennemis.

Les chevaux, épouvantés par les cris et les coups de feu, s'étaient emportés dans toutes les directions ; les deux hommes combattaient à découvert, épaule contre épaule, faisant face de tous les côtés à la fois et masquant de leur corps l'entrée de l'excavation, refuge suprême de la jeune femme.

Les forces humaines ont des limites qu'elles ne sauraient impunément dépasser ; malgré la surexcitation nerveuse qui triplait sa vigueur d'athlète, le Chasseur sentait déjà dans tous ses membres les indices précurseurs d'un affaiblissement général ; ses tempes battaient à se rompre ; il avait des bourdonnements dans les oreilles ; un voile de sang s'étendait devant ses yeux. Il comprenait qu'une plus longue résistance deviendrait bientôt impossible ; qu'il succomberait à la tâche gigantesque qu'il s'était imposée, et qu'il laisserait ainsi sans défense celle qu'il avait juré de sauver.

Alors une immense douleur envahit son âme ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux ; pendant quelques minutes, il fit des efforts si prodigieux qu'il contraignit ses ennemis à reculer devant la crosse redoutable de son fusil, dont il se servait en guise de massue pour fracasser les crânes et défoncer les poitrines de ceux qui, pour leur malheur, venaient à portée de ses coups.

Le succès éphémère qu'il avait si providentiellement obtenu ne trompa pas le vaillant défenseur de mademoiselle de la Brunerie, il comprit que ces quelques minutes de répit ne lui étaient accordées par ses ennemis, dont neuf étaient encore debout, que parce que, eux aussi, éprouvaient l'impérieux besoin de reprendre des forces, avant de recommencer la lutte suprême, qui, cette fois se terminerait fatalement par sa défaite et sa mort.

Malgré cette affreuse certitude, son visage ne refléta aucune des émotions poignantes qui lui serraient le cœur comme dans un étau ; il demeura ferme, calme, résolu, et attendit fièrement le dernier assaut, sans songer même à recharger son fusil, dont il serrait le canon entre ses doigts crispés ; d'ailleurs les nègres marrons avaient jeté leurs armes à feu ; dans les combats à outrance, leur instinct de bêtes fauves leur faisait préférer les couteaux et les poignards ; ils éprouvaient une volupté étrange dans ce déchirement des chairs palpitantes, et une joie de cannibales à sentir l'humidité chaude et gluante du sang couler sur leurs mains et pleuvoir sur leurs visages.

Quoi qu'en disent les négrophiles européens, qui ne connaissent les noirs que par ouï-dire, il y a plus du tigre et du chacal que de l'homme dans le nègre de pure race africaine.

-- Un dernier effort, enfants ! s'écria le capitaine Ignace avec un accent de triomphe, nos grigris ont vaincu ! Le vieux démon est aux abois ! En avant ! La fille du planteur est à nous ! Mort aux blancs !

-- Mort aux blancs ! rugirent les nègres.

Ils s'élancèrent.

Mais alors il se passa un fait inouï, incompréhensible, qui glaça les nègres marrons de terreur, et les arrêta comme si leurs pieds se fussent subitement fixés au sol.

Le cri strident et saccadé de l'oiseau-diable traversa l'espace à deux reprises différentes, et tout à coup un homme apparut, sombre, menaçant sur le sommet de la masse granitique.

Cet homme étendit le bras et, d'une voix vibrante qui fut entendue de tous, il prononça ce seul mot :

-- Arrêtez !

Au même instant, sur toutes les pentes des montagnes voisines bondirent, comme une légion de fantômes, une foule de noirs ; en quelques secondes, ils eurent envahi le chemin et intercepté tous les passages.

-- Delgrès ! s'écria le capitaine Ignace avec rage.

-- Delgrès ! répétèrent les nègres marrons avec stupeur.

Le Chasseur posa tranquillement à terre la crosse de son fusil, épongea la sueur ruisselant sur son visage et appuyant l'épaule contre le rocher :

-- Vive Dieu ! murmura-t-il à part lui, il était temps ; l'autre serait arrivé trop tard, il n'aurait plus trouvé que nos cadavres.

Delgrès était un homme d'une taille haute, élancée, bien prise ; ses manières étaient nobles, presque gracieuses ; ses traits, beaux, accentués, énergiques, éclairés par des yeux noirs au regard droit et perçant, avaient une rare expression de volonté mêlée de franchise, de rudesse et de douceur ; son teint d'un brun cuivré, ses pommettes saillantes, ses cheveux crépus le faisaient reconnaître pour un mulâtre ; il avait trente ans à peine, et portait, avec une aisance élégante, l'uniforme de chef de bataillon des armées républicaines.

Il laissa pendant quelques instants errer un regard d'une expression indéfinissable sur la foule qu'il dominait, et qui se pressait anxieuse, inquiète et attentive au pied du rocher sur lequel il se tenait, le buste fièrement cambré en arrière, le front haut et les bras croisés sur la poitrine.

Plusieurs torches avaient été allumées par les noirs ; leurs flammes, agitées en tous les sens par le vent, jetaient des reflets rouges sur les accidents, à demi noyés dans l'ombre, du paysage grandiose de cette luxuriante nature, et imprimaient un cachet d'étrangeté inexprimable à cette scène singulière.

-- Que signifient les coups de feu que j'ai entendus ? dit-il enfin d'une voix rude, pourquoi ces cadavres ?

Ces paroles ne s'adressaient à personne en particulier ; nul ne se hasarda à y répondre.

Le capitaine Ignace demeurait immobile, sombre et silencieux à l'écart.

Delgrès se tourna vers lui.

-- Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il sèchement ; saviez-vous donc que j'y dusse passer cette nuit ? Répondez.

-- Je ne savais rien, dit le capitaine d'une voix sourde.

-- Alors pourquoi avez-vous abandonné votre poste sans ordre ? Cette désobéissance pourrait nous coûter cher à tous, reprit-il avec une rudesse plus grande encore ; les circonstances sont excessivement graves ; tous nos droits sont en ce moment remis en question...

-- Commandant ?...

-- Votre conduite est sans excuses, capitaine, interrompit-il ; ma présence ici lorsque je devrais être à la Basse-Terre ne vous dit-elle donc rien ? Eh quoi ! vous quittez votre poste, vous poursuivez je ne sais quelle vengeance particulière quand... Mais à quoi bon vous parler de cela en ce lieu ? fit-il en se reprenant ; assez tôt vous apprendrez ce qui se passe.

-- Ordonnez, commandant, que faut-il faire ? répondit respectueusement le capitaine ignace.

-- Prenez le commandement de mon bataillon et rendez-vous à l'instant à la Pointe-Noire ; avant deux heures, je vous aurai rejoint.

-- Si vous me le permettez, je vous ferai observer...

-- Pas un mot de plus, capitaine, partez, vous n'avez déjà que trop perdu de temps.

Delgrès descendit alors du rocher, et il s'approcha du capitaine Ignace qui s'était activement mis en devoir d'obéir à l'ordre qui lui avait été si péremptoirement donné ; le mulâtre lui fit signe de le suivre, se retira un peu à l'écart avec lui, et pendant quelques minutes il lui parla à voix basse avec une certaine animation.

-- Comprenez-vous, maintenant, ajouta-t-il assez haut au bout d'un instant, combien il est important pour nous de ne pas perdre une seconde ?

-- Commandant, répondit le capitaine dont la prunelle métallique lança une lueur sinistre, je suis coupable, pardonnez-moi ; je saurai réparer ma faute.

Le chef des nègres marrons réunit alors les soldats du commandant Delgrès, et, après avoir fait un salut à son officier supérieur, il s'éloigna d'un pas rapide, suivi de toute cette troupe.

Une quinzaine de noirs seulement, attachés plus particulièrement à la personne du mulâtre, étaient demeurés ; tous les autres avaient disparu, sans même prendre la peine d'enlever les cadavres, les laissant étendus là où ils étaient tombés.

Delgrès écouta un instant d'un air pensif le bruit de plus en plus faible des pas ; un douloureux soupir s'échappa de sa poitrine oppressée.

-- Ils me sont dévoués aujourd'hui, murmura-t-il en hochant tristement la tête, demain le seront-ils encore ? Cette race infortunée peut-elle être régénérée ? Est-elle mûre pour la liberté ? Que sais-je ! ajouta-t-il avec découragement, sans se douter qu'il parodiait le mot si douloureux de l'un de nos plus célèbres écrivains du dix-septième siècle, mot qui résume si tristement l'histoire de l'humanité, l'expression la plus complète du doute et de l'impuissance. Enfin, reprit-il, Dieu nous voit, il sera juge entre nous et nos oppresseurs.

Tandis que ces choses se passaient le Chasseur de rats, certain que tout danger avait disparu, s'était hâté de pénétrer dans l'excavation, très inquiet, et craignant surtout de trouver la jeune fille évanouie, ou en proie à une crise nerveuse, causée par la terreur qu'elle avait du éprouver pendant le combat.

Il la vit, au contraire, calme et souriante.

-- Dieu soit loué, chère enfant ! s'écria-t-il, vous êtes sauvée !

-- Je le sais, dit-elle ; Delgrès a réussi à museler ces tigres.

-- Sa présence seule a suffi ; c'est un rude homme, quoiqu'il soit mulâtre, je dois en convenir.

-- C'est surtout un noble cœur, murmura mademoiselle de la Brunerie.

-- Vous le connaissez ?

-- Beaucoup.

-- Et lui, vous connaît-il ?

Son regard se fixa un instant sur le Chasseur avec une expression singulière, dans ses grands yeux bleus.

-- Serait-il venu si vite, s'il en était autrement ? dit-elle d'une voix basse et étouffée.

-- Que voulez-vous dire ? s'écria-t-il avec surprise.

-- Rien !

Il y eut un court silence.

-- Vous avez dû avoir bien peur ? demanda le vieillard, pour donner un autre tour à la conversation.

-- Oh ! oui.

-- Hélas ! il s'en est fallu de bien peu que, malgré tous mes efforts, vous ne soyez tombée aux mains de ces misérables.

-- Je connais toutes les péripéties de la lutte héroïque que vous avez soutenue pour moi, père.

-- Je n'ai fait que mon devoir, mais si Delgrès n'était si heureusement survenu...

-- J'aurais été faite prisonnière, voulez-vous dire ?

-- Hélas !

La jeune fille eut un sourire d'une expression étrange.

-- Non, mon ami, reprit-elle avec hauteur, rassurez-vous ; quoi qu'il fût arrivé, je ne serais jamais tombée, vivante du moins, entre les mains de ce tigre à face humaine, que l'on nomme Ignace. Regardez ce bijou.

Renée de la Brunerie retira alors de son corsage un mignon poignard, au manche constellé de diamants et dont le fourreau était en chagrin ; elle le présenta au Chasseur. Celui-ci en examina curieusement la lame, longue à peine de trois pouces, fine et affilée comme une aiguille.

-- Vous voyez cette tache bleuâtre à la pointe ? reprit-elle de sa voix douce et caressante.

-- Oui, je la vois ; qu'est-ce que c'est ?

-- Du curare.

-- Oh ! s'écria-t-il avec épouvante, et...

-- Je me serais plongé sans hésiter cette arme dans la poitrine, si j'avais perdu toute espérance lors de cette lutte suprême, dit-elle avec une simplicité qui fit courir un frisson de terreur dans les veines du Chasseur. Vous voyez donc, mon ami, ajouta-t-elle en reprenant le poignard et le replaçant dans son corsage, que je n'avais rien à redouter de ce bandit. Oh ! je suis une vraie créole, allez ! mon honneur m'est plus cher que la vie. Mais je crois que le commandant Delgrès vient de ce côté, allons le remercier du généreux secours qu'il nous a donné si providentiellement.

La fière jeune fille quitta alors l'excavation, en s'appuyant avec une gracieuse nonchalance, sur le bras que lui offrait le Chasseur.

Delgrès, en apercevant mademoiselle de la Brunerie, tressaillit imperceptiblement ; il s'arrêta devant elle, se découvrit et la salua avec la plus exquise politesse, mais sans prononcer une parole ; il semblait attendre.

-- Mon cher commandant, lui dit alors mademoiselle de la Brunerie, je ne sais s'il sera jamais en mon pouvoir de reconnaître, comme je le dois, le service immense que vous venez de me rendre.

-- Vous l'avoir rendu, mademoiselle, porte avec soi sa récompense ; qui ne serait heureux de risquer sa vie pour vous ? répondit Delgrès d'une voix émue, en fixant sur elle son regard d'où jaillissaient des lueurs étranges.

La jeune fille détourna les yeux sans affectation.

-- Je prierai mon père, monsieur, répondit-elle en rougissant légèrement, d'être mon interprète auprès de vous.

-- Oh ! mademoiselle, personne mieux que vous ne saurait me donner le prix de ce faible service.

-- Nommez-vous donc un faible service de m'avoir sauvé la vie, monsieur ? dit-elle avec une moue charmante et pleine de fine raillerie.

-- Excusez moi, mademoiselle, reprit Delgrès avec embarras, je ne suis qu'un soldat grossier, auquel les mots manquent pour exprimer clairement ce que son cœur éprouve.

-- Peut-être, commandant, fit-elle, peut-être en est-il ainsi, en effet ; mais tout au moins je dois reconnaître que chez vous les actions remplacent, en certains cas, merveilleusement les paroles.

-- Oh ! de grâce, mademoiselle, n'insistez pas, je vous en conjure ; tant d'indulgence me rend confus, répondit-il en s'inclinant.

La jeune fille ne voulut pas laisser plus longtemps la conversation s'égarer sur le terrain où l'officier essayait de la maintenir ; les femmes possèdent au plus haut degré le talent des transitions, tout moyen leur est bon pour cela, convaincues qu'elles sont qu'il appartient à elles seules de diriger l'entretien comme il leur plaît ; nous devons avouer que non seulement elles ne se trompent pas, mais encore qu'elles ont complètement raison.

-- Votre arrivée ici est pour moi un véritable miracle, dit-elle.

-- C'est un miracle bien simple à expliquer mademoiselle.

-- Comment donc cela, mon cher commandant ? Vous ignoriez certainement que je dusse, à cette heure avancée de la nuit, traverser cette route et que vous m'y rencontreriez.

-- Je n'en étais effectivement pas certain, mademoiselle, mais je l'espérais.

-- Bon ! voilà que maintenant je ne vous comprends plus du tout, s'écria gaiement Renée.

-- Me permettez-vous, mademoiselle, de vous expliquer en deux mots ce qui, dans mes paroles, vous semble si extraordinaire !

-- Je vous en prie, monsieur.

-- Une prière de vous est un ordre ; j'obéis, mademoiselle de la Brunerie ; votre père, et M. le capitaine Paul de Chatenoy, qui a, je crois, l'honneur d'être un peu votre parent...

-- Il est mon cousin issu de germain, monsieur, interrompit la jeune fille en souriant.

Le mulâtre se mordit les lèvres.

-- Ces deux messieurs, reprit-il, se rendaient à franc étrier à la Basse-Terre, lorsque je les ai rencontrés, il y a une heure à peine, à moins de trois lieues d'ici ; j'ai l'honneur, vous ne l'ignorez pas, mademoiselle, de connaître assez intimement M. de la Brunerie...

-- Il vous a en grande estime, monsieur.

-- Mon plus vif désir, mademoiselle, est de ne jamais démériter à ses yeux.

-- Vous prenez un chemin excellent pour qu'il en soit ainsi, monsieur ; mais, pardon, je jase à tort et à travers et je vous interromps sans cesse ; veuillez continuer, je vous prie.

-- M. de la Brunerie s'arrêta en m'apercevant ; il m'apprit l'odieux guet-apens dont vous avez failli être victime ce soir à l'anse à la Barque pendant le bamboula, et comment, appelé à l'improviste pour des motifs fort graves à la Basse-Terre, il avait été, à son grand regret, contraint de vous laisser retourner presque seule à votre habitation.

-- C'est vrai, commandant, mais sous l'escorte de l'Œil Gris, un ami dévoué de ma famille.

-- Et qui certes l'a prouvé, mademoiselle, répondit franchement Delgrès, par la façon héroïque dont il vous a défendue.

-- Tout autre à ma place eut fait de même, répondit tranquillement le Chasseur.

-- Oh ! oui, s'écria l'officier avec feu.

-- Pardon, mon cher commandant, vous disiez donc ?

-- J'avais l'honneur de vous dire, mademoiselle, que cette confidence de M. de la Brunerie me causa une vive inquiétude ; je pris congé de lui et, toute affaire cessante, je me mis aussitôt à votre recherche. Je connais depuis longtemps le capitaine, c'est une nature inculte, violente, entêtée ; ce qu'il a résolu une fois, il faut qu'il l'exécute, quoiqu'il doive lui en coûter. Cette haine implacable qu'il a pour vous et dont j'ignore la cause...

-- Et moi de même, monsieur, interrompit vivement mademoiselle de la Brunerie, car je ne connais pas cet homme, jamais avant ce soir je ne l'avais vu.

-- Cette cause, je la découvrirai, moi, je vous le jure, mademoiselle ; mais rassurez-vous, à l'avenir vous n'aurez plus rien à redouter de lui ; je saurai le contraindre à renoncer à cette vengeance, honteuse surtout lorsqu'elle s'adresse à une femme aussi digne de respect que vous l'êtes.

-- Je vous remercie sincèrement de cette promesse, monsieur.

-- Je soupçonnai donc le capitaine Ignace de vouloir prendre sa revanche de son échec de la soirée, et d'avoir l'intention de vous attaquer et de s'emparer de votre personne pendant le long trajet de l'anse à la Barque à votre habitation.

-- Vos prévisions n'étaient, malheureusement, que trop justes, monsieur.

-- Je me félicite de ne m'être pas trompé, mademoiselle, puisque cela m'a procuré le double bonheur de vous rendre un service et de vous voir. Mais il se fait tard, la nuit est sombre et froide, vous êtes encore éloignée de plus d'une demi-lieue de votre habitation ; daignerez-vous mademoiselle, me permettre de vous accompagner jusque là ?

-- Monsieur... répondit-elle avec embarras.

-- Je me suis encore servi, malgré moi, d'une mauvaise locution ; pardonnez-moi, mademoiselle, mon intention était de vous offrir tout simplement mon escorte.

-- Je crois, commandant ; que, tout en vous rendant grâces de votre offre généreuse, mademoiselle de la Brunerie ne l'acceptera pas, dit le Chasseur, en se mêlant sans façon à la conversation.

-- Pourquoi donc cela, s'il vous plaît ? demanda le mulâtre avec hauteur. Cette offre n'a, que je sache, rien qui puisse déplaire à mademoiselle de la Brunerie.

-- Oh ! vous ne le croyez pas, monsieur le commandant ! s'écria vivement la jeune fille.

-- Je ne dis pas cela, bien loin de là, reprit imperturbablement le Chasseur ; mais, si je ne me trompe, il nous arrive tout juste à point une escorte plus que suffisante pour nous rendre en complète sécurité à la Brunerie.

-- Je ne sais ce que vous voulez dire, ni à quelle escorte vous faites allusion, monsieur.

-- Ce n'est pas possible, commandant ! Prêtez l'oreille... N'entendez-vous rien ?

-- Rien, sur l'honneur ! si ce n'est un bruit sourd et confus que je ne sais à quelle cause attribuer ?

-- Ce bruit, monsieur, ne me trompe pas, moi ; il est produit par une troupe de chevaux arrivant à toute bride ; avant dix minutes ils seront ici.

-- Des chevaux !

-- Oui, commandant, je vous l'affirme.

-- Mais d'où viennent-il, ces chevaux ?

-- De pas bien loin, de l'habitation de la Brunerie, tout simplement.

-- De la Brunerie ?... c'est impossible !

-- Pourquoi donc cela, commandant ?

-- Parce que l'on ignore à la Brunerie la situation dans laquelle vous vous trouvez.

-- Erreur, commandant. Lorsque j'ai été arrêté à l'improviste par le capitaine Ignace, comprenant que j'aurais non seulement fort à taire pour me tirer seul de ses mains, mais que peut-être cela me serait impossible, j'ai envoyé chercher du secours à la Brunerie ; ce secours, le voici qui arrive, un peu tard, peut-être mais enfin il arrive, et, en ce moment, c'est l'essentiel.

-- Par qui donc avez-vous pu envoyer demander du secours, vieux Chasseur ?

-- Par qui ? fit celui-ci avec ironie, mais par deux de mes ratiers. Vous voyez que je n'en ai que quatre autour de moi. Oh ! que cela ne vous surprenne pas, mes chiens sont des bêtes très intelligentes, et elles ont sur l'homme l'avantage énorme de ne pas savoir parler, ce qui les empêche souvent de dire des sottises.

La jeune fille ne put s'empêcher de sourire.

-- Vous vous moquez de moi, monsieur, s'écria le mulâtre avec colère.

-- Nullement, commandant, dans un instant vous en aurez la preuve, répondit le vieillard avec froideur.

Le chasseur avait dit vrai. Le bruit du galop des chevaux se rapprochait rapidement, bientôt une nombreuse troupe de cavaliers arriva au tournant de la route ; un homme d'une cinquantaine d'années, grand, maigre, vigoureusement charpenté, aux traits intelligents et énergiques, le teint très brun et les cheveux crépus, tenait la tête de la troupe et la précédait d'une quinzaine de pas.

Cet homme était M. David, le commandeur de l'habitation de la Brunerie. Il était mulâtre, avait été élevé sur la Plantation, où toute sa famille habitait depuis nombre d'années ; il était dévoué à M. de la Brunerie dont, à juste titre, il possédait toute la confiance.

Aussitôt qu'il aperçut la jeune fille, il sauta à bas de son cheval et courut vers elle avec la joie la plus vive.

Voici ce qui s'était passé à la Brunerie :

L'arrivée des deux ratiers, haletants et la langue pendante, avait fort inquiété le commandeur, car le chasseur, lorsqu'il était passé le soir, à l'habitation, lui avait fait à peu près confidence des événements qui se préparaient, et des raisons qui exigeaient impérieusement sa présence à l'anse à la Barque.

Cependant, M. David avait, par prudence, hésité à dégarnir la plantation ; mais, presque aussitôt la rentrée des cinq chevaux, les harnais en désordre, brisés et couverts de sang, -- deux chevaux étaient blessés, -- lui fit comprendre qu'il n'avait pas un instant à perdre s'il voulait sauver sa jeune maîtresse.

Le commandeur, sans plus hésiter, avait réuni une cinquantaine de cavaliers, et il s'était élancé à la recherche de mademoiselle de la Brunerie, précédé, comme batteurs d'estrade et d'éclaireurs les deux ratiers du Chasseur qui l'avaient conduit tout droit au champ de bataille.

L'arrivée du commandeur et de son escorte enlevait au commandant Delgrès tout prétexte pour insister davantage auprès de mademoiselle de la Brunerie ; il se résigna, bien que contre son gré, à prendre congé d'elle.

-- Je pars, mademoiselle, lui dit-il ; puisque ma présence ici est, grâce à Dieu, maintenant inutile. Adieu, soyez heureuse. Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont très graves, ajouta-t-il avec une dignité triste ; peut-être n'aurai-je plus le bonheur de vous voir ; mais quoi qu'il arrive et quels que soient les récits que l'on vous fasse de la conduite que je serai peut-être malheureusement contraint de suivre, je vous en supplie, mademoiselle, ne me méprisez point ; plaignez-moi, croyez que jamais je n'oublierai ce que je me dois à moi-même, et que je resterai toujours digne de votre... de l'estime des honnêtes gens, ajouta-t-il en se reprenant.

Il salua, alors respectueusement la jeune fille ; d'un signe il ordonna à ses noirs d'éteindre les torches et de le suivre, puis il s'éloigna rapidement, sans retourner une seule fois la tête en arrière.

-- Que signifient cas paroles ? murmura mademoiselle de la Brunerie, en fixant d'un air pensif ses regards sur l'endroit où avait disparu le mulâtre.

-- Hum fit le commandeur avec un hochement de tête énigmatique, voilà un gaillard, qui, je le crains, manigance quelque détestable affaire. Qu'en pensez-vous, vieux Chasseur.

-- Eh ! fit-il en ricanant, je pense que vous pourriez bien avoir raison, mon maître ; les temps sont mauvais, cet homme est intelligent et ambitieux ; il mûrit quelque sombre projet ; mais lequel ? voilà ce que ni vous ni moi ne pouvons deviner, quant à présent, du moins.

Et, au bout d'un instant, il ajouta à part lui :

-- Je le surveillerai.

-- Cinq minutes plus tard, mademoiselle de la Brunerie reprenait le chemin de l'habitation.

-- Mais, cette fois, la troupe nombreuse dont elle était escortée la mettait à l'abri de toute attaque ; aussi atteignit-elle sa demeure sans être inquiétée.

IV -- Ce que l'on est convenu, aux colonies, de nommer une habitation.

Le quartier de Bouillante se nommait autrefois l'Îlet à Goyave ; selon toutes probabilités, il doit son nom actuel à la chaleur de ses fontaines.

Ce quartier, hâtons-nous de le dire, un des plus pittoresques de la Guadeloupe, commence à la pointe nord-ouest de l'anse à la Barque.

En quittant le fond de cette anse, on gravit une morne assez élevé, mais surtout d'accès difficile, par un chemin étroit, pierreux, coupé de ruisseaux et de ravins profonds ; ce chemin se rapproche insensiblement du bord de la mer, serpente presque toujours sur une falaise escarpée et conduit à Bouillante.

Plus que dans toute autre partie de la colonie, le sol de ce quartier paraît avoir été récemment bouleversé et travaillé par l'action puissante des feux souterrains ; il est excessivement accidenté, et offre presque à chaque pas des particularités bizarres, fort intéressantes au point de vue scientifique, mais en général assez désagréables pour ses habitants ; il s'y trouve plusieurs sources d'eau bouillante, dont une jaillissant à une dizaine de mètres dans la mer ; par un seul jet d'environ quinze centimètres de tour, s'élance à une grande hauteur en bouillonnant, et écume l'eau de la mer dans un rayon de plus de vingt-cinq mètres sur deux de profondeur, à une température assez élevée pour qu'il soit possible d'y faire cuire des œufs ; expérience plusieurs fois tentée avec succès.

Nous ajouterons que Bouillante est à la fois un des quartiers les plus fertiles, les plus pittoresques et les mieux cultivés de la Guadeloupe.

C'était dans le quartier de Bouillante que s'élevait la Brunerie, la plus vaste et la plus importante des deux plantations possédées par le marquis de la Brunerie ; la seconde plantation, nommée d'Anglemont, était située dans la Matouba ; nous aurons occasion d'en parler plus loin.

Dans les Antilles françaises, toutes les habitations sont construites à très peu de différence près, sur le même modèle ; ainsi, en décrivant celle de la Brunerie, nous allons essayer de donner au lecteur une idée de ce que sont ces charmants et populeux villages auxquels, dans les colonies, on est convenu de donner le nom d'habitations, et dont aucune exploitation agricole de nos pays, si importante qu'elle soit, ne saurait donner l'idée.

Les chemins qui, de la Basse-Terre ou de la Pointe-à-Pitre, les deux capitales de l'île, conduisent à la Brunerie, ne ressemblent en rien à ceux que nous sommes accoutumés à parcourir en France ; là, tout est primitif, les ingénieurs n'y ont jamais passé, la nature seule en a fait tous les frais.

La plupart de ces chemins ont commencé tout simplement par être des sentiers, tracés et foulés d'abord par les piétons, élargis par les cavaliers et nivelés ensuite par les cabrouets employés pour le transport des denrées, des cannes à sucre, du café, du manioc, etc., etc. De chaque côté de ces routes improvisées, s'élèvent des haies de cierges épineux très serrés les uns contre les antres, et dont on ne se défend qu'à grand-peine à cause de leur tendance obstinée à envahir la route et intercepter le passage.

Après avoir suivi ces chemins ou ces sentiers, comme il plaira au lecteur de les nommer, chemins qui serpentant sur les flancs des mornes, sont coupés de ravines profondes et dont le sol laisse voir à chaque pas les traces récentes de soulèvement volcanique, la végétation prend tout à coup, au bout de deux heures de marche, et sans transition aucune, toute sa luxuriante beauté ; l'on traverse alors un pêle-mêle radieux de sandal, de bois chandelle odorants, d'élégants lataniers dont la tige est droite comme une flèche et dont les feuilles se déploient comme les lames d'un éventail ; de gaines à fleurs blanches ou bleues, de bois de fer, d'acacias bois dur, nommés dans le pays : tendre à caillou ; des acajous, et tant d'autres dont la nomenclature est impossible.

En sortant de ce délicieux fouillis de fleurs et de verdure, on arrive aux pieds des grands mornes ; c'est à la base de cette chaîne imposante que l'habitation de la Brunerie est adossée, au milieu du paysage le plus pittoresque et le plus accidenté qui se puisse imaginer, et planant au loin sur la mer jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon.

Deux sources assez importantes jaillissaient du sommet des montagnes, tombaient en cascades échevelées, de rochers en rochers, et formaient deux ruisseaux, qui, après avoir enlacé l'habitation dans leurs nombreux et capricieux méandres, confondaient leurs eaux, se changeant ainsi en une charmante rivière-torrent, appelée poétiquement : rivière aux Cabris, à cause de ses nombreuses chutes, et qui va enfin se perdre dans la mer, non loin de l'anse à la Barque.

Après avoir suivi une longue et large allée de palmistes aux troncs cannelés, ressemblant à autant de colonnes trajanes, ayant pour chapiteau un merveilleux éventail de feuilles de cinquante pieds, on débouchait près des bâtiments d'exploitation, la sucrerie et les ateliers ; à droite, parfaitement alignées et formant des rues, se trouvaient les cases des nègres.

Ces cases, presque toujours construites en bois et recouvertes en vacois, sont généralement composées de deux pièces assez spacieuses, dont l'une sert de cuisine et l'autre de chambre à coucher.

Toutes ces cases ont un petit jardin par derrière.

Ces bâtiments, coquettement installés, étaient entourés d'un pêle-mêle de grands et beaux arbres au milieu desquels ils semblaient se cacher ; des fromagers gigantesques, des sabliers dont le fruit en forme de boîte à compartiments détone comme une décharge d'artillerie des cassiers dont les gousses immenses pendent et babillent sous l'effort du vent, des manguiers superbe, puis un véritable fouillis de citronniers ; grenadier orangers, goyavier limoniers et lauriers-roses, sans parler des bananiers touffus chargés d'énormes régimes de leurs fruits savoureux, et des cocotiers balançant dans les airs leurs magnifiques parasols ; sous les plus grands de ces arbres, on attache, le soir, les bœufs de l'habitation à des piquets ; c'est là qu'ils passent habituellement la nuit.

À quatre cent mètres environs à l'arrière des cases à nègres, des ateliers et des bâtiments d'exploitation, s'élevait la Brunerie.

Cette maison était un véritable château de haut et grand style ; il suffit d'un seul regard pour s'assurer qu'il remontait à la grande époque coloniale, alors que le faste des créoles ne reculait devant aucune prodigalité, si ruineuse qu'elle fût.

Cette habitation était construite en bois. Ici nous ouvrirons une parenthèse. À la Guadeloupe, surtout, bien que l'on rencontre de très belles maisons en maçonnerie, presque généralement on construit en bois.

Les forêts de l'île renferment six ou huit essences incorruptibles avec lesquelles on fait des charpentes dont la durée n'a pas de limites ; la moitié au moins des maisons construites en bois à la Guadeloupe datent de l'établissement de la colonie ; elles ont donc plus de deux siècles d'existence ; cependant elles sont dans un état tel de conservation qu'on les croirait bâties depuis à peine dix ans.

Nous disons donc que cette maison était construite en bois ; mais l'architecte en avait tiré un tel parti, le ciseau d'un habile sculpteur avait si richement fouillé et si admirablement creusé et découpé ce bois, que la pierre n'aurait, certes, pu produire un plus grand effet et offrir un plus bel aspect.

Un double perron de dix marches en marbre, à doubles rampes forgées et curieusement ornées, donnait accès à une large terrasse d'où l'œil embrassait d'un seul regard le panorama immense de la Grande et de la Basse-Terre, la rivière salée qui les sépare l'une de l'autre, et les petites îles qui semblent se presser, comme en se jetant, autour de la Guadeloupe.

En avant du château, ainsi que nous l'avons dit plus haut, se trouvaient les dépendances, formant une espèce de camp circulaire s'arrêtant aux boulingrins et aux parterres d'un parc immense enveloppant complètement le château.

Toutes les maisons des colonies sont établies de façon à donner de l'air, le premier besoin étant de respirer, leur distribution intérieure est donc invariablement la même ; la Brunerie ne se distinguait pas des autres.

Le château avait quinze larges fenêtres de façade, mais fenêtres sans vitres et sans rideaux ; vitriers et tapissiers sont inconnus dans ces contrées, on l'on veut avant tout la libre circulation de l'air.

On pénétrait dans le château de plain-pied, et sans transition, l'on entrait dans une vaste pièce oblongue, qu'on appelait la galerie ; de là on passait dans le salon par de grandes arcades à plein cintre et sans portes.

La galerie et le salon formaient tout le rez-de-chaussée ; les fenêtres étaient garnies de stores vénitiens, qui, malgré le soleil, entretenaient une délicieuse fraîcheur.

Les appartements de maîtres occupaient le premier étage ; ils étaient distribués dans les mêmes conditions d'air et de confort ; un immense balcon circulaire, très large et à rampe de bois ouvragée, faisait tout le tour du château, auquel il donnait un aspect des plus pittoresques.

Dans la galerie du rez-de-chaussée, sur un immense guéridon, à dessus de marbre vert, étaient constamment disposées à profusion toutes les boissons rafraîchissantes, limonades ou autres, connues dans les colonies.

Riches ou pauvre, créole ou Européen, à la seule condition d'être blanc, connu ou inconnu, chacun pouvait se présenter avec confiance, entrer dans la galerie, dire ou ne pas dire son nom, et être certain d'être cordialement reçu, considéré comme un ami, avoir sa place à table, sa chambre dans l'habitation ; être libre d'y demeurer aussi longtemps qu'il lui plairait de prolonger sa visite, sans que jamais sa présence paraisse à charge aux maîtres de l'habitation.

Au reste, il en est de même partout dans les Antilles françaises ; l'hospitalité la plus large, la plus sincèrement amicale est la loi suprême.

Cette description, bien que très longue déjà, ne serait cependant pas complète si nous n'entrions point dans quelques détails des mœurs et de la vie intérieure des créoles.

En général, dans toutes les maisons, chacun a son domestique particulier, puis viennent : un cuisinier, deux blanchisseuses, trois ou quatre couturières, autant de femmes pour les commissions ; une demi-douzaine de négrillons et de négrillonnes, trop gâtés, qui ont leurs maîtres pour esclaves ; et bien d'autres domestiques encore, formant une véritable tribu d'irréguliers, dont l'emploi n'a jamais pu être défini et ne s'en souciant guère ; toutes les servantes font ce qui leur plaît ; de plus elles sont paresseuses, gourmandes, coquettes, et se couvrent de batiste brodée, de point de Paris et de bijoux. Après chaque repas, la maîtresse de la maison va faire manger les domestiques, distribuant elle-même à chacun la part qui lui revient ; sans cette précaution les plats seraient mis au pillage ; et ce serait une véritable curée.

Règle générale : tout créole a au moins un nègre de confiance qui dort dans sa chambre à coucher ; les domestiques se couchent sur des matelas jetés sur le parquet, en travers de la porte ou de la fenêtre.

Les créoles vivent, ou plutôt vivaient ainsi -- aujourd'hui, grâce à l'émancipation des nègres, les choses doivent avoir changé -- perpétuellement au milieu des noirs ; la nuit ceux-ci étaient là, étendus près des armes, des bijoux, de l'or et de l'argenterie dont ils savaient très bien les places ; il n'y avait pas une seule porte ni une fenêtre qui fermât, et à quelques pas à peine de l'habitation, retirés dans leurs cases, se trouvaient au moins trois ou quatre cents nègres armés de haches et de coutelas.

Voilà comme vivaient les créoles avec leurs esclaves, à l'époque où se passe notre histoire ; telle était l'existence de ces hommes que des négrophiles s'efforçaient de représenter comme des maîtres barbares, cruels, oppresseurs de la race noire.

Du reste, il semble que ce soit un parti pris, car de tout temps on a écrit l'histoire de cette façon, plus ou moins véridique.

Aujourd'hui nous ignorons comment les choses se passent, mais nous sommes convaincu que tout va beaucoup plus mal.

Maintenant, nous reprendrons notre récit, trop longtemps interrompu par cette indispensable description, au point où nous l'avons laissé.

Mademoiselle de la Brunerie fit une véritable entrée triomphale dans l'habitation ; tous les noirs étaient éveillés, ils se tenaient, hommes, femmes et enfants, devant leurs cases, des torches à la main, et ils saluèrent au passage leur jeune maîtresse de leurs bruyantes et chaleureuses acclamations.

Il était un peu plus de onze heures du soir ; la nuit était douce, tiède, transparente.

Au lieu de se livrer au sommeil, qui, dans l'état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait à la suite de tous ces événements, n'aurait probablement pu clore ses paupières, après avoir mis un large peignoir de mousseline blanche sans ceinture, elle embrassa sa ménine, jeune négresse de son âge, que, suivant la coutume créole, son père lui avait donnée le jour de sa naissance et qui jamais ne l'avait quittée, lui dit de la suivre et descendit dans le salon, où elle avait prié l'Œil Gris de l'attendre.

La jeune fille s'assit dans un grand fauteuil, dont les pieds posaient sur deux traverses arrondies en croissant, et fit signe à la gentille Flora, sa menine, qu'elle aimait beaucoup, de s'accroupir près d'elle sur un coussin.

Elle était ravissante ainsi, Renée de la Brunerie, coiffée d'un madras, enfouie comme un bengali frileux dans des flots de dentelles, se balançant nonchalamment dans son fauteuil, tandis que les rayons argentés de la lune se jouaient sur son charmant visage et dans le clair-obscur de cette vaste pièce que nulle lumière n'éclairait, autre que celle qui tombait des étoiles, et la faisait ressembler plutôt à une vaporeuse création ossianesque qu'à une créature mortelle.

Le Chasseur, toujours entouré de ses six ratiers, couchés en rond à ses pieds, s'était modestement assis sur un tabouret de bambou, et tenait son inséparable fusil appuyé contre sa cuisse.

Après quelques secondes d'un silence qui commençait fort à peser à la jeune fille, elle se pencha légèrement vers son compagnon.

-- Vous avez à me parler, n'est-ce pas, père ? lui dit-elle d'une voix câline.

-- Qui vous fait supposer cela ? demanda-t-il en souriant.

-- Votre conduite de ce soir. N'essayez donc pas de me donner le change, je vous ai deviné.

-- Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je ne veux pas lutter de finesse avec vous, je m'avoue vaincu à l'avance ; oui, chère enfant, j'ai en effet à vous parler ; de plus, je me suis chargé de vous remettre...

-- Quoi ? interrompit-elle vivement.

-- Vous le saurez plus tard, gentille curieuse ; soyez patiente, j'ai d'abord, si vous me le permettez toutefois, quelques questions à vous adresser.

-- Parlez, père.

-- Me promettez-vous, ma chère Renée, de répondre franchement à ces questions ?

-- Ai-je jamais eu des secrets pour vous, père ? fit-elle avec une moue charmante.

-- Jamais, c'est vrai, chère enfant ; mais aujourd'hui ce que j'ai à vous demander est fort grave, et j'hésite, malgré moi, à le faire, je vous l'avoue.

-- Pourquoi cela, père ? ne puis-je tout entendre de vous ?

-- Oui, certes, chère enfant, mais il s'agit d'un de ces secrets que les jeunes filles enfouissent précieusement au plus profond de leur cœur, et que souvent elles osent à peine s'avouer à elles-mêmes.

-- De quoi s'agit-il donc, mon ami ? demanda mademoiselle de la Brunerie pendant qu'une légère rougeur colorait son visage.

-- De votre bonheur, Renée.

-- De mon bonheur ? murmura-t-elle.

-- Oui. Serez-vous franche avec moi ?

-- Oh ! ce soir vous êtes cruel pour moi, Hector s'écria-t-elle les yeux pleins de larmes.

-- Silence, Renée ! Comment osez-vous, après votre promesse, prononcer ce nom maudit, en ce lieu surtout ? dit le Chasseur d'une voix sourde avec l'expression d'un ressentiment amer.

-- Pardonnez-moi, je vous en prie, cette faute involontaire, mon... ami ; ce nom m'est échappé malgré moi. Jamais, tant que vous n'en aurez pas ordonné autrement, il ne reviendra sur mes lèvres, je vous le jure... Me pardonnez-vous ? ajouta-t-elle après un instant de sa voix la plus câline en se penchant coquettement vers lui.

Le Chasseur lui mit un baiser sur le front.

-- Comment est-il possible de vous garder rancune ? dit-il en souriant, le moyen existe, probablement, mais j'avoue que je ne l'ai pas encore trouvé.

-- Et j'espère que vous ne le trouverez jamais, mon bon, mon excellent ami. Eh bien, maintenant que la paix est faite, pour ma punition, je vous promets la plus entière franchise ; interrogez-moi ; demandez-moi ce qu'il vous plaira, je vous répondrai.

Le Chasseur désigna d'un geste muet la jeune négresse accroupie aux pieds de mademoiselle de la Brunerie.

-- Ne craignez rien de Flora, dit vivement Renée ; elle, c'est moi ; nous sommes sœurs de lait et d'âme ; elle connaît mieux mon cœur que je ne le connais moi-même, n'est-ce pas, mignonne ?

-- Vous êtes si bonne et si belle ! Qui ne vous aimerait, maîtresse ? répondit la fillette avec une émotion qui remplit ses yeux de larmes.

-- Parlez donc sans réticences, je vous en prie, père.

Il y eut un instant de silence.

-- Renée, reprit enfin le Chasseur, savez-vous pourquoi M. Gaston de Foissac a quitté la Guadeloupe ?

-- J'étais bien jeune lorsqu'il est parti.

-- C'est juste, et s'il revenait ?

-- Je le reverrais avec plaisir ; nous avons été, tout enfants, compagnons de jeux et de plaisirs : nous nous aimions beaucoup.

-- Vous connaissez les projets ou plutôt les intentions de votre père à l'égard de ce jeune homme ?

-- Très vaguement ; d'ailleurs Gaston est parti, qui sait s'il reviendra jamais ?

-- Il est revenu.

-- Ah ! fit-elle avec indifférence.

-- D'un moment à l'autre vous devez vous attendre à recevoir sa visite ; peut-être espère-t-il que vous ne vous opposerez pas aux projets de votre père et que vous consentirez...

-- À être son amie, interrompit-elle vivement ; jamais M. Gaston de Foissac ne sera autre chose pour moi, ajouta-t-elle avec un accent de fermeté qui surprit son interlocuteur.

Il baissa la tête, mais, la relevant presque aussitôt, il regarda la jeune fille bien en face.

-- Renée, lui dit-il nettement, aimez-vous le général ?

Il se fit un changement subit dans la jeune fille ; elle sembla se transfigurer ; elle se redressa vivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, sa physionomie prit soudain une expression sérieuse, presque sévère.

-- Je l'aime ! répondit-elle d'une voix aussi ferme qu'elle avait un instant auparavant prononcé une condamnation qui, dans son esprit, était sans doute irrévocable.

-- Et lui, vous aime-t-il ?

-- Je le crois.

-- Il ne vous a jamais déclaré son amour ?

-- Jamais.

-- Et pourtant vous y croyez !

-- Le mot n'est pas juste, père ; j'ai la conviction, la certitude morale de cet amour ; le général ne m'a pas dit : Je vous aime, c'est vrai, mais j'ai deviné son amour, à l'émotion que j'ai éprouvée en apprenant, ce soir, son arrivée sur nos côtes ; j'ai compris que c'était pour moi seule qu'il était venu, et je l'ai remercié au fond de mon âme, avec un attendrissement radieux.

Le Chasseur détourna la tête pour cacher son émotion, puis il reprit après quelques secondes :

-- Votre père connaît-il cette inclination, ma chère Renée ?

-- Il l'ignore, père. À quoi bon lui raconter les rêves insensés d'une jeune fille ? L'Océan me séparait du général ; connaissant les projets depuis longtemps arrêtés de mon père à propos de M. de Foissac, je devais me taire ; l'heure des confidences n'avait pas sonné encore.

-- Et maintenant ?

-- Maintenant, la situation n'est plus la même ; M. de Foissac est, dites-vous, de retour à la Guadeloupe ; le général est arrivé, lui aussi ; il me faut donc prendre une détermination, je n'hésiterai pas. Lorsque j'aurai vu une fois, une seule, le général, qu'il m'aura écrit ou que je me serai expliquée avec lui, je dirai tout à mon père aussi franchement que je vous le dis à vous, mon... ami.

-- Bien, très bien, ma chère Renée ! s'écria le vieillard avec émotion ; vous êtes une enfant pure et chaste qui se souvient encore de ses ailes d'ange ; vous serez heureuse, quoi qu'il arrive, je vous le promets, je vous le jure.

-- Oh ! que vous êtes bien mon seul et mon véritable ami ! s'écria Renée.

Et, se levant d'un bond, elle se jeta éperdument dans les bras du Chasseur et elle cacha sur sa poitrine son charmant visage inondé de larmes.

-- Chère enfant ! murmura le vieillard d'une voix tremblante.

Soudain elle se releva, et se rejetant dans son fauteuil en essuyant ses yeux :

-- Je veux vous dire comment je l'ai connu, reprit-elle avec émotion ; c'est bien simple, bien naïf, bien ridicule, peut-être, mais c'est à dater de ce jour que j'ai senti battre mon cœur, et que j'ai commencé à vivre ; jamais je ne l'oublierai. Écoutez-moi, vous, mon ami, mon confident.

-- Parlez, Renée, je vous écoute avec la plus affectueuse attention.

-- Lorsque le moment arriva où je devais compléter mon éducation, mon père voulut, ainsi que c'est la coutume aux colonies, que cette éducation se terminât en France. Les mauvais jours étaient passés, la prescription et l'échafaud avaient disparu. Mon père me confia au capitaine Laplace, un de nos proches parents, commandant la corvette de l'État la Capricieuse ; il avait reçu l'ordre de retourner en France ; je partis avec lui. Le capitaine Laplace était un homme de cinquante ans à peu près, d'une excellente famille ; il eut pour moi les plus charmantes attentions, et me traita pendant toute la traversée comme si j'eusse été sa fille ; il voulut me conduire lui-même à Paris chez madame de Brévannes, ma tante, qui avait consenti à veiller sur moi, et à me servir de mère pendant mon séjour en France ; madame de Brévannes me reçut à bras ouverts : après m'avoir, pendant quelques jours, conservée près d'elle, pour me faire voir Paris et me laisser me reposer de mon long voyage, elle me mit au couvent du Sacré-cœur, où déjà se trouvaient ses deux filles, Adèle et Laure de Brévannes, couvent qui depuis deux ans s'était établi rue de Vaugirard, sous un nom laïque, car les maisons religieuses n'étaient pas encore autorisées. De mon séjour dans cette maison, je ne vous dirai rien, mon ami ; Adèle et Laure de Brévannes sont deux charmantes jeunes filles de mon âge à peu près, dont je raffolai tout de suite et qui se lièrent avec moi par la plus tendre amitié ; nos chères institutrices étaient remplies d'attention ; j'aurais été parfaitement heureuse si je n'avais regretté si vivement mon doux et riant pays de la Guadeloupe, où la nature est si belle, le ciel si bleu, l'air si pur. Hélas ! j'étais une sauvage à laquelle tout frein, si léger qu'il fût, semblait insupportable.

-- Pauvre chère enfant ! murmura le Chasseur.

-- Tous les huit jours, madame de Brévannes venait voir ses filles et moi au parloir ; deux dimanches sur quatre, nous allions passer la journée chez elle, dans son hôtel de la rue de Seine. Madame de Brévannes recevait la meilleure compagnie, surtout beaucoup d'officiers supérieurs des armées d'Italie et du Rhin ; parmi ces officiers, qui souvent ne passaient que quelques jours seulement à Paris, il y en avait un pour lequel madame de Brévannes professait une amitié qui allait presque jusqu'à l'admiration ; sans cesse elle nous en parlait dans les termes les plus élogieux ; cet officier était proche parent de madame Dumontheils, amie intime de madame de Brévannes ; c'était un ancien aide de camp de Hoche, fort jeune encore, nommé Antoine Richepance ; il servait alors à l'armée d'Allemagne sous les ordres de Moreau. Madame Dumontheils ne tarissait pas sur le compte de son parent ; elle nous faisait de lui des récits qui exaltaient notre imagination de jeunes filles, et cela de telle sorte que nous en étions arrivées, Adèle, Laure et moi, à ne plus avoir au couvent d'autre entretien entre nous. Madame Dumontheils riait beaucoup de notre enthousiasme juvénile pour son parent, dont nous faisions un héros ; elle nous menaçait, d'un air railleur, de lui écrire toutes les belles choses que nous pensions de lui. Un dimanche, cette dame entra chez madame de Brévannes, en compagnie d'un jeune officier d'une taille haute, élégante, bien prise, à la tournure martiale, à la physionomie à la fois douce, intelligente, loyale et énergique. Avant qu'il eût prononcé un mot, je l'avais reconnu.

-- C'était le général Richepance ? interrompit en souriant le Chasseur.

-- Oui, père. Il était arrivé la veille à Paris, chargé par le général Moreau de présenter aux consuls les drapeaux pris sur les Autrichiens à la bataille de Hohenlinden, au succès de laquelle le général Richepance avait, disait-on, puissamment contribué. Je me tenais, émue et tremblante, à demi cachée dans l'embrasure d'une fenêtre, lorsque, conduit par madame Dumontheils, le général s'avança vers moi ; je ne le voyais pas, je ne pouvais le voir, et pourtant je savais qu'il venait ; le général s'arrêta devant moi ; il me salua respectueusement et d'une voix qui résonna délicieusement à mon oreille :

-- Chère cousine, dit-il à madame Dumontheils, vous m'avez gracieusement présenté à toutes les personnes qui sont dans ce salon ; quant à mademoiselle, permettez-moi de me présenter moi-même à elle.

Je relevai curieusement la tête.

-- Comment ferez-vous, général ? lui demanda en riant madame Dumontheils. Mademoiselle vous est inconnue et je doute...

-- Pardon, ma cousine, interrompit vivement le général, mademoiselle est, au contraire, une de mes plus chères connaissances, je n'ose pas dire amies ; le portrait que, dans vos lettres, vous m'avez fait de mademoiselle Renée de la Brunerie est tellement ressemblant, le souvenir en est demeuré si profondément gravé dans mon cœur, que je n'hésite pas à prier mademoiselle d'agréer mes remerciements les plus respectueux et les plus sincères, pour le bien qu'elle daigne penser de moi, et dont je suis touché plus que je n'ose le dire.

-- Mais c'est une déclaration dans toutes les règles que vous faites à mademoiselle de la Brunerie, prenez-y garde, général ! s'écria madame Dumontheils.

-- Je l'ignore, reprit sérieusement le général ; je sais seulement que c'est, je le jure, l'expression sincère de ma pensée.

Je levai les yeux sur lui ; nos regards se rencontrèrent. Nous nous étions compris.

Quatre jours plus tard, le général repartit pour l'Allemagne.

-- Vous n'avez plus revu depuis le général, ma chère Renée ?

-- Pardonnez-moi, mon ami, ma confession doit être complète. Je l'ai revu deux fois : la première, un an plus tard ; la seconde, deux jours avant mon départ de Paris pour retourner en Amérique. Averti par madame Dumontheils que je devais quitter prochainement la France, le général avait fait trois cents lieues à franc étrier pour venir me dire adieu. Notre entretien fut court.

-- Vous partez, mademoiselle, me dit-il ; le cœur ne connaît pas les distances, le souvenir les annihile ; si loin que vous alliez, je saurai vous y rejoindre ; avant peu vous me reverrez près de vous.

-- J'attendrai votre venue, dussé-je attendre vingt ans, répondis-je.

Il s'inclina pour porter ma main à ses lèvres, et il sortit. J'ai attendu, il est venu, j'espère... Voilà toute mon histoire, mon ami.

-- Elle est simple et touchante, mon enfant, répondit le vieillard avec émotion. Vous m'avez ouvert votre cœur, je vous en remercie sincèrement.

Il y eut cette fois, un silence assez long entre les deux interlocuteurs ; la jeune fille, encore sous le coup des souvenirs qu'elle avait ravivés, se laissait doucement aller à ses pensées ; le Chasseur réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre.

Enfin, au bout d'une dizaine de minutes environ, le vieillard releva la tête ; il passa la main sur son large front comme pour en effacer toute pensée importune et, se penchant vers la jeune fille :

-- Ma chère Renée, lui dit-il avec un accent de tendresse paternelle auquel il était impossible de se tromper, j'ai à m'acquitter envers vous d'une mission dont on m'a chargé aujourd'hui même.

-- À la Pointe-à-Pitre ? demanda curieusement la jeune fille.

-- Non, pas positivement, mais près de la Pointe-à-Pitre.

-- Ah ! c'est vrai ; je me le rappelle à présent, vous avez, m'avez-vous dit, quelque chose à me remettre.

-- C'est cela même, chère enfant.

-- Qu'est-ce donc ? Donnez vite, père ; je brûle de savoir....

Le Chasseur sourit doucement ; il sortit un pli cacheté de sa poitrine.

-- Prenez, dit-il en le lui présentant.

-- Une lettre ! fit-elle en pâlissant, une lettre ! Qui peut m'écrire, à moi ?

-- La signature de cette lettre vous l'apprendra, sans doute.

-- Oh ! murmurait-elle, si c'était ?...

-- Vous ne vous trompez pas, Renée, elle est de lui, répondit doucement le Chasseur.

-- De la lumière ! mignonne, de la lumière, vite !... s'écria mademoiselle de la Brunerie d'une voix vibrante à sa ménine.

Celle-ci bondit sur ses pieds et sortit en courant.

La jeune fille était pâle, chancelante ; une émotion terrible lui serrait le cœur à l'étouffer.

Soudain elle se renversa sur son fauteuil, cambra comme un arc sa taille flexible, rejeta fièrement sa tête charmante en arrière, deux jets de flamme jaillirent de ses yeux ; elle tendit, par un mouvement automatique la lettre au Chasseur, et d'une voix étouffée, presque indistincte :

-- Hector ! lui dit-elle, en l'absence de mon père, vous seul avez le droit de décacheter cette lettre ; moi, je ne le dois, ni ne le veux ; Renée de la Brunerie ne reçoit et ne lit aucun message secret.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde le pâle visage du Chasseur ; il prit la lettre sans prononcer une parole et il la décacheta.

En ce moment, Flora rentra dans le salon, tenant à la main un candélabre allumé.

Le Chasseur se leva ; il s'approcha du guéridon sur lequel la fillette avait posé le candélabre, et parcourut la lettre des yeux, puis il fit un geste de satisfaction et s'écria avec une sincérité de langage auquel il était impossible de se méprendre :

-- Je ne m'étais pas trompé : cet homme est un grand cœur et une intelligence d'élite.

-- Père ! s'écria la jeune fille avec anxiété.

-- Écoutez, mon enfant, écoutez ! ce qui est écrit là dépasse tout ce qu'il est possible d'imaginer de noble et de beau.

-- Oh ! fit Renée en joignant les mains et levant, vers le ciel, ses yeux pleins de larmes, je le savais, mon cœur me l'avait dit !

-- Écoutez.

Et il lut ce qui suit :

« Monsieur... »

-- Monsieur ! s'écria la jeune fille au comble de la surprise.

Le Chasseur la regarda un instant avec un doux et tendre sourire, puis il reprit :

« Monsieur,

« Bien que cette lettre soit en apparence adressée à mademoiselle Renée de la Brunerie, je sais, tant je connais sa pureté d'ange et sa candeur, qu'elle ne sera décachetée que par son père ou son plus proche parent. J'aime mademoiselle de la Brunerie ; je ne l'ai vue que trois fois, chez madame de Brévannes, à Paris, en présence de plusieurs personnes. Lors de ma dernière visite, la veille de son départ, je lui jurai de l'aller rejoindre en Amérique ; elle daigna me promettre de m'attendre. Ce que je vous ai dit à vous, monsieur, jamais je n'ai osé le lui avouer à elle ; cependant je suis sûr de son amour comme elle est j'en suis convaincu, sûr du mien. Si vous êtes le père de mademoiselle Renée, je vous demande loyalement l'autorisation de lui faire ma cour ; si vous n'êtes pas son parent, je vous prie d'intercéder auprès de M. de la Brunerie, que je n'ai pas encore l'honneur de connaître, pour que cette faveur, à laquelle je tiens plus qu'à ma vie, me soit accordée ; attendrai avec anxiété, monsieur, la réponse que vous daignerez me faire.

» Agréez monsieur, l'assurance du profond respect de votre serviteur,

» Général ANTOINE RICHEPANCE

» En mer, à bord du vaisseau amiral le Redoutable.

» Ce 14 Floréal, an X de la République française, une et indivisible. »

-- Oh ! cher, bien cher Antoine ! s'écria la jeune fille avec une expression de bonheur impossible à rendre.

En ce moment, le galop précipité de plusieurs chevaux se fit entendre au dehors.

Le Chasseur s'approcha de la jeune fille, lui mit un baiser au front et la poussant du côté de la porte :

-- Retirez-vous, ma chère Renée, lui dit-il, voici votre père qui revient de la Basse-Terre, il est inutile qu'il vous voit ; d'ailleurs, j'ai à causer avec lui.

-- Et cette lettre ? demanda-t-elle avec anxiété.

-- Je la garde, répondit le Chasseur en souriant.

La jeune fille lui jeta un dernier regard de prière, et elle sortit la main appuyée sur l'épaule de sa ménine.

Un instant plus tard, M. de la Brunerie et le capitaine Paul de Chatenoy pénétraient dans le salon.

La demie après onze heures sonnait à une pendule en rocaille placée sur un piédouche dans la galerie.

V -- L'arrivée du général Richepance à la Guadeloupe et la réception qui lui fut faite.

Ainsi que nous l'avons rapporté dans un précédent chapitre, M. de la Brunerie et son cousin le capitaine Paul de Chatenoy, après avoir, à l'anse à la Barque, confié mademoiselle Renée de la Brunerie au vieux Chasseur pour qu'il la reconduisit à l'habitation, s'étaient, eux, rendus à franc étrier à la Basse-Terre, où ils savaient que, depuis dix jours, se trouvait le chef de brigade Magloire Pélage, ainsi que les membres du conseil provisoire de la colonie.

Certaines révélations, assez ambiguës cependant, mais qui depuis quelques jours s'étaient multipliées, avaient fait concevoir au conseil provisoire des soupçons contre la loyauté du chef de bataillon Delgrès, commandant l'arrondissement de la Basse-Terre ; ces soupçons étaient d'autant plus forts, que les révélations des espions ne tendaient à rien moins qu'à représenter le commandant Delgrès comme le principal chef d'un complot contre le gouvernement établi, complot dont l'exécution était imminente.

Le conseil provisoire, devant des dénonciations qu'il était en droit de supposer sincères, s'était établi en permanence à la Basse-Terre, afin d'être prêt à tout événement et de pouvoir prendre des mesures immédiates et efficaces au plus léger symptôme de révolte.

Cependant, le chef de brigade Pélage, malgré les certitudes qui lui avaient été données, et les recherches minutieuses auxquelles lui-même s'était livré, n'avait réussi à rien découvrir de positif.

Persuadé que ses espions étaient mal renseignés, il avait renoncé à essayer plus longtemps à éclaircir cette affaire ténébreuse et il se préparait à retourner le lendemain à Port-de-Liberté. -- La Pointe-à-Pitre avait été ainsi nommée au commencement de la Révolution par le délégué de la Convention nationale, le représentant Victor Hugues.

Il était environ dix heures du soir lorsque le planteur et le capitaine arrivèrent à la Basse-Terre ; informés que le conseil provisoire de la colonie se trouvait encore en séance, ils s'y rendirent immédiatement et se firent annoncer comme porteurs de nouvelles de la plus haute gravité ; ils furent aussitôt introduits et reçus de la façon la plus cordiale, par le général Pélage et les autres membre du conseil.

Le général Magloire Pélage était âgé à cette époque de trente à trente-deux ans ; c'était un homme de couleur ; il avait la taille haute, il était bien fait de sa personne, ses manières étaient distinguées ; ses traits fins, accentués, avaient une rare expression d'énergie et de franchise.

-- Quel bon vent vous amène à cette heure avancée de la nuit, citoyen ? demanda-t-il en souriant à M. de la Brunerie.

Les deux hommes se serrèrent cordialement la main.

-- Une grande nouvelle, général, répondit le planteur.

-- Et bonne sans doute ; vous ne vous en seriez pas chargé si elle eût été mauvaise.

-- Excellente, général.

-- Parlez, parlez, citoyen de la Brunerie ! s'écrièrent à la fois tous les membres du conseil.

-- En un mot, citoyens, dit alors le planteur, l'expédition française que nous attendons depuis si longtemps est enfin en vue de la Guadeloupe, elle louvoie en ce moment devant la Pointe-à-Pitre.

-- Vive la République ! s'écrièrent tous les membres du conseil en se levant avec enthousiasme.

-- Cette nouvelle est en effet excellente, reprit le général Pélage, si cette expédition doit ramener la paix dans ce pays et faire respecter la loi. Garantissez-vous son exactitude, citoyen de la Brunerie ?

-- Sur mon honneur, général. L'homme de qui je la tiens, et dans lequel j'ai une confiance entière s'est rendu à bord du vaisseau le Redoutable et a parlé au général Richepance.

-- Puisqu'il en est ainsi, nous n'avons pas à conserver le moindre doute, citoyens, dit le général Pélage, il nous faut presser notre départ.

-- Qui nous empêche, général, de quitter tout de suite la Basse-Terre ? dit un des membres du conseil.

-- Plusieurs raisons, et principalement l'absence du commandant Delgrès, sorti de la ville, il y a une heure à peine, avec une partie de son bataillon, pour aller dissiper les rassemblements de l'anse aux Marigots, dit un autre membre ; nous ne pouvons abandonner la ville sans autorités et livrée aux machinations de gens mal intentionnés.

-- Le commandant Delgrès ne doit pas encore être très éloigné, dit le général Pélage, rien de plus facile que de lui expédier contre-ordre.

-- Nous ayons croisé le commandant Delgrès assez près d'ici, général, dit le capitaine Paul de Chatenoy ; si vous le désirez, je me charge de lui porter cet ordre.

-- J'accepte, mon cher capitaine, répondit le général qui se rassit et se mit en devoir d'écrire la dépêche.

-- L'expédition est-elle considérable ? demanda un des membres du conseil à M. de la Brunerie.

-- Mais oui, assez ; elle se compose de dix bâtiments portant quatre mille hommes de troupes de débarquement, sous les ordres des généraux Richepance, Dumoutier et Gobert.

-- Gobert ! s'écria le général Pélage en cachetant la dépêche qu'il achevait d'écrire ; attendez donc, je connais ce nom-là, moi, Gobert, n'est-il pas né à la Guadeloupe ?

-- J'ai l'honneur d'être son proche parent, général, répondit le planteur.

-- Je vous en félicite sincèrement, citoyen, répondit le général, car c'est un homme de cœur et un officier d'un grand mérite ; citoyens, ajouta-t-il en s'adressant aux membres du conseil, le choix fait par le premier consul du général Gobert est, pour nous, une preuve irrécusable des intentions bienveillantes du gouvernement à notre égard.

-- Certes, général, répondit le conseiller qui déjà avait plusieurs fois pris la parole, nous devons tout faire pour nous rendre dignes de cette bienveillance.

-- Il ne tiendra pas à nous qu'il n'en soit ainsi, répondit le général Pélage en souriant. Chargez-vous de cette dépêche, capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à M. Paul de Chatenoy ; je vous prends pour aide de camp, je m'entendrai à ce sujet avec le général Sériziat ; demain, au lever du soleil, je vous attends à la Pointe-à-Pitre.

-- Je vous remercie, mon général, demain à l'heure dite j'aurai l'honneur d'être à vos ordres, dit le capitaine en s'inclinant.

-- Citoyen de la Brunerie, par ma voix, le conseil provisoire vous adresse les remerciements les plus sincères pour la nouvelle importante que vous lui avez apportée.

-- Demain, moi aussi général, je serai à la Pointe-à-Pitre.

-- Vous y serez le bienvenu, ainsi que tous les concitoyens qui suivront votre exemple. Citoyens, j'ai l'honneur de vous saluer.

Les deux créoles prirent alors congé et ils sortirent, accompagnés par le général Pélage jusqu'à la porte extérieure de la salle du conseil.

Un instant plus tard le général rentra.

-- Citoyens, dit-il, je viens de donner les ordres nécessaires pour que tous les préparatifs de notre départ soient faits sans bruit, de façon à ce que nous puissions nous mettre en route aussitôt après l'arrivée du commandant Delgrès ; en faisant diligence nous arriverons à la Pointe-à-Pitre vers cinq heures du matin ; je vous propose de nommer une députation de quatre citoyens notables de la Guadeloupe, chargée d'aller offrir au général Richepance, commandant en chef de l'expédition, les assurances de la joie que nous fait éprouver son arrivée dans la colonie et de la chaleureuse réception que les habitants préparent au représentant du nouveau gouvernement de la France.

Cette motion du général fut vivement appuyée, on nomma la députation séance tenante.

Les citoyens choisis furent : MM. Frasans, membre du conseil provisoire de la colonie ; Darbousier, négociant ; Savin, capitaine dans les troupes de ligne ; et Mouroux, chef des mouvements du port à la Pointe-à-Pitre ; ce dernier devait conduire sur l'escadre douze pilotes jurés, que le général Pélage avait depuis un mois déjà donné l'ordre de réunir afin qu'ils fussent tout près à être mis à la disposition de l'expédition pour la faire entrer dans les ports de l'île où il plairait à l'amiral de mouiller.

On rédigea ensuite une proclamation adressée à tous les habitants de la colonie, pour leur annoncer l'arrivée à la Guadeloupe du général Richepance ; proclamation écrite dans les termes les plus chaleureux et les plus patriotiques.

À peine le général Pélage achevait-il de dicter cette proclamation, que tous les membres du conseil signeraient après lui, que la porte s'ouvrit, et le commandant Delgrès pénétra dans la salle.

Delgrès semblait sombre, mécontent.

-- Me voici à vos ordres, général, dit-il, en saluant les membres du conseil.

-- Mon cher commandant, répondit le général, des nouvelles importantes reçues à l'improviste m'ont contraint à vous envoyer contre-ordre.

-- Je suis immédiatement retourné sur mes pas.

-- Je le vois, et je vous en remercie, commandant. Obligé de quitter sur le champ la Basse-Terre, je n'ai pas voulu partir avant votre retour.

Le commandant Delgrès salua sans répondre.

-- Onze bâtiments aperçus aujourd'hui devant la Désirade et Marie-Galante font présumer, continua le général Pélage, qu'ils composent la division que nous attendons depuis si longtemps déjà.

-- Ah ! fit le mulâtre entre ses dents.

-- Vous voudrez bien, mon cher commandant, prendre les dispositions nécessaires pour recevoir avec solennité les bâtiments qui se rendraient à la Basse-Terre, et vous entendre avec le citoyen Boucher, chef du génie, pour que des casernes soient immédiatement mises en état de recevoir six mille hommes.

-- Six mille hommes ! dit le mulâtre en tressaillant.

-- Peut-être même un peu plus, je ne suis pas sûr du chiffre exact. Oui, mon cher commandant ; oh ! cette fois nous serons grandement en mesure d'en finir avec les fauteurs et agents de désordre, qui depuis si longtemps troublent notre malheureuse colonie.

-- En effet, dit le commandant Delgrès, devenant de plus en plus sombre.

-- Je n'ai pas besoin d'ajouter, n'est-ce pas ? reprit le général Pélage, que je compte entièrement sur votre dévouement et celui des troupes placées sous vos ordres ?

-- Je ferai mon devoir, général, répondit sèchement le commandant Delgrès.

Le général Pélage ne remarqua pas, ou peut-être il feignit de ne pas remarquer, l'attitude froide et sévère du commandant, et le peu de joie qu'il paraissait éprouver à la nouvelle de l'arrivée de cette expédition depuis si longtemps promise, et qui, toujours annoncée, ne venait jamais. Il frappa sur un gong, un huissier parut.

-- Mon aide de camp, dit le général.

L'huissier se retira. Bientôt un capitaine entra ; ce capitaine nommé Prud'homme était, comme le général Pélage, auquel il était dévoué, un homme de couleur de la Martinique.

-- Tout est-il prêt ? lui demanda le général.

-- Oui, répondit le capitaine, vos ordres sont exécutés, général ; l'escorte est en selle ; les chevaux des citoyens membres du conseil attendent, tenus en main par des domestiques.

-- Mon cher commandant, je vous fais mes adieux, reprit le général Pélage en s'adressant à Delgrès, je compte sur votre dévouement à la République, à laquelle nous devons tout, ajouta-t-il avec intention.

Le commandant Delgrès sourit avec amertume en entendant cette dernière recommandation, mais il continua à garder le silence et il se contenta de s'incliner devant son chef.

-- Partons, citoyens, dit le général.

Les membres du conseil, après avoir pris congé du commandant, et avoir échangé avec lui de muets saluts, quittèrent la salle du conseil à la suite du général.

Dix minutes plus tard, ils s'éloignaient au galop, entourés par une escorte de cent cinquante cavaliers.

Demeuré seul, le commandant Delgrès suivit du regard les cavaliers jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la nuit, puis il rentra à pas lents et le front pensif dans la maison de ville où, en sa qualité de gouverneur de la Basse-Terre, il avait son appartement.

-- Tout serait-il donc perdu ? murmura-t-il à demi-voix en jetant des regards sombres autour de lui. Non, ce n'est pas possible... nos frères de Saint-Dominique ont presque conquis leur liberté déjà, pourquoi ne réussirions-nous pas comme eux ? La République française avait fait de nous des hommes libres et des citoyens ; le premier consul veut nous replonger dans l'esclavage... Mieux vaut la lutte, la mort même ! Ah ! pauvre race déchue ! seras-tu à la hauteur de ce grand rôle !...

Au lieu de se livrer au repos, malgré l'heure avancée de la nuit, après avoir semblé hésiter pendant longtemps à prendre une résolution, sans doute d'une haute importance, tout à coup Delgrès frappa du pied avec colère, s'écria à deux reprises d'une voix sourde :

-- Il le faut !

Il prit son manteau qu'il avait jeté sur un meuble, s'enveloppa soigneusement dans ses plis et il sortit à grands pas de la maison de ville.

Où allait-il ? Que voulait-il faire ? Nous le saurons bientôt.

Cependant les membres du conseil provisoire s'éloignaient rapidement de la Basse-Terre ; ils galopaient silencieusement, pressés les uns contre les autres, sans que la pensée ne leur vint d'échanger une parole.

Le voyage s'accomplit sans accident d'aucune sorte ; vers cinq heures du matin, ils atteignirent la Pointe-à-Pitre, dont la population était encore plongée dans le sommeil.

Quelques paroles seulement avaient été prononcées en quittant la Basse-Terre, paroles montrant que le général Pélage s'était aperçu, plus peut-être que ne le supposaient ses compagnons, de l'attitude sombre du commandant Delgrès, et que la prudence seule l'avait retenu et empêché de lui manifester clairement son mécontentement.

-- Le commandant Delgrès ne m'a pas paru extraordinairement joyeux en apprenant l'arrivée de l'expédition ? avait dit avec intention M. Frasans au général.

-- Vous croyez, avait répondu celui-ci avec un fin sourire ; c'est possible, je ne l'ai pas remarqué ; c'est vrai que j'étais très préoccupé en ce moment ; je songeais que nous nous trouvions à douze longues lieues de la Pointe-à-Pitre, où il nous fallait arriver à tous risques ; que notre escorte est faible ; que nous avons à franchir des chemins défoncés, où quelques hommes résolus suffiraient pour nous barrer le passage et s'emparer de nous ; je vous avoue qu'au lieu d'essayer de découvrir les pensées secrètes du commandant Delgrès, je cherchais dans ma tête les moyens d'arriver à tout prix, sain et sauf, avec les membres du conseil provisoire, de l'autre côté de la rivière Salée.

M. Frasans baissa la tête et il se dispensa de répondre ; il avait compris.

Le matin, vers dix heures, un bâtiment léger, sur lequel s'étaient embarqués les députés auxquels, sur l'ordre du général Pélage, s'étaient joints les capitaines Prud'homme et de Chatenoy, ainsi que les douze pilotes jurés, appareilla de la Pointe-à-Pitre et mit le cap au large.

Ce navire allait à la recherche de l'escadre française.

Le capitaine Prud'homme était porteur d'une lettre du général Pélage pour le commandant en chef de l'expédition ; le capitaine de Chatenoy devait en remettre une de M. de la Brunerie à son parent le général Gobert.

Après avoir battu la mer et couru des bordées pendant toute la journée, le léger bâtiment n'ayant découvert aucune voile, regagna le port à la nuit close et mouilla en dehors de la passe.

Le lendemain au point du jour, il remit sous voiles.

Cette fois, il fut plus heureux ; de bonne heure, il atteignit la flotte française.

Cette flotte marchait en ligne de bataille ; elle était composée de deux vaisseaux : le Redoutable et le Fougueux, de soixante-quatorze canons ; de quatre frégates : la Volontaire, la Romaine, la Consolante et la Didon, de cinquante-trois canons ; de la Salamandre, de vingt-six canons ; puis trois transports de charge. Ainsi que l'Œil-Gris l'avait annoncé à M. de la Brunerie, elle portait environ quatre mille hommes de troupes de débarquement.

La frégate la Pensée avait été expédiée de la Dominique, au devant de la division française et comme cette frégate battait pavillon amiral à son mât d'artimon, ce fut sur elle que l'aviso guadeloupéen mit le cap.

La frégate mit en panne pour l'attendre, manœuvre imitée aussitôt par toute l'escadre.

L'aviso atteignit la frégate vers midi.

Le général Richepance se trouvait à bord de la Pensée : à cette époque, il avait trente-deux ans à peine ; le portrait que mademoiselle de la Brunerie avait tracé de lui au Chasseur était d'une exactitude rigoureuse ; nous le compléterons d'un seul mot : il y avait entre lui et le général Kléber son émule et son ami, une grande ressemblance physique et morale.

Au moment où les députés montèrent à bord, le général Richepance se promenait à l'arrière de la frégate, en compagnie du vice-amiral Bouvet et du général Gobert.

En apercevant la députation qui se dirigeait vers lui, le général s'arrêta, fronça les sourcils et attendit son approche, les deux mains appuyées sur la poignée de son sabre, dont l'extrémité du fourreau reposait sur le pont.

Un coup d'œil avait suffi aux députés pour reconnaître parmi les officiers se pressant derrière le général en chef, plusieurs émissaires de l'ex-gouverneur Lacrosse, envoyés par lui de la Dominique, sans doute dans le but de le porter à des mesures de rigueur contre les Guadeloupéens, malgré toutes les preuves d'obéissance qu'il recevrait de leur part.

Cependant cette découverte ne découragea pas les députés ; ils s'approchèrent du général Richepance, le saluèrent respectueusement et attendirent, chapeau bas, qu'il lui plût de leur adresser la parole.

Il y eut un instant de silence pénible.

-- Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda enfin le général d\`une voix rude.

-- Citoyen général, répondit le député du conseil Frasans, chargé par ses collègues de parler en leur nom, nous sommes les délégués des habitants notables de l'île de la Guadeloupe ; nous venons, vers vous, en leur nom, pour vous assurer du dévouement de la population entière de la colonie, et de la joie sincère que lui fait éprouver la nouvelle de votre arrivée.

-- Puis-je avoir confiance en des traîtres, en des rebelles qui ont renversé le capitaine général nommé par le gouvernement ? reprit le général avec encore plus de rudesse.

-- Ceux qui nous ont représentés à vos yeux sous ce jour odieux, général, répondit fièrement le chef de la députation, sont eux-mêmes des traîtres et des rebelles qui prétendaient livrer notre belle et fidèle colonie aux émissaires du gouvernement britannique. Ces hommes, indignes du nom de Français, méritaient la mort, général, nous les avons exilé ; aujourd'hui ils essayent de nous calomnier auprès de vous.

-- Les traîtres et les calomniateurs n'ont pas accès auprès de moi ; de telles accusations sont graves, prenez-y garde, citoyens.

-- Nous sommes prêts à subir les conséquences de nos paroles, général, au besoin, nos actions répondront pour nous ; nous avons foi entière en votre justice et surtout en votre impartialité, répondit sans s'émouvoir le chef de la députation.

-- Ni l'une ni l'autre ne vous failliront, dès que j'aurai des preuves non équivoques de votre loyauté.

-- Lisez ces proclamations annonçant votre arrivée, général, elles vous feront, mieux que nous ne saurions le faire, connaître l'esprit qui anime la population.

Et le citoyen Frasans présenta au général un paquet de la proclamation adressée, deux jours auparavant, par le conseil provisoire, aux habitants de la colonie.

Le général accepta la proclamation et la lut attentivement.

Tous les regards étaient fixés avec anxiété sur le visage sévère du général ; un silence du mort régnait sur la frégate ; on n'entendait d'autre bruit que celui de la mer, dont les lames se brisaient contre les flancs du navire, et le sifflement continu du vent à travers les cordages.

Les émissaires secrets de Lacrosse commençaient intérieurement à se sentir mal à l'aise ; la contenance à la fois ferme et modeste des membres de la députation les effrayait. Ils craignaient que le général ne découvrit leurs honteuses manœuvres ; et ne reconnut la vérité, que, par tous les moyens, ils essayaient de lui cacher.

Enfin, le général Richepance releva la tête.

-- Cette proclamation m'engagerait peut-être, dit-il, à montrer de l'indulgence, car les termes dans lesquels elle est conçue sont, je dois en convenir, dignes, généreux et témoignent d'un ardent patriotisme ; je sentirais ma colère s'éteindre, si je ne lisais parmi les signatures apposées au bas de cette feuille, le nom d'un homme à la fidélité duquel il m'est impossible d'avoir confiance.

-- M'est-il permis, citoyen général, de vous demander le nom de l'homme dont vous suspectez ainsi la loyauté ?

-- Ce nom, citoyen Frasans, reprit le général Richepance avec une colère contenue, est celui du chef de brigade Magloire Pélage.

-- Général, l'homme dont vous venez de prononcer le nom, répondit fièrement le chef de la députation, est le serviteur le plus dévoué de la République, le caractère le plus beau, le cœur le plus grand qui soit dans toutes les Antilles françaises ; c'est à son énergie seule, à son courage, à son patriotisme éclairé que nous devons d'avoir sauvé la colonie et de l'avoir conservée à la France.

-- Brisons là, citoyen, reprit brusquement le général, le chef de brigade Pélage est, quant à présent, hors de cause.

Et, jetant dédaigneusement la proclamation sur un banc de quart :

-- Ce gage que vous venez de me donner de la soumission des habitants de la Guadeloupe ne me suffit pas, ajouta-t-il.

-- Général, répondit le député avec un accent de tristesse digne et sévère, je vous jure sur mon honneur, sur ma foi, sur mon ardent amour pour la patrie, je vous jure, dis-je, que vous vous trompez sur nos intentions ; les habitants, la force armée, tous les citoyens forment le même vœu ; les uns et les autres attendent avec une égale impatience le délégué du gouvernement pour lui obéir sans réserve et avec tout l'empressement d'un peuple qui se fait un point d'honneur, une sorte de religion de prouver sa fidélité.

-- Ces protestations peuvent être vraies, citoyens, reprit le général avec hauteur ; mais, dans les circonstances où nous nous trouvons placés, vous et moi, en ce moment, elles ne sauraient me satisfaire ; il me faut une garantie de la fidélité des Guadeloupéens.

M. Frasans sourit avec amertume, en échangeant un regard de douleur avec ses collègues.

-- Ce gage de notre loyauté que vous exigez, répondit-il, nous sommes prêts à vous l'offrir, général.

-- Quel est-il ?

-- Nous nous proposons de demeurer en otages à votre bord.

-- Vous feriez cela ? s'écria le général avec surprise, presque avec intérêt.

-- Nous sommes prêts ! répondirent les membres de la députation d'une seule voix.

-- Songez que vos têtes me répondront du premier coup de fusil qui sera tiré *(1)*, reprit le général Richepance avec un accent terrible de menace.

-- Que nos têtes tombent, mais que notre pays soit sauvé, répondit gravement le chef de la députation, nous aurons payé notre dette à notre patrie.

-- Je demande, en ma qualité d'aide de camp du général Pélage, si malheureusement méconnu, dit fièrement le capitaine Prud'homme, à rester, moi aussi en otage, pour répondre des intentions pures et patriotiques de mon chef.

Et il vint se placer derrière les membres de la députation.

Nous avons déjà dit les noms de ces généreux citoyens, nous les répéterons ici ; de tels noms ne doivent pas être laissés dans l'oubli.

C'étaient les citoyens : Frasans, Darbousier, Sevin, Mouroux et Prud'homme.

Ils donnèrent, ce jour-là, un grand exemple de dévouement, non seulement à la France, mais au monde entier.

Le général Richepance s'était tourné vers le capitaine Prud'homme.

-- Vous êtes aide de camp du général Pélage, capitaine ! lui demanda-t-il.

-- Oui, mon général, j'ai cet honneur, répondit nettement le capitaine.

-- Ah ! Et comment se fait-il que vous ayez accompagné cette députation ?

-- Parce que, mon général, je suis porteur d'une lettre à votre adresse.

-- De quelle part ?

-- De la part du général. Pélage, mon général.

-- Donnez.

Le capitaine présenta un pli cacheté au général.

Cette lettre, beaucoup trop longue pour être reproduite en entier, se terminait par ces mots :

« ... Je le charge, -- le capitaine Prud'homme, -- de vous présenter particulièrement mes devoirs et de vous demander vos ordres ; j'irai les prendre moi-même à l'endroit qu'il vous plaira de m'indiquer, pour connaître aussi vos intentions sur l'heure à laquelle vous voudrez être reçu.

» Vous nous apportez la paix, général, suite des triomphes des braves armées de la République. Honneur au peuple français ! Honneur et gloire au gouvernement de la République !

» Salut et respect,

» Magloire PÉLAGE. »

-- Des mots ! des mots ! des mots ! dit le général Richepance en froissant le papier avec colère, en parodiant, sans y songer, Hamlet, prince de Danemark.

-- Mon général, les faits ont appuyé et ils appuieront encore les mots, lorsque besoin sera, répondit le capitaine Prud'homme.

Le général Richepance haussa dédaigneusement les épaules ; pendant deux ou trois minutes ; il marcha avec agitation sur le pont ; soudain il s'arrêta devant les députés qui se tenaient calmes, froids, respectueux, en face de lui ; il les regarda un instant avec une fixité étrange, et d'une voix dans laquelle on sentait gronder la tempête :

-- Songez-y, dit-il, c'est peut-être à la mort que vous marchez !

-- Nous sommes prêts à la recevoir, général, répondit froidement le chef de la députation.

-- Eh bien donc, que votre volonté soit faite. Citoyens, vous serez mes otages !

-- Je vous remercie en mon nom et en celui de mes collègues, général, répondit simplement M. Frasans.

-- C'est bien, dit le général.

Et, s'adressant à un officier placé près de lui :

-- Conduisez ces cinq personnes dans la grande chambre de la frégate, ajouta-t-il ; je veux qu'elles soient traitées avec les plus grands égards.

Les députés saluèrent et suivirent l'officier en traversant la foule qui s'écarta et se découvrit avec respect sur leur passage.

Ils disparurent dans l'intérieur du bâtiment*(1)*.

En ce moment, le général Richepance aperçut le capitaine de Chatenoy.

-- Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il ; comment se fait-il que je ne vous aie pas vu encore ?

-- Général, répondit le capitaine, je suis aide de camp du général Pélage et cousin du citoyen de la Brunerie, parent du général Gobert ; je suis venu apporter à notre parent, le général Gobert une lettre du citoyen de la Brunerie.

-- Ah ! fit le général en pâlissant légèrement.

Le capitaine s'inclina.

-- Mon cousin, le citoyen capitaine de Chatenoy, que j'ai l'honneur de vous présenter, général, vous a dit l'exacte vérité, dit le général Gobert en s'approchant.

-- Je n'ai pas douté de la parole du capitaine, reprit Richepance avec effort.

Et il ajouta, sans songer à ce qu'il disait :

-- Vous êtes donc parent du citoyen de la Brunerie, mon cher général !

-- J'ai cet honneur, général, répondit Gobert un peu surpris.

-- Et vous aussi, à ce qu'il paraît, capitaine ?

-- Oui, général.

-- Eh ! très bien. Le citoyen de la Brunerie est, m'a-t-on assuré, un des plus riches planteurs de la Guadeloupe ; il jouit d'une grande influence dans l'île.

-- En effet, mon général, et cette influence, il en a toujours usé pour servir sa patrie.

-- Je le sais, capitaine. Le citoyen de la Brunerie est un patriote pur et dévoué. Vous êtes libre de retourner à terre quand il vous plaira, capitaine. Rapportez au général Pélage ce que vous avez vu ici, et n'oubliez pas de dire au citoyen de la Brunerie, et aux autres créoles notables de l'île, que le général Richepance est animé des meilleures intentions à leur égard ; que son plus vif désir est de rétablir l'ordre dans la colonie, sans effusion de sang.

Les assistants se regardaient avec étonnement ; ils ne comprenaient rien à ce revirement subit, surtout à la façon presque amicale dont le général causait avec l'aide de camp de l'homme envers lequel il s'était montré si sévère un moment auparavant.

-- J'ai l'honneur de prendre congé de vous mon général.

-- Allez, capitaine, reprit Richepance ; n'oubliez pas une seule de mes paroles ; ajoutez de ma part au général Pélage que je serai heureux de reconnaître que l'on m'a trompé sur son compte.

En prononçant ces mots, le général promena autour de lui un regard qui fit pâlir et se baisser les fronts les plus hautains.

Le capitaine quitta la frégate.

Deux heures plus lard, il débarquait à la Pointe-à-Pitre, et, sans y rien changer, il rendait compte au général Pélage de ce qui s'était passé à bord de la frégate la* Pensée*.

-- Il n'a rien dit de plus ? demanda celui-ci lorsque le capitaine eut terminé son long récit.

-- Non, mon général, rien d'autre.

Le général Pélage sourit doucement.

-- Je m'attendais à tout cela, reprit-il. Eh bien, puisque le général Richepance ne veut pas croire à nos protestations, mon cher capitaine, nous lui donnerons les preuves qu'il demande, voilà tout.

Les députés du conseil provisoire avaient abordé la frégate la Pensée et étaient montés à son bord au moment où l'escadre avait le cap sur la terre et se préparait à donner dans les passes.

La brise était faible, bien que favorable, aussi, sur les instances du général en chef ; qui avait hâte de descendre à terre, le vice-amiral Bouvet se résolut à exécuter le plan conçu entre eux, aussitôt que les députés eurent été retenus en otages, et réunis dans la grande chambre de la frégate.

Voici quel était ce plan :

Le général Richepance, convaincu, malgré les protestations qui lui avaient été faites, que les habitants opposeraient une vive résistance au débarquement des troupes, avaient résolu de forcer à tout prix l'entrée de la Pointe-à-Pitre avec les frégates, sous les feux croisés de l'Îlet-à-Cochon et des forts Fleur-d'Épée et Union.

Les deux vaisseaux ne pouvant, à cause de leur tirant d'eau, entrer dans le port, reçurent l'ordre de mouiller dans le Gosier, de mettre à terre leurs troupes qui, aussitôt débarquées, marcheraient au pas de course sur le fort Mascotte, l'enlèveraient, prendraient ainsi le fort Fleur-d'Épée à revers et couperaient toute communications avec les redoutes Baimbridge et Stewinson.

Pendant ce temps, les autre troupes débarquées à la Pointe-à-Pitre même, après avoir forcé la passe, marcheraient, sans perdre un instant à la gabare de la rivière Salée et s'empareraient des deux forts de la Victoire et Union.

Ce plan, très simple, était d'une exécution sinon facile, mais tout au moins presque certaine avec de bonnes troupes, et celles que Richepance amenait de France avec lui étaient excellentes.

Seulement, il arriva une chose à laquelle le général en chef était fort loin de s'attendre, malgré les assurances réitérées des membres de la députation coloniale et celles du général Magloire Pélage ; cette chose donna à réfléchir au commandant en chef et opéra dans les résolutions qu'il avait prises d'abord un changement complet. Toutes les dispositions d'attaque furent inutiles.

Les frégates franchirent la passe à ranger les batteries, sans que celles-ci les saluassent d'un seul coup de canon ; lorsqu'elles approchèrent des quais et que les troupes effectuèrent leur débarquement, elles virent toute la population pressée sur les quais, les troupes coloniales rangées en bel ordre, et tous accueillirent les soldats, un peu honteux d'une telle réception, après ce qu'on leur avait annoncé, en agitant leurs chapeaux et leurs mouchoirs avec les marques du plus vif enthousiasme, et en criant à tue-tête et à qui mieux mieux :

-- Vive la République ! vivent nos frères d'Europe !

En même temps que, sur un geste de Pélage, la musique militaire attaquait vigoureusement la Marseillaise dont la foule chantait les paroles héroïques avec des trépignements frénétiques et de véritables hurlements de joie.

Il était impossible de résister à une aussi cordiale réception ; aussi tout fut-il mis sur le compte d'un malentendu, et l'on fraternisa.

Cela ne valait-il pas mieux que d'échanger des boulets et des balles ?

Malheureusement tout n'était pas fini !

L'avenir était gros d'orages !

VI -- Dans lequel les événements se compliquent.

Cependant le débarquement continuait ; mais cette fois la confiance la plus entière avait remplacé la première méfiance ; ce n'étaient plus des ennemis, des étrangers qui arrivaient ; Français d'Europe et Français d'Amérique s'étaient reconnus frères ; ils s'accostaient comme tels sans arrière-pensée mauvaise, toute crainte avait été bannie.

Plus de mille hommes déjà étaient descendus à terre.

Toutes les frégates étaient venues mouiller à portée de voix de la ville.

La général de brigade Magloire Pélage, le consul provisoire de la colonie, l'état major de la garnison de la Pointe-à-Pitre, le chef d'administration suppléant le préfet colonial, le juge de paix, la municipalité ; enfin tous les fonctionnaires publics, cette fourmilière d'employés, qui, surtout aux colonies, est innombrable, pour le plus grand chagrin de la population, se tenaient groupés en arrière, à droite et à gauche de l'homme qui avait rendu tant de services éminents à la Guadeloupe.

Quarante hommes, choisis dans toutes les compagnies de la garnison, et commandés par le capitaine Paul de Chatenoy, attendaient le général en chef pour lui servir de garde d'honneur.

Le général Richepance avait quitté la frégate la Pensée et il était descendu dans un canot qui faisait force de rames vers la terre ; soudain, à la surprise générale, au moment où tout le monde s'attendait au débarquement du chef de l'expédition et se pressait pour le saluer et l'acclamer, le canot vira de bord et regagna avec une vitesse extrême la frégate, à bord de laquelle le général remonta immédiatement.

Une vive inquiétude glaça la joie dans le cœur de tous les habitants ; ils ne comprenaient rien à cette manœuvre extraordinaire, qu'aucun incident ne semblait justifier ; ils se demandaient avec anxiété ce qui allait arriver.

Cependant le débarquement des troupes continuait sans interruption ; au fur et à mesure que les officiers supérieurs et autres mettaient le pied sur le quai, le général Pélage, toujours calme et froid en apparence, leur faisait le salut d'usage, sans paraître remarquer que c'était à peine si ces officiers daignaient le lui rendre.

Ils affectaient, avec une hauteur et une morgue insultantes, de se détourner de lui et de le laisser à l'écart ; quelques-uns même de ces officiers allèrent jusqu'à imposer silence à la musique militaire, et à contraindre le faible détachement de quarante hommes dont nous avions parlé plus haut à reculer au-delà du dernier rang des soldats européens, qui, dès qu'ils étaient à terre, se massaient et se rangeaient en bataille sur la place, qu'ils faisaient évacuer afin de pouvoir librement manœuvrer.

Certes, les innombrables services que le général Pélage avait rendus à la colonie ne méritaient pas que, sur de vagues soupçons, auxquels d'ailleurs sa conduite présente donnait un si éclatant démenti, on le traitât avec un mépris aussi offensant.

Le brave officier sourit avec amertume ; deux larmes brillantes jaillirent de ses yeux, mais il ne se démentit pas une seconde ; il resta calme, froid, impassible, bien qu'il eût le cœur navré de douleur ; il supporta ces affronts immérités sans se plaindre, les dévora en silence et demeura ferme et immobile à son poste sur le quai, attendant, sans courber la tête, l'arrivée du général en chef :

Lorsque toutes les troupes furent enfin débarquées, un canot portant le pavillon français à l'avant et à l'arrière, la corne traînant dans la mer, se détacha des flancs de la frégate la Pensée ; le général en chef était dans ce canot, en compagnie de plusieurs autres personnes que l'on ne pouvait reconnaître à cause de la distance.

Le général accosta enfin, il mit le pied sur le quai aux acclamations universelles ; Richepance salua à plusieurs reprises, puis, lorsque les personnes qui l'accompagnaient, et qui n'étaient autres que les membres de la députation guadeloupéenne, furent débarquées à leur tour, il se plaça au milieu d'elles et, sans autre escorte, à la surprise générale, il marcha droit à Pélage, qui, de son côté, s'avançait au-devant de lui.

Au même instant, il se fit dans cette foule immense un silence imposant ; chacun attendait avec anxiété ou avec espoir, mais tous avec une inquiétude secrète, ce qui allait résulter de la rencontre de ces deux hommes, sur le compte de l'un desquels tant de cruelles calomnies avaient été répandues, et dont le sort allait dans quelques secondes, être décidé.

Sans laisser au général Pélage le temps de lui adresser la parole, le général Richepance le salua et il lui tendit la main avec une charmante cordialité, en même temps qu'il lui disait avec l'accent le plus amical :

-- Mon cher général, j'ai pensé que je ne pouvais mieux faire connaissance avec vous qu'en me présentant sous les auspices des braves citoyens que vous m'avez envoyés ; je me suis peut-être montré un peu rude envers eux et envers vous, mais oublions le passé pour ne songer qu'à l'avenir ; voyez ma main, ne craignez pas de la serrer dans la vôtre, nous sommes tous deux de braves et loyaux soldats ; d'un mot nous devons nous comprendre.

-- Ô général ! s'écria Pélage en proie à une émotion que, malgré tous ses efforts sur lui-même, il ne parvint pas à maîtriser, ce moment fortuné me paye de bien des chagrins, efface bien des souffrances ! Que puis-je faire, moi chétif, pour vous prouver combien je suis fier et heureux de ce que vous daignez ainsi publiquement faire pour un pauvre soldat comme moi ?

-- Une chose qui vous sera bien facile, mon cher général ; continuez à être ce que vous avez toujours été, répondit Richepance en souriant, c'est-à-dire un vaillant soldat et un patriote sincère.

-- Mon général...

-- Pas un mot de plus, général ; je vous connais maintenant, et je vous apprécie comme vous méritez de l'être ; et, ajouta-t-il en jetant un regard sardonique sur un groupe d'officiers qui se pressaient curieusement autour de lui ; écoutez-moi bien, général Pélage : « Je vous laisse libre », dit-il en soulignant ces mots avec intention, et la grande confiance que vous avez su m'inspirer, m'engage en outre à vous prier de me continuer les bons offices que jusqu'à présent vous avez rendus à notre pays ; aidé par vous, je ne doute pas que bientôt je parvienne à rétablir complètement l'ordre dans la colonie.

-- Je suis à vous corps et âme, mon général, s'écria Pélage avec effusion.

-- Je le sais et je vous en remercie, général. Citoyens, ajouta Richepance, en élevant la voix, l'offense avait été publique, publique devait être la réparation. J'espère, continua-t-il avec sévérité, que personne à l'avenir n'osera suspecter l'honneur de l'homme que je reconnais, moi, devant tous, pour un loyal serviteur et un bon patriote.

Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces belles et généreuses paroles si noblement prononcées.

-- Pour commencer, mon cher général, veuillez, je vous en prie, faire relever tous les postes des forts Fleur-d'Épée, de l'Union, ainsi que des redoutes Baimbridge et Stewinson.

-- À l'instant, mon général, les ordres vont être immédiatement donnés, répondit Pélage avec empressement. Que ferons-nous des troupes coloniales ?

-- Vous les ferez sortir de la ville et masser, sous la redoute de Stewinson ; je me propose de les passer ce soir en revue.

-- Ce qui ne peut que produire un excellent effet sur le moral des soldats, mon général.

-- Allons, allons, dit Richepance en souriant, je crois que tout cela finira bien.

-- Ne vous fiez pas trop aux apparences, mon général, lui fit observer Pélage en baissant la voix ; je connais le terrain, il est brûlant ; je crois au contraire, que nous aurons fort à faire.

-- Ah ! ah ! fit Richepance sur le même ton.

-- Les nègres sont contre nous.

-- Hum ! cela ne m'étonne pas ; ils se croyaient libres, les pauvres diables, et je suis malheureusement chargé de leur prouver le contraire et de les obliger à rentrer dans les ateliers de leurs maîtres ; mais ils ne savent rien encore, je suppose ?

-- Détrompez-vous, général, ils savent tout au contraire.

-- Qui peut les avoir instruits ? fit Richepance en fronçant le sourcil.

-- Il ne m'appartient pas de dénoncer sans certitude les hommes que je soupçonne, répondit Pélage avec une froideur subite ; mais soyez tranquille, mon général, leurs actions vous les dénonceront bientôt.

-- Qu'ils y prennent garde, murmura Richepance d'un air de menace ; s'ils me contraignent à tirer le sabre du fourreau, je serai implacable.

-- Et vous aurez raison, mon général, car ces hommes ont, depuis dix ans, tout bouleversé dans la colonie et l'ont conduite à deux pas de sa ruine.

-- En effet, mieux que tout autre, mon cher général, vous devez savoir à quoi vous en tenir à ce sujet.

-- Oui, mon général, répondit Pélage avec ressentiment ; j'ai fait la triste expérience par moi-même de ce dont la haine fait rendre capables les natures perverses.

-- Savez-vous quelque chose ?

-- Rien absolument de positif, mon général, mais j'ai des soupçons graves, et s'il m'était permis...

-- Allons ! mon cher général, pas de réticence avec moi ; je vous le répète, je veux que nous marchions de concert ; j'ajouterai même que, jusqu'à un certain point, je me laisserai diriger par les conseils de votre expérience.

-- Je vous remercie sincèrement mon général, je sous prouverai avant peu, croyez-le, que vous n'avez pas mal placé votre confiance.

-- Je le sais bien, je n'ai eu besoin que de vous voir pour savoir tout de suite à quoi m'en tenir sur votre compte ; des physionomies comme la vôtre, mon cher général, ne sauraient mentir. Vous disiez donc ?

-- Je disais, mon général, que je crois qu'il serait important que vous vous rendiez le plus tôt possible à la Basse-Terre, ou si je ne le disais pas, je le pensais, ce qui revient au même.

-- C'est mon intention.

-- Entendons-nous bien, mon général, je dis, moi, tout de suite, sans perdre un instant.

-- Ah ! ah ! C'est donc là où est le danger ?

-- Le plus grand, le plus terrible danger, mon général.

-- C'est bien. Merci de votre conseil, général ; aussitôt que nous aurons remis un peu d'ordre ici, je partirai pour la Basse-Terre. Brisons là quant à présent, trop d'oreilles sont ouvertes autour de nous ; bientôt nous reprendrons cet entretien dans un lieu plus convenable.

-- C'est juste, mon général ; une collation vous est offerte par les principaux planteurs et créoles de la ville, à la préfecture coloniale, daignerez-vous l'accepter ?

-- Avec le plus grand plaisir, mon cher général ; d'ailleurs je vous avoue que je ne serais pas fâché de voir les principaux planteurs de l'île et de m'entretenir un peu avec eux.

-- Ils vous attendent tous avec une vive impatience, mon général.

-- S'il en est ainsi, ne nous faisons pas désirer plus longtemps, et ne les laissons pas se morfondre davantage.

Et se tournant vers les quarante hommes de troupes coloniales que le général Pélage avait réunis et qui se tenaient tristes et humiliés derrière les soldats :

-- Venez près de moi, citoyens, leur dit Richepance avec bonté, je ne veux pas aujourd'hui d'autre escorte que la vôtre.

-- Oh ! général, murmura Pélage attendri par ce dernier trait, vous avez toutes les délicatesses.

Les soldats coloniaux commandés par le capitaine de Chatenoy, vinrent alors se former fièrement auprès du général en chef, aux joyeuses acclamations de la foule.

-- Maintenant, général, dit Richepance, nous nous mettrons en route quand vous voudrez.

Le général Pélage, fier cette fois de l'éclatante justice qui lui était rendue si noblement, leva son sabre : la musique recommença à jouer, et le cortège se mit en marche vers la préfecture coloniale, au milieu des cris de joie des habitants, aux sons de la musique, et passa devant le front de bannière des troupes européennes qui présentaient les armes.

Les principaux planteurs de la Grande-Terre et quelques-uns de ceux de l'autre côté de la rivière Salée, accourus en hâte à la Pointe-à-Pitre, dès qu'ils avaient appris l'arrivée de l'escadre, se tenaient sur les marches du large perron donnant accès à la préfecture ; en apercevant le général, l'un d'eux, choisi sans doute par les autres notables, fit quelques pas à sa rencontre, et le salua en lui disant :

-- Soyez le bienvenu général, vous qui venez au nom de notre mère commune, la France, pour ramener la paix et le calme dans notre colonie.

-- Citoyens, répondit Richepance avec cette cordialité sympathique qui était le côté saillant de son caractère loyal, le premier consul, en m'envoyant vers vous, m'a surtout recommandé de vous assurer du vif intérêt qu'il éprouve pour tout ce qui vous touche, et de son désir de voir la prospérité renaître au plus vite dans votre beau pays ; je suis fier d'avoir été choisi pour accomplir cette glorieuse mission, avec votre concours et celui de tous les bons citoyens, j'ai la conviction que ma tâche sera facile.

Le général et son cortège pénétrèrent alors dans l'intérieur de la préfecture ; les présentations officielles commencèrent aussitôt.

Là étaient réunis les plus glorieux et les plus nobles noms de France ; toutes nos grandes et vieilles familles ont des représentants en Amérique.

Richepance trouvait un mot gracieux, un sourire aimable pour chacun ; cependant, parfois, il semblait préoccupé, presque inquiet ; son regard inquisiteur fouillait la foule de dames, de jeunes filles et d'hommes pressés autour de lui, comme s'il eût cherché quelqu'un qu'il ne parvenait pas à découvrir.

Les présentations étaient presque terminées, les portes de la salle à manger, où la collation était préparée, venaient de s'ouvrir à deux battants, et le général se préparait, à regret peut-être, à aller prendre à la table éblouissante de la plus splendide argenterie, et qui offrait un coup d'œil réellement féerique, la place d'honneur qui lui était réservée, lorsque le général Gobert, arrivé depuis un moment à la préfecture, lui toucha légèrement le bras.

Le général Richepance se retourna vivement.

-- Ah ! c'est vous, mon cher Gobert, lui dit-il avec indifférence. Quelles nouvelles ?

-- Excellentes, général ; mais, avant tout, permettez-moi de vous présenter mon parent, le citoyen...

-- De la Brunerie ! s'écria le général avec empressement.

-- Moi-même, général, répondit M. de la Brunerie en saluant.

-- Citoyen, reprit Richepance en lui tendant la main, je remercie mon collègue et ami Gobert de nous avoir présentés l'un à l'autre, j'éprouvais un grand désir de vous connaître.

-- Vous me rendez confus, général ; je ne sais à quoi attribuer tant de bienveillance, dit le planteur.

Et, s'écartant un peu, il démasqua sa fille, dont il prit la main :

-- La citoyenne Renée de la Brunerie, ma fille, dit-il.

La jeune fille s'inclina, confuse et rougissante devant le général qui, mis ainsi à l'improviste en présence de celle qu'il aimait ne savait plus lui-même quelle contenance tenir, et craignait, par son embarras, de trahir son secret aux yeux de tous.

Mais Richepance était une de ces natures exceptionnelles que les événements extraordinaires les plus imprévus ne parviennent pas longtemps à abattre ; son parti fut pris en une seconde, franchement, loyalement, selon sa coutume.

-- Mademoiselle, dit-il en lui faisant un respectueux salut, je me félicite de cette heureuse rencontre, sur laquelle j'étais loin de compter.

-- Rencontre ! s'écrièrent à la fois au comble de la surprise M. de la Brunerie et le général Gobert.

-- Lorsqu'on a eu le bonheur de voir une seule fois mademoiselle de la Brunerie, dit Richepance avec une exquise bonhomie, on conserve d'elle un impérissable souvenir. J'ai eu l'honneur de me trouver trois fois en visite chez madame de Brévannes, parente de mademoiselle de la Brunerie, lorsque mademoiselle s'y trouvait elle-même.

-- Oui, en effet... je crois, général, répondit faiblement la jeune fille, de plus en plus émue.

-- Allons ! général, dit M. de la Brunerie, puisque ma fille et vous, vous vous êtes déjà rencontrés en France dans une maison amie, nous ne sommes plus étrangers l'un pour l'autre, foin de l'étiquette entre vieilles connaissances, je dirai bientôt, je l'espère, entre deux amis. Voici ma main, général.

-- Et voici la mienne, citoyen, répondit Richepance avec entraînement. Sur mon âme, cher monsieur, vous me rendez bien heureux en me parlant ainsi.

-- Voyez, dit en riant le planteur, voyez la petite dissimulée ! elle vous connaissait depuis longtemps, général, et elle ne m'en avait rien dit. Fi ! que c'est laid, mademoiselle, d'avoir des secrets pour son père !

-- Mais je vous jure, mon père... répondit Renée, qui ne savait plus quelle contenance tenir.

Richepance, plus maître de son émotion, qu'il était parvenu à maîtriser, vint aussitôt au secours de la jeune fille.

-- Peut-être, interrompit-il en souriant, mais avec une intention marquée, ces souvenirs, si précieusement conservés dans ma mémoire, sont-ils, à cause de leur peu d'importance, sortis depuis longtemps de celle de mademoiselle.

-- Oh ! vous ne le croyez pas, général, répondit Renée d'un ton de doux reproche.

-- Me permettez-vous, mademoiselle, de vous offrir la main pour passer dans la salle où la collation nous attend ?

La jeune fille sourit d'un air mutin, car l'enfant rieuse et naïve avait subitement reparu.

-- Je vous le permets, oui, général, dit-elle avec un accent légèrement railleur et en lui tendant sa main mignonne coquettement gantée.

Ce manège de jeune fille décontenança complètement le fier soldat ; il comprit alors combien ses dernières paroles avaient été maladroitement placées après la réponse que mademoiselle de la Brunerie lui avait faite ; il se mordit les lèvres, mais il accepta la leçon, sans laisser échapper d'autre signe de révolte contre la séduisante sirène dont il se reconnaissait l'humble esclave.

On passa dans la salle à manger.

Le général Richepance avait à sa droite mademoiselle de la Brunerie, à sa gauche le préfet colonial par intérim, le général Pélage en face de lui, un des bouts de la table était occupé par le général Gobert, l'autre par M. de la Brunerie ; les autres convives, au nombre de quatre-vingts, avaient aussi leurs places désignées.

Tandis que le général Richepance était occupé aux présentations dans le salon de la préfecture, le général Pélage avait donné à ses deux aides de camp, les capitaines Prud'homme et de Chatenoy, des instructions détaillées pour que tous les postes occupés par les troupes coloniales fussent relevés immédiatement par des détachements européens, et les troupes coloniales dirigées sur la redoute de Stewinson, où elles demeureraient massées en attendant les ordres ultérieurs du commandant en chef.

Les deux capitaines étaient immédiatement sortis pour s'acquitter de la mission quels avaient reçue et surveiller l'exécution des ordres qu'ils étaient chargés de transmettre aux chefs de corps.

La collation se prolongea assez tard ; il était environ cinq heures du soir lorsque les convives se levèrent de table et passèrent au salon de réception.

Richepance était le plus heureux des hommes ; pendant plusieurs heures il s'était trouvé assis auprès de celle qu'il aimait ; il avait put échanger quelques mots furtifs avec elle, entendre la douce mélodie de sa voix, il aurait voulut que cette bienheureuse collation ne se terminât jamais ; il maudit sincèrement au fond de l'âme le fâcheux qui proposa la première santé : on ne disait pas encore toast à cette époque, on préférait simplement parler notre belle et riche langue française, à aller chercher des mots barbares chez les Anglais, pour exprimer des idées beaucoup plus clairement rendues dans notre langue.

Les santés furent nombreuses, elles se succédèrent rapidement les unes aux autres ; les créoles sont loin d'être ivrognes comme les Anglais ou les Américains du nord, leurs voisins, ils sont généralement sobres.

On but d'abord à la République française une et indivisible, ce qui était tout naturel, puis au premier consul Bonaparte ; on but ensuite au général Richepance, à l'armée, à la marine ; et vingt autres santés pareilles dont l'animation et l'enthousiasme des convives justifiait seul l'opportunité, mais qui toutes furent accueillies avec des applaudissements frénétiques.

Le général fut contraint, en sa qualité de président de la table, de répondre à toutes par quelques paroles dont les plus simples excitaient un véritable ouragan de bravos et de vivats.

Bien que fort contrarié de voir le temps s'écouler aussi rapidement, ce fut cependant avec un soulagement véritable que, lorsque le moment fut enfin venu de se lever de table, le général offrit sa main à mademoiselle de la Brunerie pour passer au salon.

Plusieurs groupes se formèrent ; les plus jeunes des convives entourèrent les dames, tandis que les hommes sérieux se pressèrent autour du général en chef et entamèrent avec lui les hautes questions de la politique qu'il convenait de suivre pendant la crise que traversait la colonie en ce moment.

Richepance jeta un regard désespéré du côté où se tenait Renée de la Brunerie ; la malicieuse jeune fille qui avait commencé par rire derrière son éventail de la mésaventure de son admirateur, se sentie émue malgré elle et elle résolue avec la crânerie mutine de son caractère, de venir en aide au malheureux général déconfit et aux abois.

En quelques minutes, une conspiration fut ourdie par la partie féminine de l'assemblée ; il y eut une protestation générale des dames ; et bien à contrecœur, pour les hommes sérieux, cette peste de toutes les réunions, où l'on veut s'amuser, la politique fut proscrite à l'unanimité ; quelques jeunes gens firent entrer la musique militaire, qui, pendant tout le temps que la collation avait duré, n'avait cessé de jouer des airs variés, et bon gré, mal gré, les danses s'organisèrent, timidement d'abord mais l'élan était donné et bientôt tous les convies se laissèrent entraîner à prendre part à ce divertissement si cher aux créoles.

Sans que l'on sût comment cela s'était fait, en moins d'un quart d'heure, l'immense galerie et l'interminable salon furent encombrés de femmes, de soie, de dentelles et de fleurs.

La danse est une véritable maladie pour les créoles, et cela à ce point qu'il y a aux colonies un proverbe qui prétend qu'on soulèverait les blancs avec un violon, et les noirs avec un tambour.

Lorsqu'une dame créole a passé une nuit au bal, elle n'a pas sur elle, en tous ses vêtements, un fil de soie ou de lin qui ne soit froissé, tordu, brisé, et qui puisse servir à quelque chose ; dix sur douze n'ont plus de souliers et sortent pieds nus de la salle ; en un mot c'est une passion qui va jusqu'au délire, à la frénésie, à la folie.

Mais, qu'on ne s'y trompe pas, cette passion pour la danse n'influe en rien sur les mœurs ; ces nobles et belles femmes savent toujours rester dignes d'elles-mêmes ; ce sont des enfants joyeuses, insouciantes, dansant pour se divertir, sans arrière pensée, et ne voyant rien en dehors du tourbillon de la danse de contraire à l'admiration et au respect que toujours elles inspirent, même à leurs plus fervents adorateurs.

Le lendemain du bal, nulle ne s'en souvient, ni la regrette ; autant on les a vues gaies, rieuses, autant elles se montrent douces, modestes, vouées au ménage, donnant leur cœur à l'honnêteté, leurs mains au travail, leur affection au père et au mari, leur affabilité aux serviteurs, leurs grâces et leur angélique sourire à tous.

Mais cette fois, ce n'était pas d'un bal qu'il s'agissait ; on avait improvisé la danse pour une ou deux heures, afin de chasser de cette joyeuse réunion l'odieuse politique qui menaçait de l'assombrir en l'envahissant.

Richepance était jeune, il aimait et il était aimé ; un avenir rayonnant de gloire et de bonheur s'ouvrait devant lui, la vie, surtout en ce moment, lui apparaissait sous les plus riantes couleurs ; il abandonna joyeusement une question de politique transcendante très ardue, à peine entamée, et il se jeta à corps perdu au milieu des danseurs, en laissant ses sérieux interlocuteurs tout ébouriffés.

Si ce mouvement irréfléchi lui fit perdre quelque chose dans l'esprit des vieux planteurs et des hommes sérieux de la réunion, en revanche il lui conquit à l'instant le cœur de toutes les dames et de toutes les jeunes filles et il devint leur ami et leur allié ; ce qui fut peut-être la seule mesure d'une politique réellement heureuse qui fut prise pendant le cours de cette journée mémorable, et cela sans que le général y songe le moins du monde.

Dans les colonies, les femmes exercent un irrésistible empire non seulement sur leurs maris, mais encore sur tout ce qui les entoure ; les mettre de son côté, c'était donc presque avoir gagné la partie.

Après avoir dansé deux fois avec Renée de la Brunerie, le général reconduisit la jeune fille auprès de son père ; alors une conversation toute amicale, presque intime, s'engagea entre ces trois personnes.

On parla de la France, de Paris, de madame de Brévannes et de mille autres choses encore.

M. de la Brunerie remarqua avec étonnement que sa fille, invitée à plusieurs reprises à danser, refusa constamment de quitter sa place, prétextant soit une grande fatigue, soit un violent mal de tête, pour ne pas abandonner une conversation qui semblait l'intéresser vivement.

Le marquis, loin de témoigner sa surprise, sourit au contraire d'un air de bonhomie à chaque prétexte plus ou moins plausible, donné par sa fille aux danseurs désappointés.

Disons-le tout de suite, M. de la Brunerie s'était subitement senti entraîné vers le général Richepance, dont la franchise, l'air martial et surtout la rondeur loyale lui avaient plu au premier abord ; il ne voyait pas avec déplaisir l'intérêt que sa fille paraissait éprouver pour le général, pour lequel, il avait, lui, une sympathie réelle.

Le planteur fit promettre à Richepance de venir passer quelques jours à la Brunerie, aussitôt que ses graves occupations lui laisseraient un instant de loisir, et de ne pas avoir à la Basse-Terre d'autre maison que la sienne.

Le général accepta avec empressement ces offres hospitalières, et la conversation continua ainsi, sur le ton de la plus parfaite cordialité. Elle se serait prolongée très longtemps encore, si un des aides de camp du général n'était venu l'interrompre en annonçant à son chef que le général Pélage désirait lui faire une communication importante.

Richepance prit congé, avec un soupir de regret, de la jeune fille et de son père, puis il suivit l'aide de camp.

Le général Pélage attendait à cheval, avec une nombreuse escorte et un brillant état-major, le général en chef, sur la place devant la préfecture.

Le général se souvint seulement alors qu'il avait décidé qu'il passerait, à sept heures du soir, les troupes coloniales en revue ; il était sept heures moins le quart, il n'y avait pas un instant à perdre ; il se mit en selle et on partit.

-- Qu'y a-t-il de nouveau, général ? demanda Richepance au chef de brigade.

-- Peu de choses, mon général ; tout s'est à peu près bien passé, et les changements de corps opérés sans résistance excepté toutefois au fort de la Victoire.

-- Ah ! ah ! Est-ce qu'il y aurait eu là une tentative de révolte ?

-- Mieux que cela, général, une révolte véritable.

-- Voyons ! que m'apprenez-vous là, mon cher général ?

-- La vérité, général ; mais comme je connaissais de longue date l'homme qui commandait le fort de la Victoire, mes précautions étaient prises en conséquence.

-- Très bien. Quel est cet individu ?

-- Un mulâtre nommé Ignace, chef des nègres marrons de la Pointe-noire, auquel j'ai donné le grade de capitaine.

-- Comment, général, vous avez commis l'imprudence ?...

-- Permettez-moi, général, interrompit Pélage avec un sourire d'une expression singulière, Ignace n'est pas le seul, il y en a d'autres encore auxquels j'ai été contraint de jeter aussi un os à ronger ; j'étais loin d'être le plus fort, il me fallait être le plus rusé ; depuis six ans, je n'ai réussi à maintenir à peu près l'ordre dans la colonie qu'en employant les plus redoutables agents de désordre.

-- Savez-vous que c'est tout simplement très fort ce que vous me dites là, mon cher général ? s'écria Richepance avec surprise.

-- Je l'ignore ; je sais seulement que c'est l'exacte vérité, mon général. Donc, Ignace refusa péremptoirement de rendre le fort de la Victoire ; mais mon aide de camp, le capitaine de Chatenoy, commandait le détachement européen ; il fit battre la charge, croiser la baïonnette et marcher en avant ; Ignace comprit que toute résistance était inutile, et, tandis que nos troupes entraient dans le fort par une porte, il sortait avec sa garnison par une autre et s'enfonçait dans les mornes. Voilà tout ; le fait est assez grave.

-- De combien était cette garnison ?

-- Une centaine d'hommes.

-- De couleur ?

-- Tous nègres.

On atteignit en ce moment la plaine de Stewinson ; les bataillons noirs étaient massés en bon ordre ; ils avaient la tournure militaire et se tenaient bien sous les armes.

Le général commença aussitôt la revue.

Après avoir chaleureusement félicité les soldats sur leur bonne tenue, leur patriotisme et leur avoir dit qu'il voulait les voir auprès de lui, le général en chef leur annonça que le lendemain il comptait partir pour la Basse-Terre ; qu'il les avait choisis pour l'accompagner et qu'ils allaient s'embarquer à l'instant dans les canots qui les attendaient au rivage pour les conduire à bord de l'escadre, où ils pourraient se reposer en attendant l'heure du départ.

Cette nouvelle ne parut pas être fort agréable aux soldats, cependant ils ne manifestèrent pas autrement leur mauvaise humeur que par un silence obstiné.

L'embarquement commença aussitôt ; malheureusement, la nuit était venue ; la moitié au moins des noirs en profita pour prendre la fuite et déserter avec armes et bagages, ce dont Richepance se montra très mortifié.

-- Tant mieux ! lui dit Pélage à voix basse ; plutôt nos ennemis se démasqueront, plutôt nous en aurons fini avec eux.

-- Vous avez pardieu raison, mon cher général ! répondit Richepance ; mais je vous jure que le châtiment sera sévère.

En ce moment, un aide de camp du général en chef lui annonça qu'un homme, disant arriver à l'instant de la Basse-Terre, demandait à lui faire des révélations importantes.

Le général ordonna qu'il fût immédiatement amené en sa présence.

Cet homme était l'Œil Gris.

VII -- De quelle façon le commandant Delgrès entendait le devoir.

Nous retournerons maintenant au commandant Delgrès que, dans un précédent chapitre, nous avons laissé, après le départ des membres du conseil provisoire de la colonie, fort mécontent en apparence des nouvelles qui lui avaient été données par le général Pélage.

Après être rentré dans l'appartement qu'il occultait dans la maison de ville, trop agité sans doute pour se livrer au repas, le commandant Delgrès avait jeté un manteau sur ses épaules, et, malgré l'heure avancée de la nuit, il était sorti seul à travers les rues de la Basse-Terre, qu'il parcourait d'un pas nerveux et en apparence sans but déterminé.

Mais il n'en était pas ainsi ; l'officier mulâtre savait très bien, au contraire, où il allait.

Après avoir traversé le cours Nolivos, planté de hauts tamarins dont l'épais feuillage répandait une obscurité telle qu'à deux pas il était matériellement impossible de distinguer le moindre objet, le commandant, soigneusement enveloppé dans les plis de son manteau et son chapeau enfoncé sur les yeux, double précaution prise dans le but évident de ne pas être reconnu par les quelques rôdeurs de nuit que le hasard lui ferait rencontrer, tourna l'angle d'une rue étroite et sombre dans laquelle il s'engagea résolument, marchant d'un pas rapide, en homme pressé ou qui, peut-être secrètement contrarié de la résolution qu'il a prise, se hâte afin d'en avoir au plus tôt fini avec une chose qui lui déplaît, d'autant plus, qu'il en a calculé et en connait tous les ennuis.

Soudain il s'arrêta, pencha le corps en avant, prêta attentivement l'oreille et essaya de sonder les ténèbres de son regard perçant.

Quels que soient l'éducation qu'ils aient reçue, le degré de civilisation qu'ils aient atteint, il reste toujours du sauvage dans le sang des hommes de couleur, l'instinct du fauve persiste chez eux quand même ; leurs sens sont continuellement tenus en éveil par une inquiétude farouche, dont il leur est impossible de se défaire. Le commandant Delgrès avait cru entendre derrière lui un bruit de pas se réglant sur le sien. Mais ce fût en vain qu'il écouta, qu'il regarda dans toutes les directions ; il ne vit, il n'entendit rien. Il crut s'être trompé et reprit sa marche, aussitôt une ombre sembla se détacher de la muraille et se glissa silencieuse derrière lui. Delgrès ne s'était pas trompé, il était suivi.

À peu près vers le milieu de la rue, le commandant s'arrêta devant une maison en bois de misérable apparence ; mais, au lieu de frapper à la porte, il s'approcha d'un volet a travers les fentes duquel filtrait, comme une barre d'or, une ligne lumineuse, et après une courte hésitation, il frappa doucement contre ce volet, trois coups distants à la manière maçonnique.

Presque aussitôt un léger bruit se fit entendre dans l'intérieur de la maison, deux grincements semblables à celui d'une scie en travail résonnèrent sur le volet même.

Le commandant frappa de nouveau, mais cinq coups cette fois, trois précipités et deux espacés ; puis il alla se placer tout contre la porte presqu'à la toucher.

Au même instant, la porte tourna silencieusement sur elle-même et s'entrouvrit tout juste assez pour livrer passage à un homme ; le commandant entra et la porte se referma aussitôt sur lui, sans produire le moindre bruit.

À peine Delgrès eut-il disparu dans la maison, que l'ombre qui l'avait si obstinément suivi jusque-là, s'approcha, non de la maison, mais du mur attenant à elle, mur élevé de huit pieds à peu près, s'accrocha d'un bond au faîte, s'enleva à la force des poignets, franchit la muraille, se trouva dans une cour étroite, suivit à tâtons le mur de la maison, se glissa par le trou d'une baie, avec l'élasticité d'un serpent, et avec la légèreté et l'adresse d'un singe, grimpa après le tronc d'un énorme tulipier poussant en liberté à deux pas à peine de la maison et se blottit si bien dans le feuillage qu'il aurait été impossible de l'apercevoir, même s'il eût fait jour.

Dès qu'il fut commodément installé dans sa cachette, cet homme, l'ombre en réalité n'était pas autre chose, se frotta joyeusement les mains l'une contre l'autre et murmura à part lui d'un ton railleur :

-- Je suis merveilleusement placé, pour voir et pour entendre, pas un mot de leur conversation ne m'échappera. Il faut avouer que j'ai eu là une bien triomphante idée. Ce que c'est pourtant que d'aimer la promenade la nuit ! On apprend toujours quelque chose.

En effet, de la manière dont notre homme était placé, il se trouvait complètement en face d'une large fenêtre dont, en étendant un peu le bras, il lui aurait été facile de toucher le store transparent.

Tout à coup, il vit une lueur assez forte filtrer à travers les ais mal joints de la porte de la chambre à laquelle cette fenêtre appartenait.

-- Il était temps, murmura-t-il ; écoutons. Ce que ces deux hommes ont à se dire ainsi en secret doit être très intéressant à entendre, et surtout profitable, ajouta avec ironie l'inconnu qui paraissait grandement affectionner le monologue.

Dès que la porte avait été refermée sur lui, le commandant Delgrès s'était trouvé dans un étroit corridor, en face d'un individu immobile comme une statue et tenant une lanterne de la main gauche et un pistolet de la main droite.

Cet homme, haut de plus de six pieds, était d'une maigreur excessive ; il avait un front étroit et fuyant, couvert d'une forêt de cheveux blonds et frisés, des yeux d'oiseau de proie, ronds et clignotants, dont les paupières sans cils étaient bordés de rouge, un nez long, recourbé en bec de perroquet, tombant sur une bouche aux lèvres minces et rentrées, largement fendues et garnies de dents blanches, le tout terminé par un menton carré, séparé en deux par une profonde fossette, cette tête hétéroclite était emmanchée, tant bien que mal, sur un cou d'une longueur extraordinaire et d'une maigreur phénoménale.

Cet être singulier avait une physionomie railleuse et narquoise à laquelle son teint blafard, ressemblant à une carafe de limonade et sa barbe rasée de très près, imprimaient un cachet de cruauté ironiquement implacable qui faisait peine à voir, s'il est permis d'employer cette expression.

D'ailleurs, cet étrange personnage était vêtu comme tout le monde et même avec une correction cérémonieuse, singulière à une heure aussi avancée de la nuit.

-- Tous, dit cet homme d'une voix sourde en dirigeant froidement son pistolet sur la poitrine de son visiteur.

-- Saint, répondit aussitôt Delgrès.

-- L'ou, reprit le premier interlocuteur.

-- Ver, fit le commandant.

-- *Tu*, dit l'autre.

-- *Re*, acheva Delgrès.

Il y eut une pose pendant laquelle les deux hommes échangèrent de loin, -- ils se tenaient à trois pas l'un de l'autre, -- des gestes maçonniques, puis le maître de la maison reprit, toujours de la même voix sourde et comme s'il récitait une leçon apprise à l'avance :

-- *Li*.

-- Ber, dit aussitôt Delgrès.

-- *Té*, fit l'autre.

-- *Ou*, reprit le mulâtre.

-- la, continua le géant.

-- Mort, répondit le commandant en portant l'index et le médium de sa main droite à sa tempe gauche.

Ces doubles mots de passe, qui signifiaient tout simplement : « Toussaint Louverture, liberté ou la mort », échangés entre les deux hommes, l'interrogatoire était probablement terminé, car l'inconnu désarma son pistolet et le remit, sans plus de façons, dans sa poche.

-- Je vous attendais, monsieur, dit-il en s'inclinant devant son visiteur avec une courtoisie hautaine.

-- Je le sais, monsieur, répondit la commandant Delgrès, en saluant à son tour d'une façon non moins hautaine.

-- Vous vous êtes fait bien désirer.

-- C'est vrai, monsieur, mais il m'était impossible de venir plus tôt.

-- Veuillez me suivre, je vous en prie, monsieur.

Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent dans la pièce au volet de laquelle le commandant avait frappé.

L'inconnu pénétra dans la pièce, éteignit sa lanterne et ressortit un candélabre à la main.

-- Allons, reprit l'étranger.

-- Allons, répéta philosophiquement le commandant.

Ils firent encore sept à huit pas, et un escalier d'une douzaine de marches s'offrit à leurs regards ; ils montèrent jusqu'à un étroit palier sur lequel ouvrait une porte dont l'inconnu tourna le bouton.

-- Entrez, monsieur, dit-il, nous sommes ici sur le derrière de la maison, nous pourrons causer à notre aise de nos affaires dans cette chambre, sans redouter que nos paroles soient entendues du dehors. Veuillez vous asseoir, ajouta-t-il en approchant un fauteuil à disque d'un guéridon placé devant la fenêtre et sur lequel il posa le candélabre ; voici des cigares, du rhum, du tafia et même de l'eau-de-vie de France, rien ne nous manquera.

Delgrès jeta son manteau sur un meuble et s'étendit dans le fauteuil.

L'inconnu alla soigneusement fermer la porte devant laquelle il fit tomber une épaisse portière ; puis il revint lentement s'asseoir en face de son visiteur.

-- Maintenant, causons, dit-il.

-- À vos ordres, monsieur, répondit le commandant Delgrès en allumant un cigare, je suis venu pour causer avec vous.

-- Il paraît qu'il y a du nouveau depuis quelques heures ? reprit l'inconnu.

-- Comment le pouvez-vous savoir, monsieur ? s'écria Delgrès avec surprise.

-- Oh ! bien facilement. D'abord, j'ai conféré avec certain nègre de ma connaissance ; puis j'ai reçu ce matin des dépêches de sir Andrew Cochrane Johnston.

-- Allons donc ! vous plaisantez, sir William Crockhill ! Depuis plus de quinze jours pas un navire, pas même une chaloupe n'est venue de la Dominique à la Basse-Terre.

-- Bah ! qu'est-il besoin de bâtiments lorsque nous avons les îles des Saintes si près de nous ! répondit en ricanant sir William Crockhill.

-- Je ne vous comprends pas, monsieur.

-- C'est cependant limpide, mon cher commandant. L'Angleterre s'est emparée des îles des Saintes, dont elle est maîtresse depuis 1794, n'est-ce pas ?

-- C'est vrai, monsieur, mais je vous avoue que je ne vois pas...

-- Pardon, mon cher commandant, c'est que vous ne vous donnez pas la peine de réfléchir.

-- Il me semble cependant...

-- Il y a trois jours, notez bien la date, je vous prie, mon cher commandant, interrompit sir William avec un nouveau ricanement, je suis allé me promener après mon dîner à la pointe du vieux fort ; j'adore la promenade, c'est un plaisir salutaire et peu coûteux. J'admirais le groupe charmant des Saintes qui commençait à se noyer dans les premières ombres de la nuit, lorsque, jugez de ma surprise, j'aperçus tout à coup briller dans l'obscurité la lueur éclatante d'un immense foyer, sur la pointe extrême de l'îlot nommé la Terre d'en Haut. Je crus d'abord m'être trompé ; je regardai plus attentivement, j'avais bien vu ; c'était en effet un brasier. Cette lueur signifiait pour moi : plusieurs navires en vue, on suppose que c'est l'escadre française. À mon départ de la Dominique, j'étais convenu de cette façon de communiquer avec sir Andrew ; c'est fort ingénieux, qu'en pensez-vous ?

-- Comment, depuis trois jours, vous connaissiez cette nouvelle et vous ne m'avez pas averti ?

-- Permettez, mon cher commandant, ce n'est que ce matin que j'ai acquis une certitude ; et puis, entre nous, soyons francs, êtes-vous venu ? Était-ce à moi à me déranger pour aller vous trouver ?

-- C'est vrai, je conviens que j'ai eu tort, monsieur, murmura Delgrès ; mais tout peut encore se réparer, je l'espère ?

Et il fixa un regard ardent sur l'Anglais, toujours froid et railleur.

-- Peut-être, mon cher commandant ; il s'agit d'abord de savoir ce que vous avez l'intention de faire ?

-- Avant de vous répondre, j'ai besoin de connaître les intentions du général en chef.

-- Ses intentions ?... Eh ! mais, il n'en fait pas mystère, il me semble ! reprit l'agent anglais.

-- Quelles sont-elles donc, monsieur, je vous prie ? car je les ignore, moi, je vous l'affirme.

-- Soit, mon cher commandant. Eh bien, les voici : Le commandant Lacrosse a quitté la Dominique sur la frégate la Pensée, il a rejoint l'escadre française ; le général en chef s'est immédiatement rendu à bord de la frégate ; l'ex-capitaine général et le chef de l'expédition se sont entendus en deux mots ; ont pris leurs mesures en commun ; et, pour tout vous dire, demain ils débarqueront ensemble à la Pointe-à-Pitre, à moins que déjà ce ne soit fait.

-- Non, ce n'est pas fait encore.

-- Alors, mon cher commandant, ce sera pour demain ou pour après-demain, au plus tard. By God ! un jour de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire ; le général en chef rétablira le capitaine général Lacrosse dans ses fonctions, et tout sera dit ; vous savez probablement, sans qu'il me soit nécessaire de vous l'apprendre, quelles seront les suites de cette ingénieuse combinaison, pour certaines personnes de votre connaissance ?

-- Mais qui m'assure, sir William Crockhill que tout ce que vous me dites est vrai ?

-- Rien que ma parole de gentleman, mon cher commandant, j'en conviens, quant à présent du moins ; mais attendez le débarquement des troupes françaises ; la première proclamation que lancera le général, et le titre qu'il prendra vous instruiront suffisamment.

-- Si ce misérable Lacrosse revient au pouvoir, je suis perdu, murmura Delgrès, comme s'il se parlait à lui-même.

-- Je crains en effet qu'il n'en soit ainsi, répondit froidement sir William Crockhill.

-- C'est une horrible trahison !

-- Toutes les trahisons sont horribles, pour ceux qui n'en profitent pas, reprit l'Anglais d'un ton de sarcasme ; pour ceux qui en profitent, c'est tout le contraire, elles changent alors de nom et s'appellent des traits d'héroïsme patriotique. Chaque chose dans cette vie a son endroit et son envers ; la grande chance, mon cher commandant, consiste à savoir toujours prendre l'endroit ; la plupart de nos plus profonds diplomates, s'ils n'étaient que de simples particuliers, iraient pourrir dans nos bagnes comme d'affreux malfaiteurs, et cela pour des actions qu'on admire à casse de la haute position qu'ils occupent. Toutes ces choses sont simplement une question de perspective morale et rien de plus.

-- Venons au fait, monsieur, dit Delgrès avec impatience.

-- Je ne demande pas mieux, monsieur.

-- Quelles conditions votre gouvernement vous a-t-il chargé de faire aux hommes de couleur et aux noirs de la Guadeloupe ?

-- Des conditions très avantageuses, mon cher commandant.

-- C'est possible, mais voyons, s'il vous plaît, ces conditions, répondit Delgrès assez sèchement.

-- Veuillez donc m'écouter mon cher commandant.

-- Parlez, monsieur.

-- L'Angleterre, dit sir William Crockhill, reconnaît, par acte authentique, l'indépendance de l'île de la Guadeloupe ; elle s'engage à fournir au chef choisi par les hommes de couleur de l'île, les troupes nécessaires pour l'aider à chasser les Français de tous les points qu'ils occupent ; à transporter ces Français dans les colonies anglaises, où ils seront internés aux frais du gouvernement britannique, jusqu'à la paix définitive et générale ; de plus, elle s'engage à payer à ce chef une somme de trois cent mille livres sterling, -- environ sept millions cinquante mille francs, -- à la seule condition que pendant un laps de temps qui ne saurait être moindre de cinquante années, et enfin de l'indemniser des frais et dépenses qu'elle aura été obligée de faire pour assurer l'indépendance de la Guadeloupe, cette île reconnaîtra le protectorat de l'Angleterre. Voilà, monsieur, quelles sont les conditions généreuses que vous offre le gouvernement britannique ; je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que ces conditions sont très avantageuses pour votre pays et pour vous.

Le commandant Delgrès avait écouté, les sourcils froncés et l'air soucieux, cette longue tirade que l'agent anglais débitait avec une complaisance et un aplomb extrêmes.

-- C'est tout, monsieur ! demanda-t-il froidement lorsque son interlocuteur se tut enfin.

-- Comment ?... Que voulez-vous dire, monsieur ?... s'écria sir William.

-- Je veux dire, monsieur, que ces conditions généreuses, reprit Delgrès, en appuyant sur le mot avec intention, ne me conviennent pas, et que je ne puis les accepter.

-- Vous êtes difficile.

-- Peut-être, monsieur. Il me semble que vous vous êtes singulièrement mépris à mon égard ; je ne suis pas un traître, moi, Sir William Crockhill, comme vous paraissez le supposer :

-- Oh ! fit celui-ci avec une incrédulité ironique.

-- Vous raillez et vous avez tort, monsieur. Je vous répète que je ne suis pas un traître et que je ne veux pas livrer mon pays à l'Angleterre ; esclavage pour esclavage, je préférerai toujours, quoi qu'il arrive, rester sous la domination du gouvernement français, que sous le joug du gouvernement britannique dont j'ai été à même d'éprouver la philanthropique douceur et la loyauté punique.

-- Monsieur, permettez-moi de vous faire observer que vous vous méprenez singulièrement sur les nobles intentions de l'Angleterre.

-- Je me méprends si peu sur ses nobles intentions, que je les ai percées à jour ; en voulez-vous la preuve ? Eh bien, à votre tour, écoutez-moi : ce prétendu secours donné par les Anglais aux hommes de couleur de la Guadeloupe, n'est, bel et bien, qu'une prise de possession ; lorsque vous serez maîtres de nos villes et de nos positions fortifiées, consentirez-vous à vous retirer ? Non, cela est clair, il faudrait être un enfant pour supposer le contraire une seconde. Donc, votre protectorat n'est qu'un leurre auquel je ne me laisserai pas tromper.

-- Que voulez-vous donc, monsieur ?

-- Ce que je veux ? Je vous le dirai franchement.

-- Je vous écoute.

-- Vous m'avez fait connaître vos conditions, voici les miennes : L'Angleterre évacuera le groupe des îles des Saintes, dont elle s'est emparée, contre le droit commun, dans un délai de quatre jours après la signature du traité ; remise sera faite de ces îles au chef des hommes de couleur et des noirs, dans l'état où elles se trouvent actuellement, c'est-à-dire avec leurs fortifications en bon état, les canons, les fusils, toutes les armes généralement quelconques, munition de guerre et de bouche qu'elles renferment. La Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes seront déclarées et reconnues indépendantes ; de plus, l'Angleterre fournira les armes et les munitions nécessaires pour l'armement et l'équipement de cent mille hommes.

-- Cent mille hommes ! s'écria l'agent anglais ; mais où les trouverez-vous, mon cher commandant ?

-- Cela me regarde, monsieur.

-- C'est juste. Continuez.

-- Une escadre anglaise établira, pendant la guerre des hommes de couleur et des noirs contre les blancs, un blocus rigoureux autour des îles, et s'engagera à ne pas laisser débarquer les secours français, soit à la Guadeloupe, soit à Marie-Galante, soit à la Désirade, soit même aux Saintes ; aucunes troupes anglaises ne seront mises à terre sur les îles, sous quelque prétexte que ce soit ; les hommes de couleur, se jugeant assez forts pour conquérir seuls leur liberté, refusent tout secours de la part des troupes anglaises ; considérant ce secours non seulement comme inutile, mais encore comme dangereux et nuisible à leurs intérêts ; de plus, quatre cent mille livres sterling, -- environ dix millions de francs, -- seront comptées par l'Angleterre au chef des hommes de couleur et des noirs ; à ces conditions, mais à ces conditions seules, la Guadeloupe et les îles dépendantes consentiront à accepter le protectorat du gouvernement britannique pour un laps de soixante ans ; une garde de trente hommes de troupes anglaises sera seule autorisée à débarquer à la Basse-Terre, pour servir de garde d'honneur au représentant de l'Angleterre dans cette île.

-- Est-ce tout, monsieur ? demanda l'agent anglais avec une impatience contenue.

-- C'est tout, oui, monsieur, répondit froidement le commandant Delgrès.

-- Ce que vous demandez, mon cher commandant, permettez-moi de vous le faire observer, est complètement inadmissible et par conséquent ne saurait être accepté par mon gouvernement.

-- Je le regrette pour votre gouvernement. S'il en est ainsi, rien de fait. Supposiez-vous donc, monsieur, que j'aurais la lâcheté de vendre froidement mon pays à l'étranger ? Si telle était votre pensée, détrompez-vous ; je préfère cent fois mourir à commettre une telle infamie ; non, je veux mon pays libre, puissant, riche ; je ne consentirai jamais à le faire esclave, esclave de l'Angleterre surtout ! Nous serons Français ou libres ; entre ces deux conditions, il ne saurait y avoir à hésiter pour moi ; mon devoir est, avant tout, de protéger mes frères ; d'empêcher, par tous les moyens, qu'on leur impose de nouveau l'esclavage auquel on prétend les soumettre ; de leur conserver cette liberté qu'ils ont conquise, ou que du moins la République française leur avait généreusement octroyée et d'en faire un peuple libre. Cette tâche est ardue, je ne m'en cache pas les difficultés, mais je saurai l'accomplir quoi qu'il puisse m'en coûter, à mes risques et périls ; je tomberai plutôt bravement sur la brèche que de consentir à livrer mon pays aux étrangers.

-- Ainsi, commandant, ces conditions sont un ultimatum ? demanda l'agent anglais.

-- Je ne sais, monsieur, ce que vous entendez par ce mot barbare que je ne comprends pas ; mais s'il veut dire, comme je le suppose, que les conditions que j'ai eu l'honneur de vous soumettre sont les seules que j'accepterai, c'est en effet, un ultimatum, oui, monsieur, je regrette vivement, qu'il nous soit impossible de nous entendre.

-- Pardon, commandant, discutons un peu, s'il vous plaît, vous reconnaîtrez bientôt, je n'en doute pas...

-- Rien, monsieur, interrompit l'officier, je n'ai pas à discuter sur ce sujet avec vous qui n'êtes qu'un subalterne.

-- Chargé par son gouvernement de pouvoirs très étendus, mon cher commandant.

-- C'est possible, mais peu m'importe, monsieur. Vous connaissez maintenant mes conditions, elles sont immuables. Il n'y a donc pas à discuter, mais seulement à accepter ou à refuser, rien de plus. Réfléchissez et voyez ce qu'il vous convient de faire.

-- Je ne puis prendre sur moi de vous répondre, commandant. Le cas est excessivement grave ; il n'est point prévu par les instructions que j'ai reçues de mon gouvernement.

-- Je comprends parfaitement cela, monsieur ; l'Angleterre, ainsi que la France, nous considère comme des êtres sans intelligence, des bêtes de somme incapables de raisonnement, et par conséquent faciles à tromper et bons à exploiter ; toutes deux sont dans l'erreur, vous le voyez, monsieur ; nous raisonnons, nous aussi, et, qui plus est, nous raisonnons juste ; nous avons été trop longtemps assimilés aux brutes et aux animaux, il ne nous convient plus qu'il en soit ainsi ; nous sommes fatigués du joug qui, depuis tant de siècles, pèse si lourdement sur nos épaules ; nous voulons être enfin libres, et nous le serons. Maintenant, monsieur, comme je suppose que nous n'avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre congé de vous.

Delgrès se leva alors pour se retirer et se dirigea vers le meuble sur lequel il avait, en arrivant, jeté son manteau.

-- Pardon, mon cher commandant, dit vivement l'agent anglais, un moment encore, je vous prie.

-- Il est très tard, monsieur ; j'ai, cette nuit, beaucoup de choses à faire encore.

-- Je ne vous demande que quelques minutes.

-- Soit, monsieur. Que me voulez-vous ?

-- Asseyez-vous, je vous prie.

Delgrès se rassit.

-- Maintenant je vous écoute, dit-il.

-- Les conditions que vous me posez sont excessivement graves.

-- Je le sais, monsieur.

-- Mon gouvernement ne les avait pas prévues.

-- Vous me l'avez déjà dit.

-- Vous ne consentirez pas à les modifier ?

-- Sous aucun prétexte.

-- Mon cher commandant, il est de mon devoir de les communiquer, si extraordinaires qu'elles soient, à sir Andrew Cockrane, gouverneur de la Dominique et chargé des pleins pouvoirs de Sa gracieuse majesté le roi d'Angleterre.

-- Cela vous regarde, monsieur.

-- Au lever du soleil, je quitterai la Basse-Terre.

-- Vous êtes parfaitement libre.

-- Et je me rendrai aux Saintes.

-- Après, monsieur ?

L'Anglais regarda fixement le mulâtre et lui dit :

-- Vous avez une façon de converser toute particulière, mon cher commandant.

-- Chacun a la sienne, monsieur ; si la mienne ne vous convient pas, serviteur !

-- Je ne dis pas cela.

-- Non, mais vous le pensez.

-- Oh ! commandant !

-- Alors, monsieur, à quoi bon cette observation, si elle ne signifie rien ?

-- C'est juste, je me trompe.

-- Allons au fait, monsieur.

-- Consentez-vous, mon cher commandant, à attendre la réponse de sir Andrew Cockrane ?

-- Combien de temps ?

-- Un mois, afin de laisser le temps...

-- Aux Français de nous battre, de nous disperser et de nous désarmer, n'est-ce pas ? interrompit le commandant Delgrès avec violence. Vous êtes fou, ou vous vous jouez de moi, monsieur.

-- Mais enfin, commandant, s'écria l'agent anglais au comble de l'exaspération, il faut bien laisser à ces conditions le temps d'être débattues, acceptées ou refusées par le Parlement.

Delgrès se mit à rire sans façon au nez crochu de l'agent stupéfait.

-- Où se trouve sir Andrew Cockrane Johnston, en ce moment ? dit-il.

-- À la Dominique.

-- Très bien. Il a reçu, m'avez-vous dit, les pleins pouvoirs de son gouvernement pour traiter...

-- Ai-je dit cela, mon cher commandant ? interrompit sir William Crockhill en se mordant les lèvres.

-- Vous l'avez dit, monsieur.

-- Soit, admettons !

-- Non pas, constatons.

-- Constatons si cela vous plaît, j'y consent, dit-il d'un ton de mauvaise humeur. Où voulez-vous, en venir, commandant ?

-- À ceci, tout simplement : que le gouverneur de la Dominique ayant les pleins pouvoirs du gouvernement britannique, et par conséquent étant son représentant, est libre de prendre l'initiative de telle ou telle décision qu'il lui plaira ; le reconnaissez-vous, monsieur ?

-- Permettez, permettez, commandant ; ceci est très subtil, ces conditions n'étaient pas prévues...

-- Peut-être, mais sir Andrew a pleins pouvoirs...

-- Il les a.

-- Donc, la réponse ou, si vous le préférez, la détermination à prendre, dépend de lui seul.

-- Hum !

-- Vous toussez, monsieur ?

-- Je suis fort enrhumé, mais ne faites pas attention, cela se passera.

-- Admettez-vous la justesse de mon raisonnement ?

-- Je l'admets.

-- Allons, allons, nous y viendrons, cher monsieur, dit Delgrès avec ironie.

-- Ce sera difficile.

-- Il faut à peine deux jours, pour avoir une réponse de la Dominique.

-- Ce délai est bien court.

-- Les événements nous pressent, monsieur ; les Français débarqueront demain, peut-être.

-- C'est possible.

-- Il faut que nous soyons en mesure de résister.

-- Je comprends parfaitement cela, mais deux jours...

-- Je vous en accorde quatre.

-- Cependant...

-- C'est beaucoup plus de temps qu'il ne vous en faut.

-- La question est d'une si haute gravité.

-- Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont plus graves encore ; il s'agit de vie ou de mort pour nous, ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ?

-- Je vous demande pardon, mon cher commandant, je saisis fort bien, au contraire, tout ce que votre situation a de précaire, je dirai presque de critique...

-- Eh bien ?

-- Je verrai... j'essaierai... je tâcherai, mon cher commandant, dit-il avec hésitation.

-- Pas d'ambages ni de moyens dilatoires, monsieur, reprit nettement Delgrès ; c'est une réponse claire, positive, que je veux. Vous engagez-vous, oui on non, à me donner cette réponse d'ici, à quatre jours au plus tard ?

-- Mais, quatre jours...

-- Pas une seconde de plus.

-- Quel homme singulier vous faites, mon cher commandant. Il est impossible de discuter avec vous.

-- Mais il me semble, à moi, que nous discutons beaucoup, au contraire, monsieur.

-- C'est-à-dire que vous m'imposez des conditions le couteau sur la gorge, et que vous n'en démordez plus ; si vous appelez cela discuter, par exemple !

-- Je suis forcé d'agir ainsi. Me donnerez-vous cette réponse dans les délais que je vous pose ?

-- Si cela m'était impossible, que feriez-vous ?

-- Ce que je ferais ?

-- Oui.

-- Je me confierais, sans hésiter, à la loyauté du gouvernement français.

-- La loyauté ? fit l'agent anglais avec une expression de dédain mal contenue.

-- Oui, monsieur, reprit le commandant Delgrès avec une hauteur suprême ; la loyauté du gouvernement français n'a jamais été suspectée, je suppose ? et peut-être qu'en faveur de ma soumission, j'obtiendrais pour mes malheureux frères cette liberté à laquelle ils ont droit, et que je revendique pour eux.

-- Peut-être, mais alors vous resteriez pour toujours soumis à la France.

-- Nous serions les sujets dévoués d'un peuple grand et généreux entre tous, monsieur.

Cela était net et clair.

L'agent anglais vit qu'il fallait céder.

-- Puisque vous l'exigez, commandant, vous aurez dans quatre jours la réponse que vous demandez.

-- Vous vous y engagez !

-- Sur l'honneur.

-- C'est bien, j'attendrai donc quatre jours. Maintenant monsieur, il ne me reste plus qu'à me retirer.

Les deux hommes se levèrent, et ils quittèrent la chambre, sans échanger une parole de plus.

On entendit leurs pas se perdre dans l'escalier.

-- Voilà, sur ma foi ! un rude coquin et un grand niais ! dit l'inconnu qui de son singulier observatoire n'avait pas perdu un seul mot de cette longue et intéressante conversation. Mais ce misérable Anglais est un scélérat, à lui d'abord ; quant à Delgrès, je sais où le retrouver, il ne perdra rien pour attendre.

Tout en se parlant ainsi à demi-voix, l'inconnu se laissa glisser le long d'une branche, atteignit la fenêtre, souleva le store et sauta légèrement dans la chambre.

La lumière frappa alors en plein sur son visage.

C'était l'Œil Gris.

Il se plaça immobile et droit derrière la porte.

Un instant après, cette porte s'ouvrit et sir William rentra.

Mais aussitôt, et sans lui laisser le temps de se reconnaître, le Chasseur se jeta sur lui à l'improviste, le renversa sur le parquet, et en moins de deux minutes l'agent britannique fut solidement garrotté et réduit à la plus complète impuissance.

Le Chasseur l'enleva alors dans ses bras, le plaça sur un fauteuil, s'assit en face de lui et après avoir regardé un instant d'un air narquois, tout en allumant un cigare :

-- Causons, cher sir William Crockhill, lui dit-il d'une voie railleuse.

VIII -- Où l'Œil gris se dessine carrément.

L'agent anglais était un homme dans la force de l'âge, doué, nous l'avons dit, d'une vigueur exceptionnelle ; de plus, il avait un courage de lion ; cependant, lorsque le chasseur s'était jeté à l'improviste sur lui et l'avait renversé sur le plancher, il s'était laissé faire sans essayer la moindre résistance, sans même qu'il lui eût échappé un cri ; non pas qu'il fut épouvanté de cette attaque imprévue, sa présence d'esprit ne lui avait pas fait défaut une seconde ; mais, accoutumé, par le dangereux métier qu'il faisait, à jouer un jeu terrible, il n'y avait jamais pour lui de situation désespérée ; il préférait lutter de ruse avec ses adversaires au lieu d'opposer la force à la force ; convaincu que, s'il n'était pas tué sur le coup, dans n'importe quelle circonstance, non seulement il parviendrait à se tirer d'affaire à force d'astuce, mais encore à obtenir des avantages qu'un combat brutal lui aurait enlevés.

Il s'était si souvent trouvé à même d'expérimenter l'habileté de cette tactique, qu'elle était chez lui érigée depuis longtemps en système ; pour rien au monde il n'aurait consenti à s'en départir.

Il est vrai que sir William Crockhill était devenu, s'il est possible, plus pâle qu'il ne l'était ordinairement ; mais, à part ce fait tout physique et complètement indépendant de sa volonté, il n'avait rien perdu de sa morgue et de son sang-froid.

-- Aôh ! répondit-il à la question de son vainqueur, causons, je le veux bien, mon estimable monsieur ; mais je vous ferai observer que je me trouve dans une position excessivement désagréable pour prendre part à un entretien qui sans doute sera fort long.

-- Vous êtes assez gêné, n'est-ce pas ? demanda le Chasseur.

-- Je suis extrêmement gêné, je ne vous le cache pas, cher monsieur.

-- J'aurai peut-être un peu trop serré les cordes.

-- Beaucoup trop, cher monsieur, elles m'entrent dans la peau.

-- Oui, c'est bien cela ; dame, vous comprenez, sir William ?...

-- Vous savez mon nom ?

-- J'ai cet honneur.

-- Et vous, comment vous nommez-vous, cher monsieur ?

-- Moi, je ne me nomme pas.

-- Aôh ! très bien. Vous ne pourriez pas desserrer un peu les cordes ?

-- Impossible, mais croyez moi, n'y faites pas attention, dans dix minutes vous n'y penserez plus ; c'est une habitude à prendre, voilà tout, dit le Chasseur de l'air le plus sérieux.

-- Une mauvaise habitude, monsieur !... Ces cordes me font beaucoup souffrir. Vous êtes donc douillet ?

-- Je l'avoue.

-- Soyez tranquille, cher sir William Crockhill, vous avouerez bien d'autres choses tout à l'heure.

-- Bah !

-- Oui, vous allez voir.

-- Voyons ! je ne demande pas mieux ; je suis très curieux.

-- Aussi ?

-- Je suis rempli de défauts ; j'ai été très mal élevé.

-- Êtes-vous entêté aussi ?

-- Considérablement.

-- Comme cela se trouve, je suis entêté comme un mulet, et quand je veux une chose !...

-- Il faut que cela soit ?

-- Juste.

-- C'est comme moi.

-- Bon ; alors nous allons avoir de l'agrément.

-- Oui, je le crois, beaucoup d'agrément ; si seulement vous relâchiez un peu les cordes ?...

-- Je vous ai dit que c'était impossible.

-- C'est vrai ; mais j'espérais...

-- Que je changerais d'avis ?

-- Oui.

-- Je n'en change jamais.

-- C'est encore comme moi.

-- Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous cela !

Tout en parlant ainsi, le Chasseur était monté debout sur une chaise, et il s'occupait à décrocher le lustre pendu au plafond.

-- Que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l'Anglais toujours imperturbable ; prenez garde, ce lustre est très lourd, vous risquez de le briser ; j'en serais fâché, car il m'a coûté fort cher.

-- Il n'y a pas de danger, sir William, voyez.

Et il descendit de la chaise le lustre à la main.

-- Pourquoi avez-vous décroché ce lustre ?

-- Apparemment parce qu'il me gênait.

-- Je ne comprends pas du tout.

-- Dans un instant, vous comprendrez, cher sir William, soyez tranquille, répondit le Chasseur de cet accent railleur qui lui était particulier.

Il posa doucement le lustre sur des coussins, puis déroula une corde assez longue qui faisait plusieurs fois le tour de sa ceinture, remonta sur la chaise, passa un bout de la corde par l'œillet du piton vissé dans le plafond, tira à lui la corde, lui donna deux ou trois vigoureuses secousses pour s'assurer qu'elle était solide, et s'occupa sérieusement à faire un nœud coulant à une des extrémités.

-- Ah çà ! que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l'Anglais que ces préparatifs lugubres commençaient à inquiéter.

-- Vous le voyez bien, sir William, je fais un nœud coulant.

-- Mais pour quoi faire, ce nœud coulant ?

-- Pour vous pendre, cher sir William ; répondit le Chasseur de son air le plus agréable.

-- Me pendre, moi ! aôh ! quelle mauvaise pensée avez-vous donc là ?

-- Ce n'est pas une pensée, c'est une résolution prise.

-- Mais pourquoi me pendre ?

-- Je pourrais vous répondre qu'il y a longtemps déjà que je ne me suis procuré cette satisfaction de pendre un Anglais, et que puisque vous me tombez sous la main, je profite de l'occasion que m'offre le hasard ; mais peut-être ne trouveriez-vous pas cette raison bonne ?

-- Je la trouverais exécrable !

-- Aussi je ne vous la donne pas.

-- Et laquelle me donnez-vous !

-- Celle-ci, répondit-il d'une voix sourde et farouche : Vous êtes un espion anglais, surpris par moi, la main dans le sac, c'est-à-dire essayant de déterminer un officier supérieur français à trahir son pays. Vous savez ce que l'on fait aux espions ?

-- Mais, cher monsieur, vous n'avez pas qualité pour agir ainsi ; ce que vous voulez faire n'est pas légal.

-- Bah ! qui est-ce qui s'occupe en ce moment de légalité à la Guadeloupe ? répondit le Chasseur en haussant les épaules ; nous sommes sous le régime militaire, et vous le savez, cher monsieur, sous ce régime la force prime le droit.

-- Vous n'êtes pas militaire, vous.

-- C'est vrai, je ne suis pas militaire, mais je suis chasseur.

-- Distinguons, ce n'est pas du tout la même chose.

-- Vous croyez ?... Savez-vous ce que je fais, sir William, lorsque je rencontre une bête féroce sur mon chemin ?

-- Vous la tuez, by God ! et vous avez raison ; mais il n'y a pas de bêtes féroces à la Guadeloupe.

-- Vous êtes très spirituel, sir William, je me plais à le reconnaître ; malheureusement vous vous trompez, il y a en ce moment en ce pays une grande quantité de bêtes féroces à deux pieds, vous, entre autres, qui par vos mensonges et vos agissements, poussez des malheureux à la trahison, à la révolte et au meurtre, et tout cela au nom de votre gouvernement. Donc, je vais vous pendre.

Et il fit quelques pas vers son prisonnier, après s'être assuré de la solidité de la corde.

-- Cela tiendra, dit-il.

-- Vous croyez ?

-- J'en suis sûr.

-- Aôh ! et vous allez me pendre ainsi, tout grouillant, sans me crier : gare ?

-- Mon Dieu oui, cher monsieur ; permettez, ajouta-t-il.

Et il passa délicatement le nœud coulant autour du cou de l'Anglais.

-- Ah çà ? C'est donc sérieux ? s'écria l'agent avec un soubresaut de terreur.

-- Très sérieux.

-- C'est un assassinat !

-- Une exécution sommaire, tout au plus.

-- Mais je ne veux pas mourir, moi !

-- C'est probable ; malheureusement pour vous, votre volonté ne peut rien y faire. Êtes-vous prêt ?

-- Je ne suis pas prêt du tout, au contraire.

-- Tant pis pour vous, je suis pressé.

Et il imprima une assez forte secousse à la corde.

-- Aôh ! attendez ! attendez !

-- Quoi ?

-- Desserrez un peu la corde.

-- Est-ce bien nécessaire ?

-- Elle m'étrangle.

-- Si peu ; mais enfin, puisque vous le désirez absolument, voilà. Et maintenant qu'y a-t-il ?

-- Je vous propose un marché.

-- À moi ?

-- Dame ! il me semble ?

-- C'est vrai ; pourquoi ce marché ?

-- Pour ne pas être pendu.

-- Bah ! c'est déjà à peu près fait.

-- C'est égal, j'en reviendrai.

-- Vous croyez !

-- By God ! certainement.

-- Voyons le marché, alors, Je ne vous cache pas, cher sir William, qu'il faudra que ce marché soit bien avantageux pour moi pour que je l'accepte.

-- Aôh ! cela ne fait rien, je suis très riche.

-- Qu'est-ce que cela me fait, à moi ?

-- Pardon, comme il s'agit d'un marché...

-- Eh bien ?

-- Je parle d'argent.

-- Vous avez tort.

-- Comment, j'ai tort ?

-- Certes ! je suis plus riche que vous.

-- Vous ?

-- Parfaitement ; je n'ai besoin de rien, ce qui fait que je déteste l'argent. Si vous n'avez pas autre chose à m'offrir, cher sir William, je crois que vous ferez bien de recommander votre âme au diable.

-- Je n'ai rien autre chose, dit sèchement l'Anglais.

-- Alors, bonsoir !

Et le Chasseur se remit à tirer la corde, franchement cette fois.

-- Attendez ! attendez ! cria l'Anglais d'une voix étouffée.

-- Encore ? fit Œil Gris d'un ton de mauvaise humeur.

Cependant il s'arrêta.

-- Aôh ! toujours ! fit l'Anglais qui était violet et respirait comme un soufflet de forge.

-- Vous faites bien des manières pour vous laisser pendre !

-- Je voudrais bien vous y voir, vous !

-- Je comprends cela, mais vous n'aurez pas ce plaisir, cher monsieur. Voyons, finissons-en.

-- Je ne demande pas mieux.

-- Je vous avertis que c'est la dernière fois.

-- Très bien, allez.

-- Et que si vous ne vous exécutez pas...

-- C'est compris.

-- Bon ! où sont les papiers ?

-- Ah ! by God ! voilà ce que je craignais, grommela l'Anglais avec un désespoir comique.

-- Comme c'était difficile à deviner ! fit le Chasseur en haussant les épaules. J'attends, dit-il.

-- Je suis contraint.

-- Voulez-vous que je vous le prouve ?

-- C'est inutile.

-- Alors ?

-- Prenez la clef qui est suspendue à mon cou, la voilà.

-- Reculez mon fauteuil.

-- C'est fait.

-- Baissez-vous ; bien ; voyez-vous là, près de votre pied droit, cette tête de clou rouillée, dans le parquet ?

-- Parfaitement.

-- Poussez-la.

Le Chasseur exécutait au fur et à mesure chaque mouvement indiqué. Il aperçut une espèce de cachette au fond de laquelle se trouvait une boîte en fer ; il l'ouvrit, vit un rouleau de papiers dont il s'empara, puis il referma la cachette.

-- Est-ce tout ? demanda-t-il ?

-- Tout, répondit laconiquement l'Anglais.

-- Bien sûr ?

-- Très sûr.

-- Bon ? Alors, faites votre prière.

-- Pourquoi cela ?

-- Parce que vous avez menti et que je vais vous pendre.

L'œil de sir William lança un éclair fauve.

-- Brigand ! murmura-t-il.

Le Chasseur saisit la corde.

-- Dans une ceinture de cuir autour de mon corps, il y a mon portefeuille, dit l'Anglais avec rage, prenez-le, et soyez maudit !

En moins de temps qu'il n'en avait fallu à l'Anglais pour s'expliquer, la ceinture et le portefeuille étaient enlevés.

-- Maintenant, ajouta l'agent anglais d'une voix sourde, pendez-moi si vous voulez ; je n'ai plus rien.

-- Je le sais, cher monsieur, aussi je vais vous faire mes adieux.

-- Détachez-moi, au moins.

-- Vous êtes très bien comme cela.

-- Vous savez que si j'en réchappe, je vous tuerai ! s'écria l'insulaire en grinçant des dents avec rage.

-- Je sais que vous l'essayerez, du moins.

-- Vous êtes un misérable !

-- Et vous un imbécile.

-- Moi, un imbécile ! s'écria l'Anglais à qui cette insulte sembla donner à réfléchir, pourquoi cela ?

-- Parce que je ne vous aurais pas pendu. Me prenez-vous, par hasard, pour un drôle de votre espèce !

-- Oh ! good God ! ce démon s'est moqué de moi ! dit l'Anglais en laissant tomber avec désespoir sa tête sur sa poitrine.

-- Parfaitement. Au revoir, cher William Crockhill.

Il enjamba la fenêtre en riant et sauta dans le jardin.

Mais l'Anglais ne l'entendit pas, la rage et la colère d'avoir été ainsi pris pour dupe, lui qui se prétendait si rusé, l'avaient fait évanouir.

Le chasseur, tout satisfait du résultat de son expédition et de la manière dont il avait réussi à s'emparer des preuves de la trahison que méditait sir William Crockhill et surtout de sa correspondance avec le gouverneur de la Dominique, franchit gaiement le mur de clôture et s'éloigna à grands pas dans la direction de la place, tout en laissant errer son regard autour de lui et sondant soigneusement les ténèbres afin de s'assurer qu'il n'était ni surveillé, ni suivi par quelque témoin indiscret blotti dans l'enfoncement d'une porte. Il ne s'arrêta que dans la ravine à Billan, près de la rivière aux Herbes, qui sépare les deux paroisses de la Basse-Terre.

L'Œil Gris fit alors un léger crochet et, après avoir marché pendant quelques minutes encore, il s'arrêta à la porte d'une maison de belle apparence ; il poussa la porte sans même se donner la peine de frapper, en homme qui se sent chez lui, et il pénétra dans l'intérieur de la maison, non sans avoir eu d'abord la précaution d'assurer solidement la porte à l'intérieur au moyen d'une barre de bois qu'il plaça en travers.

Ce devoir accompli, le Chasseur reprit son fusil qu'il avait appuyé au mur, le mit sous son bras et traversa une cour assez grande, couverte d'un sable très fin et très jaune, et plantée de quelques tamarins qui poussaient çà et là, sans ordre et un peu à l'aventure ; la porte d'une chambre bien éclairée ouvrait de plein pied sur la cour ; il ouvrit cette porte, mais, au moment de la franchir, il s'arrêta sur le seuil et salua d'un air assez embarrassé.

Il était évident que le Chasseur croyait ne rencontrer personne sur son chemin ; de là son embarras et peut-être sa contrariété secrète.

Deux personnes, deux femmes de couleur, se trouvaient dans cette pièce ; la première était une jeune fille toute jeune encore, presque une enfant, elle avait à peine quinze ans, mais paraissait plus âgée qu'elle ne l'était en réalité ; elle était très jolie, avec une physionomie rieuse et mutine qui faisait plaisir à voir.

La seconde, presque noire, vêtue d'étoffes éclatantes et de couleurs disparates, avait déjà, depuis quelques années, au dire des mauvaises langues, franchi le mauvais côté de la cinquantaine ; de plus jamais elle n'avait été jolie.

Au bruit fait par le Chasseur en ouvrant la porte les deux femmes relevèrent vivement la tête et le regardèrent encore plus effrayées que surprises.

Mais presque aussitôt elles se rassurèrent ; elles avaient reconnu le visiteur qui arrivait si brusquement au milieu de la nuit.

-- Eh ? missié, dit la jeune fille en riant, vous m'avez fait peur.

-- Pardonnez-moi, mamzelle Zénobie, répondit le Chasseur, ce n'était pas mon intention ; d'ailleurs je vous croyais couchée déjà depuis longtemps.

-- Oh ! non, missié ; voici maman Suméra qui est venue me voir et passer la journée avec moi, alors nous avons causé au lieu de dormir.

-- Oui, oui, fit le Chasseur en pénétrant tout à fait dans la chambre, et vous avez si bien causé que vous avez oublié l'heure.

-- Est-il donc si tard ? demanda la vieille négresse avec intérêt.

-- Cela dépend de la façon de l'entendre ; il est très tard ou de très bonne heure, à votre choix madame Suméra.

-- Pourquoi donc cela, missié ?

-- Parce qu'il est à peu près une heure du matin.

-- Oh ! mon Dieu ! comment faire ? reprit la négresse.

-- Eh bien, vous coucherez ici, maman, dit la jeune fille, et au jour vous partirez.

-- Ce n'est pas possible, reprit la vieille négresse d'un air contrarié, je suis obligée d'être chez moi de très bonne heure.

-- Voilà qui est fâcheux, dit le Chasseur. Mademoiselle Zénobie, voulez-vous avoir l'obligeance de me donner une lumière, s'il vous plaît ?

-- Vous allez vous coucher ?

-- Non pas, mademoiselle, vous savez bien que je ne dors jamais, moi ; je veux seulement renouveler ma provision de poudre au baril renfermé dans ma chambre et détacher mes chiens : les pauvres bêtes doivent s'ennuyer après leur maître ; vous savez, les chiens ne sont pas des hommes, ils n'ont pas érigé l'ingratitude en principe.

-- Comment, est-ce que vous allez partir tout de suite ?

-- Oui, mademoiselle Zénobie, à l'instant, je suis pressé.

-- Et vous n'avez pas peur, missié, ainsi la nuit tout seul ! s'écria la vieille négresse avec admiration.

-- Peur de quoi ? dit-il.

-- Marcher comme ça la nuit à travers la campagne, je n'oserais pas, moi, reprit la moricaude en minaudant.

Le Chasseur haussa les épaules ; il prit la lanterne que la jeune mulâtresse lui tendait, après l'avoir allumée, et il sortit.

Mais, au lien de s'éloigner, le Chasseur cacha sa lanterne derrière une porte afin que la lumière ne fût pas aperçue, il s'effaça contre le mur.

Presque au même instant, la porte de la chambre s'ouvrit ; mamzelle Zénobie parut sur le seuil, sembla regarder de tous les côtés, puis, rassurée sans doute par le silence qui régnait dans la cour, elle rentra en repoussant, mais sans la fermer complètement, la porte derrière elle.

Le Chasseur laissa s'écouler deux ou trois minutes, puis il revint à pas de loup vers la pièce ; il appuya son œil au trou de la serrure et il regarda tout en prêtant l'oreille.

Les deux femmes étaient assises auprès l'une de l'autre.

Elles causaient à voix basse.

Mais, comme elles ne se soupçonnaient pas écoutées, elles ne parlaient pas assez doucement pour que le Chasseur ne pût entendre ce qu'elles disaient.

-- Vous êtes sûr qu'elle viendra ? demandait mamzelle Zénobie.

-- Très sûr, répondait la négresse.

-- Et vous voulez que je fasse remettre cette, plume de paon à missié Delgrès ?

-- Non pas, chè cocotte ; c'est vous-même, au contraire, qui devez la lui remettre.

-- Mais ? une mamzelle ! s'écria la jeune fille avec un accent de dignité offensée ; oh ! maman Suméra, pour qui donc me prenez-vous, s'il vous plaît ?

-- Vous êtes une petite sotte, répondit sèchement la négresse. Il ne s'agit nullement d'amour dans cette affaire, pour vous du moins ; ainsi vous n'avez rien à craindre, vous ne serez pas compromise.

-- C'est possible, mais que dira Télémaque s'il apprend cela ?

-- Télémaque ne dira rien ; d'ailleurs il ne le saura pas ; vous ai-je dit ce qui lui est arrivé ce soir ?

-- Oh ! mon Dieu ! quoi donc ? s'écria mamzelle Zénobie avec inquiétude.

-- Donc, vous ne le savez pas, je vais vous le dire : Télémaque a été arrêté ce soir à huit heures à l'anse à la Barque, pendant le bamboula.

-- Missié Télémaque ?

-- Lui-même ; son affaire est très grave, à ce qu'il paraît ; mais rassurez-vous, mamzelle Zénobie, vous savez que je possède un Quienbois très fort ; eh bien, si vous consentez à ce que je vous demande, je m'engage, moi, à faire évader missié Télémaque avant le lever du soleil.

-- Vous feriez cela, bien vrai ?

-- Je vous le promets, oui.

-- Alors, c'est convenu, s'écria-t-elle avec vivacité. Je remettrai la plume à missié Delgrès.

-- Eh vous lui direz bien tout, ainsi que je vous l'ai recommandé.

-- Oui, oui, soyez tranquille, maman Suméra.

-- Et bien, chè cocotte, je vous donnerai un Gris-gris qui obligera missié Télémaque à vous aimer toujours.

-- Oh ! quel bonheur ! s'écria la mulâtresse d'un air radieux en frappant joyeusement ses mains mignonnes l'une contre l'autre.

-- Silence ! dit la négresse en posant un doigt sur sa bouche ; le Chasseur peut revenir, il ne faut pas qu'il sache.

-- Oh ! je ne lui dis jamais rien !

-- Vous avez grandement raison, chè petite ; s'il en était autrement, malgré mon amitié pour vous, je vous en avertis, vous seriez perdu.

-- Oh ! non, non, je n'ai rien à craindre ; vous savez bien, maman Suméra, que je vous obéis toujours.

-- Est-ce que cet homme va partir ainsi qu'il l'a dit ?

-- Certainement ; il ne couche jamais dans sa chambre ; elle ne lui sert que pour renfermer le peu qu'il possède, ce qui est moins que rien ; il est toujours à courir les mornes.

-- Il faut qu'il m'emmène avec lui, reprit la négresse d'une voix sourde.

-- Ce ne sera pas facile de l'y faire consentir.

-- Il le faut ; j'ai mon projet.

-- Prenez garde, maman Suméra, vous ne connaissez pas ce vieux Chasseur : il est bien fin.

-- C'est possible ; mais, si fin qu'il soit, je lui prouverai, moi, que je suis plus fine que lui.

-- Je vous le répète, prenez garde ; du reste, il ne peut tarder à rentrer maintenant ; dès qu'il arrivera, parlez-lui.

-- C'est ce que je ferai.

Probablement le Chasseur jugea qu'il en avait assez entendu, car abandonnant son observatoire, en deux enjambées il fut dans sa chambre. Après avoir rempli sa poire à poudre, il se rendit au chenil où il avait renfermé ses chiens en arrivant à la Basse-Terre après avoir quitté la plantation de la Brunerie vers onze heures et demie ; il lâcha ses ratiers qui bondirent joyeusement autour de lui, tout heureux de le revoir ; il se dirigea ensuite vers la pièce où se tenaient les deux femmes, en ayant soin de faire assez de bruit pour annoncer sa présence.

Les deux femmes riaient à gorge déployée.

Mamzelle Zénobie récitait en riant comme une folle, une fable de La Fontaine en patois créole.

Cette fable était la Cigale et la Fourmi.

Le chasseur arriva juste à ce moment palpitant d'intérêt où la fourmi, avare et grondeuse, répond ceci à la pauvre cigale :

Anh ! anh ! ou ka chanté, chè.

Ca fé ou pas tini d'autt

Métié eh ben chè cocott

Pon fé passé faim ou la

Allé dansé calinda !

Et les rires recommencèrent de plus belle.

-- Morale ! dit le Chasseur en poussant la porte et entrant dans la chambre.

Il se planta alors devant les deux femmes, son fusil d'une main, sa lanterne de l'autre, et avec un sang-froid imperturbable, il récita ce qui suit d'une haleine :

C'es por ça yo ka di zott'

Que quand yon monnn'ka compté

La son canari yon l'autt

Li ka couri riss jeinné

-- Voilà, ajouta-t-il en saluant gravement les deux femmes qui riaient à se tordre et battaient des mains.

À voir la physionomie franche et ouverte du Chasseur, son air bonhomme, presque niais, certes personne ne se serait douté des pensées qu'en ce moment même, il roulait dans son cerveau.

-- Vous voyez, mademoiselle Zénobie, dit-il gaiement, que moi aussi, je sais les fables de La Fontaine.

-- Oh ! vous savez toute chose, vous, missié, répondit la jeune fille sur le même ton.

-- Non, oh ! non, mademoiselle Zénobie, toutes choses, ce serait trop dire, mais la vérité est que j'en sais beaucoup. Maintenant, je vais avoir l'honneur de vous souhaiter le bonsoir, ainsi qu'à madame, et vous tirer ma révérence.

-- Ainsi, vous partez tout de suite, comme cela, missié ?

-- Mon Dieu, oui, mademoiselle Zénobie, il le faut ; vous savez, les affaires commandent ; je suis attendu au lever du soleil à l'habitation Tillemont ; il paraît que les plants de cannes à sucre sont complètement dévorés par les rats, il faut que je mette un peu ces gaillards-là à la raison.

-- Oui, en effet, il y a beaucoup de rats à l'habitation Tillemont, dit la vieille négresse avec conviction.

-- Ah ! vous savez cela ?

-- J'habite tout auprès.

-- Bah ! où donc ?

-- Au Morne-aux-Cabris.

-- C'est ma foi vrai ; c'est à une lieue à peine de l'habitation.

-- Tout au plus.

-- Oui, je vois cela d'ici ; je passerai presque devant.

-- Si vous vouliez, missié, dit la jeune fille d'une voix câline, vous pourriez, sans qu'il vous en coûtât rien, rendre un grand service à maman Suméra.

-- Moi ? mademoiselle Zénobie ! fit-il avec une surprise parfaitement jouée.

-- Oui, et cela très facilement, ajouta la vieille.

-- De quoi s'agit-il donc ?

-- De presque rien.

-- Alors ce n'est pas grand chose, fit-il en riant.

-- Vous savez où est le Morne-aux-Cabris ?

-- Pardieu ! puisque je suis obligé de passer tout à côté pour me rendre à l'habitation Tillemont ; la route est même assez mauvaise dans ces parages-là.

-- Oui, et bien difficile, la nuit surtout.

-- Bah ! maintenant la lune est levée, elle éclaire comme en plein jour.

-- C'est égal, pour une femme seule, c'est très dangereux, sans compter les mauvaises rencontres.

-- Que diable me rabâchez-vous là ? fit-il en riant. Est-ce que je suis une femme seule, moi ? Est-ce que je crains les mauvaises rencontres ?

-- Je ne parle pas de vous.

-- De qui donc, alors ?

-- De mon amie, de maman Suméra.

-- Ah ! c'est différent ; mais ne lui avez-vous pas offert de coucher ici ?

-- Oui, et j'en remercie mamzelle Zénobie, répondit la vieille négresse, mais j'ai refusé, parce qu'il faut que je sois rendue chez moi avant le lever du soleil.

-- Oui, je me le rappelle ; mais que puis-je faire à cela, moi ? dit-il d'un air ingénu.

-- Tout, missié Chasseur.

-- Oui, tout, ponctua la vieille.

-- Tant que cela ? fit-il en ricanant. Vous savez que je ne vous comprends pas du tout ?

-- Eh bien, il s'agirait, en passant, de conduire maman Suméra jusque chez elle.

-- Ah ! diable !

-- Qu'est-ce qu'il y a ?

-- Rien.

-- Vous avez dit : ah ! diable ! missié.

-- C'est vrai, mademoiselle Zénobie ; je comprends maintenant, cela ne m'arrange plus du tout.

-- Pourquoi ça ?

-- Parce que je suis pressé et que j'ai l'habitude de marcher très vite.

-- Je marcherai aussi vite que vous voudrez, dit la vieille.

-- Et puis je vous avoue que je n'aime pas la compagnie, la nuit surtout. On ne sait pas ce qui peut arriver.

-- Je marcherai comme cela vous plaira, devant ou derrière vous, à votre choix, cela m'est égal.

Le Chasseur sembla réfléchir.

Les deux femmes regardaient Œil Gris en dessous.

-- Non, tout bien considéré, reprit-il au bout d'un instant en hochant la tête, ce n'est pas possible.

-- Oh ! vous n'êtes pas galant pour les dames, missié, dit mamzelle Zénobie.

-- Je suis comme cela.

-- Refuser un service à une femme ! s'écria l'horrible vieille en minaudant.

-- Que voulez-vous ! on ne se refait pas. Je ne peux pas souffrir les femmes ; je suis convaincu qu'il n'y a rien de bon à en sortir, et que la meilleure d'entre elles ne vaut rien.

-- Eh bien, en voilà des idées, par exemple !

-- Voyons, ne soyez pas méchant pour moi, missié, dit la vieille d'un ton pleurard, consentez à m'emmener.

-- Vous allez me faire faire une sottise, reprit-il en paraissant faiblir.

-- Il n'y a qu'une demi-heure de chemin, tout au plus, en marchant bien.

-- C'est vrai.

-- Voyons, soyez aimable une fois par hasard.

-- Cela vous fera-t-il beaucoup plaisir, mademoiselle Zénobie ?

-- Beaucoup ! beaucoup ! s'écria-t-elle.

-- C'est bien pour vous que je le fais, allez ! s'écria-t-il d'un air maussade ; enfin ! voyons, venez la mère, et que le diable me torde le cou comme à un dindon, si cette promenade me fait plaisir.

-- Je passe sur l'injure en faveur du service, dit la vieille négresse avec ressentiment.

-- Parbleu ! cela m'est bien égal, si vous croyez que cela m'amuse ! Nous avons l'air d'aller au sabbat.

-- Merci, missié, vous êtes bien aimable, dit la jeune fille avec un sourire.

-- Vous trouvez, mademoiselle Zénobie ? Vous n'êtes pas difficile.

Il salua et sortit en grommelant, suivi de la vieille.

Il était deux heures et demie fin matin ; il faisait une brise piquante qui soufflait de la mer et fouettait rudement le visage.

Le Chasseur et la vieille sorcière -- car en réalité maman Suméra n'était pas autre chose, -- s'éloignèrent à grand pas.

Nous ferons observer ici au lecteur qui pourrait être étonné de la rapidité avec laquelle les événement se succèdent, que la Guadeloupe n'a qu'une médiocre étendue ; que, par conséquent les distances y sont courtes, et que c'était à peine si, pendant ses nombreuses pérégrinations, le Chasseur avait fait cinq lieues.

IX -- Ce qui se passait sur le sommet de la Soufrière pendant la nuit du 14 au 15 floréal an X.

Nous avons dit que le centre de l'île de la Guadeloupe est occupé, du nord au sud par une chaîne de montagnes boisées et volcaniques dont la hauteur moyenne est de mille mètres, soit trois mille pieds ; dont les sommets sont taillés en cône, et de la base desquelles s'échappent soixante-dix rivières ou ruisseaux qui, tous, vont se perdre dans la mer après des cours plus ou moins longs, plus ou moins sinueux, plus ou moins accidentés.

Du milieu même de ce groupe de montagnes, en tirant un peu vers le nord, s'élève, comme un lugubre phare dans la moyenne région de l'air, à quinze cent soixante-sept mètres au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire, quatre mille sept cent quatre-vingt-treize pieds, la redoutable et terrible montagne de la Soufrière ou Solfatare, dont les deux sommets ou pitons se détachent en pointes et sont formés de rochers pelés et calcinés*(1)*.

Pour arriver à la soufrière, en venant, par exemple, des Bains Jaunes, car la Soufrière est accessible de presque tous les côtés, on gravit d'abord le morne Goyavier, qui mène à la savane Cockrane, vaste bruyère située au pied même de la Soufrière, et couverte d'arbres malingres et rabougris, dont les branches presque dénuées de feuilles sont à demi brûlées par les cendres du volcan.

À l'époque où les Anglais s'emparèrent de la Guadeloupe, dont ils demeurèrent possesseurs pendant quelques mois, l'amiral Cockrane alla en grand appareil visiter la Soufrière ; et comme dans ce temps-là les Bains Jaunes n'existaient pas encore, l'amiral fit dresser ses tentes et passa la nuit dans cette bruyère qui, depuis lors, a conservé son nom.

Cette bruyère est traversée par une ravine assez encaissée, qu'alimentent les brouillards, et dans laquelle on trouve de l'eau glacée et très bonne à boire.

Au fur et à mesure que l'on s'approche du redoutable volcan, l'atmosphère se charge d'émanations sulfureuses qui, à part leur odeur âcre et insipide, n'ont, au reste, rien de nuisible, ni de bien désagréable pour la respiration.

La Soufrière proprement dite, c'est-à-dire le piton où se trouve le principal cratère, a une forme à peu près conique ; ses flancs dépouillés d'arbustes sont couverts d'une végétation assez pauvre, parmi laquelle se distingue principalement une sorte d'Ananas sauvage et parasite dans le genre de celle qui poussent sur le tronc et sur les branches des fromagers.

On gravit la montagne, par le côté qui regarde le sud, en suivant un sentier fort raide et surtout si étroit, qu'une seule personne peut y passer à la fois, ce qui exige de fréquentes stations.

Après avoir monté pendant une demi-heure environ, on arrive au sommet du volcan.

Il est impossible de s'imaginer rien de plus labouré, de plus bouleversé, de plus effroyablement désordonné que le sommet de la Soufrière.

C'est un plateau assez vaste, formé entièrement de roches volcaniques, sans apparence de terre végétale, un immense rictus, qui va de l'est à l'ouest et formé de deux parois en roches perpendiculaires de plusieurs centaines de pieds de profondeur, dégage perpétuellement une épaisse vapeur imprégnée de soufre.

La roche, aussi loin que le regard ose descendre, est tapissée d'une magnifique couche jaune scintillante de cristaux ; les pierres qui sont lancées dans le gouffre roulent pendant deux ou trois minutes, d'abîmes en abîmes, avec des grondements sourds, assez semblables à ceux d'un tonnerre lointain.

Cette fente redoutable, large de cinquante pieds et longue de deux cents au plus, peut être facilement franchie sur un pont suspendu formé par d'énormes blocs de pierre qui, lors de la dernière éruption, ont été, par un incompréhensible hasard, amoncelés et soudés les uns aux autres par-dessus le gouffre.

Ce plateau est réellement l'image exacte de la destruction dans ce qu'elle a de plus colossal et de plus lugubre.

Des roches qui effrayent le regard par leurs proportions extraordinaires, ont été culbutées, dispersées, comme des grains de poussière ; le sol tremble sous les pas ; la chaleur est si forte, qu'en beaucoup d'endroits il est impossible de demeurer plus de cinq minutes immobile.

De petits cratères fort nombreux bruissent avec fracas sous les décombres ; le sol craque sous l'effort continu du feu, des mugissements sourds s'échappent de gouffres insondables ; des jets de vapeur s'élancent à vingt pieds de haut ; partout, enfin, c'est une lutte souterraine, un tohu-bohu, un chaos indescriptible, puissant, indomptable, effrayant, épouvantable à voir ; en présence duquel l'homme le plus brave se sent petit, faible et s'incline avec une religieuse terreur.

Çà et là se rencontrent des excavations, ou plutôt des grottes abritées par des roches monstrueuses, dont l'aspect est affreux et inspire une horreur inexprimable, au milieu des ruines entassées pêle-mêle et dont la masse tout entière s'ébranle et oscille au plus léger attouchement.

Puis, un peu plus bas, sur la pente ouest, presque à mi-côte, se trouve un cratère des plus singuliers ; c'est un trou rond, fait dans la roche dure et perpendiculaire, comme par le passage d'un énorme boulet.

Par ce trou s'échappe, avec un sifflement effroyable et continu, un immense jet de vapeur ; lorsque ce trou se forma, il en sortit, comme par un siphon, une quantité d'eau si considérable qu'elle inonda pendant un jour tout entier d'énormes ravins de plus de cent pieds de profondeur ; maintenant la vapeur qui s'en dégage, condensée par le froid de l'air environnant, forme un nuage d'un gris jaunâtre qui se voit de la Basse-Terre et qu'on aperçoit même de cinq ou six lieues en mer.

En somme, et pour en finir avec cette description, nous ajouterons, sans crainte d'être démenti par ceux des voyageurs qui l'ont vu, que le spectacle de la Soufrière est à la fois le plus affreux, le plus sublime, le plus désolant, le plus grandiose, le plus horrible et en même temps le plus majestueux que puisse rêver l'imagination surexcitée d'un poète.

Le Dante n'a rien trouvé qui fût plus palpitant et plus effroyable dans les cercles terribles de son enfer, dont ce cratère, si épouvantablement convulsionné, pourrait être le sinistre vestibule ; et la désolante inscription : Lasciate ogni speranza voi che intrate, serait très bien placée au sommet du rocher gigantesque dressé, comme un clocher roman, auprès de la principale ouverture du gouffre, et sur les murailles duquel, les belles et délicates créoles ont gravé, avec les plus mignonnes mains du monde, leurs noms charmants.

Contraste étrange, antithèse radieuse, que l'œil parcourt en une seconde dans ces parages désolés, mais que le cœur médite toujours !

Or, la nuit dont nous voulons parler, vers deux heures du matin, un homme, complètement enveloppé dans les plis d'un épais manteau, après avoir traversé d'un pas si rapide qu'il semblait presque courir, la bruyère qui depuis, prit le nom de savane à Cockrane, s'engagea d'un pas ferme et résolu dans l'étroit sentier que nous avons décrit plus haut ; certain alors d'être éloigné de tout regard humain et de ne pas risquer d'être reconnu, cet homme rejeta son manteau en arrière.

Ce personnage était le commandant Delgrès ; après sa visite à sir William Crockhill, il était immédiatement sorti de la ville et s'était en toute hâte dirigé vers la Soufrière.

Après avoir franchi à peu près les deux tiers de la montagne, sans ralentir un instant son allure précipitée, qu'un cheval au trot eût eu peine à suivre, le commandant atteignit un plateau assez large ; espèce d'aire d'aigle accrochée aux flancs abrupts du volcan ; et qui, par un miracle d'équilibre inconcevable, surplombait un précipice d'une profondeur insondable.

Ce plateau, ou plutôt ce voladero, ainsi que les Mexicains l'auraient nommé, était couvert dans toute son étendue d'arbres rabougris, aux troncs contournés en fantastiques spirales, formant des taillis épais, hauts de six pieds au plus et ressemblant à s'y méprendre aux maquis de la Corse.

Arrivé là, le commandant Delgrès ramena en avant les plis de son manteau ; fouilla attentivement les ténèbres du regard, s'enfonça en se courbant sous un taillis, au milieu duquel il disparut ; s'assit sur le sol ; et, après s'être assuré que ses pistolets étaient à sa ceinture et que son sabre jouait facilement dans le fourreau, il appuya le coude droit sur le genou, sa tête dans sa main, et, laissant errer autour de lui un regard vague, il se plongea dans de profondes réflexions.

Près de trois quarts d'heure s'écoulèrent sans qu'il fît le plus léger mouvement, sans qu'il parût prêter attention ou du moins attacher d'importance à certains bruits très faibles qui s'étaient fait entendre non loin de lui à plusieurs reprises.

Enfin, il releva la tête, fouilla dans son gousset, en retira sa montre et essaya d'y voir l'heure ; mais l'obscurité était trop intense sous le couvert où il se tenait pour que cela lui fût possible ; il la fit sonner ; il était trois heures un quart du matin.

Delgrès porta alors ses doigts à ses lèvres et imita, à trois reprises, le cri de l'oiseau-diable.

Le même cri fut presque immédiatement répété dans plusieurs directions, avec une perfection telle que le plus avisé chasseur s'y fut trompé lui-même.

Des silhouettes indécises s'esquissèrent presque aussitôt sur le ciel sombre au-dessus des taillis, devinrent peu à peu distinctes en convergeant vers un centre commun, espèce de clairière entièrement dénuée d'arbres, et il fut bientôt facile de reconnaître une quinzaine de noirs ou d'hommes de couleur, revêtus presque tous de l'uniforme d'officiers français.

Le commandant Delgrès qui, jusque-là, était demeuré immobile à la place qu'il avait primitivement choisie, se leva alors et se dirigea à son tour vers la clairière, dans laquelle il pénétra, salué à son passage avec des marques du plus profond respect, mais silencieusement, par toutes les personnes présentes.

Parmi les membres de ce nocturne conciliabule, se trouvaient le capitaine Ignace et trois de ses officiers les plus dévoués, nommés : Palème, Cadou et Massoteau ; trois officiers du bataillon commandé par Delgrès : Kirwan, Dauphin, Jacquiet ; venait ensuite Noël Corbet, homme de couleur et un des plus riches négociants de la Pointe-à-Pitre ; les sept autres conjurés, puisqu'il nous faut les appeler par leur nom, étaient des gens braves, dévoués, prêts à tout, mais placés par le hasard ou par le sort sur des échelons beaucoup plus élevés de l'échelle sociale que ceux que nous avons cités.

-- Qu'y a-t-il de nouveau au fort de la Victoire, capitaine Ignace ? demanda Delgrès.

-- Rien, mon commandant, excepté que les cent vingt hommes dont la garnison se compose sont à vous.

-- Avez-vous vu la Pointe-noire, ainsi que je vous l'ai recommandé ce soir même ?

-- Tous les hommes de couleur réunis en cet endroit attendent impatiemment le signal de la lutte.

-- Très bien, répondit le commandant Delgrès ; selon toutes probabilités, ils n'auront pas longtemps à attendre.

Que le lecteur ne soit pas étonnés de cette dénomination : d'hommes de couleur, dont nous nous servons si souvent ; les nègres entre eux ne se désignent jamais autrement ; tout ce qui n'est pas blanc, c'est-à-dire de race européenne, pour eux, est homme de couleur ; les blancs sont aussi exclusifs à leur manière ; d'après leur opinion, dont rien ne saurait les faire revenir. Tout individu ayant du sang africain, à quelque degré que ce soit, dans les veines, est nègre ; nous avons vu beaucoup de ces prétendus nègres, vendus devant nous en plein marché à la Nouvelle-Orléans, et dont la peau était beaucoup plus blanche et plus rosée que celle d'une foule de blancs de notre connaissance.

-- Et Sainte-Rose ? continua Delgrès.

-- Mêmes dispositions, mon commandant ; les deux camps se réuniront au premier ordre émanant directement de vous ; je me suis entendu avec les principaux chefs.

-- Très bien, capitaine. Je ne veux pas, en considération du zèle que vous avez déployé et dont je saurai vous tenir compte, vous adresser certains reproches que je serais en droit de vous faire ; vous me comprenez sans qu'il me soit nécessaire d'insister davantage ; d'ailleurs nous avons à nous occuper d'affaires bien autrement sérieuses ; les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont trop graves pour que nous perdions notre temps en vaines récriminations ; je me borne, quant à présent, à vous recommander de redoubler de prudence ; l'heure approche où nous n'aurons pas trop de toute notre énergie et de tout notre dévouement pour accomplir dignement la glorieuse tâche que nous nous sommes donnée. Et vous, capitaine Kirwan, qu'avez-vous fait au fort Saint-Charles ?

-- Mon commandent, J'ai suivi de point en point les ordres que vous m'avez fait l'honneur de me donner.

-- Avez-vous obtenu un résultat ?

-- Complet, mon commandant ; je suis sûr de mes hommes comme de moi-même.

-- Bon ; maintenez-les dans ces excellentes dispositions.

-- Ce sera facile.

-- Et vous capitaine Dauphin ?

-- Mon commandant, la batterie Irois fera son devoir ; je réponds, sur ma tête, des hommes qui la composent.

-- Allons, messieurs, si notre ami Jacquiet nous donne d'aussi bons renseignements, tout ira bien.

-- Je crois pouvoir répondre de ses hommes, mon commandant, répondit aussitôt Jacquiet, leurs dispositions sont bonnes ; ils sont animés du meilleur esprit, et dévoués à notre cause qui est la leur.

-- Citoyens, puisqu'il en est ainsi, tout n'est pas perdu encore, reprit le commandant Delgrès. Je crois que nos ennemis, si nombreux qu'ils soient, auront une forte besogne pour nous vaincre. Maintenant, prêtez-moi, je vous en prie, la plus sérieuse attention ; les communications que j'ai à vous faire sont de la plus haute importance.

Tous les assistants, comme d'un commun accord, se rapprochèrent, et se pressèrent autour de celui qu'ils reconnaissaient pour leur chef, et que depuis longtemps ils savaient dévoué à leur cause.

-- Citoyens, reprit Delgrès au bout d'un instant, je n'ai pas besoin de vous rappeler comment a avorté, il y a quelques mois, le projet que nous avions formé, d'opérer une descente à la Dominique ; de nous emparer de ce misérable Lacrosse, de lui faire expier tous ses crimes par un châtiment terrible, mais mérité ; puis, de renverser le conseil provisoire pour le remplacer par un gouvernement fort, animé de sentiments patriotiques et entièrement composé d'hommes de couleur, qui tous, connaissant les besoins de notre race malheureuse, l'auraient vengée des humiliations subies, en lui donnant des droits égaux à ceux de tous les autres habitants de l'île, sans vaine distinction de nuances.

Un frissonnement d'intérêt et de colère courut comme un souffle électrique dans les rangs pressés des auditeurs, à cet exorde si rempli de promesses.

Nous ferons observer, entre parenthèses, que le commandant Delgrès altérait légèrement la vérité ; ceci est une tactique naturelle à tous les révoltés, mais les assistants savaient ce que leur chef voulait dire, cela leur suffisait ; le conseil d'hommes de couleur que lui et ses complices voulaient installer, en remplacement des membres du conseil provisoire de la colonie, devait être composé entièrement de nègres purs et de mulâtres ; mais ceux-ci en très petit nombre.

Le commandant Delgrès reprit après une pause assez courte :

-- Le traître Magloire Pélage, dont la diabolique vigilance ne peut être mise en défaut, réussit à découvrir une partie du complot et fit avorter ce projet patriotique ; mais, comme il comprenait sa faiblesse, il n'osa pas approfondir cette affaire ; il crut neutraliser la haine dont nous sommes animés contre nos persécuteurs et la mettre en opposition avec notre ambition de rester ce que nous a faits la République : des hommes libres ; en nous isolant les uns des autres, au moyen de commandements éloignés qui rendaient toutes communications entre nous, sinon impossibles, du moins fort difficiles ; certes, cette combinaison était bonne, adroite surtout, et avec d'autres hommes moins dévoués que nous le sommes à la sainte cause pour laquelle nous avons fait serment de donner notre vie, elle aurait rempli le but que se proposait le traître Magloire Pélage. C'est moi-même, vous vous en souvenez, n'est-ce pas, citoyens ? qui vous ai conseillé d'accepter les propositions du conseil provisoire de la colonie.

-- Oui, c'est vous, commandant Delgrès, répondirent les conjurés d'une seule voix.

-- J'avais un but, moi aussi, reprit-il, en vous donnant ce conseil ; ce but, aujourd'hui, nous sommes près de l'atteindre ; grâce à notre apparente soumission, nous sommes maîtres des points fortifiés les plus importants de l'île ; nous avons entre nos mains la plus grande partie des armes et des munitions ; notre organisation est plus complète et par conséquent plus redoutable qu'elle ne l'a jamais été ; sur un signe, sur un mot, nous nous lèverons tous à la fois dans l'île entière ; en quelques heures à peine nous serons les maîtres, au cri de liberté poussé par nous, cri dont le retentissement est si grand dans des cœurs comme les nôtres.

-- Oui, liberté ! liberté ! s'écrièrent les assistants avec enthousiasme.

Le commandant Delgrès laissa à ces cris le temps de s'éteindre, puis il continua :

-- La Convention nationale, au nom de la République française, une et indivisible, par son décret du 16 pluviôse an II, avait donné la liberté aux esclaves des colonies, reconnu l'indépendance de la race noire et son droit imprescriptible, puisqu'il émane de Dieu même, à être traitée comme la race blanche, avec complète abolition des privilèges et suppression totale du code noir. La déloyauté du gouvernement colonial, l'âpreté du planteur blanc, qui considère l'homme de couleur comme sa chose, son bien, son serviteur, son esclave, ont paralysé les effets de ce décret libérateur ; depuis des années nous luttons vainement pour obtenir l'exécution et ce respect de la loi ; une nouvelle révolution s'est opérée en France, nous devions espérer du jeune chef que la mère patrie s'est donné, -- le général Bonaparte -- une nouvelle sanction du décret de l'an II ; notre conduite loyale, notre dévouement sans bornes à la République, tout nous laissait espérer qu'il en serait ainsi ; eh bien, il paraît que nous nous trompions, ou, pour mieux dire, que jusqu'ici on nous a trompés et que nous nous bercions d'un faux espoir.

De sourds grondements, présages d'une tempête prochaine, se firent entendre dans les rangs des conjurés attentifs et anxieux de connaître leur sort, car tous ils appartenaient à la race persécutée.

-- Je n'affirme rien encore, citoyens, reprit froidement Delgrès, bien que j'ai toute espèce de raisons pour ajouter une confiance entière à la source d'où proviennent ces renseignements. Voici, en deux mots, ce que j'ai appris : L'expédition partie de France, sous les ordres du général Richepance est forte de six mille hommes de troupes de débarquement ; elle a, en vue de la Guadeloupe, rencontré la frégate la* Pensée*, à bord de laquelle se trouvait l'ex-capitaine général Lacrosse, cet ennemi acharné de la race noire ; sans doute trompé par lui, Richepance le veut ramener en triomphe dans la colonie, le réinstaller dans son commandement et, obéissant aux ordres exprès du premier consul qui vient de renverser traîtreusement l'autorité du Directoire, abroger de son pouvoir dictatorial le décret sauveur du 16 pluviôse an II, et nous refaire esclaves, lorsque la France et la République nous veulent libres.

-- Le général Richepance, pas plus que le premier consul Bonaparte, n'a le droit de nous imposer l'esclavage ! s'écria le capitaine Ignace avec violence. Est-ce donc en s'alliant au traître Lacrosse que le général Richepance prétend nous rendre la justice que depuis si longtemps nous attendons !

-- Jamais nous ne consentirons à subir un tel affront ! s'écria à son tour le capitaine Dauphin ; la loi est précise, nous demandons sa loyale exécution.

-- Vive la République et meurent les traîtres et les usurpateurs ! répétèrent tous les conjurés d'une seule voix ; plutôt mourir bravement les armes à la main que de subir le joug honteux que des traîtres prétendent nous imposer !

-- Telle est aussi ma résolution, dit nettement le commandant Delgrès ; mais ne nous laissons pas emporter par notre juste indignation ; soyons calmes, prudents et surtout patients jusqu'au bout ; gardons-nous d'éveiller les soupçons ; notre silence, si nos ennemis méditent en effet cette épouvantable trahison, les endormira dans une trompeuse sécurité, dont le réveil, si vous me secondez, sera terrible, je vous le jure !

-- La liberté ou la mort ! Vive la Convention et à bas Lacrosse ! hurlèrent les conjurés avec un accent de colère indicible.

-- Je saurai faire mon devoir jusqu'au bout, citoyens, et accomplir la mission grande et sainte que je me suis imposée ; mais je vous le répète, soyons prudents. Oh ! ne craignez rien, votre patience ne sera pas mise à une trop longue épreuve ; l'expédition française paraîtra avant deux jours peut-être dans les eaux de l'île de la Guadeloupe, la première proclamation du général en chef nous apprendra, je n'en doute pas, ce que nous aurons à redouter ou à espérer de lui ; déjà quelques rumeurs de cette arrivée prochaine étaient indirectement parvenues jusqu'à moi ; aujourd'hui, ce soir même, elle m'a été confirmée en présence du conseil provisoire par le traître Magloire Pélage ; nous ne devons plus conserver le moindre doute sur la réalité de cette nouvelle. Citoyen Noël Corbet ?

-- Mon commandant ?

-- Votre principal comptoir est à la Pointe-à-Pitre, n'est-ce pas ?

-- Oui, mon commandant.

-- Je compte sur vous pour me faire parvenir les renseignements les plus circonstanciés sur l'arrivée et le débarquement des troupes françaises, ainsi que sur les intentions que manifestera le général en chef au sujet de la race noire.

-- Si dévoué que soit un émissaire, il peut cependant, pour une cause ou pour une autre, être infidèle ; la mission que vous me faites l'honneur de me confier, mon commandant, est beaucoup trop grave pour que je me repose sur qui que ce soit du soin de son exécution ; moi-même je viendrai vous rendre compte de ce qui se sera passé et de ce que j'aurai vu personnellement.

-- Votre pensée est excellente, citoyen Corbet, je vous en remercie en notre nom à tous ; faites donc ainsi que vous me le dites ; je n'ajouterai foi qu'aux renseignements que je tiendrai directement de vous.

-- C'est entendu, commandant, j'espère bientôt vous prouver ce dont je suis capable pour le succès de notre sainte cause.

-- Je vous le répète, citoyens, continua le commandant Delgrès, l'heure est solennelle ; il nous faut redoubler de vigilance, de prudence surtout ; ni murmures, ni hésitations ; quelque singuliers que vous paraissent les ordres que vous recevez, obéissez aussitôt, avec la soumission la plus entière et la plus dévouée ; me jurez-vous d'agir ainsi, répondez, citoyens ?

-- Nous le jurons ! s'écrièrent-ils avec élan.

-- Quand l'heure sera venue, je vous donnerai le signal de la lutte ; alors, puisqu'il le faut, puisqu'on nous l'impose par la plus criante injustice, par la violation de la loi : guerre d'extermination ! d'une extrémité de l'île à l'autre, guerre sans merci, impitoyable ! plus les blancs seront nombreux, plus nous en égorgerons ; ainsi plus grande et plus complète sera notre vengeance !

-- Vengeance ! Mort aux blancs !

-- J'ai maintenant, reprit Delgrès, toujours sombre, froid et impassible, à vous annoncer une autre nouvelle, plus importante encore, s'il est possible, que celle que déjà je vous ai donnée ; cette nouvelle fera bondir de joie vos cœurs généreux, car si, ce que j'espère, elle se réalise et devient un fait, elle sera pour nous non pas l'assurance, mais la certitude de la liberté, pleine, entière, sans limite ; les hommes de couleur de la Guadeloupe ne seront plus des esclaves affranchis, mais ils formeront un peuple indépendant comme leurs frères de l'île de Saint-Domingue.

L'attention redoubla encore parmi ces hommes rassemblés pour reconquérir le plus précieux de tous les biens : la liberté ! sur les flancs abruptes de ce gouffre horrible, et dont toutes les passions, maintenant en éveil, étaient surexcitées presque jusqu'au délire.

-- Prêtez donc une sérieuse attention à ce que vous allez entendre, reprit le commandant Delgrès qui semblait grandir et se transfigurer au fur et à mesure qu'il dévoilait aux conjurés les combinaisons secrètes de la vaste conspiration ourdie par son génie et sa grande ambition. L'Angleterre, cette ennemie séculaire et acharnée de la France, nous offre, pour nous aider dans la sainte mission que nous avons entreprise, de l'argent, des armes et des munitions ; une flotte anglaise croisera, sans cependant débarquer un seul homme sur le sol de la Guadeloupe, autour du groupe de nos îles, pour éloigner et détruire au besoin les soldats de l'usurpateur Bonaparte qui tenteraient de jeter des secours dans l'île ; les Saintes nous seront restituées armées et en état de défense comme elles le sont en ce moment ; notre indépendance sera reconnue par le gouvernement britannique, et cela à une seule condition qui, pour nous, sera une source inépuisable de richesse et de bien-être, le droit pendant soixante ans de traiter, seule de toutes les puissances européennes, avec notre gouvernement, de l'achat et de maniement de nos produits à des prix librement discutés avec nous.

Cette fois encore, il faut bien le dire, Delgrès altérait légèrement la vérité ; il donnait pour un fait accompli des prétentions qui n'étaient qu'à l'état de projet et que l'Angleterre était loin d'avoir acceptées ; mais il avait, pour agir ainsi, des raisons péremptoires sur lesquelles il est inutile d'insister, le lecteur les comprend facilement ; et puis d'ailleurs, si Delgrès avait parlé franchement à ses complices, il se serait nui à lui-même : ceux-ci n'auraient pas saisi les combinaisons abstraites de sa politique ; il préféra, et il fit bien, les tromper, dans leur intérêt même.

-- Vous comprenez, citoyens, continua-il, combien cette alliance avec l'Angleterre augmentera nos forces et nous facilitera la victoire. J'attends sous huit jours, au plus tard, la réponse du gouvernent anglais, réponse définitive, bien entendu ; nous n'avons donc plus que quelques jours à patienter, ce qui n'est rien ; d'ailleurs, les résolutions ultérieures que nous devons prendre seront forcément subordonnées, ne l'oubliez pas, aux instructions données au général en chef de l'expédition par le gouvernement français et aux mesures que ce général jugera à propos de prendre lorsqu'il posera le pied sur le rivage de la Pointe-à-Pitre. Attendez donc mon signal pour agir ; mais, aussitôt que vous l'aurez reçu, réunissez-vous, marchez résolument en avant, et, quoi qu'il arrive, renversez, sans hésiter, tous les obstacles qu'on prétendra vous opposer.

-- Les blancs doivent être massacrés jusqu'au dernier, dit le capitaine Ignace avec une énergie féroce.

-- Ils périront tous ! répondit un des assistants avec un sourire d'une expression sinistre.

-- Quel sera le signal ? demanda à Delgrès le farouche capitaine.

-- Un ordre écrit et signé de ma main qui, en même temps, vous donnera les instructions nécessaires sur les mouvements que vous devrez opérer.

-- Par qui cet ordre nous sera-t-il remis ?

-- Par trois de nos partisans les plus dévoués : les citoyens Noël Corbet, Télémaque et Pierrot.

-- Bien ; mais il y a une difficulté, commandant, reprit le capitaine Ignace.

-- Laquelle ?

-- Les citoyens Télémaque et Pierrot ont été aujourd'hui à sept heures et demie du soir, arrêtés à l'anse à la Barque.

-- Pour motifs sérieux ?

-- Je ne le crois pas, commandant ; on parle d'une rixe avec cet endiablé Chasseur de rats.

-- Cet homme est un de nos ennemis les plus redoutables.

-- Il s'est fait librement, et sans qu'on puisse en soupçonner les motifs, l'espion des blancs contre nous.

-- Il est important de nous en défaire à tout prix.

-- Voici, sur ma foi ! dit le capitaine Ignace, un ordre beaucoup plus facile à donner qu'à mettre à exécution, j'en sais quelque chose.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Pardieu ! une chose connue de tout le monde à la Guadeloupe : cet homme est invulnérable.

Delgrès haussa dédaigneusement les épaules.

-- La crainte qu'il a su vous inspirer fait la seule force de votre ennemi ; il est brave, adroit, rusé, et pas autre chose ; cessez de le craindre, vous en aurez bientôt raison.

-- Commandant, dix fois j'ai tiré sur lui sans parvenir à le toucher ; dix fois je lui ai tendu des embuscades, toujours il a réussi à s'échapper de mes mains.

-- Tout simplement parce que vos mesures étaient mal prises, capitaine ; essayez une fois encore, et cette fois, si vous êtes aussi brave, aussi adroit, aussi rusé que lui, il ne vous échappera pas, soyez-en certain.

-- J'essayerai puisque vous me l'ordonnez, commandant ; mais je vous avoue que je ne compte pas sur le succès ; je sais qu'il possède un puissant talisman.

-- Eh bien, prenez-le-lui ou faites-le-lui prendre pendant son sommeil, dit Delgrès avec ironie.

-- Bon, je n'avais pas songé à cela ; je sais maintenant comment j'agirai.

-- Seulement, faites bien attention que vous ne devez, sous aucun prétexte, paraître dans cette affaire.

-- Oh ! commandant, j'ai des hommes exprès pour cela.

-- Très bien, pressez-vous.

-- Avant deux jours ce sera fait.

-- Le plus tôt sera le mieux.

-- À propos des deux hommes, que décidez-vous, commandant ?

-- Quels deux hommes ?

-- Télémaque et Pierrot.

-- Ah ! c'est vrai ; où les a-t-on conduit ?

-- À la batterie de la pointe Duché.

-- Alors, rien de plus facile ; je suis sûr du commandant de cette batterie, vous lui donnerez l'ordre de ma part, de vous les remettre pour être transférés à la Basse-Terre.

-- Très bien, commandant, et...

-- Vous me les enverrez ; mais libres, bien entendu.

-- Merci, commandant, ces deux hommes sont braves, dévoués, Télémaque surtout ; j'aurais été fâché qu'il leur arrivât malheur. Quant devrai-je aller les réclamer ?

-- Immédiatement après m'avoir quitté ; il ne faut jamais remettre à plus tard ce que l'on peut faire tout de suite ; vous m'avez compris, capitaine ?

-- Oui, mon commandant, et je vous obéirai sans perdre une seconde, je vous le promets.

-- Citoyens, reprit le commandant Delgrès en s'adressant à tous les conjurés, il est tout près de cinq heures du matin, le jour ne tardera pas à paraître, nous nous sommes bien compris, bien entendus, nos mesures sont toutes prises pour parer aux événements qui pourraient surgir d'un moment à l'autre ; une plus longue séance est donc inutile ; séparons-nous et soyons sur nos gardes ; vous savez, citoyen Noël Corbet que je compte entièrement sur vous ?

-- C'est convenu, commandant.

-- Citoyens, je vous dis au revoir et je me retire.

-- Nous vous accompagnons, commandant, lui dirent les trois officiers de son bataillon.

-- Soit, partons citoyens.

Les conjurés étaient occupés à échanger les dernières politesses ; quelques-uns même s'étaient déjà éloignés, lorsque tout à coup, de grands cris s'élevèrent à une distance assez rapprochée, deux coups de feu éclatèrent confondant leurs détonation, suivi presque immédiatement d'un troisième, puis il y eut un profond silence.

-- Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria le commandant Delgrès avec inquiétude.

-- J'ai reconnu le bruit du fusil du Chasseur de rats, répondit le capitaine Ignace dont les sourcils se froncèrent.

-- Vous voyez cet homme partout, capitaine ! repris Delgrès d'un ton de mauvaise humeur.

-- C'est que ce démon est toujours là où on l'attend le moins, commandant.

Les cris partaient du sentier qui est sur la droite ; il nous faut suivre ce chemin pour redescendre dans la savane. Nous saurons bientôt à nous en tenir sur cette affaire.

-- Me permettez-vous de vous accompagner, commandant ?

-- Je vous remercie capitaine, c'est inutile ; les doyens Jacquiet, Kirwan, Dauphin et moi, nous sommes en nombre suffisant pour faire face à un ennemi quel qu'il soit.

-- Vous aurez dans un instant la preuve que je ne me suis pas trompé, commandant, et vous reconnaîtrez que c'est encore quelque diablerie de ce damné Chasseur.

-- Allons, allons, au revoir.

Il quitta aussitôt le plateau ; suivi des trois officiers.

La descente fut beaucoup plus rapide que n'avait été la montée ; à un tournant du sentier, les quatre hommes remarquèrent une large tache noirâtre sur le sol ; cette tache, humide encore, pouvait être du sang ; ils examinèrent avec soin les environs, mais ils ne découvrirent rien de plus, ils continuèrent à descendre.

En posant le pied sur la savane, Delgrès trébucha contre une masse flasque et inerte, étendue à l'entrée même du sentier dont elle barrait presque l'accès.

Delgrès se baissa vivement.

Il reconnut avec effroi le corps brisé et horriblement mutilé de sir William Crockhill ; une balle lui avait fait une blessure ronde et large comme le petit doigt, juste entre les deux sourcils et était sortie par le sommet du crâne.

L'Anglais était mort ; selon toute apparence, il avait été tué raide, foudroyé littéralement ; il tenait encore entre ses mais crispées ses pistolets déchargés.

Il y avait eu combat ; ce n'était donc pas un assassinat, mais une rencontre, peut-être un duel.

Le commandant Delgrès se releva tout pensif :

-- Ignace aurait-il raison ? murmura-t-il à part lui ; cet homme serait-il donc notre mauvais génie ?

Et s'adressant à ses compagnons :

-- Partons, citoyens, ajouta-t-il.

Les quatre hommes s'éloignèrent à grands pas, sombres, silencieux et en proie à une inquiétude extrême.

La mort de sir William Crockhill était un malheur réel pour Delgrès et un échec irréparable pour le succès des plans qu'il avait formé.

X -- Où l'on voit l'Œil gris continuer ses opérations ténébreuses.

Notre ami le Chasseur et la charmante compagne dont il avait jugé à propos de s'affubler, cette horrible et vieille sorcière nommée maman Suméra, avaient enfin laissé la Basse-Terre bien loin derrière eux ; pendant un laps de temps assez prolongé, ils continuèrent à marcher côte à côte sans échanger une seule parole.

Dès qu'il se vit complètement en rase campagne, le Chasseur, soit calcul de sa part, soit qu'il eût oublié qu'il n'était pas seul, avait adopté une allure si rapide, que la vieille négresse était presque constamment contrainte de se mettre au trot pour le suivre, et que parfois elle demeurait en arrière malgré elle.

Mais, comme, ainsi que nous l'avons constaté, la digne sorcière était très peureuse, que l'ombre projetée des arbres affectait les formes les plus fantastiques, que les bruis mystérieux de la nuit lui donnaient des frissons intérieurs, que de plus, sa conscience, bourrelée sans doute de sinistres souvenirs, peuplait les ténèbres de fantômes, elle faisait d'incroyables efforts pour ne pas abandonner son singulier guide, qui de son côté, continuait impassiblement à marcher de son pas gymnastique, gourmandant ses chiens et sondant, à droite et à gauche, les buissons, avec cet imperturbable sang-froid qui jamais ne l'abandonnait.

La misérable femme était réellement digne de pitié ; elle suait à grosses gouttes, haletait et soufflait comme un phoque, n'avançait plus qu'avec des difficultés extrêmes, et calculait mentalement avec effroi combien de minutes s'écouleraient encore avant le moment où ses forces l'abandonnant complètement, elle se verrait contrainte, malgré elle et à sa grande terreur, à demeurer seule et abandonnée dans le désert.

Elle maudissait, au fond de son cœur, sa fatale pensée de partir en compagnie de ce Chasseur grossier et malhonnête qui n'avait aucune considération pour les femmes et les traitait avec un si dédaigneux mépris ; elle lui adressait mentalement, tout en trottinant à sa suite, la kyrielle interminable des plus terribles malédictions que sa mémoire pouvait lui fournir ; il est évident que si elle eût été seulement la moitié aussi sorcières qu'elle s'en flattait auprès de ses crédules partisans, le Chasseur aurait passé un très mauvais quart d'heure, et aurait payé fort cher le sans-façon cruel avec lequel il la traitait.

Mais rien n'y faisait ; bon gré, mal gré, il lui fallait prendre son parti du mauvais pas dans lequel elle s'était fourvoyée, et attendre le moment de la vengeance, qui, selon elle, ne tarderait pas à arriver d'un instant à l'autre ; cette seule pensée lui rendait un peu de force et de courage pour supporter le pesant fardeau de la fatigue, dont elle était de plus en plus accablée.

Depuis longtemps déjà les dernières maisons d'un petit bourg situé à une lieue et demie environ de la Basse-Terre, avaient disparu derrière les deux voyageurs, bien loin dans les ténèbres ; ils se trouvaient maintenant au milieu des mornes, éloignés de toute habitation humaine, et suivant un sentier étroit tracé sur les flancs d'une montagne ; déjà le haut piton du Morne-au-Cabris détachait vigoureusement en relief sa sombre silhouette sur le fond obscur de l'horizon et le ciel pailleté de scintillantes étoiles, à trois ou quatre portées de fusil devant eux ; les rayons gris de perle de la lune leur permettaient de distinguer les différents accidents du paysage abrupt mais grandiose qui les entourait ; maman Suméra caressait intérieurement le doux espoir de voir bientôt se terminer son atroce supplice, et d'atteindre enfin sa cabane enfouie discrètement sous un fouillis odorant de liquidambars, de grenadiers, d'orangers et de goyaviers, dominés par de hauts tamarins et de majestueux fromagers ; déjà même elle se figurait distinguer à travers le prisme trompeur de l'atmosphère, les bosquets ombreux de sa chère demeure ; un soupir de joie et de soulagement s'échappait de sa poitrine, lorsque tout à coup le Chasseur s'arrêta, fit volte-face, laissa reposer avec bruit la crosse de son fusil sur le sol rocailleux du sentier, et, la regardant d'un air railleur, qui, aux rayons blafards de la lune, sembla réellement diabolique à la vieille négresse, il lui dit à brûle-pourpoint :

-- À propos, chère maman Suméra, apprenez-moi donc, s'il vous plaît, quels sont les ingrédients dont vous vous êtes servie pour composer le fameux Ouenga qui devait donner à ce gredin d'Ignace la facilité de me tuer comme un pécari ! Je serais bien curieux de le savoir, ce doit être quelque chose de très extraordinaire.

À cette question singulière, faite ainsi à l'improviste et d'une si bizarre façon, la vieille négresse sentit ses jambes tremblantes se dérober sous elle ; elle s'arrêta effarée et resta la bouche béante, sans pouvoir prononcer un seul mot.

-- Vrai ! reprit le Chasseur, vous me rendrez service en me donnant ces renseignements.

-- Je ne vous comprend pas, missié, balbutia la vieille.

-- Laissez donc, vous comprenez fort bien au contraire ; voyons, qu'est-ce que cela vous fait de me l'apprendre ? Il faut convenir que vous n'êtes pas complaisante. Vous êtes-vous servie de têtes de crapauds, de langues de scorpions, de graisse de couleuvre battue avec du sang d'iguane, chacun de ces animaux ayant été tué un vendredi à minuit, précisément à l'instant où la lune se lève ? C'est de cette façon que se préparent d'ordinaire ces fameux talismans.

-- Mais je vous assure, missié Chasseur, reprit la vieille négresse qui suait et soufflait comme si elle sortait de l'eau, je vous assure que je ne comprends rien à ce que vous me dites ; aussi vrai que je suis une honnête femme !

-- Bon ! vous ne voulez pas en convenir ? répondit le Chasseur, toujours froid et railleur ; c'est mal, c'est très mal ; c'est ainsi que vous m'êtes reconnaissante ? moi, qui ai été si gentil pour vous, qui ai consenti à vous conduire jusqu'ici. Rendez donc service aux femmes ! C'est à faire regretter d'être aimable ! ajouta-t-il en haussant les épaules.

L'horrible vieille n'essaya point de protester contre cette prétention d'amabilité, prétention dont elle comprenait, dans son for intérieur, toute la sanglante ironie.

-- Je vous proteste, missié, s'écria-t-elle vivement, que je n'ai jamais su composer d'Ouengas, ainsi que vous nommez cette affreuse chose.

-- Allons, voilà que vous me prenez pour un imbécile à présent ; comme c'est agréable pour moi ! Avec cela que je ne sais pas pertinemment que vous êtes sorcière.

-- Pertinemment ! s'écria la vieille tout effarée, en entendant ce mot qu'elle ne comprit pas.

-- Oui, pertinemment, maman Suméra ! reprit le Chasseur en fronçant les sourcils et en frappant avec force la crosse de son fusil contre terre.

-- Oh ! ne me faites pas de mal, missié ! dit en joignant humblement les mains la négresse, qui commençait réellement à avoir une peur effroyable ; au nom du bon Dieu, ne me jetez pas un charme.

-- Vous avez tort de craindre qu'on vous jette des charmes, la mère ; vrai, cela ne pourrait pas vous nuire, fit-il en ricanant.

-- Mon bon missié, est-ce que nous ne continuons pas notre chemin ?

-- Un instant, que diable ! vous êtes bien pressée, la mère... Ainsi, c'est bien résolu, vous vous obstinez à ne pas vouloir m'apprendre comment vous avez composé cet Ouenga ?

-- Mais je vous jure, missié Chasseur...

-- C'est bien, interrompit celui-ci, n'en parlons plus ; je vais vous demander autre chose, mais, cette fois, j'espère que je serai plus heureux et que vous me répondrez.

-- Si je le puis, oh ! bien sûr, Missié ! mais je voudrais bien être chez moi.

-- Bah ! pourquoi faire ? Je trouve que nous sommes très bien ici ; voyez, nous avons sous nos pieds un précipice de mille mètres ; personne ne peut entendre notre conversation ; que désirez-vous de plus, chère maman Suméra ?

-- Rien, bien certainement, missié, mais...

-- Mais vous aimeriez mieux vous en aller, hein, la mère ? interrompit-il en ricanant ; malheureusement cela ne se peut pas, et même il est fort possible que vous demeuriez longtemps ici, si vous ne répondez pas catégoriquement aux questions que je me propose de vous adresser ; ainsi prenez garde, je vous donne cet avis en passant, dans votre intérêt.

« Catégoriquement » se joignant à « pertinemment », acheva de bouleverser la négresse ; elle prit pour formules infernales les grands mots du Chasseur, grands mots que, du reste, celui-ci employait avec intention, et elle se mit à trembler de tous ses membres.

-- Que désirez-vous savoir, missié Chasseur ? lui demanda-t-elle d'une voie haletante.

-- À quelle heure le commandant Delgrès doit-il venir chez vous aujourd'hui ? demanda-t-il brusquement.

-- Hein ? s'écria maman Suméra, en faisant un ou deux pas en arrière avec une véritable épouvante.

-- Prenez garde de tomber, la mère ; une chute de mille mètres, c'est très dangereux. Voyons, faut-il que je vous répète ma question ? ajouta-il en fixant sur elle un regard étincelant, en même temps qu'il jouait avec une négligence affectée avec la batterie de son fusil.

-- Mais, missié...

-- Je vous ai avertie de prendre garde ; vous êtes presque sur le bord du précipice, maman Suméra, il suffirait d'un mouvement mal calculé de votre part pour y tomber ; croyez-moi, vous ferez mieux de me répondre tout de suite, car il faudra toujours que vous en arriviez là. Voyons, à quelle heure attendez-vous la visite du commandant Delgrès ?

-- À trois heures.

-- Bien vrai ?

-- J'en fais serment sur le petit Jésus.

-- Bien, bien. Et la demoiselle ?

-- Quelle demoiselle ?

-- Je ne vous demande pas cela ; je vous dis : la demoiselle, c'est clair, que diable ! À quelle heure sera-t-elle chez vous ?

-- À deux heures.

-- Que viendra-t-elle faire dans votre taudis ?

-- Mon taudis ?... fit la vieille avec une velléité de révolte.

-- Votre carbet, si vous le préférez, cela m'est égal, à moi. Voyons, répondez, ou sinon...

L'horrible mégère était domptée ; elle n'essaya pas plus longtemps de soutenir une lutte aussi peu égale contre cet homme qui semblait tout deviner.

-- La damizelle désire que je lui fasse un Mangé-Ramassa ou un Caprelatas, pour apprendre certaines choses importantes qu'elle a intérêt à connaître.

-- Bon, vous voyez bien que j'avais raison de dire que vous êtes sorcière, hein, la mère ! Vous savez composer les Mangé-Ramassa et les Caprelatas, quoique vous souteniez que vous ignorez ce que c'est qu'un Ouenga ; n'essayez pas de vous disculper, ce serait inutile. Maintenant, écoutez bien ceci ; vous commencez à me connaître, je suppose !

-- Oh ! oui ! et pour mon malheur ! murmura la négresse d'une voix larmoyante.

-- Ne faites pas de grimaces, chère maman Suméra, je vous prie ; rien ne m'agace les nerfs comme d'entendre pleurer les crocodiles, c'est plus fort que moi, cela me rend furieux ; ainsi supprimez vos larmes ; il dépend de vous, de vous seule en ce moment, de ne pas être pendue comme sorcière.

-- Pendue comme sorcière ! s'écria la vieille avec épouvante.

-- Parfaitement, je n'ai que quelques mots à dire à quelqu'un que je connais, et votre compte sera réglé sous quarante-huit heures ; une potence toute neuve et une corde de latanier feront l'affaire.

-- Oh ! vous ne voudriez pas faire de mal à une pauvre femme, missié.

-- Cela dépend de vous, la mère, je vous le répète, c'est un marché que je vous propose.

-- Un marché ?

-- Mon Dieu, oui, pas autre chose ; écoutez-moi bien. Je consens à vous laisser libre de continuer votre lucratif métier, de composer autant que cela vous conviendra des don Pèdre, des Macondats, des Vaudoux, des Quienbois, des Mangé-Ramassa, des Caprelatas, et même des Ouengas, quoique vous prétendiez ne pas les connaître ; je suis un Papa très puissant, instruit de la science des blancs ; mes Grisgris sont supérieurs aux vôtres.

-- C'est vrai ! murmura la négresse avec une conviction douloureuse.

-- Je vous laisse donc maîtresse de composer vos sortilèges, qui, pour moi, sont sans effet ; je vous promets même que vous ne serez jamais inquiétée ni tourmentée pour vos jongleries ; mais tout cela, bien entendu, à une condition.

-- À une condition ?

-- Dame ! vous figurez-vous que je vous donnerai ma protection pour rien, par hasard ?

-- C'est juste, missié Chasseur, dit humblement la vieille négresse, qui, cependant, commençait à se rassurer un peu.

-- Cette condition, la voici : vous me servirez au lieu de servir mes ennemis, et vous obéirez sans hésiter à tous les ordres que je vous donnerai, quels que soient ces ordres, sinon...

Il n'acheva pas, mais il tourna la tête d'un air significatif vers le précipice.

-- J'obéirai, missié.

-- C'est bien, j'y compte. Souvenez-vous que je suis un Papa ; que je puis, si je le veux, vous changer à mon gré en pécari ou en lamantin ; enfin vous faire souffrir d'horribles tortures, sans compter la potence, et vous me serez fidèle ; d'ailleurs, je connaîtrai votre conduite, car je ne vous perdrai pas de vue.

-- Oh ! je vois bien que vous savez tout, missié, et que vous êtes un Papa puissant.

-- Conservez cette croyance salutaire, maman Suméra, vous vous en trouverez bien. Maintenant que nous nous entendons, et que, par conséquent, je n'ai plus rien à vous dire, suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu'à la porte de votre carbet.

-- Est-ce que vous ne me ferez pas l'honneur d'y entrer, missié ?

-- Pourquoi faire ? Ce n'est pas encore l'heure. Delgrès, Ignace et leurs complices sont encore réunis sur le sommet de la Soufrière ; ils n'arriveront pas chez vous avant une heure, ils ne pourraient vous aider à m'assassiner.

-- Oh ! missié ! s'écria l'affreuse vieille avec un accent auquel il était impossible de se tromper, je ne vous résisterai pas davantage ; je n'essayerai pas plus longtemps à lutter contre vous ; je reconnais que vous êtes un homme puissant auquel rien ne saurait faire obstacle ; agissez avec moi comme il vous plaira, je vous obéirai, désormais je suis votre esclave.

-- C'est bien, femme, je voulais vous entendre parler ainsi ; si je suis satisfait de vos services, je vous récompenserai de façon à vous combler de joie ; je sais aussi faire de l'or. Venez, il est temps de nous remettre en route.

L'abominable mégère s'inclina respectueu­sement devant celui que, maintenant, elle reconnaissait pour son maître, et elle le suivit.

C'en était fait : le Chasseur était, dès ce moment, tout-puissant sur l'esprit terrifié de cette créature ; cette femme, qui faisait métier de tromper tous venants par ses pratiques prétendues magiques, dont elle connaissait parfaitement l'inefficacité totale, en était cependant arrivée, ainsi que cela se rencontre souvent dans ces natures grossières, à se tromper elle-même et à croire à ces absurdités ; superstitieuse, ignorante, d'une intelligence plus que faible, elle était la première victime de ses mensonges, auxquels elle avait fini par ajouter une foi entière ; aussi, encore plus que les menaces que lui avait adressées le Chasseur, ses prétentions d'être un grand sorcier, la connaissance complète qu'il possédait de certains faits, qu'elle croyait ignorés de tous, et de plus la réputation de sorcellerie si solidement établie du Chasseur, l'avaient complètement convaincue de son pouvoir ; il lui aurait donné l'ordre le plus étrange, qu'elle lui eût obéi sans hésiter, avec joie même ; il pouvait donc avoir toute confiance en elle.

Après avoir marché pendant environ trois quarts d'heure encore, les deux voyageurs atteignirent enfin les premiers contre-forts du Morne-au-Cabris, et ils se trouvèrent au milieu d'une végétation luxuriante dans laquelle ils disparurent presque entièrement.

L'ajoupa de maman Suméra, ou plutôt son carbet, était assez solidement bâti, vaste, bien aéré, d'une apparence extérieure tout à fait réjouissante.

Ce carbet, ombragé par des flots de verdure, était adossé à un énorme rocher, sur les lianes duquel des marches avaient été creusées jusqu'à une petite plate-forme élevée d'une quinzaine de mètres au-dessus de l'habitation ; cette plate-forme, enveloppée d'un fouillis de plantes grimpantes, formait un bosquet touffu de l'aspect le plus pittoresque et servait de lieu de repos, ou plutôt d'observatoire à la sorcière.

L'ajoupa était entouré d'une ceinture de cactus vierges, formant une haie vive impénétrable, que nul n'aurait tenté de franchir impunément ; deux enclos, de peu d'étendue, servaient, le premier de jardin potager à la vieille négresse, dans lequel elle cultivait les quelques légumes nécessaires à sa consommation ; le second, était une espèce de corral dans lequel, pendant la nuit, elle renfermait quelques chèvres laitières.

En somme, cette petite habitation, proprette et coquette, avait l'aspect le plus calme, et ne ressemblait en rien à ce qu'on est accoutumé à se figurer l'antre d'une sorcière.

Arrivé à une cinquantaine de pas à peu près de l'ajoupa, le Chasseur posa la crosse de son fusil à terre et s'arrêta.

-- Vous voici arrivée chez vous, dit-il brusquement à la vieille négresse, au revoir.

-- Ne voulez-vous pas vous reposer un instant missié ? répondit-elle ; mais cette fois sans arrière-pensée.

-- C'est inutile, la mère, j'ai des affaires qui réclament impérieusement ma présence autre part ; mais, soyez tranquille, vous me reverrez bientôt.

-- Quand cela, missié ?

-- Vous êtes bien curieuse, maman Suméra ! retenez votre langue, s'il vous plaît ; ne savez-vous pas que trop parler nuit ? J'arriverai au moment où vous vous y attendrez le moins. Surtout, n'oubliez pas nos conventions.

-- Je me garderai bien de les oublier.

-- Cette hideuse chenille d'Ignace et ses dignes acolytes resteront sans doute quelque temps ici, peut-être une heure, peut-être moins ; recevez-les bien, ne leur laissez rien soupçonner ; surtout ayez soin de conserver précieusement dans votre mémoire tout ce qu'ils diront ; vous me comprenez, n'est-ce pas ?

-- N'ayez aucune crainte, missié, ma mémoire est bonne, je n'oublierai rien.

-- Allons, adieu, la mère ; si je suis content de vous, vous serez contente de moi. À bientôt !

-- À bientôt, missié !

Le Chasseur jeta son fusil sous son bras, s'éloigna à grands pas, et ne tarda pas à disparaître au milieu des hautes herbes.

La vieille le suivit des yeux avec intérêt aussi longtemps qu'il lui fut possible de l'apercevoir ; puis elle se dirigea lentement et d'un air pensif vers son ajoupa, dans lequel elle entra en murmurant à demi-voix :

-- C'est un grand sorcier, un Papa très puissant ; je me garderai bien de lui désobéir ; il pourrait exécuter les menaces terribles qu'il m'a faites.

Bientôt on vit briller une lumière dans l'ajoupa ; la nuit était presque écoulée ; au lieu de se coucher, la vieille vaquait aux soins de son ménage, elle attentait des visites de très bonne heure.

Cependant, ainsi que nous l'avons dit, le Chasseur s'était éloigné de ce pas rapide qui semblait lui être particulier, et avait quelque chose d'automatique tant il était régulier après avoir repris le sentier, il traversa plusieurs chemins en diagonale et se dirigera vers le morne de la Soufrière, dont il se trouvait éloigné de quelques portées de fusil tout au plus.

La nuit s'achevait ; la brise était piquante, le froid glacial dans ces régions élevées ; tout dormait ou paraissait dormir ; un calme profond, un silence de mort planait sur le désert. Les grondements sourds de la Soufrière semblaient être la respiration haletante de la nature en travail ; seuls ils troublaient de leurs roulements continus l'imposant repos de ce chaos de mornes et de savanes. Les étoiles s'éteignaient les unes après les autres dans les profondeurs insondables du ciel ; un immense brouillard s'élevait de la terre, montait dans les régions supérieures et confondait en masses grisâtres et indécises les accidents du paysage ; à l'extrême limite des flots, de larges bandes nacrées commençaient à nuancer l'horizon de teintes d'opale et faisaient ainsi pressentir le lever prochain du soleil.

Le Chasseur, après avoir gravi, jusqu'à une certaine hauteur, le sentier conduisant au cratère, se décida à faire halte, non pour se reposer, cet homme était de fer, la fatigue n'avait pas prise sur lui, mais pour prendre certaines dispositions dont le but était connu de lui seul ; après s'être assuré par un regard furtif que personne n'était aux aguets, il avisa un énorme bloc de rocher derrière lequel il se blottit et qui le déroba complètement à la vue, puis il siffla doucement ses chiens, les fit coucher à ses pieds, et il attendit, immobile comme une statue de bronze posée sur son socle de granit.

Le Chasseur savait -- comment l'avait-il appris ? sans doute par un de ses nombreux espions, -- que cette nuit-là un certain nombre de noirs conjurés s'étaient donné rendez-vous sur le sommet de la Soufrière ; et que d'importantes résolutions devaient être prises dans ce sombre conciliabule ; il s'était embusqué afin de reconnaître au passage les chefs des conjurés.

Depuis un temps assez long, le Chasseur se tenait immobile et l'oreille au guet derrière son rocher, lorsque, à un certain moment, ses chiens se mirent à gronder sourdement ; d'un geste il leur imposa silence, puis il se pencha au dehors et redoubla d'attention.

Au bout de quelques instants à peine, il lui sembla entendre un bruit léger, presque indistinct pour toute autre oreille moins fine que la sienne, mais qui, bientôt, se rapprocha, devint de plus en plus fort et prit toutes les allures d'une marche précipitée ; parfois des cailloux se détachaient et roulaient ou bondissaient le long du sentier ; il y avait un froissement continu de branches comme si un marcheur inexpérimenté se faisait un appui des arbrisseaux et des broussailles du chemin pour assurer ses pas.

-- C'est singulier, murmura le Chasseur à part lui, le bruit vient d'en bas ; qui peut gravir le morne à cette heure avancés ? le conciliabule doit toucher à sa fin maintenant ; quel peut être ce retardataire ? un espion ? un traître ou un porteur de nouvelles graves ! Voilà ce qu'il faut savoir, et, vive Dieu ! je le saurai, n'importe par quel moyen, attendons.

Cependant le bruit se rapprochait de plus en plus. Bientôt le Chasseur entendit distinctement la respiration haletante d'un homme et certaines exclamations entrecoupées qui lui causèrent une vive surprise et lui donnèrent fort à réfléchir.

Presque aussitôt l'inconnu dépassa le rocher derrière lequel était embusqué le chasseur ; mais, tout à coup, celui-ci se jeta au milieu du sentier et barra résolument le passage à l'arrivant en portant son fusil à l'épaule.

-- Que diable faites-vous donc par ici à cette heure, sir William Crockhill ? demanda-t-il à l'arrivant d'une voix railleuse.

-- Aôh ! fit l'Anglais en s'arrêtant d'un air désappointé, c'est vous encore !

-- Toujours, cher monsieur. Vous avez donc réussi à vous débarrasser de vos ficelles ?

-- Oui, mais très difficilement. Et à ce propos, monsieur, ajouta-il d'un ton rogue, je vous ferai observer que vos procédés envers moi n'ont pas été du tout ceux d'un gentleman.

-- Vous trouvez, cher sir William ?

-- Aôh ! je trouve, oui, monsieur.

-- Vous m'en voyez désespéré ; mais vous ne m'avez pas appris encore par quel hasard j'ai l'avantage de vous rencontrer ainsi au milieu des mornes.

-- Cela n'est pas votre affaire et ne vous regarde pas, monsieur, fit l'agent anglais avec hauteur.

-- Je vous demande pardon, sir William Crockhill, cela me regarde beaucoup, au contraire ; je vous serai donc très obligé de vouloir bien m'apprendre ce que vous venez faire ainsi à cette heure au milieu des montagnes.

-- Et s'il ne me plaît pas de vous le dire, monsieur. Je n'ai pas, que je sache, de comptes à vous rendre.

-- Vous vous trompez, vous en avez de très sérieux ; si vous vous obstinez à ne pas me répondre, vous me contraindrez, à mon grand regret, à avoir recours à des moyens que je ne voudrais pas employer.

-- Je connais les moyens auxquels vous faites allusion, mais je ne vous crains pas ; je vous avertis que je suis armé et que, si vous m'attaquez, je saurai me défendre.

-- Vous êtes armé ?

-- Regardez, dit flegmatiquement l'Anglais en retirant une paire de pistolets de ses poches.

-- Bravo ! sir William Crockhill, voilà qui lève tous mes scrupules, dit gaiement le Chasseur ; alors, ce sera un duel.

-- Ce sera ce que vous voudrez, monsieur, mais je vous avertis que si vous ne me livrez point passage, je vous tuerai.

-- Si vous le pouvez. Croyez-moi, sir William Crockhill, retournez, paisiblement chez vous, ne m'obligez pas à vous y contraindre.

-- Aôh ! non, jamais je ne retournerai sur mes pas, monsieur ; je ne reculerai point d'une semelle ; je passerai sur votre corps, s'il le faut, by God !

-- Quelle férocité ! s'écria le Français avec un accent railleur. Dites-moi au moins sir William, pourquoi vous voulez si obstinément pousser en avant ?

-- Je ne ferai aucune difficulté pour vous en instruire, monsieur, d'autant plus que ma résolution est irrévocablement prise : je veux aller rendre compte à M. le commandant Delgrès du vol dont vous vous êtes si scandaleusement rendu coupable à mon préjudice.

-- Le mot est dur, sir William Crockhill !

-- J'ai dit vol ! et je répète le mot, parce qu'il est exact, monsieur. Maintenant, voulez-vous, oui ou non, me livrer passage ?

-- Vous comprenez, n'est-ce pas, sir William, que je serais un sot, après ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire, si je vous laissais ainsi bénévolement aller me dénoncer au commandant Delgrès, d'autant plus que cela pourrait amener des complications de la plus haute gravité, qu'il faut éviter à tout prix. Écoutez-moi donc, monsieur, je vais vous livrer passage, je compterai jusqu'à soixante, afin de vous laisser une dernière chance de sauver votre vie en changeant de résolution ; si vous persistez dans votre intention première, ce sera tant pis pour vous, cher sir William Crockhill, je vous tuerai.

-- Aôh ! je ne crois pas, je me défendrai.

-- Cela me fera le plus vif plaisir ; mais, croyez-en ma parole, avant une minute, vous serez mort d'une balle, là, tenez, entre les deux yeux, si vous ne retournez point sur vos pas.

-- Vous êtes un vantard, monsieur, je parierais presque que ce ne sera point.

-- Malheureusement, monsieur, vous ne pourrez vous en assurer que par le témoignage d'un tiers ; mais, brisons-là ; passez, sir William. Dieu veuille que, pendant le temps bien court qui vous reste, vous réfléchissiez ; vous n'aurez qu'à jeter vos pistolets.

-- Je vous enverrai les balles à la tête, monsieur.

-- À votre aise ; vous êtes un tigre d'Hyrcanie. Adieu, sir William, je compte.

Le Chasseur s'effaça alors pour laisser le passage libre à l'Anglais ; celui-ci recommença à gravir rapidement le sentier, espérant peut-être réussir à se mettre hors de portée avant la fin de la minute fatale.

-- Eh ! sir William ? cria le Chasseur, soixante !

Et il le mit en joue.

-- Misérable assassin ! hurla l'agent en faisant des enjambées énormes ; au secours !... à l'assassin !... à moi !... au meurtre !...

-- Ne criez pas tant, sir William, et défendez-vous comme un homme, si vous ne voulez pas être tué comme un chien.

L'Anglais comprit la justesse du raisonnement du Chasseur ; il fit brusquement volte-face et déchargea à la fois ses deux pistolets sur son ennemi, dont le bonnet, traversé d'une balle, fut emporté dans le précipice.

-- Bien tiré ! mal visé ! s'écria le Chasseur avec son éternel ricanement. À moi.

Il ajusta une seconde et lâcha la détente.

L'Anglais poussa un horrible cri d'agonie, étendit les bras, pirouetta sur lui-même, tomba comme une masse sur le visage, et roula le long des pentes abruptes du sentier en rebondissant de roche en roche jusqu'à ce qu'il atteignît finalement la savane.

L'Œil Gris s'était précipitamment rejeté de côté, afin d'éviter un choc qui eût été mortel.

-- Pauvre diable ! murmura-t-il avec tristesse, tout en reprenant son éternel monologue, encore un qui n'espionnera plus ; c'est lui qui l'a voulu, que Dieu ait son âme ! Je crois que maintenant je ne ferai pas mal de détaler au plus vite ; avant cinq minutes, tous les vagabonds de là-haut seront à mes trousses ; ce n'est pas le moment de se faire tuer sottement dans une embuscade comme un lièvre au gîte.

Tout en parlant ainsi avec lui-même, le Chasseur avait rechargé son fusil ; cette précaution prise, il jeta un regard investigateur autour de lui, écouta un instant, et se redressant tout à coup :

-- Les voilà ! murmura-t-il. Ils n'ont point perdu de temps. En avant !

Il siffla ses chiens, puis il commença à descendre le sentier avec une adresse, une légèreté et surtout une rapidité inimaginables de la part d'un homme de cet âge.

En atteignant la savane, il aperçut le cadavre de l'Anglais ; il se baissa sur lui et l'examina curieusement.

-- Juste entre les deux sourcils, murmura-t-il ; quel malheur que ce pauvre sir William ne puisse pas s'assurer par lui-même que j'ai gagné mon pari, cela me mettrait bien dans son esprit. Bah ! je le lui avais promis ; après tout ce n'est qu'un Anglais de moins, et celui-là, j'en suis sûr, n'a pas volé ce qui lui est arrivé ; c'était un fier drôle !

Après cette singulière oraison funèbre prononcée de cet air moitié figue, moitié raisin, particulier au Chasseur, il laissa retomber le cadavre inerte du malheureux Anglais. Des pas assez rapprochés se faisaient entendre.

Suivi de ses chiens, qui marchaient sur ses talons, il se glissa comme un serpent, au milieu d'un épais buisson.

Deux ou trois minutes plus tard arrivèrent le commandant Delgrès et ses officiers.

Le Chasseur assista, invisible, à ce qui se passa devant le cadavre.

Puis vinrent, après le départ de leurs chefs, quatre ou cinq autres conjurés qui s'arrêtèrent, eux aussi, pendant quelques minutes devant le corps de l'espion anglais.

-- Vous verrez, grommela entre ses dents le Chasseur, que, de tous ces drôles, pas un seul n'aura la pensée charitable d'enterrer ce pauvre diable. Pardieu ! ce ne sera pas moi non plus, j'en ai assez de mes relations avec ce gaillard-là !

Sa prédiction se réalisa ; tous les noirs et les mulâtres, après avoir curieusement examiné le corps, s'éloignèrent avec indifférence sans y songer davantage.

Lorsqu'il se fut assuré qu'il se trouvait de nouveau seul dans la savane, le Chasseur sortit de sa cachette.

Il sembla réfléchir un instant, puis haussant les épaules :

-- Bah ! grommela-t-il, soyons bon.

Il se pencha sur le corps qu'il fouilla, ce que personne n'avait songé à faire.

Il trouva sur sa poitrine dans une poche secrète de son vêtement, un assez volumineux portefeuille dont il s'empara avec un vif mouvement de joie.

-- Définitivement, dit-il, Dieu est pour nous ! C'est égal, ce drôle m'a trompé ; en résumé, c'était un vilain personnage. Si je n'étais pas chrétien, je le laisserais là, pour que sa carcasse soit dévorée par les oiseaux de proie ; mais ce ne serait pas convenable, mieux vaut lui donner une sépulture.

Il prit alors le cadavre par les pieds, et le traîna jusqu'à un trou profond dans lequel il le jeta.

-- Voilà qui est fait ; ouf ! il était lourd ! Couvrons-le ; pauvre diable, je ne veux pas le laisser devenir, après sa mort, la pâture des animaux carnassiers.

Il entassa alors sur le cadavre du malheureux Anglais des pierres, et les débris qu'il trouva à sa portée, jusqu'à ce que le trou fut comblé presque jusqu'au tiers.

-- Et maintenant, reprit-il avec un soupir de satisfaction, bonsoir ! je vais essayer de dormir deux ou trois heures, je l'ai bien gagné.

Il jeta un dernier regard sur le trou, puis il s'enfonça dans un épais taillis où il ne tarda pas à disparaître.

Il se cherchait probablement une chambre à coucher.

XI -- Comment Renée de la Brunerie entra dans l'ajoupa de maman Suméra et ce qui en advint.

Le matin qui suivit cette nuit si remplie d'événements, vers onze heures, l'habitation de la Brunerie était en pleine activité.

Les nègres sous la toute puissante direction de M. David, le majordome, se livraient, avec cette nonchalance étudiée qui les distingue, à leurs travaux ordinaires ; les uns guidaient les cabrouets chargés de cannes fraîchement coupées qu'ils conduisaient à la sucrerie ; les autres, allant et venant d'un air affairé, de côté et d'autre, sans pour cela travailler davantage, semblaient très occupés ; à quoi ? nul n'aurait su le dire, eux moins que personne ; ce qui était certain, c'est qu'ils se donnaient beaucoup de mouvement ; pouvait-on exiger davantage ? D'autres enfin, au nombre d'une cinquantaine, mais ceux-là les plus vigoureux et les plus actifs de l'habitation, armés de pelles et de pioches et placés sous la direction spéciale de M. de la Brunerie, ouvraient des tranchées et creusaient la terre avec ardeur.

Le marquis de la Brunerie, de gros souliers aux pieds, un large chapeau en paille de Panama sur la tête et en veste de toile blanche, tenant à la main une grande feuille de papier à dessin, sur laquelle un plan était tracé à la sépia, faisait creuser sous ses yeux, par ses plus fidèles esclaves, une enceinte bastionnée autour de son habitation, afin de la mettre le plus promptement possible à l'abri d'un coup de main, au cas probable d'une révolte des noirs marrons, plus sérieuse et plus générale que celles qui, jusqu'alors, avaient menacé la colonie.

M. David parut en ce moment, accompagnant une quinzaine de nègres conduisant les nombreux bestiaux de l'habitation dans un vaste enclos provisoire élevé à la hâte non loin du principal corps de logis.

-- Ah ! ah ! vous voilà, commandeur, dit amicalement le planteur en répondant au salut du majordome.

-- Oui, monsieur, répondit celui-ci ; selon vos ordres je me suis empressé de faire réunir toutes nos bêtes à cornes.

-- Ne serait-ce pas dommage ? reprit en riant le planteur, que nos magnifiques bœufs à bosses, si élégants et si haut montés sur jambes, que j'ai eu tant de peines à faire venir du Sénégal, soient volés et mangés par des scélérats de marrons ?

-- Et nos bœufs de Porto-Rico, monsieur, si forts, si trapus, si superbes, vous n'en dites rien ?

-- Si, commandeur, car j'aime toutes ces nobles bêtes ; aussi je ne veux sous aucun prétexte les abandonner ; je crois qu'elles seront à leur aise dans le nouvel enclos et qu'elles n'auront rien à redouter des maraudeurs.

-- Ces braves animaux seront parfaitement, monsieur ; bien qu'ils soient au nombre de plus de deux cents, ce qui est considérable, ils auront un espace suffisant, de l'herbe en abondance, de l'ombre plus qu'il ne leur en faudra, et ils ne courront aucun risque, ce qui est le plus important. Marchez donc, vous autres, ajouta-t-il en s'adressant aux nègres bouviers qui s'étaient arrêtés et écoutaient curieusement cette conversation.

-- Venez un peu par ici, monsieur David, dit le planteur ; et le prenant par le bras et le conduisant à l'écart ; vous êtes un homme sûr pour lequel je ne veux pas avoir de secrets...

-- Je vous dois tout, monsieur, répondit le majordome avec émotion.

-- Ce n'est pas toujours une raison, mais vous, c'est différent, vous êtes presque de la famille et je sais que vous nous êtes dévoué. Le pays est fort travaillé en ce moment par des drôles de la pire espèce, qui ne se gênent nullement pour nous menacer tout haut, nous autres blancs, d'un massacre général, ainsi que cela a eu lieu à l'île Saint-Domingue ; une collision est imminente ; la révolte éclatera au moment où l'on y pensera le moins ; peut-être l'arrivée de l'expédition française, qui aujourd'hui ou demain, au plus tard, mouillera en rade de la Pointe-à-Pitre, servira-t-elle de prétexte pour un soulèvement général des noirs...

-- Croyez-vous donc, monsieur, que les choses en soient à ce point ?

-- Nous sommes sur un volcan, et je ne parle pas, croyez-le bien, de la Soufrière, ajouta-t-il avec un sourire, en jetant un regard sur le haut piton du sommet duquel s'élevait, en tourbillonnant vers le ciel, un épais panache de fumée jaunâtre ; le conseil provisoire m'a fait avertir du danger qui nous menace, moi et les autres planteurs, en nous recommandant de prendre au plus vite nos précautions. Ce matin, avant de se rendre à la Pointe-à-Pitre, mon parent, le capitaine de Chatenoy, m'a dessiné ce plan à la hâte ; vous êtes à peu près ingénieur, vous, monsieur David ?

-- Un commandeur doit être bon à tout, monsieur, répondit en riant le majordome.

-- C'est vrai, reprit le planteur sur le même ton. J'ai fait tracer la ligne par ces noirs, ainsi que vous le voyez, il ne s'agit plus que de creuser ; chargez-vous, je vous prie, de faire achever ce travail ; joignez une centaine d'hommes à ceux qui piochent déjà, de façon à ce que l'enceinte soit complètement terminée d'ici au coucher du soleil.

-- Ce sera fait, oui, monsieur.

-- Bien ; vous connaissez nos noirs mieux que personne, vous choisirez ceux qui vous paraîtront les plus fidèles.

-- Le choix sera facile, monsieur, je le dis avec joie, tous vous sont dévoués ; je sais de bonne source qu'ils ont, à plusieurs reprises, repoussé les tentatives d'embauchage faites près d'eux, et cela de manière à décourager ceux qui essayaient de les entraîner à la révolte.

-- Ainsi, vous êtes sûr de nos noirs ?

-- Je vous réponds de tous, monsieur.

-- Alors tout va bien ; vous leur distribuerez des armes, cette nuit même nous commencerons à nous garder militairement ; vous n'accorderez de congé à aucun noir, afin que les mesures que nous prenons ne soient point ébruitées.

-- Oui, monsieur, je songeais en effet à prendre cette précaution.

-- Très bien. Aussitôt que l'enceinte sera terminée, vous ferez construire sur la terrasse, devant la maison, des ajoupas dans lesquels les noirs porteront leurs petits ménages et où ils habiteront pendant tout le temps des troubles.

-- Cette mesure leur sera très agréable, monsieur ; vous savez combien ces pauvres gens tiennent au peu qu'ils possèdent.

-- Et ils ont raison, commandeur ; en somme, ce sont mes enfants, je dois veiller sur leur bien-être ; n'est-ce pas à leur travail que je dois ma richesse ?

-- Croyez, monsieur, que tous vous seront reconnaissants de ce que vous faites pour eux.

-- Je désire qu'ils m'en sachent gré ; au résumé, ma cause est intimement liée à la leur ; en me défendant, ils se défendent. Je vous laisse libre de prendre telles dispositions que vous jugerez nécessaire ; je vous donne, en un mot, carte blanche, et vous nomme commandant de l'habitation, m'en rapportant entièrement à vous pour tout ce qu'il faudra faire.

-- Je me montrerai digne de votre confiance, monsieur.

-- Je le sais bien, mon ami ; ne vous ai-je pas vu naître ? Maintenant que tout cela est entendu entre nous, ajouta-t-il en riant, je me lave les mains de ce qui arrivera, je ne m'en occupe plus ; cela vous regarde, c'est votre affaire.

-- Allez, allez, monsieur de la Brunerie, répondit sur le même ton le majordome, vous pouvez être tranquille ; j'accepte avec joie la responsabilité que vous me confiez.

M. de la Brunerie serra chaleureusement la main de son commandeur, lui remit le papier sur lequel le plan était tracé et s'éloigna dans la direction de la terrasse, heureux comme un écolier en vacances.

Au moment où il gravissait d'un pas un peu pesant, les degrés du perron, il aperçut sa fille qui sortait de la maison et s'avançait, belle et nonchalante, à sa rencontre.

-- Bonjour, mon enfant, lui dit-il en lui mettant deux baisers retentissants, deux vrais baisers de père, sur ses joues de pêche ; avez-vous bien dormi, chère petite ? Ne vous sentez-vous pas fatiguée ce matin ?

-- Nullement cher père, répondit-elle en souriant, j'ai très bien dormi, je me sens parfaitement reposée !

-- Tant mieux, Renée, tant mieux.

-- Mon père, reprit la jeune fille, vous plairait-il de presser un peu le déjeuner ?

-- Je ne demande pas mieux, mon enfant, d'autant plus que je suis debout depuis le point du jour. Avez-vous donc quelque projet pour aujourd'hui, ma mignonne ?

-- Mon Dieu ! cher père, voici très longtemps que je dois une visite aux dames de Tillemont ; je remets de jour en jour à m'acquitter de ce devoir de convenance ; je crains, si je tardais plus longtemps à le faire, de paraître oublieuse ; vous savez combien ces dames sont susceptibles, et comme, en réalité, je suis dans mon tort vis-à-vis d'elles, qui toujours ont été parfaites pour moi, j'ai formé le projet de me rendre aujourd'hui, toute affaire cessante, à leur habitation. Cela vous contrarierait-il, mon père ?

-- Moi, mon enfant, pourquoi donc cela ? N'es-tu pas libre d'aller et de venir à ton gré ? Fais ta visite, chère fillette.

M. de la Brunerie avait l'habitude assez singulière de commencer toujours n'importe quelle conversation avec sa fille sans la tutoyer, puis, peu à peu, son amour paternel l'emportait sur cette étiquette malencontreuse qu'il s'imposait, et il ne tardait à pas lui dire : tu, à pleine bouche, ce qui, parfois, faisait beaucoup rire la folle jeune fille.

-- Je vous remercie, mon père, répondit-elle ; je profiterai de votre permission.

-- Que parles-tu de permission, ma mignonne ? Tu es parfaitement ta maîtresse, reprit-il vivement. À quelle heure comptes-tu sortir ?

-- Vers une heure de l'après-midi, mon père, afin d'être de retour de bonne heure.

-- Je ne te cache pas, chère enfant, que dans l'état de bouleversement où se trouve la colonie, je ne voudrais pas te voir prolonger trop tard ta visite aux dames de Tillemont ; tu te souviens de ce qui est arrivé hier ?

-- Oh ! ne me parlez pas de cela, mon père, j'en suis encore toute tremblante. À quatre heures, au plus tard, je serai rentrée à l'habitation, je vous la promets.

-- Bien ! Mais qui donc nous arrive là-bas ? dit-il en s'interrompant et regardant dans la direction de l'avenue des Palmiers.

-- C'est le Chasseur de rats, mon père.

-- Comment, tu l'as reconnu à cette distance ? Ô mes yeux de vingt ans, où êtes-vous ?

-- Le Chasseur est très facile à reconnaître pour les personnes accoutumées à le voir souvent ; regardez avec plus d'attention, mon père ?

-- En effet, dit le planteur au bout d'un instant. Ce brave ami ne pouvait mieux choisir son temps pour nous faire une visite.

-- N'est-il donc pas toujours certain d'être bien reçu à l'habitation, mon père ?

-- Si, ma mignonne, toujours ; d'ailleurs il est ton protégé, et puis nous l'aimons tous.

-- Avons-nous tort ?

-- Je ne dis pas cela, au contraire ; nous lui avons même de grandes obligations ; mais cependant, il y a des jours où je suis surtout content de le voir.

-- Aujourd'hui est un de ces jours là, n'est-ce pas, mon père ?

-- Ma foi, oui, ma chérie ; j'étais fort embarrassé, je te l'avoue, pour te donner un gardien fidèle pendant ta promenade ; le commandant ne peut s'absenter de l'habitation où il a de la besogne par-dessus la tête ; voilà mon homme trouvé, il prendra une dizaine de noirs bien armés avec lui et je serai tranquille.

-- Pourquoi donc une si nombreuse escorte, mon père ?

-- Parce que, ma chère enfant, je sais qu'en ce moment les routes sont infestées de vagabonds de la pire espèce ; or, comme je ne veux pas t'exposer à une répétition de l'attaque d'hier au soir, je préfère prendre mes précautions.

-- Je ferai ce qu'il vous plaira, mon père.

-- Tu es charmante, ma mignonne.

Tandis que le père et la fille causaient ainsi, le Chasseur s'approchait rapidement ; il marchait le dos un peu voûté, le fusil sur l'épaule et ses six ratiers sur les talons.

Après avoir monté les degrés du perron de la terrasse, il s'avança vers le planteur, qui, de son côté, alla à sa rencontre en compagnie de sa fille.

Le vieillard salua en ôtant son bonnet, puis il dit de sa voix sonore :

-- Je vous souhaite le bonjour et une heureuse journée, monsieur de la Brunerie, ainsi qu'à vous, ma chère demoiselle Renée.

-- Soyez le bienvenu à la Brunerie, répondit cordialement le planteur ; je suis charmé de vous voir. Vous déjeunez avec nous ; c'est convenu.

-- Mais, monsieur...

-- Je vous en prie, père, dit la jeune fille de sa voix la plus câline et avec son plus gracieux sourire.

-- J'accepte, monsieur, répondit aussitôt le Chasseur en s'inclinant.

-- Allons nous mettre à table, je tombe d'inanition. Que savez-vous de nouveau, ce matin ?

-- Pas grand-chose, monsieur ; un bâtiment léger doit avoir, au jour, appareillé de la Pointe-à-Pitre pour aller à la recherche de l'escadre française.

-- J'ai longtemps examiné la mer et je n'ai rien découvert, répondit le planteur.

-- Les bâtiments français doivent louvoyer au vent de Marie-Galante, il est donc impossible de les apercevoir, monsieur.

-- Oui, vous avez raison, il en doit être ainsi. À propos, vous savez que ma fille a besoin de vous ?

-- Je l'ignorais, monsieur ; mais, aujourd'hui, comme toujours, je suis aux ordres de mademoiselle de la Brunerie.

-- Oh ! cela n'est pas autrement grave ; il s'agit tout simplement de l'accompagner à la promenade.

-- Je serai heureux de faire ce que désirera mademoiselle, répondit le vieillard en s'inclinant devant la jeune fille.

-- Regardez un peu autour de vous, Chasseur ; est-ce que vous ne remarquez pas certains changements ?

-- Pardonnez-moi, monsieur, j'en vois de très importants, au contraire ; il paraît que vous vous mettez en état de défense ?

-- Ah ! ah ! vous avez reconnu cela tout de suite ; au fait, vous êtes peut-être un vieux soldat ?

-- Ma vie a été bien longue déjà, monsieur, et les circonstances dans lesquelles je me suis trouvé m'ont obligé à faire de nombreux métiers, répondit le Chasseur évasivement.

-- Que pensez-vous de ces prétentions, vous qui êtes un homme d'expérience ?

-- Je les trouve excellentes, monsieur ; aujourd'hui surtout, dans l'état de trouble où se trouve la colonie, on ne saurait trop se mettre sur ses gardes.

Tout en causant ainsi, ils s'étaient dirigés vers la maison ; ils pénétrèrent dans la galerie où la table était mise.

Chacun prit place.

Le repas fut très gai et très cordial ; il dura près d'une heure.

Puis, mademoiselle de la Brunerie se leva et se retira dans son appartement, laissant son père et son compagnon de table sortir sur la terrasse pour fumer un cigare.

Faire une visite à la Guadeloupe, ainsi d'ailleurs que dans les autres Antilles françaises, ce n'est pas une mince affaire.

Les dames créoles jouissant, nous ne dirons pas d'une certaine position, -- tous les blancs sont dans les colonies placés sur le même échelon de l'échelle sociale, qu'ils soient riches ou pauvres, -- mais possédant une certaine fortune, ne sortent jamais seules de chez elles.

Lorsqu'elle va en visite, une dame créole est à la tête d'un véritable convoi, avec son escadron de servantes sans lequel elle ne sort jamais et qui ne la quitte ni jour, ni nuit.

Ces coutumes étranges, rappelant les grands jours de la féodalité où les domestiques faisaient partie de la famille, ont quelque chose de touchant qui va droit au cœur.

Lorsque Renée de la Brunerie quitta l'habitation, vers une heure et demie, douze ou quinze servantes l'accompagnaient ; une dizaine de noirs bien armés étaient étagés sur les flancs de la cavalcade, dont l'œil Gris, seul à pied, suivant son habitude, tenait la tête, marchant entre la jeune fille et Flora, sa gentille ménine.

Bientôt la nombreuse troupe eût disparu dans les méandres de la route et se trouva en pleine savane.

Sans rien dire à Renée, qui paraissait assez préoccupée ou pour mieux dire embarrassée, le Chasseur, sous le prétexte plus ou moins plausible de raccourcir le chemin, fit tourner la cavalcade dans un sentier assez étroit et peu fréquenté coupant la savane en ligne courbe.

-- Prenez garde de nous égarer, vieux Chasseur ! dit Flora, en riant comme une folle.

-- Moi, mamzelle Flora, vous égarer ! Dieu m'en garde ! répondit le vieillard sur le même ton ; vous voulez plaisanter ; ce chemin que nous avons pris nous fait au moins gagner une vingtaine de minutes, si ce n'est plus.

-- De quel côté allons-nous donc par là ? demanda Renée en relevant la tête et jetant un regard autour d'elle.

-- Chère enfant, répondit aussitôt son guide avec une feinte indifférence, j'ai voulu vous faire couper au plus court pour atteindre l'habitation de Tillemont ; après le léger détour que nous accomplissons, nous verrons l'habitation ou, pour mieux dire, le carbet de maman Suméra, devant lequel nous passerons, et un quart d'heure ou vingt minutes plus tard nous serons rendus à Tillemont.

-- Est-ce que la maman Suméra demeure près d'ici ? demanda vivement la jeune file.

-- Très près, mon enfant.

-- Ah ! fit-elle en baissant la tête.

-- Je la connais, moi, maman Suméra, dit Flora d'un petit air mutin.

-- Moi aussi, répondit laconiquement le Chasseur.

-- Elle est sorcière, dit bravement la ménine.

-- Elle passe pour l'être du moins.

-- Elle l'est, reprit nettement la fillette.

-- Taisez-vous, folle, dit sèchement Renée.

-- Elle est sorcière, murmura la jeune négresse avec cet entêtement des enfants gâtés auxquels on passe tout.

Renée haussa les épaules d'un air de mauvaise humeur.

-- Il y a un moyen de s'en assurer, dit en riant le Chasseur.

-- Lequel ? demanda Flora.

-- Pardieu ! c'est de le lui demander à elle-même.

-- Oh ! je n'oserai jamais, dit Renée en lançant au Chasseur un regard d'une expression singulière.

-- Pourquoi donc cela ? demanda le vieillard d'un ton indifférent ; rien de plus facile, mon enfant ; maman Suméra vend du lait de chèvre.

-- Je l'adore, moi, le lait de chèvre ! s'écria virement la ménine.

-- Vous êtes insupportable aujourd'hui, dit Renée avec impatience.

-- Parce que j'aime le lait de chèvre, maîtresse ?

-- Non, mais parce que vous parlez à tort et à travers comme une tête éventée. Vous disiez donc, père ?

-- Arrêtez-vous devant la porte de l'ajoupa, entrez, demandez du lait à maman Suméra et, tout en buvant, si vous tenez à être édifiée sur son compte, eh bien, vous l'interrogerez ; c'est bien simple.

-- En effet mais...

-- Tenez, on dirait, Dieu me pardonne, que la vieille a flairé notre piste et qu'elle nous a aperçus ; elle est sur le pas de sa porte, qui nous regarde venir.

-- Oui, je la reconnais, c'est bien la sorcière ! s'écria Flora en riant.

La cavalcade ne se trouvait plus qu'à quelques pas de l'ajoupa de la vieille négresse ; celle-ci, ainsi que l'avait annoncé le Chasseur, se tenait debout sur le seuil de sa porte et regardait curieusement arriver les voyageurs.

-- Bonjour, mamzelle Flora et votre société, répondit poliment le vieille négresse en faisant quelques pas au-devant de la brillante cavalcade ; voulez-vous boire une tasse de bon lait de chèvre ?

-- Je le veux bien, maman Suméra, reprit aussitôt l'espiègle fillette.

-- Eh bien ! que faites-vous donc, Flora ? dit Renée qui ne semblait pas cependant bien courroucée.

-- Décidez-vous, ma chère enfant, reprit le Chasseur ; il est trop tard maintenant pour hésiter ; buvez une tasse de lait, cette femme est vieille et pauvre, l'aumône que vous lui ferez lui profitera.

-- Croyez-vous que ce ne sera pas inconvenant de nous arrêter ainsi dans ce carbet, père ? demanda-t-elle avec embarras.

-- Inconvenant ? pourquoi donc cela, ma chère Renée ? Toutes les dames de l'île viennent boire du lait chez maman Suméra ; c'est un but de promenade.

-- Puisqu'il en est ainsi, je m'arrêterai le temps seulement de boire une tasse de lait, mais pas plus longtemps.

-- Comme il vous plaira, mon enfant.

Le Chasseur aida Renée à mettre pied à terre, et elle entra dans l'ajoupa d'un air assez peu résolu.

La pauvre enfant était intérieurement toute joyeuse ; elle se figurait naïvement qu'elle avait réussi à dérouter les soupçons, tandis que, sans le savoir, elle n'avait fait qu'obéir à la volonté arrêtée d'avance de son guide.

Le Chasseur ne faisait jamais rien sans y avoir longtemps réfléchi ; il avait son projet ; un soupçon avait germé dans son cœur, ce soupçon, il le voulait éclaircir.

À peine Renée de la Brunerie eut-elle, accompagnée de sa ménine et précédée par maman Suméra marchant respectueusement devant elle, pénétré dans l'ajoupa, que le Chasseur dit quelques mots à voix basse à un des noirs de l'escorte, qui lui répondit par un geste affirmatif ; il ordonna à ses chiens de se coucher et de l'attendre, puis il s'éloigna à grands pas et s'enfonça dans les broussailles, au milieu desquelles il fut bientôt caché à tous les yeux.

Après cinq minutes de marche, le Chasseur atteignit la base du rocher contre lequel l'ajoupa était appuyé ; il grimpa en s'aidant des pieds et des mains, jusqu'à une vingtaine de mètres le long des parois, s'enfonça dans un épais taillis de goyaviers sauvages poussant à l'aventure sur une étroite plate-forme, tourna une pointe de rocher et se trouva enfin devant une ouverture que d'en bas il était impossible d'apercevoir.

Après avoir écarté avec précaution les broussailles dont était encombrée l'entrée assez large de cette ouverture, le Chasseur se glissa en se courbant dans l'intérieur ; mais bientôt la voûte s'éleva, il put redresser sa haute taille et il s'enfonça résolument dans cette espèce de galerie qui s'allongeait devant lui et descendait en pente douce.

Bientôt il se trouva dans une espèce de cave ou plutôt de cellier, encombré de bocaux à sucre vides et de couffes en latanier, jetées pêle-mêle les unes sur les autres ; il traversa cette cave sans s'arrêter, ouvrit une porte fermée seulement au loquet, puis une seconde, et il se trouva dans une pièce assez sombre dont la porte donnait dans les chambres même de l'ajoupa.

Maman Suméra, lorsqu'elle avait bâti son carbet, avait, en femme avisée, creusé ou fait creuser le rocher afin d'agrandir son domaine ; mais elle ignorait l'existence du passage souterrain par lequel le Chasseur venait de s'introduire secrètement et à son insu chez elle ; sans cela, il est probable qu'elle se serait depuis longtemps empressée de le boucher.

Il avait fallu près d'une demi-heure au Chasseur pour pénétrer jusqu'à l'endroit où il était arrivé et d'où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans la chambre à côté, et même voir ce qui s'y passait en appuyant l'œil contre une des fentes nombreuses et assez larges de la porte.

Au moment où le Chasseur se plaçait à son observatoire, Renée se levait.

-- Je ne puis demeurer plus longtemps, dit-elle à maman Suméra debout devant elle, il faut que je continue ma promenade ; je vous remercie du charme que vous m'avez donné ; prenez ces dix douros, si vous m'avez réellement dit la vérité, je n'en resterai pas là ; surtout pas un mot à qui que ce soit de ce qui s'est passé entre nous.

-- Comptez sur ma discrétion, mamzelle Renée, répondit la vieille négresse en empochant joyeusement l'or qu'elle avait reçu ; votre charme est bon, il réussira. Vous ne voulez pas prendre une seconde tasse de lait ?

-- Non, je vous remercie, je suis déjà restée trop longtemps ici, adieu.

En parlant ainsi, Renée ordonna d'un geste à Flora d'ouvrir la porte.

La jeune fille obéit ; mais au moment où elle posait la main sur la clavette, la porte fut poussée du dehors et s'ouvrit toute grande ; la jeune négresse poussa un cri de surprise, presque de frayeur, et recula toute tremblante jusqu'au milieu de la chambre.

Un homme parut.

Cet homme était le commandant Delgrès.

Il fit quelques pas en avant, et, après avoir salué mademoiselle de la Brunerie :

-- Enfant, dit-il avec douceur à la jeune négresse, pourquoi cette épouvante en me voyant ? Craignez-vous donc que je veuille vous faire du mal ?

La fillette regarda l'officier avec ses grands yeux de gazelle effarouchée et, sans lui répondre elle alla en tremblant se réfugier derrière sa maîtresse.

Celle-ci, à cette entrée imprévue de l'officier était demeurée immobile, froide et hautaine.

-- Je bénis le hasard, reprit Delgrès en s'inclinant de nouveau devant mademoiselle de la Brunerie, qui me procure l'honneur de vous voir, mademoiselle ; cette heureuse rencontre me prouve, à ma grande joie, que vous ne vous ressentez pas de vos terribles émotions de la nuit passée.

-- Je suis encore un peu souffrante, monsieur, répondit Renée, voici pourquoi...

-- Mille pardons, mademoiselle, interrompit Delgrès avec respect, je n'ai droit à aucune de vos confidences, même la plus légère ou la plus insignifiante.

Tout en parlant, il avait fait à la vieille négresse un signe imperceptible pour tout autre que pour elle.

Maman Suméra ramassa la tasse et ouvrit la porte derrière laquelle le chasseur était embusqué ; celui-ci avait prévu ce mouvement, il s'était vivement retiré de côté ; lorsque la négresse fut entrée en laissant retomber la porte derrière elle, il la saisit à l'improviste en lui posant la main sur la bouche pour l'empêcher de crier, et se penchant à son oreille :

-- C'est moi, Œil Gris ! lui dit-il rapidement ; pas un mot !

Il était inutile d'en dire davantage ; la vieille négresse était tellement épouvantée de l'apparition de cet homme, sans qu'il lui fut possible de comprendre comment il s'était introduit là, qu'elle avait presque perdu connaissance ; ce fut seulement par signes qu'elle parvint à l'assurer de son silence, et surtout de son entière obéissance.

Tandis que ceci se passait dans la pièce obscure de l'ajoupa, la conversation continuait dans l'autre chambre.

-- Je suis heureuse, moi aussi, monsieur, répondit avec politesse, mais avec froideur, mademoiselle de la Brunerie, je suis heureuse du hasard qui nous met en présence si fortuitement ; j'en profiterai pour vous remercier une fois encore de votre conduite loyale et de la manière généreuse dont vous êtes venu à mon secours, à un moment où je n'allais plus avoir d'autre refuge que la mort pour échapper aux mains du scélérat qui était sur le point de s'emparer de moi, après avoir tué ou blessé tous mes défenseurs...

-- Il vous restait encore, mademoiselle, le plus brave, le plus dévoué de tous.

-- Oui, monsieur, et je vous suis reconnaissante du fond du cœur de me l'avoir conservé, car c'est un homme bon et de grand cœur pour lequel j'éprouve la plus sincère et la plus vive affection.

-- Mademoiselle...

-- Maintenant, monsieur, que je vous ai renouvelé mes remerciements, permettez-moi de prendre congé de vous et de rejoindre mes gens qui m'attendent à quelques pas au dehors.

-- Mademoiselle, fit Delgrès, ne daignerez-vous pas m'accorder quelques minutes !...

-- Il y a déjà fort longtemps que je suis ici, monsieur ; je regrette, croyez-le bien, de ne pouvoir demeurer davantage, mais il faut absolument que je me retire.

-- Permettez-moi, mademoiselle, de vous dire quelques mots seulement.

-- Je vous ferai observer, monsieur, fit-elle avec hauteur, que je n'ai l'honneur de vous connaître que très peu ; que nos relations jusqu'à ce jour, excepté le service que cette nuit vous m'avez rendu, ont été presque nulles.

-- C'est vrai, mademoiselle, je le reconnais, et pourtant au risque de vous déplaire, j'insisterai, pour que vous m'accordiez quelques minutes d'entretien.

-- Je ne comprends pas, monsieur, ce qu'il peut y avoir de commun entre vous et moi, qui sommes à peu près étrangers l'un à l'autre, et ce que vous pouvez avoir à me dire.

-- Mademoiselle, je vous demande humblement ce court entretien, parce que j'ai à vous parler de choses qui, pour moi du moins, sinon pour vous, sont de la plus haute importance.

La jeune patricienne lança au mulâtre, incliné devant elle, un regard devant lequel il baissa le sien avec une certaine confusion ; puis elle s'assit, fit signe à sa ménine de s'accroupir à ses pieds, et redressant fièrement la tête :

-- Finissons-en, dit-elle avec une hauteur suprême. Que voulez-vous me dire ? Me voici prête à vous entendre.

XII -- De quelle manière Renée de la Brunerie contraignit Delgrès à lui avouer son amour.

Afin de bien faire comprendre au lecteur la scène qui va suivre, il est indispensable que nous entrions dans certains détails sur la ligne de démarcation infranchissable qui, aux colonies, à l'époque où se passe notre histoire, -- peut-être en est-il encore ainsi aujourd'hui, il faut des siècles pour déraciner un préjugé ; plus il est absurde, plus il a des chances de durée, -- la ligne infranchissable de démarcation, disons-nous, qui séparait fatalement entre elles les différentes races et les empêchait, non seulement de se confondre, mais même de se mêler.

Notre ouvrage ayant surtout pour but de faire connaître les mœurs des Antilles françaises au commencement du dix-neuvième siècle, il serait incomplet si nous passions légèrement sur les motifs qui ont amené cette funeste et si regrettable séparation.

Dans les colonies françaises de l'Atlantique telles que la Martinique et la Guadeloupe, par exemple, la population se résume à trois espèces bien distinctes d'individus : les blancs, les noirs et les mulâtres.

Ces trois espèces sont caractérisées en ces termes par les nègres, grands amateurs d'apophtegmes :

Le blanc, c'est l'enfant de Dieu ; le nègre, c'est l'enfant du diable ; le mulâtre n'a pas de père.

Paroles qui se réduisent à cette vérité :

Les blancs forment une race d'élite, les noirs une race inférieure ; mais les mulâtres sont un produit bâtard des deux premières, ils n'ont pas d'aïeux de leur espèce, et ne peuvent point se reproduire sans s'effacer.

En effet, les mulâtres sont toujours fils d'un blanc et d'une négresse, et non pas fils d'un nègre et d'une blanche.

Ceci est un trait caractéristique de la femme française des colonies, trait qui mérite d'être noté ; jamais on n'a cité et jamais, nous en avons la conviction, on ne citera une blanche créole qui se soit alliée à un nègre.

Et cela pour cent raisons, dont chacune est péremptoire ; nous en noterons ici quelques-unes, uniquement pour les Européens, car si notre livre parvient aux colonies, les dames créoles trouveront monstrueux la nécessité même d'une explication sur un tel sujet, et nous sommes complètement de leur avis, aux Antilles.

Jamais un nègre n'a été pour une blanche des colonies qu'un Africain fort laid, assez grossier, médiocrement propre et d'une odeur passablement suffocante.

La race juive, qui s'est toujours conservée pure, est physiquement douée, comme on sait, d'un montant assez prononcé ; mais ce montant se trouve porté chez le nègre à un degré de développement tel, qu'il constitue pour les blancs une infirmité naturelle.

Il est impossible de passer près d'un nègre, même à dix pas, sans être saisi par son odeur ; une odeur chaude, musquée, nauséabonde, odeur congéniale et permanente, à laquelle tous les bains du monde ne font rien.

Et puis, quoi qu'il fasse, le nègre est toujours fort mal dégrossi ; ses pieds sont monstrueux et ridicules, le sauvage d'Afrique vit toujours en lui ; il n'a ni père connu, ni famille, ni ami ; sa religion est pleine d'enfantillages : enfin le nègre ne possède pas les proportions qui constituent la beauté physique, ou, le charme moral, aux yeux des blancs ; il est ridicule ou effrayant ; il fait rire, ou il fait trembler ; l'alliance d'une blanche et d'un nègre n'est donc pas une chose qui se puisse supposer ; peut-être cela changera-t-il, plus tard, nous en doutons.

À l'époque où se passa notre histoire, les choses étaient ainsi ; les nègres n'étaient nullement blessés de cette exclusion que les femmes blanches leur faisaient subir ; ils l'acceptaient et la trouvaient juste ; l'alliance d'une blanche avec un nègre était considérée par eux comme une dégradation monstrueuse de la part de la femme.

Nous ferons observer que nous ne parlons ici que des colonies françaises ; dans les colonies anglaises, il existe certaines différences dans les mœurs, différences peu sensibles, il est vrai, mais, dont nous n'avons pas à nous occuper.

L'esclavage est un fait nuisible en même temps qu'il est inique ; nous sommes avec l'économie politique, avec la philosophie, avec la morale pour le répudier et le proscrire ; nous reconnaissons même que l'esclave a le droit de reconquérir la liberté par tous les moyens en son pouvoir, mais nous n'admettons pas, -- parce que cela est contraire à la vérité, -- qu'on fasse des négresses, des jeunes filles gémissant d'avoir été ravies aux tendres serments de leurs bien-aimés du désert, pour être livrées aux mains détestées d'un maître barbare ; cela est complètement faux ; ceux qui le disent sont de mauvaise foi ; ils ne savent rien des colonies françaises.

Ainsi, affirmer, par exemple, que les planteurs ont tout pouvoir sur les femmes esclaves est un mensonge.

Les négresses ne comprennent pas la différence qui existe entre les titres d'épouse et de maîtresse ; on leur proposerait de choisir entre eux qu'elles ne le sauraient pas ; sans dire dévergondées, elles se considèrent comme revenant de droit aux hommes blancs, ou noirs, sous le toit desquels elles vivent.

Une négresse africaine est à qui veut la prendre, une négresse créole à qui elle veut bien se donner, ou, pour être plus vrai, se vendre.

Ce n'est ni le fouet, ni l'esprit, ni la beauté qui domptent les belles esclaves, c'est l'or* ; toute aventure discrète, mystérieuse est impossible avec les négresses ; si elles consentent à être aimées *argent comptant, elles veulent avant tout qu'on le sache.

Tous les croisements de race proviennent donc d'unions clandestines, d'amours plus ou moins cachés entre blancs et noires, mais, nous le répétons, jamais entre blanches et noirs ; de plus les blancs n'épousent jamais les négresses, ce qui se comprend facilement, aux colonies surtout, où toutes les femmes de couleur, ou du moins la plus grande partie aujourd'hui, ont jadis été esclaves.

La race des mulâtres est donc originairement formée d'enfants naturels et considérée comme extra-morale et extra-légale. Si grande que soit leur intelligence, ils ne peuvent, aux colonies, effacer cette tache, stigmate indélébile qui les rejette au dehors de la société organisée dans laquelle on leur a refusé une place assignée, se fondant sur ce que leurs enfants eux-mêmes ne leur ressemblent pas et ne sont point de leur couleur ; produits par un caprice de la nature, ils sont seuls et demeurent seuls.

Heureusement, ceci n'est qu'un préjugé destiné à s'effacer.

Dans les colonies françaises, où toutes les familles blanches sont considérables, très distinguées généralement par leur éducation, mais imbues de préjugés étroits à l'endroit des hommes de couleur, les mulâtres sont impitoyablement repoussés ; en un mot, ces malheureux, si vastes que soient leurs capacités personnelles, si grandes que soient leurs qualités, sont, par une fatalité contre laquelle ils essayeraient vainement de se débattre, en butte au mépris des blancs et à la haine des noirs ; ces pauvres parias de la société coloniale ont tellement conscience de leur infériorité, qu'ils se courbent humblement ; et, à quelque degré d'honneur, de considération ou de fortune qu'ils appartiennent, ils demeurent toujours en dehors des autres classes privilégiées, blanches ou noires, sans tenter jamais de franchir la ligne de démarcation qui les en sépare.

Et maintenant nous fermerons cette longue parenthèse, et nous reprendrons notre récit où nous l'avons laissé, en revenant à l'ajoupa de maman Suméra, où le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie se trouvaient en présence.

Il y eut un silence assez long.

Le mulâtre, que, malgré son grade supérieur, la hautaine jeune fille n'avait pas autorisé à prendre un siège, se tenait debout devant elle, le chapeau à la main.

Bien qu'il conservât les apparences les plus respectueuses et presque les plus humbles en face Renée de la Brunerie, cependant un observateur aurait compris, en voyant ses sourcils froncés, les tressaillements nerveux des muscles de sa face, qu'une tempête terrible grondait sourdement dans le cœur de cet homme, et qu'il lui fallait une puissance de volonté immense, pour refouler ainsi le sentiment de sa dignité outragée.

-- J'attends, monsieur, dit enfin la jeune fille d'une voix brève en lui jetant un regard presque dédaigneux.

Au son de cette voix, le mulâtre tressaillit.

Il redressa sa haute taille, rejeta sa tête en arrière par un mouvement plein de noblesse, une expression de volonté énergique et de résolution implacable éclata sur son visage subitement transfiguré ; mais ce ne fut qu'un éclair ; presque aussitôt un sourire douloureux plissa les commissures de ses lèvres, un soupir ressemblant à un sanglot s'échappa de sa poitrine haletante, et se courbant respectueusement devant la jeune fille :

-- Vous êtes bien cruelle, mademoiselle, dit-il d'une voix douce, presque plaintive, pour un homme qui jamais ne vous a offensée, ni par ses paroles, ni par ses actions, ni même par ses regards.

-- Moi ! monsieur, fit-elle avec surprise, j'ai été cruelle envers vous ? Veuillez, je vous prie, m'expliquer ce que vous entendez par vos paroles que je ne puis et ne veux comprendre.

-- Mademoiselle...

-- Monsieur, interrompit-elle avec impatience, vous avez exigé cet entretien auquel, moi, je ne voulais pas consentir ; vaincue par vos obsessions j'ai cédé, de guerre lasse, à votre volonté. Et bien, maintenant, c'est moi qui exige, c'est moi qui ordonne ; parlez ! je le veux.

-- Madame, vous êtes reine et...

-- Pas de grands mots, de la franchise ; dites-moi, une fois pour toutes, ce que vous prétendez avoir à m'apprendre.

-- Oui, répondit Delgrès avec amertume ; finissons-en, n'est-ce pas, madame ?

-- Oui, certes, monsieur, finissons-en, car tout ceci me fatigue. Que peut-il y avoir de commun, s'il vous plaît, entre le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie ? Est-ce le service que par hasard vous m'avez rendu, qui suffit pour établir cette communauté à laquelle vous prétendez ? Je vous ai remercié, plus peut-être que je ne devais le faire ; cela ne suffit-il pas ? Parlez, monsieur, je suis riche ; combien vous dois-je encore ?

Ces paroles de mademoiselle de la Brunerie étaient cruelles : rien dans l'attitude de la jeune fille n'en diminuait le côté pénible.

-- Oh ! mademoiselle ! un tel outrage à moi !... s'écria Delgrès les dents serrées par les efforts qu'il faisait pour se contenir.

-- De quel outrage parlez-vous, monsieur ? reprit-elle ironiquement ; toute peine mérite salaire, toute bonne action, récompense ; on paye comme on peut ; mais cette récompense, ajouta-t-elle en scandant ses mots, ne doit, dans aucun cas, dépasser la valeur du service rendu. Faites vite, monsieur, parlez ; qu'avez-vous à me demander ?

-- Rien, mademoiselle, répondit sèchement Delgrès ; vous êtes libre de vous retirer.

La jeune fille fit un mouvement pour se lever, mais, après une courte hésitation, elle reprit son siège et, regardant fixement le mulâtre avec une expression de dédain, de hauteur et de pitié impossible à rendre :

-- Écoutez-moi monsieur, lui dit-elle, car si vous renoncez à parler, j'ai, moi, maintenant à vous entretenir ; puisque nous voici face à face et que vous l'avez voulu, vous connaîtrez ma pensée tout entière.

-- Je vous écoute avec le plus profond respect, mademoiselle, répondit l'officier en s'inclinant.

-- Il serait à souhaiter, monsieur, que vos paroles fussent moins alambiquées, vos manières moins respectueuses en apparence et que vos actes le fussent davantage en réalité.

-- Je ne vous comprends pas, mademoiselle.

-- Vous allez me comprendre, monsieur, je m'expliquerai franchement, loyalement ; je tiens à ce que vous saisissiez bien le sens de mes paroles, car cette fois est la dernière sans doute que nous nous rencontrerons face à face.

-- Peut-être, mademoiselle, répondit Delgrès d'une voix sourde.

-- Il en sera ce qu'il plaira à Dieu, monsieur ; mais jamais, par le fait de ma volonté, vous ne vous retrouverez comme aujourd'hui devant moi.

Renée de la Brunerie s'accouda négligemment sur l'angle de la table près de laquelle elle était assise, se pencha légèrement de côté, tourna, en la relevant, la tête de trois quarts, et, les yeux demi-clos, la bouche dédaigneuse.

-- Monsieur le commandant Delgrès, il ne convient pas, je le sais, aux femmes de s'occuper de politique ; vous me permettrez cependant, dit-elle avec une certaine amertume, de vous en dire un mot, mais un seul. Il a plu, un jour, à la Convention nationale, emportée par la fièvre de liberté qui l'enivrait, de décréter l'émancipation des noirs, mesure dont il ne me saurait convenir de discuter avec vous l'opportunité ; mais en décrétant la liberté des esclaves, la Convention nationale n'a pas, que je sache, ordonné en même temps l'esclavage des blancs, et livré ceux-ci en pâture aux caprices ou aux folles prétentions qui pourraient incontinent germer dans le cerveau exalté de certains des nouveaux affranchis...

-- Madame !...

-- Laissez-moi parler, monsieur, vous me répondrez après si bon vous semble. Les esclaves une fois libres, justice entière plus qu'entière, leur a été faite ; par suite d'un engouement qui n'a point produit les résultats qu'on en attendait, on a rendu accessibles aux nouveaux affranchis les plus hauts emplois civils, les grades militaires les plus élevés, dans les colonies et en Europe ; en Europe, qu'est-il advenu de cela ? je l'ignore mais dans les colonies le coup a été terrible. Après s'être emparés de presque toutes les positions administratives ou militaires, les noirs, loin de reconnaître les bienfaits dont on les comblait, ont prétendu être, à leur tour, les seuls maîtres, et prouver leur reconnaissance à ceux qui les avaient faits hommes et libres en organisant contre eux la révolte, le pillage et le massacre ; en un mot, leur cerveau trop faible pour ce nouveau breuvage, s'est grisé ; quelques-uns, plus audacieux que les autres, enorgueillis outre mesure par les changements presque subits opérés comme par miracle dans leur position, ont oublié leur origine...

-- Madame ! s'écria le commandant d'une voix tremblante.

-- Je ne cite aucun nom, monsieur, reprit-elle avec dédain, je parle en général ; je reprends : peu s'en est fallu même qu'ils ne se figurassent qu'ils avaient changé de couleur en devenant libres, et qu'ils étaient tout à coup devenus aussi blancs que leurs anciens maîtres ; ils ont poussé si loin cette illusion qu'ils ont osé lever les yeux sur les filles de ceux dont ils avaient été les esclaves, qu'ils les ont convoitées et qu'ils n'ont pas craint de prétendre s'allier avec elles. Ces prétentions sont aussi criminelles que ridicules, monsieur ; les noirs seront toujours noirs, quelle que soit la teinte plus ou moins foncée de leur visage ; cette dernière ligne de démarcation qui les sépare des blancs, jamais ils ne réussiront à la franchir ; les dames créoles ont trop le respect d'elles-mêmes, elles savent trop ce qu'elles doivent à elles et à leurs familles, pour céder aux protestations ou aux menaces de vengeance, que ces étranges séducteurs emploient tour à tour pour les convaincre.

-- Madame, en quoi ces paroles cruelles peuvent-elle s'adresser à moi ?

-- Ah ! fit mademoiselle de la Brunerie avec un rire nerveux ; vous avez donc compris enfin que ces derniers mots étaient à votre adresse, monsieur ? Eh bien, soit ; c'est de vous que je parle ; me croyez-vous donc aveugle ? Supposez-vous que je n'ai pas remarqué vos tortueuses manœuvres ; l'acharnement que vous mettez à me suivre en tous lieux et à vous trouver sur mon passage ? Vous m'aimez, monsieur, je le sais depuis longtemps. Osez me démentir ?

-- Eh bien ! non, madame, je ne vous démentirai pas ; oui, je vous aime.

-- Enfin, vous vous démasquez ? Vous l'avouez donc ?

-- Pourquoi le nierais-je puisque cela est vrai, et que vous me contraignez à vous le dire ? répondit Delgrès en se redressant et, pour la première fois, fixant sur la jeune fille un regard dont elle fut contrainte de détourner le sien.

-- Monsieur, vous m'insultez ! s'écria-t-elle, frémissante d'orgueil et de honte.

-- Non, madame, je vous réponds ; vous-même m'y avez invité. Exigez-vous que je me taise ? soit, je ne prononcerai plus un mot ; mais vous, qui m'avez abreuvé de tant d'outrages immérités, vous qui vous êtes montrée impitoyable pour la race malheureuse à laquelle j'appartiens, me retirerez-vous le droit de la défendre ?

-- Non, monsieur, parlez : je suis vraiment curieuse d'entendre cette justification.

-- Je n'ai pas à me justifier, madame, puisque je ne suis pas coupable. Nous sommes des affranchis, esclaves et fils d'esclaves, c'est vrai ; mais qu'est-ce que cela prouve ? Que nous appartenons, non pas à une race inférieure, ainsi que vous le prétendez, mais à une race malheureuse, opprimée, déshéritée entre toutes. Quel crime avons-nous commis qui nous rende passibles d'un châtiment si terrible ? Nous sommes noirs et vous êtes blancs ; vous êtes forts et nous sommes faibles ; vous êtes civilisés et nous sommes sauvages. Cela constitue-t-il un droit ? Mais l'histoire de l'esclavage traverse toutes les périodes de l'histoire du genre humain depuis son commencement jusqu'à ce jour. Chez les anciens comme au moyen âge, il y a eu des esclaves et ces esclaves étaient des blancs ; les blancs se sont relevés de cette dure condition, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de suivre leur exemple et de les imiter ? La parole du Christ, cette parole sublime prononcée il y a dix-huit siècles déjà : « Il n'y aura plus ni premier, ni dernier ; désormais vous serez tous égaux », demeurera-t-elle donc éternellement une lettre morte ? En réclamant la liberté universelle, le Christ n'a-t-il donc point parlé pour nous comme pour vous. Ne sommes-nous donc pas, comme vous, issus de la souche commune ? Adam n'est-il pas notre aïeul comme il est le vôtre ? Oh ! madame, ne creusons pas cette ornière où il y a du sang et de la boue ! Le hasard vous a fait naître blancs, le temps vous a fait libres ; jetés par les caprices de ce même hasard dans des pays où les conditions d'existence se trouvaient tellement précaires que la vie y devenait impossible, à moins d'une lutte de toutes les heures, de toutes les secondes, qui tenait votre esprit sans cesse en éveil, faisait fermenter votre cerveau et vous inoculait, pour ainsi dire, par la nécessité de vivre, l'obligation de la civilisation et du progrès, vous êtes devenus puissants ; et alors, nous, placés dans des condition plus douces, sous un ciel plus clément qui nous laissait paisiblement vivre tels que Dieu nous avaient créés, vous êtes venus, vous nous avez séduits, trompés, vaincus ; vous nous avez achetés comme des bêtes de somme, et, nous considérant comme des animaux à peine plus intelligents que ceux de vos forêts, vous nous avez refusé une âme et vous nous avez assimilés aux brutes !

-- Monsieur, ces déclamations théâtrales, qui sans doute produiraient beaucoup d'effet dans un club égalitaire, sont, il me semble, hors de saison, et n'ont rien à voir ici.

-- Il vous semble mal, madame ; ce ne sont pas des déclamations, mais des faits irrécusables : le serpent sur la queue duquel on marche se redresse et se venge ; l'homme que l'on outrage a le droit de se défendre ; car, bien que vous en disiez, madame, nous sommes des hommes, braves, forts, intelligents, autant et peut-être plus que la majorité de vous autres blancs, troupeau servile qui obéit sans murmures aux caprices les plus exagérés d'une espèce de fétiche inviolable qui transmet à ses descendants sa puissance ; nous, au contraire, malgré l'abrutissement dans lequel on a voulu nous plonger, nous avons grandi, nous avons senti, dans l'esclavage, au contact de votre civilisation, notre intelligence se développer ; quand a sonné enfin l'heure de la liberté, elle nous a trouvés prêts ; nous avons amplement prouvé depuis dix ans ce dont nous sommes capables ; et cela est si vrai, madame, que vous vous êtes épouvantés du réveil terrible de ce bétail humain que vous supposiez complètement idiotisé ; et aujourd'hui vous tremblez, vous avez peur de nous, vous voulez nous replonger dans cet esclavage dont l'initiative d'une Assemblée généreuse nous a fait sortir.

-- Oh ! monsieur, pouvez-vous ajouter foi à de tels mensonges ! La haine vous aveugle-t-elle à ce point ?

-- Je suis certain de ce que j'avance, madame ; mais nous mourrons tous avant de consentir à nous courber de nouveau sous le joug infamant qu'on prétend nous imposer ! Mais, pardon, madame, je me perds dans des considérations qui n'ont rien à faire ici ; je reviens à ce qui me regarde, ou plutôt regarde la malheureuse race à laquelle j'appartiens ; abolition de l'esclavage signifie liberté pleine, entière, sans limites autres que celles posées par les lois ; droits et devoirs égaux devant Dieu et devant les hommes. Si vous nous avez reconnus aptes à remplir des emplois honorables, à occuper des grades militaires importants, si devant les tribunaux une justice égale nous est accordée, pourquoi commettrions-nous un crime en voulant nous assimiler complètement à vous ? en essayant de fondre notre race dans la vôtre ? en un mot, en prenant pour épouses les femmes dont les pères s'allient depuis des siècles à nous ? Pourquoi, enfin, n'aurions-nous pas droit au mariage légal, lorsque depuis si longtemps on nous a imposé la honte cachée.

-- Monsieur !...

-- Oh ! ne vous récriez point, madame, je ne vous insulte pas, Dieu m'en garde, je constate un fait ; j'ai élevé dans mon cœur un autel dont vous êtes la divinité respectueusement adorée ; je reconnais le premier l'impossibilité de ce rêve que, malgré moi, hélas ! mon cœur caresse follement. Le préjugé, à défaut de la justice, élève entre nous une infranchissable barrière ; nous ne sommes à vos yeux que de misérables esclaves à peine affranchis, et vous ne songez pas, dans votre implacable orgueil, que ces esclaves, c'est vous qui les avez faits contre toutes lois divines et humaines ; vous nous haïssez, nous que vous avez civilisés, et si nous nous redressons, si nous osons protester, vous nous jetez comme un outrage notre couleur à la face. Oh ! madame ! ajouta Delgrès d'une voix qui d'abord fière et presque menaçante, s'attendrissait de plus en plus, vous êtes jeune, vous êtes bonne, vous êtes belle, oh ! radieusement belle ! je vous en supplie, vous la fille de mon bourreau, soyez clémente, plaignez-nous, ne nous méprisez pas !

Et, au fur et à mesure qu'il parlait, il s'inclinait devant cette jeune fille, fière et imposante comme une reine, et, lorsqu'il se tut, il se trouva un genou en terre devant elle.

Il se passa alors une chose étrange ; les traits si rigidement contractés de mademoiselle de la Brunerie se détendirent peu à peu, son visage, dont l'expression était si fière et si hautaine, s'adoucit graduellement, prit presque à son insu une expression de douceur et de bonté touchante, et deux perles se posèrent, tremblotantes, à l'extrémité de ses longs cils ; elle se pencha vers cet homme si humblement agenouillé devant elle, elle tendit la main.

-- Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle d'une voix suave et pure comme un soupir de harpe éolienne.

-- Madame, répondit avec émotion le mulâtre en touchant presque craintivement cette main, vous avez eu pitié de moi, soyez bénie ! Ces deux larmes que vous avez laissé couler sont tombées sur mon cœur comme un baume divin, je suis heureux ; vous avez compris tout ce qu'il y a de respect, d'admiration et de dévouement pour vous dans l'âme de ce pauvre mulâtre, qui, croyez-le bien, saura, quoi qu'il arrive, demeurer digne de vous et de lui. Vous êtes un ange, et les anges, on les prie, on les invoque à l'égal du Dieu qui les a donnés aux hommes pour apprendre à souffrir et à se vaincre. Oubliez, je vous en conjure, tout ce que j'ai osé vous dire, quand, dans un moment de folie, mon cœur débordait malgré moi, et ne voyez plus en moi, à l'avenir, que le plus humble, le plus dévoué et le plus respectueux de vos esclaves.

-- Monsieur, je me suis montrée bien injuste, bien cruelle peut-être envers vous qui m'avez rendu de si éminents services, répondit Renée avec un sourire ; mais j'en suis heureuse, maintenant que cette cruauté m'a permis de vous juger tel que vous devez l'être, et de reconnaître tout ce qu'il y a de véritable grandeur dans votre âme généreuse et réellement noble. Tout nous sépare, rien ne pourra jamais nous réunir ; mais soyez-en convaincu, à défaut d'autre sentiment, vous avez mon estime tout entière.

-- Je vous remercie mille fois, madame, pour ces touchantes paroles. Votre estime, c'est plus que dans mes rêves j'aurais jamais osé espérer. Oh ! je le savais bien, moi, que vous êtes aussi bonne et aussi pitoyable que vous êtes belle.

En ce moment la porte du fond s'ouvrit brusquement, et l'Œil Gris entra résolument dans la chambre.

Les deux acteurs de cette scène, surpris de cette apparition imprévue, tressaillirent imperceptiblement ; mais tous deux ils bénirent, dans leur for intérieur, cette interruption providentielle ; leur position en face l'un de l'autre commençait, ils ne pouvaient se le dissimuler, à devenir très difficile.

-- Commandant Delgrès, dit le nouvel arrivant, je vous présente mes hommages ; mademoiselle de la Brunerie, il se fait tard, il est temps de partir.

-- Déjà ! s'écria vivement la jeune fille sans songer probablement à ce qu'elle disait.

-- Déjà est charmant ! reprit en riant le Chasseur. Voilà, sans reproche, mademoiselle, plus de deux heures que vous êtes ici ; vous avez eu le temps, Dieu me pardonne, de boire le lait de toutes les chèvres de maman Suméra.

-- Oh ! mon Dieu, il est si tard ! Viens, petite, répondit mademoiselle de la Brunerie, en s'adressant à sa menine toujours accroupie à ses pieds ; lève-toi, fillette, et partons.

Le chasseur se tourna alors vers le commandant Delgrès, immobile au milieu de la pièce.

-- Commandant, lui dit-il, jusqu'à présent nous n'avons eu qu'une très faible sympathie l'un pour l'autre.

-- C'est vrai, répondit en souriant légèrement le mulâtre.

-- Voulez-vous me permettre de serrer votre main.

-- Avec plaisir, monsieur, quoique je ne comprenne pas d'où vous vient cet intérêt que vous me témoignez subitement.

-- Que voulez-vous, commandant ? dit le Chasseur avec une charmante bonhomie, je suis un homme singulier, moi ; j'éprouve ainsi de temps en temps le besoin de serrer la main d'un homme de cœur, cela me change un peu des affreux gredins auxquels je suis souvent forcé de faire bonne mine. Voilà pourquoi, bien que nous ne soyons pas complètement de la même opinion sur certaines choses, je demande à serrer votre main loyale.

-- La voilà, monsieur, dit le commandant : soyez certain que c'est avec plaisir que je vous la donne.

-- Eh bien, ma foi, commandant, vous me croirez si vous voulez, c'est réellement avec joie que je vous présente la mienne.

-- Père, je vous attends, dit alors la jeune fille.

-- Je suis à vos ordres, chère enfant.

Renée de la Brunerie s'adressa alors au mulâtre :

-- Commandant, lui dit-elle avec un bon sourire, je me retire ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Cependant croyez que je conserverai toujours un excellent souvenir de cette entrevue. Adieu.

-- Adieu, madame, soyez heureuse, c'est le plus ardent de mes vœux, répondit Delgrès en saluant la jeune fille. Soyez convaincue que, de près ou de loin, sur un signe de vous, je donnerai avec joie ma vie pour vous éviter non pas un chagrin, mais seulement un ennui.

Après s'être une seconde fois incliné, le commandant Delgrès sortit précipitamment de l'ajoupa.

-- Cet homme se fera tuer peut-être avant huit jours, murmura le Chasseur avec un accent de tristesse ; son cœur est trop grand, et son intelligence trop vaste, pour les misérables qui l'entourent et ne sauraient le comprendre.

Dix minutes plus tard, la cavalcade se remettait en marche.

-- Nous retournons à l'habitation, n'est-ce pas, chère enfant ? dit le chasseur à la jeune fille.

-- Pourquoi cela ? demanda Renée.

-- Dame ! parce qu'il est trois heures et demie et que nous n'avons plus rien à faire, il me semble, ajouta-t-il avec intention.

La jeune fille sourit et le menaça du doigt.

-- Rentrons, puisque vous le voulez, répondit-elle.

-- Ô femmes ! murmura le vieux philosophe à part lui, dans le cœur de la plus sage et de la plus pure il y a toujours place pour le mensonge !

Et, se remettant à la tête de la cavalcade, il reprit tout pensif le chemin de l'habitation de la Brunerie.

Quant à Renée, elle rêvait.

À quoi ?

Qui saurait deviner ce qui se passe dans le cœur d'une femme ou plutôt d'une jeune fille, surtout quand cette jeune fille a dix-sept ans et que pour la première fois elle sent les palpitations mystérieuses de son cœur.

XIII -- Où le commandant Delgrès se proclame chef suprême des nègres de la Guadeloupe.

Le général Magloire Pélage avait été mal informé par l'aide de camp qui lui avait donné les détails de la prise du fort de la Victoire par le capitaine Paul de Chatenoy.

Il avait donc, malgré lui, commis une erreur lorsque, en rendant au général Richepance compte de l'occupation de cette forteresse, il lui avait dit que le capitaine Ignace, commandant la garnison, s'était échappé par une poterne dérobée avec tout son monde, tandis que le capitaine de Chatenoy entrait dans la place à la tête de ses soldats.

Voici comment les choses s'étaient passées : il est important de bien faire connaître les détails de cette action pour l'intelligence des faits qui vont suivre.

La capitaine Paul de Chatenoy, d'après l'ordre qu'il avait reçu du général Magloire Pélage, avait pris le commandement de deux compagnies de grenadiers et s'était rendu immédiatement au fort de la Victoire.

À peine était-il arrivé sur les glacis du fort que plusieurs personnes étaient accourues pour lui annoncer que les postes étaient tous relevés déjà ; que les soldats qui précédemment les occupaient, après avoir été désarmés et déshabillés, c'est-à-dire contraints à quitter leur uniforme, étaient sortis du fort et avaient été aussitôt conduits au rivage et embarqués à bord des frégates.

Tout d'abord, ces rapports semblèrent au capitaine exagérés et contradictoires ; de plus, une certaine agitation tumultueuse, qu'il crut apercevoir dans le fort et dont il lui fut impossible de déterminer la cause, commença à éveiller ses soupçons.

Il allait ordonner à ses soldats de s'avancer contre le fort à la baïonnette, lorsque le capitaine Ignace parut à l'improviste et accourut vers lui.

Le capitaine Ignace avait les traits bouleversés ; il affectait un profond désespoir.

Nous constaterons tout d'abord que l'officier noir, au lieu d'obéir aux ordres du commandant Delgrès et de se retirer sans coup férir, inquiet de la modération de son chef et voulant le contraindre à entamer le plus tôt possible les hostilités, afin de le compromettre sans retour aux yeux du général commandant en chef de l'expédition, s'était tracé un plan dont la démarche qu'il tentait en ce moment était le prologue.

-- Capitaine ! demanda-t-il brusquement au capitaine de Chatenoy, où en sommes-nous ?

-- Nous en sommes au comble de nos vœux, répondit franchement le capitaine ; tout s'est passé à notre entière satisfaction ; blancs et hommes de couleur, nous sommes tous maintenant militaires et Français, nous ne devons plus connaître que l'obéissance envers nos supérieurs.

-- L'obéissance ? murmura Ignace avec doute.

-- Soyez certain, capitaine, qu'on vous rendra justice, se hâta d'ajouter le jeune officier français.

-- Oui, répliqua le capitaine Ignace avec une feinte indignation, mais, en attendant, les troupes coloniales sont mécontentes ; pendant le débarquement d'aujourd'hui leurs officiers ont été en butte au mépris général des officiers et des soldats européens ; on a affecté de les laisser à l'écart.

-- C'est vrai, mais une éclatante réparation leur a été faite par le général en chef, en la personne du général Magloire Pélage.

-- Pélage est un traître et un lâche ! s'écria le capitaine Ignace avec violence.

-- Que signifient ces paroles, capitaine ? demanda M. de Chatenoy avec une certaine vivacité.

-- On chasse les troupes coloniales des forts et des casernes sans motifs plausibles et de la manière la plus honteuse, reprit le capitaine Ignace sans répondre à la question qui lui était adressée ; les compagnies prétendent qu'elles n'évacueront point leur poste.

-- Qu'osez-vous me dire ? s'écria le capitaine ; les compagnies ne sont donc pas sorties du fort ?

-- Non, elles ne sont pas sorties ; elles sont résolues à ne point sortir.

-- On m'a donc trompé en m'assurant qu'elles avaient été relevées !

-- J'ignore ce qu'on vous a annoncé, monsieur ; quant à moi, je vous dis ce qui est.

-- Prenez garde, monsieur ! répondit sèchement M. de Chatenoy.

-- Que puis-je faire dans cette circonstance difficile, capitaine ? Je suis seul contre tous.

-- Vous mentez, monsieur !

-- Capitaine !

-- Je l'ai dit et je le répète.

-- Monsieur, je ne souffrirai pas une telle injure ! s'écria le mulâtre avec fureur.

-- Vous la souffrirez, monsieur, répondit l'officier français ; car c'est vous, vous seul et non vos soldats, qui en ce moment méditez une trahison.

-- Moi ?

-- Oui, vous ! Je vous croyais de l'honneur, vous militaire et Français ; je vous croyais attaché à votre femme et à vos enfants, vous, père de famille.

-- Monsieur ! s'écria le mulâtre avec un trouble intérieur.

-- Songez à vos serments ! songez à votre patrie continua énergiquement le capitaine ; songez à ce que vous avez de plus cher au monde.

-- Serais-je donc venu vous parler ainsi que je l'ai fait, capitaine ? répondit le mulâtre ; si je n'étais pas un soldat brave et honnête ?

-- Pas d'ambages, monsieur, reprit sévèrement le capitaine ; faites votre devoir sans plus hésiter. Mais brisons-là ; retirez-vous, monsieur, bientôt je serai sur vos pas.

-- Soit ! répondit le capitaine Ignace avec ressentiment, je me retire, mais je décline la responsabilité de ce qui va se passer.

-- Je l'accepte, moi, monsieur, répondit le capitaine de Chatenoy avec un méprisant dédain.

Le capitaine Ignace fit un léger salut que M. de Chatenoy ne lui rendit pas, et il rentra à pas précipités dans la place.

Le jeune officier comprit que le commandant du fort de la Victoire n'avait voulu que l'amuser par de fausses protestations de dévouement, tandis que ses complices se préparaient à la résistance ; il ne voulut pas laisser à la révolte le temps de s'organiser, et il se résolut à agir immédiatement avec une grande vigueur ; en conséquence, il appela autour de lui tous ses officiers, les mit en quelques mots au courant de ce qui s'était passé entre le capitaine Ignace et lui, se mit à leur tête, fit battre la charge, croiser la baïonnette, pénétra brusquement et à l'improviste dans la forteresse et surprit la garnison, qui, sans essayer une défense désormais impossible, chercha son salut dans la fuite et évacua le fort dans le plus grand désordre, suivie de ses officiers.

Le capitaine de Chatenoy ne jugea pas prudent, à cause de l'heure avancée, de poursuivre les fuyards ; il se contenta de faire occuper tous les postes et d'assurer ainsi la prise de possession de la forteresse.

Cependant, ces faits si simples, commentés par la malveillance, dénaturés par l'envie et la haine implacable des officiers venus de l'île de la Dominique sur la frégate la Pensée, et qui entouraient constamment le général en chef, lui furent présentés sous un jour si odieux ; la culpabilité apparente, la trahison soi-disant évidente du général Magloire Pélage, furent si bien établies, que Richepance, malgré ce qui s'était passé entre lui et cet officier, ignorant encore sur quel terrain brûlant il posait le pied, redoutant surtout pour ses troupes cette trahison dont on faisait sans cesse miroiter à ses yeux le fantôme menaçant, se résolut à prendre une mesure que, du reste, il ne tarda pas à regretter amèrement, et qui produisit le plus mauvais effet sur les habitants de la Pointe-à-Pitre, tous honnêtes et franchement dévoués au gouvernement français.

Par l'ordre du général en chef, deux officiers et vingt-cinq soldats se rendirent à la maison habitée par le général Magloire Pélage. Ils lui annoncèrent qu'il devait, jusqu'à nouvel ordre, demeurer prisonnier chez lui, où ils étaient chargés de le garder à vue.

Le général Magloire Pélage ne manifesta ni surprise, ni indignation, à cette étrange nouvelle ; un sourire triste erra sur ses lèvres, et de cette voix calme qui lui était habituelle :

-- J'obéis, citoyens, fit-il ; le général en chef croit avoir des motifs pour prendre cette mesure sévère envers moi, que sa volonté soit faite ; je vous prends à témoin de mon entière et parfaite soumission à ses ordres.

Les deux officiers allaient se retirer et laisser le général seul, lorsqu'on amena devant eux une mulâtresse disant se nommer maman Mélie et demandant avec insistance à être introduite auprès du général Pélage.

-- Quel motif vous amène ? lui demanda le général après l'avoir examinée pendant une seconde avec une sérieuse attention.

Cette femme voulait sans doute, par une preuve non équivoque de dévouement, réparer la faute que quelques jours auparavant elle avait commise à l'anse à la Barque, faute dont, on s'en souvient, l'Œil Gris l'avait si rudement châtiée ; elle ne se laissa pas intimider par les regards qui pesaient sur elle ; après un salut fait à la ronde, elle se hâta de répondre :

-- Missié général, dit-elle avec un nouveau salut, cette nuit, obligée à faire un petit voyage pour les affaires de mon commerce, je me trouvais près de la Rivière Salée et je me préparais à la traverser, lorsque tout à coup, je me suis trouvée presque en présence, au moment où j'y pensais le moins, ce qui m'a fait une grande peur, de missiés Ignace, Palème, Massoteau, Cadou, et encore plusieurs autres officiers des troupes coloniales.

-- Vous êtes certaine de ce que vous me dites ? s'écria vivement le général Pélage ; vous connaissez donc les personnes dont vous parlez !

-- Je les connais beaucoup, oui, missié général ; je suis bien sûre de ce que je vous annonce.

-- Très bien ! Continuez.

-- Ces officiers n'étaient pas seuls, ils avaient avec eux plus de deux cents soldats des troupes coloniales ; tous étaient armés de sabres, fusils et baïonnettes ; ils paraissaient très pressés ; ils ont gagné presque en courant le canton du Petit-canal ; heureusement pour moi, j'étais cachée, ils ne m'ont pas vue, mais je les voyais bien, moi.

-- Ah ! fit le général sans écouter les dernières observations de la mulâtresse. Et après ? ajouta-t-il en fronçant les sourcils.

-- En arrivant au canton du Petit-canal, ils se sont embarqués dans des pirogues qui se trouvaient là.

-- Dans quel but ? Le savez-vous ?

-- Dame ! missié général, ce ne peut être que dans celui de se rendre à la Basse-Terre ; je crois même le leur avoir entendu dire, mais je n'en suis pas certaine et je n'oserais point l'affirmer.

-- C'est vrai, murmura le général d'un air rêveur, hélas ! Qu'arrivera-t-il de tout cela ? Dieu veuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas ! Citoyens, ajouta-t-il en s'adressant aux officiers, vous avez entendu les paroles de cette femme, vous comprenez combien l'avis qu'elle me donne est important ! Me permettez-vous de me rendre avec elle auprès du général en chef ?

Les deux officiers se consultèrent du regard, puis l'un d'eux répondit :

-- Mon général, vous connaissez la consigne sévère qui nous a été donnée, nous permettez-vous de vous accompagner ?

-- Soit ! dit-il doucement. Allons citoyens.

Ils sortirent.

Depuis près de trois heures le général en chef était enfermé avec un chasseur, porteur, disait-on, de nouvelles de la plus haute importance ; sa porte était défendue, nul ne pouvait pénétrer jusqu'à lui.

Le général Pélage reprit tristement le chemin de sa demeure ; il allait y rentrer lorsqu'il rencontra le capitaine de Chatenoy, son aide de camp, qui en sortait et venait au-devant de lui ; le général fut heureux de le voir ; il le chargea de reconduire maman Mélie auprès du général en chef, et il ajouta certaines observations sur la gravité des nouvelles données par la mulâtresse ; en appuyant sur la nécessité de l'interroger sans retard. Le capitaine promit au général de s'acquitter de la mission qu'il lui confiait et il s'éloigna en emmenant la mulâtresse.

Au reste, deux heures plus tard, le général Richepance vint en personne lever, à la tête de tout son état-major, les arrêts du brave officier, en lui exprimant tous ses regrets de s'être laissé aller à prendre une mesure qu'il regrettait sincèrement.

Cette fois, la réconciliation fut définitive entre les deux généraux ; les ennemis de Pélage ne réussirent plus, malgré tout ce qu'ils tentèrent dans l'ombre, à altérer la confiance de Richepance dans la loyauté de Pélage, et sa réputation ne souffrit plus aucune atteinte.

Malheureusement, cette faiblesse passagère du général Richepance, et plusieurs autres imprudences que, sur les insinuations des officiers venus de la Dominique, il fut amené à commettre, et qui ne purent être réparées à temps, produisirent, il faut en convenir, les fruits les plus amers.

La plus sérieuse et en même temps la plus grave de ces imprudences, fut l'occupation brutale des forts par les troupes françaises, au détriment des troupes coloniales, dont on était très satisfait, et les rigueurs dont on usa maladroitement envers les officiers de ces troupes, qui tous, pour la plupart, avaient donné des preuves réelles de dévouement pendant les troubles.

Un certain officier, dont nous ne voulons pas mettre le nom dans un ouvrage comme celui-ci, officier un peu trop dévoué peut-être à l'ex-capitaine général Lacrosse, prit ou feignit de prendre pour une armée commandée par le mulâtre Ignace le faible détachement laissé par le capitaine de Chatenoy pour la sécurité du fort, après le départ des noirs. Sur cette vision fantastique, cet officier, trompant la religion du général en chef, obtint d'abord l'arrestation provisoire du général Pélage, puis l'ordre de pénétrer la baïonnette en avant dans la forteresse et de renverser tout ce qui s'opposerait à son passage.

Les hommes de garde, ainsi attaqués à l'improviste, n'eurent que le temps de fuir et de se précipiter du fort dans la campagne voisine, sur les traces des soldats du capitaine Ignace, qu'ils allèrent rejoindre.

Ils répandirent l'alarme partout et firent croire à leurs camarades qu'on voulait les traiter en ennemis.

C'était de cette inqualifiable échauffourée que le capitaine de Chatenoy venait se plaindre amèrement au général en chef, lorsqu'il rencontra le général Pélage, qu'il avait tenu, comme c'était son devoir, à avertir d'abord.

Grâce au récit impartial du capitaine, les choses s'éclaircirent ; une justice éclatante fut rendue au général Pélage ; le malencontreux officier fut honteusement cassé, mais le mal était irréparable.

Il devait avoir des conséquences désastreuses.

Avec le caractère emporté, versatile des créoles et des mulâtres, il ne pouvait en être autrement.

La désertion que causa cette affaire parmi les troupes coloniales engendra bientôt la révolte, qui amena la guerre civile avec toutes les horreurs qu'elle entraîne avec elle : les massacres, les incendies et la ruine des plus riches plantations.

On aurait facilement prévenu tant de désastres, si certains officiers nouvellement débarqués s'étaient abstenus de traiter aussi outrageusement qu'ils le firent les soldats noirs ; peut-être serait-on parvenu à les prévenir encore, malgré ces insultes faites si cruellement à dessein, si en même temps qu'une partie des troupes de l'expédition française débarquait à la Pointe-à-Pitre, une autre partie eût mis pied à terre à la Basse-Terre.

Les mécontents, tenus ainsi en respect, n'auraient pas eu le temps de se rallier dans cette dernière ville ; de s'y mettre en défense, et d'y causer tout le mal qu'ils y firent.

Nous n'émettons pas ici une opinion qui nous soit complètement personnelle, mais elle fut alors hautement affirmée par les hommes les plus compétents qui furent témoins ou acteurs dans cette déplorable insurrection, et particulièrement par le général Gobert dans son rapport officiel au ministre de la marine.

Si nous ne l'avons déjà dit, nous l'affirmons en toute sincérité, le fond historique des faits que nous rapportons est absolument exact.

Aussitôt après avoir levé les arrêts du général Pélage, Richepance convoqua un conseil de guerre afin d'arrêter le plan des opérations de la campagne qui allait s'ouvrir d'un instant à l'autre contre les rebelles qu'on ne voyait pas encore, mais dont l'influence se faisait déjà sourdement sentir, et dont il était surtout urgent de prévenir, autant que cela serait possible, les mouvements, et essayer de neutraliser les efforts en manœuvrant contre eux avec rapidité et vigueur.

Il fut convenu dans ce conseil que les généraux Sériziat et Dumoutier resteraient à la Pointe-à-Pitre avec les troupes indispensables pour garder les passages de la rivière Salée et maintenir le bon ordre dans la Grande-Terre.

Le général Richepance avait donné au général Sériziat l'ordre de quitter l'île de Marie-Galante et de le rejoindre à la Pointe-à-Pitre, ordre auquel le général Sériziat s'était hâté d'obéir.

Six cents hommes de la quinzième demi-brigade, guidés par l'Œil Gris, partirent par la voie de terre avec mission d'occuper fortement les Trois-Rivières, petit bourg situé à trois lieues de la Basse-Terre et qui est, pour ainsi dire, un poste avancé de cette ville ; les deux bataillons de la soixante-sixième demi-brigade, présentant un effectif de quinze cents hommes, furent embarqués sur les frégates, afin d'être dirigés par mer sur la Basse-Terre.

Malheureusement, l'entrée du port de la Pointe est tellement étroite, le chenal si mauvais, que les bâtiments sont contraints d'attendre le calme pour se faire touer au dehors par deux canots, manœuvre fort longue et passablement difficile.

On fut contraint de transférer les deux bataillons des frégates sur les vaisseaux mouillés en face du Gozier, manœuvre qui causa une perte de temps considérable*. *Pour comble de malheurs, les vents contraires obligèrent les vaisseaux à louvoyer ; de sorte que l'expédition mit trois longs jours pour se rendre de la Pointe-à-Pitre à la Basse-Terre ; trajet qui, en temps ordinaire, s'exécute en quelques heures seulement.

Nous laisserons, quant à présent, les vaisseaux bouliner et louvoyer bord sur bord, et, usant de notre privilège de romancier, nous nous rendrons à la Basse-Terre et nous assisterons aux faits qui se passaient dans cette ville, tandis que l'expédition dirigée contre elle était empêchée et retenue au large, au grand déplaisir du général Richepance et de ses soldats.

Pendant que le général en chef se préparait à prendre une vigoureuse offensive, l'aspect de la Basse-Terre avait complètement changé.

Cette ville, essentiellement commerçante, si calme, si tranquille d'ordinaire, était en proie à une agitation et à une inquiétude sourde qui croissaient d'heure en heure, sans que rien de positif fût cependant venu justifier encore l'appréhension générale ; des rumeurs de mauvais augure circulaient dans la population ; on ne savait rien, et pourtant on s'attendait à un conflit prochain, à une catastrophe terrible.

On se préparait à quoi ? Nul n'aurait su le dire.

Mais la terreur planait sur la ville ; les habitants étaient tristes et sombres comme s'ils eussent pressenti qu'ils étaient à la veille de grands et sérieux événements.

On s'abordait avec crainte dans les rues ; on se réunissait sur les places ; tous les regards se fixaient avec anxiété sur la mer ; chacun communiquait ses appréhensions d'une voix basse et étranglée, la pâleur au front, le doute et le désespoir au cœur.

Les habitants avaient tout à redouter des hommes de couleur ; la conduite de ceux-ci commençait à devenir peu rassurante, s'accentuait de plus en plus contre les blancs, dont le nombre était considérable dans la ville, et menaçait dans un avenir prochain de tourner complètement à la révolte déclarée.

Les yeux se tournaient surtout avec crainte, vers deux hommes : Delgrès, commandant de l'arrondissement et Gédéon, commandant de la place, qui tenaient en ce moment entre leurs mains le sort de la population toute entière.

Que feraient ces deux hommes ? Resteraient-ils fidèles à leur devoir militaire, ou bien résisteraient-ils aux ordres du général en chef et proclameraient-ils hautement l'insurrection ?

Telles étaient les questions que chacun s'adressait et auxquelles personnes n'aurait répondu affirmativement ou négativement.

Les commandants Delgrès et Gédéon ne laissaient échapper aucun mot qui pût les compromettre, et ne prenaient, ostensiblement du moins, aucune mesure inquiétante.

La situation se compliquait de plus en plus et prenait les proportions menaçantes d'un problème insoluble.

Le 17 floréal, un noir fugitif du fort de la Victoire arriva, vers trois heures de l'après-dînée, d'un air effaré, dans la ville.

Cet homme paraissait en proie à une terreur folle ; il répandait sur son passage les bruits les plus sinistres : à l'entendre, la Grande-Terre tout entière était à feu et à sang ; elle brûlait comme une ardente fournaise ; les Français débarqués à la Pointe-à-Pitre, massacraient la race noire et tous les gens de couleur, avec des raffinements de barbarie épouvantables.

Le commandant Delgrès ordonna d'arrêter cet homme ; il le fit immédiatement mettre au cachot comme colporteur de fausses nouvelles et débitant des impostures qui pouvaient causer la plus terrible explosion parmi le peuple :

Cette mesure du commandant fut bien accueillie de la population qu'elle rassura sur ses intentions.

Mais celui-ci attendait comme un tigre qui guette l'homme qui s'était chargé d'être son émissaire, et dans lequel seul, il avait promis d'avoir confiance.

Son attente ne fut pas longue.

Le lendemain, vers huit heures du matin, au moment où il achevait de déjeuner avec le commandant Gédéon, un homme fut introduit dans la salle où les deux officiers causaient tout en fumant leur cigare.

Cet homme était Noël Corbet.

-- Enfin, c'est vous ! s'écria Delgrès en se levant et s'élançant à sa rencontre.

-- C'est moi, oui, commandant, répondit Noël Corbet d'une voix sourde.

-- M'apportez-vous des nouvelles ?

-- Oui, et de terribles !

Les deux officiers remarquèrent alors que Noël Corbet se soutenait à peine et qu'il semblait accablé de fatigue et de besoin ; ils le firent asseoir à table entre eux et ils le contraignirent à prendre quelques aliments pour réparer ses forces.

-- Maintenant dit le créole au bout de quelques minutes, me voici prêt à vous répondre ; interrogez-moi, que voulez-vous savoir ?

-- Tout ! s'écrièrent à la fois les deux officiers.

-- Ne nous cachez rien, mon cher Corbet, ajouta le commandant Delgrès, il est important que vous nous mettiez complètement au courant de ce qui se passe, afin que nous puissions prendre, sans perdre une seconde, les précautions urgentes que nécessitent ou plutôt que nécessiteront les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés.

-- Puisqu'il en est ainsi, écoutez-moi, citoyens, vous allez tout savoir, dit Noël Corbet avec amertume ; puis vous agirez selon que votre loyauté et votre conscience vous l'ordonneront.

Alors cet homme rapporta à peu près dans les mêmes termes mais avec plus de mesure, les mensonges racontés la veille par le pauvre diable que le commandant Delgrès avait fait arrêter.

Noël Corbet, tout à la haine qui lui mordait le cœur, suivait avec anxiété sur les traits de ses auditeurs les diverses émotions qui s'y reflétaient tour à tour comme sur un miroir, au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit.

Le commandant Delgrès était ébranlé, mais il hésitait encore ; tant d'atrocités lui semblaient impossibles. Noël Corbet lui présenta alors, comme dernier et irréfutable argument, un exemplaire de la proclamation du général Richepance, proclamation dans laquelle celui-ci prenait seulement le titre de général en chef et non celui de capitaine-général.

La vue de ce document acheva de persuader le commandant Delgrès ; convaincu que son implacable ennemi Lacrosse avait repris le gouvernement de la Guadeloupe, sachant qu'il avait tout à redouter de lui, il n'hésita plus.

Chaudement appuyé par Gédéon et Noël Corbet, ses deux séides, poussé au désespoir par la haine qu'il nourrissait contre Lacrosse, le commandant Delgrès expédia, séance tenante, des émissaires dans tous les cantons environnants, avec ordre de faire rentrer à la Basse-Terre tous les détachements en garnison et de soulever les nègres cultivateurs.

Un très grand nombre de ces derniers accoururent aussitôt, ils n'attendaient qu'un signal.

Ceux, en très petit nombre qui essayèrent de résister ou montrèrent de l'hésitation furent par la force contraints de marcher.

La ville se remplit de cette multitude.

Le même jour, vers dix heures du soir, arrivèrent Ignace, Palème, Cadou et les autres officiers coloniaux ; Massoteau seul manquait, il avait péri pendant le trajet du Petit-canal au Lamentin, sans qu'on ait jamais su de quelle façon.

Ces officiers étaient suivis de cent cinquante à deux cents soldats qu'ils avaient entraînés dans leur fuite, de plus, ils poussaient devant eux, la baïonnette dans les reins, tous les nègres que, pendant leur route, ils avaient réussi à arracher à leurs ateliers.

L'apparition subite de ces hordes sauvages, leurs vociférations, leurs hurlements, plongèrent la ville dans la plus grande épouvante et le plus effroyable désordre.

Tout le monde fuyait.

Les femmes, échevelées, éperdues, tenant leurs enfants dans les bras ou les traînant à leur suite, couraient çà et là à moitié folles de terreur, et sans savoir où se réfugier.

Heureusement, plusieurs bâtiments de commerce se trouvaient en rade ; ils recueillirent à leurs bords un grand nombre de fugitifs ; d'autres s'embarquèrent dans de frêles pirogues, avec leurs effets les plus précieux, et se sauvèrent dans les îles voisines.

C'était un deuil général ; la Basse-Terre ressemblait à une ville prise d'assaut et mise à sac ; on n'entendait de toutes parts que des prières, des sanglots et des lamentations ; les blancs croyaient toucher à leur dernière heure.

Le commandant Delgrès, à la vue de ce tumulte immense, de ce trouble général, de cette fuite désespérée et de l'horrible effroi que causait aux habitants cette multitude hurlante de nègres, se laissa emporter plus loin, peut-être, qu'il n'aurait voulu ; il se fit une idée erronée de sa puissance et des forces dont il disposait ; il se persuada que l'heure de la délivrance qu'il rêvait depuis si longtemps allait enfin sonner pour la race noire.

Alors, se croyant en état de ne plus rien ménager, il leva résolument le masque, proclama hautement l'insurrection et s'en déclara le chef suprême.

Par son ordre, les troupes de ligne et les gardes nationaux sédentaires se réunirent au Champ de Mars ; il les passa en revue, et pour tout discours il ne leur dit que ces quelques mots qui, du reste, avaient une signification terrible et renfermaient sa pensée tout entière :

-- Mes amis, on en veut à notre liberté ; sachons la défendre en gens de cœur ; préférons la mort à l'esclavage.

Des applaudissements frénétiques lui répondirent.

Le commandant Delgrès, adressant ensuite la parole au petit nombre d'Européens mêlés à ces troupes en qualité de soldats ou de gardes nationaux, leur dit avec toutes les apparences de la franchise et de la loyauté :

-- Quant à vous, citoyens, je n'exige pas que vous combattiez avec nous contre vos frères qui peut-être se trouvent dans les rangs de la division française, ce serait vous imposer un devoir trop cruel, déposez vos armes, je vous permets de vous retirer ensuite où bon vous semblera, sans crainte d'être inquiétés.

Son discours aux autres gardes nationaux fut à peu près le même ; il affecta surtout de leur témoigner une grande considération, mais, dans son for intérieur, il n'avait pas la moindre confiance en eux.

En effet pour la plupart bien qu'ils fussent hommes de couleur, c'étaient des pères de famille et des négociants se souciant peu d'abandonner leur foyers pour combattre les troupes françaises à propos d'une liberté et d'une indépendance qui leur étaient déjà acquises, et risquer ainsi non seulement de perdre ce qu'ils possédaient, mais encore d'être tués pour défendre une cause à laquelle il n'avaient plus aucun intérêt.

Puis, le défilé commença, aux acclamations des nègres dont le tafia augmentait l'enthousiasme dans des proportions réellement effrayantes pour la sûreté générale.

Trompés par l'air de franchise et la bonhomie du commandant Delgrès quelques soldats européens et gardes nationaux eurent la simplicité d'ajouter foi à ses paroles ; ils se rendirent au fort Saint-Charles, où étaient leurs casernes, pour y déposer leurs armes, prendre leurs sacs et se retirer chez eux, mais ils furent aussitôt arrêtés et mis au cachot sans autre forme de procès.

Les autres soldats européens, mieux avisés ou moins confiants gagnèrent en bon ordre les hauteurs de la ville en compagnie d'un grand nombre de gardes nationaux créoles ; ils se jetèrent dans les mornes, et plus tard ils réussirent à rejoindre l'armée française.

Quant aux gardes nationaux que des motifs importants contraignaient à ne pas s'éloigner de la ville, ils furent désarmés brutalement, maltraités de la façon la plus odieuse ; la garde nationale se trouva ainsi définitivement licenciée.

Après avoir opéré ce désarmement, les révoltés, car on peut désormais leur donner ce nom, suivirent le commandant Delgrès, et se renfermèrent avec lui dans le fort Saint-Charles où il se préparèrent à la plus vigoureuse résistance.

La ville demeura alors à peu près déserte ; il n'y resta que les hommes résolus à se défendre avec courage en attendant des secours.

Le commissaire du gouvernement et les membres de l'agence municipale se mirent à leur tête.

Ils furent alors constamment occupés à résister aux nègres qui sortaient par bandes nombreuses du fort Saint-Charles pour piller, voler, assassiner et même brûler les maisons, dont certaines, par leur position, pouvaient être plus tard un embarras pour la forteresse.

Puis ils expédièrent députés sur députés au général en chef pour le prier de hâter sa marche, en même temps qu'ils suppliaient Delgrès d'épargner une ville dont il avait eu le commandement, et l'engageaient à faire sa soumission au gouvernement français.

Mais ces sollicitations furent vaines ; les révoltés étaient résolus à vaincre ou, à mourir.

Telles étaient les dispositions des nègres rebelles et tel était l'état fort triste auquel la ville de la Basse-Terre était réduite, lorsque le 20 floréal, au lever du soleil, les vigies signalèrent enfin plusieurs vaisseaux français louvoyant péniblement pour se rapprocher de la côte.

Un immense cri de joie s'éleva aussitôt de la ville, cri auquel répondirent immédiatement les vociférations des noirs renfermés dans le fort Saint-Charles et embusqués dans toutes les batteries de la côte.

La lutte allait commencer.

Les noirs se préparèrent bravement à jouer la partie suprême qui devait décider de leur sort !

XIV -- Dans lequel les noirs prouvent au général Richepance que toutes les réceptions ne se ressemblent pas.

Pendant toute la matinée, les vaisseaux français continuèrent à louvoyer bord sur bord, sans parvenir à s'élever beaucoup au vent.

Pourtant vers midi la brise fraîchit et en même temps elle devint largue ; les navires qui avaient un peu dépassé la Basse-Terre laissèrent arriver, mirent le cap sur la côte, et bientôt toute la petite escadre française se trouva à longue portée de canon de la ville.

Le général Richepance était en mer depuis le 17 Floréal ; il ignorait complètement les événements terribles accomplis à la Basse-Terre pendant ces trois jours ; aucun des députés que l'agence municipale lui avait adressés n'avait pu naturellement parvenir jusqu'à lui, de sorte qu'il croyait que tout était dans l'état habituel et que le calme n'avait pas été troublé dans la ville.

Dans cette conviction, le général allait donner l'ordre du débarquement, lorsque tout à coup, sans provocation aucune, l'escadre reçut une décharge de toutes les batteries de la côte depuis la pointe du Vieux-Fort jusqu'à la batterie des Capucins.

À cette rude réception, à laquelle il était si loin de s'attendre, le général Richepance comprit, mais trop tard, à quels hommes il avait affaire, et tous les malheurs qui allaient fondre sur la colonie, comme une suite infaillible de ce qui s'était passé à la Pointe-à-Pitre.

Il regretta vivement les préventions qui d'abord avaient dirigé sa conduite, et combien était injuste la méfiance que les perfides envoyés de la Dominique lui avaient inspirée contre certains hommes qui, eux, l'avaient au contraire loyalement averti de l'état dans lequel se trouvaient les choses à la Guadeloupe.

Les premiers coups de canons avaient été tirés par les noirs ; ils commençaient résolument la guerre civile.

Le général Richepance ne pouvait se décider à en venir, lui, à la guerre ouverte contre des hommes qu'il considérait comme égarés, et pour lesquels il éprouvait une immense pitié dans son cœur.

Avant de se résoudre à repousser la force par la force, il voulut tenter encore la conciliation et épuiser touts les moyens pour empêcher l'effusion du sang.

Il fit donc écrire par le général Magloire Pélage, embarqué sur le vaisseau le Fougueux, au chef des révoltés, une lettre dans laquelle il faisait un dernier appel à l'honneur de Delgrès, lui promettant un pardon entier et un oubli sincère pour ce qui venait de se passer, s'il mettait immédiatement bas les armes, tout en l'avertissant que, s'il s'obstinait dans sa rébellion, le général en chef serait implacable et lui infligerait un châtiment terrible.

Cette lettre fut portée à terre par deux officiers : le capitaine de Chatenoy, aide de camp du général Pélage, et un aspirant de marine nommé Losach, attaché particulièrement à la personne du général en chef.

Les deux officiers se dirigèrent résolument vers la fort Saint-Charles, et, arrivés à portée de voix, ils demandèrent à parler au commandant Delgrès.

La réponse à cette demande se fit attendre assez longtemps ; enfin un officier et quelques soldats sortirent par une poterne et s'avancèrent vers les parlementaires.

Le capitaine de Chatenoy se borna à réitérer sa demande, sans entrer dans aucun détail sur la mission dont il s'était chargé ; alors on les introduisit dans la forteresse avec toutes les précautions usitées en temps de guerre, et on les conduisit dans une salle assez vaste, où ils trouvèrent Delgrès au milieu de plusieurs de ses principaux officiers.

-- Que venez-vous chercher ici ? demanda-t-il d'une voix brusque aux parlementaires.

Et sans attendre leur réponse, il s'avança vers eux et, croisant les bras sur sa poitrine, il ajouta, en les examinant pendant quelques secondes d'un air sombre :

-- M'avez-vous entendu ? Faudra-t-il que je vous répète ma question ? Parlez ! mais parlez donc !

Les deux officiers comprirent que cet homme jouait un rôle, sans pouvoir cependant soupçonner quel était le but qu'il se proposait en agissant ainsi ; mais comme ils étaient résolus à accomplir leur mission jusqu'au bout, quelles qu'en dussent être pour eux les conséquences, ils ne furent nullement intimidés par ces façons presque brutales.

-- Commandant, répondit froidement le capitaine de Chatenoy, cet officier et moi, nous sommes chargés de vous remettre la lettre que voici, et qui vous est écrite par le général Magloire Pélage ; elle vous instruira des dispositions conciliantes et pacifiques du commandant en chef à votre égard, et des principes de modération de l'armée*(1)*.

Delgrès aveuglé par la colère, ou peut-être voulant fermer à ses officiers toute voie de salut autre que celle dans laquelle ils s'étaient engagés avec lui, n'avait pas daigné écouter ce que lui avait dit le capitaine.

Il lui arracha la lettre des mains, la déchira sans même l'ouvrir et lui en jeta les morceaux au visage.

-- Ton maître trahit notre cause ! s'écria-t-il avec fureur. Si nous le tenions entre nos mains, nous le traiterions comme il le mérite, mais toi et ton compagnon, vous payerez pour lui.

-- Prenez garde à ce que vous allez faire ? nous sommes des parlementaires, répondit le capitaine avec calme.

Le mulâtre sourit avec dédain ; il haussa les épaules et s'adressant à quelques-uns de ses officiers :

-- Désarmez ces traîtres et assurez-vous de leurs personnes, dit-il d'une voix rude.

Cet ordre fut immédiatement exécuté.

Les deux officiers victimes de ce guet-apens et de ce mépris insolent des lois de la guerre, dédaignèrent d'essayer la plus légère résistance.

Il y eut alors quelques minutes d'anxiété terrible.

Delgrès marchait avec agitation de long en large, sombre, muet, mais profondément préoccupé ; on voyait se refléter tour à tour sur ses traits contractés les mauvaises passions qui agitaient son âme.

Que ferait-il de ces deux hommes qu'il retenait prisonniers au mépris du droit des gens ? Les mettrait-il à mort ? Les rendrait-il à la liberté.

Il hésitait.

Les noirs tremblaient.

Seuls, de tous les hommes réunis dans cette vaste salle, les deux officiers français, dont cependant la situation était si critique, demeuraient calmes, le sourire sur les lèvres.

Tout à coup, Delgrès arrêta sa promenade et s'approchant du capitaine de Chatenoy :

-- Où est Pélage ? lui demanda-t-il d'une voix étouffée.

-- Si vous vous étiez donné la peine de lire la lettre que je vous ai remise, lui répondit froidement et nettement le capitaine, vous auriez vu qu'il est à bord de l'un des vaisseaux de l'escadre, très considéré du général en chef et de tous les officiers de l'armée.

-- Tu m'en imposes ! s'écria brutalement Delgrès ; je suis instruit qu'on l'a arrêté à la Pointe-à-Pitre, et qu'il est maintenant aux fers.

-- Vous vous trompez, citoyen, reprit le capitaine, le général Pélage est, je vous le répète, à bord du vaisseau le Fougueux ; c'est lui qui nous envoie vers vous, avec le consentement du général en chef.

-- Cela serait-il vrai ? fit Delgrès, en le regardant fixement comme pour lire sa pensée au fond de son cœur.

-- Je vous répète, citoyen, qu'on vous a trompé ; que le général Pélage est libre ; que non seulement sa liberté n'a jamais été menacée, mais encore qu'il a conservé son commandement, et qu'il se trouve au milieu de nous ; je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que je vous annonce est de la plus rigoureuse exactitude.

-- Je joins ma parole à celle du capitaine de Chatenoy, ajouta l'aspirant de marine, le citoyen Losach.

-- Soit, dit alors Delgrès, dont, à cette déclaration si nette et si franche, la mauvaise humeur n'avait fait qu'augmenter, si Pélage est libre, ainsi que vous le prétendez, c'est évidemment à cause de sa trahison envers nous ; voilà pourquoi il n'a point essuyé les traitements odieux qu'on a fait subir à nos frères d'armes de la Pointe-à-Pitre ; on les a désarmé, déshabillés, battus et mis aux fers à bord des frégates, où ils se trouvent encore prisonniers ; devaient-ils s'attendre à ces outrages, reprit-il avec animation, après avoir accueilli le Français avec tant de cris d'allégresse ? Il faut que Pélage soit bien lâche pour s'être prêté à toutes ces scènes d'horreur !

-- Les faits que vous nous citez sont faux, citoyen, répondit le capitaine ; rien de tel ne s'est passé ; aucun officier, aucun soldat n'ont été traités de la façon odieuse que vous avez dite.

À ces paroles, Ignace, Palème, Cadou et les autres chefs de la révolte l'interrompirent brusquement en lui soutenant qu'il mentait ; qu'ils étaient d'autant plus certains de ce qui s'était passé à la Pointe-à-Pitre, qu'ils avaient été contrains eux-mêmes de fuir pour éviter le sort de leurs malheureux compagnons d'armes.

-- D'ailleurs ! ajouta Ignace avec colère, rien de tout cela ne saurait nous surprendre ; nous devions nous attendre à être traités plus cruellement encore ; la présence à la tête de l'expédition de l'ennemi le plus acharné des hommes de couleur, suffit pour nous expliquer clairement la conduite injuste du général en chef.

-- De qui voulez-vous parler, citoyen ? Je ne vous comprends pas, répondit le capitaine.

-- Je veux parler de Lacrosse, ce brigand pillard, l'assassin de nos frères ! s'écria Ignace.

-- Oui ! oui ! Lacrosse est un monstre, un assassin ! répétèrent tous les officiers.

-- Vous vous trompez encore cette fois, Lacrosse n'est pas à la tête de l'expédition, nous n'avons eu aucun rapport avec lui, répondit le capitaine, dont le calme ne se démentit pas un seul instant pendant cette entrevue orageuse, l'ex-capitaine général ne se trouve pas sur l'escadre, en un mot, il n'a pas quitté la Dominique.

-- C'est faux... c'est faux... s'écrièrent les révoltés avec des cris de rage, nous savons le contraire.

Ce fut en vain que les deux officiers essayèrent de les détromper, ils n'y purent réussir ; ces hommes résolus non seulement à ne pas se laisser convaincre mais encore à persévérer dans la ligne de conduite dans laquelle ils s'étaient engagés, ne voulurent rien entendre.

Delgrès mit brusquement fin à l'entrevue.

-- Vous êtes des traîtres et des imposteurs ; vous serez traités comme tels, dit-il aux deux officiers.

-- Vous avez la force en main, répondit froidement le capitaine ; vous violez en nos personnes les lois sacrées de la guerre, faites ce qui vous plaira, notre sang, si vous osez le verser, retombera sur vos têtes coupables.

-- Emparez-vous de ces traîtres ! s'écria Delgrès avec colère, qu'on les jette au cachot et qu'ils soient enfermés séparément.

Une dizaine d'hommes se ruèrent sur les parlementaires et les entraînèrent hors de la salle.

-- Je vous plains, dit le Capitaine avec un accent de pitié qui, malgré lui, fit tressaillir Delgrès et amena un nuage sur son front.

Le chef des révoltés était intérieurement honteux de s'être laissé emporter à donner cet ordre que maintenant il n'osait plus rétracter.

Les deux officiers se laissèrent emmener sans essayer une résistance inutile.

Quatre des matelots de la chaloupe qui les avait amenés subirent le sort des parlementaires, les autres, plus heureux, réussirent à s'échapper et regagnèrent leur bord.

Cependant le général Richepance, après avoir attendu deux longues heures, ne voyant pas revenir les deux officiers, comprit qu'ils avaient été retenus prisonniers par les noirs du fort Saint-Charles ; alors, sans plus tarder, il donna l'ordre du débarquement des troupes.

Le point choisi fut la rivière Duplessis.

Cette rivière prend sa source au-delà de la montagne Bel-Air, s'augmente pendant son cours de plusieurs ruisseaux, et par une pente rapide, se rend à la mer.

Elle coule entre deux hautes falaises, à travers beaucoup de pierres et de rochers qui en rendent le gué assez difficile, quoiqu'elle n'ait pas plus de douze mètres dans sa plus grande largeur.

La plage, depuis la rivière des pères jusqu'à la rivière Duplessis, est très unie, situés sous le vent de la ville, la mer y est presque toujours calme ; aussi, dans toutes les attaques tentées contre la Basse-Terre, l'ennemi a-t-il constamment choisi ce point pour opérer un débarquement.

Le général en chef ne pouvait pas hésiter à le prendre.

Le capitaine de frégate Lacaille s'avança, assez près de la terre pour s'embosser et battre avantageusement la batterie des noirs, tandis que la chaloupe canonnière le Marengo, sous les ordres du commandant Mathé, était chargée de protéger le débarquement en venant s'embosser à l'embouchure de la rivière Duplessis.

Alors, les troupes, commandées par les généraux Gobert et Magloire Pélage, descendirent dans les embarcations ; les bâtiments commencèrent le bombardement, et les troupes s'avancèrent sous une grêle de balles et de boulets.

Littéralement couverts de feu par les batteries et la mousqueterie des noirs, accourus des forts et de la ville, les soldats parvinrent, en subissant des pertes cruelles, à atteindre le rivage et à prendre pied sur la rivière Duplessis.

Aussitôt à terre, après avoir pris à peine le temps de former leurs rangs, les troupes républicaines s'élancèrent au pas de course et se ruèrent sur les noirs ; ceux-ci, non moins déterminés, leur disputèrent bravement le terrain.

Le combat fut acharné, mais l'élan était donné ; les troupes, avec une vigueur irrésistible, traversèrent à gué et tout en combattant la rivière Duplessis, se prirent corps à corps avec les noirs, et presque pas à pas, tant la résistance était terrible, ils réussirent à se rendre maîtres du rivage, à s'y établir solidement et à refouler les rebelles jusque derrière la rivière des Pères.

La rage avec laquelle les noirs luttaient contre les troupes françaises était incroyable ; ils combattaient avec un acharnement sans égal, se faisaient tuer avec une audace réellement terrifiante, et ne cédaient le terrain que pied à pied, lorsqu'ils perdaient l'espoir de s'y maintenir plus longtemps.

Ce combat, glorieux pour les deux partis et qui apprit aux Français quels rudes ennemis ils avaient devant eux, coûta beaucoup de sang ; les pertes furent graves des deux côtés. Le succès fut en grande partie dû à la résolution et au courage héroïque du général Pélage ; il électrisait les soldats et les entraînait à sa suite à travers tous les obstacles.

Les troupes campèrent sur le champ de bataille si chèrement conquis.

Les noirs, battus et étonnés de l'ardeur avec laquelle les troupes avaient gravi les mornes, s'étaient retirés dans une position formidable, défendue par des lignes flanquées de redoutes, garnies d'artillerie et farcies de combattants ; devant ces lignes s'étendait la rivière des Pères, sur l'autre rive de laquelle les Français s'étaient établis.

La rivière des Pères est formée par la réunion de la rivière Saint-Claude et de la rivière Noire, son lit est assez large et tout rempli de grosses roches ; cependant elle est guéable en plusieurs endroits ; presque au confluent des deux rivières, elle est traversée par un pont de pierres construit en 1788.

Les lignes des révoltés s'étendaient à droite et à gauche devant ce pont.

Au point du jour, le général Richepance prit le commandement en personne, et, à la tête des grenadiers de l'armée, il traversa résolument le pont et marcha au pas de charge contre les retranchements ; l'assaut fut donné.

Malgré une résistance désespérée, les noirs furent contraints d'éteindre leur feu et d'abandonner leurs lignes ; elles furent forcées de front, tandis que le général Gobert, à la tête de deux bataillons de la 66e demi-brigade, passa à gué la rivière deux cents pas plus bas, presque à son embouchure, tourna les lignes, emporta d'assaut, après un combat acharné, la batterie des Irois et entra rapidement dans la ville de la Basse-Terre, qu'il occupa jusqu'à la rivière aux Herbes.

La position si formidable défendue par les noirs avait été occupée en dix minutes par le général Richepance.

Une partie des fuyards se jeta pêle-mêle dans le fort Saint-Charles ; les autres gagnèrent les mornes sur la gauche de l'armée.

Le général Richepance les poursuivit l'épée dans les reins, sur le fort, vers le Gaillon et le pont de Nozières, pont en bois que l'on est parvenu à jeter entre deux montagnes très rapprochées, sur la rivière Noire.

Du milieu de ce pont, on domine un gouffre d'une profondeur effrayante ; le torrent de la rivière Noire a rongé les deux montagnes taillées à pic et roule avec un fracas horrible ses eaux à travers un chaos de roches monstrueuses.

Cette position, d'une importance énorme pour la sûreté de la Basse-Terre, et qui la fait communiquer avec le quartier du Parc et le Matouba, était pour le général Richepance un point stratégique de la plus grande valeur ; il fit établir une tête de pont et laissa un nombreux détachement pour défendre le passage.

L'arrivée si prompte du général Gobert dans la ville fut un véritable bonheur pour les habitants ; il était grand temps que les troupes françaises entrassent dans la Basse-Terre ; les habitants étaient littéralement aux abois ; les blancs et les propriétaires de couleur restés fidèles aux Français étaient menacés de pillage et de massacre par ses noirs rebelles.

Pendant que les Français livraient aux révoltés les divers combats rapportés plus haut, les habitants avaient dû se barricader dans leurs maisons pour s'y défendre du mieux qu'ils le pourraient en attendant leurs libérateurs.

Les services rendus pendant ces malheureux événements par M. Bernier, commissaire du gouvernement, et les membres de la municipalité sont au-dessus de tout éloge ; cent fois ils risquèrent courageusement d'être mis en pièces par les nègres ivres et rendus furieux, pour empêcher des malheureux surpris par ces misérables d'être massacrés.

Lorsque le général Richepance entra à la Basse-Terre, il se rendit directement au siège des séances de la commission municipale, afin de témoigner à chacun de ses membres la satisfaction que lui faisait éprouver la courageuse initiative qu'ils avaient prise à l'heure du danger, et la conduite généreuse qu'ils n'avaient cessé de tenir.

En effet, c'était à leur énergie seule que la ville devait d'avoir échappé au pillage dont les noirs la menaçaient.

Le général exigea que ces braves citoyens continuassent à veiller sur les intérêts de leur cité, et séance tenante, il les confirma dans leur fonction.

Il ne pouvait faire un plus bel éloge de leur patriotisme.

Dès que le calme ou du moins la sécurité eut été, tant bien que mal, rétablie, à la Basse-Terre. Richepance, ne voulant pas laisser aux noirs le temps de se relever de leur rude défaite qu'il leur avait infligé, pris immédiatement toutes les mesures nécessaires afin de resserrer les révoltés dans le fort Saint-Charles.

Il ne fallait pas songer à entamer des négociations avec les rebelles ; ils avaient péremptoirement déclaré que tous les parlementaires qu'on leur adresserait seraient considérés comme espions et pendus, sans autre forme de procès.

On tenta d'enlever la forteresse par un coup de main ; les insurgés étaient sur leurs gardes, toute surprise fut reconnue impossible.

Les noirs firent plusieurs sorties vigoureuses, repoussées à la vérité, mais, naturellement, elles amenèrent une suite de combats acharnés et d'escarmouches qui causèrent des pertes sérieuses ; le général en chef, dans une de ces escarmouches, eut même un cheval tué sous lui, à la tête des colonnes qu'il conduisait bravement à l'assaut.

La situation se compliquait ; on était contraint à faire en règle le siège de la place.

Disons en deux mots ce que c'était que le fort Saint-Charles, fort qui, aujourd'hui, entre parenthèse, se nomme le fort Richepance et dans l'intérieur duquel ce brave général est inhumé.

En 1647, le gouverneur propriétaire Houël, pour se garantir des surprises des sauvages, construisit une maison carrée appelée Donjon, dont il fit en 1649, une étoile à huit pointes, en élevant devant chaque face des angles saillants qui furent les commencements du fort Saint-Charles ; en 1674, ce donjon fut enveloppé d'un fossé et d'un parapet avec des angles saillants et rentrants, qu'on prolongea jusqu'à une hauteur éloignée de deux cents pas, où l'on établit un cavalier avec huit embrasures. La face regardant la ville avait trente-trois mètres, et celle du côté du donjon seulement dix-huit. En 1702, le Père Labat y ajouta une demi-lune et quelques petits ouvrages.

En 1703, au moment où on se vit forcé d'abandonner le fort aux Anglais, on fit sauter le donjon.

Au lieu d'abattre ce fort pour en construire un nouveau, sur un meilleur plan et sur un emplacement plus convenable, on préféra, en 1766, ajouter aux anciennes fortifications deux bastions du côté de la mer, avec un chemin couvert tout autour du glacis ; des traverses contre les enfilades de la marine ; deux places d'armes rentrantes, avec un réduit à chacune, et derrière, des tenailles, des caponnières et des poternes de communication avec le corps de la place, deux redoutes, l'une sur la prolongation de la capitale de l'une des deux places d'armes, et l'autre à l'extrémité du retranchement que l'on construisit et le long de la rivière des Galions, défendue par un second retranchement établi sur le bord opposé de la rivière ; des fossés larges et profonds, une citerne, un magasin à poudre, des casernes et des casemates susceptibles de mettre à couvert un tiers de la garnison.

Telle est, ou du moins telle était à cette époque, cette forteresse qui s'élève sur la partie gauche de la ville qu'elle est chargée de défendre, et dont le général en chef devait, avant tout, s'emparer.

L'entreprise, sans être d'une impossibilité notoire, était cependant ardue et hérissée de difficultés surtout pour une armée manquant de pièces de siège.

Le seul avantage réel que possédaient les assiégeants était dans la situation du fort ; bien que muni de défenses redoutables, il avait la tête très faible, puisque tous les environs le dominent et peuvent être solidement occupés.

D'ailleurs, le général Richepance n'était pas homme à reculer devant des difficultés plus grandes encore que celles que présentait cette opération, surtout en face de noirs révoltés qu'il s'agissait de réduire à l'obéissance.

Il résolut donc de commencer sérieusement le siège du fort Saint-Charles ; mais, avant que d'entamer les opérations il voulut prendre toutes les précautions qui dépendaient de lui, afin d'éviter, non pas un insuccès, Richepance n'avait pas le moindre doute à cet égard, mais une attente trop longue qui, par une apparente immobilité, amoindrirait le prestige de l'armée française et augmenterait ainsi l'audace des noirs répandus dans l'intérieur de l'île.

Le général en chef envoya l'ordre au général Sériziat, resté, ainsi que nous l'ayons dit, à la Grande-Terre, de rassembler ce qu'il pourrait de troupes dans cette partie de l'île, où il ne laisserait que ce qui serait strictement nécessaire pour maintenir la tranquillité dans le pays, de traverser la rivière Salée et de venir en toute hâte, avec les soldats dont il disposerait, se joindre au bataillon de la 15e demi-brigade, qui précédemment était venue par terre du Petit-Bourg aux Trois-rivières, puis de faire sa jonction avec l'armée, par le Palmiste et le Val-Canard.

Jusqu'à ce que ces ordres fussent exécutés, on ne pouvait rien entreprendre de sérieux contre le fort Saint-Charles.

Le général Sériziat, dont le nom s'est déjà présenté plusieurs fois sous notre plume, avait été nommé par le gouvernement français pour remplacer le général Béthencourt ; embarqué sur la corvette la Diligente, ce bâtiment, sur le point d'atterrir à la Basse-Terre, avait été rejoint par des croiseurs anglais ; ceux-ci trompèrent le général sur les évènements politiques accomplis dans l'île et l'engagèrent à se détourner de sa route et à se rendre à la Dominique.

Là, tout fut mis en œuvre, toutes les insinuations mensongères furent employées par l'ex-capitaine général Lacrosse, pour surprendre la religion du général Sériziat et l'attirer à son parti.

Ces manœuvres échouèrent devant la résolution arrêtée par le général de ne plus demeurer sur une terre naguère encore notre ennemie, et d'un moment à l'autre pouvant le redevenir ; de plus, désireux de se mettre bien au fait des événements et surtout ne voulant pas tromper la confiance que le gouvernement français avait mise en lui, le général se sépara assez froidement de Lacrosse, et se retira à Marie-Galante pour y attendre une occasion propice de passer à la Guadeloupe.

Cette occasion, l'arrivée de l'expédition française commandée par le général Richepance la lui offrit enfin ; le 17 floréal, il débarqua à la Pointe-à-Pitre et se présenta au général en chef ; celui-ci, le connaissant de longue date, savait ce dont il était capable, et lui confia aussitôt un commandement important.

Le général Sériziat était un officier d'une grande énergie, d'une audace remarquable ; il devait être pour Richepance, et il fut en effet un auxiliaire précieux pendant le siège du fort Saint-Charles.

Aussitôt que l'ordre du commandant en chef lui avait été remis par le Chasseur de rats, qui servait d'éclaireur à l'armée et avait précédemment guidé les six cents hommes de la 15e demi-brigade, il s'était mis en marche après avoir, autant que possible, placé la Grande-Terre à l'abri d'un coup de main de la part des révoltés.

Le général Pélage fut averti par le général Gobert de la marche de cette division, afin qu'il lui portât secours au besoin, s'il le pouvait, sans compromettre les troupes dont il disposait.

Le général Sériziat, parfaitement éclairé par son guide, qu'il avait pris pour batteur d'estrade, s'avançait rapidement.

Il rencontra aux Trois-rivières le troisième bataillon de la 15e demi-brigade ; avec ce renfort, il culbuta au pas de course tous les partis insurgés qui gardaient les défilés et essayèrent vainement de lui barrer le passage ; le 25 Floréal à midi, il couronna les hauteurs du Palmiste, d'où il marcha presque aussitôt sur la maison Houël où les noirs s'étaient solidement retranchés avec deux pièces de dix-huit ; il se précipita dessus à la baïonnette et les fit résolument attaquer au corps à corps.

La mêlée fut terrible ; mais les noirs, surpris par la charge audacieuse des Français, et dont le plus grand nombre avait succombé, s'enfuirent avec épouvante en jetant leurs armes, abandonnant leurs canons, et coururent se réfugier à l'habitation Legraël.

Le général, sans les laisser respirer, les délogea de cette position, en fit un carnage horrible et vint s'établir un peu au-dessus de la Basse-Terre, où il occupa les habitations ; Legraël, Desillet, Duchateau et Ducharmoy.

Ce fut ainsi que s'opéra la jonction du général Sériziat avec la division Gobert.

Par l'arrivée du général Sériziat, qui, avec le bataillon expéditionnaire et celui de la 15e demi-brigade, gardait toute la ligne entre la rivière des Pères et celle des Galions, Richepance se trouva en mesure de commencer les opérations contre le fort Saint-Charles ; opérations qu'il voulait mener avec la plus grande rapidité possible.

Pendant que le général Gobert, avec les deux bataillons de la 66e demi-brigade, se chargeait de repousser les sorties qui devenaient de plus en plus rares, le commandant en chef donna l'ordre à l'amiral de faire mettre à terre la grosse artillerie des vaisseaux.

Cette opération très difficile, s'exécuta assez promptement et dans de bonnes conditions ; de sorte que bientôt tout cet équipage de siège improvisé se trouva à terre.

Mais alors surgirent d'innombrables difficultés pour mettre en mouvement ces énormes engins ; on n'avait ni chevaux ni bœufs ; enfin les moyens de transports manquaient complètement ; il fallut donc traîner à force de bras dans des montagnes très escarpées, et passer de l'autre côté de mornes presque infranchissables, des pièces d'un poids immense avec des fatigues inconcevables.

Les soldats ne se rebutèrent pas, ils accomplirent des miracles, et à force de travail, de patience et surtout de courage, ils réussirent à amener devant la place trente pièces d'artillerie de très fort calibre et tout le parc nécessaire.

Pour suppléer aux bras qui manquaient, on fit aider dans toutes les corvées les soldats par les matelots des vaisseaux et frégates, organisés en compagnies d'ouvriers.

Débarquer les munitions et les canons ; transporter les unes, porter et placer les autres ; creuser la tranchée et la défendre en même temps, car il avait été impossible de se procurer des pionniers, tels furent les travaux de tous les jours et de toutes les nuits des soldats et des matelots.

Jamais, jusqu'alors, armée détachée pour une expédition lointaine n'avait essuyé autant de fatigues.

Plus tard, nos soldats, pendant les grandes guerres du premier Empire et les quatre expéditions de Crimée, du Mexique, de Chine et du Japon, faites pendant le second Empire, devaient en voir bien d'autres ; mais peut-être aucune armée n'a supporté les fatigues et les souffrances à aucune époque avec autant de courage, d'abnégation et de dévouement que les troupes républicaines du général Richepance.

Malheureusement, bientôt l'excès de ces fatigues, joint aux excessives chaleurs, engendra des maladies qui causèrent de grands ravages.

Ce fut alors que, sur les instances réitérées du général Pélage, qui, en cette circonstance, rendit un immense service à l'armée, le commandant en chef se décida à lui laisser choisir, parmi les noirs prisonniers sur la flotte, six cents hommes sur lesquels il pouvait hardiment compter ; ces six cents hommes furent incorporés dans les bataillons français et fiers de la confiance que leur témoignait le général, ils rivalisèrent avec leurs nouveaux camarades de courage et de fidélité.

Cette mesure fut très utile et épargna beaucoup de sang aux soldats.

Ce fait pourra paraître extraordinaire et dit assez ce qu'étaient les hommes que Delgrès avait rêvé de rendre à la liberté, mais il est parfaitement exact.

La liberté, hélas ! ne suffit pas, il faut encore donner à la créature humaine le sentiment de sa dignité et de ses devoirs. Malheureusement, à cette époque l'immense majorité des hommes de couleur ne possédait ni l'une ni l'autre de ces deux qualités.

Enfin, pendant la nuit du 24 au 25 floréal, le général Richepance ouvrit la tranchée devant le fort Saint-Charles et le siège commença sérieusement.

Il ne devait pas durer longtemps.

XV -- Où l'Œil gris arrive comme toujours au bon moment à l'habitation de la Brunerie.

Nous avons expliqué, pour la parfaite intelligence des faits qui vont suivre, les mouvements opérés par les troupes de l'expédition française, depuis leur débarquement à la Pointe-à-Pitre ; nous devions d'autant plus appuyer sur ces détails que cette expédition, dont l'importance était réelle, eut à cette époque un immense retentissement non seulement en Europe, mais encore en Amérique, à cause des échecs sérieux subis par nos troupes à l'île de Saint-Domingue, échecs qui avaient, cela est facile à comprendre, gravement compromis le prestige de nos armes dans le nouveau monde, où sur tout le littoral de l'atlantique les regards étaient anxieusement fixés sur nous.

En France, les détails de cette magnifique expédition sont aujourd'hui presque complètement ignorés ; elle fut, à l'époque où elle eut lieu, considérée à peu près comme une promenade militaire.

Et cela devait être ainsi ; il n'y avait là aucun parent du premier Consul, mais simplement un de ces généraux fils de leurs œuvres, et qui, par son génie et ses talents, était de la grande famille des Hoche, des Moreau, des Marceau, des Kléber, des Pichegru, des Joubert et de tant d'autres héroïques figures de nos magnifiques épopées républicaines !

Comme eux, il était condamné à disparaître pour faire place à l'homme dont l'action absorbante commençait déjà à se faire sentir, et bientôt devait tout résumer en lui, ce qui arriva.

Richepance disparut ; on étouffa par un silence calculé le bruit de cette glorieuse campagne, en réalité la plus amère critique de celle du général Leclerc, et tout fut dit ; elle fut comme si elle n'avait pas été.

Cela fut poussé si loin, les précautions furent si bien prises, que c'est à peine si les historiens en font mention, pour en dire quelques mots, comme à regret et avec une honte pudique.

Cependant, si la lutte fut courte, elle fut acharnée, implacable ; l'héroïsme fut grand des deux parts ; les noirs surent toujours se tenir à la hauteur des blancs ; s'ils succombèrent, ce fut de la façon la plus glorieuse, en arrachant un cri d'admiration à leurs ennemis eux-mêmes, émerveillés de tant de courage, d'audace et de dévouement à une cause qu'ils avaient embrassée avec enthousiasme en se croyant trompés et trahis : la défense du droit et de la liberté.

Le lecteur décidera si nous avons eu tort ou raison de sortir de son injuste obscurité cette magnifique page de notre histoire.

Nous abandonnerons, quant à présent, l'armée française rassemblée devant le fort Saint-Charles, dont elle fait le siège, et nous retournerons à l'habitation de la Brunerie, auprès de deux de nos principaux personnages que nous avons été contraint de négliger trop longtemps, nous voulons parler de mademoiselle de la Brunerie et de son père.

Cette habitation grandiose qui, lorsque pour la première fois nous y avons introduit le lecteur, respirait un calme si parfait, une tranquillité si complète, avait, en quelques jours à peine, subi une métamorphose telle qu'elle était maintenant complètement méconnaissable.

Ce n'était plus une habitation, c'était un camp retranché ou plutôt une place forte.

Tous les travaux de la plantation avaient cessé ; le village des nègres était abandonné, les cases détruites ; les arbres immenses qui enveloppaient l'habitation d'un splendide rideau de verdure et dont les chaudes teintes et la vigoureuse végétation reposaient si doucement l'œil, mais qui auraient pu offrir un abri à l'ennemi en cas d'attaque, avaient été impitoyablement sciés à deux pieds du sol ; leurs troncs monstrueux avaient servi à construire des barricades énormes en avant de la majestueuse allée de palmiers, qui seule, à l'instante prière de mademoiselle de la Brunerie, avait été conservée ; ces barricades, ingénieusement disposées en gradins, qui se commandaient toutes et qu'il aurait fallu enlever les unes après les autres, se reliaient entre elles par des chemins couverts, et communiquaient avec le corps de la place, par le feu de laquelle elles étaient abritées.

La sucrerie et tous les autres ateliers avaient, eux aussi, été démolis ; les matériaux enlevés avaient servi à renforcer les retranchements établis tout autour de la maison principale, qu'un fossé profond de six mètres et large de dix entourait de tous les côtés.

Les chemins conduisant à la plantation avaient été coupés de telle sorte qu'ils étaient devenus de véritables casse-cou, dans lesquels un homme seul ne parvenait à passer qu'avec des difficultés extrêmes.

Sur le toit à l'italienne du principal corps de logis, large terrasse du haut de laquelle on dominait un panorama immense et d'où la vue s'étendait maintenant sans obstacle jusqu'à la Basse-Terre, une vigie avait été installée à demeure, vigie chargée de signaler les mouvements les plus légers et en apparence les plus inoffensifs qui s'opéraient dans la campagne environnante.

L'armement de l'habitation avait été complété par le commandant en chef de l'expédition française, qui avait généreusement prêté un certain nombre de pierriers et d'espingoles à M. de la Brunerie ; le général Richepance ne s'en était pas tenu là ; il avait, de plus, envoyé à l'habitation, attention qui avait fait beaucoup de jaloux, un détachement de vingt-cinq grenadiers de la 15e demi-brigade, commandés par un jeune sous-lieutenant nommé Alexandre Dubourg, dont la famille était originaire de la Guadeloupe, bien que depuis une soixantaine d'années, à la suite d'événements que nous ignorons, elle se fut retirée en Normandie, aux environs d'Évreux.

Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus, d'une taille svelte et, bien prise, aux traits intelligents, au regard franc et droit, aux formes aimables et polies, était très aimé du général Richepance qui l'avait vu, en plusieurs circonstances, combattre comme un lion et s'élancer avec un courage héroïque au plus épais de la mêlée ; ce courage indomptable avec des traits doux et des manières timides et un peu gênées, des yeux bruns, voilés de longs cils qu'il baissait pudiquement à la moindre plaisanterie un peu crue, avaient fait surnommer le lieutenant Dubourg la Demoiselle, par ses rudes compagnons qui l'aimaient beaucoup et prenaient un malin plaisir à le taquiner et à le faire rougir comme une jeune fille.

Nous n'avons pas besoin d'ajouter que ce jeune officier avait été reçu de la façon la plus charmante par le planteur, qui tout de suite l'avait pris en amitié.

Plusieurs planteurs, voisins de M. de la Brunerie, et dont les habitations étaient ou dans des positions difficiles à défendre ou presque abandonnées par leurs noirs fuyant les ateliers pour se joindre aux insurgés, étaient venus, avec quelques serviteurs restés fidèles, et emportant avec eux ce qu'ils possédaient de plus précieux, demander à M. de la Brunerie cette hospitalité qui ne se refuse jamais dans les colonies, et se réfugier sous son toit.

Le planteur avait accueilli les bras ouverts et le sourire sur les lèvres tous ceux, quels qu'ils fussent, amis, indifférents ou même ennemis déclarés ou cachés, tous ceux, disons-nous, qui étaient venus se réfugier sous la garde de sa demeure si bien fortifiée.

De sorte que l'habitation regorgeait de monde, et que la garnison, placée sous le commandement suprême du brave majordome David, ayant sous ses ordres immédiats le jeune lieutenant, se montait à près de cinq cents noirs dévoués, prêts à se faire tuer sans reculer d'un pouce pour défendre leurs maîtres et eux-mêmes ; ils savaient qu'après leur refus péremptoire de se joindre à l'insurrection, si les révoltés l'emportaient, leur procès était fait à l'avance et qu'ils seraient immédiatement massacrés ; aussi faisaient-ils bonne garde aux retranchements et ne laissaient-ils pénétrer qu'à bon escient dans l'habitation les personnes qui se présentaient.

Il était dix heures du matin, la cloche du déjeuner achevait de sonner, vingt ou trente personnes, toutes de pure race blanche, entrèrent dans la galerie par plusieurs portes différentes et prirent place autour d'une table somptueusement servie.

Tandis qu'un nombre à peu près égal, ou du moins de très peu inférieur, d'hommes et de femmes d'un teint presque aussi blanc pour la plupart, mais qui, de même que quelques-uns de leurs compagnons d'une nuance beaucoup plus foncée, portaient le stigmate de la race noire, s'asseyaient autour d'une table non moins somptueusement servie.

Nous devons prévenir le lecteur que cette séparation si nettement établie entre les deux races, n'avait et ne pouvait rien avoir de choquant, ni pour les uns ni pour les autres des convives.

M. de la Brunerie n'avait même pas eu un seul instant la pensée d'établir entre ses hôtes une différence quelconque ; nous croyons même que si M. de la Brunerie avait essayé de les réunir à la même table, peut-être les blancs y auraient-ils consenti sans trop de difficultés, mais certainement les noirs ou soi-disant tels, quelle que fut du reste leur position de fortune, s'y seraient formellement opposés par respect, nous soulignons le mot avec intention, pour les blancs.

Et qu'on ne crie pas au mensonge et à l'invraisemblance ; cela était réel, admis, accepté et, de plus, passé dans les mœurs ; peut-être en est-il encore de même aujourd'hui. Il nous serait facile de citer cent preuves à l'appui de ce que nous avançons ; nous nous contenterons d'une seule.

Cet ouvrage étant surtout une étude vraie et consciencieuse des mœurs créoles, il doit nous être permis, lorsque nous présentons un fait qui, par son étrangeté, peut-être révoqué en doute, de joindre des preuves irrécusables à l'appui de notre dire.

Le fait est postérieur de près de quarante ans à l'histoire qui forme le fond de notre roman ; c'est exprès que nous le choisissons entre tant d'autres pour notre citation ; or, les mœurs avaient bien changé de 1802 à 1838. Eh bien, écoutez.

Tout le monde a connu à la Guadeloupe l'homme dont nous allons parler ; tout le monde l'aimait et le considérait comme il méritait de l'être à cause de ses vertus.

Il y a à la Guadeloupe des hommes de couleur en possession non seulement d'une grande aisance, mais même d'une immense fortune ; cela se comprend d'autant mieux qu'en général le commerce est presque entièrement passé entre les mains de la race mixte, depuis déjà fort longtemps. Parmi ces hommes de couleur se trouve, ou plutôt se trouvait, car nous ignorons s'il existe encore, ce qui serait, du reste, assez extraordinaire, un certain Amé Noël ; cet homme avait été esclave ; dès qu'il fut affranchi, doué d'une large intelligence, d'une faculté énorme de travail, honnête, probe, et surtout très entreprenant en affaires, il parvint en quelques années à devenir un des plus riches propriétaires de la Guadeloupe. Amé Noël devint amoureux d'une esclave Capresse nommée Delphine ; il l'acheta, lui donna la liberté et l'épousa.

Peut-être on supposera que cet homme, arrivé à une haute position de fortune, était jaloux des autres propriétaires de race blanche dont il était certain, quoi qu'il fît, d'être toujours séparé à cause de la couleur de sa peau. Nullement ; Amé Noël était un homme très sensé ; il avait montré, par une conduite sage et laborieuse, ce que les affranchis peuvent devenir avec du travail ; il vivait loin de la société des autres mulâtres restés paresseux, vaniteux et pauvres ; et il avait toujours cherché à s'élever par ses sentiments et ses relations.

Le jour de son mariage, notez bien ceci, plus de quarante propriétaires notables, tous de race blanche, assistaient à son repas de noce ; quelques-uns étaient ses obligés, plusieurs ses amis, tous ses bons voisins ; et lui, le marié, lui, le maître de la maison, le possesseur d'une fortune immense, honnêtement acquise par son travail et son intelligence, crut devoir donner à ses convives cette marque solennelle de déférence qu'aucun d'eux n'aurait, certes, demandée, et qu'aucun ne put l'empêcher d'exécuter, de ne point se mettre à table avec eux.

Amé Noël, ce mulâtre opulent, aimé et respecté de tous, déclara à haute voix aux convives réunis et invités par lui à sa noce, qu'il aurait cru manquer au respect qu'il leur devait s'il s'était assis avec eux ; et, en effet, il passa les trois ou quatre heures que dure un grand repas créole, à surveiller le service ; service fabuleux, pantagruélique, où les moutons entiers furent servis comme des alouettes ; service sans rival dans le présent et qui ne se compare dans le passé qu'au festin de Trimalcion, ce splendide affranchi de Pétrone ; et il ne consentit à dîner lui-même que lorsque ses convives blancs se furent enfin levés de table.

Était-ce de l'humilité ? Était-ce de l'orgueil ?

Nous nous abstenons de tout commentaire, et nous reprendrons maintenant, notre histoire que nous n'interromprons plus.

Ainsi que nous l'avons dit, les convives s'étaient assis à deux tables différentes ; la première était présidée par le maître de la maison, la seconde par M. David, son commandeur ou majordome, les deux titres lui étaient indifféremment donnés.

Le service, le même pour les deux tables, bien entendu, commença aussitôt, avec cette étiquette rigoureuse et de ce confortable bon goût qui ne se rencontrent réellement que dans nos colonies françaises.

Malgré les circonstances fâcheuses dans lesquelles se trouvait le pays, le repas fut loin d'être triste ; il y avait là de charmantes femmes, et, partout où il se rencontre des femmes, elles ont le talent, ou pour mieux dire le privilège d'égayer tout ce qui les entoure.

On parla beaucoup politique, sujet très intéressant pour toutes les personnes présentes ; on célébra surtout et on porta aux nues les exploits de l'armée française qui, en quelques jours à peine, avait réussi à enfermer les plus dangereux insurgés dans le fort Saint-Charles où ils se trouvaient maintenant assiégés.

-- Delgrès est un misérable indigne de pardon, dit avec amertume un planteur nommé Rigaudin, qui avait appris que, deux jours auparavant, les révoltés avaient brûlé une de ses habitations, située dans le quartier du Parc. À propos, citoyen de la Brunerie, n'avez-vous pas une plantation de ces côtés-là ?

-- Oui, certes, répondit le planteur ; l'habitation d'Anglemont, que j'ai achetée, il y a une douzaine d'années, à la mort du dernier descendant de cette noble famille ; elle se trouve dans le Matouba.

-- C'est cela même, reprit le citoyen Rigaudin ; ne craignez-vous pas que les brigands ne s'en emparent, la brûlent, ou, tout au moins, la mettent au pillage ?

-- Non, mon cher voisin, je ne crains pas cela, je crains quelque chose de bien plus terrible.

-- Quoi donc ? demandèrent plusieurs personnes avec curiosité.

-- Mon Dieu, je ne sais si je dois vous dire cela, citoyens ; c'est une pensée qui m'est venue, pensée ridicule à la vérité, mais elle me tourmente et m'obsède, quels que soient mes efforts pour la chasser.

-- Parlez ! parlez ! s'écria-t-on de toutes parts.

-- Je consens à parler, répondit M. de la Brunerie, puisque vous le désirez, mes chers voisins et amis, quoique je sois certain que vous rirez de mes appréhensions, car elles ne s'appuient sur aucune raison plausible ; vous savez tous, comme moi, que le Matouba, situé dans une position ravissante, sur la déclivité de hautes montagnes, communiquant facilement de tous les côtés avec les mornes les plus infranchissables qui, de tout temps, ont servi de refuges aux Marrons, le Matouba, dis-je, à cause même de cette position exceptionnelle, a, chaque fois que notre île s'est vue attaquée par un ennemi quelconque, été choisi comme lieu de refuge pour ceux d'entre nous qui voulaient échapper au pillage ou à la mort.

-- Certes, assez de retranchements y ont été élevés dont les ruines jonchent aujourd'hui le sol et sont encore visibles ; c'est en effet, de temps immémorial, le refuge de prédilection de tous ceux qui, à tort ou à raison, croient avoir quelque chose à redouter, répondit le citoyen Rigaudin ; mais je ne vois pas encore où vous voulez en venir, cher citoyen de la Brunerie.

-- Attendez, attendez, j'y arrive. Bien que le quartier du Matouba soit le plus petit de tous ceux de l'île et qu'il ne renferme que quelques habitations, il en compte cependant deux très importantes.

-- Pardieu ! l'habitation Vermond et la vôtre.

-- C'est cela même. Vous savez aussi, sans doute, que la construction de ces deux habitations remonte aux premiers temps de l'occupation de l'île, alors que les colons étaient exposés aux attaques incessantes des Caraïbes ; qu'elles sont situées dans des positions de défense admirables et que plusieurs fois même elles ont résisté avec avantage à des coups de main dirigés contre elles ; l'habitation d'Anglemont, surtout, est une véritable forteresse.

-- C'est vrai, dirent plusieurs convives.

-- Eh bien, reprit M. de la Brunerie, supposez, ce qui arrivera infailliblement et avant peu, je l'espère, que le général Richepance s'empare du fort Saint-Charles.

-- Avant huit jours il y entrera, dit le lieutenant Dubourg avec une conviction polie.

-- Vous avez parfaitement raison, monsieur Dubourg, répondit le planteur ; alors les noirs échappés du fort...

-- Le général en chef ne les laissera pas échapper, monsieur, interrompit l'officier.

-- J'admets qu'il y en ait qui s'échappent.

-- Admettons-le, monsieur, répondit poliment l'officier en s'inclinant, admettons-le, soit, pour vous être agréable, bien que je sois convaincu du contraire.

-- Je ne demande pas mieux pour ma part, reprit en souriant le planteur ; mais permettez-moi de suivre ma supposition, je vous prie. Des noirs échappés n'ont qu'une pensée, se réfugier dans les mornes ; ils se jettent dans le Matouba où ils s'emparent de l'habitation Vermont et surtout de la mienne plus vaste, mieux située et beaucoup plus complètement fortifiée que l'autre ; ils s'y établissent solidement, massacrent mes malheureux noirs et y soutiennent, s'il le faut, un nouveau siège.

-- Cela pourrait très bien arriver ainsi que vous dites, mon cher voisin, dit M. Rigaudin, ce serait une grande perte pour vous ; toutes vos caféières et vos sucrières seraient ravagées et perdues, la maison elle-même serait peut-être incendiée, elle aussi.

-- Cette perte d'argent me touche peu, si considérable qu'elle soit, croyez-le, mon cher voisin.

-- Eh ! eh ! je sais que vous êtes riche, mais...

-- Non, vous dis-je, cela m'est presque indifférent reprit le planteur avec une légère impatience.

-- Mais alors, qu'est-ce qui vous inquiète ?

-- Mes pauvres noirs dont j'ai laissé là-bas une centaine et qui, au cas où ce que je redoute arriverait, seraient impitoyablement massacrés par les révoltés.

-- Mon cher voisin, dit un autre planteur, croyez-vous donc que ces drôles n'ont pas, depuis longtemps déjà, fait cause commune avec les rebelles ?

-- Non, monsieur des Dorides, répondit M. de la Brunerie avec une certaine animation, je connais mes noirs, je suis sûr d'eux, ils me sont dévoués.

-- Je le veux bien, reprit M. des Dorides d'un air de doute ; mais, à votre place, mon cher voisin, je n'aurais pas grande confiance, la race noire est foncièrement ingrate.

-- Pardonnez-moi de ne pas partager votre opinion, monsieur ; j'ai toujours, au contraire, trouvé les noirs dévoués et reconnaissants ; mais, ajouta-t-il en jetant un regard sur la table voisine, Je crois que le moment est assez mal choisi pour traiter un pareil sujet.

-- C'est juste, vous avez raison, monsieur.

-- Pardon, monsieur de la Brunerie, dit alors le jeune lieutenant en passant les doigts dans sa fine moustache brune pour cacher la rougeur qui, malgré lui, envahissait son visage, me permettez-vous de vous adresser une simple question ?

-- Comment donc, lieutenant, mais avec le plus grand plaisir, répondit en souriant le planteur.

-- Cette habitation d'Anglemont, reprit le jeune homme de plus en plus décontenancé parce que tous les regards se fixaient sur lui avec curiosité, cette plantation dont vous parlez, monsieur, est-elle éloignée d'ici ?

-- Oh ! mon Dieu, non, mon cher lieutenant deux lieues tout au plus.

-- C'est une promenade alors. Voulez-vous me permettre, monsieur, continua-t-il de sa voix douce, de prendre avec moi une dizaine de mes grenadiers ? Je vous promets qu'avant la nuit close tous vos pauvres noirs seront ici ; je ne vous demande qu'un guide sûr.

-- Vous feriez cela, monsieur ? s'écria Renée de le Brunerie avec admiration.

-- Pourquoi non, mademoiselle ? répondit simplement le jeune officier, puisque je trouverais ainsi le moyen d'être agréable à monsieur votre père et à vous, en même temps que je sauverais la vie, peut-être à une centaine de mes semblables.

-- Vos semblables ! s'écria M. des Dorides avec dédain.

-- Ne sont-ils pas des hommes, monsieur ? répondit froidement l'officier. Que signifie la couleur, je vous prie ?

-- C'est une question de nuance, dit en ricanant M. Rigaudin.

-- Une plaisanterie n'est pas une réponse, monsieur, dit sèchement et nettement le jeune homme. Tous les hommes sont frères.

-- En France, peut-être, monsieur, et encore comme Caïn est celui d'Abel ; mais dans les colonies ce n'est plus cela, reprit M. des Dorides d'une voix railleuse.

-- Messieurs, dit vivement mademoiselle de la Brunerie, vous oubliez...

-- En effet pardonnez-moi, mademoiselle, dit M. des Dorides.

-- Lieutenant, reprit M. Rigaudin en s'adressant au jeune officier, notre honorable hôte et ami nous a dit, il y a un instant, que deux lieues seulement séparent la Brunerie d'Anglemont, mais il a oublié d'ajouter que ces deux lieues, on doit les faire par des chemins infranchissables pour tout autre que pour un pied créole.

-- J'ignore, monsieur, comment les créoles ont le pied fait, repartit le jeune homme avec une légère teinte d'ironie, mais je puis vous affirmer que partout où les Français posent le leur, ils passent ; avec votre permission, je renouvelle, plus sérieusement encore que je ne l'ai fait la première fois, mon offre à M. de la Brunerie.

-- Bien dit, monsieur ! s'écria Renée avec un charmant sourire, mon père acceptera, j'en suis sûre, avec reconnaissance, le service que vous offrez si gracieusement de lui rendre.

-- Je ne dis encore ni oui ni non, répondit le planteur, mais quelle que soit la résolution que je prenne, je vous remercie sincèrement de votre offre, mon cher lieutenant.

En ce moment un son de trompe se fit entendre.

Aussitôt toutes les conversations cessèrent et une expression d'effroi se peignit sur la plupart des visages.

-- Rassurez-vous, messieurs et chers voisins, dit gaiement M. de la Brunerie, la sentinelle ne nous annonce sans doute, par ce signal, que l'arrivée d'une visite, probablement un ami, ou tout au moins une connaissance ; d'ailleurs avant cinq minutes nous saurons à quoi nous en tenir à ce sujet ; restez donc à table, je vous prie.

En parlant ainsi, le planteur se leva, mouvement qui fut bientôt imité par l'officier français et M. David, le commandeur, puis tous trois quittèrent la galerie ; seulement le planteur et l'officier demeurèrent sur la terrasse, tandis que le commandeur, lui, montait sur le toit de la maison.

M. de la Brunerie avait fait donner à la vigie, placée sur le haut de la maison, une trompe dont elle avait ordre de sonner chaque fois qu'elle apercevait un mouvement insolite dans la campagne, ou quand un étranger se dirigeait vers l'habitation.

Cette façon d'avertir était à la fois simple et commode.

Le planteur, muni d'une excellente longue-vue marine, commença à explorer minutieusement et avec la plus sérieuse attention la campagne dans toutes les directions.

-- Eh bien ! monsieur, lui demanda l'officier après avoir attendu quelques instants, avez-vous découvert quelque chose ?

-- Rien du tout, répondit M. de la Brunerie d'un ton de mauvaise humeur ; l'imbécile perché là-haut nous a donné une fausse alerte, il aura eu la berlue ; j'ai beau regarder avec le plus grand soin, je n'aperçois rien absolument.

-- Parce que vous ne regardez pas où il faut, monsieur, dit avec déférence le commandeur en paraissant un peu à l'improviste entre les deux hommes.

-- Que voulez-vous dire, mon cher David ?

-- Ne seriez-vous pas d'avis, monsieur, d'aller en nous promenant jusqu'aux barricades ? répondit le commandeur avec un geste significatif.

-- Soit, reprit aussitôt le planteur ; d'ailleurs nous y serons beaucoup plus à notre aise pour causer.

-- C'est cela même, monsieur.

-- Oui, allons jusqu'aux barricades, ajouta l'officier avec un sourire, cette petite promenade après déjeuner ne peut que nous faire du bien.

-- Elle facilitera notre digestion, ajouta le planteur sur le même ton.

Les trois hommes descendirent les degrés de la terrasse, sortirent des retranchements, non sans que le commandeur eût dit d'abord quelques mots à voix basse à un nègre de confiance qui s'était approché de lui ; puis, après avoir traversé l'emplacement maintenant désert du village des noirs, ils s'engagèrent à grands pas dans l'allée des palmiers.

-- Qu'avez-vous donc, mon cher David ? demanda alors le planteur ; depuis un instant, mon ami, je vous trouve tout confit en mystères.

-- Hâtons-nous, s'il vous plaît, monsieur, répondit laconiquement le commandeur en prenant un pas si relevé que ses compagnons avaient grand-peine à le suivre.

-- Ah çà ! il y a donc quelque chose ? s'écria M. de la Brunerie qui, connaissant l'homme auquel il avait affaire, commençait à s'inquiéter sérieusement.

-- Oui, monsieur, répondit cette fois nettement le commandeur, et une chose très grave : avant vingt minutes nous serons attaqués.

-- Attaqués ! s'écrièrent les deux hommes avec surprise.

-- Mais je n'ai rien aperçu, ajouta le planteur.

-- La chose en est simple, monsieur ; vous savez combien les nègres sont rusés ?

-- Le fait est que ce sont des diables incarnés, doués d'une finesse réellement infernale.

-- Eh bien, monsieur, les hommes qui nous veulent surprendre s'approchent de nous en rampant sur le sol comme des serpents ; glissant au milieu des hautes herbes et des broussailles avec une adresse de sauvages ; il a fallu toute la sagacité de l'homme placé en vigie pour les apercevoir ; je ne les voyais pas moi-même, c'est là qu'il me les a montrés ; ils sortent des taillis des Agoutis, où, probablement, ils ont réussi à s'introduire pendant la nuit, et dans lequel ils se sont tenus blottis comme des lièvres au gîte, jusqu'à présent ; la distance entre le taillis et nos retranchements, c'est-à-dire nos barricades, est assez grande ; à la vérité, mais cependant, si nous n'avions pas été si promptement avertis, nous risquions fort d'être surpris par leur attaque au moment où notre sécurité devait être la plus complète.

-- Diable ! c'est sérieux alors, dit le planteur en fronçant les sourcils. Ces taillis forment, sur la déclivité des mornes, à notre droite et notre gauche, un rideau de feuillage et de broussailles terrible pour notre sécurité ; malheureusement ils sont placés dans une zone trop éloignée pour que nous ayons pu les détruire sans danger pour nos hommes.

-- Ce qui, du reste, aurait été presque impossible, monsieur. La vigie a cru aussi remarquer une certaine agitation dans le morne au sable du côté de Matouba, mais notre brave veilleur n'ose rien affirmer encore.

-- Ce qu'il a vu est déjà assez joli ; il ne nous manquerait plus que cela d'être attaqués des deux côtés à la fois ; nous nous trouverions, sur ma parole, dans une agréable situation ! Au diable la révolte et les révoltés ! Ces drôles ne pouvaient donc pas se tenir tranquilles !

Le jeune officier ne put s'empêcher de sourire en entendant cette singulière boutade.

-- C'est que c'est vrai, cela ! reprit le planteur avec une colère en partie affectée ; moi qui ne demande qu'à vivre en paix avec tout le monde, me voici obligé d'être soldat sur mes vieux jours et de faire aussi gaillardement le coup de fusil que si j'étais payé pour cela ! il y a de quoi devenir enragé, n'est-ce pas, mon cher David ?

-- Hum ? fit celui-ci en hochant la tête, façon de répondre qui lui était habituelle quand il ne voulait rien dire, et qui, en effet, n'était pas compromettante.

-- Rassurez-vous, monsieur, dit le jeune officier, notre position est excellente, nous sommes avertis, nous avons le temps de prendre les mesures nécessaires ; de plus, arrivés à porter de fusil, les noirs, s'ils ne veulent pas être tirés comme à la cible, seront contraints de se lever ; toutes les chances sont donc en notre faveur et nous devons bannir toute inquiétude.

-- Mon cher lieutenant, je vous remercie de ces encouragements que vous croyez devoir me donner ; mais vous ne connaissez pas les nègres lorsqu'ils ont senti la poudre, que la vue du sang les a enivrés, ce sont de véritables brutes féroces ; ils ne songent qu'au meurtre, au pillage et à l'incendie.

-- Nous recevrons, je l'espère, ces misérables de façon à leur faire passer pour toujours l'envie de revenir s'attaquer à nous, dit l'officier avec une énergie bien éloignée de sa timidité ordinaire.

Au moment où le sous-lieutenant achevait de prononcer ces paroles, les trois hommes atteignirent les barricades.

L'alerte était déjà donnée par les sentinelles, chacun était à son poste et prêt à se défendre.

Cette vue rendit un peu de courage au planteur.

L'officier appela aussitôt le sergent-major qui commandait le détachement sous ses ordres.

Ce sergent était un Breton à mine sournoise, trapu et large d'épaules, âgé d'une quarantaine d'années et ressemblant à un chouan comme une goutte de vin ressemble à une autre ; il se nommait Ivon Kerbrock, dit l'aimable, sans doute par antiphrase, car c'était l'être le plus bourru et le plus désagréable qu'on puisse imaginer ; toujours grondant et grognant, il était fort redouté des soldats qui le craignaient comme le feu ; pour une seule personne il se déridait et devenait d'une douceur qui formait un contraste singulier avec son humeur ordinaire, cette personne était son lieutenant, pour lequel il avait un dévouement sans bornes et qui, d'un mot, lui aurait fait accomplir des miracles.

Il accourut à l'appel de l'officier, et, bien qu'il l'écoutât avec respect, cependant il se frottait joyeusement les mains en recevant ses ordres très minutieusement donnés.

-- À la bonne heure mon lieutenant, dit-il lorsque l'officier cessa de parler, au moins comme cela nous allons un peu rire !

Tous deux, sans ajouter un mot de plus, s'éloignèrent alors de compagnie.

Tout à coup, à un signal donné, les noirs, que maintenant on apercevait très distinctement, se levèrent tous à la fois, et ils s'élancèrent en courant sur les barricades en brandissant leurs armes et poussant des hurlements féroces.

Ils furent accueillis par une fusillade bien nourrie à laquelle ils dédaignèrent de répondre ; les assaillants étaient au moins deux cents ; ils continuèrent leur course ; leur élan était si terrible que presque aussitôt on les aperçut au sommet des barricades, qu'ils couronnèrent sur un front de plus de soixante pieds.

Il y eut alors une lutte acharnée, corps à corps, entre les assaillants et les assaillis ; les noirs se maintenaient sur les barricades qu'ils ne parvenaient pas encore à franchir, à la vérité, mais dans lesquelles ils ne tarderaient pas sans doute à sauter, car ils combattaient avec une frénésie aveugle qui semblait devoir être irrésistible.

La position devenait critique ; soudain on entendit battre la charge, et les vingt-cinq grenadiers français qui s'étaient glissés inaperçus hors des barricades, s'élancèrent bravement à la baïonnette, leur officier en tête, sur les assaillants qu'ils prirent à revers au cri de « Vive la République ! »

C'était là, pendant la bataille, que le jeune lieutenant était réellement beau ; les lèvres serrées, le front pâle, l'œil étincelant, ses longs cheveux bruns flottant en désordre sur ses épaules, il brandissait son sabre au-dessus de sa tête et entraînait à sa suite ses soldats électrisés par tant de valeur, au plus épais des rangs ennemis.

Les révoltés, surpris par cette attaque imprévue, hésitèrent, les défenseurs de la plantation redoublèrent d'efforts ; M. de la Brunerie et le commandeur se multipliaient, des secours leur arrivaient au pas de course de l'habitation.

On n'entendait que le crépitement sec et continu de la fusillade, mêlé aux hurlements de colère et de douleur des combattants, à la charge battue sans relâche par les tambours, et aux cris répétés de : Vive la République !

Les révoltés faiblissaient.

Tout à coup, une centaine de noirs bondirent comme des tigres hors des taillis du morne au sable et s'élancèrent en avant avec d'effroyables clameurs.

Les révoltés crurent qu'un secours leur arrivait ; ils répondirent aussitôt par des cris de joie et voulurent se joindre à cette troupe ; mais, soudain, les nouveaux venus s'arrêtèrent, abaissèrent leurs armes, et une épouvantable décharge passa comme un vent de mort sur les révoltés auxquels elle causa des pertes horribles, puis les arrivants s'élancèrent à la baïonnette.

-- L'Œil Gris ! s'écrièrent les créoles avec enthousiasme.

C'était, en effet, le Chasseur.

Les révoltés, pris entre deux feux, déjà entamés, et presque démoralisés par la vigoureuse attaque des Français, renoncèrent à une lutte désormais impossible.

Fous de rage et d'épouvante, désespérés de rencontrer parmi leurs congénères des ennemis implacables, la plupart jetèrent leurs armes et s'enfuirent dans toutes les directions, poursuivis l'épée dans les reins par les soldats du lieutenant et les noirs du Chasseur.

La surprise était manquée, pour cette fois du moins.

XVI -- Peu intéressant en apparence mais qui laisse pressentir de graves évènements.

Cependant, tout n'était pas fini encore.

Les créoles demeurés derrière les barricades, que le commandeur n'avait pas voulu leur laisser franchir au cas où l'ennemi aurait tenté un retour offensif, ce qui, à la vérité, n'était pas probable, assistèrent alors à un effroyable spectacle ; à une horrible chasse à l'homme.

Nous l'avons dit plusieurs fois déjà, la guerre noire ne ressemblait à aucune autre ; elle se faisait avec d'épouvantables raffinements de barbarie, autant de la part des noirs que de celle des blancs ; seulement pour être juste, nous constaterons que les noirs avait donné l'exemple de cette férocité ; les blancs ne les imitaient que poussés à bout par tant de cruautés et par représailles, ce qui, cependant, à aucun point de vue humanitaire, ne saurait être et n'était pas une cause suffisante.

Ce qui se passa après l'attaque infructueuse des nègres révoltés, contre les barricades de la Brunerie, est une preuve de plus de la vérité de notre dire.

Les grenadiers français, commandés par le sous-lieutenant Alexandre Dubourg, et les nègres créoles amenés par le Chasseur de rats et l'ayant à leur tête, bondissaient à travers les broussailles, débusquant les révoltés et les massacrant impitoyablement.

Du reste, ceux-ci, tout en fuyant, continuaient à combattre et ne demandaient pas plus quartier qu'ils ne l'accordaient à ceux de leurs ennemis qui tombait entre leurs mains.

Par un mouvement tournant, habilement exécuté, le chasseur et l'officier avaient réussi à envelopper complètement les révoltés et à former un demi-cercle autour d'eux, tout en les refoulant par une pression lente mais irrésistible, vers un immense rocher placés, monolithe gigantesque et grandiose, sur l'extrême bord d'un précipice, ou bien plutôt d'un gouffre d'une profondeur insondable.

Les rebelles, pris comme dans un énorme réseau de fer dont il leur était impossible de rompre les mailles, s'étaient de nouveau réunis en un seul groupe ; et tandis que quelques-uns d'entre eux se faisaient bravement tuer pour arrêter l'ennemi pendant quelques minutes ; les autres avaient couronné la plate-forme du rocher où ils essayaient de se retrancher afin de vendre chèrement leur vie.

Toute retraite leur était coupée, ils le savaient ; leur existence n'était donc plus pour eux qu'une question de minutes ; mais, plutôt que de tomber vivants aux mains de leurs ennemis, ils voulaient, pendant ces dix ou quinze minutes, accomplir des prodiges d'audace et de bravoure, et combattre jusqu'au dernier souffle sans demander grâce ; d'ailleurs, ils étaient encore à peu près cent cinquante, les munitions ne leur manquaient pas ; ne combattant plus pour vaincre mais pour se venger, se souciant peu de mourir pourvu que leurs funérailles fussent belles, ils étaient certains, avec leur bravoure de fauves aux abois que leur mort coûterait cher à leurs ennemis ; cette satisfaction leur suffisait ; au moins ils ne succomberaient pas sans vengeance.

-- Nous ne pouvons cependant pas massacrer ainsi froidement ces pauvres gens égarés ! dit le lieutenant dont le sabre avait sa lame rougie jusqu'à la poignée ; ce serait folie à eux d'essayer de lutter davantage.

-- Ils y sont cependant bien résolus, monsieur, répondit froidement l'Œil Gris.

-- C'est possible, mais je suis officier français, je sais à quoi ce titre m'oblige ; il est de mon devoir de leur offrir quartier.

-- Et vous allez le faire ?

-- Pardieu ! en doutez-vous, monsieur ?

-- Non pas, lieutenant, seulement, croyez-moi, prenez vos précautions ; ils pourraient fort bien vous tuer ; vous savez qu'ils n'ont aucun respect pour les parlementaires ?

-- Je le sais, monsieur ; mais s'ils me tuent, eh bien, je serai mort en faisant mon devoir, répondit doucement le jeune homme.

Le rude Chasseur fut, malgré lui, saisi d'admiration à cette noble réponse si simplement faite.

-- Vous avez raison, monsieur, reprit-il en s'inclinant avec déférence ; agissez donc comme votre honneur de soldat vous l'ordonne ; je vous jure que si ces misérables vous tuent, vous serez vengé.

-- J'y compte et je vous remercie. Votre main, monsieur, répondit en souriant le jeune homme.

Après avoir vigoureusement serré la main calleuse et loyale du Chasseur, le lieutenant attacha son mouchoir à la pointe de son sabre, fit battre au rappel de tambour, puis il s'avança froidement, jusqu'à portée de pistolet du rocher, en élevant au-dessus de sa tête le drapeau parlementaire qu'il avait improvisé avec son mouchoir de fine batiste.

De part et d'autre la fusillade avait cessé.

Les révoltés profitaient activement, bien qu'ils n'en comprissent pas les motifs, de cette trêve qui leur était accordée, pour se barricader le mieux possible et augmenter ainsi leurs moyens de défense.

-- Que demandez-vous ? cria une voix menaçante du haut des rochers lorsque le lieutenant s'arrêta.

-- Braves gens, dit-il d'une voie claire et fermement accentuée, je viens vous offrir la vie sauve ; vous vous êtes battus en gens de cœur, mais toute résistance est maintenant impossible ; rendez-vous ; vous feriez inutilement couler un sang précieux. Je vous jure sur mes épaulettes et mon honneur de soldat, que si vous jetez vos armes, aucune violence ne sera commise contre vous, et que vous serez considérés comme prisonniers de guerre.

-- Nous savons quelle confiance nous devons avoir dans la parole des Français, répondit avec amertume le noir qui déjà avait parlé.

-- On vous a indignement trompés, répondit avec énergie le fier jeune homme.

-- C'est possible. Si nous consentons à mettre bas le armes, serons-nous libres de nous retirer où cela nous plaira ?

-- Je ne puis vous faire cette promesse. Je vous ai dit que vous seriez retenus prisonniers de guerre et traités avec humanité ; je ne puis m'engager à autre chose.

-- Nous connaissons l'humanité française ; retirez-vous ou sinon !... ajouta le noir d'une voix menaçante.

-- Je ne me retirerai pas avant d'avoir une réponse positive.

-- Vous voulez une réponse ?

-- Oui.

-- Eh bien, la voilà !... Feu, vous autres !

Au même instant une décharge épouvantable éclata ; le jeune homme disparut complètement au milieu de la fumée produite par l'explosion.

Mais lorsque cette fumée eut été presque aussitôt dissipée dans l'espace par le vent, on revit le jeune officier, froid, calme, brandissant fièrement son épée au-dessus de sa tête ; il n'avait pas reculé d'un pouce.

-- En avant ! vive la République ! cria-t-il à ses soldats d'une voix stridente.

-- Vive la République ! répétèrent les grenadiers et les noirs créoles.

Et ils s'élancèrent en courant sur les pentes abruptes du rocher.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient renversé tous les obstacles accumulés par les insurgés, et s'étaient pris corps à corps avec eux.

Ce qui se passa alors fut affreux, inouï, horrible, échappe à toute description.

Les combattants se mêlèrent, s'enchevêtrèrent, pour ainsi dire, les uns dans les autres, et formèrent un pêle-mêle effroyable sur cette plate-forme étroite, à peine assez grande pour les contenir tous.

Bientôt ils disparurent complètement dans d'épais nuages de fumée ; et de ce tohu-bohu, de ce chaos épouvantable, s'élevaient par intervalles des clameurs étranges, des hurlements de bêtes féroces, des cris stridents de rage et de douleur, des rugissements de tigres aux abois, mêlés au crépitement sinistre des balles.

Les crosses de fusil se levaient et s'abaissaient comme des massues ; les sabres et les baïonnettes lançaient des lueurs sombres, des étincelles rougeâtres, et les spectateurs des barricades voyaient avec épouvante la plate-forme se vider peu à peu ; la masse des combattants diminuait dans des proportions effrayantes.

Tout à coup on entendit un cri horrible formé de cent autres cris ; une masse sombre tomba en se tordant dans le gouffre béant.

Puis, plus rien : un silence de mort !

Après un instant, le nuage de vapeurs qui voilait la plate-forme se dissipa enfin, fouetté par le vent ; alors on aperçut les Français et les nègres créoles réunis en un seul groupe.

Tous les révoltés avaient disparu, impitoyablement précipités dans le gouffre.

De plus de deux cents nègres qui avaient assailli les barricades, pas un seul n'avait survécu !

-- Vive la République ! crièrent les vainqueurs réunis sur la plate-forme en brandissant avec enthousiasme leurs armes au-dessus de leurs têtes.

Nous nous hâtons de constater que la République n'avait rien à faire dans cette horrible bataille, pas plus que dans les atrocités qui, plus tard, furent commises pendant cette guerre si courte mais si sanglante ; le premier Consul, Bonaparte, en abrogeant, contre tous droits, le décret si humain de la Convention nationale et en condamnant de nouveau à l'esclavage des hommes faits libres depuis dix ans, est seul responsable devant l'histoire des conséquences fatales de cette décision cynique.

Aux cris de victoire poussés par les soldats, de chaleureuses acclamations répondirent des barricades où, hommes, femmes et enfants, tous les commensaux de l'habitation étaient accourus.

-- Quels hommes ! quelle guerre ! murmura douloureusement le planteur en poussant un profond soupir. Hélas ! comment tout cela finira-t-il ?

Les grenadiers français et les nègres du Chasseur de rats descendirent alors de la plate-forme et se dirigèrent vers la plantation.

Les vainqueurs avaient fait des pertes cruelles ; de cent vingt-cinq hommes qu'ils étaient avant le combat, il n'en restait debout que quatre-vingt, tout au plus, dont beaucoup étaient blessés et ne se soutenaient qu'avec peine.

Les Français seuls avaient perdu, tués et blessés, quatorze hommes, plus de la moitié de leur effectif.

Par un miracle incompréhensible, le jeune sous-lieutenant, bien qu'il fût couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, n'avait pas reçu la plus légère égratignure ; le Chasseur, lui aussi, avait échappé sain et sauf, et pourtant l'un et l'autre ne s'étaient pas épargnés.

Les vainqueurs furent reçus avec une joie délirante par les habitants de la plantation qui les acclamaient et les appelaient leurs sauveurs.

Par les soins de M. de la Brunerie, auquel aucun détail n'échappait, des brancards avaient été disposés pour les blessés ; ils furent aussitôt transportés dans une grande pièce que l'on avait préparée pour servir d'ambulance ; les soins les plus affectueux et les plus délicats leur furent prodigués par les dames ; toutes, sans exception, voulurent, en cette circonstance, se changer en garde-malades.

M. Rigaudin s'approcha du sergent Kerbrock dont la tête était enveloppée d'un linge sanglant, ce qui n'ajoutait que peu d'agrément à sa physionomie déjà médiocrement aimable, malgré le surnom qu'on lui avait donné.

-- Un mot, s'il vous plaît, sergent ? lui dit-il.

-- À votre service, mon petit vieux. Qu'est-ce que vous voulez ? demanda le sergent d'une voix hargneuse.

Bien que légèrement froissé de l'épithète malsonnante dont le soldat s'était servi à son égard, le planteur se contint et même il feignit de sourire :

-- Comment appelez-vous cet officier ? reprit-il en désignant le jeune homme qui essayait vainement de faire rentrer dans le fourreau son sabre dont la lame était complètement faussée.

-- Notre lieutenant ?

-- Oui, mon brave.

-- Nous l'appelons la Demoiselle.

-- La demoiselle ?

-- Un peu, mon vieux.

-- Quelle virago ! s'écria Rigaudin avec admiration.

-- Oui, il ne va pas mal quand il est en train, reprit le sergent avec complaisance ; aujourd'hui, ce n'était rien.

-- Rien ! s'écria le planteur stupéfait.

-- Rien, absolument, non, mon vieux petit père, répondit le sergent avec conviction.

-- Mais alors c'est un démon quand il est en train, ainsi que vous le dites !

-- Un démon ? peuh ! fit le sergent en allongeant les lèvres avec mépris ; c'est un lion, mon bonhomme, ce qu'on appelle un rude lapin, quoi ? Vous comprenez, n'est-ce pas, mon petit père ! Serviteur de tout mon cœur.

Et laissant là, sans plus de cérémonie, M. Rigaudin tout abasourdi, le brave soldat continua sa route.

-- C'est égal, murmura le planteur en suivant le sergent des yeux, ils ne sont pas d'une politesse bien raffinée, oh ! non, mais ce sont de rudes mâtins : quels gaillards !

Cependant M. de la Brunerie et sa fille, après avoir fait au Chasseur l'accueil le plus chaleureux, l'avaient entraîné dans un appartement écarté afin de causer avec lui plus à leur aise et lui demander des nouvelles de la Basse-Terre.

-- Pardieu ! s'écria le planteur en lui serrant cordialement la main, il faut avouer que vous êtes réellement extraordinaire, notre ami !

-- Moi ? demanda en souriant le Chasseur. À quel sujet me dites-vous donc cela, monsieur ?

-- Ma foi, je ne m'en dédis pas, vous arrivez toujours si à propos que l'on dirait qu'un bon génie vous souffle à l'oreille le moment précis où vous devez paraître :

-- Oui, père, ajouta la jeune fille d'une voix câline, vous réalisez pour nous tous les miracles des contes de fées.

-- Alors, vous êtes comme les nègres, disposée à me croire sorcier, chère demoiselle !

-- Ma foi, oui, je vous l'avoue.

-- Ma chère enfant, je suis dans tous les cas une fée assez singulière.

-- C'est possible, mais vous êtes véritablement mon bon génie, de cela nous ne pouvons conserver aucun doute.

-- C'est à tel point que maintenant que vous voilà avec nous, nous n'avons plus la moindre inquiétude, quelques dangers qui nous menacent.

-- Mais quand je ne suis pas là, dit le vieillard en riant, comme ce matin par exemple ?

-- Eh bien, nous nous disons : Bah ! quand il en sera temps, notre ami l'Œil Gris arrivera, et il nous délivrera du péril où nous sommes.

-- Et vous êtes arrivé, père, ajouta la jeune fille avec un charmant sourire.

-- Qu'avez-vous à répondre à cela ? Vous voilà pris sur le fait, dit le planteur.

-- Vous me voyez réellement confus ; je crois, à la vérité, être arrivé assez à propos aujourd'hui, mais je vous assure que le hasard a tout fait.

-- Le hasard aide toujours les bons cœurs.

-- Merci, ma chère Renée, mais vous attachez à cette affaire une importance qu'elle ne saurait avoir ; voici tout le mystère en deux mots. Vous savez que je suis d'un naturel curieux et surtout flâneur ; j'éprouve un plaisir singulier à toujours être par voies et par chemins, allant de-ci, delà, sans autre but, la plupart du temps que cette rage de locomotion qui me possède et me crie incessamment comme au Juif errant de la légende : Marche ! sans me permettre de m'arrêter nulle part. En un mot, je ne suis jamais bien que là où je ne suis pas. Le général en chef m'avait proposé de servir de batteur d'estrade à son armée, j'acceptai avec plaisir et je m'acquittai de mon mieux de ces fonctions, lorsque tout à coup elle sont devenues pour moi une sinécure, à cause du siège du fort Saint-Charles, qui immobilise toutes les troupes autour de la Basse-Terre ; alors je pensai à vous.

-- Vous y pensez toujours, dit vivement la jeune fille.

-- Le plus que je peux, du moins. Je réfléchis que votre habitation du Matouba d'Anglemont, -- je crois que vous la nommez ainsi, n'est-ce pas ?

-- Oui.

-- Eh bien, je réfléchis qu'elle serait très menacée et que tous les noirs que vous y avez laissés courraient le risque d'être massacrés par les révoltés, au cas où ceux-ci, chassés du fort Saint-Charles, tenteraient de se jeter dans les mornes ; alors, je me dis : Je n'ai rien à faire ; pourquoi n'irais-je pas à d'Anglemont, j'emmènerai avec moi ces pauvres diables de nègres qui sont dévoués à leur maître, et je les conduirai à la Brunerie, où l'on pourra utiliser leurs services ! Je partis et je fis ainsi que je me l'étais proposé. Je me rendais paisiblement ici, lorsque, au moment où je m'y attendais le moins, j'ai donné au beau milieu d'un parti de rebelles ; vous savez le reste.

-- Oui, vieux Chasseur, et nous savons surtout que nous vous avons de très grandes obligations pour les services que vous ne cessez de nous rendre et dont, pour ma part, je désespère presque de m'acquitter jamais envers vous.

-- Peut-être, monsieur, cela vous sera-t-il plus facile que vous ne le supposez, et en aurez-vous bientôt l'occasion.

-- Mon ami, fournissez-moi cette occasion et je vous donne ma parole d'honneur que je ne la laisserai pas échapper, quelle que soit la chose que vous exigiez de moi.

-- Je retiens votre parole, monsieur ; dès que le moment sera venu de vous la rappeler, je n'hésiterai pas à le faire.

-- Vous me rendez heureux en parlant ainsi ; dès aujourd'hui vous pouvez compter sur moi.

-- C'est entendu, monsieur, il est inutile d'insister davantage sur ce sujet.

-- Comme il vous plaira ; parlons donc d'autre chose.

-- Vous savez ce qui est arrivé à M de Chatenoy ?

-- Mon cousin ?

-- Lui-même.

-- Serait-il blessé ? s'écria Renée avec inquiétude.

-- Non pas, grâce à Dieu ! Mais, envoyé par le général en chef en parlementaire près des rebelles, ceux-ci l'ont gardé prisonnier dans le fort Saint-Charles.

-- Voilà qui est fâcheux pour Paul. Ce Delgrès est un misérable, je le crois capable de tout ; je suis désespérée de savoir mon cousin dans une aussi mauvaise position. Pourvu qu'il ne soit pas assassiné par ces scélérats.

-- Oh ! mon père, le commandant Delgrès est un homme d'honneur ; c'est un militaire ; il ne permettra pas que l'on se porte à des violences indignes sur un prisonnier.

-- Delgrès est avant tout un homme de couleur ; il hait les blancs, il ne reculera devant aucune atrocité pour assouvir sa rage féroce contre ceux qu'il considère comme étant ses ennemis implacables, et les bourreaux de la race noire à laquelle il appartient, quoi qu'il en dise, puisqu'il est mulâtre.

-- Pardonnez-moi, mon père, de ne pas partager vos préventions contre cet homme ; il peut être égaré, mais, j'en ai la conviction, il saura toujours conserver la mesure que dans les circonstances les plus critiques ne dépasse jamais un homme d'honneur.

-- Je partage entièrement l'opinion de mademoiselle votre fille, monsieur ; comme elle, je considère le commandant Delgrès comme un honnête et surtout comme un brave et loyal soldat, incapable d'une lâcheté ou d'une action honteuse.

-- Je ne discuterai pas avec vous, reprit doucement le planteur, ma conviction est faite. Le mépris que, dans la circonstance dont vous parlez, il a montré pour le droit des gens, indique assez, à mon avis, la conduite qu'il se propose de tenir, lorsque, à bout d'expédients et ne sachant plus que devenir, il sera contraint à avoir recours à toutes espèces de moyens pour éviter le châtiment sévère que mérite sa rébellion ; bientôt, peut-être, vous aurez la preuve que je ne me suis pas trompé sur le compte de cette homme.

La conversation s'égara ainsi pendant quelques instants encore sur divers sujets, puis le planteur dont plusieurs affaires importantes réclamaient impérieusement la présence dans d'autres parties de l'habitation, se leva et laissa le Chasseur avec sa fille.

L'Œil Gris se disposait à se lever lui aussi, et à quitter l'appartement lorsque la jeune fille, qui avait encore bien des choses à lui dire, sans doute, le retint sous le prétexte de connaître les détails de tout ce qui s'était passé à la Basse-Terre depuis le jour où l'expédition française y avait si vaillamment débarqué.

Le Chasseur laissa parler la jeune fille plutôt qu'il ne causa avec elle ; il comprenait que la jeune enfant, dont le cœur était si justement inquiet, devait éprouver le besoin impérieux d'apprendre les plus légères et en apparence les plus futiles particularités de la vie de tous les jours, de toutes les heures, de celui qui occupait son âme tout entière ; peu lui importait même que le Chasseur l'écoutât ou non ; elle savait que, devant lui, elle pouvait, sans craindre d'être interrompue, laisser déborder le monde de pensées qui bouillonnait en elle ; aussi, tout en s'adressent en apparence à son singulier et muet interlocuteur, sa conversation n'était, pour ainsi dire, qu'un monologue ; elle causait avec son cœur.

D'ailleurs, l'Œil Gris n'était-il pas le confident dévoué et discret de tous ses rêves et de tous ses espoirs de jeune fille ?

Cette conversation étrange se prolongea pendant assez longtemps ; le Chasseur, la tête abandonnée dans la paume de sa main, suivait d'un regard voilé, mais clairvoyant, les diverses émotions qui, tour à tour, se reflétaient sur le visage si mobile et si passionné de la jeune fille.

-- Renée, lui dit-il tout à coup, je comprends tout ce que vous me dites ; je fais plus encore, je comprends autre chose que vous vous gardez bien de me confier.

-- Quoi, père ? répondit-elle en le regardant avec une feinte surprise tandis qu'elle se sentait intérieurement rougir jusqu'à la racine des cheveux.

-- Oui, chère enfant, vous manquez de franchise envers moi.

-- Oh ! que me dites-vous donc là, père ?

-- C'est vrai ; pardonnez-moi, ma chère Renée, je ne suis qu'un vieux fou, et de plus un méchant homme ; mais lorsque je vous vois, je me figure si bien que vous êtes un ange, que parfois je me laisse aller à chercher vos ailes ; et j'oublie toujours, chaste, pure et naïve créature que vous êtes, que l'ange auquel j'ai voué ma vie a, malgré lui, en germe dans son cœur tous les instincts de la femme et que ce germe, développé par la passion, a envahi tout son être, et qu'alors ce n'est plus Renée qui me parle, mais la jeune fille amoureuse dont la passion domine la raison et la fait par conséquent inconsciente.

-- Tenez, père, je ne sais ce que vous avez aujourd'hui ; vous prenez plaisir à me tourmenter et à me faire du chagrin.

-- Loin de moi cette pensée, chère mignonne ; seulement voulez-vous savoir ce qui ressort clairement pour moi de tout ce que vous m'avez dit ?

-- Oui, je serais curieuse de l'apprendre.

-- C'est justement ce dont vous n'avez pas soufflé mot, mademoiselle ; c'est-à-dire que vous êtes isolée au milieu de ce désert, entourée d'ennemis redoutables qui vous font grande peur ; que vous tremblez encore plus pour votre père que pour vous-même ; que si cela ne dépendait que de vous seule, vous, laisseriez le commandement de la plantation à ce digne M. David, si brave et si dévoué, et qui est plus que suffisant pour la préserver des attaques des rebelles, et vous iriez, sans regarder derrière vous vous réfugier à la Basse-Terre, dans votre charmante maison du cours Nolivos, planté de si magnifiques tamarins, et que là, au milieu de l'armée française, vous seriez en sûreté sous la protection des redoutables baïonnettes ; et remarquez, chère Renée, ajouta-il avec un sourire doucement ironique, que je m'abstiens de tout autre commentaire.

La jeune fille rougit plus encore de se voir si bien devinée, mais elle prit bravement son parti.

-- Ô mon bon, mon bien cher ami ! Je ne sais pas, je ne cherche pas à savoir par quel miracle incompréhensible vous parvenez à lire ainsi dans mon cœur comme dans un livre ouvert.

-- Vous en convenez donc enfin ? petite dissimulée.

-- Pourquoi essayerais-je de vous cacher quelque chose, mon ami ? Vous savez tout.

-- Parce que, je vous le répète, Renée, j'ai été jeune et j'ai aimé, et que maintenant ma profonde amitié pour vous m'a rendu clairvoyant, en rappelant à ma mémoire mes émotions des anciens jours, émotions depuis bien longtemps mortes pour jamais, ajouta-t-il comme s'il se parlait à lui-même, qui m'ont fait cruellement souffrir et dont aujourd'hui le souvenir est pourtant rempli pour moi de tant de charmes mélancoliques.

-- Ô mon bon et cher Hector, je vous en supplie, ne vous laissez pas envahir par ces tristesses qui vous rendent si malheureux ! lui dit-elle d'une voix douce et tendrement voilée par une émotion profondément sincère.

-- Je ne suis pas triste, ma chère enfant, je me souviens, et ma mémoire évoque, comme à travers un nuage lumineux, le spectre presque indistinct de mes jeunes années qui, hélas ! ne renaîtront plus. L'homme fait ainsi, sans le savoir lui-même, deux parts de sa vie : la première parce qu'il croit et espère ; au lieu que la seconde, froide, sombre, décolorée, ne lui montre plus, dans un effrayant microcosme, que l'inanité de ses aspirations inassouvies, parce que, fit-il avec amertume, il n'a jamais su saisir au passage le bonheur qui voltigeait en souriant autour de lui, et que son orgueil l'a fatalement frappé d'impuissance par sa faute. Mais à quoi bon insister davantage sur ce point ? L'expérience si chèrement acquise des vieillards n'a jamais profité à la jeunesse ; s'il en était autrement, l'Éden mystérieux des premiers jours de la création serait retrouvé sur la terre, et il faut que les choses d'ici-bas suivent malgré elles le cours que la Providence leur a marqué. Ne songeons donc qu'à l'avenir, chère Renée, ajouta-t-il en souriant avec une feinte gaieté ; je vous promets que, ce soir, je parlerai à votre père.

-- Je vous remercie, Hector, mon ami, mon père. Voulez-vous m'embrasser ? vous me rendrez bien heureuse !

-- Chère enfant ! répondit le Chasseur d'une voix émue en posant légèrement ses lèvres sur le front pur de la jeune fille, votre affection me paie de bien des souffrances.

Ils se séparèrent.

La jeune fille rentra dans ses appartements ; le Chasseur sortit, il éprouvait le besoin d'être seul.

Le vieillard n'avait pas fait connaître le fond de sa pensée à la jeune fille, pas plus qu'à son père.

Il était inquiet.

L'attaque des noirs contre l'habitation de la Brunerie lui paraissait un événement très grave dont il ne comprenait pas le but.

Ces deux cents noirs, en se présentant ainsi sur le front des ouvrages de défense qu'ils devaient supposer solidement occupés, ne pouvaient avoir un instant la folle pensée d'enlever une position aussi forte ; ils savaient de plus que les noirs de l'habitation étaient au nombre de plus de cinq cents, bien armés, et que tous étaient sincèrement dévoués à leur maître.

Ce hardi coup de main devait cacher un mystère.

C'était ce mystère que le Chasseur voulait à tout prix découvrir ; ses espions l'avaient averti, au Galion où il se trouvait avec la division du général Sériziat, que les insurgés avaient l'intention de tenter d'enlever l'habitation de la Brunerie par surprise ; le nom du capitaine Ignace, revenant avec insistance dans plusieurs des rapports qui lui avaient été faits, avait donné fort à réfléchir au Chasseur.

L'Œil Gris se rappela les deux tentatives odieuses faites, coup sur coup, par le redoutable capitaine ; la première pour empoisonner, la seconde pour enlever mademoiselle de la Brunerie, tentatives auxquelles la malheureuse jeune fille n'avait échappé que grâce à la vigilante sollicitude du Chasseur, ou plutôt par une manifestation presque miraculeuse de la protection de la Providence, qui, quoi qu'on en dise, se mêle plus souvent qu'on ne le suppose aux choses de ce bas monde.

Ce souvenir l'inquiéta sérieusement.

Le Chasseur connaissait de longue date le capitaine Ignace ; il savait que cet homme était une espèce de bête féroce, possédant au plus haut degré l'entêtement de la brute, haïssant le parti pris, à cause de sa nature basse et envieuse, tout ce qui est grand, beau ou bon ; il savait que le capitaine ne renonçait jamais à l'exécution d'un projet, quel qu'il fût, dès que cette exécution était résolue dans sa pensée ; que les obstacles, au lieu de le décourager, ne faisaient au contraire que l'exciter à redoubler d'efforts et à mieux prendre ses mesures une autre fois.

Le digne Chasseur n'était donc pas, ainsi qu'il l'avait prétendu, arrivé presque par hasard à l'habitation dans le seul but de ramener au planteur les noirs que celui-ci avait laissés à l'habitation d'Anglemont ; il avait, au contraire, de parti pris, été chercher les nègres, puis, se dirigeant à la façon des peaux-rouges de l'Amérique septentrionale, sur les traces laissées par les révoltés qui ne se savaient pas poursuivis, il les avait, pour ainsi dire, suivis à la piste, tout en se tenant assez en arrière pour ne pas être découvert par eux ; et il était ainsi arrivé juste à temps pour déjouer leur projet de surprise.

Après s'être, ainsi que nous l'avons dit, séparé de Renée de la Brunerie, le Chasseur, laissant ses ratiers couchés dans la galerie où il leur avait ordonné de l'attendre, s'enfonça, de ce pas vague et indolent d'un flâneur essayant de tuer le temps qui lui pèse, dans le jardin ou plutôt dans le parc magnifique qui s'étendait derrière la maison.

L'habitation, ainsi que plus haut nous l'avons constaté, était bâtie presque au pied d'un morne d'une élévation considérable et, en apparence du moins, inaccessible.

Un parc immense dessiné jadis, lors de la construction de l'habitation, par un élève de Le Nôtre égaré aux colonies, avait ces sévères contours de l'époque du grand siècle.

À quelques mètres plus haut commençaient les pentes abruptes et dénudées du morne, pentes qui, à cause de leur escarpement, avaient été reconnues infranchissables, et sur le flanc desquelles, et servant de clôture du parc, serpentait une haie épaisse de majestueux cactus cierges.

Le Chasseur employa plus de trois heures à fouiller le parc et à fureter dans toutes ses parties, visitant avec soin les grottes et les fourrés, pénétrant dans les taillis, se glissant sous les charmilles, montant au labyrinthe, ne laissant, en un mot pas une touffe d'herbe sans l'avoir attentivement explorée.

Toutes ces recherches minutieuses furent inutiles, il ne découvrit rien de suspect.

-- C'est singulier ! murmura-t-il en jetant un dernier regard investigateur autour de lui ; je n'ai rien vu et pourtant je ne sais pourquoi, il me semble que je sens le nègre marron ? il doit y avoir quelque chose ; j'ai eu tort de ne pas m'être fait accompagner par mes ratiers ; je reviendrai.

Et il reprit, tout pensif, le chemin de l'habitation.

Si le Chasseur avait aperçu l'homme à la tête crépue, coiffé d'un képi galonné, au masque diabolique, crispée par un hideux sourire, qui quelques secondes plus tard, apparut silencieusement au milieu de la haie de cactus, et dont le regard fauve le suivit, avec une expression ironique, aussi longtemps qu'il put l'apercevoir, le Chasseur n'eût conservé aucun doute sur les intentions terribles que les nègres révoltés méditaient contre l'habitation et ceux qui s'y trouvaient.

Il était alors près de six heures du soir ; le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d'or ; la cloche appelait les habitants de la plantation au repas qui termine la journée.

Note: Le roman se continue avec Le commandant Delgrès.

I -- L'Œil Gris et le sergent Kerbrock voyagent de compagnie dans des chemins très peu frayés.

Les hautes montagnes qui occupent le centre de l'île de la Guadeloupe et vers lesquelles, depuis le bord de la mer, le terrain s'élève peu à peu par marches immenses et magnifiques comme un escalier de géant, ont toutes été, à une époque reculée, des volcans redoutables.

En effet, leurs laves sont encore amoncelées par blocs noirâtres et monstrueux, depuis leurs cimes chenues jusqu'aux sables du rivage.

Et ce qui prouve clairement la vérité de cette assertion, c'est que, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, le sommet le plus élevé de ces montagnes, la reine de toutes les autres, la Soufrière enfin, bouillonne encore aujourd'hui avec un bruit formidable et lance incessamment d'épaisses vapeurs par les soupiraux de ses ténébreux abîmes.

Ces hautes montagnes de la Guadeloupe sont toutes couvertes de forêts ; forêts séculaires, primitives, où n'a jamais retenti le bruit de la cognée des bûcherons ; que seuls connaissent les nègres marrons qui s'y réfugient, et quelques rares chasseurs de grives et d'agoutis.

Ces forêts vierges servent de barrières et à la fois de ceinture aux mornes ; elles sont presque impénétrables ; des arbres gigantesques de tous les âges, couchés les uns sur les autres dans un pêle-mêle effroyable, pourrissent au milieu des arums qui les enveloppent et des lianes qui le couronnent.

D'autres arbres se dressent majestueusement du milieu de ces fourrés, avec des épanouissements de branches dévorant un immense espace autour d'eux, sans que l'ombre épaisse qu'ils projettent au loin empêche la végétation échevelée et furieuse de se presser autour de leurs trônes.

Lorsqu'on foule ces débris entassés, craquant et s'effondrant à chaque pas, on sent, en pressant ce terrain, des vapeurs étouffantes que le sol envoie au visage ; toutes les plantes surgissant de cet engrais éternel ont un aspect pléthorique et vénéneux* *qui atterre.

On est fasciné à l'aspect*de cette nature cyclopéenne exagérant toutes les *proportions et changeant en arbres jusqu'aux bruyères.

Parfois, le soleil descend au milieu des ténèbres crépusculaires de ces océans de verdure, par quelque déchirure que la chute d'un fromager ou d'un palmier séculaire a faite à la voûte feuillue ; alors les plantes que ces rayons ont visitées se parent de fleurs ravissantes, perdues dans ces gouffres où nul regard ne les cherche, où nulle main ne les cueille jamais.

Rien n'est mélancolique et silencieux comme ces grands bois, où nul oiseau ne vole et ne chante, où l'on ne voit que par hasard un agouti craintif, se glissant dans des fourrés inextricables ; dont le seul bruit appréciable est le bourdonnement monotone et continu des insectes qu'entretient et qu'échauffe le détritus des forêts.

L'homme perdu dans ces solitudes peut être considéré comme mort ; jamais il ne parviendra à en sortir ; les murailles mouvantes dont il est entouré lui forment un vert linceul qui l'enveloppe de toutes parts et dont il lui est impossible de soulever le poids, pourtant si léger en apparence, mais si lourd en réalité ; tous ses efforts pour sortir des réseaux immenses qui l'enlacent ne font qu'en resserrer davantage les flexibles anneaux ; ses forces s'épuisent dans une lutte insensée, il chancelle, veut résister encore, tombe et ne se relève plus ; c'en est fait ; la mort implacable étend vers lui sa main de squelette, et lui, ce vivant, si plein de jeunesse, de sève, de courage, de volonté, il est vaincu ; il se couche haletant et succombe dans d'horribles souffrances, au milieu de cette luxuriante et puissante végétation qui semble lui sourire railleusement, à quelques pas à peine du but qu'il voulait atteindre, sans se douter que, pendant de longues heures, il a vainement consumé toute son énergie à tourner toujours dans le même cercle, sans avancer d'un pas vers la délivrance.

C'était dans une de ces clairières, qui, ainsi que nous l'avons dit, se trouvent parfois dans les forêts vierges, quatre hommes, assis sur des troncs d'arbres renversés, causaient entre eux à voix basse, tout en mangeant de bon appétit un agouti à demi grillé sur les charbons, et buvant à longs traits du tafia renfermé dans une gourde, qu'ils se passaient de main en main.

Ces quatre hommes étaient des noirs, un cinquième, assis un peu à l'écart, le coude sur le genou et la tête dans la main, dormait ou réfléchissait ; l'immobilité de statue dans laquelle depuis longtemps il demeurait et ses yeux fermés, prêtaient également à ces deux suppositions.

Les noirs n'étaient autres que des nègres marrons ; ils avaient chacun un fusil appuyé contre la cuisse et une hache passée dans la ceinture ; hache dont ils se servaient pour se tracer une route à travers ce fouillis de lianes si étroitement enchevêtrées les unes dans les autres ; près d'eux, sur le sol, se trouvaient des régimes de bananes, des sapotilles, plusieurs noix de coco et une quantité d'autres fruits de toutes sortes, dont ils paraissaient apprécier beaucoup la saveur.

À quelques pas de là, dans un hamac en fils d'aloès de plusieurs couleurs, suspendu entre deux énormes fromagers, une jeune* *femme était couchée et dormait.

Cette jeune femme, dont la respiration douce et régulière et le sommeil calme et paisible ressemblait à celui d'un enfant, était Mlle Renée de la Brunerie, enlevée la nuit précédente avec une si audacieuse témérité, dans l'habitation de son père, au milieu de ses amis et de ses défenseurs.

Il était un peu plus de cinq heures du soir, le soleil baissait rapidement à l'horizon ; l'ombre des arbres grandissait en s'allongeant d'une façon démesurée, le ciel commençait à prendre une teinte plus sombre ; à l'approche de la nuit les grondements rauques de la Soufrière, sur les pentes de laquelle courait cette forêt vierge, devenaient plus distincts et plus menaçants.

Soudain, par un mouvement brusque, mais parfaitement calculé, les nègres se couchèrent le fusil en avant, derrière les énormes troncs d'arbres qui, un instant auparavant, leur servaient de sièges.

Leurs oreilles félines avaient perçu un bruit faible, à peine appréciable, mais se rapprochant rapidement de l'endroit où ils étaient campés, et sur la cause duquel il fut bientôt impossible de se tromper.

Seul, l'homme dont nous avons parlé, un mulâtre, n'avait pas fait un geste, ni semblé attacher la plus minime attention à ce qui inquiétait si fort les nègres marrons.

Bientôt on aperçut un noir se glissant avec précaution entre les arbres ; ce noir portait un bandeau sanglant autour de la tête, il en avait un second sur la poitrine, et enfin un troisième enveloppait son bras au-dessus du coude.

Malgré ces trois blessures, ce nègre paraissait frais et dispos ; son visage était souriant ; il marchait avec légèreté au milieu des débris de toutes sortes qui, à chaque pas, entravaient sa marche ; son fusil était rejeté en bandoulière et il tenait à la main une hache avec laquelle, probablement, il avait taillé un chemin pour parvenir jusqu'à l'endroit qu'il venait d'atteindre.

Ce nègre était Pierrot, que nous avons vu si chaudement poursuivi pendant le change audacieux qu'il avait donné ; il avait réussi à s'échapper par miracle, mais non sans emporter avec lui le plomb des chasseurs.

En le reconnaissant, les nègres avaient repris leurs places, et s'étaient tranquillement remis à manger.

-- Bonjour, dit le noir en s'approchant.

-- Bonjour, répondirent laconiquement les autres.

-- Où est massa Télémaque ?

-- Là. Est-ce qu'il y a du nouveau ? demanda curieusement un des marrons en étendant le bras dans la direction où se trouvait le mulâtre.

-- Cela ne te regarde pas, fit Pierrot.

L'autre haussa les épaules avec dédain et se remit à manger.

Pierrot s'avança alors vers Télémaque ; mais celui-ci sembla alors se réveiller tout à coup, il se leva et lui fit signe de le suivre dans une direction opposée.

-- Eh bien ? lui demanda-t-il lorsqu'ils se trouvèrent placés à égale distance des noirs et du hamac ; as-tu des nouvelles ?

-- Oui, massa.

-- Tu as fait tes courses ?

-- Toutes.

-- Parle, je t'écoute.

-- Par quoi faut-il commencer ?

-- Par ce que tu voudras.

-- Par l'habitation alors ?

-- Par l'habitation, soit.

-- Tout est en rumeur là-bas ; ils font des battues de tous les côtés ; le marquis a expédié plusieurs courriers à la Basse-Terre ; puis il s'est résolu à s'y rendre lui-même.

-- Il est parti ?

-- Et arrivé.

-- Bien, continue.

-- Le commandeur, M. David, est maintenant le chef de l'habitation ; des postes nombreux ont été établis du côté de la haie ; toute surprise serait désormais impossible.

-- À présent, cela m'est égal.

-- C'est juste, fit le nègre en jetant un regard du côté du hamac, mais cela nous a coûté cher.

-- Possible, mais aussi nous avons réussi.

-- On ne peut pas dire le contraire.

-- Et le Chasseur de rats ?

-- Il a disparu depuis cette nuit.

-- Seul ?

-- Non, en compagnie d'un sergent français.

-- Cela ne vaut rien. Personne ne sait où il est allé ?

-- Personne.

-- Ce vieux diable doit être sur nos traces ; il connaît nos repaires aussi bien que nous.

-- C'est probable ; cet homme est notre mauvais génie ; nous ferons bien de nous tenir sur nos gardes.

-- Ah ! ici je ne le crains pas.

-- C'est égal, massa, on ne se repent jamais d'avoir été prudent ; cet homme est bien fin.

-- Tu as toujours peur, toi !

-- Ce n'est pas ce que vous disiez ce matin, massa.

-- J'ai tort, excuse-moi, Pierrot ; c'est grâce à toi seul que nous avons réussi ; mais, sois tranquille, mes précautions sont prises, si rusé que soit le Chasseur, cette fois son flair de limier sera mis en défaut.

-- Je le désire vivement, massa ; cependant, je vous avoue que je n'ose l'espérer.

-- Continue.

-- De l'habitation je me suis rendu, selon vos ordres, au fort Saint-Charles.

-- Ah ! ah ! As-tu réussi à y pénétrer ?

-- Certes, et cette blessure au bras en est une preuve.

-- Qu'est-ce que c'est que cela ?

-- Une balle qu'un grenadier français m'a envoyée, et qui m'a traversé le bras au moment où, après avoir trompé les sentinelles, je frappais à la poterne de l'Est ; pas autre chose.

-- Enfin, tu es entré, c'est le principal.

-- Je suis entré, oui, massa.

-- As-tu vu le capitaine Ignace ?

-- Oui ; il m'a interrogé ; je lui ai raconté tout ce que mous avons fait.

-- Que t'a-t-il répondu ?

-- Il a froncé le sourcil et il a grommelé je ne sais quoi entre ses dents ; j'ai cru entendre : « C'est trop cher ; cette péronnelle ne vaut pas le quart du sang généreux qu'elle a fait verser. »

-- Est-ce tout ? fit Télémaque avec un mouvement d'épaules.

-- Non, massa. Massa Ignace s'est enfermé seul avec moi dans une chambre, il m'a fait boire un verre de bon tafia et il m'a donné quatre gourdes, des belles gourdes toutes neuves.

-- Passe ces détails.

-- Puis il m'a dit, continua imperturbablement Pierrot : « Je suis content de toi, tu es un brave. »

-- C'est convenu ! mais au fait ! au fait ? dit Télémaque en frappant du pied avec impatience.

-- J'y arrive, massa. Alors massa capitaine Ignace a ajouté : « Tu vas retourner tout de suite auprès de Télémaque, tu lui diras que je suis très satisfait de lui, qu'il faut qu'il se hâte ; que ce soir à dix heures je ferai une sortie sur les lignes du côté du Galion ; afin de faciliter son entrée dans le fort ; Télémaque se tiendra prêt ; il passera à travers les lignes et filera rapidement sur nos derrières pendant que nous protégerons son entrée dans Saint-Charles. »

-- Hum ! ce ne sera pas facile, cela.

-- C'est ce que j'ai fait observer à massa Ignace.

-- Ah ! et il ne t'a pas rompu les os ?

-- Non, mais il a ajouté : « Tu diras à Télémaque que je le veux. »

-- Il le veut ! il le veut ! tout cela est bel et bien, mais la besogne est rude.

-- Beaucoup ; les Français enveloppent complètement le fort ; ils ne laissent pénétrer personne dans leurs retranchements.

-- Cependant tu les as traversés deux fois, toi ?

-- Oui, mais j'étais seul et malgré cela j'ai attrapé une balle.

-- Enfin, nous essayerons : à l'impossible, nul n'est tenu.

-- Un homme n'est pas de fer.

-- De quel côté se fera la sortie ?

-- Par la courtine de l'ouest, du côté du Galion.

-- C'est, en effet, l'endroit le plus propice.

-- Oui.

-- Et tu m'as dit à dix heures ?

-- À dix heures, oui, massa.

-- À la grâce de Dieu ! nous tenterons l'affaire ; ce qui m'inquiète surtout, c'est ce vieux démon de Chasseur.

-- L'Œil Gris ?

-- Oui ; s'il a suivi notre piste, comme j'ai tout lieu de le supposer, puisqu'il a quitté cette nuit l'habitation, il pourra nous causer bien de l'embarras.

-- Ah ! cela est malheureusement possible.

-- Bah ! ne nous décourageons pas ainsi à l'avance. Tu dois être fatigué et avoir faim, repose-toi et mange ; chaque heure amène avec soi ses ennuis ; profitons des quelques moments de tranquillité qui nous restent encore ; après, eh bien ! nous verrons !

-- Tout cela n'est pas rassurant, grommela à part lui Pierrot en se dirigeant vers ses compagnons. C'est égal, je regrette beaucoup de m'être jeté si sottement dans cette bagarre, et surtout d'avoir quitté l'atelier où j'étais si heureux, ajouta-t-il en poussant un énorme soupir.

Et le pauvre diable alla s'asseoir tout pensif.

Télémaque était assez contrarié de l'ordre que lui faisait donner le capitaine Ignace ; il comprenait fort bien toutes les difficultés presque insurmontables de cette expédition ; il en calculait toutes les chances dont bien peu, évidemment, étaient en sa faveur ; seul, cette affaire, tout en lui présentant d'énormes difficultés, ne lui paraissait cependant pas impossible ; mais, en compagnie d'une femme à laquelle il lui était enjoint péremptoirement de témoigner les plus grands égards et le plus profond respect, les conditions changeaient complètement ; l'affaire se présentait sous un jour tout différent et qui était loin de diminuer les difficultés, si nombreuses déjà, de cette audacieuse entreprise.

Le mulâtre en était là de ses réflexions qui n'avaient rien de positivement gai, lorsque Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux, se redressa sur son hamac, et, après avoir jeté un regard triste, presque désespéré, autour d'elle, lui adressa doucement la parole.

-- Monsieur, lui demanda-t-elle, prétendez-vous donc me faire errer ainsi longtemps, en votre compagnie, à travers ces inextricables forêts ?

-- Mademoiselle, lui répondit-il respectueuse­ment, ce soir même nous arriverons.

-- Dans quel endroit, s'il vous plaît ?

-- Dans celui où j'ai reçu* *l'ordre de vous conduire.

-- Toujours les mêmes réponses, toujours le même système de mystères et de réticences. Prenez-y garde, monsieur, tout cela finira peut-être plus tôt que vous ne le supposez, et vous payerez cher le crime que vous avez commis en m'enlevant violemment et d'une façon si odieuse à ma famille.

-- Mademoiselle, j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, je ne suis qu'un instrument entre les mains bien plus puissantes des hommes que je sers ; une machine qui ne raisonne, ni ne discute ; je reçois des ordres, j'obéis ; mon rôle se borne là ; il serait souverainement injuste à vous, mademoiselle, de vous en prendre à moi de ce qui vous arrive, lorsque, au contraire, la responsabilité en doit remonter tout entière à ceux qui m'emploient.

-- Est-ce aussi à ces personnes, dont vous vous obstinez à taire le nom, dit-elle avec ressentiment que je dois attribuer les procédés humiliants et surtout arbitraires dont vous usez envers moi ?

-- Je ne crois pas, sur l'honneur, mademoiselle, m'être un seul instant écarté du respect que je vous dois.

-- En effet, monsieur, je le constate ; vous êtes très respectueux en paroles, mais malheureusement vos actes forment un complet contraste avec ces paroles mielleuses ; je vous le répète une fois encore, je ne suis pas aussi abandonnée que vous feignez de le supposer ; j'ai des amis nombreux, dévoués, ils me cherchent, ils approchent ; peut-être même en ce moment sont-ils beaucoup plus près de nous que vous ne le croyez.

Au même instant, comme pour affirmer la réalité des paroles ou plutôt des menaces de la jeune fille, un bruit assez fort se fit entendre dans les halliers ; mais ce bruit, qui frappa distinctement l'oreille exercée des nègres marrons, ne parvint pas à celle de Mlle de la Brunerie.

Le mulâtre essaya de sonder les masses de verdure qui l'entouraient, mais l'obscurité déjà assez épaisse sous le couvert de la forêt ne lui permit de rien distinguer.

-- Mademoiselle, reprit-il avec vivacité, l'heure est venue de nous remettre en route.

-- Encore ? dit-elle avec découragement.

-- Un peu de courage, mademoiselle ; cette fois est la dernière, mais la marche que nous avons à faire est longue, hérissée de dangers ; il nous faut partir à l'instant.

-- Et si je refusais de vous suivre ? reprit-elle avec hauteur.

-- Je serais, à mon grand regret, forcé de vous y contraindre, mademoiselle, répondit Télémaque d'une voix à l'accent de laquelle il n'y avait pas à se méprendre.

-- Oui, voilà les procédés généreux dont vous faites un si bel étalage, et le respect dont vous prétendez ne jamais vous écarter envers moi, monsieur.

Télémaque et les nègres étaient de plus en plus inquiets ; ils sentaient qu'un danger s'approchait ; ils jetaient autour d'eux des regards anxieux ; le bruit que déjà ils avaient entendu se renouvelait plus intense et semblait être beaucoup plus rapproché de leur campement.

Le mulâtre fronça le sourcil.

-- Mademoiselle, dit-il froidement mais nettement, voulez-vous, oui ou non, consentir à nous suivre ?

-- Non, dit-elle avec force.

-- Vous y êtes bien résolue ?

-- Oui !

-- Alors, excusez-moi, mademoiselle, et n'imputez qu'à vous-même ce qui arrive. Je suis obligé d'exécuter les ordres que j'ai reçus. Faites, vous autres !

En moins d'une minute, la jeune fille fut enveloppée dans son hamac, solidement garrottée, sans cependant qu'on lui fit le moindre mal* *et deux nègres s'emparèrent d'elle après que Télémaque lui eût enveloppé la tête d'un voile de gaze qui, sans gêner la respiration, l'empêchait cependant de voir.

-- Il était temps, murmura le mulâtre en passant la main sur son front inondé d'une sueur froide. Allons, en route, vivement ! Ne voyez-vous donc pas que nous sommes suivis ? ajouta-t-il avec colère.

Les nègres ne se firent pas répéter deux fois cet avertissement ; ils disparurent sous les taillis.

Presque aussitôt les branches s'écartèrent, et deux hommes, précédés d'une meute de chiens ratiers, firent irruption dans la clairière.

Ces deux hommes étaient le Chasseur et le sergent Ivon Kerbrock, dit l'Aimable.

Les chiens allaient et venaient le nez à terre, sentant et furetant dans toutes les directions.

-- Ils ont campé ici, dit le Chasseur ; à peine sont-ils partis depuis cinq minutes.

-- Nonobstant, comment pouvez-vous savoir cela, vieux Chasseur ? répondit le sergent.

L'Œil Gris haussa les épaules.

-- Regardez le feu, dit-il.

-- Je le vois, vieux Chasseur, même qu'il me semble ardent ; mais, peu n'importe.

-- Eh bien ? vous ne comprenez pas ?

-- Parbleure ! je comprends que c'est un feu, et que* *probablement, il ne s'est pas allumé tout seul ; peu n'importe d'ailleurs par qui il a été allumé.

-- Au contraire, cela importe beaucoup ; les hommes qui l'ont allumé se sentaient suivis de si près qu'ils sont partis sans prendre la peine de l'éteindre.

-- Au fait, que je considère que vous avez subrepticement raison ; les moricauds ont filé en nous entendant venir.

-- Grâce à vous, qui faites en marchant un bruit d'enfer ; sans cela nous les surprenions.

-- Ah dame ! camarade, que j'entrevois du vrai dans ce que vous dites ; les routes sont si mal entretenues dans ces parages déserts et sauvages, qu'il est très difficile, foncièrement parlant, pour un homme civilisé, de les parcourir sans se casser les reins.

Le Chasseur se mit à rire.

-- Êtes-vous fatigué ? lui demanda-t-il.

-- Moi, un ancien de la Moselle, fatigué ? Jamais ! vieux Chasseur !

-- Alors reprenons la chasse ; voyez, les chiens sont inquiets.

-- Pauvres petites bêtes, elles ont, sans vous commander, beaucoup plus d'intelligence que bien des gens que je connais ; que peu n'importe de qui je parle.

-- En effet, cela ne fait rien. Partons-nous, sergent ?

-- Un modeste instant, simplement pour allumer Juliette.

-- Qu'est-ce que c'est que cela, Juliette ?

-- C'est ma pipe, vieux Chasseur.

-- Êtes-vous fou ? Allumer votre pipe ? Il ne manque plus que cela pour nous faire découvrir.

-- De vrai ?

-- Pardieu ! vous devez le comprendre.

-- Sacrebleure ! En voilà, par exemple, un chien de métier, qu'on ne peut pas tant seulement griller une bouffarde à sa convenance ; peu n'importe, il me payera ce désagrément fastidieux plus cher qu'à la cantine, le premier qui me tombera dessous la patte.

Et le sergent serra sa pipe d'un air tragique.

-- Tombons dessus en double et pinçons-les le plus tôt possible ! ajouta-t-il ; je fumerai ensuite ; peu n'importe ce qui surviendra.

-- Allons ; mes bellots ! allons, en chasse ! dit le Chasseur à ses chiens.

Ceux-ci partirent aussitôt sous bois ; les deux hommes les suivirent.

-- Surtout, je vous en supplie, sergent, pas un mot, même à voix basse.

-- Sans vous commander, vieux Chasseur, je serai muet comme un phoque ; as pas peur ! je connais la consigne aussi bien que quiconque ; voilà qui est dit.

La nuit était complètement tombée, les ténèbres si épaisses dans ces inextricables fourrés de verdure, qu'à moins de quatre pas de distance, il était impossible de distinguer le moindre objet.

Mais à part le danger de se casser le cou à chaque minute ou de tomber brusquement à la renverse en buttant contre une racine, ou de se jeter sur un arbre placé par hasard en travers du passage, il était impossible de s'égarer ; les nègres ne pouvaient dissimuler leurs traces, car ils étaient eux-mêmes contraints de tracer leur chemin au milieu de cet impénétrable fouillis, la hache à la main ; ceux qui venaient ensuite n'avaient plus qu'à suivre cette voie.

Cependant plus les deux hommes avançaient, plus la forêt s'éclaircissait ; les buissons et les* *halliers se faisait moins serrés, les arbres s'écartaient à droite et à gauche : selon toutes les probabilités, ils n'allaient pas tarder à déboucher dans la savane à la grande satisfaction du sergent Kerbrock dont la marche n'était qu'une suite de culbutes, plus ou moins risquées ; ce qui, malgré les observations réitérées du Chasseur, lui faisait pousser des exclamations retentissantes qui s'entendaient au moins à cent pas à la ronde.

Tout à coup ils se trouvèrent sur une déclivité assez rapide : la forêt ne présentait plus alors qu'un bois assez facile à traverser ; au bout d'un instant, ils émergèrent sur une savane immense couverte de bruyères assez hautes au milieu de laquelle, à une portée de fusil à peu près devant eux, ils virent bondir, comme une bande de daims effarouchés, les ombres noires des marrons que depuis si longtemps, ils suivaient à la piste.

Ils avaient descendu ainsi, sans s'en douter, jusqu'à deux cents mètres au plus du rivage de la mer, et ils se trouvaient à une assez courte distance des retranchements du Galion.

Le Chasseur comprit aussitôt la tactique des noirs ; avant un quart d'heure, abrités par les fortifications du fort Saint-Charles, où maintenant il était évident pour lui qu'ils se rendaient, ils lui échappaient sans retour.

Il redoubla d'efforts et courut avec une rapidité extrême, suivi pas à pas par le sergent qui se piquait d'honneur et préférait de beaucoup cette course plate à travers la savane, à celle si désagréablement accidentée que, pendant de longues heures, il avait faite dans la forêt.

Les nègres, embarrassés par la jeune fille qu'ils étaient contraints de porter sur leurs épaules, perdaient peu à peu du terrain, malgré l'agilité avec laquelle ils dévoraient l'espace ; ils sentaient l'ennemi sur leurs pas.

-- Y sommes-nous ? Demanda tout à coup l'Œil Gris sans ralentir sa course.

-- Parbleure ! répondit le sergent, toujours courant.

-- Alors, en joue, et visons bien : Feu !

Les deux coups éclatèrent à la fois.

Sans s'être communiqué leurs intentions, les deux hommes avaient visé les noirs porteurs du hamac.

Les pauvres diables roulèrent foudroyés sur le sol.

Deux autres remplacèrent aussitôt les morts ; et la* *fuite recommença, plus rapide et plus échevelée que jamais.

Cependant, ces deux coups de feu avaient donné l'éveil tout le long de la ligne ; maintenant c'était à travers une fusillade soutenue que les fugitifs étaient obligés de passer.

Bientôt, des cinq hommes, deux seulement restèrent debout.

Ils continuèrent à pousser hardiment en avant.

À ce moment, une violente canonnade éclata sur les parapets du fort, et de nombreuses troupes de révoltés sortis par deux poternes secrètes se ruèrent, la baïonnette en avant, sur les glacis.

Il y eut alors une mêlée sanglante et acharnée entre les assiégeants et les assiégés ; mêlée d'autant plus terrible qu'elle avait lieu dans les ténèbres et à l'arme blanche.

Le Chasseur et le sergent n'avaient point abandonné la poursuite des noirs de Télémaque.

Tout en courant, ils avaient rechargé leurs armes, et malgré les péripéties du combat dont les glacis étaient en ce moment le théâtre, ils n'avaient pas perdu de vue une seconde ceux que depuis si longtemps ils chassaient ; deux nouveaux coups de feu éclatèrent ; l'un des deux derniers nègres tomba comme une masse, le second chancela, mais, par un effort suprême de volonté, se raidissant contre la douleur et réunissant toutes ses forces, il enleva le hamac, le jeta résolument sur son épaule et recommença à fuir.

Soudain, sans qu'il pût se rendre compte de la* *façon dont cela était arrivé, il reconnut avec effroi que ses deux ennemis étaient près de lui, qu'ils se tenaient à ses côtés.

Il y eu, de part et d'autre, une seconde d'hésitation, puis comme d'un commun accord, les deux hommes fondirent, la baïonnette en avant, sur le nègre.

Il leur fit bravement tête.

Les deux baïonnettes s'étaient enfoncées à la fois dans son dos et dans sa poitrine.

Cependant par un effort surhumain, il posa son lourd fardeau à terre, et saisissant, malgré sa double blessure, son fusil par le canon, il le brandit au-dessus de sa tête en criant d'une voix vibrante :

-- À moi, Ignace ! à Télémaque !

-- Ah ! chien marron ! s'écria le Chasseur en redoublant ses coups.

-- À moi, Ignace ! à moi ! cria de nouveau le mulâtre en portant au sergent Kerbrock un coup d'assommoir terrible que celui-ci évita à moitié, mais qui cependant le fit rouler sur le sol.

En ce moment, une foule de révoltés se rua de ce côté, ayant le capitaine Ignace à leur tête.

-- Ah ! tu ne m'échapperas pas, cette fois ! je te tuerai, chien ! s'écria le Chasseur exaspéré par la chute de son compagnon.

Et d'un dernier coup de baïonnette, il cloua le mulâtre sur le sol.

Mais le fruit de sa victoire lui échappa.

Seul, et n'ayant en main que son fusil déchargé, au moment où il se baissait pour s'emparer du hamac, il fut brusquement repoussé par le capitaine Ignace qui enleva le précieux fardeau sur ses puissantes épaules.

Le Chasseur fut, malgré lui, contraint de reculer devant la masse des révoltés qui se précipitaient sur lui.

Mais il ne voulut pas abandonner son pauvre compagnon à la barbarie des noirs ; il le chargea sur ses épaules, et alors seulement il consentit à rétrograder, mais pas à pas, comme un lion vaincu, et sans cesser de faire face à ses ennemis.

Il est vrai que ceux-ci ayant atteint le but qu'ils se proposaient, c'est-à-dire s'emparer de la jeune fille, ne poussèrent pas la sortie plus loin ; au contraire, ils regagnèrent en toute hâte le fort, sous la protection de leurs canons, tirant à pleine cible.

II -- Ce que l'Œil Gris appelle trancher une question

Le premier soin du Chasseur, après s'être ouvert passage à travers les rangs des révoltés et avoir, à grand-peine, regagné les lignes de l'armée française, avait été de porter le sergent Ivon Kerbrock à l'ambulance.

Le sergent avait bientôt repris connaissance ; les parbleure et les sacrebleure s'échappaient de ses lèvres avec une volubilité et un retentissement de bon augure pour sa prochaine guérison.

Cependant la crosse du fusil de Télémaque, en retombant sur sa tête, la lui avait horriblement fendue.

Mais une tête cassée, ce n'est rien pour un Breton, et le sergent Ivon Kerbrock soutenait avec cet entêtement et cet aplomb particuliers aux fils de la vieille Armorique, que le mulâtre n'était qu'un maladroit, que son coup de massue n'était qu'une égratignure et que les pen-bas des gars de Landivisiau, pays qui lui avait donné le jour, faisaient de bien autres blessures, lorsqu'ils se chamaillaient après boire et se rossaient de bonne amitié ; que cela n'était rien du tout, et que dès qu'il aurait bu un verre d'eau-de-vie, il serait parfaitement en état de suivre son compagnon, dont il ne voulait pas se séparer et à qui il devait la vie.

Le Chasseur eut une peine énorme à l'empêcher de mettre cette folle résolution à exécution ; il ne fallut rien moins que la toute-puissante intervention du chirurgien-major de l'armée, pour que l'entêté Breton consentît à se laisser panser, et que le Chasseur réussit à se débarrasser de lui ; mais ce ne fut que lorsqu'il eut solennellement promis qu'il reviendrait près de lui le lendemain matin, dès le point du jour, pour lui faire quitter l'ambulance et l'emmener.

Enfin, après avoir amicalement pressé la main du sergent qui lui dit avec émotion :

-- Sacrebleure ! vieux Chasseur, que peu n'importe, que vous êtes un vrai homme !

L'Œil Gris s'était éloigné en toute hâte.

Il voulait se rendre à la Basse-Terre, où il avait appris par hasard d'un officier, que M. de la Brunerie, après avoir confié la défense de sa plantation à M. David, son commandeur, s'était retiré aussitôt après l'enlèvement de sa fille, afin de se concerter avec le général Richepance sur les moyens à employer pour retrouver les traces de son enfant et la reprendre à ses ravisseurs.

C'était le planteur que le chasseur voulait voir.

Celui-ci était bien connu de tous les soldats de l'armée française dont il lui fallait traverser les lignes ; il leur avait servi de guide pendant leur trajet de la Pointe-à-Pitre aux Trois-Rivières, aussi lui fournit-on avec empressement tous les renseignements qu'il demanda sur l'arrivée de La Brunerie ; personne ne s'opposa à son passage, et il arriva à la Basse-Terre sans avoir été inquiété.

Il était environ neuf heures et demie du soir, lorsque le Chasseur pénétra dans la ville.

La poursuite obstinée à laquelle il s'était livré contre les ravisseurs de Renée de la Brunerie, en contraignant ceux-ci à chercher le plus promptement possible un refuge dans la forteresse, avait donné l'éveil au camp, et obligé le capitaine Ignace, qui s'était tout de suite douté de ce qui se passait au dehors, à brusquer la sortie ; sans cet incident imprévu, elle n'aurait pas eu lieu avant dix heures, ainsi que, dans la forêt, Pierrot en avait prévenu Télémaque.

Où étaient maintenant Pierrot et Télémaque, ces séides si fidèlement dévoués au capitaine Ignace ? Étendus morts sur les glacis du fort Saint-Charles ; tués par l'implacable Chasseur, comme l'avaient été avant eux leurs autres compagnons.

Mais cela importait peu au capitaine, puisque son expédition avait réussi et qu'il tenait enfin la jeune fille en son pouvoir.

Le général Richepance, d'après l'invitation faite par M. de la Brunerie lui-même, lorsqu'ils avaient été présentés l'un à l'autre à la Pointe-à-Pitre, s'était installé sur la place Nolivos, dans la magnifique maison appartenant au planteur.

Peut-être, sans oser se l'avouer à lui-même, le général Richepance espérait-il que M. de la Brunerie, pendant le temps que dureraient les troubles se retirerait à la Basse-Terre en compagnie de sa fille, et qu'il aurait alors l'occasion de voir, plus sauvent qu'il ne l'avait pu jusque-là, celle qu'il aimait si ardemment et de lui faire sa cour.

Le général avait même écrit au* *planteur, en lui envoyant un détachement de soldats, une lettre dans laquelle il l'engageait fortement, par prudence, à ne pas persévérer dans son intention de défendre en personne la Brunerie, contre les attaques probables des insurgés.

Mais M. de la Brunerie, après avoir pris connaissance de la lettre du général qui lui avait été remise par le lieutenant Dubourg, y avait répondu immédiatement par une lettre dans laquelle il disait en substance que, tout en remerciant chaleureusement le général du bon conseil qu'il lui donnait et du secours qu'il lui envoyait, malheureusement il ne pouvait le suivre ; plusieurs planteurs de ses voisins étant venus chercher un refuge à la Brunerie, il devait, par convenance, demeurer au milieu d'eux ; non seulement pour leur rendre le courage qu'ils avaient perdu, mais encore, ce qui était beaucoup plus grave, pour s'acquitter envers ses amis et voisins malheureux de ces devoirs d'hospitalité considérés dans toutes les colonies, comme tellement sacrés que nul, sous peine d'infamie, n'oserait se hasarder à s'y soustraire.

Le général Richepance ne voulut point insister ; mieux que personne il comprenait la valeur de telles raisons, mais son espoir si tristement déçu, le rendit d'autant plus malheureux que sa position exigeait qu'il cachât son chagrin au fond de son cœur, et qu'il montrât un visage froid et impassible aux regards curieux et surtout scrutateurs des envieux et des ennemis dont il était entouré.

Aussi fut-ce avec une surprise extrême que, le jour dont nous parlons, vers onze heures du matin, le général vit arriver à l'improviste M. de la Brunerie, seul, à la Basse-Terre.

Le général, fort inquiet de ne pas voir Mlle de la Brunerie, s'informa aussitôt de la jeune fille auprès du planteur.

Alors M. de la Brunerie, avec des larmes de désespoir, lui rapporta dans leurs plus grands détails les événements affreux dont, le jour précédent et la nuit suivante, son habitation avait été le théâtre et l'enlèvement audacieux de sa fille.

En apprenant ainsi, d'une façon si subite, cette nouvelle terrible à laquelle il était si loin de s'attendre, le général fut atterré ; sa douleur fut d'autant plus grande qu'il était contraint d'avouer son impuissance à tirer une vengeance immédiate de ce rapt odieux, et à venir en aide à ce père accourant vers lui, plein d'espoir, pour lui demander secours et protection contre les lâches ravisseurs de sa fille.

Mais ces ravisseurs, quels étaient-ils ? Dans quel but avaient-ils enlevé Renée de la Brunerie ? Où l'avaient-ils conduite ?

À ces questions terribles, ni le père, ni le général ne savaient que répondre ; ils ne pouvaient que confondre leurs larmes et attendre.

Attendre en pareille circonstance est un supplice cent fois plus affreux que la mort !

Ce supplice, ils le subissaient, et ils courbaient la tête avec désespoir, sans qu'il leur fût possible de prendre une détermination quelconque, puisqu'ils ne possédaient aucun renseignement pour guider leurs recherches.

Une seule lueur apparaissait pour eux dans ces ténèbres épaisses ; lueur bien faible à la vérité, mais suffisante cependant pour leur rendre un peu d'espoir.

Car l'homme est ainsi fait, et Dieu l'a voulu pour que sa créature supportât, sinon avec courage, du moins avec résignation, la vie, ce pesant fardeau, qui, sans cela, accablerait ses faibles épaules, que dans ses plus cuisantes douleurs, l'espoir restât comme un phare au fond de son cœur, pour lui donner la force nécessaire de suivre cette route ardue, accomplir ce travail de Sisyphe qu'on nomme la bataille de la vie ; combat terrible et sans merci où le vae victis est appliqué avec une si implacable dureté.

Cet espoir qui soutenait en ce moment le général et le planteur, reposait entièrement sur le dévouement sans bornes et tant de fois éprouvé de l'Œil Gris ; cet homme mystérieux qui s'était, pour ainsi dire, constitué de sa propre autorité le gardien de la jeune fille.

Immédiatement après l'enlèvement, le Chasseur s'était mis à la poursuite des ravisseurs ; il avait juré qu'il les retrouverait, et jamais il n'avait failli à sa parole.

Tout, pour les deux hommes, se résumait donc, ainsi que nous l'avons dit plus haut, dans ce seul mot, d'une si désolante logique ; attendre !

Le général, rentré tard dans la soirée d'une visite assez longue faite aux travaux de siège, par lui poussé avec cette ardeur qu'il mettait à toutes choses, achevait à peine de dîner ; il avait congédié les officiers de son état-major et ses aides de camp et venait, en compagnie de M. de la Brunerie, de quitter la salle à* *manger et de passer au salon, lorsqu'un domestique lui annonça qu'un homme assez pauvrement vêtu, mais se disant batteur d'estrade de l'armée républicaine, insistait pour être introduit auprès du général Richepance, auquel, disait-il, avait d'importantes communications à faire.

Richepance, occupé à s'entretenir avec M. de la Brunerie sur les mesures qu'il avait jugé nécessaire de prendre pour la découverte des ravisseurs de la jeune fille, et fort contrarié d'être ainsi dérangé, en ce moment surtout, car il était près de dix heures, demanda d'un air de mauvaise humeur certains renseignements sur cet individu.

-- Mon général, répondit le domestique, c'est un grand vieillard, tout vêtu de cuir fauve ; il porte un long fusil, et a sur ses talons toute une meute de petits chiens.

-- C'est notre ami ! s'écria le planteur avec émotion.

-- Faites entrer cette personne, ordonna aussitôt le général.

-- Ici, mon général ? s'écria le domestique au comble de la surprise, en jetant un regard de regret sur les meubles et les tapis.

-- Oui, ici, répondit en souriant le général, avec ses chiens et son fusil ; allez.

Le domestique sortit, stupéfait d'un pareil ordre.

Un instant plus tard, la porte se rouvrit et le Chasseur parut.

Il salua et demeura immobile au milieu du salon, appuyé sur son fusil ; ses chiens à ses pieds, selon leur habitude.

-- Eh bien ? demandèrent à la fois les deux hommes.

-- J'ai retrouvé Mlle Renée de la Brunerie, ainsi que je m'y étais engagé, messieurs, répondit le Chasseur d'une voix sombre et presque basse, avec une émotion contenue.

-- Enfin ! s'écria avec un mouvement de joie le général dont le visage s'épanouit.

-- Où est-elle ? ajouta le planteur en joignant les mains avec prière. Parlez, Chasseur, parlez, au nom du ciel !

-- Ne vous réjouissez pas à l'avance, messieurs ; votre douleur en deviendrait bientôt plus amère.

-- Que voulez-vous dire ? s'écrièrent à la fois les deux hommes.

-- Ce que je dis, messieurs : j'ai retrouvé Mlle de la Brunerie, cela est vrai ; je sais où elle est. Mais, hélas ! malgré mes efforts désespérés, et Dieu m'est témoin que j'ai tenté l'impossible pour la délivrer, je n'ai pu y réussir ; la fatalité était sur moi.

-- Mon Dieu ! s'écria douloureusement le planteur.

-- Expliquez-vous, au nom du ciel, mon vieux camarade ? En quel lieu se trouve actuellement cette malheureuse jeune fille ? ajouta le général.

-- Elle est entrée, il y a une demi-heure, dans le fort Saint-Charles, messieurs.

-- Au fort Saint-Charles ?

-- Au pouvoir de Delgrès !

-- Alors elle est perdue !

-- Oh ! le monstre ! Mais comment ce malheur est-il arrivé, mon ami ?

-- Depuis hier minuit, en compagnie d'un sergent français nommé Ivon Kerbrock, j'ai suivi pas à pas les ravisseurs sans prendre une heure de sommeil, un instant de repos ; marchant à travers les sentes inextricables d'une forêt vierge, au milieu de laquelle ces misérables s'étaient réfugiés, au coucher du soleil, j'ai failli surprendre leur campement ; j'arrivai cinq minutes à peine après leur départ ; je continuai sans me décourager cette chasse à l'homme ; la forêt traversée, ils entrèrent dans la savane. Le sergent Kerbrock et moi, nous les voyions détaler devant nous avec la rapidité de daims effarés, emportant sur leurs épaules la jeune fille garrottée dans un hamac.

-- Ma pauvre enfant ! s'écria le planteur en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

-- Continuez, continuez, mon brave ? dit le général d'une voix nerveuse.

-- Ils étaient six hommes résolus répondit le Chasseur, nous n'étions que deux, et pourtant la chasse continua, implacable, acharnée ; les ravisseurs couraient vers le Galion ; de deux coups de fusil, deux rebelles tombèrent, tués raides ; les autres redoublèrent de vitesse ; leurs efforts étaient prodigieux, désespérés ; ils se sentaient perdus et pourtant ils ne s'arrêtaient pas ; cependant nous gagnions du terrain, l'alarme avait été donnée par les coups de feu ; toute la ligne des retranchements était illuminés par une fusillade incessante, trois autres nègres furent tués ; un seul restait debout, il se chargea résolument du fardeau que ses compagnons avaient été contraints d'abandonner ; celui-là était un mulâtre nommé Télémaque, le plus déterminé de tous ; le chef, probablement, de cette sinistre expédition ; il avait, sans doute, des intelligences dans la place ; il était attendu, car il courut droit au fort en appelant à l'aide ; ses cris furent entendus des rebelles, ils se ruèrent à son secours ; il y eut alors une mêlée terrible sur les glacis même du fort ; le sergent et moi nous poussions toujours en avant sans rien voir, sans rien entendre ; Télémaque fut éventré de deux coups de baïonnette par le sergent et par moi ; mais je vous le répète, l'appel de cet homme avait été entendu ; en tombant sous nos coups, le mulâtre avait, par un effort suprême, renversé le sergent, le crâne fendu ; j'eus un instant l'espoir de sauver la jeune fille ; hélas ! cet espoir n'eut que la durée d'un éclair ; un gros de rebelles fondit sur moi comme une bande de loups furieux ; la jeune fille, enlevée dans les bras du capitaine Ignace, fut emportée dans le fort sans que je réussisse à m'y opposer. Je voulais vivre pour me venger ; je chargeai le pauvre sergent sur mes épaules, et, la rage dans le cœur, je me résignai à reculer devant ces misérables, mais sans cesser de combattre ; je pris à peine le temps de déposer mon brave camarade à l'ambulance, et je suis accouru ici. Voilà tout ce qui s'est passé, mon général. Voilà ce que j'ai fait, monsieur de la Brunerie ; un homme ne pouvait, je crois, faire davantage.

-- Non ! oh ! non ! s'écria le général avec élan.

-- Je vous remercie du fond du cœur, dit tristement le planteur. Hélas ! si vous, si brave, si dévoué, vous n'avez pas réussi à sauver ma pauvre enfant, c'est qu'elle ne devait pas l'être ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Il y eut un assez long silence, pendant lequel on n'entendait que les sanglots étouffés de M. de la Brunerie.

Le Chasseur se tenait toujours, froid et impassible en apparence, debout et immobile au milieu de la pièce.

Le général réfléchissait.

-- Que faire ? murmura-t-il avec découragement au bout d'un instant ; tout nous échappe.

-- Il nous reste un espoir, dit le Chasseur.

-- Un espoir ? s'écria vivement le général.

-- Oui, mon général ; je veux tenter un moyen suprême ; je réponds presque du succès.

-- Parlez vite, mon ami, de quoi s'agit-il ? Puis-je vous êtes bon à quelque chose ?

-- Certes, mon général, car l'exécution du projet que j'ai formé dépend de vous seul.

-- Oh ! alors, s'il en est ainsi, soyez tranquille, mon brave, vous pouvez compter sur moi ; et, maintenant, dites-moi franchement ce que vous comptez faire.

-- Une chose bien simple, mon* *général ; je veux, demain, me présenter en parlementaire aux rebelles, et cela de votre part.

-- Vous feriez cela ?

-- Je le ferai, je l'ai résolu.

-- Folie !... murmura le planteur qui avait relevé la tête et écoutait anxieusement.

-- Peut-être ! répondit le Chasseur. Me permettez-vous de faire cette dernière tentative, mon* *général ?

-- Vous avez ma parole, mon* *brave ; seulement il est de mon devoir de vous faire observer que les rebelles ont déclaré que tout parlementaire serait considéré comme espion et immédiatement fusillé par eux.

-- J'ai fait toutes ces réflexions, mon général.

-- Et malgré ce danger terrible, imminent, suspendu sur votre tête, vous persistez ?

-- Je persiste, oui, mon général ; il serait oiseux d'insister davantage sur ce sujet ; de plus, je vous le répète, je réponds presque du succès de cette tentative.

Le général Richepance se leva sans répondre ; il fit quelques tours de long en large dans le salon, marchant avec agitation et en proie à une émotion d'autant plus violente qu'il essayait de la renfermer en lui.

Au bout de quelques instants il s'arrêta enfin devant le Chasseur, dont le regard interrogateur suivait ses mouvements avec inquiétude.

-- Mon ami, lui dit-il d'une voix profonde, vous n'êtes pas un homme ordinaire ; il y a en vous quelque chose de grand et de simple à la fois que je ne puis définir ; je ne vous connais que depuis bien peu de temps, mais cela m'a suffi cependant pour vous apprécier à votre juste valeur ; renoncez, je vous prie, à cette folle entreprise, qui ne peut avoir pour vous qu'un dénouement terrible ; si grand que soit l'intérêt que je porte à Mlle de la Brunerie, et Dieu, qui lit dans mon cœur, sait quel ardent désir j'ai de la sauver ! eh bien ! je ne puis prendre sur moi la responsabilité d'un pareil acte ; vous laisser ainsi vous livrer à vos implacables ennemis et vous vouer à une mort inévitable et horrible.

Le Chasseur hocha tristement la tête.

-- Mon général, répondit-il avec une émotion contenus, je vous rends grâce pour le grand intérêt que vous daignez témoigner à un pauvre diable tel que moi ; mais à quoi suis-je bon sur cette terre, où je pèse depuis si longtemps sans profit pour personne ? À rien. Une occasion se présente de me dévouer pour une enfant à laquelle j'ai dû la vie dans une circonstance terrible ; laissez-moi, je vous en supplie du fond de mon cœur, payer à elle, et à son père la dette de la reconnaissance ; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion que celle-ci pour m'acquitter.

-- Mais, malheureux entêté que vous êtes ! s'écria le général, qui, sous une feinte colère, essayait de cacher l'émotion réelle qui le gagnait, c'est à la mort que vous marchez !

-- Eh ! qu'importe, mon général ? qu'importe que je vive ou que je sois massacré par ces bêtes féroces, si en mourant j'ai la joie immense de sauver cette belle et chaste jeune fille et de la rendre à son père, que le désespoir de sa perte accable d'une douleur que seul son retour pourra consoler ?

-- Je vous en supplie, mon ami, n'insistez pas davantage pour obtenir ce consentement que je ne veux et que je ne dois pas vous donner.

-- J'insiste et j'insisterai, au contraire, de toutes mes forces, mon général, car il faut que vous m'accordiez ce que je vous demande.

-- Jamais ! s'écria le général Richepance d'une voix ferme.

Il y eut un nouveau silence.

Le général avait repris sa promenade saccadée à travers le salon ; M. de la Brunerie pleurait ; le Chasseur semblait préoccupé.

Le général Richepance l'examinait à la dérobée.

-- Voyons, dit-il au bout d'un instant, en revenant à* *lui, toute question a deux faces, n'est-ce pas ?

-- On le dit, mon général, répondit distraitement le Chasseur.

-- Essayons de tourner la difficulté.

-- Je le veux bien, mon général. À mon humble avis, il n'y a que deux moyens de sauver Mlle Renée de la Brunerie.

-- Ah ! vous le voyez, mon ami, vous reconnaissez vous-même qu'il existe un autre moyen de sauver cette malheureuse jeune fille que celui que vous me proposez.

-- Je vous demande pardon, mon général ; mais je n'ai jamais prétendu le contraire.

-- Voyons donc ce moyen, mon brave ; je suis convaincu à l'avance qu'il est excellent.

-- Il est excellent, en effet, mon général, répondit le Chasseur avec une pointe imperceptible d'ironie ; mais je vous confesse que je le crois d'une exécution très difficile.

-- La difficulté n'est rien, mon ami, c'est la réussite qui importe. Voyons, de quoi s'agit-il ?

-- Tout simplement d'enlever cette nuit même le fort Saint-Charles par un coup de main, et cela si brusquement, que les rebelles, poussés l'épée dans les reins et contraints de fuir en toute hâte, n'aient point le temps, avant d'évacuer le fort, d'assassiner la malheureuse jeune fille, que j'ai juré, moi, de sauver à tout prix.

-- Assassiner Mlle de la Brunerie !... s'écria le général avec une douloureuse stupéfaction ; mais ce serait un acte odieux, horrible !

-- Croyez-vous donc, mon général, que des nègres révoltés soient bien délicats sur leurs moyens de vengeance, surtout lorsqu'ils se sentent à peu près vaincus ? Que veulent-ils, en somme, aujourd'hui que leur cause est perdue, que leur espoir est déçu ? Rendre le mal pour le mal, voilà tout ; et plus, la douleur qu'ils causent à leurs ennemis est grande, plus ils sont satisfaits ; je les connais, moi, je ne me trompe pas sur leur compte ; croyez-moi, mon général, ils possèdent des raffinements de cruauté dont vous êtes loin de vous douter.

-- Mais alors ce sont des barbares, des sauvages !

-- Eh ! mon général, ce sont des gens réduits au désespoir.

-- Oh ! quelle guerre ! s'écria celui-ci avec horreur.

-- J'en reviens, mon général, à ce que j'avais l'honneur de vous dire : Pouvez-vous espérer enlever le fort Saint-Charles de la façon que je vous ai indiquée cette nuit même ?

-- Vous savez bien, mon ami, que cela est complètement impossible ; c'est mal à vous de m'obliger* *à convenir de mon impuissance.

-- Mon général, j'ai l'honneur de vous faire observer que vous vous méprenez complètement sur mes intentions ; telle n'a jamais été ma pensée ; je voulais seulement vous amener à convenir de ceci : à savoir que vous ne pouvez rien.

-- Hélas ! ce n'est malheureusement que trop vrai, mon ami.

-- Alors, puisqu'il en est ainsi, vous voyez donc bien, mon général, qu'il faut absolument nous en tenir à mon projet.

-- Ne revenons plus là-dessus, je vous prie, mon ami.

-- Vous êtes donc résolu, mon général, à me refuser cette permission ?

-- Résolu, oui.

-- Vous ne changerez point, quoi que je vous dise, ou quoi que je fasse pour vous fléchir ?

-- Mon parti est pris d'une manière irrévocable ; ainsi, je vous le répète, n'insistez pas davantage sur ce sujet, tout serait inutile.

-- C'est bien, mon général, je n'insisterai pas, puisque vous me l'ordonnez, mais je dois vous avertir que, moi aussi, j'ai pris une résolution irrévocable, et pas plus que vous, lorsque je me suis engagé à faire une chose, je ne change, pour rien au monde je ne consentirais à manquer à une parole donnée, cette parole ne l'eussé-je donnée qu'à moi-même.

-- Que voulez-vous dire, mon ami ?

-- Je veux dire ceci, mon général : je me suis engagé envers M. de la Brunerie à lui rendre sa fille ; je la lui rendrai ou je perdrai la vie.

-- Mais, mon ami, réfléchissez donc !

-- Toutes mes réflexions sont faites, mon général ; je n'insisterai pas davantage sur ce sujet, on ne discute pas les partis pris ; vous et moi nous avons pris le nôtre, que prétendez-vous faire ?

-- Ce que je vous ai dit, mon général. Vous ne voulez pas ; je veux ; voilà toute la question ; il nous faut donc sortir au plus vite d'une situation qui, en se prolongeant, ne peut que devenir plus embarrassante ; pour cela il n'y a qu'un moyen.

-- Lequel ? au nom du ciel. Mieux que personne, mon ami, vous savez l'intérêt immense que j'attache à cette affaire ! Et si...

-- Je le sais, oui, mon général, dit le Chasseur en interrompant Richepance ; aussi pour cela même n'hésiterai-je pas à trancher la question.

-- Tranchez-la donc, je ne demande pas mieux, moi ! Mais comment ?

-- Oh ! bien facilement, allez, mon général ; vous allez voir.

Le Chasseur se dirigea vers un piédouche, sur lequel était placée une grande pendule en rocaille, pur Pompadour ; devant cette pendule, le général Richepance, à son retour de la tranchée, avait déposé une magnifique paire de pistolets d'arçons.

Le Chasseur appuya tranquillement son fusil contre le piédouche, prit les pistolets et en fit jouer les batteries.

-- Prenez garde ! dit le général, qui suivait tous les mouvements du Chasseur avec une extrême surprise et cherchait à deviner ses intentions ; prenez garde, mon ami, ces pistolets sont chargés !

-- Ah ! fit le Chasseur en souriant avec une expression singulière ; vous en êtes sûr ?

-- Pardieu !

L'Œil Gris passa la baguette dans les canons et visita scrupuleusement les amorces.

-- En effet, répondit-il, ils sont chargés ; vous ne vous étiez pas trompé, mon général.

-- Je vous l'avais dit.

Le Chasseur arma froidement les deux pistolets et montrant le cadran de la pendule au général Richepance :

-- Veuillez, je vous prie, mon général, dit-il, regarder l'heure à cette pendule.

-- Il est onze heures moins le quart ; pourquoi me demandez-vous cela, mon ami ?

-- Vous allez le savoir, mon général ; et vous me connaissez assez, je l'espère, pour comprendre que tout ceci est sérieux et que ce que je vais vous dire je le ferai sans hésiter.

-- Mais enfin, expliquez-vous ; vos étranges manières, depuis un instant, me remplissent d'inquiétude. Que voulez-vous faire, au nom du diable ! et pourquoi jouez-vous ainsi avec ces armes ?

-- Mon général, si* *vous ne m'accordez pas le consentement que je vous ai demandé...

-- Encore !

-- Toujours. Si vous ne m'accordez pas cette permission, lorsque la grande aiguille de la pendule sera sur le chiffre douze, au premier coup de onze heures je me brûlerai la cervelle.

-- C'est de la folie, cela !

-- C'est tout ce que vous voudrez, mon général, mais je vous donne ma parole d'honneur que cela sera ; maintenant, vous avez treize minutes devant vous.

-- C'est cela que vous appelez trancher une question, vous ?

-- Oui, mon général. Nous sommes, vous et moi doués d'une formidable dose d'entêtement ; eh bien, d'ici à quelques minutes, on verra quel est celui de nous deux qui en possède davantage ; ainsi, d'une façon ou d'une autre, la question sera tranchée.

-- Ah ! mon ami ! s'écria le planteur en se levant vivement et en accourant à lui ; songez que vous êtes le seul ami resté fidèle à ma pauvre enfant ! Seul, peut-être, vous pouvez la sauver ! Je vous en supplie, renoncez à ce fatal projet !

-- Adressez-vous au général en chef, monsieur, répondit froidement le Chasseur ; lui seul est cause de tout ceci ; c'est lui qui s'oppose à la délivrance de votre fille.

-- Moi ? s'écria le général avec force, moi ?

-- Vous seul, oui, mon général, car, pour la dernière fois, je vous le répète, je l'aurais sauvée.

Et il leva lentement les pistolets en jetant un regard ferme sur la pendule.

Le général Richepance était en proie à une émotion étrange ; un combat terrible se livrait dans son cœur entre son amour et son devoir.

Sa position de commandant en chef lui défendait de laisser aller ainsi un homme à une mort certaine, sans aucune de ces raisons péremptoires où le salut d'une armée est en jeu et qui justifient le sacrifice en l'ennoblissant.

Mais une telle résolution brillait dans le regard calme et fier du Chasseur ; le général était si bien convaincu qu'il mettrait, sans hésiter, sa menace à exécution, qu'il se sentit vaincu, un refus de sa part devant immédiatement amener le résultat qu'il redoutait, c'est-à-dire la mort de l'homme qu'il voulait sauver.

-- Désarmez et posez ces armes, monsieur, dit-il d'une voix sombre ; puisqu'il n'est pas d'autre moyen de vous empêcher de commettre le crime que vous méditez, eh bien, soit ! je vous accorde ce que vous désirez si ardemment. Que votre sang retombe sur votre tête ! J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous empêcher d'accomplir ce projet insensé, équivalant, pour vous, à une condamnation à mort.

-- Peut-être, mon général ! Je ne partage nullement votre opinion à ce sujet ; je suis même tellement convaincu du succès que je crois pouvoir vous affirmer que je sortirai sain et sauf de l'antre de ces tigres.

-- Dieu le veuille ! fit le général Richepance en secouant la tête d'un air de doute.

-- Quoi qu'il arrive, mon général, acceptez mes remerciements les plus sincères ; demain, à six heures du matin, je me présenterai aux avant-postes. Croyez-moi général, ajouta le Chasseur avec mélancolie, je ne suis pas aussi près de la mort que vous le supposez ; peut-être se passera-t-il malheureusement bien des années avant qu'elle daigne, en me fermant enfin les yeux, terminer mes longues souffrances ! Votre main, général. Merci encore et à demain !

-- À* *demain, mon ami, répondit le général avec émotion, en lui donnant une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur prit son fusil, salua une dernière fois les deux hommes, appela ses chiens et sortit du salon d'un pas ferme.

III -- Dans lequel le commandant Delgrès et le capitaine Ignace causent de leurs affaires.

Il nous faut maintenant retourner sur les glacis du fort Saint-Charles, au moment où Télémaque, percé à la fois par les deux baïonnettes des ennemis auxquels, pendant si longtemps, il avait réussi à* *échapper, s'affaissa sur lui-même en appelant une dernière fois le capitaine Ignace à son secours.

Mlle de la Brunerie, étroitement garrottée dans son hamac et qui, par un hasard providentiel, n'avait reçu aucune blessure au milieu de l'effroyable fusillade pétillant autour d'elle*, *avait roulé à terre auprès du cadavre du dernier de ses ravisseurs.

La jeune fille, à demi évanouie, à cause des poignantes émotions dont elle avait été assaillie depuis plusieurs heures, n'avait pas conscience des événements qui s'accomplissaient si près d'elle et dont, pour ainsi dire, elle était le centre ; elle se croyait en proie à un horrible cauchemar, et, mentalement, elle adressait à Dieu de ferventes prières.

Le capitaine Ignace était accouru en toute hâte, avec le gros des troupes composant la sortie, du côté où les appels répétés s'étaient fait entendre.

Il avait aperçu le hamac gisant sur le sol, s'en était emparé, puis il l'avait fait enlever par deux de ses soldats, et, tout en protégeant vigoureusement la retraite, il avait réussi à rentrer le dernier de tous dans le fort, maître de la précieuse proie qu'il payait si cher et que le Chasseur avait, un* *instant, espéré lui ravir.

La jeune fille avait été aussitôt transportée dans un appartement habité par le capitaine Ignace, sa femme et ses enfants.

Le mulâtre, après avoir instamment recommandé à sa femme de prendre les plus grands soins de la jeune prisonnière, s'était retiré afin d'aller rendre compte au commandant Delgrès des événements qui achevaient de s'accomplir.

Le visage du féroce rebelle était radieux ; cet homme éprouvait pour Delgrès, dont la puissante, intelligence l'avait subjugué, une admiration allant presque jusqu'au fanatisme.

Delgrès était tout pour lui.

Bien que l'intelligence étroite et même obtuse, sous certains rapports, du capitaine Ignace, ne lui permit pas toujours d'apprécier, à leur juste valeur, la profondeur des pensées et la grandeur de vues de cet homme réellement extraordinaire, dont le génie planait au-dessus de tous ceux dont il était entouré, et qui méritait mieux que d'être le chef des nègres souvent inconscients du bien comme du mal, Ignace, dompté et séduit par cette organisation d'élite si supérieure en tout à la sienne, en subissait le joug avec une docilité d'enfant, et, qu'on nous passe cette comparaison, peut-être triviale, mais qui rend parfaitement notre pensée, avec une fidélité de chien de Terre-Neuve, qui lèche la main qui le châtie et se sent tout heureux d'un regard ou d'une caresse.

Cet homme indomptable faisant tout trembler autour de lui, cette nature abrupte, ayant plutôt des instincts que des sentiments, se courbait, craintive et obéissante, à la moindre manifestation de la volonté, mot ou geste, de celui qui avait su s'en rendre le maître tout-puissant.

Le capitaine Ignace avait deviné, depuis la fameuse soirée où Delgrès était arrivé si à propos au secours de Renée et du Chasseur de rats, bien que jamais le commandant n'en eût dit un mot ni à lui, ni à d'autres, l'amour profond de son chef pour Mlle de la Brunerie ; le voyant triste, sombre, malheureux, une pensée avait germé dans l'esprit inculte du séide du chef des noirs de la Guadeloupe : s'emparer de la jeune fille, quoi qu'il dût en coûter, et la livrer à Delgrès.

De la pensée à l'exécution, il n'y avait qu'un pas dans l'esprit du mulâtre.

Précédemment, on s'en souvient, il avait par deux fois tenté d'assassiner la pauvre enfant croyant que sa mort ne pouvait qu'être agréable à Delgrès, et aussi, disons-le, en haine, du Chasseur de rats ; -- sachant le commandant amoureux de Mlle de la Brunerie, il ne trouva rien de plus simple, rien de plus naturel, que d'enlever la jeune fille, la faire conduire au fort Saint-Charles, et la remettre à son chef, de l'assentiment duquel il se croyait assuré à l'avance, et auquel il s'imaginait faire une très agréable surprise.

Ce projet une fois entré dans sa tête, il organisa avec cette astuce féline et cette patience cauteleuse innée chez la race noire, l'expédition chargée de mettre dans ses mains Renée de la Brunerie ; -- jamais, en effet, l'homme de couleur ne recule devant rien pour l'accomplissement d'un désir, si extravagant qu'il soit ; -- puis, toutes choses réglées, l'expédition lancée, il attendit, calme et froid, le résultat de ses machinations.

Voilà pour quelles raisons le capitaine Ignace se frottait joyeusement les mains et avait le visage radieux en se rendant auprès de son chef bien-aimé, auquel, au prix d'immenses sacrifices d'hommes et de sang, il avait, pensait-il, préparé une surprise devant le combler de joie.

Delgrès, retiré dans une salle de dimensions assez étroites, meublée parcimonieusement d'une table, de quelques chaises et de rayons cloués au mur, et sur lesquels étaient rangés une centaine de volumes traitant de stratégie militaire, était assis et écrivait à la lueur d'une lampe placée devant lui et recouverte d'un abat-jour qui, en concentrant toute la lumière sur la table, laissait le reste de la pièce dans une obscurité relative.

Cette chambre servait de cabinet à Delgrès ; c'était là que, loin des regards importuns, il se réfugiait pour se livrer au travail, combiner ses plans de défense et organiser la résistance.

Le mulâtre était bien changé, au physique et au moral, depuis le débarquement de l'armée française à la Basse-Terre.

À l'enthousiasme des premiers jours avait succédé un abattement profond ; les premiers combats livrés par ses partisans aux Français, combats si acharnés et si sanglants, lui avaient prouvé, par leurs résultats, l'impuissance des noirs, si*grand que fût leur courage, à lutter contre les soldats aguerris de la République ; la défection presque générale des nègres des grandes habitations, qui avaient préféré se soumettre, à *courir les risques d'une guerre impitoyable avait ébranlé sa confiance dans la constance de ces hommes, incapables, il ne le savait que trop, de comprendre la grandeur du sacrifice qu'il leur avait fait.

Les nouvelles les plus tristes lui parvenaient incessamment de tous les points de l'île.

Les Français étaient partout reçus aux acclamations générales et accueillis par les noirs eux-mêmes, non pas seulement comme des amis, mais encore comme des libérateurs.

Ses lieutenants ne pouvaient, en aucun endroit, parvenir à organiser une défense solide ou seulement réunir des forces capables, par leur nombre, de résister ou, tout au moins, de faire tête pendant quelques jours aux Français.

Delgrès, en moins de dix ou douze jours, en était arrivé à ce point terrible où un homme calcule froidement, quand il a un grand cœur, les quelques chances qui lui restent ; non pas de sortir vainqueur de la lutte qu'il a entreprise, mais de traîner la guerre en longueur, afin d'obtenir de bonnes conditions ; non pas pour lui, mais du moins pour les siens ; ces dernières chances, il sentait qu'elles lui échappaient les unes après les autres ; que bientôt il resterait, sinon complètement seul, mais entouré seulement de quelques hommes fidèles, ou trop compromis pour l'abandonner, et dont la résistance ne saurait être longtemps sérieuse.

En effet, il était trop habile pour se faire la moindre illusion sur les résultats du siège.

Le fort Saint-Charles, spécialement construit pour protéger la Basse-Terre contre l'ennemi du dehors, dominé de toutes parts, établi dans des conditions d'infériorité flagrantes, ne pouvait opposer une longue résistance à une armée brave, disciplinée, commandée par un général intrépide, célèbre, et qui, surtout, n'avait à redouter aucune attaque sur ses derrières, et avait ainsi toute facilité pour conduire les travaux avec sécurité.

La prise du fort Saint-Charles n'était donc qu'une question de temps ou, pour mieux dire, de jours.

Chassé de Saint-Charles, quelle ressource restait-il à Delgrès ?

La guerre des mornes.

Mais cette guerre, très avantageuse aux noirs dans une île comme Saint-Domingue, dont l'étendue, d'au moins trois cents lieues de tour, sur plus de soixante de large, est couverte d'épaisses forêts impénétrables, de mornes inaccessibles, où les noirs poursuivis trouvent un refuge assuré contre les ennemis, les harcèlent et les détruisent en détail, était impossible dans une île comme la Guadeloupe ; cette île n'ayant tout au plus que quatre-vingts lieues de tour, dont la moitié au moins, la Grande-Terre, n'est composée que de plaines basses, où, en quelques jours, les insurgés, retranchés dans les mornes et les bois, seraient cernés par l'armée française et contraints à se rendre ou à mourir de faim.

Le mulâtre ne se faisait donc aucune illusion sur les résultats d'une guerre, entreprise dans une pensée noble et généreuse, il est vrai, mais où manquaient soldats et officiers habiles, et surtout cette foi qui souvent fait accomplir des prodiges contre un ennemi puissant, disposant de ressources immenses en armes et en soldats ; tandis que lui, au contraire, ne pouvant plus compter sur aucun secours de l'intérieur, se trouvait réduit à ses propres forces qui, par surcroît de malheur, diminuaient dans des proportions énormes et semblaient fondre dans ses mains.

Le chef des révoltés sentait donc la terre trembler sous ses pas et prête à lui manquer totalement ; il envisageait bravement sa position en face et calculait combien de jours, combien d'heures peut-être, lui resteraient encore pour soutenir cette lutte désespérée, avant de succomber, sans espoir de se relever jamais de sa chute.

Telles étaient les dispositions d'esprit dans lesquelles se trouvait Delgrès au moment où le capitaine Ignace ouvrit la porte du cabinet et se présenta devant lui, le sourire sur les lèvres.

Delgrès fut intérieurement charmé de cette interruption ; elle l'enlevait pour un moment à ses tristes préoccupations ; par un effort de volonté, il rendit à son visage l'impassibilité froide qui lui était ordinaire, et après avoir indiqué un siège à son fidèle :

-- Soyez le bienvenu, capitaine Ignace, lui dit-il, quoi de nouveau ?

-- Pas grand-chose, mon commandant, répondit respectueusement Ignace.

-- Est-ce que le fort n'a pas tiré, il y a un moment ?

-- Pardonnez-moi, commandant, nous avons eu une escarmouche du côté du Galion.

-- Des détachements sont sortis ?

-- Une centaine d'hommes, au plus.

-- Vous savez, capitaine, que je vous ai prié de ne plus risquer de sorties ; elles ont le triple désavantage de fatiguer les hommes, de nous faire perdre du monde et d'être inutiles, maintenant surtout que l'ennemi a poussé ses tranchées presque sous le feu de la place.

-- C'est vrai, commandant, mais cette fois il y avait urgence absolue.

-- Comment cela ?

-- L'ennemi avait occupé, au commencement de la soirée, une position assez forte, d'où il incommodait beaucoup la garnison ; il était donc important de le déloger avant qu'il se fût solidement établi sur ce point.

-- Et alors ?

-- Alors, nous l'avons culbuté à la baïonnette et nous l'avons rejeté en désordre dans ses lignes, en bouleversant ses tranchées et en enclouant plusieurs pièces.

Ce récit, fait avec un si merveilleux aplomb par le capitaine, n'avait qu'un défaut, c'était d'être à peu près complètement faux ; mais le capitaine Ignace avait, on le sait, à justifier sa conduite.

-- Très bien, dit Delgrès en souriant ; mais, mon cher camarade, il m'est permis de vous le dire, à vous, sur qui je puis compter, nous serons avant peu contraints, sinon de nous rendre, du moins d'évacuer le fort.

-- Le croyez-vous réellement, commandant ?

-- Je ne conserve, malheureusement, pas le moindre doute à cet égard.

-- Diable ! la situation se complique, alors ?

-- C'est selon le point de vue où l'on se place pour la juger, mon camarade, répondit Delgrès en souriant avec amertume ; d'autres diraient qu'elle se simplifie.

-- Dans un cas comme dans l'autre, elle devient critique, n'est-ce pas, commandant ?

-- Oui, très critique, capitaine ; aussi, en y réfléchissant, m'est-il venu une idée que je crois bonne.

-- Venant de vous, commandant, cette idée ne saurait être qu'excellente.

-- Merci, dit froidement Delgrès. J'ai compté sur vous pour son exécution.

-- Vous savez, commandant que je vous appartiens corps et âme.

-- Voilà pourquoi je vous ai choisi, mon ami. En deux mots, voici ce dont il s'agit ; écoutez-moi bien.

-- Je suis tout oreilles.

-- Vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne consentirai jamais à une capitulation, si avantageuse qu'elle soit.

-- D'ailleurs les conditions n'en seraient pas tenues par les Français.

-- Peut-être ; mais là n'est pas la question. Je ne veux pas non plus risquer un assaut, qui nous causerait inutilement des pertes énormes, ni enfin, en dernier lieu, abandonner le fort aux ennemis.

-- Cependant, il me semble qu'il est bien difficile de ne pas employer un de ces trois moyens, commandant ?

-- Il vous semble mal, capitaine ; voici mon projet. Demain ou cette nuit même, ce qui peut-être vaudra mieux, vous profiterez de l'obscurité pour sortir du fort.

-- Moi !

-- Vous-même. Vous emmènerez avec vous quatre ou cinq cents hommes ; vous aurez soin de les choisir parmi les plus résolus de la garnison. Vous m'écoutez avec attention, n'est-ce pas ?

-- Oui, mon commandant.

-- Très bien. À la tête de ces cinq cents hommes vous tournerez, si cela vous est possible, les lignes françaises ; mieux vaudrait éviter le combat et opérer, silencieusement et sans être aperçu, votre retraite.

-- J'essayerai, commandant ; bien que ce soit difficile de mettre en défaut la vigilance des Français, qui ne dorment jamais que d'une oreille et les yeux ouverts. Mais si je ne réussis pas ?

-- Alors, capitaine, à la grâce de Dieu ! Vous sortirez la baïonnette et vous vous ouvrirez passage ; il faut que vous passiez n'importe comment.

-- Soyez tranquille, commandant, je passerai.

-- J'ai l'intention de me retirer à la Soufrière avec tout notre monde ; la position est formidable, nous pourrions y traîner la guerre en longueur et surtout attendre en toute sûreté les secours qui ne sauraient manquer de nous arriver bientôt.

-- Ah ! ah ! nous attendons donc des secours, commandant ? demanda le capitaine avec surprise.

-- Des secours nombreux, oui. Mais, chut ! pas un mot à ce sujet ; j'en ai peut-être trop dit déjà, mais je suis certain de votre silence, n'est-ce pas, capitaine ?

-- Je vous le promets, commandant.

Delgrès n'attendait aucun secours, par la raison toute simple qu'il était impossible qu'il en reçût du dehors ou du dedans ; seulement il connaissait la crédulité des noirs et il savait que le péché mignon du capitaine était une notable intempérance de langue ; il comptait sur cette intempérance même pour que la nouvelle qu'il lui confiait à l'oreille se répandît rapidement parmi ses adhérents, sur l'esprit desquels elle ne pouvait manquer de produire un excellent effet.

-- Mais, continua-t-il d'un ton confidentiel, pour que notre position soit solidement établie à la Soufrière, il faut nous assurer de ses abords, afin surtout de tenir nos communications ouvertes avec la mer. Me comprenez-vous ?

-- Parfaitement, oui, commandant, répondit Ignace, qui se gardait bien d'y voir malice et d'y comprendre un seul mot.

Delgrès comptait aussi sur le manque d'intelligence de son lieutenant.

Il continua :

-- Il faut donc nous retrancher au Matouba.

-- En effet, dit Ignace.

-- Il y a là deux habitations situées dans des positions excellentes, fortifiées admirablement par la nature, et d'où il nous sera facile de commander le pays à plusieurs lieues à la ronde.

-- Oui, commandant. Je connais parfaitement ces deux habitations, ce sont de véritables forteresses ; elles se nomment, attendez donc, oui, j'y suis : l'habitation de Vermont et l'habitation d'Anglemont.

-- C'est cela même ; vous vous en emparerez ; de plus, il se trouve, à une courte distance de là, des fortifications à demi ruinées ; vous les relèverez et vous les remettrez, autant que possible, en état de défense.

-- Soyez sans crainte, commandant, je ne perdrai pas une seconde ; vos ordres seront exécutés ponctuellement et à la lettre.

-- J'en ai la conviction, mon cher capitaine. Il est inutile, n'est-ce pas, de vous recommander de rallier autour de vous tous ceux de nos adhérents en ce moment disséminés dans les mornes et les grands bois, et de faire rassembler aux deux habitations le plus de vivres et de munitions de guerre qu'il vous sera possible de réunir ?

-- Rapportez-vous-en à moi pour cela, commandant. Mais, vous, que ferez-vous ici pendant ce temps-là ?

-- Oh ! moi, je ne demeurerai pas inactif, soyez tranquille ; je préparerai tout pour faire sauter le fort, puis je l'évacuerai ; et je vous promets que, si vigilants que soient les Républicains, je réussirai à les tromper. Des hauteurs du Matouba, où vous vous trouverez, vous serez avertis de ma retraite par l'explosion du fort, à laquelle vous assisterez en spectateurs désintéressés.

-- C'est vrai, dit en souriant le capitaine.

-- Ainsi, mon cher camarade, voilà qui est bien convenu : vous garderez toutes les avenues de la Soufrière et vous vous emparerez des deux habitations Vermont et d'Anglemont.

-- À quelle heure quitterai-je le fort, commandant ?

-- Voyons, il est dix heures et demie ; il vous faut partir entre minuit et demi et une* *heure du matin ; c'est le moment où la rosée commence à tomber ; les sentinelles sont engourdies par le froid et le sommeil ; vous ne sauriez choisir un moment plus favorable pour le succès de votre expédition. Et maintenant, capitaine, voulez-vous souper avec moi, sans façon ?

-- Vous me comblez, mon commandant.

-- Allons, nous trinquerons une fois encore ensemble avant notre séparation qui malheureusement, je le crains, sera de courte durée.

-- Vous redoutez donc sérieusement, commandant, de ne pouvoir vous maintenir longtemps encore dans la place ?

-- Avant trois jours, les batteries françaises auront éteint tous nos feux ; ils nous serreront de si près que l'assaut deviendra inévitable. Ah ! si nous n'avions affaire qu'aux troupes de la colonie, nous en aurions eu bon marché ! mais il se trouve en face de nous un général habitué aux grandes guerres européennes ; des soldats qui ont vaincu les meilleures troupes du vieux monde ; que pouvons-nous faire, nous, chétifs, contre de pareils géants ? Mourir bravement, voilà tout, et, le cas échéant, nous saurons accomplir ce devoir suprême.

-- C'est triste ! murmura* *le capitaine en hochant la tête.

-- Pourquoi cela ? s'écria vivement Delgrès, dont un éclair illumina subitement le regard ; nous aurons la gloire de leur avoir résisté ! N'est-ce donc rien, cela ? Nous succomberons, il est vrai, mais vaillamment, les armes à la main, la poitrine tournée vers nos ennemis ; notre défaite même nous fera illustres, nous ne mourrons pas tout entiers ; nos noms survivront sur l'océan des âges ; nous légueront notre exemple à suivre à ceux qui viendront après nous et qui, plus heureux que nous ne l'aurons été, conquerront, eux, cette liberté dont nous aurons été les précurseurs et que nous n'aurons fait qu'entrevoir ! Le siècle qui commence, mon ami, est une de ces époques fatidiques dans l'histoire du monde, plus grandes encore par les idées généreuses qu'elles enfantent que par la gloire dont elles rayonnent ! et qui sont une date grandiose dans le martyrologe de l'humanité ; les semences d'une régénération universelle, éparpillées depuis deux siècles déjà sur tous les points du globe, commencent leur germination ; la faible plante grandira vite et se fera arbre pour abriter, sous son ombre majestueuse, et cela avant soixante ans, la rénovation générale conquise, non par l'épée, mais par la pensée. Nous ne verrons pas, cela, nous autres, mais du moins nous aurons la gloire de l'avoir pressenti !

« Oui, Ignace, mon fidèle ! continua-t-il avec une animation croissante, je vous le prédis, avant soixante ans, l'esclavage, ce stigmate honteux, cette lèpre hideuse appliquée, verrue immonde, sur l'humanité, sera aboli à jamais et la liberté de la race noire proclamée hautement par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui, sont les plus acharnés à maintenir son honteux asservissement !

« Traçons donc courageusement notre sillon fécond ; accomplissons jusqu'au bout, et quoi qu'il advienne de nous, notre tâche pénible, et à nous reviendra l'honneur d'avoir les premiers affirmé glorieusement le droit de nos frères, de prendre la place qui leur est due au milieu de la grande famille humaine !

« Mais pardonnez-moi, Ignace, de vous parler ainsi, ajouta-t-il en changeant de ton. Je me laisse, malgré moi, entraîner au torrent d'idées qui m'emporte ! Ce qui doit être sera. Laissons cela. Soupons, mon ami, et choquons nos verres à l'espérance et surtout à de meilleurs jours !

Delgrès frappa alors sur un gong, point d'orgue terrible qui, accentuant les chaleureuses paroles du mulâtre, fit malgré lui, tressaillir Ignace.

Un moment après, une porte s'ouvrit et quatre noirs parurent, portant une table toute servie.

Les deux hommes prirent place et le repas commença.

Delgrès savait parfaitement, lorsque cela lui plaisait, faire les honneurs de chez lui ; cette fois ; il se surpassa et se montra charmant amphitryon et excellent convive.

Pendant le repas, la conversation entre les deux hommes fut vive, enjouée, pétillante même ; nul n'aurait deviné, à les voir et surtout à les entendre, les dangers terribles qui planaient sur leurs têtes.

Lorsque le dessert eût été placé sur la table, Delgrès fit un signe, les domestiques se retirèrent.

-- À votre réussite ! dit le chef des révoltés à son convive, en choquant son verre contre le sien.

-- À votre succès au fort Saint-Charles, mon commandant ! répondit Ignace.

Les cigares furent allumés.

-- Voyons, dit tout à coup Delgrès en regardant fixement le capitaine, expliquez-vous une fois pour toutes, mon ami, cela vaudra mieux.

-- Moi, mon commandant, que je m'explique ! fit le capitaine, pris à l'improviste, avec l'expression d'une surprise feinte ou réelle, mais certainement parfaitement jouée.

-- Oui, mon cher Ignace, depuis votre entrée dans mon cabinet, je vous examine à la dérobée et je lis sur votre visage un je ne sais quoi de singulier, d'étrange même, s'il faut le dire, qui m'intrigue, et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, qui m'inquiète ; et tenez, en ce moment, vous détournez la tête ; vous semblez embarrassé. Pardieu ! mon camarade, si vous avez commis quelques-unes de ces excentricités parfois un peu fortes dont vous êtes coutumier, confessez-vous bravement, je vous donnerai l'absolution ; je ne suis pas pour vous un juge bien sévère, que diable ! plusieurs fois déjà vous avez été à même de vous en* *apercevoir.

-- Ma foi, mon commandant, je ne sais pas comment vous vous y prenez, mais cette fois, comme toujours, vous avez deviné. J'ai quelque chose là ! ajouta-t-il en se donnant une vigoureuse tape sur le front ; quelque chose enfin qui me taquine. Je crains, depuis quelques instants, d'avoir commis une sottise, et cela avec les meilleures intentions du monde.

-- C'est toujours ainsi que cela arrive, mon cher capitaine ; mais si la sottise dont vous parlez est réparable, en somme, le mal ne sera pas grand.

-- Peut-être... Plus j'y réfléchis, mon commandant, et plus je suis forcé de reconnaître, à ma honte, que j'ai eu tort de faire ce que j'ai fait.

-- Expliquez-vous franchement, sans arrière-pensée. Allez, capitaine, je vous écoute.

-- Eh bien ; commandant, puisque vous l'exigez, je vous avouerai tout, et cela maintenant avec d'autant plus d'empressement que, devant abandonner le fort dans une heure, j'aurais toujours été obligé de tout vous dire avant mon départ.

-- Ceci est une raison, fit Delgrès en souriant.

Le capitaine Ignace détourna la tête, saisit une bouteille de rhum, vida plus de la moitié de la liqueur qu'elle contenait dans un grand verre, qu'il avala d'un trait, aspira deux ou trois énormes bouffées de tabac, posa son cigare sur le bord de son assiette, et prenant enfin son parti :

-- Commandant, s'écria-t-il d'une voix sourde, je suis un misérable !

-- Vous en avez menti, capitaine ! s'écria vivement Delgrès, qui connaissait son homme mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même.

Le capitaine remua deux ou trois fois la tête d'un air de doute et de honte à la fois.

-- Si, commandant, reprit-il, je suis un misérable, mais je le répète, mon intention était bonne, ma faute provient de mon dévouement.

-- Vous savez, capitaine, que vous procédez par énigmes et que je ne vous comprends pas du tout.

-- Cela ne m'étonne pas, commandant, c'est à peine si je me* *comprends moi-même !

-- Voyons, capitaine, finissons-en, expliquez-vous.

-- M'y voici, puisqu'il le faut. Depuis quelques jours, commandant, je m'étais aperçu que vous étiez en proie à une tristesse sombre, que rien ne pouvait vaincre ; cela me tourmentait, m'inquiétait même, de vous voir ainsi ; cependant je n'osais vous interroger ; d'ailleurs, vous ne m'auriez pas répondu.

-- C'est probable, murmura Delgrès.

-- Alors, comme je vous aime et que je souffrais de vous voir malheureux, je cherchai quelle pourrait bien être la cause de cette tristesse.

-- L'avez-vous trouvée ?

-- Je le crus, du moins.

-- Quelle était cette cause ?

-- Pardonnez-moi, commandant, mais puisque vous l'exigez, je vous avouerai tout ; je sais très bien que jamais vous ne m'en avez rien dit ; cependant j'ai deviné l'amour profond que vous avez au cœur pour la fille d'un des plus riches planteurs blancs ; cette jeune fille...

-- Ne prononcez pas son nom ici, capitaine ! interrompit vivement le mulâtre.

-- Soit, mon commandant, je me tairai même si vous le désirez, répondit humblement Ignace.

-- Nullement, nullement, continuez, capitaine, continuez, au contraire. Quel parti prîtes-vous après cette découverte ?

-- Eh bien, commandant, je me dis alors que ce qui vous faisait ainsi souffrir, c'était d'être séparé de celle que vous aimez.

-- Alors ?

-- Alors, commandant, je résolus de vous réunir à elle ; comme il vous était impossible d'aller la rejoindre, il fallait que ce fût elle qui vînt vers vous. Vous savez, commandant, lorsque malheureusement une idée se glisse dans ma cervelle, à tort ou à raison, il faut que je l'exécute.

-- Malheureux ! s'écria le commandant avec agitation, qu'avez-vous osé faire ?

-- Oui, je le reconnais maintenant, j'ai eu tort, murmura Ignace avec accablement.

-- Parlez ? mais parlez donc ?

-- J'ai... mais ne me regardez pas ainsi, je vous en prie, commandant, puisque je reconnais mes torts.

-- Ah ! je comprends tout, maintenant ! s'écria Delgrès avec indignation. Vous avez enlevé cette jeune fille ?

-- C'est vrai, commandant ; seulement, je ne l'ai point enlevée, je l'ai fait enlever par des hommes sûrs ; ils se sont introduits secrètement dans l'habitation de son père, sont parvenus à s'emparer d'elle et à la conduire ici.

-- Ici ! elle est ici !

-- Oui, commandant.

-- Oh ! malheureux, qu'avez-vous fait ? s'écria-t-il avec douleur. Vous m'avez déshonoré aux yeux de cette jeune fille !

-- Moi, commandant ?

-- Elle est convaincue que c'est moi qui l'ai fait enlever ; son estime, que j'avais eu tant de peine à conquérir, vous me l'avez fait perdre sans retour ; jamais elle ne supposera que la pensée de ce crime odieux soit venue à un autre qu'à moi !

-- Commandant, je me suis conduit comme un scélérat, comme un misérable ! mais la faute que j'ai commise doit retomber sur moi seul ; jamais je ne consentirai qu'il en soit autrement. Cette jeune fille, je ne l'ai pas vue encore, je ne lui ai* *même pas adressé la parole, je l'ai confiée à Claircine, ma femme. Je vous jure que, avant de quitter le fort, je réparerai, autant que cela dépendra de moi, le mal que j'ai fait, sans le vouloir. Mais, je vous en supplie, commandant, nous allons dans un instant nous séparer, peut-être pour toujours, ne me laissez pas vous quitter ainsi, sous le poids de votre colère ; ne me pardonnez pas, ma faute est trop grande, ce serait trop exiger de vous, mais dites-moi un mot, un seul, qui me fasse espérer que vous me pardonnerez un jour ?

Delgrès, par un effort de suprême volonté, avait reconquis toute sa puissance sur lui-même ; son visage était redevenu de marbre ; il sourit tristement, et tendant la main au capitaine :

-- Puis-je vous en vouloir, mon ami ? lui dit-il d'une voix douce ; vous croyiez bien faire ! Allez, je parlerai à cette jeune fille, et peut-être ajoutera-t-elle foi à mes protestations lorsqu'elle verra ma douleur.

Ignace serra avec force la main de Delgrès ; il fit un mouvement comme s'il voulait parler, mais il se ravisa, se leva de table, et sortit d'un pas rapide, sans répondre un mot.

-- Mon Dieu ! murmura le mulâtre lorsqu'il fut seul, cette douleur m'était donc réservée !

Et il laissa tomber tristement sa tête sur sa poitrine.

IV -- Où le capitaine Ignace apparaît sous un nouveau jour.

Mlle Renée de la Brunerie était évanouie.

Mais cet évanouissement n'avait rien de dangereux ; il était causé, et cela se comprend facilement chez une jeune fille frêle et délicate, accoutumée à toutes les recherches d'une existence luxueuse, bien plus par l'émotion qu'elle avait dû éprouver, la gêne affreuse à laquelle, pendant plus de deux heures, elle avait été soumise, torture physique à laquelle était venue se joindre une torture morale, l'ignorance du sort qu'on lui réservait, que par des souffrances maladives quelconques.

La femme du capitaine Ignace, jeune et charmante créature, aux traits doux et intelligents, au regard mélancolique, dont le teint pâle et mat aurait, en tout autre pays qu'en Amérique, passé pour être de la blancheur la plus pure, se hâta de prodiguer à la jeune fille que son mari lui avait confiée si à l'improviste, ses soins empressés et de lui témoigner cette touchante sollicitude dont les femmes ont seules le secret et que réclamait impérieusement l'état de la belle prisonnière.

Claircine, nous lui avons entendu donner ce nom harmonieux par son mari lui-même, avait fait transporter, par deux domestiques, la jeune fille dans une chambre assez petite, mais élégamment meublée, servant de chambre à coucher ; et là on l'avait étendue sur un lit fort propre.

Au bout de quelques minutes, Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux et reprit connaissance.

Ses regards se fixèrent d'abord sur ceux de Mme Ignace qui penchée sur elle, la contemplait avec une expression d'intérêt et de bonté touchante à laquelle il était impossible de se tromper.

-- Vous êtes bonne et je vous remercie, madame, dit* *Renée d'une voix faible.

-- Comment vous sentez-vous, madame ? demanda la créole avec une douceur dans la voix et l'accent, dont la malade se sentit émue au fond de l'âme.

-- Mieux, bien mieux, madame ; dans un instant, je serai, je le crois, en état de me lever ; l'émotion, la frayeur, que sais-je ? m'ont fait perdre connaissance, mais à présent je suis bien.

-- Ne vous levez pas encore, madame ; attendez pour le faire que vos forces soient complètement revenues.

-- Je vous obéirai, répondit la jeune fille ; vous avez une si douce façon d'ordonner que je ne me sens pas le courage de vous résister.

-- Allons, je vois avec plaisir que cette syncope qui m'inquiétait si fort n'aura pas de suites dangereuses.

-- Je vous assure que je me sens tout à fait guérie ; si vous le permettez, je quitterai ce lit ?

-- J'y consens ; mais à une condition : c'est que vous vous placerez, ne serait-ce que pour quelques instants, dans ce fauteuil, là près de cette table.

-- Combien je regrette de ne pas être plus sérieusement indisposée ? dit la jeune fille en s'asseyant sur le fauteuil ; c'est réellement un plaisir d'être soignée par une si charmante garde-malade.

-- Vous êtes une flatteuse, madame.

-- Nullement ; je dis, je vous jure, ce que je pense.

En ce moment, une servante vint annoncer à sa maîtresse que le souper était servi et que le capitaine, retenu par le commandant, n'assisterait point au repas.

-- Avez-vous besoin de prendre quelque chose, madame ? demanda à Renée sa gentille hôtesse.

-- Me permettez-vous d'être franche, madame ? répondit en souriant la jeune fille.

-- J'exige la plus grande franchise.

-- Eh bien, je vous avoue, puisqu'il en est ainsi, que n'ayant rien pris ou du moins fort peu de chose depuis hier au soir, j'ai grand appétit.

-- Tant mieux, alors ! dit gaiement la jeune femme ; mon mari est retenu par son service, nous souperons toutes deux, tête à tête ; mes enfants sont couchés et dorment, nous pourrons causer tout à notre aise.

-- Voilà qui est charmant, dit Renée en riant.

-- Donnez-moi votre bras, ma belle malade, et passons, s'il vous plaît, dans la salle à manger.

Ce qui avait été dit fut aussitôt exécuté ; les deux jeunes femmes prirent place à table en face l'une et l'autre, et commencèrent leur repas.

Cependant Renée de la Brunerie avait sur les lèvres une question que, depuis quelques instants, elle brûlait de faire sans oser s'y décider ; de son côté, la belle créole était curieuse aussi de connaître la personne que son mari lui avait amenée si inopinément.

À un certain moment du repas, les deux jeunes femmes se surprirent à se regarder à la dérobée ; la maîtresse donna un ordre muet auquel les domestiques obéirent en se retirant aussitôt.

-- Maintenant, nous voici seules, rien ne vous gêne plus ; vous désirez m'adresser une question, n'est-ce pas, madame ? dit Claircine avec un* *sourire engageant.

-- C'est vrai répondit Mlle de la Brunerie ; mais votre accueil si affectueux m'a jusqu'à présent empêché de le faire.

-- Parlez donc, je vous prie, madame ; si cela dépend de moi, je répondrai franchement à ce que vous me demanderez et je vous apprendrai ce que vous désirez savoir.

-- Je vous rends mille grâces, madame ; sans plus tarder, je mets votre complaisance à contribution ; je voudrais savoir en quel lieu je me trouve ; quelle est la personne que je ne connais pas, pour laquelle cependant j'éprouve déjà une sympathie si vive, et dont je reçois une si affectueuse hospitalité ?

-- Hélas ! madame, vous êtes ici au fort Saint-Charles.

-- Au fort Saint-Charles ?

-- Oui ; vous avez été amenée dans cet appartement, qui est le mien, par le capitaine Ignace.

-- Oh ! cet homme ! s'écria la jeune fille en cachant sa tête dans ses mains avec épouvante.

-- N'en dites pas de mal, je vous en supplie, madame ! murmura Claircine d'une voix douce et câline, je suis sa femme !

-- Vous ! madame ? s'écria Mlle de la Brunerie en la regardant avec surprise ; oh ! non, c'est impossible !

-- Pourquoi donc ?

-- Vous, si belle, si bonne, la femme de...

-- Je me nomme Claircine Muguet, interrompit doucement la créole ; depuis cinq ans j'ai épousé le capitaine Ignace.

-- Pauvre femme !

-- Je ne me plains pas, mon mari m'aime, il est bon pour moi.

-- Pardonnez-moi, je vous prie, madame, je ne sais ce que je dis, mais votre mari m'a fait beaucoup de mal ; en ce moment encore, vous le voyez ; je suis sa prisonnière ! ajouta-t-elle avec amertume.

-- Oh ! madame, s'écria Claircine en lui pressant affectueusement les mains, l'amour et le respect que je dois à mon mari ne me rendent pas injuste, croyez-le bien ; je compatis très sincèrement à vos souffrances et, si cela ne dépendait que de moi, je vous le jure, bientôt vous seriez rendue à ceux qui vous aiment.

-- Vous êtes bonne, bien bonne, madame. Quels que soient mes griefs contre votre mari, je le sens, ajouta-t-elle en souriant à travers ses larmes, je ne pourrai plus maintenant m'empêcher d'être votre amie.

-- Mais comment se fait-il que vous ayez été ainsi faite prisonnière ce soir ? C'est à peine si mon mari s'est absenté pendant une heure du fort pour faire une sortie.

-- Ce n'est pas ce soir que j'ai été faite prisonnière, ma chère Claircine, répondit tristement Renée ; la nuit passée j'ai été enlevée pendant mon sommeil dans l'habitation de mon père, au milieu de mes amis.

-- Mon Dieu ! que me dites-vous donc là ?

-- Je ne sais pas moi-même comment cela s'est passé, reprit la jeune fille ; les rebelles, pardon, les hommes de couleur, avaient le matin attaqué la Brunerie.

-- La Brunerie ?

-- Hélas ! chère madame, je suis Mlle Renée de la Brunerie.

-- Ah ! vous m'êtes doublement sacrée, alors madame.

-- Je ne vous comprends pas, madame.

-- Je suis la fille de la sœur de M. David, le* *commandeur de votre habitation.

-- Vous êtes la nièce de ce bon et cher David ? s'écria Renée en embrassant Mme Ignace avec effusion. Ah ! la sympathie qui m'entraînait vers vous ne me trompait pas ; même avant de vous connaître, je devinais que vous étiez mon amie.

Les deux charmantes jeunes femmes confondirent un instant leurs caresses.

-- Continuez, je vous prie, madame.

-- Appelez-moi Renée, chère Claircine.

-- Eh bien, Renée ma mignonne, fit la jeune femme en l'embrassant, continuez. Vous disiez que les rebelles...

-- Oui, reprit Mlle de la Brunerie, pendant la matinée, ils avaient attaqué l'habitation ; après un combat très vif, les nôtres les avaient repoussés. Le soir, rentrée chez moi après avoir passé la journée à soigner et à panser les blessés, me sentant un peu fatiguée, je m'étais étendue sur un hamac afin de prendre quelques instants de repos ; peu à peu le sommeil ferma mes yeux, je m'endormis. Je ne saurais dire depuis combien de temps je dormais ainsi, lorsque tout à coup je fus éveillée en sursaut ; je voulus crier, appeler à mon secours, cela me fut impossible : j'avais été garrottée et bâillonnée dans mon hamac pendant mon sommeil. Je sentis que plusieurs hommes m'enlevaient dans leurs bras et m'emportaient rapidement ; puis je n'entendis et ne sentis plus rien, la terreur m'avait fait perdre connaissance.

-- Pauvre chère enfant !

-- Lorsque je revins à moi, je m'aperçus que*j'étais libre, libre seulement de mes mouvements, bien entendu ; mon hamac était accroché à deux énormes fromagers dont la majestueuse ramure s'étendait au-dessus de moi ; j'étais au plus profond des mornes, dans une forêt vierge ; plusieurs hommes, mes ravisseurs probablement, buvaient et mangeaient à quelques pas de moi ; je ne reconnus aucun de ces hommes ; lorsqu'ils s'aperçurent que j'avais ouvert les yeux, celui qui semblait être leur chef s'approcha respectueusement de moi et me demanda si j'avais besoin de quelque chose ; j'acceptai deux ou trois oranges. Mes ravisseurs eurent entre eux une discussion assez longue, à voix basse, dont je ne pus rien entendre, puis l'un d'eux s'éloigna et disparut au milieu des fourrés ; vingt minutes après le départ de cet homme, le chef s'approcha de nouveau de moi ; j'avais la gorge en feu, je suçais le jus des oranges pour essayer de tromper la soif qui me dévorait ; le chef m'annonça que *nous allions nous mettre en route de nouveau ; j'essayai de l'interroger, ce fut en vain ; quoiqu'il fût poli, respectueux même, il éluda mes questions et se borna à me protester que je n'avais rien à redouter ni de lui, ni de ses compagnons, et que notre voyage serait de courte durée ; on repartit ; cette fois je voulus marcher, j'étais brisée d'être demeurée si longtemps couchée dans un hamac.

-- Pauvre demoiselle ! quelles angoisses vous avez du éprouver, hélas ! murmura Claircine en essuyant ses yeux remplis de larmes.

-- Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi ; ces hommes se traçaient, la hache à la main, un sentier à travers la forêt ; nous marchions presque dans les ténèbres ; le chef me soutenait dans les passages difficiles. Vers trois heures de l'après-dîner, on fit une seconde halte ; mon hamac fut accroché, je m'étendis dessus et je ne tardai pas à m'endormir ; lorsque je rouvris les yeux, le noir parti le matin était de retour, mes ravisseurs semblaient inquiets, agités ; leur chef, en m'annonçant que nous allions repartir, jetait autour de lui des regards anxieux, je voulus résister, il donna un ordre, je fus à l'instant enveloppée dans le hamac, mise dans l'impossibilité de faire un mouvement et*de rien voir autour de moi ; la marche recommença, mais rapide, cette fois, et précipitée ; j'entendis des coups de feu, mes ravisseurs étaient poursuivis, serrés de près, sans doute ; j'eus un moment d'espoir ; puis la marche redoubla de rapidité ; je sentis mes porteurs s'affaisser ; d'autres prirent leurs places ; on repartit ; tout à coup la fusillade éclata de tous les côtés à la fois ; j'entendis les grondements terribles du canon, des clameurs horribles se mêlant au crépitement sinistre des coups de feu, puis je m'évanouis. Lorsque je repris connaissance, vous étiez là, près de moi, douce, *souriante ; mes funèbres apparitions avaient disparu ; un ange les avait remplacées et veillait avec la sollicitude d'une sœur à mon chevet.

-- Mais vous ne m'avez pas parlé de mon mari ?

-- Je ne l'ai pas vu. Probablement les hommes qui m'ont enlevée ont agi par son ordre ; ou peut-être, ajouta Renée avec ressentiment, est-ce par l'ordre d'un autre plus puissant et plus haut placé encore que votre mari, ma chère Claircine ?

-- Je ne vous comprends pas, Renée.

-- Hélas ! répondit la jeune fille avec un profond soupir, c'est à peine si j'ose m'interroger et me comprendre moi-même ; cette action est à la fois si honteuse et si horrible que je tremble à la pensée de désigner un coupable.

-- Espérez, chère belle, dit la jeune femme d'une voix calme ; peut-être bientôt serez-vous libre et heureuse ; mais vous n'êtes plus seule maintenant ; vous avez près de vous une amie dévouée pour vous consoler et vous aider à souffrir en partageant vos peines.

-- Et cela m'est une grande joie, je vous l'assure, ma chère Claircine ; répondit Mlle de la Brunerie avec effusion.

-- Maintenant que notre souper est terminé, chère Renée, nous repasserons dans votre chambre à coucher ; l'amie est remplacée par la garde-malade ; venez, ma mignonne, il est temps que vous preniez un peu de repos.

-- J'obéis de grand cœur ; malgré mon courage de parade, je me sens brisée.

Elles se levèrent alors de table et se disposèrent à quitter la salle à manger.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et le capitaine Ignace parut.

Renée de la Brunerie tressaillit à la vue du capitaine ; Claircine la fit asseoir.

-- Veuillez m'excuser, mademoiselle, dit le capitaine, si j'ose me présenter ainsi devant vous.

-- Vous êtes chez vous, monsieur, répondit Mlle de la Brunerie avec une politesse glaciale ; libre d'entrer et de sortir à votre guise. D'ailleurs, ajouta-t-elle avec amertume, ne suis-je pas la prisonnière du capitaine Ignace ?

-- Voilà précisément pourquoi je viens, mademoiselle, répondit celui-ci avec embarras ; je suis charmé, soyez-en convaincue, de vous voir aussi bien portante.

-- Je vous remercie de l'intérêt que vous daignez me témoigner, monsieur ; je sais, depuis longtemps, combien votre sollicitude pour moi est grande.

-- Accablez-moi, mademoiselle, adressez-moi les reproches les plus sanglants, je sais que je les mérite ; je vous jure, vous ne m'en adresserez jamais autant que je m'en adresse à moi-même.

Renée de la Brunerie le regarda avec surprise.

-- Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, n'est-ce pas, mademoiselle ? fit Ignace ; je conçois cela. Que voulez-vous, mademoiselle, c'est ainsi. Je ne suis qu'un mulâtre grossier, brutal, féroce, sans éducation, je le sais ; j'ai de plus cette fatalité que, chaque fois que je veux bien faire, il paraît que mes bonnes intentions n'aboutissent qu'à des sottises ; il est vrai que, presque toujours, je m'en aperçois aussitôt après ; mais c'est égal, la sottise est faite.

Ces paroles furent prononcées par le capitaine avec un singulier accent de conviction et de franchise, que la jeune fille en fut toute décontenancée ; elle ne sut plus à quoi s'en tenir sur le compte de cet homme qui faisait si bon marché de lui-même ; elle se demandait si elle devait prendre ce qu'il lui disait au pied de la lettre.

-- Je vous avoue, monsieur, répondit-elle avec hésitation, que...

-- Vous ne me comprenez pas, mademoiselle ; interrompit-il vivement ; rien n'est plus simple pourtant. J'ai deviné, maladroitement, une chose dont je n'aurais même pas dû m'apercevoir ; alors, voyant constamment triste et désespéré un homme pour lequel j'éprouve un respect et un dévouement sans bornes, je me suis sottement fourré dans mon étroite cervelle, que la présence près de lui d'une certaine personne lui rendrait sinon le calme et la tranquillité, du moins amènerait peut-être un sourire sur ses lèvres.

La jeune fille lui lança un regard d'une fixité étrange.

-- Je vous dis la vérité, mademoiselle, répondit-il nettement à cette interrogation muette ; ce que j'ai fait a failli me coûter assez cher, pour que je n'essaie pas de vous tromper.

-- Continuez, monsieur, répondit froidement Mlle de la Brunerie.

-- Que vous dirais-je de plus que vous n'ayez déjà compris, mademoiselle ? Dès*que cette pensée, si malheureuse pour moi, se fut ancrée dans ma cervelle, elle ne me laissa plus un instant de répit : je résolus de vous faire enlever, vous savez de quelle façon j'ai exécuté mon projet et comment il a réussi ; tous les hommes employés par moi dans cette *expédition sont morts jusqu'au dernier ; moi qui l'ai ordonnée, j'en ai le pressentiment, je paierai de ma vie d'avoir été l'instigateur de cette mauvaise action, que je me reproche maintenant comme un crime.

-- Ignace ! s'écria sa femme avec douleur, que dites-vous, mon ami ?

-- La vérité, chère Claircine ; tout se paie en ce monde, le bien comme le mal ; le mal surtout, ajouta-t-il en baissant tristement la tête.

-- Dois-je ajouter foi à vos paroles, monsieur ? demanda Renée d'un air pensif.

-- Vous le devez d'autant plus, mademoiselle, que mon repentir est plus sincère ; lorsque j'ai, il y a une heure, croyant causer une joie immense à mon ami, raconté ce que j'ai fait pour vous amener ici, sa douleur a été si grande, si navrante, que moi, l'homme à l'âme de bronze, je me suis senti blessé au cœur ; j'ai eu honte de mon action, j'ai demandé grâce à mon ami ; lui, il ne m'a adressé ni un reproche ni une plainte, il a courbé tristement la tête et ne m'a dit qu'un mot, un seul, qui m'a navré.

-- Un mot, lequel, monsieur ? Vous vous devez à vous-même de tout me dire ! s'écria-t-elle avec une vivacité fébrile.

-- Aussi vous dirai-je tout, mademoiselle, répondit le capitaine avec tristesse : « Ignace, m'a-t-il dit, je n'avais qu'un bonheur, tu me l'as ravi : j'étais parvenu à conquérir à force d'abnégation, non pas l'amitié, mais l'estime de cette personne ; par ta faute, je l'ai à jamais perdue ; quoi qu'il arrive, rien ne parviendra jamais à la convaincre que je ne suis pas ton complice. »

-- Il a dit cela ?

-- Textuellement, mademoiselle. Alors, moi, je l'ai quitté et je suis venu vous trouver pour vous dire : Mademoiselle, le seul coupable, c'est moi ; lui, il ignorait tout, il est innocent !

-- C'est bien, monsieur, répondit lentement Mlle de la Brunerie ; ce que vous faîtes en ce moment rachète jusqu'à un certain point, si elle ne peut la réparer tout à fait, l'action que vous avez commise ; je vous sais gré de m'avoir parlé ainsi que vous l'avez fait ; quand j'aurai, moi, obtenu la preuve certaine de ce que vous avancez, peut-être pardonnerai-je l'indigne trahison dont j'ai été la victime. N'avez-vous rien à ajouter, monsieur ?

-- Rien, mademoiselle ; je tenais à vous faire une confession complète avant mon départ, afin de soulager ma conscience du poids qui l'oppressait et implorer mon pardon. Maintenant que j'ai accompli ce devoir, il ne me reste plus rien à ajouter.

-- Vous partez, Ignace ? demanda vivement sa femme.

-- Je pars, ou plutôt nous partons, oui, Claircine ; j'en ai reçu l'ordre à l'instant ; je n'ai plus que quelques minutes à rester dans le fort.

-- Mlle de la Brunerie restera-t-elle donc seule ici ? demanda la jeune femme avec inquiétude.

Ignace se frappa le front d'un air embarrassé.

-- Je n'avais pas songé à cela, murmura-t-il. En effet, mademoiselle ne doit pas rester ici seule dans cet appartement isolé. Que faire ? J'irais bien le trouver, lui*, *mais reparaître en sa présence après ce qui s'est passé entre nous il n'y a qu'un instant, je n'oserai pas !... non, je n'oserai pas ! ajouta-t-il avec une énergie farouche.

Claircine se pencha doucement vers son mari.

-- Vous partez cette nuit ? lui dit-elle.

-- À l'instant.

-- Où allez-vous ?

-- Je ne puis le dire ; c'est une mission secrète.

-- Voulez-vous donc, cher Ignace, exposer vos enfants aux hasards et aux périls d'une longue marche de nuit ?

Après Delgrès, et quelquefois même avant, ce que le mulâtre aimait par-dessus tout au monde, c'était sans contredit sa femme et ses enfants.

-- C'est vrai, murmura-t-il, les pauvres innocents, que deviendront-ils dans cette débâcle ?

Renée se leva et marcha droit au mulâtre.

-- Capitaine, lui dit-elle, me donnez-vous votre parole que vous ne m'avez pas menti ?

-- Oh ! s'écria-t-il avec un accent de vérité auquel il était impossible de se tromper, je vous le jure, mademoiselle !

-- Eh bien ! écoutez-moi. Selon toutes probabilités, je ne resterai pas longtemps prisonnière dans cette forteresse.

-- Cela est certain, mademoiselle.

-- Laissez près de moi votre femme et vos enfants ; Claircine est la nièce de M. David, le commandeur de la Brunerie.

-- En effet, madame ; il est le frère de sa mère.

-- J'aime Claircine, elle est aussi bonne que belle.

-- Oh ! cela est bien vrai. Pauvre chère créature, si douce, si dévouée ! s'écria le mulâtre avec émotion.

-- Ne la contraignez pas à vous suivre pendant les péripéties sanglantes et terribles de la lutte acharnée que vous avez entreprise ; sa place n'est pas là ; elle est mère, elle se doit à ses enfants. Confiez-moi votre famille ; elle habitera avec moi, près de son oncle, à la Brunerie. Lorsque cette guerre fratricide sera terminée, eh bien, vous viendrez la reprendre ; mais jusque-là elle vivra tranquille et loin du danger.

-- Vous feriez cela, mademoiselle ? s'écria le mulâtre en proie à une émotion singulière.

-- Pourquoi ne le ferais-je pas, monsieur, puisque je vous le propose ? répondit simplement Renée.

-- C'est vrai, mademoiselle. Oh ! je reconnais à présent que vous êtes un ange, et moi un misérable indigne de pardon.

-- Vous vous trompez, monsieur ! le repentir rachète toutes les fautes ; vous vous repentez, je vous pardonne. D'ailleurs, il y a beaucoup d'égoïsme de ma part dans la proposition que je vous fais, ajouta-t-elle avec un sourire ; j'aime beaucoup votre charmante femme ; cela me chagrinerait fort d'être séparée d'elle ; de plus, j'aurais une peur affreuse de demeurer seule ici, exposée aux insultes de tous ces hommes pour lesquels je dois naturellement être une ennemie.

-- Madame, chaque mot que vous prononcez ajoute à mes remords ; votre bonté me navre. Chère Claircine c'est pour elle surtout et pour mes enfants que je redoute les conséquences terribles de cette guerre. Qui sait, hélas ! ce qui adviendra de nous tous ? Oh ! cette pensée m'enlève tout courage !

-- Cher Ignace, dit tendrement sa femme, me supposes-tu donc une créature sans cœur ? Dieu sait si j'aime nos chers enfants ! mais je t'aime toi surtout, constamment si bon pour moi ; mon devoir est de te suivre, je n'y faillirai pas ; ma place est près de toi, je la réclame.

-- Merci, chère femme, tu es dévouée comme toujours, mais cette fois tu ne peux me suivre, toi-même l'as reconnu ; tes enfants, ces douces créatures, réclament impérieusement tes soins ; ils leur sont indispensables ; il te faut, chère femme, faire deux parts de ton cœur, la plus grande pour eux, l'autre pour moi ; le mari ne passe qu'après les enfants.

-- Mais toi ? toi, cher Ignace ?

-- Moi, Claircine, j'accomplirai ma tache comme tu accompliras la tienne ; à chacun son lot en ce monde, chère femme ; le plus dur et le plus pénible appartient de droit à* *l'homme. Voici l'heure où je dois quitter le fort.

-- Ignace !

-- Embrasse-moi, chère femme, prends courage, douce et tendre créature, dit-il avec un sourire qui voulait être gai, mais était d'une tristesse navrante. Bah ! après l'orage le beau temps ! Bientôt nous verrons des jours meilleurs !

-- Je t'en supplie, reprit la*mulâtresse avec insistance, laisse-moi te suivre ; je mourrais loin de *toi.

-- Non, Claircine, tu vivras pour tes enfants. D'ailleurs, cette séparation ne sera pas de longue durée ; mon premier soin, aussitôt que j'en aurai la possibilité, sera de te rappeler près de moi.

-- Tu me le jures ?

-- En doutes-tu, chère femme ? Ne sais-tu pas que tu es l'ange de mon foyer ? le rayon de soleil de mes heures sombres. !... Va, crois-moi, mon plus grand bonheur sera de t'avoir près de moi, à mes côtés, ainsi que nos enfants.

-- Bien vrai, cela ? bien vrai, Ignace ?

-- Enfant ! murmura-t-il en l'embrassant et le pressant avec émotion sur son cœur.

-- Oh ! c'est que j'ai peur !

-- Tu es folle, chère femme. Avant deux jours nous serons réunis, je te le promets.

-- Merci, Ignace, merci.

Le mulâtre se rapprocha alors de Renée de la Brunerie, spectatrice pensive et rêveuse de cette scène, dont elle était doucement émue.

-- Mademoiselle, dit-il, j'ai voulu faire et je vous ai fait bien du mal, vous pourtant vous vous vengez de* *moi en me faisant tant de bien ; soyez ; oh ! soyez bénie ! Si tous les blancs vous ressemblaient, mademoiselle, nous n'en serions pas aujourd'hui où nous en sommes. Mais à quoi bon songer à cela ? Le mal est fait maintenant, il est irréparable ! Dieu ne consent que difficilement à laisser ses anges descendre sur la terre ; c'est lui qui m'a jeté sur votre passage pour me faire rentrer en moi-même et me contraindre à reconnaître sa justice et sa bonté. Je vous confie ma famille, mademoiselle, et je pars sans inquiétude ; je sais que sous votre toute-puissante protection, désormais le malheur ne saurait l'atteindre ; vous vous êtes noblement vengée ; ma femme et mes enfants, les pauvres chères créatures, vous feront oublier les fautes commises par le mari et par le père.

-- Partez, monsieur, partez sans crainte, je tiendrai loyalement la promesse que je vous ai spontanément faite ; votre femme et vos enfants ne me quitteront pas, je les* *garderai près de moi jusqu'au jour prochain que je désire pour nous tous, où vous pourrez, sans danger, les rappeler près de vous.

-- C'est mon plus vif et mon plus sincère désir, mademoiselle. À présent, daignez recevoir une dernière fois mes remerciements et permettez-moi de prendre congé de vous ; mon devoir m'oblige à quitter immédiatement le fort.

-- Allez, monsieur, allez, et que Dieu vous garde !

Le capitaine Ignace salua Mlle de la Brunerie, puis il passa avec sa femme, dont les pleurs inondaient le visage, dans la chambre où ses enfants étaient couchés et dormaient, sous le regard de Dieu, d'un calme et paisible sommeil.

Ce triste et dernier devoir accompli, le capitaine Ignace rentra dans la salle à manger.

Son visage était sombre ; ses traits, crispés par la douleur, avaient pris une expression effrayante à cause des efforts qu'il faisait pour paraître impassible.

Après avoir embrassé sa femme à plusieurs reprises en la réprimandant doucement de pleurer ainsi qu'elle le faisait et la raillant avec une feinte gaieté, sur cette douleur, si peu raisonnable, disait-il, puisqu'ils devaient se rejoindre dans quelques jours au plus tard ; il voulut s'éloigner.

-- Je désire rester près de vous jusqu'au dernier moment, lui dit Claircine avec prière ; ne m'en empêchez pas, Ignace, je vous en supplie.

-- Viens donc, puisque tu le veux, chère belle.

Le capitaine Ignace sortit de la salle à manger suivi de la pauvre Claircine, sanglotant tout bas malgré ses efforts pour retenir ses larmes, afin de ne pas attrister davantage son mari, dont elle comprenait la muette douleur.

Ils atteignirent bientôt une place d'armes où, depuis quelques temps, les troupes désignées pour l'expédition, étaient réunies avec armes et bagages, prêtes à partir, et n'attendaient plus que l'arrivée de leur chef.

Devant ses soldats, le père et le mari disparurent pour faire place au chef militaire.

Le capitaine embrassa tendrement sa femme une dernière fois ; une larme aussitôt séchée tomba sur sa joue brunie.

Il se plaça résolument à la tête de ses troupes et donna d'une voix ferme l'ordre du départ.

La petite troupe s'ébranla aussitôt ; elle disparut* *bientôt dans les ténèbres.

Claircine demeura penchée, comme un blanc fantôme, sur le rempart, les regards anxieusement fixés sur la savane sombre et muette.

Aucun bruit ne troublait le calme silence de la nuit. Soudain, le cri éloigné de* *l'oiseau-diable traversa l'espace.

La jeune femme tressaillit et elle se redressa vivement.

-- Il est sauvé !... s'écria-t-elle avec joie.

Elle regagna lentement son appartement.

En pénétrant dans la chambre à coucher, elle vit Renée berçant le plus jeune de ses enfants.

Alors son cœur déborda, elle tomba sur les genoux, joignit les mains et éclata en sanglots.

-- Mon Dieu ! s'écria-t-elle avec une navrante douleur.

-- Courage ! lui dit doucement Renée en lui montrant le ciel avec un calme et beau sourire.

V -- Où l'Œil-Gris tient sa promesse qu'il avait faite de pénétrer dans le fort Saint-Charles.

Le reste de la nuit fut tranquille...

Parfois, et à d'assez longs intervalles, le fort lançait des pots à feu dans les travaux de tranchées, afin d'inquiéter les pionniers occupés à remuer activement la terre.

Mais, à part quelques fusillades insignifiantes contre les lignes et quelques boulets tirés sur les épaulements, les révoltés, satisfaits probablement des résultats inespérés qu'ils avaient obtenus en réussissant à faire sortir du fort, sans être aperçu, un nombreux détachement de troupes, jugèrent inutile de harceler davantage les assiégeants ; et ne tentèrent rien de sérieux contre eux.

De leur côté, les troupes de siège avancèrent leurs travaux.

Elles travaillèrent même avec une telle ardeur cette nuit-là, qu'elles commencèrent à mettre plusieurs pièces de fort calibre en position dans les tranchées ; soldats et officiers ne se ménageaient pas ; tous avaient hâte d'en finir.

Les deux jeunes femmes, retirées dans l'appartement de Claircine, ne songèrent pas un instant à se livrer au repos ; leur tristesse et leur inquiétudes étaient trop grandes pour que le sommeil fermât leurs paupières.

Les quelques heures qui s'écoulèrent depuis le départ du capitaine Ignace jusqu'au lever du soleil furent entièrement employées en douces causeries, cœur à cœur, entre deux charmantes femmes, si bien faites pour s'aimer. Ces heures passèrent donc rapidement.

Sur la prière de Renée, dont tous les soins tendaient à la distraire de sa douleur, Claircine lui raconta, tout en veillant avec sollicitude sur le sommeil de ses deux enfants, l'histoire à la fois simple et touchante de son mariage ; et comment le capitaine Ignace, cet homme terrible, si redouté et même parfois si cruel, s'était toujours montré pour elle, tendre, doux, affectueux ; quel amour profond cet homme énergique éprouvait pour sa femme et ses enfants, les seules créatures qu'il aimât réellement.

Mlle de la Brunerie rappela à la jeune femme les promesses qu'elle lui avait faites ; elle l'assura, une fois encore, de sa constante et amicale protection ; elle l'engagea fortement à se tenir prête à quitter Saint-Charles d'un moment à l'autre avec elle, car elle avait l'intime conviction que Delgrès n'oserait la retenir prisonnière.

Mais, dans son for intérieur, la jeune fille trouvait très embarrassée ; elle ne savait quel moyen employer pour parvenir jusqu'à Delgrès, qui, lui seul, tenait son sort entre ses mains.

Claircine lui offrit aussitôt de lui servir d'intermédiaire auprès du commandant ; proposition accueillie avec une vive reconnaissance par Mlle de la Brunerie.

La jeune mulâtresse allait, en effet, quitter la chambre à coucher et sortir pour accomplir cette mission généreuse, car le soleil était depuis quelque temps déjà au-dessus de l'horizon, et il faisait grand jour, lorsque deux coups légers furent frappés à la porte de l'appartement.

Presque aussitôt une servante vint annoncer à sa maîtresse que le citoyen Noël Corbet, aide de camp du commandant Delgrès, demandait à être introduit, afin d'avoir l'honneur de communiquer à Mlle Renée de la Brunerie les instructions qu'il avait reçues de son chef à son sujet.

La jeune fille, après avoir rapidement échangé, de bouche à oreille, quelques mots avec la femme du capitaine Ignace, passa dans le salon où l'attendait l'envoyé du* *commandant.

Noël Corbet était, nous l'avons dit, un homme de couleur, il était âgé d'environ trente-cinq ans ; les traits étaient beaux, ses manières distinguées ; il passait pour être très riche, avait visité l'Europe où* *il était demeuré assez longtemps, et n'était que depuis deux ou trois ans de retour à la Guadeloupe.

Il salua respectueusement Mlle de la Brunerie ; la jeune fille inclina légèrement la tête et attendit qu'il lui adressât la parole.

-- Je suis confus, mademoiselle, dit Noël Corbet, de me présenter si à l'improviste et surtout à une* *heure si matinale devant vous ; mais j'ai supposé qu'un messager de bonnes nouvelles ne saurait témoigner trop d'empressement et ne devait pas hésiter à enfreindre certaines convenances sociales, lorsqu'il s'agissait de s'acquitter d'un devoir aussi agréable. Veuillez donc me pardonner, je vous prie, mademoiselle.

-- Non seulement je vous pardonne, monsieur, répondit la jeune fille ; mais encore je vous remercie de l'empressement que vous avez mis à vous rendre auprès de moi ; j'attends avec impatience qu'il vous plaise de vous expliquer.

-- Cette explication sera courte, mademoiselle, quelques mots suffiront pour la rendre claire. Le commandant Delgrès, dont j'ai l'honneur d'être l'ami, et sous les ordres duquel je sers, en ce moment, a été fort affligé de la violence exercée contre vous et la façon brutale dont vous avez, à son insu, été enlevée de votre habitation. Le commandant Delgrès vous supplie humblement, mademoiselle, -- ce sont ses propres paroles, -- de lui pardonner une injure qu'il ignorait ; il m'a donné l'ordre de vous annoncer que vous êtes libre et maîtresse de sortir de Saint-Charles, il m'a, de plus, chargé de vous accompagner jusqu'aux avant-postes de l'armée française ; honneur dont, je suis fière, mademoiselle.

-- Monsieur, répondit Renée de la Brunerie avec une certaine émotion, je n'ai pas douté un seul instant de la prud'homie du commandant Delgrès ; je le sais trop homme d'honneur pour avoir douté un instant de son innocence.

-- Le commandant Delgrès, j'en ai la conviction, sera heureux, mademoiselle, lorsqu'il saura l'éclatante justice que vous rendez à son honneur.

-- Ainsi donc, monsieur, je suis libre de sortir de cette forteresse dès que j'en témoignerai le désir ?...

-- Oui, mademoiselle... Parlez, dites un mot, je* *suis à vos ordres ; à l'instant même j'aurai l'honneur de faire ouvrir toutes les portes devant vous, et de vous accompagner jusqu'aux avant-postes.

Renée de la Brunerie eut une hésitation de quelques secondes, puis elle dit avec une légère émotion dans la voix :

-- Ne pourrai-je, monsieur, remercier votre chef de ses attentions pour moi, avant mon départ ?

-- Le commandant Delgrès n'aurait jamais osé ambitionner une pareille faveur, mademoiselle, répondit Noël Corbet en s'inclinant ; mais il serait très honoré si vous daigniez le recevoir.

-- Il est de mon devoir, monsieur, de ne pas me montrer ingrate envers lui ; je désire lui exprimer ma reconnaissance ; mais je ne souffrirai pas qu'il vienne jusqu'ici, c'est à moi de me rendre auprès de lui ; veuillez donc, je vous prie, me montrer le chemin, monsieur.

-- Venez, mademoiselle, puisque vous en témoignez le désir.

Mlle de la Brunerie entrebâilla légèrement la porte de la chambre à coucher, échangea quelques mots avec Claircine, puis elle referma cette porte et se tournant vers Noël Corbet :

-- Me voici prête à vous suivre, monsieur, lui dit-elle.

Le mulâtre s'empressa de lui indiquer le chemin.

Ils sortirent de l'appartement et s'engagèrent dans les corridors de la forteresse.

Cependant, au lever du soleil, ainsi que, la veille, il s'y était engagé envers le général Richepance, l'Œil-Gris avait quitté la Basse-Terre et s'était dirigé vers le fort Saint-Charles.

Lorsqu'il fut arrivé aux avant-postes, il prit une trompette avec lui, déploya un drapeau parlementaire et s'avança résolument en avant des batteries.

Au pied des glacis, le Chasseur s'arrêta, et, après avoir planté en terre la hampe de son drapeau, il ordonna au trompette de sonner un appel.

Quelques minutes s'écoulèrent.

Un appel de trompette répondit enfin sur le sommet des remparts ; une poterne s'ouvrit et un officier parut, suivi de deux soldats dont l'un portait un drapeau blanc et l'autre tenait en main la trompette dont il s'était servi, un instant auparavant, pour répondre à l'appel du Chasseur.

L'officier fit quelques pas en avant.

Le parlementaire s'avança aussitôt à sa rencontre.

Les deux hommes se saluèrent.

Les remparts et les tranchées étaient garnis de spectateurs attirés par la curiosité.

L'officier noir était un homme de couleur nommé Palème, grand gaillard à la mine patibulaire, aux regards un peu louches et à l'air narquois, mais dévoué à Delgrès, dont il s'était fait l'aide de camp.

-- Quel mauvais vent vous amène et que diable venez-vous faire ici ? demanda-t-il au Chasseur lorsqu'il ne fut plus qu'à deux pas de celui-ci.

-- Je viens en parlementaire, monsieur, répondit sèchement le Chasseur.

-- En parlementaire ? reprit l'autre avec un singulier ricanement. Sur ma foi ! vous avez eu là une triomphante idée ! Est-ce que, par hasard, vous seriez à ce point las de vivre, que vous ne craigniez pas de vous risquer parmi nous ?

-- Pourquoi donc cela ? fit le Chasseur sur le même ton.

-- Ignorez-vous donc vraiment la résolution que nous avons prise ?

-- Peut-être, monsieur ; mais, dans tous les cas, je vous serai obligé de me la faire connaître.

-- Bien volontiers. Apprenez donc que nous avons arrêté que tout parlementaire qui se présentera à nous sera considéré comme espion et pendu haut et court. Que dites-vous de cela ?

-- Je dis que c'est très ingénieux.

-- Vous n'avez pas peur pour votre vieille peau ?

-- Pas le moins du monde ! J'admire même cette résolution que je trouve bien digne de scélérats de votre espèce.

-- Ah çà ! dites-donc, est-ce que vous voulez m'insulter par hasard ?

-- Nullement, vous me parlez, je vous, réponds, voilà tout.

-- C'est bon, grommela le mulâtre. Que voulez-vous*, *enfin ?

-- Parler à votre chef.

-- Quel chef ?

-- Le commandant Delgrès.

-- De quelle part ?

-- De la mienne.

-- Hein ?

-- Faut-il répéter ?

-- Non, c'est inutile, j'ai entendu.

-- Eh bien, alors ?

-- Mais je n'ai pas compris.

-- Comment vous n'avez pas compris ?

-- Dam ! que pouvez-vous avoir à dire de si important au commandant Delgrès ?

-- Quant à ceci, monsieur, vous me permettez de vous faire observer que ce n'est pas votre affaire.

-- Vous avez raison, cette fois ; mais croyez-moi, vieil homme, retournez plutôt sur vos pas, si vous tenez à votre carcasse, que de vous obstiner à entrer dans la forteresse.

-- Si, ce dont je doute, ce que vous me dites vient d'une bonne intention, je vous remercie ; mais je suis résolu, quoi qu'il arrive, à parler à votre chef.

-- Puisque vous le voulez, cela vous regarde ; car vous le voulez, n'est-ce pas ?

-- Je le veux, oui, répondit nettement le Chasseur.

-- C'est bien. Mais, comme je ne suis pas autorisé à vous conduire auprès du commandant, il me faut d'abord prendre ses ordres ; attendez-moi ici.

-- Faites vite ; je vous attends.

-- Vous êtes bien pressé d'être pendu, fit Palème en ricanant.

Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaules sans répondre.

Palème fit signe de le suivre aux deux hommes dont il était accompagné et il retourna au fort.

Mais, sur le seuil de la poterne, il trouva, l'attendant, Codou, un autre des aides de camp de Delgrès.

-- Qu'y a-t-il ? demanda Codou.

-- Un parlementaire, répondit Palème avec son rire sournois.

-- Tu ne l'amènes pas ?

-- Je vais prendre les ordres du commandant.

-- Je suis ici de sa part.

-- Ah ! tant mieux, cela m'évitera une course.

-- Oui : ordre d'introduire le parlementaire avec tous les égards dus à sa position, et selon les règlements militaires.

-- Pourquoi faire, puisqu'il va être pendu ?

-- Erreur, ami Palème, erreur. Il ne sera pas pendu.

-- Il ne sera pas pendu ? s'écria l'autre avec surprise.

-- Non, dit froidement Codou.

-- Ah ! diable ! Sais-tu qui est cet homme ?

-- Serait-ce le démon en personne, tel est l'ordre.

-- Ce n'est pas le démon, mais, ce qui est peut-être pire, c'est le vieux Chasseur blanc, celui qu'on nomme le Chasseur de rats.

-- Voilà qui est malheureux, mais, que veux-tu ? nous n'y pouvons rien faire, c'est l'ordre.

-- Enfin, puisqu'il le faut !

-- Va, je t'attends ici.

Palème retourna lentement sur ses pas ; le digne mulâtre était d'exécrable humeur ; il avait sournoisement espéré une si jolie pendaison !

Le Chasseur n'avait pas bougé de place.

-- Vous n'avez pas été longtemps, monsieur, dit-il d'un ton de bonne humeur à l'aide de camp, en le voyant si promptement revenir vers lui.

-- Voulez-vous toujours entrer ? se contentât de demander l'officier.

-- Plus que jamais.

-- Alors, je vais vous bander les yeux.

-- Rien de plus juste.

-- Avez-vous bien réfléchi ?

-- Allons-nous recommencer ?

-- Que le diable vous emporte ! Au fait, cela vous regarde ; je vous ai averti ; je me lave les mains de ce qui arrivera.

-- Comme Ponce Pilate, dit le Chasseur. Je vous remercie de votre sollicitude, ajouta-t-il d'un air narquois qui fit faire la grimace au mulâtre.

-- Vieux diable ! murmura-t-il.

Et il lui banda les yeux.

Deux soldats accompagnaient l'officier, ils prirent le Chasseur par-dessous les bras, et ils le conduisirent à la poterne où Codou attendait ; puis ils retournèrent prendre leur poste en face du trompette français occupé à fumer tranquillement sa pipe, auprès de la hampe de son drapeau parlementaire, au pied de laquelle étaient couchés les six chiens ratiers du Chasseur.

Codou et Palème avaient remplacé les soldats ; le Chasseur marcha pendant près de dix minutes entre eux deux ; il entendit le bruit de plusieurs portes qu'on ouvrait et qu'on fermait sur son passage ; puis ses guides s'arrêtèrent tout à coup, et le bandeau lui fut enlevé.

Il était en présence de Delgrès.

Le commandant fit un geste ; les aides de camp sortirent en refermant la porte derrière eux.

La chambre dans laquelle on avait conduit l'Œil-Gris était celle dans laquelle nous avons précédemment introduit le lecteur.

Delgrès, revêtu de son uniforme, mais sans armes, se promenait de long en large, les bras derrière le dos et la tête penchée sur la poitrine.

En reconnaissant le parlementaire, il s'avança vivement vers lui, et lui tendant la main :

-- Soyez* *le bienvenu, Chasseur, lui dit-il amicalement.

-- Je vous remercie de cet accueil, répondit le vieillard en lui serrant la main ; vos aides de camp ne m'avaient pas fait espérer, commandant, une aussi cordiale réception.

-- Oui, je sais, fit en souriant le mulâtre ; ils n'auraient pas été fâchés de vous voir pendre un peu.

-- Je dois avouer qu'ils semblaient le désirer fort, un surtout.

-- Bah ! laissons cela. Asseyez-vous et causons.

Le Chasseur prit un siège et s'assit en face du commandant.

-- Vous êtes sans doute porteur, reprit celui-ci, de* *certaines propositions de la part du général Richepance ?

-- Non pas, commandant.

-- De celle de Pélage, alors ?

-- Pas davantage.

-- Qui vous envoie donc vers moi ?

-- Personne, je viens de ma part.

-- De la vôtre ?

-- Mon Dieu, oui. Est-ce que je m'occupe de* *politique, moi, commandant ? Je suis un chasseur, pas autre chose.

-- C'est vrai. Ainsi vous avez tenu à avoir un entretien avec moi ?

-- Précisément.

-- Puisqu'il en est ainsi, parlez, je vous écoute.

-- Je serai bref, commandant, je sais que vous n'avez pas de temps à perdre, et moi, je suis pressé.

-- Alors, venons au fait.

-- M'y voici, commandant. Mlle Renée de la Brunerie a été enlevée, d'une façon que je ne veux pas qualifier, de son habitation, arrachée à sa famille et conduite ici, à Saint-Charles.

-- Ah ! vous savez cela ? dit le mulâtre d'une voix sourde et en fronçant le sourcil.

-- Je le sais mieux que personne, reprit le Chasseur sans autrement s'émouvoir, puisque c'est moi qui ai poursuivi les ravisseurs depuis l'habitation jusqu'au pied de vos murailles ; ce n'est que par miracle que je n'ai pas réussi à sauver la malheureuse enfant.

-- Quel effet a produit cet événement au quartier général ? répondit froidement Delgrès.

-- Au quartier général, répondit le Chasseur avec vivacité, personne n'a compris les motifs de cet attentat.

-- Vous les avez compris, vous ? demanda Delgrès avec amertume.

-- Certes, je les ai compris, commandant ; je n'ai même pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour cela.

-- Sans doute, on vous aura demandé votre opinion ?

-- C'est ce qui est effectivement arrivé, commandant.

-- Ah ! et qu'avez-vous répondu ? Je serais curieux de le savoir.

-- À votre aise, commandant : j'ai dit au général Richepance et à M. de la Brunerie qui, je dois l'avouer, vous accusaient presque, M. de la Brunerie, surtout, que son désespoir égarait, j'ai dit que non seulement vous n'aviez pas donné l'ordre d'enlever Mlle de la Brunerie, que par conséquent vous n'aviez pas autorisé cet odieux attentat, mais encore que vous l'ignoriez ; j'ai ajouté que, dès que vous en auriez connaissance, vous en seriez désespéré.

-- Vous avez dit cela, vous ? s'écria le mulâtre avec une émotion qu'il essayait vainement de dissimuler.

-- Certes, je l'ai dit.

-- Merci ! reprit Delgrès, en lui serrant la main avec force ; merci de m'avoir si loyalement défendu.

-- Je ne vous ai pas défendu, mon Commandant, répondit le Chasseur de rats avec bonhomie, j'ai dit seulement, ce qui est vrai : que vous êtes un homme de cœur et, par conséquent, incapable de commettre, non pas une action honteuse, mais seulement un acte qui ne soit pas essentiellement honorable, et je crois ne pas m'être trompé.

-- Non, vous ne vous êtes pas trompé. En effet, j'ignorais cette malheureuse affaire.

-- Commandant Delgrès, je suis un vieillard, j'ai une longue connaissance du cœur humain, je n'ai pas besoin de regarder deux fois un homme en face pour le juger et savoir ce dont il est capable. Que vous ayez tort ou raison dans la cause que vous soutenez ; que vos intentions soient bonnes ou mauvaises au point de vue du gouvernement français ; en un mot, que vous soyez ou non rebelle, cela ne me regarde pas ; vous avez mis bravement pour enjeu votre tête dans la terrible partie que vous jouez, nul ne saurait exiger davantage ; mais ce qui me regarde, moi, ce que je sais, ce que je soutiendrai devant tous enfin, c'est que vous êtes un homme d'honneur.

-- Oui, je suis un homme d'honneur et bientôt vous en aurez la preuve ; vous êtes venu franchement me trouver pour vous expliquer avec moi ; je vous en remercie sincèrement, Chasseur ; un autre que vous eût peut-être hésité avant de tenter une pareille démarche.

-- Je dois avouer que lorsque j'ai manifesté au général en chef l'intention de me rendre auprès de vous, il s'y est formellement opposé ; votre déclaration péremptoire de considérer les parlementaires comme espions et de les pendre sans autre forme de procès, l'inquiétait vivement pour moi à qui, je ne sais trop pourquoi, il porte un grand intérêt.

-- C'est juste, murmura le mulâtre d'un air pensif ; vous saviez cela, et pourtant vous avez insisté ?...

-- Oui, j'ai insisté ; de telle sorte même qu'il a fini par me permettre de venir et que me voilà.

-- Bien. Maintenant, que désirez-vous de moi ?

-- La liberté de Mlle de la Brunerie.

-- Vous êtes venu expressément pour cela ?

-- Expressément, oui, commandant.

-- Et sans doute, avec l'intention de la ramener vous-même à son père ?

-- Telle est, en effet, mon intention, oui, commandant, si vous ne me refusez pas, ainsi que je l'espère, la liberté de Mlle de la Brunerie.

-- Mlle de la Brunerie n'est pas ma prisonnière ; répondit froidement Delgrès.

-- Comment cela, commandant ? Je l'ai vue, moi-même, transporter dans le fort.

-- Je ne vous dis pas non, Chasseur ; mais il ne s'ensuit pas de là, je suppose, que cette dame soit ma prisonnière.

-- C'est vrai, commandant, j'avais tort.

-- Écoutez-moi, Chasseur.

-- Je ne demande pas mieux, commandant.

-- Je n'attendais pas votre visite ce matin, n'est-ce pas ?

-- En effet.

-- Je ne pouvais aucunement supposer que vous vous présenteriez, en parlementaire à mes avant-postes ?

-- Non certes : à moins d'être sorcier, et rien ne m'autorise à supposer que vous le soyez, commandant, répondit le vieillard avec un sourire de* *bonne humeur.

-- Rassurez-vous, je ne le suis pas, loin de là malheureusement, fit-il sur le même ton.

-- Ce qui veut dire ?

-- Vous allez voir.

Delgrès frappa sur un gong.

La porte de la chambre s'ouvrit. Codou parut.

-- Vous avez appelé, commandant ? demanda-t-il.

-- Oui, monsieur. Si le capitaine Noël Corbet n'a pas encore quitté la forteresse, comme je lui en avais donné l'ordre, priez-le de se rendre immédiatement ici.

-- Où rencontrerai-je le capitaine, mon commandant ?

-- Du côté de l'appartement du capitaine Ignace, allez, monsieur, je suis pressé.

Codou salua et sortit.

-- Un peu de patience, Chasseur, dit Delgrès.

-- Je ne comprends pas du* *tout.

-- Bientôt vous saurez tout.

En ce moment un coup léger fut frappé à la porte.

-- Entrez, dit Delgrès.

La porte s'ouvrit, le capitaine Noël Corbet paru !

-- Écoutez bien ; dit le commandant au Chasseur ; ceci est à votre adresse.

Et se tournant vers le capitaine :

-- Vous arrivez bien promptement ? lui dit-il.

-- Mon commandant, répondit le capitaine, j'ai rencontré le capitaine Codou à quelques pas d'ici seulement ; je me rendais auprès de vous.

-- Auriez-vous déjà exécuté mes ordres ?

-- Pas encore, commandant.

-- Pourquoi ce retard, capitaine ? reprit Delgrès d'une voix sévère.

-- Excusez-moi, mon commandant ; je n'ai commis aucune faute. Avant de sortir de la forteresse, Mlle Renée de la Brunerie désire vous adresser elle-même ses remerciements.

Delgrès échangea à la dérobée un regard avec le Chasseur.

Celui-ci commençait à comprendre.

-- Vous voyez, lui dit le commandant.

-- Je vois que vous êtes un homme, commandant, répondit le Chasseur avec une brutale franchise qui était le plus bel éloge qu'il pouvait lui faire ; et un homme des pieds à la tête. Vive Dieu ! je le signerais de mon sang.

Le commandant sourit.

-- Avez-vous fait observer à Mlle de la Brunerie, reprit-il en s'adressant au capitaine, qu'elle ne me doit aucun remerciement ; que c'est moi, au contraire, qui aurais des excuses à lui faire pour ce qui s'est passé ?

-- J'ai exécuté textuellement vos ordres, commandant ; Mlle de la Brunerie insiste pour vous faire ses adieux.

-- Vous ne pouvez refuser sans manquer aux convenances, commandant, dit vivement le vieux Chasseur.

-- Peut-être vaudrait-il mieux, murmura Delgrès, que cette entrevue n'eût pas lieu ?

-- Vous vous trompez, commandant ; pour vous et pour Mlle de la Brunerie vous devez consentir à la recevoir.

-- Qu'il soit donc fait selon votre volonté, Chasseur. Capitaine, veuillez, je vous prie, informer Mlle de la Brunerie, que je vais avoir l'honneur de me rendre auprès d'elle.

-- Pardon, commandant ; Mlle de la Brunerie désire se rendre auprès de vous ; elle attend votre réponse dans la salle du conseil où, sur ma prière ? elle a consenti à s'arrêter un instant.

-- Retournez donc auprès de cette jeune dame, mon cher capitaine, et, après m'avoir de nouveau excusé auprès d'elle, veuillez lui dire, je vous prie, que je suis à ses ordres et la conduire ici le plus tôt possible.

-- Oui, mon commandant.

-- À propos, mon cher capitaine, lorsque Mlle de la Brunerie sera entrée dans cette pièce, vous pourrez vous retirer, je n'aurai plus besoin de vous ; ce brave Chasseur, qui est un ami dévoué de la famille de cette jeune dame, se chargera de la reconduire à son père.

-- Très bien, commandant, répondit le capitaine.

Sur ce, il salua et sortit.

Il y eut un moment de silence entre les deux hommes.

Delgrès s'était levé ; il marchait à grands pas de* *long en large, dans la pièce.

Soudain, il s'arrêta devant le chasseur, et lui posant la main sur l'épaule :

-- Me croyez-vous, maintenant ? fit-il.

-- Que voulez-vous dire ? répondit le vieillard en tressaillant.

-- Je vous demande si vous me croyez ?

-- Commandant, la question que vous m'adressez a lieu de me surprendre ; elle me peine plus que je ne saurais le dire, en me laissant supposer que vous pensez que j'ai douté de vous, et pourtant ma présence ici devrait vous prouver le contraire.

-- C'est vrai, murmura Delgrès, comme s'il se fût parlé à lui-même ; et pourtant les hommes sont ainsi faits que souvent même l'évidence ne réussit pas à les convaincre ; hélas ! personne mieux que moi ne le* *peut savoir ; n'ai-je pas tout sacrifié, honneurs, considération, honneur, fortune, sans calcul ni arrière-pensée, au succès de la cause que je défends ? Et, pourtant, à combien de calomnies suis-je exposé de la part de mes partisans eux-mêmes ! Combien de haines injustes n'ai-je pas soulevées autour de moi ! Mes ennemis me représentent comme un scélérat, un monstre qui à peine a figure humaine ; les crimes les plus odieux, les fourberies les plus indignes, on me les impute ; les lâchetés, les cruautés les plus effroyables, on m'en suppose capable !

-- Oh ! commandant ! vous allez trop loin ! il est, croyez-moi, des hommes en plus grand nombre que vous le supposez, parmi vos ennemis eux-mêmes, qui vous apprécient et vous rendent justice. Ne vous ai-je pas défendu, moi qui vous parle ?

-- Vous dites vrai, mon ami, et pourtant, ajouta Delgrès avec amertume, on m'a accusé d'avoir enlevé cette malheureuse jeune fille, pour le bonheur de laquelle je verserais mon sang, jusqu'à la dernière goutte.

Cette supposition était de toutes les choses qu'on lui imputait celle qui l'affectait le plus.

Le Chasseur de rats comprit que la colère que Delgrès laissait ainsi déborder provenait de là ; il ne voulut pas l'irriter davantage en entamant une discussion sans but ; il ne répondit donc que par un léger haussement d'épaules.

-- Oui, reprit le commandant avec force, on n'a pas craint de m'accuser de cette infamie. Ignace a tout fait, de propos délibéré sans m'en rien dire. Pourquoi ? Je l'ignore, ou plutôt je veux, je dois l'ignorer. Mlle de la Brunerie est entrée cette nuit à dix heures dans le fort ; je ne l'ai pas vue encore, je n'ai pas voulu la voir ; et si maintenant presque malgré moi, je consens à l'entrevue qu'elle me demande, vous serez là, vous son meilleur ami, témoin de ce qui se passera entre elle et moi. Si vous n'étiez pas venu, rien n'aurait pu me faire consentir à recevoir cette jeune fille ; elle serait sortie du fort sans que mon regard eût, même à la dérobée, effleuré sa personne. Voilà la vérité tout entière, je vous le jure sur mon honneur de soldat et d'honnête homme.

-- Calmez-vous, je vous en supplie, commandant. Je suis heureux, moi, de cette entrevue que vous semblez, je ne sais pourquoi, si fort redouter. Mlle de la Brunerie vous rendra, je l'espère, un peu de courage qui semble en ce moment complètement vous abandonner.

-- Oui, oui, je le sais depuis longtemps déjà, cette jeune fille est un ange, son regard seul, en* *tombant sur moi, me rend meilleur. Hélas ! pourquoi faut-il...

Il n'acheva pas, se frappa le front avec désespoir, et reprit sa promenade saccadée à travers la pièce.

VI -- Quel fut le résultat de l'entrevue de Delgrès avec mademoiselle de la Brunerie.

Soudain, la porte s'ouvrit et Mlle de la Brunerie entra, calme, souriante, heureuse.

Lorsque Mlle de la Brunerie pénétra à l'improviste dans cette pièce si obscure et si étroite, son clair regard sembla l'illuminer tout entière.

La jeune fille s'avança de quelques pas en avant, du côté du commandant Delgrès, qui se tenait immobile, respectueux et courbé, devant elle.

Elle le salua en baissant doucement sa charmante tête souriante, et prenant aussitôt la parole :

-- Monsieur... dit-elle.

Mais tout à coup elle s'interrompit.

Elle venait d'apercevoir, assis à quelques pas de Delgrès, le Chasseur de rats qui fixait sur elle des yeux pleins de larmes.

Alors une joie ineffable emplit le cœur de la jeune fille ; elle oublia tout pour ne plus songer qu'à cet ami dévoué qui jamais ne lui avait manqué dans la douleur comme dans la joie, et, s'élançant vers lui, elle alla tomber, à demi évanouie dans les bras que lui tendait le vieillard, et s'écriant d'une voix étranglée par l'émotion :

-- Ô père, père ! vous, toujours ! vous, partout ! Béni soit le ciel qui me procure un si grand bonheur après tant de si cruelles angoisses, de vous voir le premier de tous ceux que j'aime !

-- Chère, bien chère enfant ! répondit le Chasseur de rats presque aussi ému que la jeune fille en la pressant tendrement sur son cœur, revenez à vous, ne pleurez pas ainsi.

-- Oh ! oui ! je pleure, mais c'est de joie, père ? Cet instant me paye de tout ce que j'ai souffert ; je savais bien, moi, que vous ne m'abandonneriez jamais.

-- Vous abandonner ! moi, Renée ? Oh ! non ! mais cette fois, chère enfant, je n'ai pu que faire preuve de zèle pour votre défense. Grâce à Dieu, ma protection vous était inutile, et avant même que j'eusse réussi à pénétrer dans cette forteresse, la liberté qu'un lâche ravisseur vous avait enlevée, un* *homme de cœur vous l'avait déjà rendue.

Mlle de la Brunerie, à ces mots, dont le but évident était de la rappeler à elle-même, se redressa comme si elle avait été frappée d'un choc électrique ; elle essuya les larmes qui coulaient encore de ses yeux, et promenant un regard inquiet autour d'elle :

-- C'est vrai, dit-elle. Mon Dieu ! pardonnez-moi, je crois que l'excès même de ma joie me rend ingrate ; j'oublie tout pour ne songer qu'au bonheur, que j'éprouve.

Elle s'approcha alors du commandant Delgrès, qui, toujours immobile à la même place, la considérait avec une expression de joie et de douleur, impossible à rendre.

-- Me pardonnerez-vous d'être ingrate et oublieuse pour ne songer qu'à mon vieil ami, monsieur ? lui dit doucement la jeune fille de sa voix la plus harmonieuse ; ce bonheur que j'éprouve en ce moment est votre ouvrage ; aussi je suis convaincue que vous ne m'en voudrez pas d'avoir ainsi devant vous laissé déborder mon cœur ?

-- Mademoiselle, répondit Delgrès, en essayant de sourire, si j'ai été assez heureux pour vous soustraire aux outrages dont vous menaçaient des hommes égarés par leur dévouement à ma personne, la scène dont j'ai été témoin, il n'y a qu'un instant, me paie au centuple du peu de bien que j'ai pu faire.

-- Ne rabaissez pas ainsi, je vous prie, le service que vous m'avez rendu, monsieur. Ce service est immense, répondit la jeune fille avec chaleur ; j'en conserverai dans mon cœur un éternel souvenir. Vos procédés envers moi, je le dis hautement, ont été d'une incomparable délicatesse. Hélas ! pourquoi faut-il que je sois contrainte de vous compter au nombre de mes ennemis ? Pourquoi vous obstiner ainsi à défendre une lutte insensée qui doit inévitablement se terminer par une sanglante catastrophe, et causer votre mort et celle de tous vos compagnons ?

-- Hélas ! mademoiselle, répondit Delgrès avec une douloureuse amertume, nous, hommes de couleur, les descendants d'une race maudite, nous devons subir dans toute leur rigueur les conséquences de notre couleur si méprisée.

-- Mais, reprit la jeune fille d'une voix insinuante, si, dans les colonies, un préjugé que je reconnais aujourd'hui injuste, vous repousse, en Europe il n'en est plus de même ; en France, par exemple, un homme de cœur, quelle que soit d'ailleurs la couleur de son teint, est certain de se faire une place honorable, de voir ses talents récompensés et de conquérir l'estime de tous. Voyez le général Alexandre Dumas, -- je vous cite cet exemple entre autres, parce que cet officier est presque notre compatriote, -- n'a-t-il pas été commandant en chef de l'armée des Pyrénées ? N'est-il pas hautement apprécié du gouvernement de notre mère-patrie ? Tant d'autres encore que je pourrais nommer, car le nombre en est grand. Oh ! monsieur, la reconnaissance que j'éprouve pour vous est bien vive et bien réelle, je vous le jure ; c'est elle qui me pousse à vous parler ainsi que je le fais, et si je l'osais, ajouta-t-elle timidement, bien que je ne sois qu'une jeune fille ignorante des choses du monde, je vous dirais...

-- Vous me diriez, mademoiselle ? fit vivement Delgrès en voyant qu'elle s'arrêtait ; continuez, je vous en conjure ; toutes paroles tombant de vos lèvres sont, croyez-le bien, précieusement recueillies par moi et pieusement conservées dans mon cœur.

-- Me permettez-vous, monsieur, de vous dire ma pensée toute entière ?

-- Oh ! parlez, parlez, mademoiselle.

-- Si j'ai insisté avec autant de persévérance, disons franchement le mot : d'entêtement, pour ne pas sortir de cette forteresse avant de vous avoir vu, c'est que je voulais obtenir de vous une grâce.

-- Une grâce de moi, mademoiselle ? Oh ! soyez convaincue...

-- Ne vous engagez pas à l'avance, monsieur peut-être ne consentiriez-vous pas à m'accorder ma demande lorsque vous la connaîtrez.

-- Pour vous prouver mon dévouement, mademoiselle, il n'est rien que je ne me sente capable d'accomplir ; je tenterais même l'impossible ; ne craignez donc pas de vous expliquer clairement.

-- Vous l'exigez ?

-- Je vous en prie, mademoiselle.

-- Mon Dieu ! monsieur, c'est bien hardi à moi je le sais, d'oser m'occuper de telles questions ; mais, je vous le répète, vous m'avez rendu de si grands et si importants services que je me considère comme presque autorisée à le faire, à cause de l'intérêt que je vous porte, et de la dette de reconnaissance que j'ai contractée envers vous ; d'ailleurs, vous n'ignorez pas, monsieur, qu'un service engage tout autant celui qui le rend que celui qui le reçoit.

-- Cela est vrai, mademoiselle.

-- Il me semble, pardonnez-moi de m'exprimer ainsi, monsieur, que cette malheureuse révolte à la tête de laquelle vous vous êtes si imprudemment placé, et dont vous êtes le seul chef réellement capable et influent, a été causée, en grande partie, par les insinuations malveillantes d'hommes, dont l'intérêt était non seulement de vous tromper, vous, mais aussi de tromper le général en chef du corps expéditionnaire ; que tout repose surtout sur des malentendus que, je n'en doute pas, des explications franches et loyales de part et d'autre suffiraient à éclaircir. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à une entrevue avec le général en chef ?

-- Commandant, ce que dit mademoiselle est très juste et très sensé, fit le Chasseur. Cette démarche, si, ce qui est possible, elle obtenait un bon résultat, préviendrait peut-être d'irréparables malheurs.

-- Oui, reprit chaleureusement la jeune fille, et arrêterait l'effusion du sang français qui n'a que trop coulé déjà, hélas ! d'un côté comme de l'autre.

Delgrès demeurait muet, sombre, les sourcils froncés et les regards baissés vers la terre.

-- Vous ne me répondez pas, monsieur ? lui demanda doucement la jeune fille.

-- Hélas ! mademoiselle, que voulez-vous exiger de moi ? dit enfin le commandant avec un geste de douleur. J'avais fait un beau rêve : donner aux hommes de ma race les droits de citoyens et d'hommes libres que Dieu a mis dans le cœur de toute créature humaine. Ce rêve, je le reconnais maintenant, ne s'accomplira pas par moi, mais j'aurai été le précurseur d'une idée juste, d'une pensée vraie, grande et généreuse... Je me contente de cette gloire modeste. Dois-je vous l'avouer ? Je me suis trompé. Le temps n'est pas encore venu de l'émancipation de la race noire, mais ce temps est proche... Le jour où les hommes de couleur auront, avec la conscience de leurs droits, le sentiment de leurs devoirs, ils seront dignes de la liberté. Aujourd'hui, ils sont encore ignorants de ces devoirs ; ils n'ont ni la foi qui fait accomplir des prodiges, ni cette bravoure froide et raisonnée de l'homme qui combat pour son drapeau et pour sa patrie ; ce sont des enfants méfiants, soupçonneux, crédules, qui considéreraient toute démarche de ma part vers le général Richepance comme un acte de couardise ou de trahison.

-- Raison de plus, dit le Chasseur avec force, non* *pas pour les abandonner, mais pour les contraindre, par votre exemple, commandant, à rentrer dans leur devoir ; le général Richepance ne vous refusera pas des conditions honorables.

-- Le devoir !... répliqua Delgrès avec un accent plein d'amertume, nous ne l'entendons pas de la même façon, vieillard... Et puis, reprit-il après un instant de silence, il est trop tard... Je commande ici, mais je ne suis pas le maître... Ce qui vous est arrivé à vous-même, mademoiselle, le guet-apens dont vous avez failli être la victime, en est une preuve irrécusable. Le général Richepance m'a adressé des parlementaires ; ces parlementaires sont ici, prisonniers, enfermés dans des cachots, contre les droits de la guerre et le droit des gens ; vingt fois j'ai voulu les renvoyer libres, vingt fois ma volonté s'est brisée contre la pression générale que je suis contraint de subir ; ce n'est qu'à force d'audace, de courage même, que je suis parvenu jusqu'à présent à les préserver de la mort que l'on prétendait leur faire subir ; par cet exemple, jugez du reste ; je ne puis rien.

-- Ce que vous dites n'est malheureusement que trop vrai, reprit le Chasseur ; cependant, vous vous l'avouez à vous-même, la cause que vous vous obstinez* *à défendre est perdue ; aucun effort, si héroïque qu'il fût, ne la saurait relever. Il vous reste un dernier, un suprême devoir à accomplir : sauver à tout prix les malheureux qui vous entourent ; les sauver malgré eux, car ils sont inconscients de la situation affreuse dans laquelle ils se trouvent : Hâtez-vous ! chaque jour, chaque heure de retard, augmentent les difficultés de votre position déjà si précaire.

-- Je vous en conjure, si ce n'est pour vous-même, que ce soit au moins pour ceux qui vous portent intérêt, qui vous estiment et vous... aiment ! dit la jeune fille avec une craintive et timide insistance.

-- Ceux qui m'aiment ! s'écria Delgrès avec une expression de poignante douleur. Oh ! mademoiselle, vous rouvrez, sans le savoir, une plaie terrible, toujours saignante au fond de mon cœur ! Personne ne m'aime, moi ! Je suis un de ces hommes, parias de l'humanité, marqués en naissant d'un stigmate fatal, dont la vie ne doit être qu'une longue souffrance ; qui tracent, seuls et haïs de tous, leur pénible sillon sur cette terre, et sont destinés, après avoir vécus détestés et méconnus, à mourir flétris et méprisés ! Jamais les ardents baisers d'une mère n'ont réchauffé ma faible enfance ; j'ai grandi seul, sans un ami dont la main se fût tendue vers moi, dont la voix m'ait crié : courage ! aux heures sombres des désillusions ; les femmes elles-mêmes, ces anges qui ont une larme pour toutes les douleurs, un sourire pour toutes les joies, ces anges consolateurs que Dieu a donnés aux hommes dans sa toute-puissante bonté pour les soutenir pendant la longue lutte de la vie, m'ont fui avec épouvante, sans qu'aucune d'elles ait jeté sur moi un regard de pitié ou m'ait crié : Espère !

-- Vous souffrez, oui, vous souffrez horriblement ; je le vois, je le comprends, mais la douleur vous rend injuste ; je ne discuterai pas avec vous, ce serait inutile ; croyez-moi, vous avez plus d'amis que vous ne voulez le supposer ; ces amis, ce sont ceux qui, par ma voix vous prient de ne pas refuser cette entrevue qui, peut-être, vous sauvera, vous et les vôtres, et fera enfin cesser pour toujours ces discordes civiles qui, depuis trop longtemps, ensanglantent notre malheureux pays.

-- Commandant, ajouta le Chasseur de rats, vous ne connaissez pas le général Richepance ; les récits qu'on vous a faits de lui sont mensongers, je vous le jure ; le général est non seulement un vaillant soldat, mais encore c'est un homme d'élite, une puissante organisation, une vaste intelligence, un grand cœur, en un mot. Contraint malgré lui à la guerre, il l'a faite en déplorant, lui tout le premier, ses conséquences douloureuses et fatales ; essayant sans cesse, par tous les moyens en son pouvoir, de les amoindrir et qui, j'en ai l'intime conviction, n'attend qu'un mot, une concession de votre part, pour se laisser toucher et pardonner aux révoltés.

-- Pardonner ! s'écria vivement Delgrès en redressant fièrement la tête. Pardonner quoi ? D'avoir voulu êtes libres !...

-- Non, commandant, répondit paisiblement le Chasseur, mais de vous êtes révoltés contre la France, notre mère commune, notre patrie à tous, à* *quoi bon ergoter et discuter sur des mots ? Nous ne sommes pas des avocats bavards, mais des hommes au cœur fort et à l'âme fière ; ne songeons qu'aux faits eux-mêmes ; voyons, de bonne foi entre nous, supposez-vous que le général Richepance, s'il n'avait voulu user envers vous de ménagements jusqu'au dernier moment, ne vous aurait pas contraints depuis longtemps déjà à vous rendre ?

-- Erreur ! Des hommes comme moi ne se rendent pas, Chasseur ; il leur reste toujours une ressource suprême.

-- Laquelle ?

-- Celle de mourir bravement les armes à la main et d'illustrer leur défaite.

-- En effet, il vous reste cette dernière ressource qui prouvera votre impuissance.

-- Non, mais qui enseignera à ceux qui nous survivront à suivre un jour notre exemple.

Le Chasseur secoua la tête.

-- Commandant, répondit-il avec émotion, l'héroïque sacrifice que peut-être vous méditez déjà et que vous êtes, je le reconnais, homme à accomplir sans hésitation et sans faiblesse, ce sacrifice sera inutile ; mieux que personne vous le savez. Les hommes que vous commandez ne sont ni des soldats, ni des citoyens, ce sont, pardonnez-moi de vous le dire si brutalement : des exaltés ou des bêtes fauves qui, vous mort, et mort pour eux, seront les premiers à insulter à votre mémoire.

Delgrès baissa la tête sans répondre ; il avait la foi qui fait les martyrs, mais, -- car les passions, hélas ! sont le guide de toutes les actions de l'homme, -- il n'était pas complètement convaincu que son amour pour Mlle de la Brunerie fût sans espoir.

-- Aurai-je donc le chagrin de me séparer de vous, pour toujours peut-être, monsieur, dit la jeune fille, sans obtenir de vous ce que je désire ardemment ?

Le commandant fut subitement agité d'un frisson nerveux qui parcourut tout son corps ; ses sourcils se froncèrent à se joindre, ses traits prirent une expression de poignante douleur ; il essuya d'un geste fébrile la sueur qui inondait son front et poussant un profond soupir :

-- Vous l'exigez, mademoiselle, répondit-il enfin d'une voix sourde et hachée par une émotion intérieure qui la rendait presque indistincte ; je dois vous obéir ; soit, je ferai ce que vous me demandez ; cette fois encore vous avez dompté ma volonté, mademoiselle.

-- Oh ! merci ! merci, monsieur ! s'écria Mlle de la Brunerie en joignant les mains avec joie.

-- Je le ferai, mais à une condition ? reprit-il avec prière.

-- Une condition ? laquelle ? Parlez, monsieur.

-- C'est que vous daignerez consentir à assister à cette entrevue que, lorsque le moment sera venu de le faire, je demanderai au général Richepance.

-- Moi, monsieur ? fit-elle avec surprise.

-- Vous, oui, mademoiselle. Me refusez-vous cette grâce ? reprit-il avec instance.

-- Mais, monsieur...

-- Mon Dieu, mademoiselle, que ce soit superstition ou faiblesse d'esprit, je m'imagine, je ne saurais dire pourquoi, que votre présence à cette entrevue me portera bonheur ; il y a des gens dont le regard, dit-on, donne la mort ou exerce une fascination fatale sur les personnes sur lesquelles il tombe ; pourquoi n'existerait-il pas d'autres personnes qui, à leur insu peut-être, exercent une influence contraire ? Et pourquoi, ainsi que j'en ai la profonde et intime conviction, ne seriez-vous pas au nombre de ces personnes chéries de Dieu ?

-- Monsieur, je dois tout d'abord vous avertir, que je ne suis nullement superstitieuse, et que, par conséquent, je ne crois aucunement à ces influences ; cependant, ajouta-t-elle avec un doux sourire, je ferai ce que vous me demandez.

-- Vous me le promettez, mademoiselle ?

-- Oui, monsieur, je m'y engage.

-- Soyez bénie pour cette promesse, mademoiselle. Et maintenant, ajouta-t-il en prenant sur la table un papier plié en quatre et le lui présentant, veuillez accepter ceci, mademoiselle ; c'est un sauf-conduit qui vous permettra de parcourir l'île, dans tous les sens et même de vous retirer à la Brunerie, si tel est votre désir, seule et sans défenseurs ; sans avoir rien à redouter de ceux de mes partisans qui sont, en ce moment, en armes dans les Mornes, et dont les nombreux détachements sillonnent toutes les routes.

-- J'accepte ce sauf-conduit avec reconnaissance, monsieur, et puisque je vous trouve si bienveillant pour moi, je me hasarderai à vous adresser encore une demande.

-- Après le succès obtenu par la première, mademoiselle, vous ne devez rien redouter pour la seconde. De quoi s'agit-il, s'il vous plaît ?

-- Monsieur, j'ai été, comme vous le savez sans doute, à mon entrée dans le fort, cette nuit, vers dix heures, transportée à l'appartement du capitaine Ignace.

-- Le capitaine Ignace a pris soin de m'en informer lui-même, mademoiselle.

-- J'étais très souffrante, très fatiguée, très effrayée surtout ; je trouvai là une jeune femme, belle, douce, affectueuse, qui, sans savoir qui j'étais, me prodigua les soins les plus délicats.

-- Claircine Ignace. Cette jeune femme est en effet telle que vous la dépeignez, mademoiselle ; elle est, sous tous les rapports, digne du respect que chacun a pour elle.

-- Cette personne est la nièce de M. David.

-- Le commandeur de la Brunerie, en effet, mademoiselle ; la fille de sa sœur, je crois.

-- Bien qu'elle soit de quelques années plus âgée que moi, cependant, nous nous sommes connues enfants ; j'ai toujours éprouvé un vif intérêt pour elle ; cet intérêt s'est aujourd'hui augmenté d'une dette de reconnaissance que j'ai contractée envers elle pour la façon charmante dont elle m'a reçue et les soins dont elle m'a entourée ; lorsque son mari, après vous avoir quitté, monsieur, m'a avoué que seul et sans que vous le sachiez, il m'avait fait enlever et a imploré mon pardon avec les marques du plus vif repentir, il a ajouté qu'il était bien sévèrement puni de la faute qu'il avait commise, puisque vous lui aviez intimé l'ordre de quitter immédiatement le fort, sans lui permettre d'emmener avec lui, ni sa femme ni ses enfants.

De parti pris, sans doute, à l'exemple des grands diplomates, Mlle de la Brunerie fardait légèrement la vérité ; peut-être avait-elle des raisons pour le faire ; mais ce qu'il y a de bizarre en cette affaire, c'est que, bien que le capitaine Ignace ne lui eût pas dit un mot de tout cela, et que, par conséquent, elle crût mentir, il se trouva qu'elle avait sans s'en douter, percé à jour les intentions du commandant ; que, dans la pensée de Delgrès, le départ du capitaine Ignace équivalait à une véritable disgrâce et que, ainsi que cela arrive souvent, elle avait dit vrai sans le savoir ; du reste, la réponse du commandant le lui prouva de la manière la plus convaincante.

-- Tout cela est strictement vrai, mademoiselle, lui dit-il.

Encouragée par cet assentiment donné à ses paroles et auquel elle était loin de s'attendre, la jeune fille continua bravement :

-- La douleur si vraie, si poignante de cet homme en se séparant de tout ce qu'il aime le plus au monde m'a brisé le cœur ; j'ai oublié tout le mal que ce farouche capitaine avait tenté de me faire, tout celui qu'il m'avait fait, je ne me suis plus souvenue que du malheur qui le frappait, lui et sa famille ; en une seconde, tous mes griefs contre lui s'effacèrent de ma pensée ; malgré moi, je me sentis attendrie, et comme avant de s'éloigner, il insistait pour obtenir mon pardon, non seulement je le lui accordai, mais encore je m'engageai envers lui à me charger de sa femme et de ses enfants ; à les prendre sous ma protection et à les garder près de moi jusqu'à la fin de la guerre ; le capitaine Ignace me remercia avec effusion, embrassa ces chères créatures qu'il adore, et sortit de la forteresse, non pas heureux, mais tout au moins rassuré sur leur sort.

-- Oh ! mademoiselle, s'écria Delgrès avec admiration, comment faites-vous donc, lorsque vous-même êtes si malheureuse et je dirai presque abandonnée, pour réussir ainsi à oublier votre propre douleur, pour répandre autour de vous tant de bienfaits ?

-- Je vous demande donc, monsieur, reprit Renée en souriant, l'autorisation de tenir envers cette malheureuse famille, la promesse que j'ai faite.

-- Vous désirez emmener avec vous la pauvre Claircine et ses enfants.

-- Oui, monsieur, si vous me le permettez.

-- En avez-vous douté, mademoiselle ?

-- J'étais, au contraire, tellement certaine de cette autorisation, monsieur, que j'ai à l'avance, averti Claircine de se tenir prête à me suivre.

-- Dans un instant, mademoiselle, votre heureuse protégée sera ici.

Delgrès appela Codou.

-- Capitaine, dit le commandant, priez Mme Claircine Ignace de se rendre auprès de moi, je vous prie ; vous ajouterez que c'est à propos de ce que Mlle de la Brunerie a daigné lui promettre, qu'elle veuille bien agir en conséquence.

Le capitaine Codou salua et sortit.

-- Ma dette envers vous s'augmente encore, monsieur, dit la jeune fille ; si je ne m'arrêtais, elle prendrait bientôt des proportions formidables.

-- Non, mademoiselle, vous vous trompez, répondit Delgrès ; au contraire, demandez-moi ce qu'il vous plaira, c'est moi que vous faites votre débiteur, à chaque demande que vous daignez m'adresser.

-- Si je l'osais, moi aussi, fit le Chasseur avec une légère teinte d'embarras, je vous adresserais une demande, commandant ?

-- Malheureusement cette demande, que je devine, je ne puis, à mon grand regret, y accéder.

-- Pourquoi donc cela ?

-- Je vais vous le dire. Il s'agit, n'est-ce pas, des deux officiers parlementaires retenus dans le fort ?

-- En effet, c'est d'eux-mêmes.

-- Eh bien, répondit le commandant avec mélancolie, ma réponse sera simple et péremptoire. Je puis vous autoriser à sortir, vous, parce que vous êtes entré dans le fort, non pas en qualité de parlementaire envoyé par l'ennemi, mais sur votre propre déclaration, comme venant causer avec moi d'affaires particulières n'ayant aucunement trait à la guerre, d'affaires qui, en un mot, me regardent seul ; Mlle de la Brunerie se trouve dans la même situation, elle est victime d'une trahison odieuse que je suis le maître de réparer en lui rendant la liberté qu'elle n'aurait pas dû perdre, puisque nous ne faisons la guerre, ajouta noblement Delgrès, ni aux femmes, ni aux enfants. Me comprenez-vous ?

-- Parfaitement, commandant.

-- Quant à Mme Ignace, femme de l'un de nos premiers officiers, elle est maîtresse de ses actions et libre de demeurer ou de sortir du fort ; du reste, maintenant que son mari ne doit plus y rentrer, mieux vaut, sous tous les rapports, qu'elle quitte Saint-Charles le plus tôt possible. Qui sait si, dans quelques jours, je pourrai lui offrir une protection efficace ? Quant aux officiers parlementaires et autres prisonniers français détenus actuellement à Saint-Charles, sans discuter avec vous le plus ou moins de légalité de leur arrestation, vous admettez cependant, n'est-ce pas, que leur position n'est pas la même ?

-- Oh ! cela parfaitement, commandant. Cependant, je croyais, j'espérais...

-- Vous aviez tort, mon ami ; malheureusement leur liberté ne dépend pas seulement de ma volonté ; sans cela, je vous le jure, il y a longtemps que je la leur aurais rendue.

-- Mais ils sont traités, dit-on, avec une barbarie...

-- C'est une calomnie, et lorsque je vous l'affirme, vous pouvez me croire ; je ne suis pas homme à faire de la cruauté à froid, surtout envers de braves officiers qui, en me venant trouver, ont obéi à un ordre et accompli un devoir.

-- Je vous crois, commandant.

-- Ils sont traités avec les plus grands égards, sans distinction de grades. La seule chose que je* *puisse faire pour vous, parce que cette chose dépend essentiellement de moi, c'est de vous promettre que si le hasard voulait, ajouta-t-il avec un sourire amer, que nous fussions contraints d'abandonner le fort ou de l'évacuer enfin, n'importe de quelle façon, tous ces officiers y demeureront après notre départ et que leur vie sera efficacement protégée par moi. Voilà tout ce que je puis faire.

-- C'est beaucoup, commandant ; je vous remercie avec effusion de cette promesse ; je sais que vous la tiendrez. À présent que j'ai votre parole, je suis complètement rassuré sur le sort de ces malheureux.

-- Je vous autorise même, si vous jugez que cela soit nécessaire, à rapporter au général en chef des forces françaises la conversation que nous avons eue à ce sujet ; et l'engagement que j'ai pris vis-à-vis de vous de protéger les prisonniers français qui sont en mon pouvoir, contre toute insulte de la part de mes soldats.

-- C'est ce que je ne manquerai pas de faire, commandant.

-- Et moi, monsieur, ajouta la jeune fille, je proclamerai hautement de quelle manière noble et généreuse vous avez agi envers moi.

-- Vous me comblez réellement, mademoiselle ; je ne mérite pas de si grands éloges, pour avoir simplement accompli un devoir d'honnête homme.

En ce moment, on frappa légèrement à la porte.

-- Entrez, dit Delgrès.

La porte s'ouvrit, Claircine parut.

Le commandant se leva avec empressement et présenta un siège à la jeune femme.

-- Madame, lui dit-il lorsqu'elle se fut assise, Mlle de la Brunerie m'a fait part de votre intention de quitter le fort Saint-Charles ; vos préparatifs sont-ils faits ?

-- Oui, monsieur ; répondit la jeune femme. Mlle Renée de la Brunerie a daigné m'offrir de me prendre auprès d'elle ; j'ai cru devoir accepter cette gracieuse invitation, surtout dans l'isolement où me laisse le départ de mon mari.

-- Mlle de la Brunerie est un ange ; heureuses les personnes qu'elle daigne prendre sous sa bienveillante protection ! Vous avez parfaitement fait d'accepter cette proposition, et cela d'autant plus que votre mari, comme je crois le savoir, a consenti à cet arrangement qui vous est si avantageux.

-- Oui, monsieur.

-- Vous serez sans doute contrainte à laisser ici presque tout ce que vous possédez.

-- Malheureusement, oui, monsieur. Je n'emporte avec moi que les vêtements et le linge strictement nécessaire pour mes enfants et pour moi, ainsi que l'argent que mon mari m'a laissé.

-- Fort bien. N'ayez aucune inquiétude, madame, pour ce qui vous appartient. Avez-vous fermé votre appartement ?

-- Oui, monsieur : en voici la clef.

-- Veuillez, je vous prie, madame, me remette cette clef. Quoi qu'il arrive et n'importe en quelle compagnie vous reveniez plus tard au fort Saint-Charles, lorsque vous rentrerez dans votre appartement, vous retrouverez tout, je vous le jure, dans l'état où vous le laissez aujourd'hui ; pas une chaise n'aura été dérangée, pas un tiroir ouvert. Seulement, ajouta-t-il en souriant, peut-être serez-vous obligée de faire enfoncer la porte, car cette clef ne me quittera plus, et je veillerai moi-même, en gardien fidèle, à ce qui vous appartient.

-- Vous pouvez faire de cette clef ce qu'il vous* *plaira, monsieur, j'en ai une seconde que je conserverai si vous m'y autorisez ?

-- Parfaitement, chère madame. Voilà qui est donc entendu entre nous ; il ne me reste plus à présent qu'à prendre congé de vous et vous souhaiter autant de bonheur que vous en méritez. Veuillez, je vous prie, avertir vos servantes de votre départ et vous rendre avec elles auprès de la poterne des Galions ; c'est de ce côté que vous devez quitter le fort. Adieu, madame, soyez heureuse.

-- Au revoir, monsieur, répondit Claircine en accentuant cette parole d'un sourire. Que Dieu vous paie du bien que vous me faites !

-- Vous êtes mille fois bonne, madame ; mais, croyez-moi, ajouta-t-il avec tristesse, mieux vaut, quand on se sépare, dans certaines circonstances, dire adieu qu'au revoir, c'est plus sûr. Adieu donc, madame.

-- Non, monsieur, je ne veux pas vous dire adieu, répondit Claircine avec des larmes dans la voix, mon cœur s'y refuse : au revoir, monsieur, au revoir !

Et après avoir fait une révérence, la jeune femme se retira en essuyant son visage inondé de larmes.

Delgrès la suivit un instant du regard ; il étouffa un* *soupir, mais, se remettant presque aussitôt, il appela ses aides de camp.

La porte s'ouvrit.

Les capitaines Codou et Palème entrèrent, suivis de plusieurs autres officiers.

-- Citoyens, dit le commandant en avançant à leur rencontre, Mlle de la Brunerie quitte immédiatement le fort Saint-Charles en compagnie de ce chasseur qui, sur mon ordre, est expressément venu ici pour me réclamer sa liberté qui lui avait été injustement ravie ; nous sommes des hommes trop braves pour faire la guerre aux femmes. Avez-vous quelques observations à m'adresser à ce sujet ?

-- Aucune, commandant, répondit le capitaine Palème au nom de ses compagnons et au sien ; nous reconnaissons, au contraire, que vous agissez avec justice.

-- C'est bien, je vous remercie, citoyens. Mademoiselle et vous, vieux Chasseur, me donnez-vous votre parole d'honneur de ne fournir aucun renseignement à l'ennemi sur ce que vous verrez en traversant la forteresse ? Sinon, je serai forcé de vous faire bander les yeux.

-- Cette précaution est inutile, monsieur, répondit en souriant la jeune fille ; je suis trop ignorante des choses de la guerre pour comprendre quoi que ce soit à ce qui pourra frapper mes regards. D'ailleurs, en serait-il autrement, que vos généreux procédés suffiraient pour me rendre sourde, aveugle et muette ; je vous donne ma parole.

-- Quant à moi, vous le savez, commandant, je ne suis pas soldat, et je ne m'occupe pas de politique ; je n'hésite donc pas à faire le serment que vous exigez de moi. Je vous jure sur l'honneur de ne rien voir.

-- Je n'insiste pas. Veuillez me permettre de vous précéder.

Il sortit.

Renée de la Brunerie, le Chasseurs de rats et les officiers le suivirent.

Arrivés à la poterne, où Mme Ignace attendait avec ses deux enfants et ses domestiques, les derniers saluts furent échangés, puis, sur l'ordre de Delgrès, la poterne fut ouverte et les sept personnes, les servantes y compris, sortirent.

Dix minutes plus tard, le feu recommençait entre les Français et les noirs enfermés dans le fort Saint-Charles.

VII -- Où paraît enfin un personnage depuis longtemps attendu.

Lorsque les troupes françaises avaient débarqué à la Pointe-à-Pitre, leur arrivée, annoncée cependant depuis si longtemps, avait causé dans toute l'île de la Guadeloupe une émotion extrême, dont il aurait été assez difficile dans le premier moment, de définir bien exactement la véritable expression.

Cette émotion ressemblait bien plutôt à de la peur qu'à de la joie ; elle ne tarda pas à prendre les immenses proportions d'une véritable terreur panique, lorsque l'escadre française apparut deux ou trois jours plus tard dans les eaux de la Basse-Terre.

Les riches planteurs, les grands commerçants surtout se sentaient en proie à une épouvante que rien ne réussissait à calmer ; les excès commis par les noirs à l'île de Saint-Domingue étaient sans cesse présents à leur imagination troublée, sous les plus sombres couleurs ; ainsi que cela arrive toujours, ils avaient transformé en événements terribles ce qui, en réalité, n'était que des faits isolés, sans importance et n'ayant rien de grave en eux-mêmes.

Si bien, que les clameurs discordantes poussées dans les rues et sur les places par les nègres avinés appelés par Delgrès à la révolte ; leurs menaces furibondes, cependant non encore suivies d'effet, avaient suffi, ainsi que déjà nous l'avons rapporté, pour opérer une déroute générale ; même parmi les plus braves représentants de la race blanche à la Guadeloupe.

Il y avait eu un sauve-qui-peut, qui, en quelques heures, avait acquis des proportions incalculables. Les planteurs les plus courageux s'étaient, comme M. de la Brunerie, mis en état de défense dans leurs propres habitations où quelques-uns de leurs voisins, aussi déterminés mais moins favorisés qu'eux par la fortune, étaient venus en foule chercher un abri, assez précaire, contre les attaques des révoltés.

Le plus grand nombre enfin, apprenant que l'armée française avait débarquée à la Basse-Terre, dont elle s'était emparée, était venu se réfugier sous la protection du drapeau français ? prêts cependant à abandonner l'île, si la situation ne prenait pas une tournure meilleure, et si l'armée ne leur offrait pas toutes les conditions de sécurité qu'ils désiraient.

Dans les premiers jours qui suivirent le débarquement des troupes françaises à la Pointe-à-Pitre, et le soulèvement déclaré des nègres presque immédiatement après ce débarquement, la Basse-Terre avait été abandonnée par ses notables habitants ; changée en désert et livrée sans défense aux insultes des nègres dont le quartier général était au fort Saint-Charles.

Mais, grâce aux mesures énergiques prises par le général en chef, la panique fut de courte durée et* *la ville voyait maintenant sa population presque triplée, à cause de l'affluence de tous les habitants de l'île qui étaient venus pour s'y réfugier, afin d'échapper aux bandes de l'intérieur, qui pillaient et incendiaient les villages et les habitations isolées.

Au nombre de ces riches familles de planteurs établies en ce moment à la Basse-Terre, et dont l'affluence donnait une apparence d'animation extraordinaire à la ville, se trouvait la famille de Foissac.

La famille de Foissac était une des plus importantes, des plus anciennes et surtout des plus considérées de la Guadeloupe.

Les biens de cette famille, tant en France qu'en Amérique, étaient immenses, sa fortune véritablement princière.

À la Guadeloupe seule, elle possédait six habitations sucrières, dans lesquelles étaient employés plus de quatre mille noirs.

Quoique ces nègres fussent très bien traités, car M. de Foissac était un homme humain et bon pour ses esclaves, lorsque la révolte avait éclaté, la plupart des noirs, depuis longtemps excités en secret par les émissaires des chefs révoltés, s'étaient laissés entraîner à les suivre ; ils avaient abandonné les ateliers, et, après avoir commis quelques excès, s'étaient réfugiés dans les mornes qu'ils ne quittaient plus que pour faire la guerre à leurs anciens maîtres.

Au commencement de l'insurrection, vingt-trois personnes, appartenant toutes par des liens plus ou moins étroits à la famille de Foissac, réfugiées sur une de ses plantations, avaient été surprises à l'improviste pendant leur sommeil par une bande de noirs révoltés, et impitoyablement mises à mort sans que l'âge ni le sexe eussent trouvé grâce devant ces féroces bourreaux.

M. de Foissac, son fils, Gaston de Foissac, jeune homme de vingt-huit ans, et sa fille aînée, Mlle Hélène de Foissac, jeune fille de dix-sept ans à peine, ainsi que deux autres jeunes enfants, avaient seuls par miracle échappé à cette horrible tuerie.

Réfugiés avec quelques noirs restés fidèles dans un pavillon isolé de l'habitation, ils avaient bravement fait le coup de feu, et résisté avec toute l'énergie du désespoir, assez longtemps pour permettre à M. David, commandeur de la Brunerie, d'accourir à leur secours ; de chasser les révoltés et de reconquérir l'habitation à laquelle ils allaient sans doute mettre le feu.

En cette circonstance, le commandeur de la Brunerie fut assez heureux, pour sauver la vie à plus de quatre-vingts personnes de race blanche, parents ou amis de la famille de Foissac, et à les amener avec lui à la Brunerie, où l'hospitalité la plus large leur fut aussitôt donnée.

M. de Foissac, ne jugeant pas d'après les faits dont il avait été témoin et avait même failli être victime, qu'il y eût de sécurité pour lui dans aucune de ses plantations, avait refusé de se rendre à la Brunerie ; suivi de ses enfants et de quelques serviteurs sur lesquels il croyait pouvoir compter ; il s'était rendu en toute hâte à la Basse-Terre, où il s'était établi dans la magnifique maison que, de même que la plupart des autres riches planteurs de la Guadeloupe, il possédait sur le champ d'Arbaud.

La famille de la Brunerie et celle de Foissac avaient entre elles quelques liens éloignés de parentés ; ces liens, depuis un siècle et demi environ, avaient tendu à se resserrer plus étroitement, à la suite de plusieurs alliances contractées entre elles et des intérêts de fortune leur étaient devenus communs, et avaient encore augmenté, en les rapprochant, les relations intimes qui les unissaient.

Lors de la naissance de Mlle de la Brunerie, une parole avait été échangée entre MM. de Foissac et de la Brunerie sur le mariage du fils aîné de M. de Foissac, enfant alors âgé d'une dizaine d'années au plus, et la fillette qui ne faisait que de naître.

Cette union avait été convenue d'un commun accord entre les deux pères, afin de terminer à l'amiable une discussion qui s'était élevée sur la propriété d'une importante plantation sucrière que chacune des deux familles, avec des raisons semblant également plausibles, revendiquait comme lui appartenant ; cette contestation avait failli amener une brouille entre les deux riches planteurs, à* *cause de l'acharnement avec lequel leurs hommes d'affaires, en défendant leurs intérêts, avaient réussi à envenimer la question.

Heureusement les deux planteurs étaient des hommes d'un grand sens, doués surtout d'une honnêteté proverbiale ; ils aperçurent à temps l'abîme vers lequel le zèle maladroit de leurs agents les entraînait.

Alors ils coupèrent le mal dans sa racine en* *déclarant que cette propriété, à laquelle chacun d'eux renonçait pour sa part, ne resterait ni à l'un ni à l'autre ; que l'abandon en serait fait conjointement, à M. Gaston de Foissac et à Mlle Renée de la Brunerie, et ajouté à leur dot lors de leur mariage ; que cette propriété serait, jusqu'à cette époque, administrée en leur nom commun, et les revenus placés pour ne leur être remis que le jour même où leur union serait conclue.

Les choses ainsi convenues avec une loyauté si caractéristique entre les deux planteurs, l'incident fut vidé ; ainsi que l'on dit dans l'affreux langage de dame Justice ; l'amitié un instant obscurcie entre les deux familles, reprit, grâce à cet accord, tout son primitif éclat.

Les enfants furent élevés dans les prévisions de l'union convenue ; dès leurs premières années, on s'appliqua à les persuader que ce mariage était une chose irrévocable.

Gaston de Foissac, âgé de près de onze ans de plus que sa jeune fiancée, était déjà presque un homme, lorsque la jeune fille n'était encore qu'une enfant, jouant à la poupée et se barbouillant le visage de confitures.

Il comprit naturellement plus vite que Renée l'importance de l'engagement pris en son nom ; il en calcula les avantages dans son esprit, et comme en sus la petite personne, qui déjà était une ravissante enfant, promettait de devenir plus tard une délicieuse jeune fille, il ne trouva rien de sérieux à* *objecter contre cette union, qui lui parut, au contraire, devoir être un jour fort agréable pour lui. Peu à peu et au fur et à mesure que les années s'écoulaient, l'intérêt tout fraternel que d'abord il portait à l'enfant se changea en un véritable amour, et il appela de tous ses vœux, l'époque marquée pour la réalisation du projet formé entre les deux familles.

C'est que la jeune fille avait surpassé toutes les promesses de l'enfant, et était devenue une ravissante créature, dont la beauté était déjà citée avec admiration.

Du côté du jeune homme, il ne s'éleva donc aucun obstacle.

Mais il n'en fut pas ainsi de la jeune fille.

Nous avons eu occasion, dans un précédent chapitre de faire connaître cet éloignement de la jeune fille pour celui qu'elle devait épouser ; éloignement qui datait de fort loin, ainsi qu'on va le voir.

Renée de la Brunerie, élevée avec son cousin et sa cousine, les aimait beaucoup et paraissait même ne pouvoir se passer d'eux ; elle éprouvait surtout une vive amitié pour Hélène, la sœur de Gaston, charmante enfant, son aînée de deux ans à peine, qu'elle prenait plaisir à nommer en riant, sa grande sœur.

Cette amitié des trois enfants, persévéra sans aucun nuage pendant plusieurs années, en s'accroissant tous les jours dans des proportions qui remplissaient leurs parents de joie ; mais, un an environ avant le départ de Renée pour la France, où, selon l'habitude des riches créoles, elle devait aller terminer son éducation, son père la jugeant sans doute assez raisonnable pour lui faire enfin la confidence de son union convenue avec son cousin, -- confidence que M. de la Brunerie avait jugé prudent de reculer jusqu'à ce jour, -- la jeune fille, au profond étonnement de son père, l'écouta toute pâlissante, les lèvres frémissantes, les yeux pleins de larmes, mais sans interrompre une seule fois son père ; dès qu'elle fut libre, elle se retira dans sa chambre à coucher où elle s'enferma, et passa toute la journée à pleurer et à sangloter.

Renée avait alors quatorze ans ; chaste et pure créature, elle n'aimait et ne pouvait aimer personne ; elle ignorait jusqu'à la signification du mot amour ; mais, doué d'un caractère hautain ; élevée dans une liberté complète, accoutumée à faire tout ce qui lui plaisait et à voir ses plus légers caprices obéis avec empressement, elle ne pouvait supporter la pensée de se voir, sans que son consentement lui eût été même demandé, destinée contre sa volonté, à devenir l'épouse d'un homme qui, certain d'être un jour son mari, la traiterait sans doute bientôt comme une chose lui appartenant ; sans se soucier de lui plaire ou de savoir si, lui, il lui plaisait à elle ; une telle union parut monstrueuse à la jeune fille ; elle jura au fond de son cœur, avec la ténacité d'enfant gâté qui était le côté saillant de son caractère, que jamais cette union détestée ne s'accomplirait ; qu'elle mourrait vieille fille, plutôt que d'épouser l'homme qu'on prétendait lui imposer de force pour mari.

À compter de ce jour, les manières de Renée envers son cousin subirent un changement complet, elle devint subitement pour lui d'une froideur tellement glaciale, que le jeune homme, effrayé à bon droit d'un changement aussi radical, et*dont *il cherchait vainement la cause, lui demanda à plusieurs reprises une explication, que la capricieuse jeune fille s'obstina constamment à lui refuser, avec une rudesse qui le désespéra.

Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette affaire, c'est qu'Hélène de Foissac, la confidente de toutes les pensées de Renée, et à laquelle celle-ci jugea inutile de rien cacher, se mit aussitôt de son côté ; et au lieu de l'engager à se soumettre à la volonté de leurs parents respectifs, la soutint au contraire dans ses projets de révolte et la poussa, de tout son pouvoir, à résister énergiquement à la violence que l'on prétendait exercer sur elle. Mais la jeune fille* *n'avait pas besoin de ces encouragements ; son parti était pris sans retour ; rien au monde n'aurait pu la faire revenir sur sa résolution.

Cependant, elle sut beaucoup de gré à Hélène de Foissac de l'appui moral qu'elle lui donnait* *dans cette circonstance si critique ; de sorte que son amitié en redoubla, et les deux jeunes filles devinrent plus intimes que jamais.

À plusieurs reprises, M. de la Brunerie avait voulu reprendre avec sa fille, l'entretien qu'une fois déjà il avait eu avec elle, au sujet de ce mariage ; mais Renée témoigna tant de tristesse ; son chagrin fut si grand, son air si désolé, chaque fois que son père se hasarda à essayer d'entamer de nouveau cette question délicate, que le planteur, qui adorait sa fille, très peiné de l'effet que* *ses insinuations produisaient sur l'esprit de celle-ci, jugea enfin prudent de s'abstenir, et, supposant avec assez de raison qu'avec l'âge les idées de la jeune fille se modifieraient, que d'elle-même elle reviendrait sur sa résolution et consentirait à se soumettre à ses volontés, il ne lui dit plus un mot de l'engagement pris et s'abstint même d'y faire la plus légère allusion.

Cependant, Gaston de Foissac, ne comprenant plus rien à ce qui se passait dans l'esprit de Mlle de la Brunerie, et désespéré de l'éloignement que, tout à coup, sans que rien le justifiât à ses yeux, sa fiancée lui avait témoigné, -- éloignement qui augmentait tous les jours et se changeait presque en haine, -- renonçant à obtenir de Renée l'explication de son étrange conduite, résolut, la mort dans le cœur, car il éprouvait pour elle un violent amour, de s'éloigner au moins pour quelque temps de la Guadeloupe ; après avoir obtenu l'assentiment de son père, il vint prendre congé de Mlle de la Brunerie en lui annonçant son prochain départ pour l'Europe, où il se proposait, disait-il avec intention, de faire un séjour qui probablement se prolongerait plusieurs années.

Pendant qu'il parlait, le malheureux jeune homme épiait avec anxiété, sur le visage froid et dédaigneusement hautain de sa cousine, l'effet que produisait sur elle l'annonce de cet exil ; il n'attendait qu'un mot, qu'un geste, pour renoncer à son voyage.

Le geste ne fut pas fait, le mot ne fut pas prononcé ; Renée demeura impassible, glaciale ; elle l'écouta sans témoigner la plus légère émotion, et, lorsqu'il eût cessé de parler, elle lui souhaita un bon voyage sans même le regarder, lui fit une grande révérence, lui tourna le dos et sortit de l'appartement.

Le jeune homme quitta l'habitation en proie à une agitation extrême, et à un désespoir profond.

Deux jours plus tard, il avait quitté la Guadeloupe sur un bâtiment qui se rendait à New-York.

Une dizaine de mois après, Renée abandonnait l'île à son tour, et se dirigeait vers la France.

Mais avant son départ, la jeune fille avait tout avoué au Chasseur de rats, son confident en titre, la seule personne pour laquelle elle n'avait réellement pas de secrets.

Le vieux Chasseur avait écouté cette confidence en souriant, bien qu'elle arrachât à la jeune fille des larmes de honte et de colère, et il lui avait répondu avec un accent qui lui avait rendu tout son courage et l'avait plus que jamais affermie dans ses projets de résistance :

-- Nous n'avons pas, quant à présent, ma chère enfant, à nous préoccuper de cette affaire ; plusieurs années s'écouleront encore avant que ce projet de vos deux familles soit de nouveau remis en question ; d'ici là, ne vous inquiétez de rien ; lorsque le moment viendra, où il vous faudra définitivement répondre par un non ou par un oui, soyez tranquille, je ne vous faillirai pas ; quoi qu'il arrive, soyez certaine, ma chère enfant, que jamais vous ne serez sacrifiée et que votre père ne vous imposera contre votre gré ni cette union, ni une autre, quelle qu'elle soit, je vous le jure.

-- Mais enfin, mon ami, comment ferez-vous pour vous opposer à la volonté de mon père ?

-- Ceci me regarde, chère enfant.

-- Jamais M. de la Brunerie n'est revenu sur une résolution prise, dit-elle avec anxiété.

-- Eh*bien, alors, il fera une exception en ma faveur, répondit le Chasseur avec ce sourire narquois qui *lui était particulier. Je vous ai donné ma parole, rassurez-vous donc ; vous devez savoir que moi aussi je n'y ai jamais manqué.

Ces derniers mots avaient terminé l'entretien ; quelques jours plus tard, la jeune fille s'était embarquée calme et souriante, pour la France.

Gaston de Foissac n'était revenu à la Guadeloupe qu'un mois à peine avant l'arrivée de l'expédition française ;*c'était alors un beau jeune homme de vingt-neuf ans, ainsi que plus haut nous l'avons dit ; les voyages lui avaient donné cette grâce et cette élégance de manières qui complètent l'homme du monde ; ses traits avaient pris des lignes plus accentuées, sa physionomie une expression plus ferme et en même temps plus calme ; son *front pur, ses grands yeux pensifs, son teint d'une blancheur mate, le fin et charmant sourire que trop rarement il laissait errer sur ses lèvres, en faisant un cavalier accompli que toutes les jeunes filles regardaient en souriant à la dérobée, et dont le cœur en le voyant battait avec de doux frissons d'amour.

Lui, sérieux, presque sombre, il ne* *semblait point s'apercevoir de l'effet qu'il produisait et de l'émoi qu'il causait à ses ravissantes compatriotes.

Galant, sans être empressé auprès d'elles, causant avec infiniment d'esprit et de retenue, il savait, tout en captivant l'attention et éveillant la sympathie, demeurer pour ainsi dire en dehors de ce qui se passait autour de lui et vivre isolé au milieu de ce monde que sa présence galvanisait.

Sa sœur, Mlle Hélène de Foissac, avait été, pendant l'absence de son frère, fiancée au capitaine Paul de Chatenoy. Les deux jeunes gens éprouvaient l'un pour l'autre un amour profond et sincère. Gaston de Foissac, à peu près du même âge que Paul, voyait cette union avec plaisir, il en désirait la prompte conclusion, malheureusement indéfiniment ajournée à cause des troubles qui bouleversaient la colonie, et avaient depuis quelque temps, pris de si inquiétantes proportions.

La première entrevue de Gaston de Foissac avec Renée de la Brunerie, après une longue séparation, n'avait eu lieu que deux jours avant l'enlèvement de la jeune fille par le capitaine Ignace ; Gaston s'était expressément rendu à la plantation pour saluer sa fiancée.

Renée de la Brunerie avait tenu la promesse qu'elle avait faite à son ami le Chasseur quelques jours auparavant, en recevant le jeune homme, non pas comme un ami, mais comme un indifférent, que l'on éprouve quelque plaisir à revoir après une longue absence, mais pas davantage.

C'est que la situation de la jeune fille était complètement changée, elle avait une ardente passion au cœur, elle aimait un homme auquel elle aurait tout sacrifié avec joie ; ce qui jadis n'était qu'un entêtement d'enfant gâté sans aucun motif sérieux, avait à présent une raison d'être impossible ; aussi cette entrevue avait-elle été telle qu'on devait l'attendre de ces deux fières natures : froide sans raideur, hautaine sans morgue, elle se termina par une escarmouche de réparties vives, spirituelles, mais sans aigreur, échangées avec une rapidité, qui donnait du premier coup, la mesure de la force acquise par ces deux adversaires pendant les années qui s'étaient écoulées depuis leur séparation ; et montrait de plus l'entière liberté d'esprit de la jeune fille ; c'est-à-dire sa complète indifférence pour celui qui se flattait peut-être encore en secret, de lui faire partager son amour.

Gaston de Foissac, après une visite assez courte, se retira et ne revint plus.

La jeune fille fut piquée de cet abandon sans doute calculé.

Les femmes veulent bien imposer tyranniquement leurs volontés ; écraser de leurs dédains et de leurs sarcasmes, les hommes qui ne sont pas assez heureux pour leur plaire ; mais elles n'acceptent sous aucun prétexte, que ceux qu'elles prennent ainsi plaisir à torturer, demeurent froids et impassibles sous leurs morsures.

Les femmes, ces charmantes panthères, aux griffes rosées, sont essentiellement cruelles ; elles tiennent de bien plus près qu'on ne se l'imagine à la race féline ; la victime qui semble se rire de leur colère devient aussitôt pour elles un ennemi qu'elles craignent d'autant plus qu'il s'est soustrait à leur pouvoir et auquel, par conséquent, elles s'intéressent malgré elles, tout en le détestant de toutes les forces centuplées de leur organisation essentiellement nerveuse.

Lors de son arrivée à la Basse-Terre, M. de la Brunerie se retrouva naturellement avec M. de Foissac ; les relations qui avaient toujours existé entre eux se renouèrent plus étroitement que jamais ; d'abord à cause du voisinage de leurs maisons qui se trouvaient à quelques pas l'une de l'autre, et par suite de ce besoin d'épanchement que l'on éprouve dans les situations critiques de la vie.

L'enlèvement de Mlle Renée de la Brunerie fut un texte tout trouvé, sur lequel on broda de cent façons diverses, pour imposer au malheureux père des consolations qu'il ne demandait pas et qui ne produisaient d'autre effet sur lui, que de lui faire sentir plus vivement encore toute la grandeur du malheur qui avait fondu à l'improviste sur sa personne ; mais, comme les compliments de condoléances qui lui arrivaient à la fois de tous les côtés, provenaient évidemment de l'immense pitié qu'il inspirait et de l'intérêt que l'on éprouvait pour sa douleur, il se voyait contraint de subir sans sourciller toutes ces consolations qui lui rendaient plus cuisante, s'il est possible, la blessure qu'il avait reçue.

Une seule personne se montra très sobre de ces consolations de commande, ce fut Gaston de Foissac.

Le jeune homme se borna à dire au planteur en lui serrant affectueusement la main :

-- On ne console pas un père de la perte de sa fille, on pleure avec lui ; donnez-moi le moyen de vous venger et de sauver celle qui, pour vous, est tout, et je me ferai tuer pour vous la rendre.

Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre et confondirent leurs larmes.

-- Oh ! murmura le planteur, pourquoi ne puis-je pas vous appeler mon fils ?

-- Ne préjugeons rien encore, répondit doucement le jeune homme ; ne suis-je pas votre fils par l'affection ? Dieu fera le reste.

M. de la Brunerie avait rapporté à M. de Foissac la scène qui s'était passée chez le général Richepance, et comment le Chasseur de rats avait pris la résolution de pénétrer en parlementaire dans le fort Saint-Charles.

-- Il se fera assassiner par ces misérables rebelles, dit M. de Foissac.

-- Peut-être ! ajouta Gaston. Mais, certainement cette audacieuse démarche n'aboutira à rien.

-- Je ne partage pas votre opinion, reprit M. de la Brunerie ; cet homme est un être réellement incompréhensible ; je lui ai vu accomplir des choses extraordinaires ; j'ai la conviction que s'il n'est pas poignardé au premier mot qu'il prononcera, il parviendra, je ne sais comment, à dominer ces brutes, à les convaincre et à obtenir la liberté de ma fille.

-- Allons donc ! fit M. de Foissac, en haussant les épaules, ce que vous dites est impossible, mon cher cousin ; Delgrès est un homme trop rusé pour se laisser jouer ainsi ; d'ailleurs, il se gardera bien de laisser échapper un si précieux otage.

Cette conversation avait lieu dans l'appartement particulier de M. de la Brunerie ; le planteur avait séparé sa maison en deux parties, dont l'une était occupée par le général en chef de l'armée française et son état-major ; il avait réservé la seconde pour lui et sa famille.

En ce moment, la porte s'ouvrit et un domestique annonça le général en chef.

Le général Richepance entra ; son front était soucieux.

-- J'ai l'honneur de vous saluer, messieurs, dit-il du ton le plus amical ; pardonnez-moi de me venir ainsi jeter à la traverse de votre conversation ; mais, d'honneur, je ne pouvais y tenir davantage ; mon inquiétude est extrême, je viens à* *l'instant même de la tranchée.

-- Eh bien ! général ? s'écrièrent les trois hommes d'une seule voix.

-- Eh bien ! messieurs, jusqu'à présent du moins, les rebelles semblent respecter le drapeau parlementaire ; c'est à n'y pas croire ! Ce vieux Chasseur est l'homme le plus étrange que j'ai jamais vu.

-- Je disais précisément cela, il n'y a qu'un instant, à ces messieurs, général, répondit M. de la Brunerie. Ainsi le Chasseur a mis son projet à exécution ?

-- Certainement ! l'avez-vous jamais vu hésiter, monsieur ? Au lever du soleil, ainsi qu'il nous l'avait dit hier au soir, il s'est présenté hardiment au pied des glacis, un drapeau blanc à la main, et suivi pour toute escorte de six chiens ratiers et d'un trompette ; ce serait à pouffer de rire si l'affaire n'était pas si grave !

-- Et les rebelles l'ont reçu ?

-- Parfaitement, selon les règles de la guerre que, contrairement à leurs habitude, en cette circonstance, ils ont strictement observées ; depuis, plus rien ; le vieux Chasseur est toujours dans le fort. Je vous avoue, messieurs, que je ne comprends plus un mot à ce qui se passe.

-- Les rebelles auront sans doute retenu ce pauvre homme prisonnier, général, dit M. de Foissac.

-- Non pas, monsieur ; le drapeau parlementaire est arboré sur le fort, les sentinelles noires causent amicalement avec les nôtres. Que diable notre ami peut-il faire dans ce traquenard ?

-- Il est plus de neuf heures, dit Gaston de Foissac en consultant sa montre.

-- Ce qui signifie que depuis plus de trois heures notre homme est là ; je n'y comprends plus rien du tout.

-- Ni moi non plus, fit M. de la Brunerie ; mais je suis convaincu qu'il me ramènera ma fille.

-- Dieu le veuille ! s'écria le général avec un soupir étouffé. Je ne sais plus que penser.

En effet, l'inquiétude du général était si grande, qu'il lui était impossible de demeurer une seconde en place ; il allait et venait à travers le salon, avec une agitation qui avait quelque chose de fébrile.

-- Êtes-vous bien assuré de la fidélité de cet homme, mon général ? demanda Gaston.

-- Lui ! s'écrièrent à la fois le général et le planteur avec stupéfaction.

-- Je vous demande pardon de vous adresser cette question, qui semble si fort vous surprendre, général, reprit le jeune homme, mais, pour ma part, je confesse que j'ignore complètement qui est ce singulier personnage dont le nom, ou plutôt la profession, se trouve dans toutes les bouches, et dont chacun parle avec enthousiasme à la Basse-Terre.

-- Vous pouvez ajouter dans toute l'île, mon cher Gaston, répondit le planteur, et vous ne vous tromperez pas.

-- Vous savez, messieurs, reprit le jeune homme, que depuis quelques jours seulement je suis de retour à la Guadeloupe, et que, par conséquent, il n'y a rien d'étonnant à ce que je ne connaisse pas le Chasseur de rats.

-- Cet homme, dit le général, est la personnification la plus complète que j'aie rencontrée jusqu'à ce jour, du désintéressement, de la bravoure et du dévouement.

-- Voilà, général, un éloge qui, dans votre bouche surtout, est bien beau, répondit Gaston.

-- Il n'est que juste, monsieur ; jamais on n'appréciera comme il mérite de l'être, ce noble et grand caractère.

-- Allons, tranchons le mot : c'est un héros ! fit le jeune homme avec une légère teinte d'ironie.

-- Non, monsieur, répondit un peu sèchement le général ; c'est un* *homme, un homme dans toute l'acception la plus étendue du mot, avec toutes les vertus et peut-être tous les vices de l'espèce.

-- Oh ! oh ! reprit en souriant Gaston, nous tombons, général.

-- Ne vous y trompez pas, monsieur, répondit le général, nous nous relevons au contraire.

-- Je ne comprends plus, général.

-- Ce que je vous ai dit est pourtant bien simple, monsieur. Que sont en général les hommes auxquels on donne le nom de héros ? Des hommes qui poussent à un degré extraordinaire une vertu ou un talent quelconque, et qui cependant pour le reste se trouvent souvent placés au-dessous du vulgaire ; le génie n'implique pas le bon sens ; on peut être un conquérant fameux et un très mauvais législateur, ou un grand poète et un exécrable politique ; de même on peut faire les inventions les plus sublimes et dans la vie privée de tous les jours n'être qu'un niais, presque un imbécile ; je n'en finirais pas, je préfère m'arrêter. Un héros ne l'est le plus souvent que par un* *point unique, sublime à la vérité ; mais seul et sans contrepoids pour toutes les autres fonctions de l'intelligence humaine ; au lieu que les organisations puissantes, qui ressemblent à celle de cet humble chasseur dont nous parlons, sont complètes ; elles résument en elles l'humanité tout entière dans ses défaillances. Que répondrez-vous à cela, monsieur ?

Les trois hommes échangèrent un regard, et ils s'inclinèrent sans répondre, l'argument leur semblait irréfutable.

-- Mais, reprit le général, nous nous éloignons, il me semble, de notre sujet, qui est la délivrance de Mlle de la Brunerie. Pardonnez-moi, messieurs de m'être laissé emporter ainsi ; oh ! je vous en donne ma parole, si notre brave Chasseur a échoué dans sa généreuse et téméraire entreprise, dussé-je ne pas laisser pierre sur pierre du fort Saint-Charles, il sera cruellement vengé, ainsi que la malheureuse et innocente jeune fille à laquelle nous nous intéressons tous si vivement.

En ce moment, un grand bruit, mêlé de cris de joie et d'acclamations répétées, se fit entendre sur le cours Nolivos.

La porte s'ouvrit et un aide de camp du général Richepance parut.

-- Que se passe-t-il donc, capitaine ? demanda vivement le général.

-- Mon général, voici le Chasseur de rats ; il est de retour, il me suit, dans une seconde il sera ici.

-- Il est seul ? s'écria le général avec anxiété.

-- Non, mon général ; Mlle de la Brunerie l'accompagne.

-- Ah ! je le savais !... fit Richepance avec émotion. Oh ! oui, c'est un homme !

Au même instant le Chasseur parut.

Renée de la Brunerie se tenait près de lui, calme et souriante ; un peu en arrière, modeste et timide, on apercevait la charmante Claircine.

Les assistants poussèrent un cri de joie et s'élancèrent au-devant de la jeune fille, que déjà son père pressait sur son cœur.

-- Général, dit le vieux Chasseur de cet air tranquille qu'il savait si bien affecter dans certaines circonstances, me voici de retour. Voulez-vous me permettre de vous faire mon rapport ?

-- Je veux, avant tout, répondit le général avec un sourire épanoui, que vous me fassiez l'honneur, de me donner votre main, mon vieil ami.

-- Oh ! avec bien de la joie, mon général, répondit le vieillard avec émotion, et vrai ! je crois avoir mérité que vous me traitiez avec cette bienveillance.

Et il pressa chaleureusement dans la sienne la main que lui tendait le général.

VIII -- Comment Renée de la Brunerie se trouve à l'improviste dans une situation embarrassante.

Il est impossible de s'imaginer l'émotion et la joie causées à la Basse-Terre par l'arrivée imprévue et si ardemment désirée de Mlle Renée de la Brunerie.

À la nouvelle de ce retour qui se répandit dans toute la ville avec la rapidité d'une traînée de poudre, l'enthousiasme de la population fut si vif qu'il atteignit presque jusqu'au délire.

Plus on avait craint pour la jeune fille, plus on fut heureux de la revoir.

Les planteurs chez lesquels, à cause des terribles représailles dont ils avaient été les victimes au commencement de l'insurrection, la haine instinctive qu'ils portaient à la race noire étouffait toute impartialité et tous sentiments généreux, ne comprenaient rien à la conduite noble et désintéressée du commandant Delgrès, qu'ils affectaient de confondre avec les monstres, et auquel ils refusaient presque l'apparence humaine pour en faire une bête fauve ; ne pouvant nier un fait dont l'évidence les aurait écrasés, ils lui cherchaient des motifs intéressés ; s'ils l'avaient osé, ils auraient été jusqu'à attribuer cette clémence, incompréhensible pour eux, à une faiblesse de Mlle de la Brunerie.

Heureusement pour celle-ci, sa réputation de pureté était si bien établie que le serpent qui aurait essayé d'y mordre s'y serait brisé les dents ; les envieux et les calomniateurs y auraient perdu leur venin ; les ennemis de Delgrès furent contraints, bien à contrecœur, d'avouer leur impuissance et de reconnaître tacitement sa générosité.

Entre toutes les personnes charmées du retour de Mlle de la Brunerie, nous citerons, en première ligne, le général Richepance.

En effet, depuis le jour où le corps expéditionnaire français avait débarqué à la Pointe-à-Pitre, le général en chef n'avait eu qu'une seule fois l'occasion de voir et d'entretenir la jeune fille, et encore n'avait-il pu en profiter que par hasard, devant cinq cents personnes, au milieu d'un banquet, sous le feu des regards curieux de la foule incessamment fixés sur lui ; il brûlait du désir de causer sans témoins incommodes avec la jeune fille ; de lui dire combien il l'aimait, et pour se concerter avec elle sur la marche qu'il devait suivre pour demander sa main à son père, et prendre hautement devant tous, le titre de son fiancé.

En la voyant revenir, après avoir si miraculeusement échappé aux serres de Delgrès, un rayon de bonheur inonda le cœur du général ; il espéra que, vivant sous le même toit, côte à côte avec elle dont un étage seul le séparerait, cette occasion que depuis si longtemps il attendait, se présenterait enfin.

Grande fut sa désillusion, profonde sa douleur, lorsque, après les premiers épanchements et les premiers moments donnés tout au bonheur d'être enfin réunie à son père, il entendit Mlle de la Brunerie, après avoir rapporté dans les plus minutieux détails et avec une impartialité complète, tout ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement, témoigner le désir de retourner le plus promptement possible à la Brunerie ; et comme son père lui objectait doucement les dangers qui la menaceraient encore dans cette habitation qui, une fois déjà l'avait si mal protégée, il la vit retirer de sa poitrine le sauf-conduit que le chef des révoltés lui avait donné, en ajoutant d'une voix ferme que ce papier suffisait pour lui assurer une sécurité entière que nul ne s'aviserait de troubler.

Cependant le hasard ménagea au général plus qu'il n'osait espérer.

Deux heures plus tard, Richepance, ayant quelques renseignements peu importants à demander à M. de la Brunerie, monta à l'appartement du planteur, le valet, accoutumé à voir toutes les heures le général, et professant pour lui un profond respect, l'introduisit sans l'annoncer dans le salon.

Renée de la Brunerie, à demi étendue sur un fauteuil à disque, un livre ouvert à la main, lisait, ou, pour mieux dire, se laissait doucement bercer par ses rêves, car le livre était tombé sur ses genoux, et elle ne songeait pas à le relever.

Claircine, assise près de la jeune fille, sur un coussin, était occupée à bercer le plus jeune de ses enfants, en lui chantant d'un timbre à la fois doux, harmonieux et mélancolique, une de ces chansons créoles que les nourrices improvisent presque toujours en les chantant.

Renée de la Brunerie écoutait rêveuse ces paroles mélodieuses qu'elle semblait elle-même répéter au fur et à mesure que la jeune créole les prononçait.

Souvenir d'enfance à peine effacé encore ; car c'était avec cette chanson que bien souvent sa nourrice l'avait bercée et endormie.

En apercevant le général, la jeune mulâtresse se tut subitement et se leva honteuse et rougissante, en regardant la jeune fille à la dérobée.

Mais celle-ci, d'un geste imperceptible, l'engagea à reprendra sa place, et elle se rassit sur le coussin.

Richepance salua les deux dames.

-- Je suis aux regrets, mademoiselle, dit-il, en s'adressant à la jeune fille avec embarras, de me présenter ainsi à l'improviste devant vous, sans avoir été annoncé par le domestique placé dans l'antichambre.

-- Pourquoi donc vous feriez-vous annoncer, général ? répondit Renée avec un sourire. N'êtes-vous pas notre hôte, celui de mon père surtout, et en cette qualité, libre de vous présenter lorsque cela vous plaît dans notre appartement. Je suis heureuse, croyez-le bien, de vous recevoir.

-- Vous me comblez, mademoiselle ; je n'aurais jamais osé, soyez-en convaincue, paraître ainsi devant vous sans votre formelle autorisation.

-- C'est sans doute à mon père que vous désirer parler, général ?

-- Oui, mademoiselle ; quelques renseigne­ments seulement à lui demander, pas autre chose.

-- Mon père est sorti depuis une heure environ, général ; j'espère que son absence ne se prolongera plus longtemps à présent ; si rien ne vous presse en ce moment, et que cela ne vous ennuie pas trop de nous tenir compagnie, à madame et à moi, veuillez, je vous prie, vous asseoir sur ce fauteuil qui est là près de vous ; je vous le répète, votre supplice ne sera pas de longue durée, car mon père ne tardera pas sans doute à rentrer, je suis même surprise qu'il ne soit pas encore ici.

Le général s'empressa de prendre le siège qui lui était si gracieusement offert.

-- Je vous obéis avec plaisir, mademoiselle, répondit-il en s'asseyant ; mais je serais désespéré de vous troubler ; soyez donc assez bonne pour reprendre votre lecture, et ne pas plus vous occuper de moi que si je n'étais pas là.

-- Oh ! non, général ! la punition serait trop forte et pour vous et pour moi ; je préfère fermer mon livre et causer avec vous, répondit-elle en riant.

-- Je ne sais comment vous remercier de cette faveur, mademoiselle. Depuis mon arrivée à la Guadeloupe, le hasard semble s'obstiner à nous séparer, quoi que je fasse pour me rapprocher de vous.

-- C'est vrai, murmura-t-elle d'un air pensif.

-- Depuis si longtemps je désire trouver l'occasion d'avoir avec vous, mademoiselle, un entretien qui décidera du bonheur de ma vie entière.

-- Eh bien, général, reprit Renée, redevenue subitement sérieuse, nous voici enfin en présence ; le hasard, qui, si longtemps, s'est plu à nous séparer, cette fois, nous réunit. Parlez, parlez sans crainte, cette jeune femme est mon amie dévouée, elle m'aime et je l'aime ; que sa présence ne vous empêche pas de vous expliquer.

-- Puisque vous m'y autorisez d'une façon si charmante, mademoiselle, je saisis avec empressement cette bien heureuse occasion, qui peut-être ne se présentera plus, pour vous dire seulement trois mots qui depuis bien longtemps brûlent mes lèvres, sur lesquelles je suis forcé de les retenir : Je vous aime.

-- Moi aussi, je vous aime, général, je vous l'ai avoué et je vous le répète dans toute la sincérité de mon cœur ; je suis fière et heureuse de votre amour.

-- Oh ! je sais que vous êtes un noble et vaillant cœur, que vous ne comprenez rien à cette pruderie coquette et de mauvais aloi qui fait que souvent on s'obstine à faire mystère de ses sentiments.

-- Je méprise par dessus tout les calculs froids et* *égoïstes de la coquetterie, général. Mais, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur, ne nous engageons pas dans des discussions métaphysiques sans fin ; profitons des quelques minutes qui nous sont si bénignement offertes par le hasard pour causer sérieusement ; peut-être ne se représenteront-elles plus d'ici à longtemps, profitons-en donc pour nous expliquer.

-- Vous êtes le plus délicieux Mentor qui se puisse voir, mademoiselle, dit Richepance en souriant.

-- Ne faut-il pas que l'un de nous soit plus raisonnable que l'autre ? reprit Renée sur le même ton. Je suis femme, c'est donc à moi à vous donner l'exemple, c'est mon rôle, il me semble ?

-- Parfaitement, mademoiselle ; aussi je vous obéis sans murmurer et je viens au fait franchement.

-- C'est cela, général.

-- M'autorisez-vous, mademoiselle, à faire officiellement demander votre main à monsieur votre père, par mon collègue le général Gobert, mon ami et votre parent ? Vous voyez que je vous parle net et que je vais droit au but.

-- En vrai général républicain, s'écria Mlle de la Brunerie.

Mais redevenant subitement sérieuse :

-- Je ne crois pas que le moment soit bien choisi, ajouta-t-elle.

-- Que me dites-vous là, mademoiselle ?

-- La vérité, général. Écoutez-moi à votre tour. Je veux et je dois, moi aussi, être franche avec vous. Connaissez-vous ce jeune homme qui se trouvait ici ce matin, lors de mon arrivée, et qui se nomme Gaston de Foissac ?

-- Certes, mademoiselle, c'est un charmant cavalier, un jeune homme très instruit, très intelligent et qui, ce qui ne gâte rien, paraît plein de cœur.

-- Allons, général, vous êtes généreux pour votre rival, c'est très bien.

-- Mon rival, M. Gaston de Foissac, mademoiselle ! s'écria Richepance avec étonnement.

-- Lui-même.

-- Fou que je suis de m'étonner ainsi ! Tous ceux qui vous voient doivent vous aimer, mademoiselle ; un homme aussi distingué que l'est M. Gaston de Foissac ne pouvait éviter ce malheur. C'est fatal, cela !

-- Comment ! vous trouvez que c'est un malheur de m'aimer, général ? dit-elle avec une fine ironie.

-- Mais oui, certainement, mademoiselle ; je plains les* *malheureux qui se sont laissés séduire par votre incomparable beauté ; ils aiment sans espoir ; douleur la plus cruelle que puisse éprouver un homme, et que le Dante n'a eu garde d'oublier dans son enfer. Comment ne les plaindrais-je pas, ces infortunés, puisque seul je possède votre cœur !

-- C'est vrai, général, et mon cœur n'est pas de ceux qui se donnent deux fois. Cependant, bien que mon amour soit à vous tout entier, à vous seul, M. Gaston de Foissac a, ou du moins croit avoir, des droits à ma main.

-- Expliquez-vous, au nom du ciel, mademoiselle !

-- En deux mots, général, voici l'histoire. J'ignore pour quels motifs mon père m'a, dès ma naissance, fiancée à Gaston, le fils de M. de Foissac, notre parent.

-- Je connais M. de Foissac, le père, mademoiselle ; mais permettez-moi de vous faire observer que cette manière de disposer de l'avenir, ou, pour mieux dire, du bonheur de la vie entière de deux enfants, est... inqualifiable. Pardonnez-moi ce que ce mot a de rude, mais je n'en trouve pas d'autre pour exprimer ma pensée.

-- N'en cherchez pas, c'est inutile, général ; je partage complètement votre opinion. Gaston de Foissac, sa sœur Hélène et moi, nous avons été élevés ensemble.

-- Une bien charmante jeune fille que Mlle Hélène de Foissac.

-- Le mot est trop faible, général ; Hélène est belle et bonne dans toute l'acception que comporte ce mot. J'aimais beaucoup, mais beaucoup mon cousin.

-- Ah ! fit le général en se mordant les lèvres.

-- Mon Dieu, oui. Mais un jour, mon père eut la pensée de me révéler le projet d'union convenu entre lui et le père de Gaston. Alors, il arriva tout le contraire de ce que, sans doute, mon père attendait de cette révélation : il faut que vous sachiez, général, que j'ai un affreux caractère.

-- Oh ! mademoiselle !

-- Hélas ! oui, général, continua Renée toujours souriante ; je suis fille d'Ève ; vous savez la vieille histoire du fruit défendu ; dès qu'on m'ordonna d'aimer mon cousin, moi qui était parfaitement disposé à cela sans qu'il fût besoin de m'en rien dire, je le pris tout de suite en grippe ; bientôt je ne pus plus le souffrir, j'en arrivai même à le haïr bel et bien et cela d'une telle force, que le pauvre garçon, qui naturellement n'y comprenait rien, en devint comme fou, et ne pouvant obtenir, malgré ses prières, aucun renseignement à ce sujet, en désespoir de cause, il se résolut à quitter la Guadeloupe.

-- Oui, mais il est revenu.

-- Il a eu tort ; que me fait cela ? Lorsque j'ai refusé de subir cette union...

-- Le mot est cruel, mademoiselle.

-- Il est juste, puisque je ne l'aime pas.

Le général s'inclina sans répondre. Ce n'était pas à lui de défendre son rival ; il le comprit et se tint coi.

Renée continua avec une certaine animation :

-- Lorsque je refusai de contracter cette union, reprit-elle en appuyant avec intention sur le mot, qui m'était imposée par mon père et qui devait avoir lieu lorsque j'aurais accompli ma dix-huitième année, je n'étais encore qu'une enfant ; j'ignorais mon cœur, je ne savais pas ce que l'on entendait par ce mot : aimer, que je trouve aujourd'hui si doux à prononcer ; aujourd'hui, je suis femme et j'aime ; supposez-vous un seul instant que je consentirais à épouser ce jeune homme que j'estime, à la vérité, à cause de ses grandes et belles qualités mais qui, pour moi, ne sera jamais qu'un ami ?

-- Depuis votre retour d'Europe, mademoiselle, jamais M. de la Brunerie n'est revenu avec vous sur ce sujet ?

-- Jamais, général ; mais je prévois avec douleur, car j'ai une profonde affection pour mon père, et la pensée de lui causer un chagrin me remplit de tristesse, je prévois, dis-je, que bientôt une nouvelle explication entre nous aura lieu...

-- Et alors ?

-- Je refuserai ! dit-elle nettement.

-- Non, mademoiselle, dit une voix affectueuse avec un accent de mélancolie inexplicable, vous ne causerez pas cette immense douleur à votre père ; ce sera moi qui refuserai.

La jeune fille et le général se retournèrent avec surprise, presque avec épouvante.

Ils aperçurent Gaston de Foissac, immobile et respectueusement incliné à deux pas d'eux.

Le Chasseur de rats, ses ratiers aux talons comme toujours, se tenait, sombre et pensif, appuyé sur son fusil, derrière le jeune homme.

-- Vous, ici, mon cousin ? s'écria la jeune fille avec embarras.

-- Pardonnez-moi, ma cousine, répondit le jeune homme avec tristesse, une surprise involontaire ; ne l'attribuez ni à un manque de convenance, ni surtout à une curiosité coupable.

-- Je me porte votre garant, monsieur, dit vivement le général en se levant et lui tendant la main.

-- Je vous remercie, général ;* *et puisque j'ai été assez disgracié du sort pour que ma cousine ne pût m'aimer, ajouta-t-il avec un pâle sourire, je suis heureux, croyez-le bien, que son choix soit tombé sur vous ; vous êtes digne de posséder un cœur comme le sien.

-- Mais, comment se fait-il, mon cousin ?... reprit Renée de la Brunerie.

-- Que je suis ici, ma cousine ? interrompit doucement le jeune homme. !

-- Oui, murmura-t-elle en rougissant.

-- L'explication sera courte, ma cousine. Votre père et le mien sont réunis en ce moment, causant, selon toutes probabilités, de cette union qu'ils ont si malencontreusement rêvée pour nous, fit-il avec une feinte gaieté ; c'est, du moins, ce que mon père m'a laissé vaguement supposer. Alors, pardonnez-moi, ma cousine, j'ai voulu, moi aussi, obtenir enfin de vous une explication franche et qui me traçât définitivement la ligne de conduite qu'il me conviendrait de tenir à l'avenir.

-- Mon cousin !

-- Oui, je le sais, c'était bien présomptueux de ma part, mais je vous aime, ma cousine, pardonnez-moi cet aveu qui, pour la première et la dernière fois, sortira de mes lèvres, je vous aime de toutes les forces de mon âme, de toute la puissance de mon être ; j'ai fait les efforts les plus grands pour combattre et pour vaincre mon amour, je n'ai pas pu y réussir ; mais cet amour n'est pas égoïste : je vous aime pour vous et non pas pour moi ; ce que je veux, avant tout, dussé-je en mourir, c'est que vous soyez heureuse, et, je le sais maintenant, vous ne pouvez l'être avec moi ; je me courbe sans murmurer sous le coup de cette implacable fatalité. Hélas ! nul ne peut commander à son cœur ; l'amour naît d'un mot, d'un regard, d'une sympathie inexplicable ; c'est une force mystérieuse dont Dieu dispose d'après ses desseins. Mais je suis et je veux demeurer votre ami.

-- Mon ami...

-- L'amitié n'est plus l'amour, ma cousine ; l'amitié c'est le dévouement du cœur ; l'amour, au contraire, n'en est que l'égoïsme. Ma part est belle encore, puisque le dévouement me reste. Eh bien, je ne faillirai pas au devoir qui m'est imposé ; j'aurai le courage de refuser votre main.

-- Monsieur ! s'écria le général avec élan, vous êtes, un noble cœur !

-- Ne faut-il pas que je sois quelque chose ? répondit M. de Foissac avec amertume. Mais je reprends mon explication : J'allais entrer dans cette maison, lorsque je rencontrai ce brave Chasseur ; je sais combien il vous est attaché...

-- Permettez-moi de terminer pour vous, M. de Foissac, interrompit alors le Chasseur de rats, en faisant un pas en avant. Je savais tout, moi, pour qui les murailles n'ont plus de secrets, j'avais aussi bien deviné ce qui se passait chez M. de Foissac, votre père, que je pressentais ce qui devait se passer chez* *M. de la Brunerie. Que voulez-vous ? je suis un vieux chasseur, moi, ainsi que vous l'avez dit ; j'aime me mettre à l'affût, ajouta-t-il avec bonhomie ; en vous apercevant, je compris sur votre visage à peu près ce que vous veniez faire ici ; le cas me sembla grave ; je vous accompagnai, un peu malgré vous, convenez-en ?

-- Je l'avoue, murmura le jeune homme.

-- Arrivés dans l'antichambre, non seulement j'empêchai le domestique de vous annoncer, mais encore je le renvoyai sans cérémonie ; j'avais mon plan. Cette explication fort difficile entre Mlle de la Brunerie et vous, fort délicate même, je vous jugeai assez noble de cœur pour tenter sur vous une de ces épreuves terribles qui décident à jamais du sort d'un homme ; je voulus éviter cette explication, impossible entre votre cousine et vous, en vous la faisant écouter sans l'interrompre, et vous la faire entendre plus franche et plus explicite que vous n'auriez pu l'obtenir directement d'elle ; je vous retins presque de force et je vous fis ainsi assister, presque malgré vous, à la conversation si intime du général et de Mlle de la Brunerie. Il y a peu de personnes au monde avec lesquelles j'aurais risqué employer un semblable moyen, mais avec des âmes loyales, je savais ce que je faisais, j'étais d'avance certain de la réussite. Maintenant, m'en voulez-vous, monsieur, de m'être conduit ainsi envers vous ?

-- Non, quoique j'ai bien souffert, répondit le jeune homme avec cœur. Vous êtes un terrible chirurgien, monsieur, votre scalpel impitoyable s'enfonce sans pitié dans la chair vive et fouille les plaies les plus douloureuses sans que la main vous tremble jamais.

-- Certaines douleurs, et la vôtre est du nombre, monsieur, doivent être traitées ainsi ; c'est en tranchant dans le vif, sans fausse pitié, que plus tard la cure peut avoir quelques chances de succès.

-- Je ne me plains pas, monsieur, au contraire, je vous remercie encore, bien que je croie peu à la cure que vous tentez aujourd'hui sur moi. Mais brisons là. Pardonnez-moi, ma cousine, et permettez-moi de prendre congé de vous.

-- Pourquoi nous quitter ainsi, Gaston ? Demeurez, je vous prie, quelques instants encore.

-- Non, ma cousine, excusez-moi ; d'un instant à l'autre, votre père peut rentrer, mieux vaut qu'il ne me rencontre pas ici.

-- Monsieur de Foissac a raison, dit froidement le Chasseur de rats. D'ailleurs, à quoi bon lui infliger, comme à plaisir, une torture cruelle ? Un honnête homme peut avoir l'héroïsme de renoncer à la femme qu'il aime mais il ne saurait sans souffrir horriblement, la voir heureuse auprès de son rival.

Le général et Renée de la Brunerie échangèrent un long regard.

Tous deux avaient compris la dure leçon que leur avait donnée le Chasseur avec sa rude franchise ordinaire, et que* *rien n'était assez puissant pour lui faire, non pas modifier, mais simplement adoucir.

Le général se leva et s'approchant vivement du jeune homme toujours immobile au milieu du salon :

-- Monsieur de Foissac, lui dit-il, moi aussi je me préparais à prendre congé de Mlle de la Brunerie ; me permettez-vous de vous accompagner ?

-- Je suis à vos ordres, général, répondit le jeune homme qui se méprit sans doute aux paroles de son heureux rival, et dont un trait de flamme traversa le regard.

Renée de la Brunerie se leva alors ; elle fit quelques pas au-devant de son cousin, et lui tendant la main :

-- Gaston, lui dit-elle avec son plus séduisant sourire, prenez ma main, soyons amis.

Un frisson parcourut tout le corps du jeune homme ; son visage devint pâle comme un suaire, mais se remettant aussitôt :

-- Oui, Renée ; oui, répondit-il avec effort, je suis votre ami, je le serai... jusqu'à la mort.

Il serra la main que lui tendait la jeune fille.

Une sueur froide coulait en nombreuses gouttelettes à ses tempes, mais il avait la force de dissimuler toute émotion, et il demeurait, en apparence, calme et souriant.

-- Adieu, ma cousine, dit-il.

-- Au revoir, mon bon, mon cher Gaston, répondit Renée émue malgré elle de tant de stoïcisme.

-- Général, je vous suis, reprit M. de Foissac.

-- Je suis à vos ordres, monsieur.

Le général Richepance salua la jeune fille, puis il quitta le salon accompagné par M. de Foissac.

Le Chasseur regarda, d'un air pensif, s'éloigner les deux hommes.

-- Voilà deux belles et puissantes natures, murmura-t-il ; ces deux hommes me réconcilieraient presque avec l'humanité... si cela était possible...

-- Bah ! ajouta-t-il après un instant avec un dédaigneux haussement d'épaules, à quoi bon songer à cela ?... Ils sont comme tous les autres, moins mauvais, peut-être !... mais ils ont, eux aussi, un serpent imperceptible qui leur ronge le cœur !

Renée de la Brunerie, brisée par tant d'émotions, s'était laissé retomber avec accablement sur son fauteuil en cachant son visage dans ses mains.

Elle sanglotait tout bas.

Son vieil ami s'approcha lentement d'elle ; il la considéra un instant avec une fixité étrange.

-- Vous pleurez, Renée, lui dit-il enfin. Pourquoi pleurez-vous, enfant ?

La jeune fille tressaillit au son de cette voix, elle essuya vivement ses larmes, et se tournant vers le Chasseur de rats :

-- Vous vous trompez, mon ami, lui répondit-elle d'une voix éteinte.

-- Non, je ne me trompe pas, chère enfant ; j'ai vu des perles humides trembloter à l'extrémité, de vos cils, et tenez, en voici encore une que vous n'avez pu retenir et qui trace son sillon sur vos joues.

-- Eh bien ! oui, mon ami, je pleure, répondit-elle d'un air de pitié, mais je ne sais pourquoi, sans raison.

-- Comme pleurent les jeunes filles, enfin, reprit le vieillard de son air railleur.

-- Oui, je me sens nerveuse, je ne sais ce que j'éprouve.

-- Je le sais, moi, mon enfant ; essuyez vos larmes, il ne faut pas que votre père les voie ; composez votre visage ; riez, ou, du moins, feignez de rire.

-- Vous êtes cruel, mon ami.

-- Non, je suis vrai. Ah ! ajouta à part lui le vieux philosophe, qui jamais connaîtra le cœur des femmes et qui pourrait en ce moment dire avec certitude pour lequel des deux hommes qui sortent d'ici coulent ces larmes brûlantes ? Celle-ci est bonne entre toutes, et pourtant elle n'oserait sonder à présent les replis secrets de son cœur ; elle craindrait trop d'y découvrir ce qu'elle redoute de s'avouer à elle-même.

-- Que murmurez-vous là entre vos dents ? demanda subitement Mlle de la Brunerie en lançant au vieux Chasseur un regard chargé de méfiance.

-- Moi ? répondit-il avec une feinte bonhomie, n'y faites pas attention, chère enfant ; c'est une mauvaise habitude de solitaire et de vieillard ; je me parle à moi-même.

-- Mais enfin, que dites-vous ?

-- Rien qui vous puisse intéresser, je vous jure ; mais permettez-moi de vous donner un conseil.

-- Parlez, mon ami.

-- Lorsque, dans un instant, votre père rentrera, feignez d'ignorer pour quel motif il est sorti ; gardez-vous surtout de lui parler de la visite du général, ni de celle de votre cousin.

-- Mais, cependant, mon ami, si le valet de l'antichambre lui apprend que le général est venu ?

-- Votre père n'a pas l'habitude d'interroger ses domestiques, cependant comme, à la rigueur, il pourrait demander s'il est venu des visites en son absence et savoir que le général est entré ici, vous lui répondrez que c'est à lui que le général voulait parler et qu'il s'est retiré dès que vous lui avez eu dit que votre père était absent.

-- Je le ferai, oui, mon ami.

-- Si, ce qui est presque certain, votre père entame avec vous l'explication que, jusqu'à présent, il a reculée, mais qui est imminente, ne paraissez pas fuir cette explication : soyez franche, loyale, comme toujours ; ne craignez pas de lui faire connaître l'état de votre cœur ; n'hésitez pas à lui révéler le nom de celui que vous aimez, mais sur toutes choses, évitez d'irriter votre père par un refus positif de lui obéir.

-- Comment, mon ami, vous vouliez ?

-- Je veux seulement, comprenez-moi bien, chère enfant, que vous demandiez quelques jours pour réfléchir ; ce répit, si court qu'il soit, permettra à votre cousin de tenir la promesse qu'il vous a si généreusement faite.

-- Mais, si, cependant, mon ami, malgré le refus de mon cousin, mon père s'obstine dans sa résolution ? Vous connaissez son opiniâtreté.

-- Alors, mais seulement alors, mon enfant, j'interviendrai, moi, reprit-il, d'une voix dont le timbre clair et sec la fit tressaillir, et, je vous le jure, votre père m'accordera ce que je lui demanderai ; jusque-là promettez-moi de m'obéir ; je ne vous ai jamais trompée, n'est-ce pas, ma chère Renée ?

-- Oh ! non, mon ami ! Aussi, je vous le promets, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez de faire.

-- Bien, enfant, vous serez heureuse !... À bientôt. La jeune fille lui présenta son front, sur lequel il mit un baiser paternel, et il sortit de ce pas tranquille et cadencé qui lui était habituel.

-- Il y a des instants où il m'épouvante, et pourtant il m'aime, je le sais, je le sens, murmura Renée en suivant machinalement le Chasseur du regard.

IX -- Ce qui se passe entre le général Richepance et Gaston de Foissac.

Les nouvelles que l'on recevait de l'insurrection devenaient chaque jour de plus en plus graves.

Le général en chef avait appris que le capitaine Ignace, échappé, on ne savait comment, du fort Saint-Charles à la tête d'une nombreuse colonne, s'était jeté dans le Matouba, où il s'était solidement établi, et, de là, dominait tout l'intérieur de l'île et envoyait des détachements jusqu'à la Grande-Terre.

Tous les ateliers avaient été successivement abandonnés par les noirs, qui s'étaient, pour la plupart, réunis aux révoltés et avaient été grossir leurs rangs ; plusieurs petits détachements français surpris à l'improviste par les rebelles avaient été enlevés ou taillés en pièces.

L'intérieur de l'île était en feu, les plantations brûlaient toutes. C'était la guerre -- une guerre de races -- avec toutes ses horreurs.

La terreur était partout.

L'île de la Guadeloupe n'était plus qu'un immense brasier ; seules, les villes offraient encore un refuge précaire aux colons épouvantés.

Il fallait frapper un grand coup et, n'importe à quel prix, abattre la rébellion.

Le siège du fort Saint-Charles était poussé avec une extrême vigueur.

Le général en chef voulait absolument déloger les révoltés de la redoutable position qu'ils occupaient ; les contraindre à se réfugier dans les mornes et délivrer ainsi la ville de la Basse-Terre du voisinage redoutable des noirs et de l'appréhension continuelle dans laquelle vivaient les habitants, qui, tant que la forteresse demeurait aux mains des insurgés, craignaient que Delgrès ne mit à exécution la menace qu'il leur avait faite de bombarder la ville.

Enlever le fort Saint-Charles, c'était priver les révoltés d'une base d'opérations solide et les contraindre à une guerre de partisans dans laquelle ils ne pouvaient tarder à succomber, aussi tous les efforts de l'armée française tendaient-ils à obtenir le plus promptement possible ce résultat si important pour le succès des opérations militaires qui devaient terminer brillamment la guerre civile.

Ainsi que nous l'avons dit, on se battit sans discontinuer.

Depuis le 24 jusqu'au 30 floréal, le corps d'observation avait constamment été aux prises avec les révoltés qui tenaient la campagne et ceux-ci avaient constamment été repoussés.

Les sorties du fort pour combler les tranchées n'avaient pas été moins fréquentes ni moins meurtrières pour la garnison.

Enfin, le 1er prairial, quatre batteries furent établies avec des difficultés extrêmes et mises en état de battre en brèche.

On les fit jouer toutes à la fois ; l'effet qu'elles produisirent fut terrible.

Plusieurs mortiers qui lançaient des bombes achevèrent d'écraser le fort.

Malgré tous leurs efforts, les noirs furent d'abord contraints à diminuer leur feu et bientôt de l'éteindre tout à fait, à l'exception de deux pièces que les artilleurs français ne parvinrent pas à démonter et qui tiraient continuellement sur la ville, dans laquelle elles répandaient une indicible épouvante.

Le général Sériziat, dans le but de resserrer encore le fort de plus près et de balayer en même temps toutes les bandes insurgées qui se montraient de plus en plus nombreuses sur les routes, avait ordonné au général Pelage de se transporter en personne sur l'habitation Armand ; de prendre avec lui toutes les troupes réunies aux Palmistes, composées de la 15e demi-brigade tout entière et des grenadiers et des chasseurs de la Réunion ; puis de descendre sur deux colonnes et de se transporter en masse sur l'habitation de l'Hôpital qui devait être occupée de force.

Le général Pelage exécuta ce mouvement avec beaucoup de vigueur ; il prit position ainsi qu'il en avait reçu l'ordre ; puis, afin d'établir solidement ses communications, il fit longer la rive gauche du Galion par deux compagnies de la 60e demi-brigade, qui descendirent ce torrent jusqu'à la hauteur du passage Jésus-Maria où elles s'établirent militairement sous une grêle de balles, et se maintinrent malgré les efforts désespérés des insurgés pour les déloger.

Ce premier et double succès obtenu, les deux compagnies opérèrent leur jonction au passage Jésus-Maria, balayèrent par une charge vigoureuse les tirailleurs qui incommodaient les batteries de l'Isle et les rejetèrent au loin ; puis, sans prendre à peine le temps de respirer, guidés par leur valeureux chef, les Français s'élancèrent à la baïonnette sur le poste de Bisdary, occupé par les noirs.

Deux fois repoussés, deux fois ils revinrent avec une nouvelle ardeur, franchirent les retranchements sur des monceaux de cadavres et, finalement, réussirent à rester maîtres de cette forte position dont ils chassèrent les défenseurs l'épée dans les reins.

Le succès de cette opération difficile, permit au général Pelage d'étendre sa gauche et de demeurer définitivement en possession des passages principaux qui conduisaient au fort et par lesquels les révoltés communiquaient avec l'intérieur de l'île, et recevaient des renforts que leur envoyaient incessamment leurs adhérents des mornes.

C'était de ce côté que le capitaine Ignace, trois jours auparavant, avait opéré sa retraite sans avoir même été aperçu et s'était retiré au Matouba.

En quelques jours, les révoltés furent enfin rejetés définitivement loin de la Basse-Terre, et le fort Saint-Charles demeura seul en leur pouvoir.

Nous ferons remarquer un fait qui eut plus tard de très graves conséquences et contribua beaucoup à éteindre la révolte. Dans les derniers combats qui furent livrés par le corps d'observation, les nègres insurgés furent extrêmement étonnés de voir leurs anciens camarades, des noirs comme eux, incorporés aux bataillons français, les attaquer et les combattre comme si de tous temps ils avaient été leurs plus cruels ennemis.

Les révoltés se crurent trahis ; la démoralisation commença à se mettre dans leurs rangs et amena une hésitation, dans leurs mouvements, dont les Français surent habilement profiter en toutes circonstances.

Cette vue de leurs compagnons combattant contre eux et devenus leurs ennemis, fit complètement perdre aux insurgés l'espoir de réussir à chasser les Français de l'île et à se rendre indépendants, espérance que, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, ils avaient conçue et qui avait été, en réalité, la seule cause de leur formidable levée de boucliers ; cette idée, toute absurde qu'elle parût en principe aux blancs, ne manquait pas cependant d'une certaine vraisemblance de logique lorsque ces malheureux n'avaient à combattre que les Français qui, décimés par le climat et les maladies terribles qu'il engendre parmi les Européens, voyaient leur nombre diminuer tous les jours, et ne pouvaient, ainsi que le supposaient les noirs, vu leur faiblesse numérique, conserver l'espoir de les réduire.

Les insurgés découragés commencèrent à se réfugier dans les bois et les mornes.

Ils sentaient que tout croulait sous leurs pieds, que leur entreprise avorterait misérablement et qu'ils ne tarderaient pas à être réduits au rôle précaire de nègres marrons, c'est-à-dire de simples brigands.

Exaspérés par l'insuccès, ils ne gardaient plus aucune mesure ; des faits de violence atroces signalaient leur retraite ; la route qu'ils suivaient était littéralement semée de cadavres de blancs et de plantations ravagées, brûlant comme de sinistres phares pour éclairer la fuite précipitée de ces hommes qui, ne pouvant plus conquérir la liberté, se livraient à la vengeance.

Tels étaient les résultats obtenus par l'armée française au 1er prairial an X.

Ce fut deux jours plus tard que Mlle Renée de la Brunerie, rendue à la liberté par le commandant Delgrès, avait été ramenée à la Basse-Terre par le Chasseur de rats, acclamée sur sa route par la foule qui saluait son retour avec enthousiasme.

Le général Richepance et M. Gaston de Foissac avaient quitté de compagnie le salon de Mlle de la Brunerie, arrivé sur le palier de l'appartement qu'il occupait au premier étage dans la maison du planteur, le général se préparait à prendre poliment congé de son compagnon, lorsque celui-ci l'arrêta en lui disant avec la plus extrême courtoisie :

-- Serai-je assez heureux, général, pour que vous daigniez m'accorder quelques minutes ?

-- Vous désirez me parler, monsieur ? répondit le général en réprimant un mouvement de surprise.

-- Si vous me le permettez, oui, général. Mais, rassurez-vous, ajouta-t-il avec son sourire triste et sympathique, je n'abuserai, ni de vos précieux instants, ni de votre patience.

-- Je suis à vos ordres, monsieur. Une conversation avec un homme de votre valeur ne saurait être que fort intéressante ; je vous remercie de me procurer cette satisfaction, répondit le général d'un ton de bonne humeur. Veuillez me suivre.

Le jeune homme passa devant son hôte et pénétra avec lui dans son appartement.

Le général traversa, sans s'y arrêter deux ou trois pièces où se trouvaient des officiers de tous grades et dans lesquelles des secrétaires, assis à des tables couvertes de papiers écrivaient ou compulsaient des registres. Il ouvrit une dernière porte, et se tournant vers M. de Foissac, qui marchait sur ses pas :

-- Entrez, monsieur, lui dit-il.

Et s'adressant à un de ses aides de camp :

-- Capitaine Pâris, ajouta-t-il, veillez, je vous prie, à ce que, à moins de motifs très sérieux, je ne sois pas dérangé.

-- Vous serez obéi*, *général, répondit le capitaine.

La pièce dans laquelle le général Richepance avait introduit M. de Foissac était son cabinet particulier, l'arrangement en était significatif.

Cette pièce, très vaste et éclairée par trois larges et hautes fenêtres, n'était meublée que d'un grand bureau en bois de citronnier, couvert de papiers de toutes sortes, d'un piédouche en palissandre placé en face du* *bureau entre deux fenêtres et supportant une magnifique pendule en rocaille du rococo le plus authentique.

Un fauteuil sur lequel s'asseyait le général lorsqu'il voulait écrire, un second fauteuil et quatre chaises complétaient l'ameublement plus que simple de ce cabinet ; mais ce qui lui imprimait un caractère particulier, était une immense carte de l'île de la Guadeloupe et de ses dépendances, longue de huit mètres sur autant de large, étendue à plat sur le parquet.

Cette carte, dressée avec un soin minutieux, indiquait jusqu'aux moindres sentiers, les ajoupas et les fourrés avec leur position exacte ; une foule de grosses épingles à tête rouge plantées çà et là dans la carte indiquaient les différents points occupés par les troupes françaises ; d'autres épingles à tête noire, en nombre beaucoup plus considérable encore, servaient à désigner les positions défendues par les insurgés et jusqu'aux plans des fortifications élevées dans les places principales ; cette carte était d'une exactitude rigoureuse, rien n'avait été négligé ni oublié ; jusqu'aux plus minces ruisseaux s'y trouvaient, ainsi que la largeur et la profondeur des gués et les sentes presque impraticables qui serpentaient capricieusement sur le flanc des mornes.

Le général passait souvent des heures entières couché sur cette carte et dictant à ses secrétaires des ordres que ses aides de camp transmettaient aussitôt aux chefs de corps de l'armée républicaine.

Après avoir refermé la porte du cabinet, le général indiqua de la main un siège à son visiteur, en prit un pour lui-même et s'inclinant avec un bon sourire :

-- Me voici prêt à vous entendre, dit-il ; parlez monsieur, je vous écoute.

Gaston de Foissac semblait en proie à une vive émotion intérieure ; cependant, à l'invitation du général, il fit un violent effort sur lui-même, épongea à deux ou trois reprises, avec son mouchoir, son front moite de sueur, et s'inclinant à son tour :

-- Pardonnez-moi, général, dit-il d'une voix dans laquelle tremblait encore une légère émotion, l'étrangeté de la démarche que je tente en ce moment et plus encore, la singularité des questions que je désire vous adresser, en vous priant de daigner y répondre.

En parlant ainsi, il avait un accent bref, saccadé, qui, sans doute, provenait des efforts immenses qu'il était contraint de faire, pour renfermer en lui les sentiments qui grondaient sourdement dans son cœur.

-- Monsieur, répondit le général toujours calme et souriant, votre démarche n'a rien que de très ordinaire ; je serai toujours fort honoré de recevoir la visite d'une personne de votre intelligence et de votre nom. Quant aux questions que vous me désirez adresser, bien que je soupçonne un peu ce dont vous voulez me parler et ce que vous comptez me demander, je suis prêt à vous répondre, n'ayant jamais eu, que je sache, rien dans ma vie que je ne puisse hautement avouer. Maintenant, parlez sans hésitation et avec une entière franchise ; croyez que je vous répondrai de même.

-- Je vous remercie de m'encourager ainsi, général ; je me hâte de profiter de votre bienveillance.

-- À la bonne heure, monsieur ; je vois que nous comprenons. Je prête la plus sérieuse attention à vos paroles.

-- Général, je ne chercherai pas à ruser avec vous ; je vois que vous avez compris dès le premier moment, que je désirais vous entretenir de Mlle Renée de la Brunerie.

-- Cela n'était pas difficile à comprendre, monsieur. D'ailleurs, permettez-moi de vous répondre avec autant de franchise, je ne vois pas quel autre sujet plus intéressant pourrait être traité entre vous et moi, dont les positions respectives sont en ce moment si différentes.

-- En effet, général ; c'est donc de ce sujet seul que nous allons nous entretenir. Je ne vous dirai rien de ma première jeunesse ni du projet formé, peut-être un peu à la légère, entre le père de Mlle Renée et le mien, de nous marier, alors que ni elle, ni moi, nous n'étions en état de protester contre une semblable prétention ; Mlle Renée de la Brunerie vous a complètement édifié à cet égard ; je ne prétends faire valoir à vos yeux, aucun des prétendus droits que me donne l'engagement que vous savez, et dont, moi, tout le premier, je n'admets et ne puis reconnaître la valeur. Je me présente donc à vous, général, sans aucun titre réel à vos yeux qu'une connaissance antérieure et je vous demande franchement ceci, à vous mon rival, vous, homme loyal, sincère, habitué, par les exigences de ce dur métier de soldat que vous faites presque depuis votre enfance, à mûrement réfléchir, à peser sérieusement vos actions, même les plus indifférentes, et à juger plus sainement les choses ; croyez-vous que cet amour de Mlle de la Brunerie pour vous soit sincère ?

-- Monsieur !...

-- Pardon, général, je n'ai pas terminé encore ; laissez-moi achever, je vous prie.

-- Soit ! continuez donc, monsieur.

-- Croyez-vous, dis-je, reprit le jeune homme d'une voix ferme et accentuée, que dans cette passion d'un jour, née d'un regard, d'un mot peut-être, depuis que vous êtes arrivé à la Guadeloupe, c'est à dire dix*jours au plus, croyez-vous qu'il n'y ait pas une surprise, une espèce de fascination incompréhensible ? Supposez-vous que cette passion, autant de votre part que de celle de Mlle de la Brunerie, elle-même, soit assez réelle, assez profonde, en un mot, pour fonder sur elle un avenir de bonheur, et que tous deux vous ne cédez *pas à un entraînement qui peut amener de douloureuses conséquences, lorsque, plus tard, la désillusion sera venue ; que vous reconnaîtrez avec épouvante, que tous deux vous vous êtes trompés ; que ce que vous avez de bonne foi pris pour de l'amour, n'était qu'un de ces fugitifs mirages moraux qui exercent pour un temps une puissance irrésistible sur notre être, pour ne nous laisser, après quelques jours, que le regret tardif de nous être trompés ; et là où nous pensions trouver le bonheur, n'avoir résolument accompli qu'une double infortune ?

-- Monsieur, répondit le général avec une expression de tristesse sympathique, ce que* *vous me dites me touche profondément ; j'apprécie, comme je le dois, le sentiment généreux qui vous anime en me parlant ainsi que vous le faites ; malheureusement, après ce que vous achevez de me dire, je me trouve placé par vous-même dans l'obligation terrible de vous causer une grande douleur.

-- Parlez, général. Quoi que vous me disiez, je suis préparé à l'entendre ; vous êtes homme d'honneur, vous ne voudriez pas me tromper, j'ai foi en vous.

-- Merci, monsieur ; je saurai me montrer digne de l'opinion que vous avez de moi ; tout ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire serait de la logique la plus rigoureuse, si d'un seul mot je ne réduisais pas à néant votre raisonnement, d'ailleurs si sensé, si vrai et si profondément honnête et humain : Depuis près de trois ans, j'aime Mlle de la Brunerie et j'ai le bonheur d'en être aimé.

-- Depuis trois ans ! s'écria le jeune homme avec une surprise inexprimable, c'est impossible, général.

-- Je ne relèverai pas, monsieur, répondit Richepance avec calme, ce que votre incrédulité et la façon dont vous l'exprimez ont de blessant pour moi...

-- Oh ! pardonnez-moi, général, je voulais...

-- Vous êtes tout excusé, monsieur, interrompit doucement le général Richepance ; ma position vis-à-vis de vous est extrêmement difficile ; nous aimons la même femme, elle me préfère, vous avez le désespoir au cœur...

-- Hélas ! murmura le jeune homme.

-- Je sympathise de toutes les forces de mon âme à votre douleur ; Dieu m'est témoin que je ne voudrais pas l'augmenter ; malheureusement cet entretien que je ne désirais pas, que j'aurais, je vous l'avoue, évité de tout mon pouvoir, si cela m'eût été permis, c'est vous-même qui l'avez exigé. L'explication que vous me demandez doit donc être nette, claire et surtout franche entre nous.

-- C'est ce que je désire, général.

-- Ainsi ferai-je, monsieur. Je dois, et j'y suis obligé, essayer d'arracher de votre cœur le dernier rayon d'espoir qui, malgré vous, à votre insu, y est resté. Cette obligation pénible, je saurai la remplir ; j'aurai le triste courage de vous rendre ce* *service terrible ; l'amour ne se nourrit que d'espoir, on ne peut aimer seul ; l'espoir tué, l'amour meurt, c'est une des lois fatales de la nature. Je vous ai dit que, depuis trois ans à peu près, j'aime Mlle de la Brunerie. J'ajouterai que c'est tout exprès pour me rapprocher d'elle et pouvoir demander sa main à son père que j'ai accepté, ou, pour mieux dire, sollicité du premier consul le commandement du corps expéditionnaire destiné à opérer contre les révoltés de l'île de la Guadeloupe. Mlle de la Brunerie, pendant les trois années qu'elle passa dans le couvent du Sacré-Cœur à Paris, sortait chaque semaine ; elle allait passer la journée du dimanche chez Mme la comtesse de Brévannes, sa parente, à laquelle son père l'avait recommandée ; j'avais l'honneur d'être reçu chez Mme de Brévannes ; ce fut là que, pendant les trop courts loisirs que me laissait la guerre, j'eus l'honneur de voir Mlle de la Brunerie. Sans qu'un seul mot eût été prononcé à ce sujet entre Mlle de la Brunerie et moi, je vous le jure sur l'honneur, monsieur, je compris que j'étais aimé.

-- Oh ! je vous crois, général, cela devait être ainsi !

-- La veille du jour où Mlle de la Brunerie quitta Paris, j'osai, non pas lui déclarer mon amour, mais seulement le lui laisser entrevoir ; elle lut dans mon cœur tout ce qu'il renfermait de passion vraie, de dévouement ; elle ne me repoussa pas, sans pourtant m'encourager à l'aimer ; elle partit. Vous savez le reste, monsieur ; c'est à vous maintenant à juger si vous devez conserver l'espoir d'être aimé un jour.

-- Je vous remercie de cette explication si loyale que je n'avais pas le droit de vous demander, général, et que vous m'avez si franchement donnée. Je connais le caractère de ma cousine ; son cœur, elle l'a dit elle-même, et je sais que cela est vrai, ne se donne pas deux fois, je ne conserve aucun espoir, je tuerai cet amour en l'arrachant violemment de mon cœur, ou il me tuera ; mais, quoi qu'il arrive, général, soyez convaincu que je saurai rester digne d'elle, de vous et de moi. Voici ma main, général, serrez-la moi aussi franchement que je vous la tends ; c'est celle d'un ami.

-- Bien, monsieur, voilà qui me charme, s'écria le général en lui pressant chaleureusement la main ; c'est parler et agir en homme. Maintenant, voulez-vous me permettre de vous adresser une question à mon tour ?

-- Parlez, général.

-- Est-il une chose, quelle qu'elle soit, qui dépende de moi seul et que je puisse faire pour vous ?

-- Il en est une, oui, général.

-- J'y souscris d'avance.

-- Vous me le promettez ?

-- Sur l'honneur.

-- Eh bien, général, je désirerais...

En ce moment on frappa à la porte ; le jeune homme fut contraint de s'arrêter.

-- Entrez, dit le général.

La porte s'ouvrit, le capitaine Pâris, le premier aide de camp du général en chef, parut.

-- Que désirez-vous, mon cher Pâris ? lui demanda Richepance.

-- Excusez-moi, mon général, répondit le capitaine, le général Gobert vient d'arriver au quartier général en toute hâte ; il a, dit-il, à vous communiquer d'importantes nouvelles qui ne souffrent point de retard. Que faut-il faire, général ?

-- Le faire entrer, capitaine. Vous permettez, n'est-ce pas, cher monsieur ? ajouta-t-il en se tournant vers M. de Foissac avec un sourire amical.

-- Faites, général, et même, si vous désirez être seul ? ajouta-t-il en se levant.

-- Non pas, monsieur, c'est inutile ; restez, je vous en prie.

En ce moment le général Gobert pénétra dans le cabinet.

Le général Gobert, né à la Guadeloupe en 1769, avait à cette époque 33 ans. C'était un des plus beaux et des plus complets types créoles qui existassent alors ; grand, bien fait, l'œil noir et perçant, le front large, les traits énergiques, son visage respirait la franchise, la loyauté et la bonne humeur ; il* *était adoré par les soldats et le méritait par sa bonté d'abord, et ensuite par sa valeur à toute épreuve et ses talents hors ligne.

-- Tu te fais donc invisible ? dit-il en riant, en tendant la main au général.

-- Pas pour toi, toujours, répondit Richepance sur le même ton, puisque te voilà.

-- C'est juste. Ah ! bonjour, mon cousin, ajouta-t-il en apercevant le jeune homme et s'avançant vivement vers lui ; je suis charmé de vous voir. Comment vous portez-vous. C'est donc vous qui accaparez le général ?

-- Ma foi, oui, mon cousin, je l'avoue, répondit Gaston en lui rendant son salut.

-- Ah çà ! vous êtes donc parents, messieurs ? reprit Richepance.

-- Je le crois bien ! s'écria le général Gobert, nous sommes tous parents à la Guadeloupe. C'est comme cela.

-- Blancs et noirs ?

-- Mauvais plaisant !... Mais je te pardonne, tu es Européen, toi ! fit-il avec un léger mouvement d'épaules.

-- Mais, voyons, qu'est-ce que tu as de si pressé à m'annoncer ?

-- Une nouvelle excessivement grave.

-- Diable ! Assieds-toi d'abord.

Le général Gobert se laissa tomber sur un fauteuil.

-- Parle maintenant, reprit Richepance. Est-ce sérieux ?

-- Très sérieux ; d'ailleurs, tu vas en juger. Je viens d'être averti par mes espions que ce drôle d'Ignace s'est, il y a deux nuits, échappé je ne sais comment du fort Saint-Charles.

-- Seul ?

-- Non pas ; à la tête de huit cents noirs.

-- Allons donc ! tu rêves, mon ami, c'est matériellement impossible.

-- Malheureusement, je ne rêve pas ; ma nouvelle est rigoureusement exacte ; toute la campagne est en feu ; Ignace brûle, pille et massacre tout sur son passage.

-- Oh ! voilà une rude nouvelle, mon ami. Par quel côté s'est-il échappé ?

-- Par la poterne du Galion ; il s'est rué comme un démon à l'arme blanche, sur les grand-gardes de Sériziat, leur a passé sur le corps, a comblé les tranchées et a disparu avec les diables incarnés qui le suivaient.

-- Tu es certain que ce n'est pas une sortie, et que ce drôle, après son coup de main, n'est pas rentré dans le fort ?

-- Je te répète que j'en ai la preuve.

-- Voilà qui est malheureux. Connaît-on exactement la direction qu'il a prise ?

-- Non, car jusqu'à présent, il semble n'en suivre aucune ; il dévaste, voilà tout.

-- C'est bien assez ; il faut en finir avec cet homme.

-- Je viens tout exprès pour m'entendre avec toi à ce sujet.

-- Où se trouve-t-il en ce moment ?

-- Aux environs des Trois-Rivières, à un endroit nommé, m'a-t-on dit, le Pacage.

-- Bon ; attends un peu.

Le général se leva et alla s'étendre tout de son long sur l'immense carte dont nous avons parlé.

Il examina, pendant quelques instants, la carte avec la plus sérieuse attention, puis se tournant vers le général Gobert qui s'était agenouillé près de lui :

-- Tiens, regarde ; il est là ! lui dit-il.

-- C'est cela même.

-- La position est excellente, elle est surtout très intelligemment choisie...

-- Pardieu ! Ignace est un affreux gredin, mais ce n'est pas un imbécile ; il sait la guerre.

-- Cela se voit ; il est à cheval sur deux routes : celle qui mène à la Pointe-à-Pitre et celle qui conduit au Matouba. Maintenant, laquelle prendra-t-il ? voilà ce qu'il est important pour nous de découvrir au plus vite.

-- Je pense, dit alors le général Gobert, que le plan de ce drôle doit être celui-ci...

-- Voyons.

-- Marcher sur la Pointe-à-Pitre qu'il sait à peu près dégarnie de soldats, en faisant une fausse démonstration sur le Matouba pour nous donner le change, rallier sur son chemin toutes les bandes insurgées éparses dans les mornes ; s'emparer du passage de la Rivière-Salée, des forts Fleur-d'Epée, Brimbridge, Union, etc. ; se rendre, en un mot, maître de la Grande-Terre, y concentrer les forces des rebelles et reprendre vigoureusement l'offensive en nous contraignant, par des marches et des contre-marches habiles dans un pays qu'il connaît parfaitement, à fatiguer nos troupes et à les disséminer dans toutes les directions.

-- Tandis que Delgrès, ajouta Richepance, se renfermera, lui, dans les mornes et fera un appel énergique aux nègres révoltés. Oui, tu as raison, ce plan doit être celui adopté par Ignace et Delgrès, car il est logique et ils sont habiles, nous devons en convenir ; ils jouent en ce moment leur fortune sur un coup de dès ; s'ils réussissent, ils nous placent dans une situation, sinon dangereuse, du moins très difficile. Il faut les contrecarrer à tout prix. Veux-tu te charger de cette affaire ?

-- C'est exprès pour cela que je suis venu te trouver, cher ami.

-- Tu as bien fait, dit le général en se relevant ; je préfère que* *ce soit toi ; au moins, je suis sûr que l'expédition sera menée rondement ; le général Pelage t'accompagnera.

-- J'allais te le demander, c'est un brave officier que j'aime.

-- Et moi aussi.

-- Quels sont les ordres ?

-- Je te donne carte blanche ; dans une expédition comme celle qu'il s'agit de faire, mon ami, tu dois prendre la responsabilité, ainsi que disent les médecins, et rester seul maître de tes actions, que des ordres supérieure, donnés de loin, pourraient contrarier et nuire ainsi au succès de ton entreprise ; tu connais l'homme auquel tu vas avoir affaire ; c'est à toi à agir en conséquence, et surtout suivre sans hésiter tes inspirations, qui sont toujours bonnes.

-- Merci. De combien d'hommes pourrai-je disposer ?

-- Douze cents. Est-ce assez ?

-- Cela suffira. Quand dois-je partir ?

-- Quand tu voudras ; le plus tôt sera le mieux, tout de suite même, si tu veux : le temps presse.

-- Tu as raison, avant une demi-heure je serai en route. Au revoir, ajouta-t-il en lui serrant la main.

-- Au revoir, répondit Richepance ; bonne réussite ; frotte-moi rudement ces gens-là.

-- Je tâcherai.

-- Pardon, messieurs, dit alors M. de Foissac qui, pendant toute cette conversation, avait cru devoir garder un silence modeste, un mot, s'il vous plaît ?

-- Parlez, monsieur, lui répondit gracieusement Richepance.

-- Lorsque mon cousin est entré, je vous priais de me rendre un service, général.

-- En effet, monsieur, et moi je vous répondais que, quel que fût ce service, j'étais prêt à vous le rendre.

-- Êtes-vous toujours dans les mêmes intentions, général ?

-- Toujours, monsieur. Que désirez-vous ?

-- Je désire, général, être attaché jusqu'à la fin de la guerre à mon cousin, en qualité d'officier d'ordonnance, volontaire, bien entendu ; je n'ai d'autre prétention que celle de me rendre utile.

Richepance lui lança un regard clair et perçant qui semblait vouloir découvrir sa pensée secrète jusqu'au fond de son cœur.

-- Ne craignez rien, général, répondit M. de Foissac, avec un sourire mélancolique, mon intention n'est aucunement celle que vous me supposez.

-- Je le désire, monsieur. Je suis tenu par ma parole ; si mon collègue y consent, c'est chose faite, et vous êtes dès ce moment attaché à son état-major.

-- Certes, j'y consens. Ce cher cousin ! s'écria le général Gobert en lui serrant gaiement la main, Je suis heureux de la préférence qu'il me donne ; c'est une affaire convenue.

-- Merci, messieurs, dit Gaston de Foissac en s'inclinant devant les deux généraux.

X -- Où Gaston de Foissac refuse la main de Renée de la Brunerie.

Le général Gobert sortit avec son jeune cousin, et tous deux s'éloignèrent en causant.

Le digne officier était assez intrigué ; il ne comprenait rien à la singulière détermination de son parent ; la façon surtout dont cette détermination avait été prise, lui donnait fort à penser : il se creusait la tête pour essayer de découvrir quelles raisons cachées avaient pu la lui faire prendre si à l'improviste.

En effet, quels motifs sérieux pouvaient engager un jeune homme bien posé dans le monde, riche, indépendant, que l'expérience acquise pendant plusieurs années de voyages sur l'ancien continent devait avoir depuis longtemps guéri des premières illusions de la jeunesse et surtout de l'ambition, la plus creuse de toutes les passions parce qu'elle trompe toujours les désirs qu'elle excite ; quelles raisons assez puissantes, disons-nous, pouvaient engager un jeune homme dans cette position exceptionnelle à renoncer à son indépendance, à abandonner ainsi, par un caprice inconcevable, la place enviée de tous qu'il occupait dans la haute société de la colonie, où chacun l'aimait et le considérait, pour aller se mêler à une guerre sans merci et risquer sa vie sans espoir d'un dédommagement quelconque, soit du côté de l'orgueil, soit de celui de la fortune ?

Telles étaient les questions que le général Gobert s'adressait à part lui et auxquelles, bien entendu, il ne trouvait aucune réponse satisfaisante, pas même celle d'un dépit amoureux ; le brave général, de même que les militaires de cette époque, avait certaines théories de caserne qui n'admettaient aucun grand chagrin d'amour ; il posait en principe que, lorsqu'on était jeune, beau et riche, comme son cousin on ne pouvait jamais en rencontrer de cruelles. Avait-il tort ? Avait-il raison ? C'est ce que nous ne nous permettrons pas de décider de notre autorité privée.

Quoi qu'il en fût, malgré sa curiosité, le général Gobert était, avant tout, un homme du meilleur monde ; de plus, il aimait beaucoup son jeune parent, il ne voulut lui adresser aucune question indiscrète et essayer de pénétrer ainsi dans des secrets qui n'étaient point les siens, préférant attendre que son cousin se décidât à lui faire de lui-même une confidence qu'il brûlait d'entendre, ce à quoi, dans sa pensée, Gaston de Foissac ne devait pas manquer un jour ou l'autre.

Après avoir pris rendez-vous pour une heure plus tard au Galion, les deux hommes se séparèrent, le général Gobert pour aller au campement du général Sériziat, et Gaston de Foissac pour rentrer chez lui.

Le jeune homme ne voulait pas s'éloigner sans faire ses adieux à son père ; et à sa sœur, de plus, il lui fallait, changer* *de vêtements ; et se mettre en tenue de campagne pour l'expédition à laquelle il allait assister.

Au moment où il rentrait chez lui, Gaston rencontra sur le seuil même M. de la Brunerie prenant congé de M. de Foissac qui le reconduisait tout en causant.

-- Eh ! mais, s'écria M. de Foissac, voici justement mon fils, il ne pouvait arriver plus à propos ; rentrez, mon cousin, nous allons tout terminer*, *séance tenante.

-- Oui, cela vaudra mieux, répondit gaiement M. de la Brunerie.

Et il rentra.

Gaston pénétra à sa suite dans le salon.

Le jeune homme avait le pressentiment de ce qui allait se passer ; cependant il ne laissa rien paraître ; sa résolution était irrévocablement prise ; intérieurement il préférait en finir tout de suite ; il était donc préparé aux questions qui, sans doute, lui seraient adressées et il se proposait d'y répondre de manière à ne plus laisser aux vieillards la moindre illusion sur le projet dont ils caressaient depuis si longtemps l'exécution.

Les trois hommes prirent des sièges.

Ce fut M. de Foissac qui, en sa qualité de maître de la maison, entama l'entretien.

-- Je ne t'attendais pas aussi promptement, dit-il à son fils, avec un sourire significatif.

-- Pourquoi donc cela, mon père ? répondit doucement le jeune homme.

-- Parce que, si je ne me trompe, tu étais allé faire une visite à ta cousine Renée.

-- En effet, mon père, j'ai eu l'honneur de voir pendant quelques instants ma cousine.

-- Votre conversation n'a pas été longue, d'après ce que tu me laisses supposer.

-- Pardonnez-moi, mon père ; nous avons, au contraire, beaucoup causé ; j'ai même rencontré, dans le salon de ma cousine, le général Richepance, qui désirait, je crois, demander certains renseignements à M. de la Brunerie, et avec lequel je me suis entretenu assez longtemps.

-- Savez-vous ce que désirait me demander le général Richepance, mon cher Gaston ? demanda le planteur.

-- Je l'ignore, mon cousin ; ne vous voyant pas revenir, le général s'est retiré et je n'ai pas tardé à suivre son exemple ; mais je vous demande la permission de vous laisser, mon père, j'ai quelques préparatifs à faire...

-- Des préparatifs ! et lesquels ? Vas-tu donc quitter la Basse-Terre ? demanda M. de Foissac avec surprise.

-- C'est, en effet, ce que je me propose de faire, mon père ; j'ai même pris rendez-vous à ce sujet avec le général Gobert.

-- Veux-tu me faire le plaisir de m'expliquer ce que tout cela signifie ?

-- Parfaitement, mon père. La plupart des jeunes gens de l'île, ainsi que vous le savez, se sont joints à l'expédition française ; parmi eux on compte des membres des familles les plus riches et les plus influentes ; certains reproches indirects m'ont été, à plusieurs reprises, adressés sur mon indifférence et mon inaction ; alors...

-- Alors ? demandèrent les deux planteurs avec un vif mouvement de curiosité ou plutôt d'intérêt.

-- L'occasion s'est aujourd'hui présentée à moi de sortir de cette inaction qui me pèse, je l'avoue, et de donner un éclatant démenti à ceux qui m'adressaient des reproches, et je me suis empressé de la saisir.

-- De sorte que ?... dit M. de Foissac avec une colère contenue en regardant fixement son fils.

-- De sorte que j'ai prié le général Richepance de vouloir bien m'employer. Le général, qui daigne me porter un certain intérêt, a favorablement accueilli ma demande, et, sur ma prière, il m'a, séance tenante, attaché en qualité d'officier d'ordonnance à l'état-major de notre cousin le général Gobert, que je dois, dans une demi-heure, rejoindre au Galion, où j'ai l'ordre de me rendre ; la division dont j'ai l'honneur de faire partie devant immédiatement marcher sur les Trois-Rivières et aller de là à la Grande-Terre.

-- Ah ! ainsi, tu pars tout de suite ?

-- Dans un instant, oui, mon père ; voilà pourquoi je...

M. de Foissac ne le laissa pas achever.

-- Dis-moi, Gaston, fit-il en le regardant bien en face, est-ce que tu es fou ?

-- Je ne crois pas, mon père, répondit le jeune homme en souriant.

-- Je t'assure que tu te trompes, mon ami ; demande à ton cousin. N'est-ce pas, la Brunerie ?

-- Le fait est que je ne comprends rien à cette étrange résolution, dit le planteur avec bonhomie.

-- Bah ! quelque querelle d'amoureux ! fit M. de Foissac en haussant les épaules.

-- À mon tour, je ne vous comprends pas, mon père dit Gaston un peu sèchement.

-- Allons donc ! ne fais pas l'ignorant. Sans doute ta fiancée ne t'aura pas reçu aussi bien que tu l'espérais, indeliræ ! tu es sorti de son salon et tu as fait un coup de tête.

-- Ce doit être cela, appuya en souriant M. de la Brunerie.

-- Excusez-moi, mon père, si j'insiste et si je vous répète que je ne comprends pas ; je n'ai vu aujourd'hui que ma cousine.

-- Eh bien ! ta cousine Renée n'est-elle pas ta fiancée ? s'écria son père.

-- Et depuis assez longtemps, Dieu merci ! Cela date de dix-sept ans, et cela est si vrai, mon cher Gaston, que ma visite d'aujourd'hui à votre père n'a pas d'autre but que celui de fixer définitivement l'époque de votre mariage.

-- Oui, et puisque te voilà, mon ami, nous allons en finir tout de suite avec cette affaire, qui dure depuis si longtemps.

-- Permettez, mon père, vous me prenez à l'improviste ; je vous avoue que je n'y suis plus du tout.

-- Voyez un peu le beau malheur ! ce garçon auquel on a tout simplement réservé la plus charmante jeune fille de toute la colonie ! Et monsieur s'avise, Dieu me pardonne, de faire le difficile.

-- Ma cousine est un ange, mon père, heureux l'homme qui aura le* *bonheur de l'épouser.

-- Ce bonheur, il ne tient qu'à toi de l'avoir quand il te plaira, mon ami.

-- Il me semble que depuis longtemps vous devez le savoir, mon cher Gaston ? dit M. de la Brunerie d'une voix railleuse.

-- Je vous demande humblement pardon, mon cousin, mais je dois vous avouer que je n'ai jamais pris au sérieux ces projets, que je croyais oublié depuis des années déjà.

-- Comment, oubliés ? s'écria M. de la Brunerie.

-- Nous y tenons plus que jamais, ajouta M. de Foissac.

-- Nous avons échangé nos paroles.

-- Messieurs, dit froidement Gaston, moi qui suis, je le suppose, assez intéressé dans la question, et Mlle de la Brunerie qu'elle touche d'assez près, elle aussi, je crois, nous n'avons été consultés ni l'un, ni l'autre, et nous n'avons pas, que je sache, donné notre parole, qui doit cependant avoir une certaine valeur dans cette affaire.

-- Qu'est-ce à dire ? s'écria M. de Foissac avec colère.

-- Permettez-moi, je vous prie, mon père, de poser nettement et clairement la situation...

-- Comment vous osez !...

-- Laissez parler votre fils, mon ami*, *dit M. de la Brunerie, dont les sourcils s'étaient froncés ; il doit y avoir au fond de tout cela certaines choses que nous ignorons et qu'il nous importe de connaître.

-- Il n'y a, qu'une seule chose, mon cousin, reprit le jeune homme avec un accent glacial, vous et mon père vous avez formé le projet de me marier avec ma cousine il y a quinze ou seize ans, je crois, ce projet m'a été communiqué par mon* *père avant que j'atteignisse ma majorité ; depuis, je n'en ai plus entendu parler une seule fois ; les années se sont écoulées, l'enfant est devenu homme ; j'ai quitté la colonie pendant assez longtemps ; de son côté, ma cousine est allée en France terminer son éducation ; depuis que je suis de retour à la Guadeloupe, il y a à peine quinze jours de cela, je n'ai eu l'honneur de voir ma cousine que trois ou quatre fois, toujours dans les conditions de froideur et d'étiquette qui existent entre parents éloignés, et non avec ce laisser-aller et cette aisance affectueuse de deux fiancés qui s'aiment et désirent s'unir l'un à l'autre ; jamais une allusion n'a été faite entre nous à un mariage, je ne dirai pas prochain, mais seulement possible.

-- Que signifie tout ce verbiage ! s'écria M. de Foissac avec impatience.

-- Beaucoup plus que vous ne le supposez, mon père. J'ignore si Mlle de la Brunerie daigne m'honorer d'une attention particulière, puisque jamais je ne me suis hasardé à lui faire la cour ; de mon côté, je l'avoue à ma honte, tout en m'inclinant avec une admiration profonde devant la suprême beauté de ma cousine, tout en reconnaissant l'excellence de son cœur et la supériorité de son intelligence et éprouvant pour elle une sincère affection et un dévouement à toute épreuve, ces innombrables qualités réunies en elle m'effrayent ; j'ai peur, malgré moi, de cette incontestable supériorité qu'elle a sur toutes ses compagnes ; je me reconnais trop au-dessous à elle sous tous les rapports pour oser lever les yeux et prétendre à sa main.

-- Au diable ! tu divagues ! s'écria l'irascible M. de Foissac.

-- Non pas, mon père, je suis vrai. Une union entre ma cousine et moi, qui comblerait tous mes vœux si je me sentais digne d'aspirer à tant de perfections, au lieu de me rendre heureux, ferait le malheur de deux êtres qui ne sont pas nés l'un pour l'autre, et entre lesquels il existe une trop grande incompatibilité, je ne dirai pas d'humeur, mais de caractère, presque d'intelligence. Dans toute alliance il doit y avoir égalité de force ; dans la question du mariage, cette force, pour que l'union soit heureuse, doit être du côté de l'homme, sinon la vie en commun n'est plus qu'une torture morale de chaque jour, de chaque heure, de chaque seconde ; en un mot, et pour me résumer, je ne veux pas infliger à ma cousine le supplice de m'avoir pour époux ; je suis fermement résolu, si jamais je me marie, ce qui n'est pas probable, à n'épouser qu'une femme que je pourrai aimer sans craindre d'être écrasé par sa supériorité. Pardonnez-moi donc, mon père ; appelez cette résolution une folie, dites qu'elle ne provient que de mon orgueil, de ma vanité, c'est possible ; mais mon parti est pris, et je n'en changerai point ; j'ai près de trente ans, et dans une question où il s'agit du bonheur de toute une vie, je crois être le seul juge, parce que je suis le seul intéressé.

-- Ainsi, tu es bien décidé à résister à ton père et à ne pas épouser ta cousine ? Tu refuses de remplir l'engagement que ton cousin et moi nous avons pris en ton nom et en celui de Renée ? dit M. de Foissac d'une voix que la colère faisait trembler et rendait presque indistincte.

-- À mon grand regret, oui, mon père, répondit froidement et nettement Gaston, parce que, non seulement je me reconnais indigne d'être le mari de la femme charmante que, par un sentiment de bonté que j'apprécie comme je le dois, vous et mon cousin, vous m'avez depuis si longtemps destiné, mais encore, parce que en faisant mon malheur, ce qui serait peu important, je craindrais de causer celui de la douce et ravissante créature à laquelle vous prétendez m'unir à jamais.

-- Voilà, certes, des sentiments qui sont fort et beaux, dit M. de la Brunerie d'une voix incisive ; un tel dévouement est véritablement admirable ; il dénote chez vous mon cher cousin, une grande élévation de cœur*et une générosité incomparable ; malheureusement, permettez-moi de vous le dire, je suis un peu sceptique en fait de beaux sentiments ; comme tous les vieillards que l'expérience a rendus soupçonneux, je crains que tout ce bel étalage de générosité et de dévouement ne cache des motifs que vous ne voulez pas nous faire connaître et ne soit, en réalité, qu'une comédie froidement préparée, étudiée à l'avance, et dont, je dois vous rendre cette justice, vous vous acquittez à merveille ; il *est un peu tard, vous en conviendrez, mon cher cousin, pour répondre par un refus péremptoire à des engagements dont la date remonte à près de vingt ans, et, dont vous avez sanctionné la validité, sinon par vos paroles, du moins par un silence qu'il vous était cependant si vous l'aviez voulu, bien facile de rompre.

-- Je l'aurais fait, mon cousin, si j'avais pu supposer une seconde que cet engagement, dont on*m'avait à peine dit quelques mots alors que j'avais tout au plus dix-huit ans, que par conséquent j'étais un enfant, eût été sérieux ; aujourd'hui, *pour la première fois depuis cette époque, on me parle de ce mariage ; je réponds ce que j'aurais répondu plus tôt si vous aviez jugé convenable de m'interroger ; ce n'était pas à moi, mais à vous, il me semble, de me rappeler cette affaire.

-- Ah ! certes, vous êtes un excellent avocat, mon cher Gaston ; vous avez plaidé une mauvaise cause avec un admirable talent ; malheureusement, malgré vos habiles réticences, j'ai parfaitement compris d'où vient le coup que vous voulez me porter, répondit M. de la Brunerie, toujours railleur. Pourquoi ne pas être franc avec votre père et avec moi, et vous obstiner ainsi à vouloir nous cacher la vérité ?

-- Je vous répète, monsieur, que je ne comprends rien absolument à vos allusions ; libre à vous, du reste, puisque vous refusez de croire à ma sincérité, libre à vous d'interpréter mes paroles comme cela vous plaira ; la vérité est une et vous me connaissez assez, je l'espère, mon cousin, pour savoir que jamais le mensonge n'a souillé mes lèvres.

-- Aussi n'est-ce pas de mensonge que je vous accuse, mon cher Gaston.

-- De quoi, donc, alors, mon cousin ?

-- Mon Dieu ! reprit M. de la Brunerie avec amertume, tout simplement des* *restrictions mentales ; cela était, si je ne me trompe, fort bien porté au dernier siècle, ajouta-t-il avec une mordante ironie.

-- Mon cousin, il me semble... murmura Gaston en rougissant jusqu'aux yeux.

-- Eh quoi ! s'écria M. de Foissac d'un ton de raillerie, allez-vous vous fâcher maintenant ? Que signifie ce visage irrité, lorsque c'est vous qui avez tous les torts.

-- Moi ! mon père...

-- Oui, certes, vous, monsieur. Comment, pendant une heure, vous insultez froidement, vous traitez avec le plus profond mépris une jeune fille, votre parente, digne de tous les hommages, avec laquelle vous avez été élevé, qui aux yeux de toute la colonie doit être votre épouse, vous refusez sa main de propos délibéré, sans motifs, je ne dirai pas graves, mais seulement spécieux, et vous prenez le rôle de l'offensé ! Cela, convenez-en, est de la dernière bouffonnerie. Ah ! nous n'agissions pas ainsi, nous autres gentilshommes de l'ancienne cour ou de l'ancien régime, ainsi que l'on dit aujourd'hui ; si dissolus qu'on se plût à nous supposer, monsieur, nous professions l'adoration la plus respectueuse pour toute femme quelle qu'elle fût ; nous savions que la réputation d'une jeune fille ne doit, ni par un mot, ni par une allusion, si voilée qu'elle soit, être seulement effleurée ; que ce manteau d'hermine qui l'enveloppe tout entière ne supporte aucune souillure ; nous ne connaissions pas ces grandes phrases, si à la mode aujourd'hui, de convenances mutuelles, d'incompatibilité d'humeur et autres niaiseries aussi creuses et aussi vides de sens ; nous ne nous considérions jamais comme affranchis de la tutelle paternelle ; nous obéissions sans un murmure, sans une timide observation, aux ordres qui nous étaient donnés par nos grands-parents, quel que fût notre âge, et le monde n'en allait pas plus mal pour cela, au contraire ; nos prétendus mariages de* *convenance, contractés sans que souvent les époux se fussent vus plus de deux ou trois fois à la grille du parloir d'un couvent, devenaient pour la plupart des mariages d'amour, lorsque, livrés à eux-mêmes, les nouveaux mariés avaient pris le temps de se connaître ; la morale ne souffrait aucune atteinte de cette manière de procéder, qui était sage, puisque les fils, à leur tour, suivaient avec leurs enfants l'exemple qui, précédemment, leur avait été donné par leurs pères.

À la sortie, peut-être fort discutable, que M. de Foissac, en proie à une violente colère, avait prononcée tout d'une haleine, Gaston sentit un frisson de douleur parcourir tout son corps ; ces injustes accusations, ces récriminations mordantes lui causaient une indignation qu'à force de puissance sur lui-même il parvenait à peine à ne pas laisser éclater. Bien qu'il reconnût la fausseté de ces attaques, il en souffrait horriblement et craignait, si cette scène douloureuse se prolongeait plus longtemps, de ne pas réussir à se contenir.

Lorsque son père se tut enfin, le jeune homme se leva, s'inclina sans répondre et se dirigea vers la porte du salon.

-- Où allez-vous, monsieur ? demanda M. de Foissac avec violence.

-- Je me retire, monsieur, répondit le jeune homme d'une voix que l'émotion faisait trembler ; j'ai eu l'honneur de vous dire, sans doute vous l'avez oublié, que je suis attaché à l'état-major du général Gobert ; je me rends où mon devoir m'appelle.

-- Ainsi vous partez, monsieur ?

-- Il le faut, mon père.

-- Rien ne saurait vous obliger à demeurer à la Basse-Terre.

-- Que* *me dites-vous donc là, monsieur ?

-- Un chose fort simple, il me* *semble. Ainsi, vous avez bien réfléchi ?

-- Oui, mon père*.*

-- Vous vous obstinez, sans raison, à vous mêler sottement à cette guerre ?

-- Je vous l'ai dit, mon père, ma parole est donnée ; mieux que personne vous savez que, dans notre famille, l'honneur, quoi qu'il arrive, doit rester pur de toute souillure, et qu'un Foissac n'a jamais failli à sa parole.

-- C'est bien ! je ne* *vous retiens plus, monsieur. Allez donc là où votre prétendu devoir, plutôt votre caprice vous entraîne ; mais vous venez de me le dire vous-même : un Foissac ne manque jamais à sa parole.

-- Je l'ai dit, oui, mon père.

-- Souvenez vous alors monsieur que moi aussi, j'ai donné ma parole, et que, en l'engageant, j'ai engagé la vôtre.

-- Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que je ne saurais admettre cette prétention, répondit Gaston d'une voix ferme ; moi* *seul ai le droit de donner ma parole ; vous n'avez pu vous engager que personnellement.

-- Trêve de subtilité monsieur, je ne veux pas discuter davantage avec vous ; souvenez-vous seulement que je ne faillirai pas à la parole que j'ai donnée ; je vous laisse un mois pour réfléchir.

-- Ce délai est inutile, mon père, ma résolution est inébranlable, quoi qu'il arrive.

-- Ne m'interrompez pas, monsieur, je vous prie, s'écria M. de Foissac avec hauteur ; si dans un mois vous n'êtes pas venu à résipiscence, si vous n'avez pas consenti à m'obéir...

-- Je ne suis plus un enfant, mon père, je regrette que vous m'obligiez à vous le rappeler ; me parler ainsi est m'affermir dans ma résolution.

-- Monsieur, s'écria violemment monsieur de Foissac, au comble de la fureur, prenez garde !

Gaston pâlit comme un suaire et fit un pas en avant, les sourcils froncés, le regard plein d'éclairs. M. de la Brunerie contint le jeune homme d'un geste suppliant, et s'adressant à M. de Foissac :

-- Arrêtez, mon ami, s'écria-t-il vivement ; ne poussez pas les choses à l'extrême en prononçant des paroles que plus tard vous regretteriez de vous être laissé emporter à* *dire, je connais votre fils, je l'ai presque élevé ; c'est un grand et noble, cœur, un homme qu'on n'effraye ni ne dompte avec des menaces ; il réfléchira. Vous lui accordez un mois, soit ; d'ici là, sans doute, il aura compris bien des choses que, sous la pression de votre volonté, il ne saurait admettre aujourd'hui.

M. de Foissac sembla réfléchir pendant quelques secondes, puis, s'adressant à son fils :

-- Allez donc, monsieur, lui dit-il, vous êtes libre d'agir à votre guise ; dans un mois nous reprendrons cet entretien ; j'espère alors vous trouver plus docile.

-- Mon père, répondit le jeune homme avec émotion, je vous aime par-dessus tout. Dieu m'est témoin que je mettrais mon bonheur suprême à aller au devant de vos moindres désirs ; votre irritation contre moi, votre colère, me brisent le cœur. Me laisserez-vous donc m'éloigner de vous, marcher à la mort peut-être sans un mot affectueux, sans une de ces caresses dont, en un autre temps, vous étiez si prodigue envers moi ? Me faudra-t-il donc vous quitter sous le poids de votre irritation ?

-- Marcher à la mort ! s'écria le vieillard avec une subite émotion qui, tout à coup, remplaça la colère évanouie ; que dis-tu donc là, Gaston ?

-- Pardon, mon père, j'ai tort encore cette fois ; votre mécontentement me cause un trouble si grand que je ne sais même plus comment vous parler ; excusez-moi donc, je vous prie, je voulais vous dire seulement que l'expédition qui se prépare sera, dit-on, très sérieuse ; nous allons avoir à forcer, dans son dernier repaire, un des plus redoutables officiers de Delgrès, un bandit sans foi ni loi, dont la résistance sera, selon toutes probabilités, désespérée, et que, pendant un combat, les balles sont aveugles... voilà tout, mon père.

M. de Foissac se leva.

-- Il y a dans tout ceci, dit-il d'une voix sombre, en secouant tristement sa tête blanchie, quelque chose d'incompréhensible que je cherche vainement à m'expliquer. Écoute-moi, Gaston, nous ne t'avons rien dit, mon cousin de la Brunerie et moi ; tu ne nous as rien répondu ; considère de même que de notre côté nous considérons cette malheureuse conversation comme si elle n'avait pas eu lieu ; dans un mois nous la reprendrons sous de meilleurs auspices, je l'espère. Est-ce bien entendu entre nous ?

-- Oui, mon père.

-- Quant à présent, cher enfant, ne songeons plus qu'à une chose, une seule, notre séparation.

-- Provisoire, mon père, et qui ne doit, en aucune façon, vous inquiéter. J'espère, avant quatre ou cinq jours, peut-être même plus tôt, être de retour parmi vous, répondit-il avec un sourire.

-- Dieu le veuille ! mon fils, reprit le vieillard toujours sombre. Tu m'as fait bien du mal tout à l'heure, Gaston ; cette parole que tu as laissé tomber à l'improviste, de tes lèvres, sans intention, je veux le croire, m'a glacé le cœur ; prends garde, enfant, les douleurs les plus terribles s'émoussent au frottement continuel du temps, une seule reste toujours poignante, celle d'un père dont le fils...

-- Oh ! n'achevez pas, mon excellent et vénéré père ! s'écria le jeune homme avec un élan passionné. Cette parole imprudente que j'ai, sans y songer, je vous le jure, laissé échapper, je ne sais comment, de mes lèvres, je suis au désespoir de l'avoir prononcée. Est-ce donc à mon âge, mon père, ajouta-t-il avec une feinte gaieté, lorsque la vie commence à peine, que l'avenir apparaît radieux, que tout sourit, que l'on songe à la mort ?

-- Peut-être, Gaston, reprit M. de Foissac, que ces protestations ne parvenaient pas à convaincre ; tu es un esprit trop solide, un caractère trop réfléchi, pour te laisser ainsi emporter à prononcer certaines paroles. Depuis longtemps déjà, mon fils, je t'observe silencieusement, et sans que tu t'en sois aperçu, toi si gai, si insouciant jadis, je te vois souvent triste, sombre, pâle ; malgré tes efforts pour me donner le change, mon fils, tu souffres. Gaston, n'essaie pas de me tromper, ce serait inutile ; tu portes en toi une douleur que tu t'obstines à cacher à tous, mais, que tu n'as pu dissimuler aux yeux clairvoyants de ton père. Prends garde, enfant, la douleur dont seul on porte le*poids est double ; elle est mauvaise conseillère ; malheur à celui qui *n'a pas la force et le courage de lutter bravement contre elle incessamment, et de la dompter : cette douleur que je ne connais pas, dont, je ne veux pas même te demander la confidence, elle m'effraie.

-- Allons donc, mon bon père, s'écria le jeune homme avec un rire forcé, à vous entendre on supposerait, Dieu me pardonne, que je suis attaqué du spleen, comme nos voisins les Anglais, que je vois tout en noir et que je rêve le suicide ! Pourquoi, je vous le demande, mon père, serais-je aussi malheureux que vous vous le figurez ? je n'ai rien dans ma vie passée qui me puisse attrister ; tout m'a constamment souri, allons, rassurez-vous*mon père, ajouta-t-il sérieusement, de quelque façon et n'importe à quelle époque la mort me *donne son sinistre embrassement, ce ne sera jamais par le fait de ma volonté ; j'ai trop et de trop bonnes raisons pour tenir à l'existence ; jamais, je vous le jure, je n'attenterai à ma vie...

-- Tu me donnes ta parole ?

-- Certes, mon père, je vous la donne, loyale et sincère, je vous le répète. Mais, au nom du ciel, je vous en supplie, ne prenez pas ainsi au sérieux quelques mots en l'air ; jamais je n'ai autant tenu à la vie qu'en ce moment.

-- Soit, je veux te croire, je te crois. Embrasse-moi, Gaston, embrasse ton cousin, et va, enfant ; que ma bénédiction te suive. Fais ton devoir, agis en véritable Foissac. Je ne désapprouve pas ta résolution ; il est bon de prouver que notre vieux sang de gentilhomme n'a pas dégénéré et que nous sommes les dignes fils des héros de Taillebourg et de Bouvines !

Il ouvrit alors ses bras au jeune homme, qui s'y précipita.

Le père et le fils demeurèrent un instant étroitement embrassés.

-- Pars, maintenant, reprit M. de Foissac, et souviens-toi que rien n'a été dit ; tout est remis en question dans un mois, pas auparavant, nous causerons.

-- Je vous remercie, mon père ; au revoir, et vous aussi, mon cousin. D'ailleurs, je vous répète qu'avant quatre jours probablement, j'espère être de retour près de vous.

-- Je l'espère, moi aussi, et je prie Dieu que cela soit, répondit M. de Foissac.

Le jeune homme prit alors congé et se retira.

Les deux vieillards le suivirent tristement des yeux jusqu'à ce que la porte se fût refermée sur lui.

-- Il y a quelque chose de fatal dans toute cette affaire, murmura M. de Foissac, en laissant douloureusement pencher sa tête sur la poitrine.

-- Je le ferai surveiller de près, mon ami, répondit M. de la Brunerie, non moins ému que son parent ; soyez certain que bientôt nous saurons à quoi nous en tenir.

Et après avoir affectueusement serré la main de M. de Foissac, le planteur regagna tristement sa maison, où il arriva quelques instants plus tard.

XI -- Comment fut évacué le fort Saint-Charles et ce qui s'ensuivit.

On était au 2 prairial an X.

Au prix de difficultés presque insurmontables et de fatigues inouïes, supportées avec ce courage et cette bonne humeur intarissable qui sont le côté saillant des soldats français dans les circonstances critiques, le général commandant en chef avait enfin réussi à faire mettre en batterie toutes les pièces que les moyens très restreints dont il pouvait disposer lui avaient permis d'utiliser.

Le matin du 1er prairial l'investissement du fort Saint-Charles avait été complété.

Le commandant en chef, après avoir connu, par le général Gobert, la fuite audacieuse exécutée par le capitaine Ignace, avait donné l'ordre au général Sériziat d'envoyer un renfort de 400 hommes pour empêcher que pareil fait pût se renouveler.

Enfin, le 1er prairial, tout étant prêt, au lever du soleil, sur l'ordre du général Richepance, les batteries avaient été brusquement démasquées, et le bombardement avait commencé sur toute la ligne avec une extrême violence.

Les noirs répondirent bravement.

Cette effroyable canonnade continua sans interruption pendant toute la journée du 1er.

Le 2* *prairial au matin, le feu des insurgés commença à se ralentir, tandis qu'au contraire celui de l'armée républicaine semblait encore redoubler d'intensité et prenait des proportions réellement effrayantes.

Le général Richepance, malgré la ferme contenance et le courage des révoltés, comprit que l'heure suprême ne tarderait pas à sonner pour eux. Il donna alors au général Sériziat l'ordre de faire franchir le Galion à une partie de sa division et de lui faire descendre cette rivière jusqu'à la mer, pour achever complètement la circonvallation du fort Saint-Charles, que la grande difficulté des communications et, plus que tout, le petit nombre de soldats composant l'armée de siège avaient empêché de terminer plus tôt entièrement.

Ce mouvement fut exécuté par la division Sériziat avec une grande vigueur et une précision réellement mathématique.

Mais, depuis le commencement du bombardement, c'est-à-dire près de trente heures, l'artillerie avait fait une consommation énorme de munitions ; la poudre allait manquer ; les chemins étaient si mauvais et les moyens de transport tellement insuffisants, que les munitions n'arrivaient qu'en très petite quantité de la Basse-Terre ; force fut alors au général Richepance de faire ralentir le tir pendant quelques heures en ne tirant que huit coups par pièce, par heure ; mais il ordonna, en même temps de rectifier le tir, afin que chaque coup portât juste.

Vers six heures du soir toutes les pièces du fort étaient démontées ou enterrées sous les débris des murailles ; les bombes et les boulets de l'armée française fouillaient l'intérieur de la place comme à la cible et allaient chercher les malheureux noirs dans tous les coins, sans qui leur fût possible de se mettre à l'abri des projectiles.

Le bombardement définitif devait recommencer à neuf heures du soir et être* *immédiatement suivi de l'assaut. Les troupes étaient pleines d'enthousiasme et demandaient à grands cris à s'élancer à la baïonnette sur la brèche, dont la largeur était effrayante pour les noirs chargés de la défendre.

Or, ainsi que nous l'avons dit au commencement de ce chapitre, c'était le 2 prairial, le soir ; sept heures sonnaient lentement au* *beffroi du fort Saint-Charles.

Chaque vibration du timbre semblait avoir un écho douloureux dans le cœur d'un homme qui se promenait d'un pas saccadé dans un étroit cabinet où déjà deux fois nous avons introduit le lecteur.

Cet homme, dont les traits énergiques se contractaient malgré lui sous l'effort irrésistible d'une*poignante douleur, dont le visage avait pris une teinte cendrée et *dont les sourcils se fronçaient sous la pression incessante de la pensée, était le commandant Delgrès.

Le chef des noirs ne se faisait aucune illusion sur le sort de la forteresse qu'il avait opiniâtrement défendue contre toute l'armée française ; il comprenait qu'une plus longue résistance était impossible ; la brèche était énorme, les fossés comblés, toutes les pièces hors de service, les munitions presque épuisées.

La garnison réduite de moitié, avait perdu toute énergie ; elle était prête à se mutiner, et, comme il arrive souvent en pareil cas, imputait à son chef tous les maux dont elle était accablée ; il était matériellement impossible de compter plus longtemps sur des hommes que l'épouvante affolait presque, et qui ne* *se sentaient plus la force ni le courage de retourner au combat.

Le* *moment fatal, depuis si longtemps prévu, était enfin arrivé.

Il fallait prendre un parti décisif.

Se rendre ? Le chef des révoltés n'y*songeait pas ; il n'y aurait jamais consenti. Plutôt que de *subir un tel affront, Delgrès se serait fait sauter la cervelle devant toutes ses troupes rassemblées.

Le capitaine Palème entrouvrit doucement la porte.

-- Eh bien ? demanda le commandant Delgrès, en s'arrêtant, ne viennent-ils pas ?

-- Ils sont là et attendent votre bon plaisir, répondit le capitaine.

-- Qu'ils entrent.

L'officier se retira.

Quelques instants plus tard, deux hommes pénétrèrent dans le cabinet.

Sur un signe de Delgrès, la porta se referma, il demeura seul avec eux.

Ces deux hommes étaient pâles, défaits ; leurs traits, émaciés par la souffrance, portaient la marque de grandes privations subies pendant de longs jours.

Leurs uniformes, presque en lambeaux, souillés et tachés en maints endroits, les faisaient cependant reconnaître pour officiers français.

C'étaient le capitaine Paul de Chatenoy et l'aspirant de marine Losach, les deux parlementaires envoyés, on se le rappelle, par le général Richepance aux révoltés avant son débarquement à la Basse-Terre, et que Delgrès avait, malgré lui, on le sait, retenus prisonniers.

Le commandant les examina un instant avec la plus sérieuse attention, puis il se décida enfin à prendre la parole avec un accent d'intérêt.

-- Je vois avec regret, messieurs, dit-il, que mes* *ordres n'ont point été exécutés.

-- Les aviez-vous donc donnés plus sévères encore, monsieur, répondit le capitaine avec ironie.

-- J'avais recommandé, monsieur, reprit Delgrès sans paraître comprendre ce sarcasme, que, tout en vous retenant prisonniers, on vous traitât cependant avec tous les égards dus à votre grade et à votre position de parlementaires.

-- Jamais, si ce n'est par des sauvages, parlementaires n'ont été traités comme nous l'avons été ici, reprit le capitaine en haussant dédaigneusement les épaules ; mais laissons cela, ajouta-t-il froidement, qu'avez-vous à nous demander ?

-- Qui vous fait supposer, monsieur, que j'ai quelque chose à vous demander ? répondit Delgrès avec hauteur.

-- La démarche que vous faites aujourd'hui, monsieur. Si vous n'aviez pas besoin de nous, vous nous auriez laissés, sans songer à nous, pourrir au fond des cachots infects, où nous avons si traîtreusement été jetés.

-- Quel que soit le motif qui occasionne votre présence ici, capitaine de Chatenoy, souvenez-vous que je suis votre supérieur ; qu'en cette qualité j'ai droit à votre respect ; veuillez donc, je vous prie, changer de ton et songer devant qui vous vous trouvez appelé.

-- Je nie la vérité et l'exactitude de ce que vous me dites, monsieur ; non seulement vous n'êtes et ne pouvez être mon supérieur, mais encore votre conduite, en vous mettant au ban de l'armée et de la société tout entière, vous rend, par ce seul fait, incapable de porter l'uniforme dont vous vous obstinez à vous parer.

Delgrès fixa un regard étincelant sur le jeune officier qui se tenait, froid, impassible devant lui.

Il eut, une seconde, la pensée de le faire fusiller, mais, se remettant presque aussitôt :

-- Prenez garde, capitaine, lui dit-il d'un ton de sourde menace, ne jouez pas avec ma colère ; il pourrait vous en coûter plus cher que vous ne le supposez.

-- Monsieur, répondit dédaigneusement le capitaine, veuillez, je vous prie donner l'ordre qu'on me reconduise dans mon cachot ; je préfère supporter les mauvais traitements de vos geôliers que de subir vos menaces.

-- Monsieur ! s'écria Delgrès avec colère.

Mais il fit un violent effort sur lui-même, et reprenant son sang-froid, il continua d'une voix dont l'accent pouvait sembler tout amical :

-- Vous avez raison, monsieur, pardonnez-moi ; j'ai eu* *tort de vous parler ainsi que je l'ai fait ; vous êtes prisonnier, je dois user envers vous de certains ménagements.

Le capitaine ne répondit pas. Le commandant Delgrès continua en fixant sur lui son regard, afin d'épier sur son visage l'effet que produiraient ses paroles :

-- Venons donc au fait, monsieur. Je suis contraint d'évacuer le fort Saint-Charles ; avant une heure je l'aurai quitté à la tête de ma garnison et j'aurai traversé les lignes françaises.

Delgrès fit une pause.

Le capitaine demeura impassible, ne témoignant ni surprise, ni assentiment.

Il attendait.

-- Vos compatriotes s'imaginent m'avoir vaincu, reprit le chef des noirs après un instant, Ils se trompent ; je n'ai défendu contre eux si longtemps le fort Saint-Charles que dans le seul but d'augmenter mes ressources, de doubler mes moyens d'action et de me préparer des retraites impénétrables, du fond desquelles je braverai comme en me jouant, tous les efforts des troupes françaises, pour me débusquer ou me soumettre ; je parviendrai ainsi, dans un avenir prochain, à rendre aux hommes de couleur, dont j'ai pris la cause en main, la liberté qu'on prétend leur ravir.

Le capitaine de Chatenoy haussa les épaules sans répondre.

-- Vous ne me croyez* *pas, monsieur ? fit Delgrès avec une colère contenue.

-- Vous croyez-vous vous-même, ou me prenez-vous pour un niais, monsieur ? répondit le capitaine avec un sourire dédaigneux. Il faut, monsieur, que vous vous fassiez de moi une bien triste opinion pour supposer un*instant que je puisse ajouter foi aux forfanteries qu'il vous plaît de me* débiter. Vous êtes vaincu, contraint de fuir ; dans quelques jours, si aujourd'hui même vous n'êtes pas arrêté au passage, vous serez traqué dans les mornes et les bois comme une bête fauve et réduits aux abois. Voilà la vérité ; le reste n'est que mensonge ; veuillez donc ne pas insister sur ce point. Venez au plus vite au but réel que vous vous êtes proposé de l'entretien que vous avez voulu avoir avec mon collègue et avec moi, et qui, je crois, est la seule chose qui* *importe à vous comme à nous.

-- Eh bien, soit, messieurs, ce but, je vais vous l'apprendre.

-- Nous vous écoutons.

-- Je vais donc quitter le fort Saint-Charles...

-- Alors, bon voyage..., murmura M. Losach.

-- Avant d'abandonner le fort, j'hésite entre trois moyens que je me propose d'employer avec vous.

-- N'hésitez pas, faites-nous fusiller, dit M, de Chatenoy, c'est le moyen le plus simple de tous, et le seul parti que je vous conseille de prendre.

-- Non, messieurs, il est trop simple, en effet ; j'en ai choisi un autre.

-- Il doit être charmant.

-- Vous allez en juger.

-- Voyons ce moyen. Je vous donnerai franchement mon opinion sur sa valeur ? dit le jeune marin.

-- J'ai, prisonniers dans ce fort, en sus de vous, deux cent cinquante à trois cents soldats français et coloniaux ; remarquez que je ne vous compte pas dans ce nombre.

-- Gracieuseté dont je vous remercie ; mais vous l'avez dit d'abord.

-- Parlez, monsieur, ajouta le capitaine.

-- Ah ! cela vous intéresse ? dit Delgrès avec ironie.

-- Peut-être.

-- Je consens, écoutez bien ceci, je consens à renvoyer ces prisonniers sains et saufs à votre général, à une condition : vous suivrez ma retraite et consentirez à servir sous mes ordres pendant tout le temps de la guerre.

L'aspirant de marine éclata de rire.

-- Voilà donc pourquoi, dit-il, vous ne nous aviez pas compris au nombre de vos prisonniers ?

-- Oui, monsieur, répondit froidement Delgrès.

-- Parfait ! Et vous, Chatenoy, que pensez-vous de cela ?

-- Ce que dit monsieur est absurde et ridicule, mon cher ; il se moque de nous.

-- Je plaisante si peu, messieurs, et je suis si loin d'avoir la pensée de me moquer de vous, que j'ajoute ceci, si vous refusez, vos compagnons et vous, vous serez fusillés avant une heure. Maintenant, messieurs, j'attends votre réponse.

Les deux officiers se regardèrent en souriant et haussèrent les épaules avec mépris.

-- Je vous répète, messieurs, que j'attends votre réponse.

-- Eh bien, la voici, monsieur, dit froidement le capitaine : Faites-nous fusiller !

-- C'est votre dernier mot, messieurs ?

-- Parfaitement.

-- C'est bien, reprit Delgrès d'une voix sourde que la colère faisait trembler ; c'est bien, vous mourrez.

Les deux jeunes officiers demeurèrent silencieux. Delgrès frappa sur un gong.

-- Reconduisez ces messieurs à leur cachot, dit Delgrès en s'adressant au capitaine Palème qui s'était présenté à son appel.

Les deux officiers sortirent la tête haute, sans même regarder le chef des insurgés.

Delgrès était en proie à une violente colère.

Cette résistance obstinée, cette raillerie continuelle l'avaient mis hors de lui ; aussi s'était-il laissé emporter plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Mais, réagissant contre sa colère, et comprenant que la mort des prisonniers ne pourrait être d'aucune utilité à la cause qu'il défendait, qu'au contraire elle lui serait imputée comme un acte de barbarie, il se résolut à la générosité.

Le temps pressait ; il fallait, sans tarder davantage, tout préparer pour l'évacuation du fort ; le commandant fit appeler près de lui ses principaux officiers, leur donna ses ordres, et tout fut bientôt en mouvement pour un départ précipité de cette place défendue avec tant d'acharnement, mais qui ne pouvait plus tenir davantage.

-- Quant aux prisonniers, avait-il dit au capitaine Palème, vous ferez ouvrir les portes de leurs cachots ; il ne leur sera fait aucun mal.

Les noirs, en apprenant que leur chef consentait enfin à l'abandon de la forteresse, étaient au comble de la joie ; ils étouffaient entre ces épaisses murailles ; ces hommes, accoutumés à l'air vif et pénétrant des mornes, dépérissaient d'ennui et de nostalgie ; ils regrettaient les bois et les montagnes. Cette détermination leur rendait l'espoir et le courage ; ils se croyaient assurés de pouvoir tenir tête à toutes les forces françaises réunies, dès qu'ils se retrouveraient enfin libres dans leurs chères montagnes ; aussi exécutèrent-ils avec une ardeur fébrile les ordres que leurs chefs leur donnèrent ; en très peu de temps tout fut prêt pour l'évacuation de la forteresse.

Pendant que ceci se passait parmi les insurgés, les deux officiers avaient été reconduits chacun dans un cachot séparé par le capitaine Palème et remis aux mains de leur geôlier.

Ce geôlier était un vieux nègre, fort ignorant en matière politique et ne s'en souciant guère ; depuis plus de vingt ans, il occupait cet emploi de confiance au fort Saint-Charles ; lors de l'occupation de la place par les révoltés, ceux-ci l'avaient trouvé là et l'y avaient laissé, sans même songer à lui demander s'il partageait ou non leurs opinions ; il remplissait très exactement son office ; ils n'avaient rien de plus à exiger de lui.

D'ailleurs, il était assez difficile de connaître l'opinion de ce bonhomme ; il était sombre, taciturne, ne parlant que très rarement par mots entrecoupés et par phrases hachées, à peu près incompréhensibles pour ceux qui causaient avec lui, de sorte que les habitants du fort avaient fini par renoncer tout à fait à sa conversation ; mais il était actif, paraissait fidèle, obéissait sans se permettre la plus légère observation ; de bon compte, il aurait fallu posséder un bien mauvais caractère pour ne pas être satisfait de la manière dont ce singulier personnage remplissait ses pénibles fonctions.

Lorsque les deux prisonniers eurent été remis par le capitaine aux mains du geôlier, Palème, au lieu de rejoindre immédiatement Delgrès, se dirigea vers la poudrière qui touchait aux cachots.

Le geôlier parut inquiet de cette manœuvre ; au lieu d'enfermer tout de suite ses prisonniers, d'affecter avec eux les manières bourrues qu'il leur avait constamment montrées jusque-là, il les mit tous deux dans la même casemate ; ce qui était une grave infraction à ses devoirs, puis, fait bien plus étrange encore, il se contenta de repousser la porte sans la refermer ; mais, au lieu de s'éloigner ainsi qu'il en avait l'habitude, il commença à se promener de long en large dans le corridor sur lequel ouvraient les prisons.

La promenade ou plutôt la marche du geôlier était inquiète, saccadée ; il jetait autour de lui des regards égarés ; parfois il s'arrêtait, penchait le corps en avant et semblait prêter l'oreille, à des bruits perceptibles pour lui seul.

Soudain, il se colla contre la muraille, se glissa lentement le long du corridor et disparut.

Le capitaine Paul de Chatenoy et son compagnon, le jeune aspirant de marine, étonnés avec raison des façons singulières de leur gardien, suivaient tous ses mouvements avec une curiosité anxieuse, ne sachant à quoi attribuer un changement aussi complet dans son humeur.

À peine le vieux nègre eut-il disparu, que le capitaine, inquiet des menaces du commandant Delgrès et sachant qu'il avait tout à redouter des excitations de sa colère, fit signe à son compagnon de l'imiter, s'arma d'une énorme barre de fer jetée, avec bon nombre d'autres, dans un coin du corridor, puis tous les deux se blottirent dans l'ombre et attendirent silencieusement le retour du geôlier.

M. Losach ignorait quelles étaient les intentions du capitaine de Chatenoy ; pas un mot n'avait été échangé entre eux, mais il comprenait que le moment était décisif, que son chef avait arrêté un projet dans son esprit et que, dans leur intérêt commun, il devait exécuter, sans même essayer de les comprendre, les ordres qu'il recevrait de lui.

L'attente des deux hommes ne fut pas longue, elle dura quelques minutes à peine.

Bientôt le bruit d'un pas lourd se fit entendre et le geôlier parut.

Les deux guetteurs aperçurent le pauvre diable d'assez loin ; ils échangèrent entre eux un regard significatif et se tinrent prêts à agir.

Le geôlier revenait presque en courant ; il était pâle, de cette pâleur cendrée des nègres et des mulâtres ; ses traits semblaient bouleversés par l'épouvante, ses yeux étaient hagards, un tremblement convulsif agitait tout son corps, il grommelait à demi-voix des mots sans suite et entrecoupés.

Au moment où les deux hommes se préparaient à s'élancer sur lui, pensant qu'il ne les avait pas aperçus, il s'arrêta, fit un geste désespéré de la main pour les contenir, en même temps qu'il s'écriait d'une voix hachée par la terreur :

-- Ne me faites pas de mal, massa ! ne me faites pas de mal ! Je viens pour vous prévenir...

-- Que veux-tu dire ? s'écria le capitaine en s'approchant vivement de lui, tout en conservant à la main la barre de fer dont il s'était armé.

-- Vous êtes perdus ! s'écria le geôlier.

-- Perdus ?... Explique-toi... Que se passe-t-il ? Parle donc, au nom du diable !

-- Tous partis, massa ! tous !

-- Qui, partis ?

-- Les nègres marrons.

-- Où est Delgrès ?

-- Parti aussi.

-- Avec eux ?

-- Oui, massa.

-- Alors le fort est abandonné ?

-- Oui, massa, abandonné ; plus personne que moi, vous et les autres prisonniers.

-- Alors, nous sommes sauvés...

-- Non, massa.

-- Comment, non ?

-- Perdus ! tous mourir ! Grand tonnerre préparé par Palème.

-- Ah ! s'écria le capitaine avec épouvante, je comprends ! Les poudres, n'est-ce pas ?

-- Oui ! oui ! dit le nègre dont les dents claquaient de terreur, allez, massa ! allez vite ! vite !... perdus ! tous sauter !...

-- Losach, s'écria le capitaine, obligez cet homme à délivrer les autres prisonniers, armez-vous tous, si cela vous est possible, puis réunissez-vous dans la première cour du fort. Hâtez-vous, chaque minute qui s'écoule est un siècle ! Moi, je vais essayer de nous sauver tous !

-- Mon Dieu ! s'écria le jeune homme qui comprit alors quel horrible danger était suspendu sur sa tête et sur celle de ses malheureux compagnons de captivité, nous sommes perdus !

-- J'espère que non ! s'écria le capitaine.

Et il s'élança en courant au dehors.

Le capitaine de Chatenoy connaissait parfaitement le fort Saint-Charles, dans lequel il avait pendant plusieurs mois tenu garnison. Il se dirigea aussi rapidement que cela lui fut possible. La terreur lui donnait des ailes vers l'endroit où se trouvait la poudrière.

Sur son chemin, il rencontra plusieurs noirs qui ne voulant pas persévérer plus longtemps dans leur révolte, s'étaient cachés au moment du départ de leurs compagnons ; ils étaient environ une centaine ; la nouvelle du danger terrible qui les menaçait s'était déjà répandue parmi eux ; ils couraient, affolés, dans les cours et les corridors, poussant des cris lamentables et implorant des secours que personne n'aurait pu leur donner. Le capitaine, sans s'occuper de ces malheureux, s'élança dans la poudrière, dont la porte avait été laissée entrebaillée, afin d'accélérer la combustion de la mèche par un courant d air.

Palème s'était dit que rendre la liberté aux prisonniers était à la fois une faiblesse et une folie, puisque ces prisonniers devaient immédiatement augmenter le nombre des ennemis des noirs ; cédant à son instinct sauvage, ne voulant pas cependant désobéir à Delgrès, il s'était arrêté à l'idée de faire sauter le fort et d'anéantir ainsi les Français qui s'y trouvaient détenus. Si, plus tard, on lui faisait des reproches de cette action, il mettrait sur le compte d'un accident fortuit l'éclat de la poudrière. Au surplus, Palème, fort intelligent, savait que dans une guerre comme celle que soutenaient les noirs, on ne leur saurait jamais gré d'un acte de générosité.

Les déserteurs de la garnison avaient, cent fois peut-être, passé devant cette porte depuis le départ de leurs camarades ; mais, dominés et domptés par l'épouvante, aucun d'eux n'avait osé en franchir le seuil.

Le capitaine avait résolument, en homme qui fait le sacrifice de sa vie pour le salut de tous, pénétré dans la poudrière ; il frémit en apercevant une chandelle fichée dans un baril de poudre ; cette chandelle presque consumée brûlait rapidement ; elle ne pouvait plus durer que quelques minutes ; une fumerolle, une étincelle tombant sur la poudre, suffisait pour produire une effroyable détonation, faire sauter le fort, et avec lui ensevelir sous ses décombres, non seulement les malheureux prisonniers renfermés dans les cachots et casemates, mais encore détruire l'armée assiégeante, et renverser, de fond en comble, la ville de la Basse-Terre, qui est si rapprochée de la forteresse. Le capitaine de Chatenoy, sans songer une seconde au danger terrible auquel il s'exposait, s'élança bravement en avant ; d'un bond, il enleva la chandelle et l'écrasa sous ses pieds.

Tout danger avait disparu.

Le fort était sauvé, et avec lui un nombre considérable de malheureux que cet effroyable sinistre aurait pulvérisés.

Mais l'émotion éprouvée par le capitaine de Chatenoy avait été si forte, sa terreur si grande, que cet homme, brave jusqu'à la plus extrême témérité, dont le dévouement et l'abnégation avaient méprisé tout calcul, et qui, par ce trait inouï d'audace, avait sauvé une population tout entière, succombant un instant sous le poids d'une épouvante pour ainsi dire rétrospective, fut contraint de s'appuyer contre la muraille, pour ne pas s'affaisser et rouler sur lui-même.

Mais cette prostration n'eut que la durée d'un éclair ; presque aussitôt le sentiment du devoir rendit au capitaine son énergie première, il se redressa fièrement et sortit dans la cour en criant d'une voix retentissante :

-- Courage, enfants ! vous êtes sauvés !

Des cris joyeux lui répondirent.

M. Losach, le jeune aspirant de marine, avait ponctuellement exécuté les ordres que lui avait donnés le capitaine ; tous les prisonniers étaient libres, bien armés, et rangés en bataille dans la principale cour de la forteresse.

Le capitaine, après avoir, par quelques mots chaleureux, encouragé les prisonniers à bien faire leur devoir, et avoir complimenté les noirs qui n'avaient pas voulu demeurer plus longtemps sous le drapeau de l'insurrection, s'occupa, sans perdre un instant, de la sûreté de la place.

Au cas où la pensée serait venue aux révoltés de rentrer dans la forteresse s'ils ne parvenaient pas, ainsi qu'ils se le promettaient, à franchir les lignes françaises, le capitaine de Chatenoy fit lever le pont-levis du passage par lequel ils avaient opéré leur évasion et plaça des sentinelles à toutes les issues qui auraient pu donner accès dans la place.

Ce devoir accompli, le capitaine confia provisoirement le commandement du fort Saint-Charles à M. Losach, auquel il recommanda la plus minutieuse vigilance, et il sortit du fort pour se rendre dans les lignes de l'armée française afin d'avertir le général en chef de ce qui venait de se passer.

Le général Richepance était dans l'ignorance la plus complète des événements qui, en si peu de temps, s'étaient accomplis dans l'intérieur de la forteresse ; ainsi qu'il l'avait arrêté, il se préparait à donner l'ordre de recommencer le bombardement, les colonnes d'attaque étaient formées et prêtes à s'élancer sur la brèche, lorsque le capitaine de Chatenoy fut amené en sa présence.

D'abord, le général trouva ce que lui racontait le capitaine si incroyable et si impossible, qu'il ne voulut pas y ajouter foi ; il lui semblait, avec raison, matériellement impossible que, d'après les ordres qu'il avait donnés quelques heures seulement auparavant, les noirs eussent réussi, en si grand nombre, à se glisser inaperçus à travers les lignes françaises, qui de tous côtés devaient cerner le fort.

Mais Richepance fut bientôt contraint, malgré lui, de se rendre à l'évidence.

Ses ordres, mal compris, avaient été mal exécutés. Delgrès, bien servi par ses espions et parfaitement informé, avait habilement profité de cette faute, pour lui providentielle, pour opérer sûrement, et sans être inquiété, son incroyable et audacieuse retraite.

Le général en chef embrassa cordialement le capitaine de Chatenoy.

Pour le récompenser de sa belle conduite, il le nomma, séance tenante, chef de bataillon, et, sans perdre un instant, il fit occuper le fort Saint-Charles.

Au point du jour, les troupes françaises se mettaient à la poursuite de Delgrès et des noirs qu'il commandait.

XII -- Pourquoi Delgrès envoya le capitaine Ignace en parlementaire.

Le lendemain, le général en chef fut informé d'une manière certaine, par ses espions, que Delgrès, à la tête d'une partie des révoltés qui avaient avec lui abandonné le fort Saint-Charles, après avoir habilement dérobé sa marche et laissé en arrière quelques détachements afin de masquer son mouvement, avait pris une route détournée pour gagner les hauteurs du Matouba.

Le général se mit aussitôt en devoir de l'y poursuivre avec des forces considérables.

Quelques jours s'écoulèrent après lesquels Richepance reçut, par un aide de camp du général Gobert, le rapport détaillé de l'expédition dont ce général avait été chargé par lui et qu'il avait heureusement terminée.

Le capitaine Ignace, ainsi que Richepance l'avait prévu, s'était mis en marche sur la Pointe-à-Pitre dans le dessein de surprendre cette ville et de la détruire.

L'exécution de ce projet paraissait au capitaine Ignace le seul moyen de rétablir les affaires de l'insurrection, et de relever les espérances de ses adhérents, que tant de défaites successives commençaient à sérieusement inquiéter sur l'issue de la guerre.

Le général Gobert n'avait pas tardé à atteindre l'arrière-garde du capitaine Ignace au poste du Dolé, que* *le mulâtre avait fortifié pour arrêter les troupes dont il se savait poursuivi de près.

Ce poste fut emporté à la baïonnette ; on y prit deux pièces de canon.

Puis, le général Gobert continua de suivre la piste du lieutenant de Delgrès, qui brûlait et pillait tout ce qu'il rencontrait ; il avait déjà réduit en cendres les bourgs des Trois-Rivières, celui de Saint-Sauveur, et tout le quartier de la Capesterre, un des plus riches de la colonie.

Ces incendies, ces massacres, ne laissaient pas un instant de repos à l'armée ; elle était continuellement contrainte à des marches et à des contremarches, pour se porter partout où les révoltés, qui ne semblaient plus suivre aucun plan arrêté dans leurs mouvements, brûlaient et massacraient, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; puis, ramenés par le désespoir dans les mêmes lieux où ils avaient déjà signalé leur fureur, ils y venaient pour brûler et massacrer ce qui leur avait échappé la première fois.

On comprend combien, sous ce ciel de feu, l'armée devait être excédée de fatigues, mille fois plus pénibles à supporter que celles dont en Europe elle aurait eu à souffrir.

Mais l'espoir de mettre bientôt un terme à tant de désastres horribles, soutenait l'ardeur des chefs et des soldats et redoublait leur dévouement.

Après avoir campé à la Capesterre, au Petit-Bourg, et dispersé sur sa route divers détachements de révoltés, le général Gobert s'était rendu par mer à la Pointe-à-Pitre, afin de s'assurer par lui-même de la situation dans laquelle se trouvait cette ville, où il n'y avait qu'une assez faible garnison.

Il recommanda la plus grande vigilance jusqu'à ce qu'il pût y faire entrer des secours, puis il retourna à son camp du Petit-Bourg.

À peine y fut-il arrivé, qu'il eut à combattre un parti nombreux d'insurgés qui, pour arrêter la marche de ses troupes, s'étaient établis sur l'habitation Paul ; ils en furent délogés. Le général Pélage fut chargé de les poursuivre, l'épée dans les reins, jusqu'aux Palétuviers qui bordent la rivière Salée, mission que cet officier accomplit avec sa vigueur ordinaire.

Sur la fin de cette action, un courrier expédié par le commandant de la Pointe-à-Pitre, avait annoncé au général Gobert que cette ville était menacée, que le capitaine Ignace avait paru dans les environs à la tête de quatre cents hommes bien disciplinés et d'une multitude de nègres armés de piques ; qu'il insurgeait les ateliers et qu'il brûlait en même temps toutes les habitations qui se trouvaient sur son passage.

Le commandant ajoutait dans sa lettre qu'il s'attendait à être attaqué la nuit suivante et que la Pointe-à-Pitre courait le plus sérieux danger ; cette ville, ouverte de toutes parts, n'avait, ainsi que nous l'avons dit, qu'une très faible garnison.

Le général Gobert aurait voulu voler sur-le-champ au secours de la place, mais ses troupes étaient épuisées de fatigue, harassées ; il expédia en toute hâte le général Pélage, dont la conduite ne se démentit pas une seule fois pendant cette guerre fratricide ; sa présence seule suffit pour contenir les noirs.

Pélage composa ses forces, des garnisons partie du fort Fleur-d'Épée, partie du fort Union, où il ne laissa qu'un petit nombre d'hommes, partie des gardes nationaux sédentaires, et surtout des dragons et des jeunes conscrits.

Avec les moyens qu'il venait pour ainsi dire d'improviser, le général Pélage tint toute la nuit les révoltés en échec ; pour empêcher le capitaine Ignace d'attaquer la ville, il lui fit craindre d'être attaqué lui-même, en l'inquiétant par des vedettes et des patrouilles continuelles.

Le lendemain, 5 prairial, dès que le jour parut, les noirs virent toutes les hauteurs qui les environnaient occupées par des détachements que le général Pélage y avait placés ; ils le crurent alors à la tête de forces considérables ; ils abandonnèrent aussitôt la plaine de Stiwenson, pour se renfermer dans le fort Brimbridge*, *avantageusement situé au sommet d'un morne, à mille toises, c'est-à-dire environ deux mille mètres, de la Pointe-à-Pitre ; mais ils ne trouvèrent dans ce fort que deux pièces de canon sans affûts ; bien faibles moyens de défense dans la situation critique où ils étaient réduits.

Le général Pélage profita habilement de cette faute commise par le capitaine Ignace ; après avoir cerné complètement le fort, le général fit venir plusieurs pièces de campagne et un obusier qu'il plaça sur un morne voisin ; un feu terrible commença aussitôt contre les révoltés ; ceux-ci ne répondaient que faiblement avec leurs deux canons sans affût qu'ils avaient montés, tant bien que mal, sur des chariots.

Le capitaine Ignace ne tarda pas à s'apercevoir du danger de sa position ; il tenta d'évacuer le fort pour se répandre dans la campagne, mais toutes les issues lui étaient fermées ; plusieurs fois il fut repoussé avec des pertes sérieuses.

Dans ces différents chocs, Gaston de Foissac, qui faisait son apprentissage du métier de soldat à la tête des jeunes conscrits et des créoles volontaires, fit des prodiges de valeur ; il perdit même plusieurs des siens qui se firent bravement tuer plutôt que de reculer ; quant à lui, il ne reçut pas une égratignure.

Cependant Pélage était assez inquiet ; il avait expédié courriers sur courriers au général Gobert pour l'instruire de l'état des choses et lui demander des secours.

Le général était parti de bonne heure du Petit-Bourg avec sa colonne ; lorsqu'il rejoignit Pélage, après l'avoir félicité sur ses heureuses dispositions, il se mit en mesure de pousser vigoureusement l'attaque de Brimbridge ; tous les postes furent doublés ; le général fit jouer de nouvelles pièces qui causèrent un ravage affreux parmi les noirs, rassemblés comme des moutons sur la plate-forme du fort, et ne trouvant plus le moindre abri contre les boulets et la mitraille.

À six heures du soir, l'ordre de l'assaut général fut donné par Gobert ; les troupes s'élancèrent aussitôt au pas de course ; après avoir abattu les portes à coups de hache, malgré la mousqueterie des insurgés, les soldats se ruèrent sur les noirs qui les attendaient bravement de pied ferme ; les noirs furent culbutés par un élan irrésistible ; on en fit un carnage horrible.

Ceux qui voulaient tenter de s'échapper en se précipitant du haut des murailles étaient reçus sur la pointe des baïonnettes.

Enfin, après une résistance désespérée, qui ne dura pas moins d'une heure, le fort Brimbridge demeura définitivement au pouvoir des Français ; les révoltés perdirent à cette sanglante affaire deux cent cinquante prisonniers et huit cents hommes tués.

Les restes désormais impuissants des révoltés, parmi lesquels se trouvait le capitaine Ignace, que d'abord on avait cru reconnaître parmi les morts, se dispersèrent dans la campagne à la faveur des ténèbres*(1)* ; mais de promptes mesures furent prises pour les empêcher de se rallier et de commettre de nouvelles dévastations sur la Grande-Terre ; d'ailleurs, Ignace n'y songeait pas ; atterré par sa défaite, il parvint cependant à réunir autour de lui deux ou trois cents hommes démoralisés, réussit à dérober ses traces et à traverser la rivière Salée.

Ignace n'avait plus qu'un seul but, un désir, rejoindre Delgrès et mourir avec lui.

Ce fut ainsi que d'un seul coup la Pointe-à-Pitre fut sauvée, en même temps que toute la Grande-Terre, la partie la plus considérable de la colonie.

Trois cantons les plus voisins de la ville : les Abymes, le Gozier et le Morne-à-l'Eau, eurent seuls à souffrir des premiers effets de la terrible invasion du capitaine Ignace.

Le général Gobert, assuré par les rapports de ses espions que le lieutenant de Delgrès se retirait définitivement sur le Matouba où il espérait rejoindre son chef, et fort satisfait des résultats glorieux qu'il avait obtenus en si peu de temps, se rembarqua avec ses troupes pour la Basse-Terre, où il arriva au moment où le général en chef prenait toutes les mesures nécessaires que lui suggérait son talent militaire allié à la plus haute prudence, pour en finir par une allure décisive avec Delgrès, le premier et le plus redoutable de tous ses adversaires.

Dès son débarquement à la Basse-Terre, le général Gobert expédia à Richepance, par un courrier, le récit exact de ses opérations et des résultats qu'il avait obtenus ; puis il se mit en devoir de le rejoindre au plus vite avec toutes ses troupes ; au cas où il y aurait bientôt bataille, le brave général voulait y assister.

Le lecteur se rappellera qu'après l'évacuation du fort Saint-Charles, Delgrès, comptant sur une sérieuse diversion de la part du capitaine Ignace, s'était retiré au Matouba.

Là, il attendait que les succès de son lieutenant lui permissent de prendre l'offensive.

Ainsi que le Chasseur de rats l'avait prévu longtemps auparavant, le mulâtre s'était retranché sur l'habitation d'Anglemont, appartenant à la famille de la Brunerie, particularité complètement ignorée de Delgrès ; le mulâtre avait ajouté aux superbes défenses dont la nature avait entouré cette magnifique habitation toutes celles que son expérience de l'art militaire pouvait lui fournir.

Il avait sous ses ordres de nombreux adhérents fanatiquement dévoués à sa personne et commandés par Kirwand, Dauphin, Jacquet, Codou, Palème et Noël Corbet ; c'est-à-dire les officiers les plus braves, les plus résolus et les plus intelligents.

Cette position avait de très grands avantages pour les insurgés.

Ils s'y trouvaient, par la disposition même des lieux, maîtres d'accepter le combat ou de le refuser contre des troupes supérieures ; de plus, ils pouvaient se répandre à volonté, par des expéditions soudaines, dans toutes les parties de la Basse-Terre ; en même temps qu'ils établissaient, par les bois, avec le capitaine Ignace, une correspondance prompte et facile ; surtout pour des noirs accoutumés à courir sur le sommet des montagnes et à franchir tous les obstacles comme en se jouant.

Voilà quelle était la situation de Delgrès.

Cette situation était loin d'être désespérée ; un coup de main hardi, une rencontre heureuse, suffisaient non pas à faire réussir la révolte, mais à lui rendre toute sa force première ; de plus, si le succès couronnait la tentative du capitaine Ignace sur la Grande-Terre, la guerre pouvait, longtemps encore, être traînée en longueur et permettre aux noirs, s'ils étaient contraints de se soumettre, de ne le faire qu'à des conditions avantageuses.

Nous avons rendu compte des résultats de la tentative faite par Ignace.

Les choses étaient en cet état ; Delgrès, prenant ses rêves pour des réalités, se berçait des plus riantes chimères, lorsqu'il fut tout à coup réveillé de son extase par un coup de foudre.

Un matin, un peu avant le lever du soleil, le chef des révoltés vit soudain arriver à son quartier général d'Anglemont une troupe peu nombreuse, mais hurlante, effarée, les vêtements en lambeaux et couverts de sang, au milieu de laquelle se trouvait Ignace, honteux, désespéré, presque fou de douleur.

L'arrivée si peu prévue de cette troupe à d'Anglemont, produisit l'effet le plus déplorable sur les défenseurs de l'habitation.

Les nouvelles qu'elle apportait étaient terribles.

L'expédition de la Grande-Terre avait complètement échoué ; les troupes du capitaine Ignace étaient détruites ; lui-même n'avait réussi que par miracle à s'échapper avec les quelques hommes démoralisés qu'il avait à grand-peine maintenus sous son drapeau ; de plus, tout espoir de tenter une seconde expédition contre la Pointe-à-Pitre était perdu sans retour.

Delgrès écouta froidement, sans témoigner la moindre émotion, le rapport de son lieutenant ; cependant il avait la mort dans le cœur ; mais il comprenait de quelle importance il était pour lui de ne pas laisser voir à ceux qui l'entouraient les divers sentiments dont il était agité.

Le mulâtre, brutalement renversé du haut de ses rêves, envisagea sa situation telle qu'elle était en réalité ; elle était des plus critiques, presque sans remède.

À part quelques bandes peu nombreuses et mal organisées qui guerroyaient encore dans les mornes, et se livraient plutôt au meurtre et au pillage, qu'elles ne faisaient une guerre en règle contre les Français ; toutes les forces vives des noirs se trouvaient maintenant concentrées sur le même point, l'habitation d'Anglemont.

Si redoutable que fût la position qu'ils occupaient, les révoltés connaissaient trop bien les Français, ils les avaient vus de trop près à l'œuvre pour conserver la moindre illusion sur le sort qui les attendait.

Ils savaient que le général en chef Richepance était un de ces inflexibles soldats que les difficultés loin de les décourager, excitent au contraire à vaincre ; qu'il franchirait, n'importe à quel prix, tous les obstacles, mais qu'il viendrait sans hésiter les attaquer dans leur dernier refuge ; ce qu'ils lui avaient vu accomplir de miracles d'audace et de patience, lors du siège du fort Saint-Charles, leur avait donné la mesure de ce dont il était capable, et, malgré les minutieuses précautions qu'ils avaient prises, à chaque instant ils redoutaient, tant leur terreur était grande, de le voir arriver à la tête de ces invincibles soldats qui, débarqués depuis moins d'un mois dans la colonie, escaladaient déjà les mornes les plus inaccessibles d'un pas aussi assuré que le plus intrépide et le plus adroit nègre marron.

Sur la prière de ses officiers qui voyaient avec crainte l'effet produit sur les troupes de l'habitation par l'arrivée des hommes du capitaine Ignace, Delgrès se résolut à réunir un conseil de guerre.

Ce fut alors, que le chef des révoltés se trouva à même de se rendre exactement compte du découragement de ses adhérents et de la démoralisation qui commençait à se glisser sourdement dans leurs rangs.

La réunion fut tumultueuse, désordonnée.

Pendant longtemps, Delgrès fit de vains efforts pour ramener un peu d'ordre, rétablir le silence nécessaire pour que la délibération fût calme, raisonnée ; pendant, longtemps il ne réussit qu'à grand-peine à se faire entendre et écouter.

Les avis du conseil étaient fort partagés ; les uns voulaient mettre bas les armes sans plus attendre et implorer la clémence du général en chef ; d'autres parlaient de se réfugier à la Dominique ou même aux Saintes ; sans réfléchir que le chemin de la mer leur était coupé et que, de plus, ils n'avaient pas à leur disposition une seule pirogue. Quelques-uns, plus résolus, voulaient fondre à l'improviste sur les Français, les attaquer à la baïonnette et se faire tuer bravement, les armes à la main ; s'ils ne réussissaient pas à les vaincre par cette attaque désespérée ; d'autres enfin en plus grand nombre, plus sages et surtout plus logiques, proposaient de demander une entrevue au général en chef de l'armée française, de lui faire des propositions qui sauvegarderaient surtout leur honneur et leur liberté, ajoutant, avec infiniment de raison, que si ces propositions très peu exagérées, étaient repoussées, il serait toujours temps d'en venir à des moyens extrêmes et de se faire bravement tuer les armes à la main.

Delgrès, dès qu'il avait vu la discussion entrer dans une voie anormale, s'était tenu à l'écart et n'y avait plus pris aucune part ; silencieux, pensif, il écoutait, sans s'émouvoir, les diverses opinions qui, tour à tour, étaient émises ; enfin, lorsque les membres du conseil se furent à peu près mis d'accord entre eux et qu'ils se tournèrent vers lui pour lui demander de sanctionner ce qu'ils avaient arrêté, un sourire amer plissa ses lèvres, il se leva et prit la parole :

-- Citoyens, dit-il, j'ai suivi avec la plus sérieuse attention la marche de la longue discussion qui vient d'avoir lieu devant moi ; vous me demandez mon opinion, il est de mon devoir de vous la donner avec franchise et surtout avec loyauté, c'est ce que je vais faire. À mon avis, l'intention que vous émettez de demander une entrevue au général Richepance, afin de lui faire des propositions, me semble de tous points une folie. Nous avons nous-mêmes refusé, il y a quelques jours à peine, de recevoir des parlementaires en les menaçant de les pendre comme espions ; les deux seuls qui sont parvenus jusqu'à nous au fort Saint-Charles, vous m'avez contraint, malgré ma volonté expresse, à les retenir prisonniers et à manquer ainsi, moi soldat, aux lois de la guerre. Pourquoi le général Richepance n'agirait-il pas envers nos parlementaires de la même façon que nous avons agi envers les siens ? Nous l'y avons autorisé par notre exemple, et il ne ferait ainsi que nous imposer la loi du talion.

Plusieurs dénégations interrompirent le commandant ; celui-ci sourit avec dédain, et aussitôt que le bruit se fut un peu calmé, il reprit :

-- J'admets comme vous, pour un instant, que le général en chef, militaire honorable s'il en fut, dédaigne d'employer de tels moyens et consente à recevoir notre parlementaire. Qu'arrivera-t-il ? Supposez-vous que le général Richepance ne connaisse pas aussi bien que nous la situation critique dans laquelle nous nous trouvons ? Si vous pensiez ainsi, vous commettriez une grave erreur ; le général en chef nous considère comme perdus ; notre soumission n'est plus pour lui qu'une question de temps ; on ne traite pas avec des ennemis vaincus ; on ne perd pas son temps à discuter les propositions qu'ils sont assez niais pour faire ; on leur impose les siennes. Voilà de quelle façon agira le général Richepance avec votre parlementaire, et il aura raison, parce que la démarche que vous voulez tenter lui enlèvera les derniers doutes que, peut-être, il conserve encore sur la situation précaire dans laquelle nous nous trouvons réduits ; réfléchissez donc mûrement, dans votre intérêt même, je vous en prie, avant de mettre votre projet à exécution, et de tenter auprès de notre ennemi la démarche hasardeuse et imprudente que vous voulez faire.

Il* *y eut un court silence, mais bientôt l'effet produit par ces sages paroles s'évanouit ; la discussion recommença plus vive et plus acerbe que jamais.

-- C'est notre dernière ressource, dit Codou.

-- Le général Richepance n'est pas cruel, il aura pitié de nous, ajouta Palème.

-- D'autant plus, dit Noël Corbet, que ses instructions lui recommandent surtout la clémence.

-- D'ailleurs, interrompit le capitaine Ignace, nous serons toujours à même de nous faire tuer en braves gens les armes à la main, si nos propositions sont repoussées.

-- Cela ne fait pas le moindre doute ; mais il serait préférable qu'elles ne le fussent pas, dit Dauphin d'un air assez piteux.

Malgré la gravité des circonstances, la naïveté de Dauphin souleva une hilarité générale.

-- Ainsi, vous êtes bien résolus à faire cette démarche auprès du général en chef ? demanda Delgrès.

-- Oui ! répondirent-ils tous à la fois.

-- C'est bien, reprit le commandant d'une voix brève ; puisque vous l'exigez il en sera ainsi.

-- Nous n'exigeons rien, commandant, s'écria vivement Noël Corbet, nous vous prions.

-- Oui, dit Delgrès avec un sourire amer ; mais vos prières, citoyens, ressemblent assez à des menaces ; la pression morale que vous exercez sur moi, me contraint à céder à votre volonté.

-- Commandant ! s'écrièrent plusieurs officiers avec prière.

-- Soit, vous dis-je, je consens ; ne discutons donc pas sur les mots, cela est inutile et nous fait perdre un temps précieux ; je demanderai une entrevue au général Richepance. Qui de vous, citoyens, osera se présenter aux avant-postes français ?

-- J'irai, moi, commandant ! si vous n'y voyez pas d'inconvénient, répondit aussitôt le capitaine Ignace.

-- Ce sera donc vous, capitaine ; préparez-vous à partir dans une heure ; je vous chargerai d'une lettre pour le général en chef. Maintenant, citoyens, vous êtes satisfaits, vous avez obtenu ce que vous désiriez ; bientôt nous saurons qui, de vous ou de moi, avait raison ; si la démarche à laquelle vous me contraignez obtiendra les résultats que vous vous en promettez. Le conseil est levé ; veuillez faire réunir les troupes et leur annoncer la résolution importante qui a été prise ; profitez de cette circonstance pour rétablir la discipline parmi les soldats et surtout les rappeler à leur devoir.

Les officiers saluèrent leur chef et se retirèrent.

Demeuré seul, Delgrès se laissa tomber avec accablement sur un siège.

Tous ses projets avaient avorté ; il se sentait perdu, les pensées les plus sinistres traversaient son cerveau bourrelé par la douleur. Cependant cet état de prostration ne persévéra point ; le militaire dompta l'émotion qui lui étreignait le cœur, il se leva, alla se placer devant un bureau et d'une main fébrile il écrivit la lettre dont le capitaine Ignace devait être le porteur.

En pliant ce papier fatal qui semblait lui brûler les doigts, un sourire vague et triste éclaira, comme un rayon de lune dans une nuit sombre, le visage de Delgrès ; une douce et chère apparition passa peut-être devant ses yeux ; il soupira, mais se redressant tout à coup :

-- Soyons homme, murmura-t-il ; j'ai joué une partie terrible, j'ai perdu ; je saurai payer ma dette.

Il jeta négligemment la lettre sur la table, se leva, alluma un cigare et commença à se promener de long en large dans le salon dans lequel il se tenait et dont il avait fait son cabinet de travail.

Une demi-heure plus tard, lorsque le capitaine Ignace se présenta, en proie, il faut l'avouer, à une certaine appréhension secrète, il trouva son chef calme, souriant, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé.

Le capitaine Ignace avait fait toilette.

Les vêtements déchirés et souillés de boue et de sang avaient disparu pour faire place à d'autres, taillés à la dernière mode, qui lui donnaient une tournure singulière, mais qui, cependant, n'avaient rien de prétentieux ni de ridicule.

Le mulâtre avait eu le bon goût, sans que personne le lui eut conseillé, d'adopter pour son ambassade l'habit bourgeois au lieu de l'uniforme militaire français que depuis sa révolte il n'avait naturellement plus le droit de porter, et sur lequel se trouvaient des insignes militaires dont, selon toutes probabilités, le général Richepance n'aurait pas souffert qu'il fit parade devant lui.

Par une coïncidence singulière, les troupes françaises étaient, depuis ce jour-là même, campées dans une immense savane, presque aux pieds des premiers plateaux du Matouba ; leurs grand-gardes atteignaient, pour ainsi dire, les contreforts des mornes.

Delgrès donna à son lieutenant les instructions les plus détaillées sur la façon dont il devait agir en présence du général en chef, lui remit la lettre qui devait lui servir d'introduction ; puis il lui souhaita bonne chance avec un sourire railleur, le congédia en deux mots et lui tourna le dos sans cérémonie, le laissant tout penaud d'une telle façon de le recevoir.

Le capitaine quitta aussitôt l'habitation.

Le mulâtre, rendons-lui cette justice, ne se faisait aucune illusion sur le respect que devait inspirer aux Français sa personnalité, qu'il savait, de longue date, leur être des moins sympathiques ; ils avaient, du reste, de fortes raisons pour qu'il en fût ainsi ; les excès dont il s'était rendu depuis si longtemps coupable l'avaient fait exécrer de la population entière de la Guadeloupe ; il n'espérait rien de bon du résultat de la mission dont il s'était chargé ; il croyait marcher à la mort ; jugeant les officiers français d'après lui-même, il était convaincu qu'ils saisiraient avec empressement l'occasion qu'il leur offrait de tirer une éclatante vengeance du mal qu'il leur avait fait, et qu'il serait immédiatement fusillé ; mais cette sombre perspective ne l'effrayait nullement ; son parti était pris ; après la défaite qu'il avait subie, défaite qui entraînait la perte de son chef et devait inévitablement amener l'extinction de la révolte, il n'aspirait plus qu'à mourir bravement, comme il avait vécu, en regardant la mort en face.

Un trompette et un soldat portant un drapeau blanc, soigneusement roulé, accompagnaient le capitaine et marchaient à quelques pas derrière lui.

Après une course de près de trois quarts d'heure, les trois hommes atteignirent enfin un plateau élevé d'où on apercevait distinctement les bivouacs de l'armée française établie à environ une lieue et demie de l'endroit où ils se trouvaient ; les grand-gardes et les avant-postes étaient de beaucoup plus rapprochés.

Le capitaine Ignace fit alors sonner un appel de trompette, tandis que, par ses ordres, le drapeau parlementaire était déployé.

La réponse ne se fit pas longtemps attendre.

Le capitaine descendit alors, suivi de ses deux compagnons, et il se présenta aux avant-postes.

Là, après lui avoir bandé les yeux avec soin, on le hissa sur un cheval, et tandis que le trompette et le porte-drapeau attendaient le retour de leur chef en dehors de la ligne des grand-gardes, une patrouille de grenadiers conduisit le capitaine au quartier général.

Le trajet fut assez long, il dura une demi-heure ; enfin on s'arrêta ; le capitaine fut descendu de cheval, conduit sous une tente et le bandeau qui lui couvrait les yeux tomba.

Le premier soin du mulâtre en recouvrant la vue fut de regarder curieusement autour de lui.

Il se trouvait en présence des généraux français.

Une carte de la Guadeloupe était dépliée sur des tambours posés les uns sur les autres et recouverts d'une large planche formant table.

Le commandant en chef de l'armée, Richepance, facile à reconnaître à cause de sa haute et noble stature, causait dans un groupe d'officiers supérieurs parmi lesquels se trouvaient les généraux Gobert et Pélage, qui quelques jours auparavant avaient infligé une si rude défaite au capitaine.

Cependant celui-ci ne perdit pas contenance ; il se tint immobile et respectueux, prêt à répondre aux questions qui lui seraient adressées, sans que rien dans son maintien prêtât à la raillerie ou excitât le mépris.

Le général Richepance se tourna brusquement vers le mulâtre, et après l'avoir un instant examiné :

-- Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d'une voix brève.

-- Général, répondit le mulâtre en s'inclinant, je suis le capitaine Ignace.

-- Ah ! ah ! murmura le général en le regardant curieusement. C'est vous qui commandiez à Brimbridge ?

-- Et que le général Gobert a si rudement frotté, oui, mon général.

-- Allons, le drôle n'est pas sot ! dit en riant le général Gobert.

Richepance sourit.

-- Que demandez-vous ? reprit-il.

-- Mon général, je viens en parlementaire.

-- En parlementaire ? Vous reconnaissez donc les lois de la guerre, maintenant ?

-- Vous nous avez donné de trop bonnes leçons pour que nous ne les connaissions pas, général.

-- Oui, lorsque vous avez intérêt à le faire, n'est-ce pas ?

-- L'intérêt n'est-il pas la loi suprême ? mon général.

-- Je ne m'en dédis pas, reprit le général Gobert ; le drôle est loin d'être sot.

-- Ainsi vous avez renoncé à pendre comme espions ou à retenir prisonniers les parlementaires ? continua Richepance.

-- Oui, mon général ; d'ailleurs, nous n'en avons pendu aucun.

-- C'est vrai ; mais vous en avez fait deux prisonniers.

-- En effet, mon général ; mais c'est grâce à cette mesure... équivoque que le fort Saint-Charles n'a pas sauté.

-- Le* *drôle a vraiment réponse à tout, fit le général Gobert en s'approchant, il a une façon charmante de toujours se donner raison.

-- Qui vous envoie ? demanda le général en chef.

-- Le commandant Delgrès.

-- Delgrès n'est plus commandant, dit sèchement le général.

-- Pour vous, général, en effet, pas plus que je ne suis capitaine, mais pour nous il a toujours conservé son grade, puisqu'il est notre chef.

-- Que vous a chargé de me dire M. Delgrès ? reprit le général en se mordant les lèvres.

-- Rien, mon général, mais il m'a remis une lettre.

-- Où est cette lettre ?

-- La voici, mon général, répondit Ignace en présentant la missive de Delgrès.

Le général prit la lettre, l'ouvrit et, après l'avoir rapidement parcourue des yeux, il reprit en s'adressant à Ignace qui attendait, immobile :

-- Votre chef, lui dit-il, me demande pour demain une entrevue à l'habitation Carol ; il met à cette entrevue certaines conditions de peu d'importance que j'accepte ; voici ma réponse, vous la lui répéterez textuellement.

-- Textuellement, oui, mon général.

-- Demain à dix heures du matin, je me rendrai avec une escorte de vingt dragons à l'habitation Carol, lieu choisi pour l'entrevue ; Delgrès et moi, nous pénétrerons seuls dans l'intérieur de l'habitation ; son escorte et la mienne, toutes deux en nombre égal, demeureront en dehors ; elles devront se tenir hors de la portée de la voix. Vous m'avez compris ?

-- Parfaitement, oui, mon général.

-- Dieu veuille que cette entrevue, quoique tardive, réussisse à arrêter l'effusion du sang ! Allez. Lieutenant, reconduisez cet homme aux avant-postes.

Le capitaine Ignace salua le général Richepance, qui lui tourna le dos sans même lui rendre son salut.

On banda de nouveau les yeux au mulâtre et on le fit sortir de la tente.

Trois heures plus tard, le capitaine Ignace était de retour à l'habitation d'Anglemont où il rendait compte de sa mission au commandant Delgrès, sans omettre un seul mot.

En somme, les nouvelles que le capitaine apportait étaient plutôt bonnes que mauvaises ; les révoltés, avec cette facilité qui caractérise la race nègre, se crurent sauvés ; ils sentirent l'espoir rentrer dans leurs cœurs.

Seul, Delgrès n'espérait pas.

C'est que, seul, il savait que toute capitulation était impossible.

XIII -- *Où * **Renée de la Brunerie voit monter un nuage à l'horizon de son bonheur.

Il était environ huit heures du soir.

Le dîner s'achevait à l'habitation de la Brunerie où, depuis trois jours déjà, le planteur et sa fille étaient de retour.

Renée de la Brunerie, à laquelle le séjour de la Basse-Terre déplaisait, surtout depuis que le général en chef avait quitté la ville pour se mettre, en personne, à la poursuite des noirs, avait obtenu de son père de revenir à la plantation ; prière que M. de la Brunerie avait immédiatement exaucée.

Sans être avare, le planteur savait par expérience qu'il n'y a rien de tel que l'œil du maître, et dans les circonstances difficiles où la colonie était plongée, il n'était pas fâché de veiller par lui-même sur ses biens.

Donc, le dîner s'achevait ; les convives beaucoup plus nombreux encore qu'ils ne l'étaient huit ou dix jours auparavant, car les déprédations commises par les troupes noires qui tenaient la campagne, avaient obligé tous les blancs disséminés çà et là dans leurs exploitations à chercher provisoirement un refuge chez les riches propriétaires, plus en état de se défendre contre les attaques des révoltés ; les convives, disons-nous, fumaient et causaient tout en savourant leur café.

La conversation était très animée.

Elle roulait exclusivement sur la guerre, sujet palpitant et qui, naturellement, intéressait au plus haut point la plupart des personnes présentes.

MM. Rigaudin et des Dorides soutenaient une polémique assez vive contre le lieutenant Alexandre Dubourg, émettant chacun leur tour et souvent tous les deux à la fois, les opinions les plus erronées sur les mouvements stratégiques de l'armée française, avec un aplomb qui ne pouvait être égalé que par leur complète ignorance du sujet qu'ils traitaient avec une si grande désinvolture ; ces hérésies, auxquelles, à cause de leur ineptie même, il lui était souvent impossible de répondre, faisaient bondir l'officier sur son siège, ce que les deux planteurs ne manquaient point de prendre pour une victoire ; alors ils accablaient le malheureux lieutenant de plaisanteries à double sens et de sourires ironiques, en se frottant les mains et en promenant avec fatuité des regards triomphants autour d'eux.

Cependant les nouvelles de la guerre étaient meilleures ; on avait appris par le sergent Kerbrock, sorti de l'ambulance et de retour depuis l'après-dîner à l'habitation, que le capitaine Ignace avait été mis en déroute et son détachement complètement détruit à Brimbridge ; que lui-même avait été contraint de fuir presque seul et de se réfugier en toute hâte dans les mornes, d'où on espérait qu'il ne sortirait plus.

Les hôtes de M. de la Brunerie savaient de plus -- comment le savaient-ils ? nul n'aurait pu le dire, puisque le sergent Kerbrock, le seul étranger qui eut paru ce jour-là à la Brunerie, l'ignorait lui-même, -- que, le matin, les noirs retranchés à l'habitation d'Anglemont avaient envoyé un parlementaire au général en chef, à son quartier général ; que ce parlementaire avait été reçu par Richepance et traité avec les plus grands égards.

Là s'arrêtaient les renseignements.

Mais les dignes planteurs en savaient assez pour étayer sur ces renseignements les théories les plus saugrenues.

Avec l'insouciance native qui distingue les créoles, les braves planteurs, à peu près ruinés pour la plupart, avaient déjà oublié leurs malheurs particuliers pour ne plus songer qu'aux événements dont leur île était le théâtre ; les commenter et les discuter avec ce feu et cette animation, qu'ils mettent même dans les discussions les plus futiles, et qui font souvent supposer qu'ils se querellent, aux étrangers peu au fait de leur caractère, lorsqu'ils ne font, au contraire, que causer de la manière la plus amicale, mais avec force cris et gestes.

M. de la Brunerie, comme de coutume, présidait une des tables, et M. David, le majordome, présidait la seconde.

Renée de la Brunerie, un peu souffrante, n'assistait pas au dîner ; elle s'était fait servir chez elle.

Retirée dans son appartement, assise à une table où se trouvaient deux couverts, Renée dînait en tête à tête avec une belle jeune fille à peu près de son âge, douce, gracieuse, et dont les grands yeux noirs pétillaient de malice et de gaieté.

Cette jeune fille était Melle Hélène de Foissac, la sœur de Gaston, la compagne d'enfance de Renée et surtout son amie de cœur.

Les deux jeunes filles dînaient, avons-nous dit ; nous nous sommes trompé, nous avons voulu dire picoraient comme des bengalis capricieux, et surtout rassasiés ; en effet, c'est à peine si elles touchaient ou mordillaient du bout de leurs lèvres roses, les mets appétissants et variés que tour à tour leur présentaient d'un air câlin leurs ménines, admises seules à les servir à table.

Une indéfinissable appréhension se laissait voir sur leurs charmants visages.

Renée était préoccupée, triste, pensive ; Hélène, elle-même, peut-être par sympathie, semblait avoir perdu une partie de sa gaieté ordinaire.

Leur conversation, à bâtons rompus, ne procédait que par bonds et par saccades, tantôt vive, fébrile même, tantôt froide, languissante ; elle effleurait tous les sujets et souvent elle était interrompue par de longs silences.

Le matin de ce jour, M. de la Brunerie avait eu avec sa fille une longue et sérieuse conversation qui avait causé à la jeune fille une impression tout à la fois si vive et si forte, que, bien que plusieurs heures se fussent écoulées depuis cet entretien, cette impression durait encore.

Le planteur, à la vérité en termes très vagues et sans vouloir rien préciser positivement, avait fait sentir à sa fille, qu'il était résolu à mettre un terme à ses hésitations continuelles sur son mariage.

Que le bruit fâcheux d'une rupture entre elle et son fiancé Gaston de Foissac s'était répandu dans la colonie et surtout à la Basse-Terre ; que les commentaires allaient grand train comme toujours en pareil cas ; que ces commentaires étaient loin d'être obligeants pour elle, qu'il était temps de les faire cesser et de les arrêter complètement, en fermant la bouche aux bavards par son mariage avec son cousin Gaston de Foissac ; mariage convenu depuis tant d'années et qu'il voulait absolument conclure aussitôt après la défaite des rebelles, ce qui, ajoutait-il, ne pouvait pas manquer d'avoir lieu bientôt.

M. de la Brunerie, qui, en commençant cette conversation avec sa fille, s'était intérieurement promis de rester dans les généralités et de ne rien dire de trop positif ou de trop direct, n'avait pas manqué cette fois* *de faire comme il faisait toujours, c'est-à-dire qu'il s'était laissé aller trop loin, et avait ainsi obtenu un résultat diamétralement opposé à celui qu'il se proposait d'obtenir.

La même chose arriva à Renée, mais de la part de la jeune fille, ce fut avec intention, de parti pris.

Au lieu de suivre, ainsi qu'elle devait le faire, l'excellent conseil que son ami le Chasseur de rats lui avait donné, de ne répondre ni oui ni non à son père, et d'essayer ainsi de gagner du temps, la fière jeune fille, dont le noble caractère répugnait surtout au mensonge et que son organisation essentiellement loyale rendait très peu apte à ces discussions dont la ruse et la finesse doivent faire tous les frais, avait répondu de telle sorte à M. de la Brunerie, sans cependant pour cela, sortir des bornes du respect qu'elle professait pour lui, que le planteur en était d'abord demeuré abasourdi ; puis au bout de quelques instants, aussitôt que son sang-froid était revenu ou à peu près, il était sorti en déclarant à sa fille qu'avant quinze jours, elle épouserait son cousin Gaston de Foissac.

Jamais son père, dont elle se savait tendrement aimée, ne lui avait parlé avec cette rudesse ; aussi Renée avait-elle été douloureusement frappée ; non pas peut-être autant de la décision de M. de la Brunerie que du ton blessant dont ces paroles avaient été prononcées par lui.

Lorsque la hautaine jeune fille avait entendu son père s'exprimer ainsi qu'il l'avait fait, il lui avait semblé qu'une fibre secrète de son cœur s'était tout à coup rompue ; elle qui aimait si pieusement son père, qui se croyait aimée de lui au-dessus de tout ; elle s'était sentie douloureusement affectée en reconnaissant que l'orgueilleux vieillard avait placé l'amour-propre et l'entêtement au-dessus de la tendresse filiale si pure et si entière de sa fille ; elle en concluait que tous les torts se trouvaient du côté de son père, puisque l'obéissance qu'il exigeait d'elle devait faire le malheur de sa vie, en la contraignant, malgré ses prières, à épouser un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle n'aimerait jamais.

Il est vrai que la réponse faite par la jeune fille avait été si nette, si claire, si précise que, jusqu'à un certain point elle justifiait la grande colère du vieillard.

-- Mon père, avait-elle dit, tout en rendant la plus entière justice aux belles et nobles qualités de mon cousin Gaston de Foissac, jamais je ne l'aimerai ; j'en aime un autre auquel j'ai, depuis longtemps déjà, engagé ma foi ; je serai sa femme ou je mourrai vieille fille.

-- Ah ! avait répondu le planteur, vous refusez d'épouser votre cousin envers lequel, moi, je me suis engagé ?

-- Je regrette, mon père, que vous, qui m'aimez tant, ayez pris cet engagement funeste, sans daigner consulter mon cœur.

-- Ta ! ta ! ta ! avait-il fait en riant, tout cela n'a pas le sens commun ; ce sont des raisonnements de petite fille ; vous l'épouserez.

-- J'ai le chagrin de vous répéter pour la seconde fois, mon père, que je n'épouserai pas mon cousin parce que mon cœur est à un autre ; que cet autre m'aime et que nous nous sommes juré de nous unir ensemble ou de ne jamais nous marier.

-- Fadaises que tout cela, mademoiselle ; j'ai entendu parler de cet amour romanesque ; j'ai refusé d'y ajouter foi, sans même me soucier de prendre la peine de demander le nom de ce beau ténébreux.

-- Vous avez eu grand tort, mon père, de ne pas ajouter foi à cet amour ; il est sincère et profond. Quant au nom de ce beau ténébreux que vous avez refusé de connaître, je n'ai aucun motif de le cacher ; je vais vous le dire, mon père : c'est le général Antoine Richepance, commandant en chef le corps expéditionnaire français.

-- Ah ! ah ! c'est donc lui ! s'écria M. de la Brunerie, je m'en doutais.

-- Vous deviez vous en douter, en effet.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Rien de plus que ce que je vous dis, mon père.

-- Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, j'en suis fâché pour le général Richepance, mais vous ne l'épouserez pas, mademoiselle.

-- Soit, mon père ; à mon tour je vous déclare aussi que je n'épouserai personne, dussé-je en mourir ! avait-elle répondu avec une fermeté qui avait causé au vieillard l'émotion dont nous avons parlé.

C'est alors que M. de la Brunerie avait dit à sa fille les paroles que nous avons rapportées plus haut, et avait quitté sa chambre à coucher, où cette scène se passait, en proie à une si grande animation.

Renée avait passé la journée tout entière à pleurer, sans que son amie, Mlle Hélène de Foissac, avec ses douces caresses, réussit à tarir ses larmes. D'ailleurs, Hélène aussi avait ses peines, mélangées de joie, il est vrai, mais cuisantes cependant.

La conduite héroïque du capitaine Paul de Chatenoy lors de l'évacuation du fort Saint-Charles par les noirs et la distinction éclatante qui en avait été la récompense l'avaient, à la vérité, comblée de joie ; car, on le sait, Hélène aimait le jeune officier, dont elle était adorée ; leur mariage était convenu et devait être célébré très prochainement ; mais, d'un autre côté, Hélène avait été excessivement peinée par la résolution prise si à l'improviste par son frère Gaston, résolution dont elle avait aussitôt deviné les motifs secrets ; elle ne pouvait en vouloir à son amie de ne pas aimer Gaston, quelles que fussent d'ailleurs ses qualités personnelles ; mais si elle plaignait Renée, son amie, elle plaignait bien plus encore Gaston, son frère, si digne d'être aimé et si malheureux de ne l'être pas.

Les jeunes filles avaient terminé leur repas ; depuis quelques minutes elles s'étaient levées de table et étaient passées dans un boudoir, lorsque M. de la Brunerie, après s'être fait annoncer, entra une lettre à la main, en compagnie du Chasseur de rats que suivait à ses talons, comme de coutume, son inséparable meute de chiens ratiers.

En apercevant son père, la jeune fille se sentit pâlir malgré elle ; cependant, se remettant aussitôt, elle se leva, fit une profonde révérence, baissa les yeux et attendit.

-- Ma chère enfant, dit le planteur d'un ton qu'il essayait de rendre enjoué, sans doute afin de donner le change au Chasseur, dont la perspicacité l'inquiétait toujours, je reçois à l'instant une lettre du général Richepance.

-- Ah ! fit-elle, avec un tressaillement nerveux, en levant sur son père ses grands yeux pleins de larmes.

M. de la Brunerie détourna la tête pour ne pas voir l'émotion de sa fille et il continua en feignant de plus en plus la bonne humeur.

-- Oui, cette lettre m'a été remise à l'instant par notre ami le Chasseur, qui me l'a apportée en personne. Le général, paraît-il, a véritablement accordé une entrevue à ce misérable Delgrès ; cette entrevue, dont, entre nous, je n'augure rien de bon au reste, doit, paraît-il avoir lieu demain, à dix heures du matin, à l'habitation Carol, sur la première pente du Matouba.

-- Que me fait cela, mon père ? demanda Renée avec un accent glacial.

-- Attends donc, chère enfant, continua imperturbablement le planteur. Il paraît que ce Delgrès exige que tu tiennes la promesse que tu lui as faite, prétend-il, et que tu assistes à cette entrevue.

-- Le commandant Delgrès ne prétend rien qui ne soit exact, mon père ; je lui ai, en effet, promis d'assister à l'entrevue qu'il demanderait au général Richepance ; cette promesse a été faite devant témoin.

-- Je l'affirme, dit le Chasseur de rats ; cela a eu lieu en ma présence au fort Saint-Charles.

-- Soit ; c'est possible, se hâta de dire le planteur, bien, que je ne me doute nullement pourquoi ; mais ces hommes de couleur sont tellement maniaques que, quoi qu'on fasse, on ne sait jamais à quoi s'en tenir avec eux.

-- Mon père, répondit la jeune fille, je ne puis ni ne veux essayer de pénétrer les motifs secrets que pouvait avoir le commandant Delgrès, lorsqu'il me pria de lui faire cette promesse ; je me bornerai à vous dire qu'il venait de me rendre un service immense, vous le savez déjà depuis mon retour à la Basse-Terre ; je n'insisterai donc pas sur ce sujet ; je ne devais pas refuser à cet homme une aussi légère satisfaction. Cette promesse, je la lui fis volontairement, il me la rappelle aujourd'hui, c'est son droit ; je la tiendrai de même que j'ai toujours tenu et que toujours je tiendrai les promesses que j'ai faites ou que je ferai, ajouta-t-elle d'une voix ferme avec un accent incisif.

-- Hum ! fit le planteur avec embarras en entendant articuler si nettement par sa fille cette menace voilée.

Mais se remettant presque aussitôt, il reprit en souriant :

-- Voilà qui est bien ; quand partons-nous pour le camp, ma mignonne ?

-- Cela m'est complètement indifférent, mon père, répondit-elle nonchalamment ; cela dépend de vous, nous partirons quand il vous plaira.

-- Merci, chère enfant. Vous nous accompagnerez, n'est-ce pas, Chasseur ?

-- Oui, répondit laconiquement le vieillard, dont le regard scrutateur était depuis quelques instants opiniâtrement fixé sur le pâle visage de la jeune fille.

-- À quelle heure pensez-vous que nous devions partir ?

-- À huit heures du matin, au plus tard. Bien que la route ne soit pas longue, cependant il faut tenir compte de l'état des chemins ; ils sont mauvais, difficiles, obstrués et même coupés en plusieurs endroits.

-- C'est parfaitement exact. Nous partirons donc à huit heures du matin, c'est convenu ; je donnerai les ordres nécessaires pour que l'escorte soit prête.

-- Quelle escorte ? demanda le Chasseur.

-- Pardieu ! celle que nous emmènerons avec nous pour nous défendre en cas de besoin.

-- C'est inutile, monsieur ; il y a une suspension d'armes entre les Français et les rebelles ; d'ailleurs, Mlle de la Brunerie ne possède-t-elle pas la meilleure escorte possible, un sauf-conduit signé par Delgrès lui-même ?

-- Je possède en effet ce sauf-conduit, dit la jeune fille.

-- C'est possible ; mais, franchement, croyez-vous bien sérieusement que ce misérable Delgrès...

-- Le* *commandant Delgrès n'est pas un misérable, monsieur, interrompit durement le Chasseur ; c'est un homme d'honneur comme vous, qui combat pour une cause qu'il croit juste et qui l'est effectivement à ses yeux et à ceux de bien d'autres encore ; son seul tort vis-à-vis de vous, est d'être votre adversaire.

-- Permettez, vieux Chasseur ; mon opinion sur cet homme est faite depuis longtemps, je n'en changerai pas ; il est donc inutile de discuter à ce sujet ; puisque vous êtes convaincu que ce sauf-conduit sera respecté et qu'il suffira pour protéger ma fille, nous ne prendrons pas d'escorte. Ainsi n'oublions pas, mon enfant, demain, à huit heures précises du matin.

-- Je serai prête, mon père, dit Renée.

-- Et moi aussi ! s'écria vivement Hélène.

-- Comment, vous aussi, petite cousine ?

-- Certes, cher monsieur de la Brunerie, je désire beaucoup, depuis longtemps, visiter le camp français ; l'occasion s'en présente, j'en profite ; quoi de plus simple ? À moins pourtant, mon cousin, que ma compagnie ne vous paraisse ennuyeuse et désagréable, auquel cas je m'abstiendrai.

-- Vous ne pouvez le supposer, chère cousine ; je serai, au contraire, très heureux que cette promenade -- car ce n'est pas autre chose, -- soit honorée de votre charmante présence.

-- On n'est pas plus aimable ; puisque vous êtes si gracieux, mon cousin, c'est entendu, je pars avec vous.

-- Vous me comblez, Hélène, répondit le planteur, qui faisait une moue affreuse. Maintenant je prends congé de vous, en vous souhaitant une bonne nuit.

-- Bonsoir donc, mon cousin, et à demain.

-- C'est entendu ; bonsoir Renée, dors bien, ma chère enfant.

-- Bonsoir, mon père, répondit froidement la jeune fille en tendant, d'un air distrait, son front au planteur qui y mit un baiser.

M. de la Brunerie se retira alors, suivi du Chasseur qui, avant de sortir, échangea un regard triste avec Renée.

Les jeunes filles se trouvèrent seules dans le boudoir.

-- Courage, chère Renée ! s'écria joyeusement Hélène, qui sait si demain ne sera pas pour toi un jour de bonheur !

-- Charmante folle que tu es, répondit tristement son amie, pourquoi veux-tu qu'il en soit ainsi ?

-- Que sais-je ? J'ignore pourquoi, un pressentiment peut-être ! On en a parfois comme cela, c'est indépendant de la volonté. Il me semble que demain il nous arrivera quelque chose d'heureux. Sèche tes beaux yeux et sois gaie, ma mignonne, et surtout espère. L'espérance est le diamant le plus pur que Dieu ait déposé dans le cœur de ses créatures pour leur donner le courage et la force de vivre ; sans l'espérance, ma chérie, la vie deviendrait impossible.

Malgré sa tristesse, Renée ne put s'empêcher de sourire.

-- À la bonne heure, reprit Mlle de Foissac ; voilà comme je t'aime, cher ange ne pleure pas, si tu veux toujours être belle ; cela rend très laide les larmes, je t'en avertis. Bah ! attendons demain... Veux-tu m'embrasser ?

-- Oh ! de grand cœur, ma chère Hélène.

Les deux jeunes filles tombèrent en souriant dans les bras l'une de l'autre.

Le lendemain à huit heures du matin, ainsi que cela avait été convenu la veille, tout était prêt pour le départ.

Une dizaine de chevaux fringants et richement harnachés piaffaient, en blanchissant leur mors d'écume, au bas du perron de l'esplanade.

Car, bien que M. de la Brunerie eût, d'après l'avis du Chasseur, complètement renoncé à son projet d'escorte, il ne pouvait cependant marcher sans cette suite de serviteurs, cortège obligé, qui sans cesse accompagne les planteurs lorsqu'ils sortent de leur habitation pour faire une excursion, si courte qu'elle soit.

Les commentaires ne tarissaient pas parmi les hôtes de M. de la Brunerie sur l'imprudence que commettait le planteur en se hasardant ainsi en rase campagne, sans emmener seulement un homme armé avec lui.

Mais M. de la Brunerie ne répondait que par des sourires de bonne humeur aux observations qui lui étaient faites par ces officieux importuns, bien qu'animés des meilleures intentions ; le Chasseur de rats, immobile auprès des chevaux, les deux mains croisées appuyées sur l'extrémité du canon de son fusil et ses chiens couchés à ses pieds, haussait dédaigneusement les épaules en les regardant d'un air goguenard, tout en murmurant à demi voix ce mot si désagréable et si malsonnant pour les oreilles auxquelles il serait parvenu :

-- Imbéciles !

Les deux dames parurent enfin, suivies de leurs ménines et de deux ou trois servantes chacune, pas davantage ; c'était modeste pour des créoles ; il n'y avait, certes, pas à se plaindre.

Elles montèrent à cheval. Puis M. de la Brunerie, après avoir, à voix basse, adressé quelques recommandations à M. David, se mit en selle à son tour, et, le Chasseur ayant pris la tête de la petite troupe, on partit.

Le Chasseur de rats n'avait rien exagéré lorsqu'il avait dit la veille que les chemins étaient mauvais : ils étaient exécrables ; tous autres chevaux que les excellentes petites bêtes montées par les voyageurs, accoutumées à grimper comme des chèvres à travers les sentiers les plus abrupts sans jamais y trébucher, ne seraient point parvenus à en sortir.

Les noirs avaient tout détruit et bouleversé avec acharnement, dans le but sans doute de fortifier les positions qu'ils occupaient dans les mornes ; non seulement ces chemins, assez difficiles déjà en temps ordinaire, étaient défoncés de distance en distance et coupés par de larges tranchées très profondes ; mais, comme si ce n'eût pas été assez de cet obstacle, des arbres énormes, coupés au pied, étaient jetés en travers de la route, entassés pêle-mêle les uns sur les autres, et formaient ainsi de véritables barricades qui obstruaient complètement le passage.

Il fallait des prodiges d'adresse, une sûreté de pied inimaginable chez les chevaux, pour qu'ils réussissent à se frayer un chemin à travers ces inextricables fouillis, sans renverser leurs cavaliers, ou rouler eux-mêmes au fond des précipices, béants sous leurs pas.

Le spectacle qui s'offrait aux regards des voyageurs le long de leur route, et aussi loin que leur vue pouvait s'étendre dans toutes les directions, était des plus tristes et des plus désolés.

Partout c'étaient des décombres, des ruines, dont quelques-unes fumaient encore ; des débris tachés de sang, des cadavres enfouis pêle-mêle sous des monceaux de poutres à demi brûlées, et au-dessus desquels planaient en larges cercles avec des cris rauques et stridents les immondes gypaètes.

Partout c'était l'aspect le plus hideux des désastres de la guerre, avec toutes les horreurs qu'elle entraîne à sa suite.

Un tremblement de terre, eût-il duré une journée entière, n'eût certes pas causé d'aussi effroyables ravages, et produit de tels malheurs.

Les jeunes filles se sentaient frémir malgré elles à la vue de cette campagne si belle, si riante, dont la végétation était, quelques semaines auparavant, si puissante et si plantureusement exubérante ; et maintenant, semblait avoir été bouleversée de fond en comble par un cataclysme horrible, et ne présentait plus aux regards affligés, qu'un chaos confus, immonde, repoussant, d'objets sans nom, sans couleur, foulés aux pieds, brisés comme par la rage insensée des bêtes sauvages, et dont la vue seule faisait horreur.

Vers neuf heures et demie, c'est-à-dire une heure et demie après son départ de la plantation, la petite troupe, qui avait été contrainte de marcher très lentement au milieu de cet effrayant dédale où elle ne parvenait que fort difficilement à s'ouvrir un passage, aperçut enfin, à environ deux portées de fusil devant elle, les grand-gardes de l'armée française ; et, plus loin en arrière, les feux de bivouac du camp, dont la fumée montait vers le ciel en longues spirales bleuâtres.

Le commandant Paul de Chatenoy, car déjà le jeune officier portait les insignes de son nouveau grade, attendait aux avant-postes l'arrivée des voyageurs, avec une escorte de dix dragons, que le général en chef avait envoyés pour leur faire les honneurs à leur entrée dans le camp.

La vue du commandant de Chatenoy causa une joyeuse surprise à Mlle Hélène de Foissac ; la jeune fille était loin de s'attendre à rencontrer si promptement, et surtout si à l'improviste, celui qu'elle aimait.

La réception faite par M. de la Brunerie et sa fille au nouveau chef de bataillon, fut des plus affectueuses.

Paul de Chatenoy leur souhaita la bienvenue de la part du général en chef, et rangeant son cheval auprès des leurs, après avoir donné à ses dragons l'ordre de prendre la tête de la troupe, il guida les nouveaux venus à travers les rues du camp, jusqu'au quartier général, au milieu duquel s'élevait la tente du commandant en chef, surmontée d'un large drapeau tricolore.

Le général Richepance était à cheval ; il attendait au milieu d'un nombreux et brillant état-major.

En apercevant M. de la Brunerie, le général poussa vivement son cheval à sa rencontre, mit le chapeau à la main pour le saluer, et s'inclinant devant les dames avec cette exquise courtoisie dont il possédait si bien le secret, après les premiers compliments, il dit, en s'adressant à Renée de la Brunerie, qui n'avait pas encore prononcé une seule parole, mais qui fixait sur lui un regard d'une expression singulière :

-- Mademoiselle, avant tout, permettez-moi de vous adresser mes excuses les plus humbles et les plus profondes ; je suis aux regrets, croyez-le bien, de vous avoir occasionné un aussi désagréable dérangement, surtout à une heure si matinale, et de vous avoir ainsi contrainte à vous rendre dans mon camp ; soyez bien convaincue, je vous en conjure, qu'il n'a pas dépendu de moi qu'il en fût autrement.

-- Général, répondit doucement la jeune fille avec un pâle sourire, il n'est besoin de m'adresser aucune excuse ; je viens accomplir un devoir en m'acquittant de la promesse que j'avais faite au commandant Delgrès ; il est donc, je vous le répète, inutile de vous excuser près de moi d'une chose, qui n'est en réalité que le fait de ma propre volonté. Me voici à vos ordres et prête à vous accompagner où vous jugerez convenable de me conduire.

-- Je suis réellement confus, mademoiselle ; heureusement que le but de notre excursion est assez rapproché.

-- À l'habitation Carol, je crois, général ? dit alors le planteur.

-- Oui, monsieur, à deux pas d'ici ; c'est le lieu choisi par le chef des rebelles lui-même, pour notre entrevue.

-- Allez donc, général ; je vous confie Mlle de la Brunerie.

-- Honneur dont je saurai être digne, monsieur, répondit Richepance.

-- Général, demanda Renée, est-ce que Mlle de Foissac ne peut pas m'accompagner ?

-- Si cela lui plaît, mademoiselle, rien ne s'y oppose.

-- Oh ! quel bonheur ! s'écria la jeune fille en battant des mains ; c'est charmant ! Je vais enfin voir ce féroce rebelle. Est-ce qu'il est bien laid, général ?

-- Mais pas trop, mademoiselle, répondit Richepance, je le crois, du moins, car je ne le connais pas. Excusez-moi de donner l'ordre du départ, mademoiselle, le temps nous presse. M. de la Brunerie, à bientôt et mille remerciements.

-- Vous ne me devez rien, général, je n'ai fait qu'accomplir un devoir, répondit courtoisement le planteur.

-- Commandant, demanda Richepance à Paul de Chatenoy, l'escorte est-elle prête ?

-- Oui, mon général.

-- Alors, en marche... Messieurs, ajouta Richepance en saluant à la ronde, au revoir !

-- À bientôt, général ! répondirent respectueusement les assistants.

Le commandant en chef sortit alors du camp, en compagnie des deux jeunes filles et sous l'escorte du commandant de Chatenoy et de vingt dragons.

Il était dix heures moins un quart du matin.

XIV -- Deux lions face à face

L'habitation Carol, plusieurs fois pillée depuis l'insurrection des nègres et le commencement des hostilités entre les blancs et les noirs, et définitivement incendiée, quelques jours avant les faits dont nous nous occupons maintenant, par une des nombreuses troupes de révoltés échappés du fort Saint-Charles qui battaient sans cesse la campagne dans tous les sens, était avant les événements malheureux qui bouleversaient si cruellement la colonie, une très agréable habitation, non pas très grande, mais, grâce à sa position, une des plus productives de toute l'île.

Cette plantation était située sur un des premiers mamelons du Matouba, dans une position extrêmement pittoresque.

La maison de maître, ou corps de logis principal, construite en bois curieusement fouillé et découpé, était coquettement perchée sur le sommet formant plate-forme d'une large éminence, du haut de laquelle la vue s'étendait sans obstacles dans toutes les directions jusqu'à des distances considérables ; de riches champs de cannes à sucre et des caféières en plein rapport l'enserraient de toutes parts et lui formaient ainsi une verdoyante ceinture sur une assez grande étendue.

M. Carol, propriétaire de cette habitation, était un vieux planteur sagace et rusé, doué d'une extrême prudence ; il connaissait à fond le caractère des nègres et le degré de confiance qu'on devait leur accorder ; aussi, dès le premier jour du débarquement du corps expéditionnaire français à la Pointe-à-Pitre, prévoyant déjà sans doute ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver, c'est-à-dire la levée générale des noirs contre leurs anciens maîtres et surtout contre l'armée française ; reconnaissant, à certains indices qui ne le pouvaient tromper, que ses nègres n'éprouvaient qu'une médiocre sympathie pour lui et qu'il régnait une sourde agitation dans ses ateliers, il commença aussitôt à opérer à petit bruit son déménagement.

La façon dont il procéda fut à la fois très simple et très expéditive ; il fit d'abord, et avant tout, partir sa famille pour la Basse-Terre, où elle s'installa dans une maison à lui, située sur la place Nolivos ; cette première et importante précaution prise, M. Carol dirigea par petits détachements séparés, tous les nègres dont il croyait devoir surtout se méfier, sur une plantation qu'il possédait à la Grande-Terre, aux environs de la Pointe-à-Pitre, où ils arrivèrent tous, et furent si rigoureusement surveillés, qu'aucun d'eux ne se mêla à la révolte.

Demeuré au Matouba avec une trentaine de noirs seulement, après avoir fait ainsi évacuer ses ateliers, le planteur sans perdre un instant, fit enlever tout ce qui pouvait se transporter, c'est-à-dire qu'il ne laissa à l'habitation que les quatre murs nus et dégarnis ; les meubles, le linge, etc., étaient en sûreté à la Basse-Terre.

Ce déménagement effectué, M. Carol avait soigneusement fermé les portes, et il était parti à son tour avec ses derniers noirs ; si bien que lorsque les bandes de pillards arrivèrent quelques jours plus tard, ils ne trouvèrent rien à prendre et furent très penauds de cette déconvenue ; mais à défaut des richesses sur lesquelles ils comptaient, et que le planteur n'avait eu garde de leur laisser, restaient les champs qui n'avaient pu être enlevés.

Les bandes, furieuses d'avoir été prises pour dupes, se rejetèrent sur les plantations et y causèrent par dépit des dégâts matériels considérables ; puis, non contentes de cela et afin de laisser des traces indélébiles de leur passage, elles revinrent quelques jours après ; tout ce qui avait échappé lors de la première visite, fut cette fois impitoyablement sacrifié, et le feu mis à l'habitation.

Delgrès avait choisi cette plantation pour être le lieu de son entrevue avec le commandant en chef ; d'abord à cause de la situation, presque à égale distance de son campement et de celui des Français, bien qu'elle fût un peu plus rapprochée de ces derniers ; ensuite parce que de cet endroit, la vue planait sur une immense étendue de terrain dépouillée d'arbres et même de la moindre végétation depuis les ravages qui précédemment y avaient été exercés ; de sorte qu'une surprise ou une trahison étaient également impossibles.

La veille, quelques instants après le départ du capitaine Ignace pour le camp français, par les ordres de Delgrès, des chaises, trois ou quatre fauteuils, une ou deux tables et quelques autres menus objets avaient été transportés en ce lieu ; disposés sous une vaste tente dressée à quelques centaines de mètres des ruines de l'habitation et sous laquelle, à cause de la chaleur des ardents rayons du soleil, l'entrevue devait avoir lieu.

La marche des parlementaires avait été si adroitement combinée, que les deux troupes parurent à la fois sur le mamelon, chacune d'un côté différent, et à une distance égale des ruines de l'habitation.

Le drapeau blanc fut arboré de chaque côté, et un double appel de trompette se fit entendre.

Les deux troupes étaient à cheval ; il fallait des chevaux créoles de la Guadeloupe, pour qu'un pareil tour de force fût possible.

Delgrès galopait à une quinzaine de pas en avant de son escorte, composée, ainsi que celle du commandant en chef, de vingt cavaliers sous la direction d'un officier supérieur ; cet officier était le capitaine Ignace, en grand uniforme, cette fois.

Les deux détachements firent halte en même temps ; le commandant de Chatenoy se détacha alors de l'escorte du général et s'avança entre les deux troupes, à la rencontre du capitaine Ignace qui, de son côté, venait au* *devant de lui :

-- Que demandez-vous ? s'écria brusquement Ignace.

-- Je ne demande rien, répondit l'officier français ; je suis seulement chargé de vous dire que Mlle Renée de la Brunerie a daigné condescendre à se rendre au désir de votre chef et à assister à l'entrevue qu'il a demandée au général en chef, mais je dois ajouter que Mlle de la Brunerie a exigé que son amie, de Foissac, l'accompagnât dans cette démarche assez extraordinaire de la part d'une jeune fille, et que Mlle de Foissac ne se séparera point d'elle pendant l'entrevue ; double condition imposée par Mlle de la Brunerie et à laquelle le général a cru devoir se soumettre. Avertissez donc sans retard votre chef du désir de Mlle de la Brunerie.

-- Vous n'avez rien autre chose à ajouter ?

-- Rien.

-- Alors, attendez-moi là où vous êtes. Dans un instant je vous ferai connaître la réponse du commandant Delgrès.

Le capitaine Ignace, sans même attendre la réplique du commandant de Chatenoy, tourna bride et partit au galop.

L'officier français haussa les épaules et demeura immobile.

Le capitaine rejoignit Delgrès, avec lequel il échangea quelques mots ; presque aussitôt il revint auprès de M. de Chatenoy, qui le regardait venir d'un air railleur.

-- Eh bien ? demanda le jeune officier.

-- Le commandant Delgrès consent à ce que Mlle de Foissac accompagne son amie et assiste à l'entrevue, répondit Ignace avec emphase.

-- Naturellement, l'un est la conséquence de l'autre, fit l'officier français d'un air goguenard. Passons maintenant aux conditions de l'entrevue.

-- Soit.

-- Les deux escortes demeureront à la place qu'elles occupent en ce moment, en arrière du drapeau parlementaire ; les cavaliers mettront pied à terre et se tiendront, la bride passée dans le bras, auprès du drapeau qui sera planté en terre. Consentez-vous à cela ?

-- Oui, répondit le mulâtre.

-- Les deux chefs descendront de cheval à la place même où ils sont maintenant ; ils se rendront à pied jusqu'à la tente désignée pour l'entrevue ; les dames seules s'y rendront à cheval, par politesse d'abord et ensuite à cause des difficultés du terrain. Cela vous convient-il ainsi ?

-- Parfaitement, commandant.

-- Alors voilà qui est entendu, n'est-ce pas ? Oui.

-- Au revoir.

-- Au revoir.

Ils se saluèrent légèrement, puis ils tournèrent bride, et chacun des deux officiers rejoignit sa troupe respective.

Chacun rendit compte de sa mission à son chef.

Quelques instants plus tard, les conditions stipulées étaient rigoureusement exécutées ; le général et le commandant mettaient pied à terre, abandonnaient la bride à un soldat et se dirigeaient lentement vers la tente.

À une quinzaine de pas de cette tente, les deux jeunes filles firent halte près d'un bouquet de trois ou quatre troncs d'arbres noircis par le feu, sombres squelettes qui avaient été, quelques jours à peine auparavant, de majestueux tamariniers, et qui, maintenant brûlés et tristes, demeuraient seuls debout après l'incendie de la plantation.

Le général Richepance aida les deux dames à mettre pied à terre, puis il leur offrit son bras qu'elles refusèrent d'accepter, et, suivi de ses deux compagnes qui, marchaient un peu en arrière, il s'avança vers la tente où Delgrès, arrivé avant lui, l'attendait.

Le mulâtre était en grand uniforme de chef de bataillon ; il fit quelques pas au devant du général et des deux dames, se découvrit et les salua respectueusement.

Le commandant en chef et ses compagnes lui rendirent son salut, et tous les quatre de compagnie, ils pénétrèrent sous la tente.

C'était, on le sait, la première fois que le général Richepance voyait le redoutable chef des insurgés de la Guadeloupe ; de son côté, le commandant Delgrès, ne connaissait pas le commandant en chef de l'armée française.

Les deux hommes s'examinèrent ou plutôt, s'étudièrent un instant en silence avec la plus sérieuse attention ; chacun d'eux essayait sans doute de deviner à quel homme il allait avoir affaire ; mais tous deux, après ce rapide examen, convaincus probablement qu'ils se trouvaient en face d'une puissante organisation et d'une intelligente nature, s'inclinèrent comme d'un commun accord l'un devant l'autre, avec un sourire d'une expression indéfinissable.

Les dames avaient été conduites par le général à des fauteuils à disques, les seuls à peu près employés par les indolents créoles et dans lesquels elles s'étaient assises ; depuis leur entrée, elles n'avaient point prononcé un mot.

Les deux hommes avaient pris des chaises et s'étaient placés, face à face, chacun d'un côté d'une table.

Le silence commençait à devenir embarrassant ; ce fut le général Richepance qui se décida enfin à le rompre.

-- Monsieur, dit-il, vous êtes bien, n'est-ce pas, l'ex-chef de bataillon Delgrès, actuellement chef avoué des révoltés de l'île de la Guadeloupe ?

-- Oui, général, répondit le mulâtre en s'inclinant avec un sourire amer ; car le ex placé par Richepance devant son titre de commandant avait intérieurement blessé son orgueil ; je suis le chef de bataillon Delgrès. Je me permettrai de vous faire observer que le mot de révolté employé par vous n'est pas juste ; mais, avant tout, j'ai l'honneur de parler au commandant en chef au corps expéditionnaire français, le général Antoine Richepance ?

-- Oui, monsieur : je suis le général de division Richepance, chargé, par le premier consul de la République française, du commandement en chef du corps expéditionnaire de la Guadeloupe.

Delgrès s'inclina sans répondre.

-- Maintenant, monsieur, continua le général avec une certaine hauteur, je vous prie de vous expliquer au sujet du mot révolté qui vous paraît à ce qu'il semble malsonnant et que je trouve, moi, être le mot propre.

-- Pardonnez-moi, général, si je ne partage pas votre opinion. À mon avis, l'épithète de révolté implique forcément une condition d'infériorité que nous ne saurions admettre ; un esclave se révolte contre un maître, un enfant contre son pédagogue ; mais un homme libre et qui prétend, quoi qu'il arrive, rester tel, tout en demandant certaines modifications aux lois édictées par le gouvernement qui est censé le régir, se met en état de rébellion contre ce gouvernement : ce n'est pas un révolté, c'est un rebelle ; la différence, à mon point de vue, est sensible.

-- La distinction que vous établissez, monsieur, est subtile et sujette à controverse ; révolté et révolution étant synonymes et représentant un fait accompli ; un tout complet, un changement radical, en un mot, dans les institutions d'un pays, comme par exemple, la Révolution française ; au lieu que le fait de la rébellion n'est qu'une partie de ce tout, un acheminement vers lui ; mais je comprends les motifs qui vous font établir cette distinction plus spécieuse en réalité que logique, et l'acception dans laquelle vous prétendez prendre ce mot ; comme nous ne sommes pas venus ici, vous et moi, pour faire un cours de grammaire, mais bien pour traiter d'intérêts de la plus haute importance, j'admettrai simplement, et par pure condescendance pour vous, monsieur, le mot que vous préférez, la chose pour moi demeurant au fond toujours la même.

Delgrès s'inclina.

-- Pour quel motif, monsieur, m'avez-vous fait demander cette entrevue ? continua le général Richepance.

Le mulâtre jeta à la dérobée un regard sur Renée de la Brunerie, qui semblait prêter une attention soutenue à cet entretien.

-- Général, répondit-il, cette entrevue je vous l'ai fait demander, afin de tenir une promesse sacrée faite par moi à Mlle de la Brunerie.

-- Je ne comprends pas, monsieur, permettez-moi de vous le faire observer, ce que Mlle de la Brunerie, qui est, je le reconnais hautement, une jeune personne digne à tous les titres du respect de tous ceux qui ont le bonheur de la connaître, mais qui jamais ne s'est occupée, j'en suis convaincu, des questions ardues et ennuyeuses de la politique, peut avoir à faire dans tout cela ?

-- Nous différons complètement d'opinion, général ; je trouve, au contraire, que Mlle de la Brunerie a beaucoup à voir dans cette affaire, puisque c'est à sa seule considération que je me suis résolu, après bien des hésitations, à vous demander cette entrevue.

-- Dans le but, monsieur, de faire cesser la guerre, dit doucement la jeune fille.

-- Certes, mademoiselle, répondit Delgrès avec effort, en détournant la tête.

-- Monsieur, je n'ai consenti à cette entrevue avec le chef des rebelles, dit le général Richepance avec hauteur en appuyant sur le mot, que parce que j'ai un ferme désir d'arrêter le plus tôt possible l'effusion du sang français et de faire cesser une guerre fratricide dans laquelle le sang coule à flots des deux côtés ; si vous avez comme moi, ce que je suppose d'après la démarche faite par vous, l'intention de mettre un terme à cet état de choses déplorable, soyez franc avec moi comme je le serai avec vous et nous nous entendrons bientôt, j'en ai la conviction, pour ramener enfin la paix dans cette colonie.

-- C'est mon ferme désir, général, répondit Delgrès d'une voix sourde.

-- Voyons alors ; jouons cartes sur table comme de braves soldats que nous sommes. Que demandez-vous ?

-- Général, vous ne l'avez pas oublié sans doute, au mois de pluviôse an II de la République française, la Convention nationale a décrété l'abolition de l'esclavage dans toute l'étendue du territoire français ; nous demandons simplement le maintien de cette loi.

-- Continuez, dit le général d'un air pensif.

-- Nous demandons, en outre, que le capitaine de vaisseau Lacrosse, ancien capitaine général et gouverneur de l'île de la Guadeloupe, ne puisse jamais, pour quelque raison que ce soit, remettre le pied dans la colonie, où il a, pendant tout le temps que sa gestion a duré, accompli des dilapidations affreuses et des exactions que rien ne saurait justifier.

-- Est-ce tout, monsieur ?

-- Encore quelques mots seulement si vous me le voulez permettre, général ?

-- Je vous écoute, monsieur.

-- Nous désirons, général, qu'une amnistie complète, sans limites, soit octroyée par vous à toutes les personnes, quelles qu'elles soient, qui, n'importe sous quel prétexte et à quelque titre que ce soit, ont été mêlées aux événements qui ont eu lieu dans ces derniers temps ; que nul ne puisse être inquiété, soit pour le rôle qu'il aura joué pendant la guerre, soit pour ses opinions politiques. Voici quelles sont nos conditions, général ; je les crois, permettez-moi de vous le dire, non seulement d'une justice indiscutable, mais encore d'une excessive modération.

Il y eut un assez long silence ; le général Richepance semblait réfléchir profondément.

-- Monsieur, répondit-il enfin, je serai franc avec vous : vos conditions sont beaucoup plus modérées que je ne le supposais ; de plus je les crois, jusqu'à un certain point, assez justes ; malheureusement je ne suis qu'un chef militaire chargé de trancher par l'épée des questions qui, peut-être, le seraient beaucoup plus avantageusement d'une autre façon ; mes instructions ne vont pas au-delà des choses de la guerre qui sont essentiellement de ma compétence ; quant aux autres, elles appartiennent aux diplomates et doivent être traitées diplomatiquement par eux. Je suis donc dans l'impossibilité complète de vous adresser aucune réponse claire et catégorique sur les demandes que vous me faites ; les promesses que je vous ferais en dehors de mes attributions militaires, je ne pourrais les tenir ; par conséquent je vous tromperais, ce que je ne veux pas.

-- Cette réponse, général, est celle d'un homme loyal ; je l'attendais ainsi de vous ; je vous remercie sincèrement de me l'avoir faite avec cette franchise.

-- Elle m'était impérieusement commandée par ma conscience, répondit le général.

-- Mais, reprit le chef des rebelles, puisque ces questions, ainsi que vous le reconnaissez vous-même, ne peuvent être résolues par vous, général, il est inutile, je le crois, de prolonger plus longtemps un entretien qui ne saurait avoir de but sérieux ni pour vous, ni pour moi.

-- Je vous demande pardon, monsieur ; je ne partage pas votre sentiment à cet égard.

-- Je vous écoute, général.

-- Il m'est impossible, et je vous en ai donné la raison, de résoudre les questions que vous me posez, ni faire droit à vos demandes ; je ne puis que vous promettre de les appuyer de toute mon influence auprès du premier consul. Le nouveau chef du gouvernement français est un homme qui veut sincèrement le bien et cherche à le faire autant que cela lui est possible ; je suis convaincu qu'il m'écoutera favorablement, qu'il prendra mes observations en considération, et qu'il fera droit sinon à toutes, du moins à la plus grande partie de vos demandes et de vos réclamations qui, je vous le répète, me semblent justes.

-- Permettez-moi de vous le dire, général, cette promesse est bien précaire, pour des hommes placés dans notre situation, répondit Delgrès avec tristesse. La France est bien loin et le danger est bien proche.

-- C'est vrai, monsieur, je le reconnais avec vous ; mais il y a cependant certaines questions, je vous l'ai dit, que je reste le maître de traiter à ma guise.

-- Et ces questions sont, général ?

-- Naturellement, monsieur, toutes celles qui se rapportent essentiellement à la guerre.

-- C'est juste, je l'avais oublié, général, excusez-moi, répondit Delgrès avec amertume. Vous avez donc des conditions à nous offrir ?

-- Oui, monsieur.

-- Je* *vous écoute, général.

-- Laissez-moi d'abord, monsieur, vous faire envisager, ce que peut-être vous n'avez pas songé à faire encore, votre position sous son véritable jour.

-- Pardon, général ; cette position nous la connaissons au contraire parfaitement, je vous l'assure.

-- Peut-être pas aussi bien que vous le supposez.

-- Alors, parlez, général.

-- Lorsque, à la Basse-Terre, vous vous êtes mis en rébellion ouverte contre le gouvernement de la République française, dit le général, vous disposiez de forces considérables, montant à plus de 25 000 hommes ; vous étiez maîtres de la Basse-Terre ; vous occupiez des positions formidables que vous avez été contraints d'abandonner les unes après les autres, non sans avoir, je dois en convenir, opposé aux troupes dirigées contre vous, la résistance la plus acharnée. Je rends, vous le voyez, pleine justice à un courage que, cependant, vous auriez pu mieux employer.

-- Notre cause est juste, général.

-- Vous la croyez telle, mais ici je ne discute pas, je constate ; votre dernière position, la plus solide de toutes, le fort Saint-Charles, vous avez été contraints de l'évacuer au bout de quelques jours, en reconnaissant qu'il vous était impossible de vous y maintenir plus longtemps ; vous vous êtes jetés dans les mornes où vous occupez, paraît-il, une position très redoutable.

-- Inexpugnable, général.

-- Je ne le crois pas, mon cher monsieur, répondit Richepance en souriant avec bonhomie ; le premier consul qui est passé maître en ces matières, a dit un jour, que les forteresses n'étaient faites que pour être prises ; je partage, je vous l'avoue, entièrement cette opinion ; j'ajouterai de plus ceci : non seulement les forteresses sont faites pour être prises, mais leur seule utilité consiste à arrêter et retarder les opérations de l'ennemi assez longtemps pour permettre d'organiser de puissants moyens de résistance et parfois une offensive redoutable ; mais ici, malheureusement pour vous, cher monsieur, ce n'est point le cas.

-- Comment cela, général ?

-- Par une raison toute simple et que vous connaissez aussi bien que moi ; c'est qu'il vous est aujourd'hui, je ne dirai pas non seulement impossible de reprendre l'offensive, mais seulement possible d'opposer une résistance sérieuse aux troupes que j'ai l'honneur de commander.

-- Général !

-- Ce que je dis je le prouve, monsieur, reprit Richepance avec une certaine animation. Votre plan était habilement conçu en quittant le fort Saint-Charles ; malheureusement pour vous, il a complètement échoué ; la diversion tentée sur la Grande-Terre par votre plus habile lieutenant n'a pas réussi ; cet officier s'est laissé battre de la façon la plus honteuse, par les généraux Gobert et Pélage ; ses troupes ont été tuées ou dispersées sans espoir de se réunir jamais, et lui-même n'a réussi que par miracle à s'échapper.

-- Il me reste d'autres ressources encore.

-- J'en doute, monsieur ; les hommes, les vivres et les munitions vous manquent. De vingt-cinq mille hommes dont vous disposiez, vous êtes, en moins de trois semaines, tombé à quatre ou cinq mille tout au plus, en y comprenant, bien entendu, les bandes fort peu nombreuses qui, ne pouvant ou ne voulant pas vous rejoindre, battent encore la campagne, mais qui, isolées comme elles le sont, ne tarderont pas être détruites ; quant à vous, réfugié au Matouba, votre retraite est coupée, le chemin de la mer vous est intercepté ; en somme, votre soumission, je vous le dis en toute franchise, n'est plus pour moi qu'une question de temps ; il ne vous reste pas le plus léger espoir de vaincre ou seulement de traîner la guerre pendant huit jours encore.

-- Si nous ne pouvons pas vaincre, général, nous pouvons toujours mourir.

-- Triste, bien triste ressource, monsieur, répondit le général avec émotion, et qui, convenez-en, n'avancera en aucune façon vos affaires.

-- Oui, mais nous mourrons libres, général.

-- En laissant derrière vous vos malheureux adhérents esclaves, et en butte à la vengeance générale à cause de l'appui qu'ils vous auront donné ; la réaction sera terrible contre eux ; vous seul, par un point d'honneur mal entendu, vous les aurez entraînés à leur perte.

Il y eut un silence de quelques secondes.

Delgrès réfléchissait ; enfin il reprit :

-- Quelles conditions mettez-vous à notre soumission, général ? demanda-t-il d'une voix étranglée.

-- Celles-ci : vous déposerez immédiatement les armes ; vos soldats seront libres de se retirer où bon leur semblera, sans craindre d'être poursuivis ou recherchés pour faits de guerre quelconques ; les noirs appartenant aux habitations rentreront immédiatement dans leurs ateliers, où aucuns mauvais traitements ne seront exercés contre eux. Quant aux chefs de la rébellion, ils devront quitter à l'instant la Guadeloupe et seront embarqués sur des bâtiments qui les conduiront en tel lieu qu'ils le désireront, mais avec défense expresse de mettre le pied dans aucune partie du territoire français en Amérique, en Afrique, ou dans l'Inde, et de rentrer jamais dans la colonie de la Guadeloupe. Les biens des chefs de la rébellion ne seront pas confisqués, ils seront libres de les vendre et d'en toucher l'argent pour en faire l'usage qui leur plaira. De plus, je m'engage à appuyer personnellement vos demandes auprès du premier consul, et à les lui faire agréer, si cela m'est possible.

-- Voilà tout ce que vous nous offrez, général ?

-- Tout ce que je puis vous offrir, monsieur.

-- Il m'est impossible, général, de vous donner une réponse définitive avant d'avoir consulté mes officiers et mes soldats, tous aussi intéressés que moi dans cette affaire. Quel délai m'accordez-vous ?

-- Votre observation est juste, monsieur ; je vous accorde jusqu'à demain au lever du soleil pour me donner votre réponse ; mais je dois vous avertir que passé ce délai, qui vous est plus que suffisant, je marcherai en avant, et je ne consentirai plus qu'à une seule condition, si vous me renvoyez un nouveau parlementaire.

-- Laquelle, général ?

-- Mettre bas les armes et vous rendre à discrétion.

-- Cette dernière condition, général, jamais, quoi qu'il advienne de nous, nous ne consentirons à l'accepter.

-- Ceci vous regarde, monsieur. Maintenant, je crois qu'il est inutile d'insister davantage.

-- En effet, général, nous n'avons plus rien à nous dire.

Les deux hommes se levèrent.

L'entretien était terminé.

Les dames quittèrent leurs sièges.

Renée de la Brunerie s'approcha doucement de Delgrès, qui était demeuré sombre, immobile, la tête penchée sur la poitrine, près de la table sur laquelle sa main droite était encore machinalement appuyée.

-- Monsieur, murmura-t-elle avec un accent de doux et timide reproche, est-ce donc là ce que vous m'aviez promis au fort Saint-Charles ?

-- J'ai tenu plus que je ne vous ai promis, madame, répondit-il avec amertume, puisque j'ai consenti à écouter froidement, et sans laisser éclater ma colère, des conditions honteuses auxquelles je ne consentirai jamais à souscrire.

-- Mais il me semble à moi, monsieur, pardonnez-moi de ne point partager votre opinion, que ces conditions sont douces, humaines et surtout fort acceptables, elles sauvegardent votre honneur militaire et les intérêts de vos adhérents. Que pouviez-vous exiger davantage ? Je vous en supplie, monsieur, réfléchissez-y sérieusement, songez que vous jouez en ce moment la vie de milliers d'individus, qu'il dépend de vous seul de sauver, et dont votre détermination cruelle sera l'arrêt de mort.

-- Ni eux, ni moi, nous ne tenons plus à la vie, mademoiselle ; une seule personne aurait pu peut-être me sauver et sauver ainsi mes compagnons, en laissant tomber un mot de ses lèvres ; elle ne l'a pas voulu, elle n'a pas daigné me comprendre ; mon sort est fixé désormais d'une façon irrévocable ; il ne me reste plus qu'à mourir, et à tomber bravement à mon poste, les armes à la main.

-- Vos paroles me font peur, monsieur, répondit Renée en rougissant jusqu'aux yeux ; je ne vous comprends pas ; au nom du ciel, expliquez-vous !

-- À quoi bon, mademoiselle ? vous ne me comprendriez pas davantage, reprit-il avec un sourire navré.

-- Parlez, je vous en prie ! Que voulez-vous dire ?

-- Rien, mademoiselle, répondit-il d'une voix ferme, mais avec un accent d'amertume inexprimable ; j'ai fait un rêve insensé, mais le réveil a été terrible. Soyez bénie, mademoiselle, pour avoir daigné si loyalement tenir la promesse que vous m'aviez faite, et m'avoir ainsi causé cette joie suprême de vous voir une fois encore.

-- Monsieur ! s'écria-t-elle.

-- Mademoiselle, celui qui va mourir vous salue, dit-il, avec un sourire triste et résigné.

Et après avoir porté à ses lèvres la main que la jeune fille lui abandonna, plutôt qu'elle ne la lui tendit, il se redressa et, se tournant fièrement vers le général Richepance qui causait à demi-voix avec Mlle de Foissac :

-- Général, lui dit-il d'une voix sourde et menaçante, vous trouverez demain la réponse à vos conditions derrière mes retranchements ; venez l'y chercher.

-- Non, monsieur, répondit le général Richepance d'une voix ironique, j'irai l'y prendre.

Il lui tourna le dos et continua sa conversation avec Mlle de Foissac.

Delgrès fit un profond salut aux dames, s'inclina légèrement devant le général, puis il sortit d'un pas rapide et saccadé, en étouffant un sanglot qui ressemblait à un rugissement de fauve.

L'escorte s'approcha alors, on monta à cheval.

Une heure plus tard, le général Richepance avait regagné son camp en compagnie des deux jeunes filles.

Il était plus de midi ; l'entrevue avait duré une heure sans qu'il en fût résulté aucun avantage pour les Français ou les rebelles.

XV -- Comment le chasseur de rats apparut tout à coup, entre le général Richepance et M. de la Brunerie.

Le retour de l'habitation Carol au camp, bien qu'en réalité il dura assez longtemps, sembla au général Richepance s'être écoulé avec la rapidité d'un rêve ; pourtant, pendant toute la route, ce fut lui qui fit à peu près seul les frais de la conversation.

Hélène de Foissac lui tenait vaillamment tête et lui répondait par des réparties d'une gaieté entraînante.

Renée demeura constamment triste, préoccupée ; elle ne se mêla que rarement à la conversation et simplement par des monosyllabes, que la politesse lui arrachait, quand Hélène ou le général lui adressaient une question directe, à laquelle elle était contrainte de répondre.

Le temps était magnifique, mais la chaleur étouffante.

Par les soins du général Richepance, deux tentes avaient été disposées près de la sienne, au quartier général, et garnies de tous les meubles nécessaires.

Ces tentes, devant lesquelles des sentinelles avaient été placées, étaient destinées, la première à M. de la Brunerie, la seconde à Mlles Renée de la Brunerie et Hélène de Foissac.

Les deux jeunes filles, un peu fatiguées de leur double course matinale, malgré le repos qui leur avait été accordé à l'habitation Carol, avaient été charmées de cette délicate galanterie du général en chef, galanterie qui leur permettait non seulement de prendre quelques instants de repos nécessaire, mais encore de réparer les désordres causés dans leurs fraîches toilettes par les difficultés de la route ; légers désagréments auxquels les femmes, même les moins coquettes, sont cependant toujours très sensibles.

Elles profitèrent donc avec empressement du répit qui leur fut laissé avant le déjeuner auquel les avait conviées le général en chef, non pas pour se faire belles, il leur aurait été complètement impossible d'ajouter quelque chose à leurs séduisants attraits, mais pour rétablir l'harmonie de leur coiffure et changer leurs robes, un peu fripées, contre d'autres qu'elles avaient eu grand soin de faire emporter par leurs servantes, pour le temps que durerait leur excursion.

On ne sait jamais ce qui peut arriver en voyage ; il est bon de tout prévoir ; les coquettes jeunes filles avaient tout prévu ; cela ne pouvait être autrement.

Sous la tente même du général en chef, une longue table avait été dressée.

Cette table, chargée à profusion des mets les plus recherchés, des fruits les plus savoureux, des vins les plus exquis et des liqueurs les plus rares, avait un aspect réellement féerique, très réjouissant surtout pour des appétits mis en éveil par une longue promenade faite à cheval, à travers des chemins exécrables.

Le général reçut ses convives sur le seuil même de sa tente et il les conduisit avec un engageant sourire aux places qu'il leur avait réservées.

Outre le planteur, sa fille et Mlle Hélène de Foissac, le général en chef avait invité à sa table les principaux officiers de son armée.

Le général Richepance avait placé Mlle Renée de la Brunerie à sa droite, Mlle Hélène de Foissac à sa gauche, et M. de la Brunerie en face de lui.

MM. les généraux Gobert, Sériziat, Dumoutier, Pélage ; le commandant Paul de Chatenoy, les capitaines Prud'homme, Gaston de Foissac et plusieurs autres encore qu'il est inutile de nommer, puisqu'ils ne figurent pas dans cette histoire, s'étaient placés par rang d'ancienneté de grade, selon l'étiquette militaire.

À* *une petite table, dressée exprès pour lui dans un enfoncement de la tente, était assis le Chasseur de rats.

Le vieux Chasseur, malgré l'estime et la considération dont tout le monde l'entourait, n'avait pas voulu céder aux prières du général en chef ; il avait exigé qu'on le servît à part, il avait fallu céder à ce caprice.

Il est vrai que cet acte d'humilité, si c'en était réellement un, car personne ne pouvait préjuger les raisons secrètes d'un tel homme, n'avait porté au Chasseur aucun préjudice au point de vue gastronomique ; chaque plat servi sur la grande table passait ensuite sur la sienne, où il trônait majestueusement, ses chiens ratiers couchés à ses pieds et auxquels de temps en en temps il donnait de bons morceaux.

Tous les convives mangeaient de bon appétit ; la faim avait été aiguisée par une longue abstinence ; les premiers moments du repas furent donc silencieux ou à peu près, ainsi que cela arrive toujours en semblable circonstance ; mais, lorsque la faim fut un peu calmée, les conversations particulières commencèrent à s'engager entre voisins de table ; peu à peu on éleva la voix, et bientôt la conversation devint générale.

La première chose dont il fut d'abord question, ce fut tout naturellement l'entrevue de la matinée à l'habitation Carol avec Delgrès.

Chacun émettait son avis ; les opinions étaient partagées sur le résultat probable de l'entrevue ; quelques-uns des convives supposaient que les rebelles n'attendraient point qu'on les vint forcer dans leur dernier refuge, qu'ils profiteraient avec empressement des bonnes intentions que leur avait manifestées le général pour se rendre, et user ainsi de l'amnistie qui leur était offerte ; les autres soutenaient au contraire que, rassurés par la force de leurs retranchements qu'ils croyaient inexpugnables, les rebelles se défendraient avec acharnement, et que l'on serait contraint de les exterminer jusqu'au dernier pour en avoir raison.

-- Ce Delgrès est, certes, un homme remarquable, dit Richepance ; il a produit sur moi, qui ne m'étonne cependant pas facilement, une forte impression ; il est malheureux que cet homme soit ainsi jeté hors de sa voie ; il m'a paru doué d'une vaste intelligence et d'une habileté extraordinaire ; il est fin, délié, prompt à la réplique ; il a la répartie vive, le coup d'œil juste ; il était évidemment né pour accomplir de grandes choses. Je regrette de l'avoir pour adversaire et d'être contraint de le combattre.

-- Oui, dit le général Gobert, placé sur un autre théâtre et dans des conditions plus favorables, peut-être serait-il devenu un grand homme.

-- Au lieu que ce n'est qu'un grand scélérat, ponctua M. de la Brunerie.

-- On ne fait pas sa vie, dit le général Sériziat. L'homme s'agite et Dieu le mène, cette vérité, vieille comme le monde, sera toujours de circonstance ; j'ai vu cet homme dans certains moments se conduire très bien ; son ambition l'a perdu.

-- Ou son orgueil, fit le planteur.

-- Tous les deux probablement, dit Gobert.

-- Que pensez-vous de cet homme, vous, général, qui le connaissez de longue date ? demanda Richepance au général Pélage, qui jusque-là avait gardé modestement le silence, tout en ne perdant pas un mot de ce qui se disait autour de lui, et souriant parfois à la dérobée.

-- Général, répondit Pélage, je connais beaucoup et depuis longtemps Delgrès ; j'ai été souvent à même de l'étudier sérieusement ; vous et ces messieurs vous l'avez parfaitement jugé, mais vous n'avez vu que les résultats sans en connaître la cause ; nous autres créoles pouvons seuls émettre, sans crainte de nous tromper, une opinion sur un tel caractère.

-- Parlez, parlez, général, dirent plusieurs convives.

-- Messieurs, reprit Pélage, Delgrès résume complètement en lui, je ne dirai pas la race, le terme serait impropre, mais la couleur ou, si vous le préférez, la nuance à laquelle lui et moi nous appartenons ; en un mot, il en est le type ; l'homme de couleur, le mulâtre surtout, est doué d'une nature ou, pour mieux dire, d'une organisation singulière. Chez lui se trouvent réunis, mêlés et confondus dans un inextricable pêle-mêle, tous les instincts des races blanche et noire dont il sort ; il est un composé de contrastes les plus choquants et les plus saillants ; il est à la fois doux et cruel, fier et humble, enthousiaste à l'excès et positif, sceptique et crédule, enfant surtout auquel il faut un jouet à briser, n'importe lequel, incapable de suivre une idée, égoïste foncièrement, avec les apparences de la bonté et de la générosité, employant des ruses de sauvage pour aboutir à une niaiserie qui flatte son caprice, et, de plus, doué d'une vanité tellement grande, tellement puissante, qu'elle ne saurait inspirer que du dédain dans une organisation aussi belle ; pourtant Delgrès a de plus, à un suprême degré, cette nervosité féline, ces ondulations serpentines et ces colères féroces qui caractérisent l'espèce à laquelle nous appartenons et qui chez lui dépasse toutes les bornes ; placé sur un autre théâtre, Delgrès serait devenu non pas un grand homme, il lui manque pour cela ce qui nous manque souvent, malheureusement, à nous autres, le sens moral et le bon sens, mais un homme remarquable, brillant, séduisant, entraînant, un général habile sous une direction supérieure, un chevalier de Saint-Georges ou un écrivain à la plume facile, fourmillant des traits les plus singuliers, plus amusant que profond, et, pour me résumer, rattachant à sa personnalité glorieuse, par orgueil ou plutôt par vanité, les choses les plus sérieuses comme les plus niaises, et n'importe dans quelle situation, se croyant au-dessus de l'humanité qu'il prétendra dominer et à laquelle il se figurera faire subir son influence ; soit par la parole, soit par l'épée, soit par le talent littéraire, sans s'apercevoir jamais que les montagnes qu'il remue ne sont en réalité que des grains de sable. Voilà, général, quel est le caractère de Delgrès, ou plutôt des mulâtres, cette variété malheureuse de l'homme qui ne saurait posséder en propre aucun des nobles sentiments ni des grandes qualités qui distinguent les deux races blanche et noire dont il est issu ; et moi-même ne vous ai-je pas donné une preuve de l'inconséquence qui nous caractérise en vous parlant ainsi que je l'ai fait ?

-- Ce portrait, s'il est exact, général, est affreux, répondit le général Richepance.

-- Il y a beaucoup de vrai, dit Gobert, quoi qu'il soit un peu chargé en couleur.

-- Le sujet y prêtait, fit malicieusement observer M. de la Brunerie.

-- Je m'étonne, mon cher général, que vous vous soyez montré si sévère, reprit Richepance en s'adressant à Pélage.

-- J'ai voulu avant tout être vrai, mon général, et ainsi peut être ai-je, malgré moi, un peu exagéré.

-- D'autant plus, reprit le général Gobert d'un ton de bonne humeur, que malgré la teinte légèrement bistrée de votre teint, mon cher Pélage, je vous dirai franchement, sans compliment aucun, qu'il faut être né dans les colonies pour reconnaître que vous êtes réellement un homme de couleur ; partout ailleurs qu'en Amérique vous passeriez avec raison pour un enfant du Midi, un Espagnol, un Portugais ou un Italien ; le titre de mulâtre dont vous vous êtes si bénévolement affublé pour dire son fait à Delgrès, me semble tout simplement un passeport dont vous vous êtes précautionné pour émettre en toute franchise votre opinion sur votre adversaire politique.

Le général Pélage sourit avec finesse, tout en s'inclinant pour cacher son embarras de se voir si bien deviné, mais il ne répondit pas.

-- Avec tout cela, messieurs, s'écria Richepance en riant, nous en sommes demeurés absolument au même point ; nous sommes toujours aussi divisés sur la question de savoir quelle résolution prendra Delgrès.

-- C'est vrai ! s'écrièrent les convives.

-- Je ne vois qu'un moyen de sortir de l'impasse dans laquelle nous sommes.

Et se penchant vers Renée de la Brunerie :

-- Quelle est votre opinion, mademoiselle ? lui demanda-t-il.

-- Moi, monsieur ? fit-elle en rougissant.

-- Oui, mademoiselle, vous seule pouvez nous venir en aide dans cette grave circonstance. En votre qualité de femme, vous avez une sûreté de regard que nous autres hommes nous sommes malheureusement bien loin de posséder ; lorsque vous ne vous laissez pas dominer par un sentiment quelconque, vous voyez juste, ou du moins vous ne vous trompez que rarement dans les jugements que vous portez sur les hommes ou sur les choses.

-- Vous faites beaucoup trop d'honneur à notre esprit et à notre pénétration, général ; nous n'avons nullement, croyez-le bien, la prétention d'être infaillibles.

-- Je vois avec peine, mademoiselle, que vous me refusez le léger service que je vous demande.

-- En* *aucune façon, général, et la preuve c'est que, dussé-je être accusée de présomption, je n'hésiterai pas davantage à vous donner cette réponse que vous semblez désirer.

-- Parlez, mademoiselle, nous vous écoutons, dit Richepance.

-- Eh bien, général, le commandant Delgrès s'est, à mon avis, condamné lui-même à mort ; quoi qu'il arrive, vous ne le prendrez pas vivant.

-- Oh ! oh ! vous croyez ?

-- J'en suis convaincue.

-- Ainsi sa réponse sera négative ?

-- Il ne daignera même pas répondre, général ; le commandant Delgrès a pu, contraint de céder à la volonté des siens ou poussé par un mouvement de vanité, vous demander une entrevue ; mais soyez bien persuadé que sa résolution de ne pas se rendre était depuis longtemps déjà arrêtée irrévocablement dans son esprit.

-- Eh bien, s'écria le général Richepance, je me sens, je l'avoue, assez disposé à me ranger à l'opinion de Mlle de la Brunerie ; pendant tout le temps qu'a duré notre entrevue, j'ai examiné cet homme étrange avec la plus sérieuse attention ; j'ai étudié, pour ainsi dire, son caractère ; maintenant plus j'y réfléchis et plus je suis convaincu que, pour des motifs que nous ignorons et que, selon toutes probabilités nous ignorerons toujours, mais qui ne doivent avoir aucun rapport avec la politique, cet homme a joué une partie suprême, insensée, irréalisable, dans laquelle sa tête servait d'enjeu. Il a perdu, il payera bravement.

-- Je me range complètement à l'opinion de Mlle de la Brunerie, dit le général Gobert ; Delgrès ne se rendra pas, il faudra le forcer comme un sanglier dans sa bauge ou un tigre dans sa tanière ; mais je pense que tu vas trop loin, mon cher Richepance, en attribuant à Delgrès des sentiments qu'il est incapable d'éprouver.

-- Les sentiments dont parle le général en chef, dit alors le général Pélage, ne sont autre chose et tout simplement qu'un manque complet de sens moral, joint à une vanité poussée à l'excès ; Delgrès ne rêvait pas moins que l'empire, il prétendait jouer à la Guadeloupe le rôle que remplit en ce moment avec tant d'éclat Toussaint Louverture à Saint-Domingue.

-- Ce doit être cela, dit Gobert.

-- Je crois, mon cher général, reprit Richepance en s'adressant à Pélage, que cette fois vous avez mis le doigt sur la plaie, et avez trouvé juste le point réel de la question. Oui, en effet, à mon avis, Delgrès ne pouvait rêver autre chose ; il voulait d'abord se faire proclamer chef des noirs et hommes de couleur de la Guadeloupe, quitte plus tard, lorsqu'il aurait réussi à nous chasser de l'île, à prendre un autre titre.

-- Comme Roi ou Empereur ? fit en riant le général Gobert.

-- Ou* *Protecteur, c'est très bien porté, ajouta le commandant de Chatenoy sur le même ton.

-- Oui, messieurs, dit le général Sériziat, tel est évidemment le but de cet homme ; la ruine de ses projets doit l'avoir rendu fou de rage ; je crains qu'il ne nous donne fort à faire encore, avant que nous réussissions à le réduire.

-- Mon cousin le général Gobert l'a dit avec infiniment de raison, fit le planteur, c'est un sanglier qu'il faut forcer dans sa bauge ; il essaie vainement de faire tête aux chasseurs, il sera vaincu, les chiens l'ont coiffé déjà.

-- Bien parlé, et en véritable chasseur ! s'écria en riant le général Gobert ; quoi qu'il fasse, il sera bientôt aux abois, je vous en réponds, mon cousin.

-- Cela ne fait certainement aucun doute, messieurs, mais que de sang précieux pour obtenir ce résultat ! dit Richepance en hochant tristement la tête. Bah ! laissons ce pénible sujet, quant à présent, et parlons de choses plus gaies ; il ne manque pas de joyeux propos.

Cette ouverture fut accueillie favorablement par tous les convives et la conversation, sans cesser d'être animée, prit aussitôt un autre tour.

Le déjeuner continua dans les plus agréables conditions.

Le général Richepance possédait au plus haut degré cette qualité des véritables amphitryons, qui consiste à mettre tous les convives à l'aise et à les faire briller en choisissant à propos et selon les circonstances l'occasion de mettre leur esprit en relief.

Un seul visage faisait tache dans cette joyeuse réunion ; ce visage était celui de Gaston de Foissac ; malgré tous ses efforts, le malheureux jeune homme ne parvenait que difficilement ou plutôt ne réussissait pas à cacher complètement la noire mélancolie qui le dominait ; sa tristesse était écrite dans ses yeux brûlés de fièvre et sur la pâleur mate de son front ; ce n'était qu'au prix d'efforts presque surhumains qu'il parvenait parfois à se mêler à la conversation par quelques mots jetés çà et là et comme à l'aventure.

Peu de personnes, à la vérité, excepté celles qui s'y trouvaient directement intéressées, remarquèrent son silence et sa contenance embarrassée.

Le général Richepance eut pitié du supplice que le malheureux jeune homme endurait depuis si longtemps ; vers la fin du repas, il l'appela par un signe presque imperceptible.

Gaston se leva aussitôt et se rendit auprès du général.

-- Monsieur de Foissac, lui dit Richepance, n'êtes-vous pas de grand-garde ?

-- En effet, général, répondit-il.

-- Veuillez donc, je vous prie, prendre une centaine de grenadiers avec vous et pousser une reconnaissance du côté du Matouba ; il est de la plus haute importance que les rebelles ne puissent pas communiquer avec leurs adhérents des mornes ; vous aurez soin surtout de surveiller attentivement leurs mouvements ; peut-être essayeront-ils d'ici à demain de tromper notre vigilance et de nous échapper encore, il ne faut pas que cela arrive ; je compte sur vous.

-- Je pars à l'instant, général.

-- Je regrette de ne pas vous conserver plus longtemps, monsieur, mais le service commande, ajouta-t-il avec intention.

-- Je vous remercie sincèrement au contraire, mon général, répondit M. de Foissac, avec un sourire, de me procurer ainsi l'occasion d'être utile à l'armée.

-- Allez donc, monsieur, je ne vous retiens plus, dit Richepance, que le temps strictement nécessaire pour prendre congé de Mlle votre sœur ainsi que de vos parents.

-- Je vous obéis ! mon général.

Le jeune homme embrassa affectueusement sa sœur ; il salua Renée, avec laquelle il n'échangea que quelques mots indifférents et de simple politesse, puis il serra la main de M. de la Brunerie, et il quitta aussitôt la tente.

-- Charmant garçon ! dit M. de la Brunerie en le suivant des yeux.

-- Rempli de bravoure, dit le général Cohen ; il a le cœur d'un lion. Pendant notre dernière expédition à la Grande-Terre, et particulièrement à la prise du fort Brimbridge, je lui ai vu accomplir des traits d'une témérité inouïe.

-- La charge qu'il a exécutée à la tête des conscrits créoles à l'assaut du fort Brimbridge, dit vivement le général Pélage, est ce que j'ai vu de plus audacieux ; il marchait littéralement au milieu d'une fournaise. Il faut, ajouta-t-il en riant, que ce jeune homme possède un charme qui le protège contre la mort ; ses soldats tombaient autour de lui comme les blés mûrs sous la faucille, il n'a pas même reçu une égratignure.

-- C'est prodigieux ! s'écria le planteur.

-- Ajoutez, dit Richepance, que M. de Foissac est doué de talents militaires réels ; s'il veut suivre la carrière des armes, un avenir magnifique s'ouvre devant lui.

Les deux jeunes filles échangèrent un regard à la dérobée ; Renée soupira.

Le Chasseur de rats n'avait jusqu'à ce moment pris aucune part à la conversation.

Depuis quelque temps, le vieux philosophe devenait plus sombre et plus morose ; son mutisme habituel avait pris des proportions véritablement exagérées ; ce n'était qu'à la dernière extrémité, poussé jusqu'au pied du mur qu'il se résignait enfin à prononcer quelques mots ; mais ces mots étaient toujours amers et railleurs.

Depuis le commencement de la révolte, l'Œil Gris, à cause de sa connaissance approfondie de tous les lieux de refuge des noirs dans les mornes et surtout par sa finesse et son adresse à déjouer les pièges diaboliques que les insurgés tendaient avec une incroyable astuce aux soldats, avait rendu d'immenses services à l'armée ; aussi était-il fort aimé et apprécié de tous les officiers ; le général Richepance particulièrement éprouvait pour lui une amitié singulière ; en toutes circonstances, il semblait avoir une grande déférence pour ses conseils et lui témoignait une considération qui souvent étonnait les autres généraux, pour lesquels il n'était qu'un batteur d'estrade, peut-être plus intelligent et plus dévoué à la cause de la France que les autres, mais en somme rien de plus.

Le Chasseur ne semblait faire que très peu de cas de la déférence qu'on lui marquait ; il n'en tenait aucun compte et n'agissait jamais qu'à sa guise.

Sans se préoccuper de l'effet que produirait sur les convives cette grave infraction à l'étiquette, peut-être même sans y songer, l'Œil Gris avait allumé sa courte pipe ; les épaules appuyées sur le dossier de sa chaise, le coude du bras qui tenait sa pipe posé sur la table, une jambe passée sur l'autre, il regardait d'un air narquois ce brillant état-major, tout en battant nonchalamment une marche sur son genou, avec les doigts de la main gauche.

Ses yeux pétillaient de malice, presque de méchanceté, lorsque parfois ils se fixaient à la dérobée sur M. de la Brunerie ; celui-ci tout à la conversation, était loin de se douter qu'un regard aussi puissant et surtout aussi sournoisement interrogateur pesait sur lui.

On se leva enfin de table ; le général Cohen et le général Richepance offrirent le bras aux dames et les convives quittèrent la tente.

Le général en chef fit galamment les honneurs du camp aux dames, puis après une assez longue promenade pendant laquelle elles parurent prendre un vif intérêt à ce qu'elles voyaient, il les reconduisit jusqu'au seuil de la tente préparée pour elles.

Pendant ce temps, M. de la Brunerie était en grande discussion avec les généraux et les officiers supérieurs de l'état-major.

Tout en admirant le magnifique paysage qui se déroulait devant lui, il examinait avec attention les hauteurs pittoresques du Matouba, s'entêtant de plus en plus dans la persuasion que la position choisie par Delgrès était inexpugnable, que ce serait commettre une insigne folie que d'essayer de faire gravir aux soldats les pentes abruptes des mornes dont les noirs avaient dû, selon toute probabilité, augmenter par des travaux de terrassement les fortifications naturelles.

Les généraux riaient de bon cœur des observations de M. de la Brunerie qui, de même que toutes les personnes étrangères aux choses de la guerre et prétendant discuter sur des sujets qu'elles ignorent, émettait avec le plus remarquable sang-froid les théories les plus renversantes.

Le général Richepance, après avoir pris congé des deux dames, rejoignait en ce moment le groupe de causeurs ; il s'informa du sujet de la discussion.

-- Cher monsieur de la Brunerie, dit-il après avoir été en deux mots mis au courant de la conversation, il y a un moyen bien simple de vous convaincre de la vérité de ce que ces messieurs avancent.

-- Je ne demande pas mieux que d'être convaincu, je vous l'assure, mon cher général, répondit le planteur ; mais je vous avoue que cela me semble malheureusement bien difficile.

-- Parce que vous ne vous rendez pas bien exactement compte de la situation, cher monsieur de la Brunerie. Faites une chose.

-- Laquelle, général ?

-- Vous n'êtes point autrement pressé de retourner à votre* *habitation, n'est-ce pas ?

-- Rien ne me presse, en effet, général.

-- Eh bien, puisqu'il en est ainsi, demeurez avec nous jusqu'à demain ; je vous donne ma parole de soldat de vous faire assister au spectacle à la fois le plus curieux, le plus intéressant et le plus grandiose que, jamais dans votre vie entière, il vous sera donné d'admirer.

-- Quel spectacle ?

-- Celui de la prise d'Anglemont.

-- Oh ! oh !

-- Ma foi, cela est bien tentant et j'avoue que si j'étais seul...

-- Que cela ne vous arrête pas ; ces dames et vous, vous ne courrez aucun danger ; le général Sériziat demeurera au camp avec toute sa division ; ainsi vous serez bien gardé.

-- S'il en est ainsi ?

-- Vous acceptez ?

-- Il le faut bien, mon cher général, vous êtes irrésistible, fit-il en riant.

-- Dieu veuille que vous disiez vrai.

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que j'ai une autre demande à vous adresser.

-- Parlez, général.

-- Pas* *ici, si vous me le permettez, sous ma tente ; la demande que j'ai à vous faire est trop grave.

-- Je suis à vos ordres. Ainsi vous croyez que d'ici ?

-- Vous verrez ou plutôt vous assisterez à la prise d'Anglemont ; oui, monsieur, parfaitement. Prenez cette longue-vue, je vous prie ; bien ; maintenant voyez-vous ce large point blanc qui semble être d'ici suspendu entre le ciel et la terre ?

-- Parfaitement, général.

-- Eh bien, ce point blanc, c'est d'Anglemont.

-- Comment c'est là mon habitation, fit-il avec surprise ; je ne m'en serais jamais douté ; enfin, puisque vous me l'assurez, général, je dois vous croire : nous serons en effet très bien placés ici pour tout voir. C'est convenu, général, j'accepte votre proposition.

-- Vous me comblez, monsieur.

-- Maintenant je suis à vos ordres.

-- Alors veuillez me suivre, s'il vous plaît ?

-- Comment donc, général, avec plaisir.

Ils pénétrèrent dans la tente.

La table avait été enlevée déjà et tout remis en ordre.

Seul, le vieux Chasseur fumait toujours, assis dans un coin ; il ne semblait attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui.

Mais aussitôt que le général et le planteur eurent pénétré dans un compartiment intérieur de la tente, le Chasseur se leva vivement, prit la chaise et alla s'asseoir tout auprès de la portière qui servait de porte de communication et il prêta attentivement l'oreille à la conversation des deux hommes.

Le général Richepance offrit un siège au planteur, et se tenant debout devant lui :

-- Monsieur, lui dit-il je vous ai annoncé que j'ai une demande à vous adresser ; de cette demande dépend le bonheur de ma vie entière, mais les convenances exigent que je la fasse précéder d'un aveu.

-- Parlez, général, mais veuillez avant tout vous asseoir, je vous prie.

-- Je préfère demeurer debout si vous me le permettez, monsieur.

-- Soit ; expliquez-vous, général.

-- Monsieur, je serai bref et franc. J'ai eu l'honneur de rencontrer à plusieurs reprises Mlle Renée de la Brunerie, votre fille, à Paris, chez une de ses proches parentes, de Brévannes. Je n'ai pu voir Mlle de la Brunerie sans l'aimer...

-- Général...

-- Je ne me suis jamais écarté du respect que je dois à votre fille, monsieur ; elle m'aime et je l'aime.

-- Général, ce que vous me dites...

-- Est l'exacte vérité. Je vous demande encore une fois pardon de vous parler avec autant de franchise et même brusquerie ; mais je suis soldat et accoutumé à aller droit au but.

-- Vous dites que ma fille vous aime, général ?

-- J'en ai la certitude, monsieur. C'est l'amour profond, et sincère que j'éprouve pour Mlle de la Brunerie qui m'a engagé à demander au premier consul le commandement de l'expédition française à la Guadeloupe ; je voulais me rapprocher de votre fille, entrer en relations avec vous, monsieur, et vous mettre ainsi à même de me juger.

-- Général...

-- Maintenant je viens à la demande que je désire vous adresser : Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de la Brunerie, votre fille.

Le planteur se leva ; il était très pâle et semblait en proie à une vive émotion intérieure.

-- Général, répondit-il, la demande que vous m'adressez, bien que faite un peu à l'improviste et pour ainsi dire presque à brûle-pourpoint, m'honore plus que je ne saurais vous l'exprimer, mais je dois à mon grand regret vous avertir que...

En ce moment la portière fut soulevée et l'Œil Gris parut.

-- Pardon, messieurs, si je vous interromps, dit-il froidement, veuillez m'excuser, j'ai à m'entretenir avec M. de la Brunerie de certaines choses qui n'admettent pas de retard.

-- Cependant ? objecta le général.

-- Il le faut, reprit nettement le Chasseur, en lui lançant un regard d'une expression singulière.

-- Je ne comprends rien à cette interruption, vieux Chasseur, dit le planteur avec une certaine vivacité.

-- Vous la comprendrez bientôt, monsieur. Quant à vous, général, je vous prie de me laisser quelques instants seul avec M. de la Brunerie ; j'ai, sans le vouloir, entendu votre conversation ; c'est à propos même de cette demande que vous avez adressée à M. de la Brunerie, que je désire l'entretenir.

-- Je* *n'ai rien, que je sache, à traiter avec vous à ce sujet, répondit le planteur, et je ne vous reconnais aucunement le droit de vous immiscer...

-- Pardon, monsieur, nous discuterons ce point dans un instant, interrompit le Chasseur. Général, voulez-vous m'accorder la grâce que j'attends de vous ?

-- Je me retire, puisqu'il le faut, mais je ne m'éloigne pas.

L'Œil Gris semblait transfiguré ; la métamorphose était complète ; ce n'était plus le même homme ; le ton, les manières, la voix, l'expression du visage, tout était changé en lui.

-- Soit, général, ne vous éloignez pas, et rassurez-vous, je ne mettrai pas votre patience à une longue épreuve.

Le général sortit fort intrigué par cette étrange interruption et surtout très curieux de connaître le résultat de l'entretien que les deux hommes allaient avoir ensemble.

Quant à écouter cet entretien, la pensée ne lui en vint même pas.

XVI -- Comment l'Œil gris causa une désagréable surprise à M. de la Brunerie.

Lorsque le général en chef se fut retiré, les deux hommes demeurèrent un instant immobiles et silencieux l'un devant l'autre.

Leur contenance était significative.

Une lutte sérieuse allait avoir lieu entre eux. Chacun d'eux le savait.

Le Chasseur de rats se préparait à l'attaque, M. de la Brunerie à la défense.

Le planteur avait enfin compris que cet homme qui toujours lui avait témoigné, malgré toutes les avances qu'il lui avait faites ; une si grande froideur, était un ennemi, et que l'heure était venue où cet ennemi se décidait à laisser tomber définitivement son masque.

Mais quel était cet ennemi ? pourquoi avait-il tardé si longtemps à se déclarer ?

Voilà ce que le planteur essayait vainement de comprendre.

M. de la Brunerie, gentilhomme de race, malgré ou peut-être à cause des maximes philosophiques qu'il professait, était profondément imbu des préjugés de sa caste ; hautain et orgueilleux, il se sentait blessé dans son amour-propre et froissé au plus haut degré de l'inqualifiable outrecuidance de ce misérable Chasseur sans nom, sans feu ni lieu, qui de propos délibéré osait ainsi intervenir dans ses affaires intimes, s'immiscer dans des intérêts qui ne le regardaient en aucune façon et auxquels il n'avait, sous aucun prétexte, le droit de se mêler.

De son côté le Chasseur, les deux mains croisées sur le canon de son long fusil de boucanier, les jambes écartées, le corps un peu penché en avant, ses chiens Couchés à ses pieds, fixait sur le planteur ses yeux perçants qui avaient une expression étrange, et semblaient lire ses pensées les plus secrètes au fond de son cœur.

La physionomie ordinairement calme, froide et légèrement ironique du Chasseur avait complètement changé ; maintenant elle respirait une résolution implacable mêlée à une certaine et fugitive expression de pitié douce et presque bienveillante.

Pendant quelques secondes, les deux hommes s'examinèrent ainsi sans prononcer une parole ; on eût dit que chacun d'eux craignait instinctivement d'engager cet entretien dont la portée leur était à tous deux également inconnue, mais qu'ils savaient cependant devoir amener de graves conséquences.

Enfin, M. de la Brunerie, voyant que le Chasseur s'obstinait dans son mutisme et furieux d'être ainsi tenu en échec par un pareil personnage ; fatigué en sus de ce silence qui commençait à lui paraître pesant et à le gêner, se décida tout à coup à le rompre.

-- Eh bien ! vieux Chasseur, lui dit-il avec un accent de condescendance, vous avez désiré être seul avec moi ; le général Richepance a daigné, je ne sais par quelle considération, céder à ce désir ; nous voici face à face, vous êtes seul avec moi comme vous le vouliez ; je suppose qu'un intérêt très important vous a engagé à tenter une démarche aussi singulière et aussi en dehors de toutes les convenances. Que puis-je pour vous ? Parlez sans crainte ; mais faites vite, mon ami, je suis très pressé.

-- Je vous demande pardon, monsieur, répondit placidement le Chasseur, mais je ne vous comprends pas.

-- Je veux dire, mon ami, que je suis très bien disposé en votre faveur, à cause de quelques services que vous avez rendus à ma famille.

-- Quelques services, monsieur ? fit le chasseur en fronçant légèrement les sourcils.

-- De grands services, si vous le préférez ; mon Dieu, je ne discuterai pas pour si peu ; mon intention n'est nullement de nier ou même de rabaisser les obligations que je puis vous avoir ; et la preuve, c'est que si, ainsi que je le suppose, vous avez besoin de moi, je suis prêt à vous venir en aide.

-- Je* *vous remercie humblement, monsieur.

-- Seulement, je vous prie, à l'avenir, de prendre mieux votre temps pour m'adresser vos demandes.

-- Soyez persuadé, monsieur, que ce n'est pas ma faute si je suis intervenu si brusquement dans votre conversation avec M. le général Richepance ; ce n'était aucunement mon intention ; des circonstances impérieuses et indépendantes de ma volonté ont seules pu m'y contraindre.

-- J'admets parfaitement cette excuse, mon ami, à la condition bien entendu que pareille chose ne se représentera plus à l'avenir.

-- Je l'espère, monsieur.

-- Eh bien, voyons, parlez sans crainte ; vous savez que je m'intéresse à vous.

-- Je vous remercie de tant de bienveillance, monsieur, et puisque vous êtes assez bon pour m'y autoriser, j'userai de cet intérêt que vous daignez me témoigner.

-- Usez, mon ami, usez ; abusez même si cela peut vous être agréable ; je suis réellement charmé que vous me procuriez enfin l'occasion que je cherche depuis si longtemps de vous être utile. Ma bourse vous est ouverte, vous pouvez y puiser tout à votre aise.

-- Ah ! monsieur, que de bonté !

-- De quelle somme avez-vous, besoin ? Dites un chiffre rond.

-- Vous m'y autorisez bien positivement, monsieur ?

-- Certes, puisque je vous l'ai dit.

M. de la Brunerie était intérieurement charmé du tour que la conversation avait pris ; de reconnaître qu'il s'était trompé, et que tout allait finir par une demande d'argent. D'après la façon dont le Chasseur lui avait demandé un entretien, il était à cent lieues d'espérer un pareil résultat.

-- Vous ne dites rien ? reprit-il en souriant.

-- C'est que...

-- Parlez donc, un peu de courage, que diable !

-- Eh bien ! M. de la Brunerie, j'ai besoin... Il sembla hésiter un instant.

-- Allez donc ! Ne vous arrêtez pas en si beau chemin. De combien avez-vous besoin ?

-- De quatorze millions, répondit froidement l'Œil Gris avec un grand salut.

M. de la Brunerie recula comme s'il avait été subitement mordu par un serpent.

Cette colossale plaisanterie dépassait tout ce qu'il aurait pu imaginer.

Il regarda autour de lui comme s'il cherchait une issue.

Il croyait avoir affaire à un insensé.

-- Quatorze millions ! murmura-t-il.

-- Oui, monsieur, répondit le Chasseur avec son plus fin sourire ; j'ai provisoirement laissé les fractions de côté ; d'après votre conseil, je vous ai dit un chiffre rond... Mais, vous n'êtes pas bien, il me semble ; donnez-vous donc, je vous prie, la peine de vous asseoir.

Et il lui approcha complaisamment un fauteuil dans lequel le planteur se laissa tomber machinalement.

-- Ne m'avez-vous pas recommandé, monsieur, de ne pas me gêner avec vous ? reprit-il d'une voix doucereuse ; eh bien, vous le voyez, je vous obéis ; j'ai besoin de quatorze millions, je vous les demande.

-- Vous êtes fou ! s'écria le planteur en haussant les épaules avec mépris.

Il commençait à reprendre son sang-froid ; la secousse avait été rude ; il s'en ressentait encore.

-- Fou ! moi ? reprit le Chasseur. Pas le moins du monde, monsieur, et je ne me suis, au contraire, jamais mieux senti dans mon bon sens. Vous ne sauriez vous imaginer combien cette misérable somme me fait faute.

-- Soyez sérieux, monsieur ; cessez cette ridicule plaisanterie.

-- M. de la Brunerie, reprit froidement le Chasseur, je ne plaisante pas plus en ce moment que j'étais fou tout à l'heure.

-- Ainsi, c'est véritablement que vous osez me demander cette somme ?

-- Parfaitement, monsieur.

-- Et vous supposez que je serai assez niais pour vous la donner ?

-- Je ne le suppose en aucune façon, monsieur ; j'en suis certain.

-- C'est absurde !

-- Peut-être.

-- Ignorez-vous donc que ma fortune se monte à...

-- Quatorze millions sept cent soixante-dix-huit mille, six cent quatre-vingt-trois francs et quelques fractions infimes, je le sais très bien, ainsi que vous le voyez, monsieur, interrompit l'Œil Gris avec une froideur glaciale.

-- Et sachant cela, vous me demandez...

-- Quatorze millions, sept cent soixante-dix...

-- Allons donc ! interrompit à son tour le planteur avec un rire nerveux ; vous ne plaisantez que très rarement ; cela est véritablement malheureux, car vous êtes, sur ma parole, réellement impayable !

-- Est-ce à propos des quatorze millions que vous me dites cela, monsieur ?

-- Peut-être ! vous dirai-je à mon tour.

-- Parce que ?

-- Parce que je les garde.

-- Vous vous trompez, monsieur.

-- Hein ?

-- Vous me les payerez.

-- Quand cela, s'il vous plaît ? fit le planteur en ricanant.

-- Avant dix minutes, répondit froidement son interlocuteur.

-- Je ne m'en dédis pas : vous êtes impayable !

-- C'est ce que nous allons voir.

-- Permettez, monsieur, toute plaisanterie, si bonne qu'elle soit, doit avoir un terme ; la vôtre est ravissante, sans doute, j'en conviens ; mais vous m'excuserez de ne pas vous donner plus longtemps la réplique ; j'ai fort à faire en ce moment, vous le savez, et puisque vous vous obstinez à demeurer ici, je prendrai la liberté de vous céder la place.

La vérité était que M. de la Brunerie avait intérieurement une peur effroyable ; il était, de bonne foi, persuadé qu'il se trouvait en présence d'un fou ; il ne voulait pas demeurer plus longtemps seul avec lui, de crainte de l'exaspérer, et que, dans un moment de crise, il ne se portât à quelque violence sur sa personne.

Au fond du cœur, rendons-lui cette justice, M. de la Brunerie était désespéré de voir l'homme auquel sa famille avait de si grandes et de si nombreuses obligations, réduit à cet état malheureux ; il se promettait de ne pas l'abandonner, mais provisoirement il éprouvait un vif désir de s'éloigner au plus vite.

Le Chasseur de rats l'examinait d'un regard narquois ; il semblait lire sur son visage les diverses pensées qui agitaient le planteur, et venaient tour à tour se refléter sur ses traits comme sur un miroir.

-- Pardon, monsieur, lui dit-il en l'arrêtant d'un geste, vous avez fort à faire, je le sais et je le comprends ; mais moi aussi je suis très pressé, je vous l'avoue, et comme peut-être une occasion aussi favorable que celle-ci ne se représentera pas avant longtemps pour moi, veuillez m'excuser si j'en profite pour terminer cette affaire qui, vous en conviendrez, ne manque pas d'une certaine importance.

-- Mais, monsieur, cette demande n'a pas le sens commun.

-- Je vous arrête là, monsieur. Cette demande est fort autorisée, au contraire ; je n'ai point l'air d'un mendiant, que je sache, et je n'ai pas pour habitude de demander l'aumône, ajouta-t-il en redressant sa haute taille.

-- Peste ! je le crois bien, fit le planteur avec ironie ; une aumône de quatorze millions !

-- Et des fractions. Aussi, je vous le répète, n'en est-ce pas une.

-- Qu'est-ce donc, alors ?

-- Une restitution.

-- De moi à vous ?

-- Non, monsieur ; de votre père au mien.

Cette froide parole résonna comme un glas funèbre aux oreilles du planteur.

Il pâlit et fit un pas en arrière.

M. de la Brunerie commençait à comprendre que peut-être cet homme n'était pas aussi insensé qu'il l'avait supposé d'abord ; que derrière ces tergiversations apparentes, ces mots à double entente, il y avait, en effet, quelque chose de sérieux, une terrible menace, peut-être !

Il y avait une sombre et ténébreuse histoire dans la famille de la Brunerie.

Quatre-vingts ans avaient, à la vérité, passé sur cette histoire ; le silence s'était fait sur elle à cause de la haute position occupée par la famille de la Brunerie et de ses immenses richesses ; mais le souvenir des faits étranges qui s'étaient accomplis, la disparition inexpliquée du chef de cette famille, l'entrée de la branche cadette en jouissance de tous ses biens, branche qui, disait-on tout bas, avait odieusement dépouillé son chef après l'avoir réduit au désespoir et contraint à fuir ; tous ces faits étaient encore présents dans le souvenir des habitants de l'île.

Les hommes puissants qui avaient joué un rôle honteux dans cette sinistre tragédie, et dont la vénalité cynique avait autorisé et justifié les actes odieux qui s'étaient commis, ces hommes étaient morts ; leurs familles renversées de la haute position qu'elles occupaient alors ; la Révolution avait passé, son terrible niveau sur tous les abris ; la justice était égale pour tous maintenant.

Et qui sait ?

M. de la Brunerie, bien qu'il fût innocent des crimes de ses ascendants, en avait profité, il en profitait encore ; les biens immenses qu'il possédait et dont le vieux Chasseur connaissait si bien le chiffre, il savait à quel prix terrible ils avaient été acquis.

Sans se rendre parfaitement compte encore du danger qui le menaçait, sans même en calculer la portée, M. de la Brunerie avait peur ; non pour lui, mais pour son enfant, sa fille qu'il chérissait et pour le bonheur de laquelle il était prêt à accomplir tous les sacrifices.

M. de la Brunerie était honnête homme dans toute la belle et grande acception du mot ; s'il avait joui sans remords des immenses richesses qui lui avaient été léguées par son père, c'est qu'il était convaincu que leur propriétaire légitime, celui à qui on les avait si lâchement volées, disons le mot, avait disparu sans laisser de traces, que tout portait à supposer qu'après un temps si long, ni lui, ni aucun de ses descendants, ne reviendrait jamais revendiquer cet héritage.

Mais si, contre toutes les prévisions, cet héritier, quel qu'il fut, se présentait un jour, le parti de M. de la Brunerie était pris à l'avance, sa résolution irrévocable : il lui rendrait tous ses biens à la première sommation, et réhabiliterait ainsi la réputation flétrie de son père, dût-il, après avoir accompli cet acte de loyauté et de haute justice, demeurer non seulement pauvre, mais encore complètement ruiné.

Ce que nous avons employé tant de temps à rapporter et à écrire, avait traversé l'esprit du planteur avec la rapidité fulgurante d'un éclair.

Un changement complet s'était aussitôt opéré dans toute sa personne ; il était subitement devenu un autre homme ; son droit ou pour mieux dire sa loyauté, le rendait fort.

-- Pardon, monsieur, dit-il au Chasseur qui se tenait sombre et pensif en face de lui ; je crois que vous et moi nous nous sommes trompés jusqu'à présent sur le compte l'un de l'autre.

-- C'est probable, monsieur, répondit le Chasseur avec une ironie froide.

-- Je le regrette bien vivement pour ma part, monsieur ; bientôt, je l'espère, vous en aurez une preuve irrécusable.

-- Ah ! fit le Chasseur en souriant, avec un ton de raillerie.

-- Ne raillez pas, monsieur ; cette fois je suis aussi sérieux et peut-être plus que vous ne l'êtes vous-même ; cette conversation que nous avons aujourd'hui seulement, comment se fait-il que depuis de si longues années que vous avez vécu près de moi, presque dans ma maison et faisant pour ainsi dire partie de ma famille, la pensée ne vous soit jamais venue de me demander à l'avoir, afin de terminer avec moi cette affaire ?

-- Souvent cette pensée m'est venue au contraire, monsieur. Après avoir rendu à mon père, expirant désespéré dans mes bras, les derniers devoirs, je suis arrivé à la Guadeloupe dans le but, non de vous redemander mes biens, ma fortune, que votre père avait si indignement volés au mien. Mais afin de me venger de vous d'une manière éclatante...

-- Ainsi vous êtes réellement le fils de M. de...

-- Silence, monsieur ; ne prononcez pas le nom de l'homme que les vôtres ont si odieusement déshonoré et dépouillé. Lisez ceci.

Le vieillard retira alors de sa poitrine un sachet en peau de daim pendu à une chaîne d'acier ; il l'ouvrit et en sortit plusieurs papiers jaunis par le temps qu'il présenta au planteur.

Celui-ci s'en saisit d'une main fébrile, les parcourut rapidement des yeux, puis il les rendit au Chasseur sans que la plus fugitive émotion se reflétât sur son visage qui semblait être de marbre.

-- Ces papiers sont parfaitement en règle, dit-il ; l'acte qui les accompagne, et dont on avait nié l'existence, prouve vos droits incontestables et imprescriptibles à la fortune que vous me réclamez.

-- Ainsi vous le reconnaissez, monsieur ? dit l'Œil Cris.

-- Je le reconnais, oui, mon cousin, répondit le planteur avec noblesse ; je le reconnais non seulement devant vous, mais si vous l'exigez, je ferai publiquement cette déclaration.

Le Chasseur regarda un instant M. de la Brunerie avec une surprise extrême.

-- Cela vous étonne, n'est-ce pas, monsieur, de m'entendre parler ainsi ? reprit le planteur avec mélancolie.

-- Je vous l'avoue, monsieur.

-- Ah ! c'est que, ainsi que déjà je vous l'ai dit, tous deux nous nous sommes trompés sur le compte l'un de l'autre.

-- Je commence à le croire, en effet, répondit le Chasseur d'une voix profonde.

Il y eut une courte pause.

Les deux hommes qui déjà n'étaient plus ennemis, réfléchissaient profondément.

-- Pourquoi donc, reprit le planteur au bout d'un instant, puisque vous professiez contre moi et les miens une haine si implacable ; car souvent je me suis aperçu, sans parvenir à en comprendre les motifs cachés, de la répulsion que vous éprouviez pour moi ; j'ai même remarqué que jamais, depuis que nous nous connaissions, et voilà longtemps ! jamais vous n'avez accepté de serrer dans la vôtre la main que si souvent je vous ai tendue ?

-- C'est vrai, murmura le Chasseur.

-- Pourquoi, dis-je, continua M. de la Brunerie, n'avez-vous pas mis à exécution vos projets de vengeance contre moi ? Ce ne sont cependant pas, il me semble, les occasions qui vous ont manqué pour cela ?

-- Pourquoi ?

-- Oui, je vous le demande.

-- Parce que vous avez près de vous un ange, et que cet ange vous a sauvegardé.

-- Ma fille ?

-- Oui, votre fille Renée ; Renée qui a fait pénétrer dans mon âme un sentiment dont j'ignorais l'existence, dont je niais la possibilité ; Renée que j'aime plus que si elle était ma fille ! cette douce et belle créature qui m'a révélé le bonheur suprême que l'on éprouve à faire le bien.

-- Ah ! je le vois, vous l'aimez ! fit le planteur avec entraînement.

-- Si je l'aime ! s'écria le vieillard avec une émotion qui faisait trembler sa voix ; pauvre chère enfant, si je l'aime ! Elle qui m'a presque amené à vous aimer, vous le fils du bourreau de mon père !

Il cacha sa tête dans ses mains ; un sanglot déchirant souleva sa puissante poitrine et pour la première fois dans sa vie entière, cette âme de bronze, cédant à l'entraînement de la passion, se fit presque humaine et se fondit en larmes généreuses.

Le planteur considérait cet homme si fort toujours et maintenant si faible, avec une admiration respectueuse.

Il comprenait la lutte terrible que ce cœur de lion devait avoir soutenue contre lui-même avant de se laisser ainsi dompter par une enfant ; lui aussi il se sentait ému, des larmes roulaient dans ses yeux et coulaient lentement sur ses joues brunies sans qu'il songeât à les retenir.

-- Je vous remercie d'aimer ainsi ma fille, mon cousin, lui dit-il doucement ; elle a trouvé en vous un second père.

-- Un père ! répondit le vieillard en relevant brusquement la tête, car elle possédait mon secret ; elle savait quelle haine terrible grondait contre vous dans mon cœur, et cependant elle m'aimait, elle aussi ! elle me consolait dans ma douleur ; elle m'a presque fait consentir à vivre, lorsqu'à sa prière j'ai renoncé à mes projets de vengeance contre vous. Oh ! bénissez votre enfant, bénissez-la, monsieur, chérissez-la comme on chérit son ange gardien, car elle a été le bouclier qui toujours s'est placé, barrière infranchissable, entre vous et ma haine !

-- Mon cousin, répondit le planteur avec noblesse, les crimes comme les fautes sont personnels ; aucune haine ne doit désormais exister entre vous et moi ; un lien trop fort nous unit maintenant, l'amour de ma fille ou plutôt de la nôtre.

-- Mon cousin, s'écria le Chasseur avec élan en donnant pour la première fois ce titre à M. de la Brunerie, vous dites vrai ; votre fille doit être un trait d'union entre nous ! elle nous force à nous estimer, ne la vouons pas à un malheur éternel.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Elle aime le général Richepance, ne la contraignez pas à en épouser un autre.

-- Hélas ! maintenant, murmura le planteur avec une tristesse navrante, je n'ai plus le droit de lui imposer ma volonté ; qui sait même si...

-- Arrêtez, monsieur ! s'écria le Chasseur avec, une généreuse émotion ; votre fille doit être heureuse, mais par le fait seul de votre volonté ; reprenez tous vos droits sur elle ; ces papiers, les seules armes que je possède contre vous, les voilà ; je vous les donne, Renée de la Brunerie est toujours la plus riche héritière de l'île de la Guadeloupe.

Il tendit alors au planteur les papiers que jusqu'à ce moment il avait machinalement conservés à la main.

M. de la Brunerie repoussa doucement les papiers.

-- Non, mon cousin, dit-il, avec un accent qui venait réellement du cœur ; conservez ces papiers, ces titres qui sont vôtres ; je ne vous dépouillerai pas une seconde fois de ce qui vous appartient si légitimement ; j'ai été par orgueil, par entêtement, sur le point de faire le malheur de ma fille ; vous m'avez sauvé de moi-même en me montrant le gouffre dans lequel j'étais sur le point de tomber, je vous en remercie ; c'est une dette de plus à ajouter à toutes les autres que j'ai contractées envers vous. Nous voulons que Renée soit heureuse, elle le sera, si cela dépend de moi. Gardez votre fortune, je n'en veux pas ; elle me brûlerait les doigts maintenant, mon cousin. Le général Richepance aime ma fille, dites-vous ; si cela est vrai, il l'acceptera sans dot, j'en suis convaincu, c'est un noble cœur.

-- Ah ! vous refusez d'accepter cette fortune que je vous donne, monsieur ? s'écria le Chasseur.

-- Je la refuse parce qu'elle est à vous et non à moi, mon cousin.

-- Je saurai vous contraindre à l'accepter malgré vous, cette fortune...

-- Au nom du ciel, que voulez-vous faire ?

-- Je* *la donne en dot à notre fille.

Saisissant alors les papiers, il les déchira, et, en quelques minutes, les réduisit en parcelles imperceptibles.

-- Et maintenant, mon cousin, ajouta-t-il avec un sourire en tendant la main au planteur, muet de surprise et d'émotion, prenez ma main, c'est franchement que je vous la donne cette fois !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et, pendant quelques instants, ils confondirent leurs larmes, pressés dans une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur fut le premier à reprendre son sang-froid.

-- Tout est fini, dit-il d'une voix dans laquelle tremblait encore une dernière émotion ; remettons nos masques et soyons chacun à notre rôle véritable ; aux yeux des indifférents, je continuerai d'être le pauvre vieux Chasseur de rats ; pour vous, dans l'intimité, si vous y consentez, eh bien, je serai...

-- Mon frère, mon ami... Ô mon cher Hector, pourquoi ne nous sommes-nous pas connus plus tôt !

-- Chut, ami, répondit le vieillard tout souriant, Dieu ne l'a pas voulu ainsi ; inclinons-nous devant sa volonté. Mais, silence, j'entends des pas qui se rapprochent. N'oubliez pas nos conventions.

-- Vous l'exigez, mon ami ?

-- Je vous en prie.

-- Je serais si heureux cependant...

-- Non, il faut qu'il en soit ainsi ; pour l'enfant, pour vous et pour moi évitons les commentaires. Que nous importe d'ailleurs, puisque nous pourrons nous aimer.

-- C'est vrai, vous avez raison comme toujours, et pourtant...

-- Voici le général, fit le vieillard à voix basse.

-- Ah ! ah ! dit Richepance, en passant sa tête souriante par l'entrebâillement de la portière, il paraît que le vieux Chasseur a raison ?

-- Ma foi, oui, général, répondit gaiement le planteur.

-- Suis-je de trop ?

-- Non pas, général, vous arrivez, au contraire, au bon moment.

-- Alors, puisqu'il en est ainsi, me voilà. Maintenant, veuillez me dire pourquoi mon vieux camarade l'Œil Gris, a raison, comme toujours ; je vous avoue que je suis très curieux de l'apprendre ?

-- Je le sais, général, répondit en riant le planteur ; aussi je m'empresse de vous satisfaire.

-- Ah ! ah ! voyons cela ?

-- Oh ! c'est bien simple, général.

-- J'en suis convaincu ; donc...

-- Donc, je disais à mon... à notre ami le Chasseur, veux-je dire, qu'il valait beaucoup mieux attendre que la guerre fût terminée, avant que d'annoncer publiquement votre mariage avec ma fille.

-- Vous m'accordez donc la main de Mlle de la Brunerie, monsieur ? s'écria le général avec une émotion remplie de joie et de surprise.

-- Il le faut bien, général, répondit le planteur, puisque, paraît-il, ma fille vous aime et que vous l'aimez.

-- Oh ! oui je l'aime, monsieur, de toutes les forces de mon âme ! s'écria le général avec ravissement.

-- Eh bien, voilà précisément ce que m'a répondu notre ami : ils s'aiment, mieux vaut ne pas différer leur bonheur et annoncer leur mariage aujourd'hui même en célébrant leurs fiançailles. C'est peut-être aller un peu vite en besogne, aussi je résistais ; mais vous autres militaires, ajouta-t-il avec un fin sourire, vous êtes accoutumés à mener tout tambour battant, et je cède.

-- Ah ! pardieu oui, il a toujours raison le vieux Chasseur, et aujourd'hui plus que jamais ! s'écria joyeusement Richepance, qui était ivre de bonheur.

-- Alors, fit le Chasseur en souriant, puisqu'il en est ainsi, voilà qui va bien, comme dit parfois M. de la Brunerie.

Et, sur cette boutade du vieillard, les trois hommes éclatèrent d'un franc et joyeux rire.

XVII -- L'assaut d'Anglemont.

Les choses se passèrent ainsi qu'elles avaient été réglées et convenues à l'avance.

Le général Richepance, sans leur en faire connaître le motif, réunit le soir même ses principaux officiers à sa table ; vers la fin du dîner, lorsque le dessert eut fait son apparition, le général Gobert se leva, un verre de champagne à la main, et déclara qu'en sa qualité de cousin de M. de la Brunerie et chargé par lui de le faire, il annonçait officiellement le mariage de Mlle de la Brunerie, sa cousine, avec le général de division Antoine Richepance, commandant en chef de l'armée française à la Guadeloupe, et qu'il buvait à la santé des fiancés et à leur prochain bonheur !

Puis, après avoir salué les deux fiancés, le général Gobert vida son verre, rubis sur l'ongle.

C'est ainsi que fut solennellement annoncée à l'armée française, l'union de la jeune fille avec celui qu'elle aimait.

Cette nouvelle fut accueillie avec les marques de la joie la plus vive, par tous les officiers français, qui s'associèrent de grand cœur au bonheur de leur général, pour lequel ils professaient une affection profonde.

Les santés se succédèrent alors avec une rapidité extrême, et les souhaits les plus chaleureux furent faits pour le bonheur des futurs époux.

Les soldats eurent aussi, comme de raison, leur part de la joie de leurs chefs, par une distribution qui leur fut faite de vin et de liqueurs.

Certes, nul n'aurait supposé, en entendant les vivats et les chants joyeux qui s'élevaient sans interruption du camp français, que le lendemain, au lever du soleil, ces braves gens livreraient une bataille terrible, acharnée, décisive, contre l'ennemi, dont ils n'étaient séparés que par deux lieues à peine.

Un feu d'artifice improvisé, suivi d'un bal, qui dura pendant la nuit tout entière, portèrent au comble la joie des soldats.

Le général Richepance, oubliant pour un moment les lourds soucis du commandement, dansa avec sa fiancée ; le commandant de Chatenoy lui fit vis-à-vis avec la sienne ; les autres officiers ou soldats s'arrangèrent comme ils purent, car les danseuses manquaient, mais aucune ombre ne vint obscurcir les plaisirs de cette joyeuse nuit trop rapidement écoulée pour beaucoup des assistants, dont, hélas ! le lendemain devait être le dernier jour.

Ainsi que nous l'avons dit, le général Richepance avait, le matin, pendant le déjeuner, confié une mission assez importante à M. Gaston de Foissac, mission dont le jeune homme s'était acquitté avec une adresse et une intelligence remarquables ; le général en chef, dont la délicatesse naturelle l'engageait à ne pas faire parade de son bonheur, aux yeux du malheureux jeune homme qui avait fait si noblement le sacrifice de son amour, s'était lui-même transporté aux avant-postes, en compagnie du Chasseur de rats.

Le vieux batteur d'estrade, auquel le succès de son intervention auprès de M. de la Brunerie semblait avoir rendu toute l'ardeur de la jeunesse, avait eu une longue conversation avec le général en chef ; conversation dans laquelle il lui avait offert de diriger pendant la nuit une colonne à travers les mornes, de tourner l'habitation d'Anglemont, la principale forteresse et le quartier général des rebelles, d'occuper les hauteurs qui dominent cette habitation, et de couper ainsi aux noirs toute retraite à travers les bois.

L'expédition était périlleuse, la tentative presque désespérée ; les noirs s'étaient retranchés d'une manière formidable dans l'aire d'aigle qu'ils avaient choisie ; ils avaient surtout établi dans les mornes des détachements communiquant et se soutenant tous les uns les autres, et dont la mission principale consistait surtout à maintenir à tout prix les communications ouvertes avec les bois.

C'était dans le maintien de ces communications, que reposait le dernier espoir des révoltés.

Il était donc de la plus haute importance d'anéantir au plus vite cet espoir des rebelles, et de leur enlever ainsi tous moyens possibles de prolonger plus longtemps une guerre sans issue, en les écrasant tous à la fois et d'un seul coup, dans l'habitation d'Anglemont.

Le général en chef avait reconnu du premier coup d'œil toute l'importance du plan que lui soumettait son compagnon ; il en avait calculé toutes les chances bonnes ou mauvaises, mais il ne se dissimulait pas, combien son exécution présentait de difficultés presque insurmontables.

Les troupes choisies pour tenter cet audacieux coup de main devaient tout d'abord être considérées comme à peu près sacrifiées ; cependant, si, contre toutes apparences, elles réussissaient à opérer leur mouvement tournant et à s'établir solidement sur les hauteurs dominant l'habitation d'Anglemont, la victoire était assurée ; les rebelles contraints à mettre bas les armes.

Après avoir longtemps pesé dans son esprit les avantages pour ou contre de cette entreprise, le général en chef se résolut enfin à l'exécuter.

En conséquence, ainsi que nous l'avons dit, il se rendit aux avant-postes, où M. Gaston de Foissac se tenait ainsi qu'il en avait reçu l'ordre de le faire aussitôt que la mission qu'il avait reçue serait exécutée.

Le général salua cordialement le jeune homme, et après l'avoir conduit un peu à l'écart, certain de ne pas être entendu, il lui expliqua le plan qu'il avait conçu et lui offrit franchement de prendre le commandement de la colonne destinée à l'exécuter.

Le jeune homme tressaillit à cette proposition ; un pâle sourire éclaira son mâle et beau visage.

-- Je vous remercie sincèrement, mon général, dit-il avec émotion ; j'accepte de grand cœur la mission importante que vous daignez me confier ; je comprends tout ce qu'elle a de sérieux. Comme vous, mon général, j'ai calculé toutes les chances de succès ; je vous donne ma parole d'honneur que je réussirai ou que je mourrai !

-- Ne parlons pas de mort, mon cher monsieur de Foissac, lui répondit affectueusement le général ; à notre âge l'avenir se présente sous de trop riantes couleurs, pour que nous nous laissions envahir par ces tristes pensées ; parlons de gloire et de bonheur.

-- Le* *bonheur ! la gloire ! doux rêves, qui font accomplir de grandes choses, général, dit Gaston avec mélancolie ; mais, hélas ! ce ne sont que des plumes au vent ! Mieux que moi, général, vous avez été à même d'apprécier le néant de toutes les joies humaines ; prisme trompeur qui ne luit un instant à nos yeux, que pour s'évanouir pour toujours. Mais laissons cela ; à quoi bon nous attrister ? J'ai compris, général, tout ce qu'il y a de délicat et de réellement affectueux dans la démarche que vous faites en ce moment. Encore une fois, je vous remercie.

-- Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas, mon cher monsieur de Foissac.

-- Peut-être, mon général ; mais vous le savez, le cœur a des pressentiments qui ne le trompent pas ; je ne sais rien, mais je devine ; je sens, j'apprécie, et voilà pourquoi du fond de l'âme je vous répète : Merci, général.

-- Gaston, mon ami, ne me parlez pas ainsi, vous m'inquiétez véritablement, lui dit Richepance avec tristesse.

-- Pourquoi donc cela, général ? Parce que, comprenant tout ce qu'il y a de noble et de généreux en vous, je laisse franchement déborder mon cœur. Oh ! vous ne me rendriez pas justice, général ; que suis-je en ce moment, sinon le gladiateur saluant l'empereur dans le cirque ?

Et lui prenant chaleureusement la main :

-- Oui, général, ajouta-t-il avec une émotion contenue, c'est avec joie que je vous dis : Salut, César ! celui qui va mourir te salue !

-- Encore ce mot, mon ami ? lui dit le général avec reproche.

-- Vous avez raison, pardonnez-moi, mon général, je me tais, brisons là. Revenons à notre expédition, reprit-il avec une certaine animation fébrile ; je vous prie de me donner vos ordres bien exactement ; il est important que je comprenne parfaitement votre pensée, afin que je puisse l'exécuter comme vous le désirez.

-- Le plan général, vous le connaissez, mon ami ; je suis convaincu que déjà, avec votre haute intelligence, vous avez compris toute la portée de ce coup de main ; je n'ai plus, ce qui sera bientôt fait, qu'à entrer avec vous dans quelques questions de détail dont l'intérêt ne saurait être naturellement que très secondaire ; mais qui, froidement exécutées, assureront la réussite de votre téméraire entreprise.

-- Je vous écoute, mon général.

-- La pensée première de cette expédition ne m'appartient pas ; elle revient tout entière au vieux Chasseur de rats, je dois lui rendre cette justice, aussi a-t-il le droit, et il le réclame, de concourir à son exécution ; c'est pour cela que je vous le laisse pour vous servir de guide au milieu des chemins infranchissables à travers lesquels vous serez obligé de passer ; je vous donnerai cinq cents de mes grenadiers, ce sont tous des hommes d'élite ; anciens soldats de Masséna pour la plupart, ils sont de longue main habitués à la guerre de montagnes et ils courraient sans trébucher sur la lèvre étroite des plus profonds précipices ; ils assistaient tous à cette mémorable bataille de Zurich où l'on combattit au-dessus des nuages ; vous pouvez donc avoir confiance en eux, pas un ne restera en route, ils vous suivront en riant dans les sentiers les plus impraticables ; avec de tels hommes le succès est certain.

-- Aussi je n'en doute pas, mon général.

-- Je* *le sais, mon cher Foissac. Vous quitterez le camp aussitôt après le coucher du soleil, votre détachement sera ici dans deux heures ; vous marcherez toute la nuit sans vous arrêter, afin d'atteindre le poste que vous devez occuper une heure environ avant le lever du soleil, de manière à ce que vous puissiez solidement vous établir dans votre position ; une fusée partie du camp vous instruira des mouvements de l'armée, afin que vous puissiez combiner vos manœuvres de sorte qu'elles coïncident avec les nôtres. Je calcule qu'en partant à cinq heures du matin, comme je n'ai à exécuter qu'une marche en avant de front, malgré les difficultés que je pourrai rencontrer sur ma route, je serai en mesure d'attaquer vers dix heures les positions des rebelles ; c'est donc à dix heures précises que vous vous démasquerez, que vous engagerez le feu avec l'ennemi et que vous le rejetterez sur mes baïonnettes ; jusque-là tenez-vous coi ; il faut que les noirs ignorent votre présence, que vous tombiez tout à coup sur eux comme la foudre, sans leur laisser le temps de se reconnaître ; là est le succès de la bataille. Pendant votre marche de nuit, je n'ai pas besoin d'ajouter que vous devez surtout éviter tout engagement avec les postes ennemis, les tourner sans vous occuper de les laisser derrière vous ; je me charge de les empêcher de se disséminer dans les mornes. Est-ce bien entendu comme cela ? Est-il besoin d'ajouter quelque chose encore ?

-- Non, mon général ; je vous ai parfaitement compris ; vos ordres seront exécutés à la lettre.

-- Je compte sur vous et je suis tranquille, mon ami ; de plus, je vous laisse le vieux Chasseur ; nul mieux que lui ne connaît les montagnes de ce pays ; laissez-vous conduire par lui ; il vous fera passer à travers les ennemis sans qu'ils vous aperçoivent ou soupçonnent seulement votre présence, je vous le certifie.

-- Ce ne sera pas difficile, dit le Chasseur en souriant. Je réponds que, si fins que soient ces démons de nègres, ils ne nous verront pas ; nous franchirons leurs lignes sans que seulement ils s'en doutent.

-- D'ailleurs, reprit le général, l'emplacement même qu'ils ont choisi pour s'y retrancher éloigne toute supposition pour eux d'une attaque sur leurs derrières ; ils ne peuvent admettre que les Français les assaillent du haut des mornes et se cachent dans les nuages pour les surprendre ; c'est donc surtout une affaire de ruse et de sang-froid.

-- Ainsi, général, dans deux heures, vous m'expédierez mon détachement ?

-- Oui, mon ami.

-- Me permettez-vous une observation, mon général ?

-- Sans doute.

-- Il me semble que, peut-être, il serait préférable que ces troupes ne se missent en marche pour me rejoindre ici qu'après le coucher du soleil ; l'ennemi domine le camp, rien de ce qui s'y passe n'échappe à ses regards ; la vue d'une troupe aussi nombreuse se dirigeant vers les avant-postes sur la fin de la journée, peut éveiller ses soupçons et lui faire craindre un mouvement offensif, chose que nous devons éviter par dessus tout.

-- Vous avez, pardieu ! raison, mon ami, et sans vous nous allions commettre une grave maladresse.

-- Je* *puis, si vous le permettez, général, aller tout de suite me mettre à la tête des troupes.

-- Non, c'est inutile, s'écria vivement Richepance, je préfère que vous les attendiez ici ; il n'y a aucune nécessité à ce que vous rentriez au camp que vous devrez quitter immédiatement.

-- Soit, général, j'attendrai donc ici, dit M. de Foissac avec un sourire mélancolique.

Le général toussa deux ou trois fois avec embarras, et se levant du tertre de gazon sur lequel il s'était assis :

-- Maintenant je vous quitte, mon cher Gaston ; nous nous reverrons après la bataille, dit-il gaiement. À demain, et bonne chance !

-- Votre main, général.

-- Non, mon ami, embrassons-nous, je préfère cela.

-- Oh ! de grand cœur, général.

Après s'être tenus un moment pressés sur la poitrine l'un de l'autre, ils se serrèrent chaleureusement la main, puis le général fit un signe ; une ordonnance lui amena son cheval, il se mit en selle.

-- Allons, au revoir, Gaston, dit-il à M. de Foissac en lui tendant une dernière fois la main.

-- Adieu, mon général, répondit le jeune homme avec intention.

Puis il recula de deux ou trois pas et il salua le général en chef.

Richepance fit un geste de douleur, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il partit au galop dans la direction du camp, en murmurant avec tristesse :

-- Il a tout compris, tout deviné ; pauvre garçon ! Il veut mourir ; oh ! je l'espère, Dieu ne le permettra pas, ce serait trop affreux !

Le 8 prairial, à cinq heures du matin, les troupes françaises levèrent leur camp à petit bruit, sans tambours ni trompettes, afin de ne pas donner l'éveil à l'ennemi qui probablement était aux aguets.

Le plan du général en chef était simple et mûrement réfléchi, quoique d'une témérité extrême.

Il faisait nuit encore, l'obscurité était profonde, les soldats marchaient dans le plus complet silence.

Le deuxième bataillon du 66e, commandé par le chef de demi-brigade Cambriel et le capitaine Laporte, aide de camp du général en chef, partit de Legret et, par des chemins qu'il se traça avec d'énormes difficultés au milieu d'horribles précipices, il franchit les mornes Houel etColin et atteignit enfin l'habitation Lasalle.

Là eut lieu un combat acharné ; l'ennemi surpris à l'improviste, se rallia bravement sous le feu même des troupes françaises, et opposa une résistance vigoureuse ; mais enfin il fut contraint de reculer ; puis mis en déroute, chassé de la position qu'il occupait, le commandant Cambriel arriva en poursuivant les noirs, la baïonnette dans les reins, jusqu'au Presbytère, où* *il s'établit solidement.

En même temps que ce mouvement s'exécutait, le troisième bataillon du 66e s'élançait sur les pentes abruptes du morne Louis, qu'il gravissait au pas de course.

Bientôt ce bataillon rencontra les avant-postes ennemis, contre lesquels il se rua à la baïonnette, et qu'il mit presque aussitôt en déroute.

Ce premier succès obtenu, sans même reprendre haleine, les soldats s'élancèrent avec une ardeur indicible à l'assaut du morne Fifi-Macieux, défendu par une forte redoute garnie d'artillerie.

Le choc fut terrible ; les noirs combattaient avec l'intrépidité de gens résolus à mourir ; les boulets labouraient sans interruption les rangs des soldats et causaient des pertes énormes parmi eux ; les grenadiers, s'encourageant les uns les autres, s'élancèrent contre ces retranchements qu'ils couronnèrent.

Il y eut alors une mêlée affreuse, corps à corps ; nul ne demandait merci, nul ne l'accordait ; les artilleurs étaient poignardés sur leurs pièces ; enfin, après une lutte effroyable, qui ne dura pas moins de trois quarts d'heure, le retranchement resta au pouvoir des Français ; les noirs, ou du moins quelques-uns de ceux qui avaient échappé à la mort, s'enfuirent dans toutes les directions, en poussant des cris de terreur.

Ils croyaient avoir affaire à des démons.

Ce fut à cette brillante action que le commandant Lacroix fut atteint d'un biscaïen ; le général en chef envoya aussitôt le commandant de Chatenoy pour le remplacer ; mais ce brave officier ne voulut pas, malgré sa blessure, quitter son bataillon que sa présence électrisait ; il lança ses troupes en avant, traversa la rivière des Pères, sous le feu de l'ennemi, et, au milieu de difficultés sans nombre, il réussit à faire sa jonction au Presbytère avec le deuxième bataillon, toujours poursuivant les rebelles, les refoulant devant lui et les rejetant vers leur centre, à d'Anglemont.

De son côté, Gaston de Foissac, obéissant aux ordres qu'il avait reçus du général en chef, avait pris une vigoureuse offensive.

L'apparition subite des grenadiers français en haut des mornes causa un instant de stupeur parmi les noirs ; ils comprirent instinctivement que, cette fois encore, la victoire leur échapperait.

Gaston de Foissac se mit bravement à la tête de ses troupes, et se lança à la baïonnette contre un retranchement formidable défendu par plus de six cents noirs.

Ignace était accouru en toute hâte prendre le commandement de ce poste.

Le mulâtre avait une revanche à prendre de ses terribles défaites de la Grande-Terre ; il était résolu à ne pas reculer d'un pas ; à se faire tuer sur le retranchement même, plutôt que de subir un nouvel échec.

Bientôt les ennemis se joignirent.

Gaston de Foissac se tenait à la tête des siens, suivi par le vieux Chasseur qui ne le quittait point.

Le brave Chasseur de rats faisait une rude besogne, avec son long fusil de boucanier, dont chaque coup abattait un homme.

Deux fois les grenadiers français couronnèrent le retranchement, deux fois ils furent rejetés en arrière.

Leur rage était extrême d'être si longtemps tenus en échec ; une troisième fois ils s'élancèrent dans le retranchement, où ils réussirent enfin à prendre pied.

Ignace semblait se multiplier ; il était partout à la fois, gourmandant les uns, excitant les autres, faisant passer dans l'âme de ses compagnons l'ardeur qui l'animait.

Le mulâtre accomplissait des prodiges de valeur ; il était dans son véritable élément, se jetant au plus épais de la mêlée, se délectant de carnage avec des rires de tigre à la curée !

Seul il soutenait la défense, en excitant jusqu'à la frénésie le courage de ses compagnons.

Bien que les Français eussent pris pied dans le retranchement, grâce à l'énergique initiative du capitaine Ignace, le combat se maintenait cependant avec des chances presque égales ; les grenadiers, contraints à l'immobilité, se débattaient au milieu d'une horrible mêlée corps à corps.

Il fallait à tout prix en finir ; les noirs recevaient incessamment des renforts, tandis que les Français, au contraire, malgré leurs efforts surhumains, sentaient leurs forces s'épuiser.

Tout à coup, Gaston de Foissac se lança comme un lion sur Ignace, et le souffleta du plat de son épée.

Le mulâtre poussa un rugissement de rage et se jeta à corps perdu sur le jeune homme.

Celui-ci l'attendait de pied ferme ; il y eut alors entre les deux ennemis un combat terrible de quelques minutes, pendant lequel les deux adversaires accomplirent des prodiges d'adresse et de courage.

Soudain le mulâtre jeta un cri de joie et se fendit à fond sur Gaston ; mais celui-ci, froid et calme comme dans une salle d'armes, le reçut bravement la pointe au corps.

Au même instant, Ignace roula sur le sol.

Le Chasseur de rats lui avait fracassé le crâne.

-- Oh ! pourquoi avez-vous fait cela ? lui dit le jeune homme avec reproche.

-- Parce que cet enragé vous aurait tué ! Et, ajouta-t-il avec intention, vous l'auriez laissé faire, et c'eut été un suicide !

Le jeune homme rougit ; il ne répondit pas et se lança au plus épais de la mêlée.

-- Ah ! murmura-t-il à part lui, il ne sera pas toujours là pour m'empêcher de mourir !... la bataille n'est pas finie encore !

Cependant la mort d'Ignace avait jeté une panique générale parmi les défenseurs des retranchements ; sans chefs désormais, ils n'essayèrent pas de prolonger plus longtemps une défense inutile ; ils abandonnèrent les retranchements en toute hâte, les laissèrent au pouvoir des Français, et ils se mirent en retraite sur l'habitation d'Anglemont, poursuivis de près par les grenadiers, lancés contre eux au pas de course par Gaston de Foissac qui s'était, avec une ardeur fébrile, remis à leur tête.

Sur les autres points, le combat se maintenait encore avec des avantages marqués, il est vrai, pour les Français, mais qui étaient loin d'être décisifs pour le résultat final de la bataille.

Les troupes rencontraient des difficultés bien plus grandes encore qu'elles ne l'avaient supposé ; cependant l'élan était donné, rien n'arrêtait les soldats.

La réserve des grenadiers, commandée par le capitaine Crabé, avait tenté une diversion très utile, en essayant d'arriver au poste de Guichard, encore au pouvoir des rebelles, par le morne Constantin ; cette tentative ne réussit pas ; le but que se proposait le capitaine Crabé était impossible à atteindre ; cet officier eut un cheval tué sous lui ; tous les soldats qui se présentèrent de ce côté furent tués sans même avoir pu tirer un seul coup de fusil.

Par ordre supérieur, les grenadiers reculèrent ; ils renoncèrent à une attaque dont le succès même, n'eût point compensé les pertes énormes qu'il aurait causées.

Seulement, le général en chef acquit la certitude, que l'ennemi ne tenterait pas d'effectuer sa retraite de ce côté, parce que les grenadiers étaient en mesure d'empêcher le passage aussi vigoureusement que les rebelles l'avaient défendu du bord opposé, et avec les mêmes avantages.

De plus le général en chef, assuré que le poste de Guichard ne pourrait pas manquer d'être écrasé par les forces imposantes des deux bataillons du 66° réunis au Presbytère, dont les hauteurs atteignaient presque le niveau de l'habitation d'Anglemont, résolut de se mettre à leur tête et de brusquer l'attaque du quartier général des rebelles.

Il était onze heures du matin.

Le général Richepance accorda aux troupes un repos d'une demi-heure, pour manger un morceau à la hâte, et boire un coup d'eau-de-vie.

À onze heures et demie, le rappel fut battu sur toute la ligne, les troupes se massèrent et, au cri de : En avant ! elles marchèrent en colonnes sur d'Anglemont.

La véritable bataille allait enfin commencer.

Il fallait, pour atteindre le dernier refuge des noirs, refuge considéré comme inexpugnable, passer deux ravins dont les bords s'élevaient à pic à plus de cinquante pieds, gravir des pentes abruptes, escalader des parapets garnis d'artillerie, en combattant à chaque pas des hommes qui, n'ayant plus d'autre alternative que la victoire ou la mort, déployaient pour se défendre une intrépidité qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer.

Depuis cinq heures du matin, les troupes françaises ne s'avançaient le long de ces mornes menaçants qu'en livrant un combat à chaque pas et franchissant des obstacles impraticables pour toutes autres que ces troupes d'élite, et pourtant, après plus de six heures de luttes désespérées, soutenues avec une fermeté et un entrain irrésistibles, tout restait à faire encore, puisque d'Anglemont n'était pas pris.

C'est que là, dans cette habitation, véritable forteresse, s'étaient concentrées toutes les forces vives de l'insurrection ; là battait réellement le cœur de la révolte.

Delgrès, fier, calme, intrépide, les regards pleins d'éclairs, la bouche railleuse, se tenait debout, immobile, menaçant, l'épée à la main, sur le faîte des retranchements, écoutant les bruits qui montaient du fond des savanes, couraient le long des pentes et, répercutés par les échos, arrivaient enfin jusqu'à lui, comme les roulements sinistres d'un tonnerre lointain.

Pendant que le général en chef attaquait de front l'habitation d'Anglemont, Gaston de Foissac s'élançait de son côté à la tête de ses grenadiers.

Les noirs étaient enveloppés de tous les côtés à la fois.

Il leur fallait vaincre ou mourir.

Ils attendaient, froids, résolus, impatients de commencer cette lutte suprême.

Les colonnes d'attaque s'avançaient fièrement, l'arme au bras, au pas ordinaire, contre les retranchements.

Pendant plus d'un quart d'heure, un siècle dans un pareil moment, elles bravèrent une pluie de balles et de mitraille, sans pouvoir ou plutôt sans daigner y répondre.

Rien ne les arrêtait ; elles serraient les rangs, c'était tout.

Elles atteignirent ainsi le pied des retranchements.

Sur un mot du général Richepance, souriant au milieu de la mitraille qui semblait lui former une auréole, les soldats électrisés s'élancèrent au pas de course aux cris mille fois répétés de : « Vive la République !... En avant ! En avant ! »

En quelques secondes les retranchements furent envahis et les soldats bondirent comme des tigres au milieu des noirs.

Mais ceux-ci se ruèrent sur eux, les rejetèrent en dehors et les poignardèrent à coups de baïonnette. Les Français, refoulés, revinrent à l'assaut avec des rugissements de rage.

Il y eut alors une mêlée affreuse, une boucherie épouvantable.

Aucun des noirs ne reculait ; tous voulaient mourir !

Ils se prenaient corps à corps avec les soldats, les étreignaient comme des serpents, les déchirant avec les ongles et les dents en poussant des cris d'hyène.

La masse des combattants vacillait sur elle-même, comme fouettée par un vent de mort, sans reculer, sans se disjoindre.

Ceux qui tombaient, étaient aussitôt remplacés par d'autres plus furieux, plus acharnés encore !

Les blessés eux-mêmes, foulés aux pieds et à demi étouffés sous les pas des combattants, essayaient de se soulever pour continuer encore cette lutte désespérée !

Le carnage était horrible, sans nom !

Tout à coup, les rebelles, décimés, à bout de forces, accablés par le nombre, firent un pas en arrière ; la victoire leur échappait.

Les retranchements étaient pris !

Les noirs firent retraite sur l'habitation.

Les Français se mirent à leur poursuite.

L'habitation d'Anglemont rayonnait, elle était ceinte d'une triple couronne d'éclairs.

Les rebelles combattaient toujours avec un courage héroïque.

On se battait à chaque porte, à chaque fenêtre, avec une rage indicible ; enfin l'habitation fut envahie de tous les côtés à la fois ; les noirs reculèrent sans cesser de combattre ; les Français se précipitèrent dans l'habitation avec des hurlements de joie.

-- Vive la liberté ! s'écria Delgrès d'une voix stridente qui domina le fracas du combat.

-- Vive la liberté ! répétèrent les noirs en bondissant une dernière fois sur leurs ennemis.

Tout à coup une épouvantable détonation se fit entendre.

La terre trembla sous les pieds des combattants ; une immense gerbe de feu s'élança dans les airs ; un nuage horrible formé d'une poussière sanglante, de corps humains affreusement mutilés et de débris de toutes sortes, informes et sans nom, voila pendant quelques minutes l'éclat du jour !

D'Anglemont venait de sauter !...

Delgrès avait tenu son serment.

Plutôt que de se rendre, il s'était enseveli sous les ruines de son dernier refuge !

Plus de trois cents des siens avaient sauté avec lui, mais ils n'étaient pas morts sans vengeance : près de quatre cents Français, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'officiers et notamment Gaston de Foissac, avaient été tués par l'explosion !

Cette effroyable catastrophe frappa les assistants de stupéfaction et de terreur.

Un horrible gouffre, fumant encore, s'était ouvert là où était quelques instants auparavant l'habitation d'Anglemont.

Amis et ennemis cessèrent le combat, comme d'un commun accord.

D'ailleurs la bataille était terminée ; la rébellion, décapitée de ses chefs, était à jamais anéantie.

Les quelques bandes peu nombreuses, éparpillées dans les mornes, sous les ordres de Codou, de Palème et de Noël Corbet, les seuls chefs survivants, n'étaient plus considérées comme des rebelles, ni même des révoltés ; c'étaient des brigands, des nègres marrons.

Il ne fallait plus d'armée pour marcher contre eux et les vaincre, quelques soldats coloniaux suffirent à cette triste besogne.

Le 20 prairial an X, c'est-à-dire douze jours après l'effroyable coup de tonnerre d'Anglemont, par lequel avait été si tragiquement terminée l'insurrection des noirs de la Guadeloupe, le général Richepance épousa à la Basse-Terre Mlle de la Brunerie.

Le général se hâtait d'être heureux ; peut-être avait-il le pressentiment que son bonheur n'aurait que la durée d'un météore et que la mort horrible, qui, trois mois plus tard, devait l'enlever si brusquement à ses rêves de gloire et d'avenir, étendait déjà sa main glacée sur lui.

Les deux époux rayonnaient de joie et d'espoir.

Au milieu de la foule qui se pressait curieusement sur leur passage, se trouvaient deux de nos anciennes connaissances : mamzelle Zénobie, la jolie mulâtresse, et maman Suméra.

-- Ah ! qu'elle est belle ! qu'elle est heureuse ! s'écriait avec admiration mamzelle Zénobie en regardant la jeune mariée.

-- Eh ! eh ! ma mignonne, fit en ricanant maman Suméra, les apparences sont souvent trompeuses ! Regarde, ajouta-t-elle en désignant la jeune femme de son doigt décharné, cette belle mamzelle-là était aimée par trois jeunes hommes beaux et riches, deux sont morts là-bas à d'Anglemont, je vois le linceul de celui-ci sur sa poitrine, il mourra bientôt, elle le tuera aussi ; pauvre monde !

La vieille poussa tout à coup un cri de douleur et de colère ; la crosse d'un fusil venait de tomber lourdement sur ses gros pieds.

-- Hors d'ici, sorcière maudite ! s'écria le Chasseur de rats, avec un regard étincelant ; va croasser plus loin, vilain corbeau !

Maman Suméra s'enfuit en hurlant et en boitant.

Cet incident passa inaperçu ; cependant cette prédiction devait s'accomplir.

Le Chasseur s'éloigna d'un air pensif en hochant tristement la tête.

Renée ignorait la mort de Gaston, elle ne la connut jamais.

Richepance avait exigé que le général Pélage fût son premier témoin ; le Chasseur de rats fut le second.

Une autre union fut célébrée en même temps que celle du général en chef de l'armée française ; le comandant de Chatenoy épousait Hélène de Foissac.

Comme tout le monde à la Guadeloupe, la jeune fille ignorait la mort de son frère ; elle le croyait parti pour l'Europe, avec une mission du général Richepance.

Arrêtons-nous à ce tableau d'un bonheur si chèrement acheté.

Laissons l'avenir, trop prochain, hélas ! l'envelopper de ses sombres voiles. Devant tant de joie et d'espérance, ce serait presque un crime de les soulever !

Appendix A

FIN

Appendix B

1  Historique.

1  Toute cette scène de l'entrevue des députés avec le général Richepance est rigoureusement historique. Voir Mémoires pour le chef de brigade Magloire Pelage, Paris, thermidor an XI, et dépêches de Richepance, même ouvrage.

1  L'Annuaire de l'Observatoire donne à la Soufrière la hauteur de 709 toises, soit 1557 mètres ou 4793 pieds.

1  Tous les faits rapportés dans le chapitre précédent et dans celui-ci sont rigoureusement historiques.

Nous citons textuellement les paroles des divers interlocuteurs.

Voir mémoires du général Pelage tome 1, page 274 et suivantes et les rapports du général aux ministres de la guerre et de la marine, 309 et 310, tome II, pièces justificatives.

Appendix C

1  Nous commettons ici, de parti pris, un anachronisme de quelques jours ; nous savons très bien que le capitaine Ignace fut tué au fort Brimbridge.

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Stefanie Popp

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TextGrid Repository (2024). Collection de romans français du dix-neuvième siècle. Le Chasseur de rats. Le Chasseur de rats. fluffy. Stefanie Popp. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9A4E-D