ACTEURS

  • LÉONARD
  • DON JUAN
  • DON FERNAND
  • DON LOPE
  • DON LOUIS
  • LUCRÈCE
  • LÉONOR
  • BÉATRIX
  • JACINTE
  • MENDOCE
  • PHILIPIN

La scène est à Madrid.

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE. Don Fernand, Philipin.

DON FERNAND
Que ce que tu me dis m'embarrasse l'esprit !
Est-il vrai, Philipin ?
PHILIPIN
Beatrix me l'a dit.
DON FERNAND
Que Lucrèce en effet...
PHILIPIN
Oui, que votre Lucrèce
N'aurait jamais pitié de l'ardeur qui vous presse,
Que vous faisiez en vain de l'amoureux transi,
Et qu'elle avait sujet de vous traiter ainsi.
DON FERNAND
Enfin de ses mépris je devine la cause,
Sans doute elle aime ailleurs.
PHILIPIN
Je crois la même chose,
Au discours de tantôt je l'ai trop reconnu ;
Et si le bon vieillard ne fut point survenu,
J'allais savoir, Monsieur, tout au long le mystère,
Être fille suffit pour ne se pouvoir taire,
Puisqu'il n'en fut jamais qui dans l'occasion
Peut garder un secret sans indigestion.
DON FERNAND
Si bien que Beatrix...
PHILIPIN
Cessez d'être en cervelle,
J'en saurai tout, vous dis-je, et je vous répons d'elle ;
Car soit pour me trouver l'esprit un peu gaillard,
Soit pour me voir comme elle assez grand babillard,
J'ai le don de lui plaire, et sur tout la méthode
Dont nous traitons l'amour n'est pas fort incommode,
Elle n'engage à rien : Mais, Monsieur, franchement ?
Ne vous lassez-vous point d'aimer si constamment ?
Autrefois en tous lieux vous disiez, Je vous aime,
À peine un demi-jour vous étiez à la même,
Et cependant Lucrece avec tous ses mépris
Vous tient depuis un mois de ses beautés épris !
C'est être bien changé.
DON FERNAND
Philipin, je confesse
Que je romps ma coutume en faveur de Lucrèce :
Mais écoute, c'est trop te laisser alarmé
De ce qu'un même objet soit si long-temps aimé.
Si l'amour m'engagea d'abord à son service,
Aujourd'hui cet amour n'est plus rien qu'un caprice,
Son peu de complaisance à flatter mon espoir
Est l'unique raison qui m'oblige à la voir ;
Non pas que sa personne en effet me soit chère,
Mais parce que je prends plaisir à lui déplaire,
Et me venger sur elle, en la persécutant,
De la honte que j'ai qu'on m'estime constant.
PHILIPIN
Quel tort je vous faisais faute de bien l'entendre !
Ainsi donc les devoirs que vous semblez lui rendre
Ne sont plus un effet de votre passion ?
DON FERNAND
Je la sers seulement par obstination,
Et si quand je lui dis le secret de mon âme
Avec moins de rigueur elle eut traité ma flamme,
Dans ma façon de vivre et suivant mon humeur
Une autre eut eu bientôt le présent de mon coeur :
Mais voir qu'à contre-temps on prenne un front sévère,
Qu'un soupir, qu'un regard fasse entrer en colère,
C'est lors que je m'obstine à faire les yeux doux.
PHILIPIN
Qu'il fait mauvais, Monsieur, avoir affaire à vous !
Quoi ? quand de vous aimer on se trouve incapable
On n'ose l'avouer sans se rendre coupable !
Ah, Lucrece a grand tort avec tous ses refus.
Mais quand prétendez-vous enfin n'y penser plus ?
DON FERNAND
Lorsque par ton adresse et par ton entremise
Je connaîtrai celui pour qui l'on me méprise.
PHILIPIN
C'est peut-être Don Juan.
DON FERNAND
Don Juan ?
PHILIPIN
Oui, ce Don Juan
Qui, comme vous savez, la sert depuis un an.
Vous riez !
DON FERNAND
Le parti serait pour elle honnête,
Et ne m'a point encor donné martel en tête.
PHILIPIN
Quoi que pauvre, il peut plaire.
DON FERNAND
Ah, ne présume pas
Que jamais tant d'orgueil jette les yeux si bas.
Elle a le coeur trop haut pour souffrir un tel maître,
Et chacun sait ici ce que Don Juan peut être ;
Outre qu'il n'en reçut jamais que des mépris.
PHILIPIN
C'est quelquefois par là que les plus fins sont pris,
Ce peut être une feinte.
DON FERNAND
Et la peux-tu comprendre ?
Il a quitté la ville et doit passer en Flandre,
Et malgré tout cela tu veux qu'ils soient d'accord ?
PHILIPIN
On voit assez souvent...
DON FERNAND
Tais-toi, Beatrix sort,
Tâche à t'en éclaircir, fais qu'elle se déclare,
J'attends à ce détour l'heure qui t'en sépare .
PHILIPIN
Je sais quel est mon rôle, et je le jouerai bien.

SCÈNE II. Philipin, Béatrix.

BÉATRIX
À quoi donc penses-tu ?
PHILIPIN
Moi ? je ne pense à rien.
BÉATRIX
Rêver en me voyant, en voyant ce qu'on aime !
PHILIPIN
Mon maître n'aime plus, je n'aime plus de même.
BÉATRIX
Tout de bon, Philipin ?
PHILIPIN
Tout de bon, Beatrix.
BÉATRIX
Tu veux m'abandonner, toi ?
PHILIPIN
Moi-même.
BÉATRIX
Tu ris,
Et peut-être demain...
PHILIPIN
Cela va sans peut-être,
Un valet suit toujours la fortune d'un maître :
Fais qu'on aime le mien, et tu verras qu'après,
S'il faut mourir pour toi, je mourrai tout exprès.
BÉATRIX
Ne me demande point une chose impossible.
PHILIPIN
Ta maîtresse à l'amour est donc bien insensible ?
BÉATRIX
Non pas tant, mais...
PHILIPIN
Quoi, mais ?
BÉATRIX
Mon pauvre Philipin,
Tu m'avais tant promis...
PHILIPIN
Venons au mais enfin,
Poursuis.
BÉATRIX
Que te dirai-je ?
PHILIPIN
À quel dessein Lucrece
Traite ainsi Don Fernand avec tant de rudesse,
Et si l'aimer encore est pour lui temps perdu.
BÉATRIX
Je te le dirais bien, mais il m'est défendu :
Si pourtant tu jurais de garder le silence...
PHILIPIN
Va, dis-moi ton secret avec toute assurance,
Je suis fort taciturne, et tel que tu me vois
Je ne conte jamais qu'une chose à la fois,
Avec peu de raison ta crainte me soupçonne.
BÉATRIX
Tu n'en diras donc mot ?
PHILIPIN
Mot du tout.
BÉATRIX
À personne ?
PHILIPIN
Non.
BÉATRIX
Tu me le promets ?
PHILIPIN
Est-ce fait ?
BÉATRIX
Jure tôt.
PHILIPIN
Oui, foi de Philipin, jurai-je comme il faut ?
BÉATRIX
Non pas même à ton maître ?
PHILIPIN
Est-ce à dessein de rire ?
Dis-le moi tout d'un coup si tu me le veux dire,
Pourquoi tant de façons ? vois-tu, sans te flatter
Si je meurs pour l'ouïr, tu meurs pour le conter,
Tant de précaution est ici ridicule.
BÉATRIX
Tu sauras donc enfin...
PHILIPIN
Parle sans préambule.
BÉATRIX
Que si tu vois toujours ton maître mal-traité,
C'est parce que Lucrece...
PHILIPIN
Aime d'autre côté ?
BÉATRIX
Tu devines !
PHILIPIN
Et bien ? Le nom du personnage ?
Achève.
BÉATRIX
Tu veux donc en savoir davantage ?
PHILIPIN
Ah, d'un homme d'honneur c'est trop se défier,
Tu le nommes ?
BÉATRIX
Don Juan.
PHILIPIN
Ce pauvre cavalier ?
BÉATRIX
Lui-même ; il est galant, noble, de bonne mine.
PHILIPIN
Et la galanterie échauffe la cuisine !
BÉATRIX
Elle l'adore enfin.
PHILIPIN
Ma foi, tu m'interdis.
Mais s'il en est aimé comme tu me le dis,
Pourquoi l'abandonner pour s'en aller en Flandre ?
BÉATRIX
Chacun le croit ici comme il l'a fait entendre,
Mais dans un tel voyage, à te parler sans fard,
S'il était pris des Turcs nous courrions grand hasard.
PHILIPIN
À ce compte, il est donc en pays d'assurance ?
BÉATRIX
Entre nous deux il l'est, et plus qu'on ne le pense,
Dans Madrid.
PHILIPIN
Dans Madrid !
BÉATRIX
Et n'en a point sorti.
PHILIPIN
Qui diable eut jamais crû qu'il eut si bien menti,
Et que pour mieux tromper tout autre que Lucrece,
Il eut fait ses Adieux avecque tant d'adresse !
BÉATRIX
Ainsi depuis huit jours que tu le crois absent
Il voit de nuit Lucrece, et Lucrece y consent.
Juge que peut ton maître espérer de sa flamme.
PHILIPIN
Mais ne craint-elle point qu'un voisin la diffame?
Car enfin il en est qui pendant tout un mois
Comme des loups garous ne dorment qu'une fois.
Leur curieuse humeur toujours les inquiète,
Et si dans le quartier il est quelque amourette,
Du soir jusqu'au matin ils demeurent au guet
Pour tenir bon papier de tout ce qui s'y fait .
BÉATRIX
Pour s'en mettre à couvert, l'accord est fait de sorte,
Qu'il va droit au jardin par une fausse porte,
Je la laisse entrouverte, et là commodément
Lucrece l'entretient de son appartement,
Sa fenêtre y répond.
PHILIPIN
La partie est bien faite ;
Mais quand il l'a quittée, où fait-il sa retraite ?
BÉATRIX
Chez Don Lope, où de jour il garde la maison,
Sans que Don Lope même en sache la raison,
Sous un autre prétexte il le loge, et je pense
Qu'ils ne m'auraient pas mis dedans leur confidence
S'ils avaient eu moyen de se passer de moi,
Mais Adieu, touche .
PHILIPIN
Adieu.
BÉATRIX
Tu me promets ta foi,
Philipin ?
PHILIPIN
Quelle foi ?
BÉATRIX
Celle de mariage.
PHILIPIN
Va, je te la promets quand nous serons en âge.

SCÈNE III.

PHILIPIN
C'est donc là cet honneur qu'elle nous vantait tant !
Ah combien en est-il de ce sexe inconstant
Qui contrefont de jour une vertu parfaite,
Et la laissent de nuit dormir sous leur toilette !
Donc l'amour à Lucrece a brouillé le cerveau !
Qu'un secret à garder est un pesant fardeau !
J'enrage pour le dire, et je me persuade,
Pour peu que je l'ai tu, que j'en serai malade .
Mais mon maître revient, voici ma guérison.

SCÈNE IV. Don Fernand, Philipin.

DON FERNAND
Et bien ? De ma disgrâce as-tu su la raison ?
Lucrece a-t-elle ailleurs engagé sa franchise ?
Est-ce haine, est-ce orgueil qui fait qu'on me méprise ?
Tu ne me réponds rien, es-tu sourd, ou sans voix ?
Pourquoi grincer les dents, et te serrer les doigts ?
Parle, es-tu possédé ?
PHILIPIN
Monsieur, laissez-moi faire.
DON FERNAND
Dis donc ce que tu fais.
PHILIPIN
Je tâche de me taire,
On me l'a commandé, mais pour ne rien cacher,
Déjà, loin d'obéir, je suis las de tâcher,
Oyez. Ce cavalier poli, galant, honnête,
Qui ne vous a jamais donné martel en teste,
Ce Don Juan dont tantôt je vous avais parlé,
Qui fait croire par tout qu'en Flandre il est allé,
Par l'ordre de Lucrèce, et sans qu'aucun le sache,
En secret dans Madrid chez Don Lope se cache.
DON FERNAND
Que dis-tu, par son ordre ?
PHILIPIN
Il en est adoré.
DON FERNAND
Quoi, Don Juan est ici ?
PHILIPIN
Rien n'est plus assuré,
Note: Donner la baille : tromper par des promesses.
Il a feint ce départ pour vous donner la baille.
DON FERNAND
Si faut-il toutefois qu'un des deux me la paye .
PHILIPIN
Et que résolvez-vous ?
DON FERNAND
Le dessein en est pris,
Je veux revoir Lucrece.
PHILIPIN
Ah, pauvre Beatrix !
Monsieur, vous parlerez, sa fortune est perdue.
DON FERNAND
Non, crois-moi.
PHILIPIN
De quoi donc vous guérira sa vue ?
DON FERNAND
Je veux me rire d'elle, et pour me venger mieux
Lui jurer de nouveau que j'adore ses yeux :
Si j'en suis méprisé, du moins j'aurai la joie
De la payer sur l'heure en la même monnaie,
La railler doucement, et lui faire sentir
Que je n'ai fait l'amant que pour me divertir.
Mais d'un si rare amour achève moi l'histoire,
Don Juan la voit de nuit à ce que je puis croire ?
Après tout, son bonheur me rend un peu jaloux.
PHILIPIN
Suffit jusqu'à tantôt. Don Louis vient à vous.
DON FERNAND
Laisse-moi lui parler, et cours avec adresse
T'informer d'un voisin si je puis voir Lucrece,
C'est à dire...
PHILIPIN
J'entends. Vous craignez le vieillard ?
DON FERNAND
Va donc.

SCÈNE V. Don Fernand, Don Louis.

DON LOUYS
De votre joie, ami, faites-moi part.
Vous me semblez tout gai. Pour moi je m'imagine
Que Lucrece à présent vous fait meilleure mine,
Son coeur est adouci, je le juge à vous voir.
DON FERNAND
Au contraire, jamais je n'eus si peu d'espoir,
Tout est perdu pour moi quelque effort que je fasse.
DON LOUYS
Peut-on vous consoler d'une telle disgrâce ?
DON FERNAND
À vous dire le vrai, je la perds sans regret,
Et si vous étiez homme à garder un secret...
DON LOUYS
Vous n'en pouvez douter sans me faire une injure.
DON FERNAND
Sachez donc en deux mots quelle est mon aventure.
J'ai découvert pourquoi l'on m'a traité si mal ;
Par ces mépris Lucrece obligeait un rival,
Depuis un an elle aime, on me le vient d'apprendre,
Jugez si j'ai raison de n'y plus rien prétendre.
DON LOUYS
Quoi, Lucrece aimerait ?...
DON FERNAND
C'est de quoi s'étonner,
Qu'on ait touché son coeur, qu'elle ait pu le donner,
Elle qui se parant d'une vertu forcée
Du moindre mot d'amour se tenait offensée.
DON LOUYS
Mais de grâce, quel est cet heureux qui lui plaît ?
DON FERNAND
Vous serez étonné quand vous saurez qui c'est.
Don Juan.
DON LOUYS
Vous me raillez, ou bien on vous abuse.
DON FERNAND
Croyez qu'il est ainsi, son départ n'est que ruse,
Pour la voir sans soupçon il fait courir ce bruit,
Voyez le digne choix, et pour qui l'on me fuit,
Pour un homme sans biens.
DON LOUYS
Perdez cette croyance,
Je connais trop Lucrece, et je sais d'assurance
Que Don Juan en secret brûle d'un autre feu.
DON FERNAND
Pour qui ?
DON LOUYS
Pour Léonor.
DON FERNAND
Vous la connaissez ?
DON LOUYS
Peu,
Et je sais seulement qu'elle est assez galante,
Qu'elle vit chez un Oncle, et que Don Juan la hante;
Ce peut être en effet par obligation
Autant et plus encor que par affection,
Il doit à Léonor beaucoup plus qu'on ne pense,
Son plus intime ami m'en a fait confidence,
Et se tiendrait heureux que l'on vous eut dit vrai.
DON FERNAND
Mais c'est de Beatrix enfin que je le sais.
J'en puis parler sans doute, et je me désespère
D'être pour l'amour d'elle obligé de me taire :
Mais pour ne vous pas dire un secret à demi,
Il se tient tout le jour caché chez votre ami,
Chez Don Lope.
DON LOUYS
Le Ciel à propos me l'envoie,
Je vais savoir de lui ce qu'il faut que j'en crois,
Il m'avouera le tout si je ne suis déçu.
Adieu, je vous dirai ce que j'en aurai su.

SCÈNE VI. Don Lope, Don Louis.

DON LOUYS
Et quoi ? Toujours rêveur.
DON LOPE
Et toujours misérable.
DON LOUYS
Don Lope, quel malheur de nouveau vous accable ?
DON LOPE
Pourquoi m'obligez-vous à vous redire encore
Que depuis si longtemps j'adore Léonor,
Et qu'un ami l'aimant, je suis dans la contrainte
De n'oser seulement me permettre la plainte ?
Il n'est point de tourments qui puissent égaler
Celui d'aimer beaucoup et n'oser en parler.
DON LOUYS
Un semblable respect en vain vous embarrasse,
Don Juan par son départ vous a cédé sa place,
L'occasion est belle, allez offrir vos voeux.
DON LOPE
Je n'en suis pas, ami, de beaucoup plus heureux.
DON LOUYS
De vrai, mais entre nous, quelqu'un me vient d'apprendre
Qu'il termine en Madrid son voyage de Flandre.
DON LOPE
Qui peut vous l'avoir dit ?
DON LOUYS
Bien plus, il court un bruit
Qu'il est caché chez vous, et ne sort que de nuit.
Sans faire le surpris avouez-moi la dette .
DON LOPE
J'avais cru jusqu'ici l'affaire fort secrète.
DON LOUYS
Elle l'est en effet, et vous craignez en vain :
Mais que peut-il prétendre, et quel est son dessein ?
DON LOPE
Sans avoir pénétré plus avant dans son âme
J'ai su que cette feinte importait à sa flamme,
Et j'ose présumer à ce qu'il m'en a dit,
Qu'un peu de jalousie embrouille son esprit,
Et que par ce faux bruit d'une si longue absence
Il veut savoir au vrai ce que Léonor pense,
Lui voir mettre pour lui ses sentiments au jour,
Et par son déplaisir juger de son amour.
DON LOUYS
Le bruit court toutefois qu'il adore Lucrece.
DON LOPE
C'est d'un peuple grossier l'ordinaire faiblesse.
Parce qu'il est galant, et voit cette beauté,
Quoiqu'il en soit toujours assez mal écouté,
On veut croire son coeur esclave de ses charmes,
Et même Léonor en a versé des larmes ;
Mais il a su toujours s'en défendre si bien,
Qu'elle a trop reconnu qu'il n'en fut jamais rien.
DON LOUYS
Est-elle encor la même ?
DON LOPE
Oui, toujours trop fidèle.
C'est peu qu'il soit parti sans prendre congé d'elle,
Elle-même avec soin cherche à l'en excuser,
Et m'ôte chaque jour tout lieu de rien oser.
Cependant, et c'est là que ma peine est extrême,
Je lui rends des devoirs pour lui contre moi-même,
Je la vois pour lui plaire, et pour l'entretenir
D'un feu qui n'est que trop dedans son souvenir,
Au seul nom de Don Juan elle-même ravie,
Pour en parler souvent, à la voir me convie,
Et moi sans perdre espoir j'en attends le succès ;
Ce m'est toujours beaucoup d'avoir chez elle accès,
Et peut-être qu'un jour si par quelque caprice
Le Sort pour les brouiller use de sa malice,
Elle se souviendra que l'on voit rarement
Que qui fut bon ami soit infidèle Amant.
DON LOUYS
Je le souhaite ainsi, mais Adieu, je vous quitte,
C'est trop vous empêcher de lui rendre visite.

SCÈNE VII.

DON LOPE
En quel fâcheux état me trouvai-je réduit !
Tout le soin que je prends m'est contraire et me nuit,
Ô cruauté du Ciel qui n'eut jamais d'exemple !
Mais ne la vois-je point qui vient ici du Temple ?
C'est elle, Amour, cessons de craindre son courroux,
Parlant pour un ami, parlons un peu pour nous,
Et s'il faut succomber sous le sort qui nous brave,
Qu'elle apprenne du moins qu'elle a plus d'un esclave.

SCÈNE VIII. Don Lope, Léonor, Jacinte.

LÉONOR
C'est un bonheur pour moi de vous avoir trouvé.
Don Juan à Saragosse enfin est arrivé,
Et du moins une lettre apaise ma colère ?
DON LOPE
Madame, j'en attends tantôt par l'ordinaire.
LÉONOR
Si je m'en plains, Don Lope, au moins j'en ai bien lieu.
M'avoir ainsi quittée, et sans me dire Adieu !
DON LOPE
Daignez juger par là de l'excès de sa flamme,
L'eut-il pu prononcer, et ne pas rendre l'âme,
Voir un si grand mérite et des charmes si doux,
Et dire sans mourir, Je prends congé de vous ?
LÉONOR
Don Lope, en sa faveur j'aime que l'on m'abuse,
Aussi bien mon amour fait assez son excuse,
Mais par quelque motif qu'il ait pu s'éloigner,
S'il m'aimait, il a su fort mal le témoigner.
DON LOPE
Je ne l'excuse point, Madame, il est coupable,
Je sais de quels bienfaits il vous est redevable,
Qu'à pleines-mains sur lui vous les avez versés,
Que toujours...
LÉONOR
Brisons-là, Don Lope, c'est assez,
Un bienfait perd sa grâce alors qu'on le publie,
Qui peut s'en souvenir mérite qu'on l'oublie,
Et pour moi, si je l'ose avouer aujourd'hui,
Je m'obligeais moi-même en m'employant pour lui,
Je rendais seulement justice à son mérite ;
Je veux bien toutefois ne le pas tenir quitte,
En juger comme vous avec plus de rigueur,
Mais s'il m'est obligé, c'est du don de mon coeur,
Et c'est de ce don seul qu'il faut qu'il se souvienne,
Si son affection est égale à la mienne.
DON LOPE
C'est de ce don aussi qu'il fait le plus d'état,
Et pour n'en être pas entièrement ingrat,
Dans la nécessité de quitter ce qu'il aime
Il tâche à vous laisser la moitié de soi-même,
Il vous laisse en partant Don Lope auprès de vous,
Et comme l'amitié ne fait plus qu'un de nous,
Si son éloignement vous tient lieu de disgrâce,
Je ferai mon possible à bien remplir sa place,
Des soupirs continus vous peindront ses ennuis,
Pour mieux être Don Juan, j'oublierai qui je suis,
Le beau feu qui l'anime échauffera mon âme,
Et par le doux effort de cette vive flamme...
LÉONOR
Il me suffit, je crains que sous cette couleur
Vous ne parliez enfin avec trop de chaleur,
Pour n'ouïr rien de plus, Adieu, je me retire,
L'amitié vous surprend et vous en fait trop dire,
Don Lope, une autre fois soyez plus modéré.
DON LOPE
Suivons le triste Sort qui nous est préparé.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE. Lucrèce, Béatrix.

BÉATRIX
Madame, de nouveau je jure de me taire,
Mais encore après tout que prétendez-vous faire ?
LUCRÈCE
Que te puis-je répondre, et que demandes-tu ?
De cent soucis divers mon coeur est combattu,
En l'état où je suis moi-même je l'ignore.
BÉATRIX
Mais vous aimés Don Juan ?
LUCRÈCE
Dis plus, que je l'adore.
BÉATRIX
Voir en vous un amour et si prompt et si grand,
Madame, à dire vrai, c'est ce qui me surprend ;
Don Juan plus de cent fois vous a fait voir sa peine
Sans mériter de vous que mépris et que haine,
Ce n'étaient que froideurs, ce n'étaient que refus,
Cependant en huit jours votre coeur n'en peut plus !
LUCRÈCE
Ah, si pour moi Don Juan depuis un an soupire,
Que n'ai-je point souffert sans oser t'en rien dire !
Car pourquoi plus tenir ce secret enfermé ?
Dés l'instant qu'il me vit, s'il m'aima, je l'aimai,
Mais jugeant que mon père en ayant connaissance,
Pour un homme sans biens aurait peu d'indulgence,
J'accusai fort longtemps mes yeux de trahison,
Cent fois à mon secours j'appelai ma raison.
Hélas, combien en vain me suis-je défendue
Avant qu'aimer en lui la vertu toute nue !
Quels efforts n'ai-je faits, jusqu'à forcer mon coeur
D'affecter des mépris et s'armer de rigueur !
Peut-on plus maltraiter jamais ce que l'on aime ?
Tu l'as vu, tu le sais, et que Don Juan lui-même
Lassé de voir son feu récompensé si mal
Fit dessein de quitter un séjour si fatal,
Et qu'ennuyé d'aimer sans voir rien à prétendre,
Il prit congé de moi pour s'en aller en Flandre.
Ce fut lors que ce coeur n'osant se démentir
Fit ses derniers efforts pour le laisser partir,
Mais il n'était plus temps de s'armer de courage,
Don Juan par sa présence avait trop d'avantage,
Et dans un tel rencontre en sut user si bien...
Mais à quoi m'arrêter, tu vis notre entretien,
Et que son bon destin pour braver mes caprices
Me fit en ce moment accepter ses services,
Et malgré mon orgueil conclure enfin ce point
Qu'il feindrait de partir, et ne partirait point.
BÉATRIX
Vous avez mérité sans doute d'être plainte ;
Mais que peut à tous deux importer cette feinte ?
LUCRÈCE
Ce prétendu voyage avait trop éclaté
Pour l'oser ainsi rompre avec légèreté,
À force d'en chercher la véritable cause
Peut-être en eut-on pu deviner quelque chose,
Quitte ainsi pour un temps à se cacher de jour,
Et sous quelque couleur feindre après son retour.
Mais voici Don Fernand. Ô la vue importune !

SCÈNE II. Don Fernand, Lucrèce, Béatrix, Philipin.

DON FERNAND
J'accuse avec raison ma mauvaise fortune.
On ne vous saurait voir ! Toujours seule chez vous !
De vous même à la fin je deviendrai jaloux.
LUCRÈCE
La retraite me plaît, et chez moi solitaire
Du moins je ne vois rien qui me puisse déplaire.
Qui vous porte à troubler le repos où je suis ?
DON FERNAND
Vous n'aurez donc jamais pitié de mes ennuis ?
LUCRÈCE
Plaignez-vous-en ailleurs, pour moi je les ignore.
DON FERNAND
L'amour...
LUCRÈCE
Ne parlez point d'un tyran que j'abhorre.
DON FERNAND
Mais un amant qui souffre...
LUCRÈCE
Ôtez ce nom d'amant,
Il me choque, il me blesse.
DON FERNAND
Ah, c'est injustement,
Puisqu'avec moins d'appas le Ciel vous eut formée,
S'il n'avait pas voulu que vous fussiez aimée.
LUCRÈCE
Ne finirez-vous point cet importun discours ?
DON FERNAND
Voulez-vous être aimable et cruelle toujours ?
Que j'ai de passion pour de si grands mérites !
LUCRÈCE
Que j'ai d'aversion pour ce que vous me dites !
DON FERNAND
Que j'aime ces beaux yeux ! qu'ils ont d'attraits pour moi !
LUCRÈCE
Que je hais le soleil qui fait que je vous vois !
DON FERNAND
Oui la lune en effet vous est plus favorable,
Et vous fait voir sans doute un objet plus aimable.
LUCRÈCE
Que me voulez-vous dire ?
DON FERNAND
Ah, de grâce, il suffit,
À qui m'entend assez je n'en ai que trop dit.
LUCRÈCE
Par ce discours obscur vous voulez qu'on vous craigne.
DON FERNAND
Je pourrai l'éclaircir s'il faut qu'on m'y contraigne.
LUCRÈCE
Je me retire donc après un tel avis,
Vous êtes en colère, et je crains de voir pis.
DON FERNAND
l'arrêtant.
Sans ouïr mes raisons ?
LUCRÈCE
Je ne puis les entendre.
DON FERNAND
Malgré vous toutefois je vous les veux apprendre.
C'est un procès d'amour où j'ai quelque intérêt,
Je vous en fais le Juge, et j'attends votre arrêt ;
Mais ayant à loisir écouté ma partie,
Et peut-être du fait étant mal avertie,
J'ose vous demander audience à mon tour,
Puisqu'il l'a bien de nuit, je puis l'avoir de jour.
Je ne dis pas pourtant que de la même sorte
On me fasse couler par une fausse porte,
Qu'on la laisse le soir entrouverte, et qu'enfin
Tout bas par la fenestre on me parle au jardin,
Que Béatrix au guet rompe toute surprise,
Qu'un galant quoi qu'absent vienne à l'heure promise,
Qu'un voyage à dessein soit longtemps publié.
PHILIPIN
bas.
Il a bonne mémoire, il n'a rien oublié ;
Au diable soit le maître avecque sa harangue.
Où me suis-je adressé pour jouer de la langue ?
LUCRÈCE
Est-il vrai, l'ai-je ouï ?
PHILIPIN à Don Fernand.
Monsieur, qu'avez-vous fait ?
DON FERNAND v
D'un injuste mépris tu vois le juste effet.
LUCRÈCE
Qu'on m'ait ainsi trahie ! Hélas, je suis perdue.
Ah, Béatrix.
BÉATRIX
Croyez...
LUCRÈCE
Tais-toi, tu m'as vendue.
Malheur à qui se fie à de pareils esprits.
PHILIPIN à Don Fernand.
Voyez, on va chasser la pauvre Béatrix.
BEATRIX à Lucrece.
Plut au Ciel que vous-même avec votre colère
N'eussiez pas avoué ce que j'avais su taire,
Et que par ce reproche...
LUCRÈCE
Encore un coup, tais-toi.
PHILIPIN à Don Fernand.
Je puis avoir bon dos, tout va tomber sur moi.
DON FERNAND à Philipin.
Que veux-tu, c'en est fait, mais pour moi, pour toi-même,
Tâche à remédier à ce désordre extrême,
Tu n'es que trop adroit pour en venir à bout,
Invente, fourbe, mens, jure, j'avouerai tout.
LUCRECE à Beatrix.
C'est un point résolu, n'en dis pas davantage.
BEATRIX à Lucrece.
Et bien, vous le voulez, il faut plier bagage,
Mais je puisse à vos yeux si j'ai parlé de rien...
LUCRÈCE
Ah, l'innocence même ! Ô la fille de bien!
PHILIPIN à Don Fernand.
Monsieur, j'ai grande peine à bien mentir pour l'heure,
Celle-ci passera faute d'une meilleure.
DON FERNAND
Bonne ou mauvaise enfin, parle, je t'aiderai.
PHILIPIN tout haut.
À Don Fernand.
Dussiez-vous me chasser, Monsieur, je le dirai.
À Lucrèce.
Madame, écoutez-moi, que ce courroux s'apaise.
À Don Fernand.
Vous me faites en vain signe que je me taise.
À Lucrece.
Jamais de votre amour Béatrix n'a parlé,
Et le Ciel, oui, le Ciel lui seul l'a révélé.
LUCRÈCE
Que dit cet importun ?
PHILIPIN
Vous en doutez peut-être ?
Mais sachez en deux mots que Don Fernand mon maître,
Celui qu'ici présent vous voyez interdit,
Pour l'esprit qu'il possède a le corps trop petit.
Dedans l'astrologie il n'a point son semblable,
Enfin c'est un prodige, ou plutôt un vrai diable,
Rien pour lui n'est secret, et sans de grands efforts,
Je pense qu'il ferait même parler les morts.
BÉATRIX
Ton maître est astrologue !
PHILIPIN
Astrologogissime.
DON FERNAND
Sa fourbe va bientôt me mettre en bonne estime.
Quoi, maraud...
PHILIPIN
Oui, Monsieur.
BÉATRIX
Plût à Dieu qu'on le crût.
PHILIPIN
Vous êtes Astrologue, ou jamais il n'en fut.
Je sais qu'en l'avouant je perds tous mes services,
Mais j'aime Béatrix Reine des Béatrices,
De tout soupçon ici j'ai dû la dégager.
À Lucrèce.
Depuis plus de huit jours il me fait enrager,
Il contemple le ciel même aux nuits plus obscures,
Il feuillette un grand livre, et fait mille figures,
C'est sans doute par là qu'il a su vos amours.
DON FERNAND
Donc, jaseur insolent, tu causeras toujours !
T'a-t-on ici gagé pour conter une fable ?
PHILIPIN
Je n'ai rien dit, Monsieur, qui ne soit véritable.
Ne me fîtes-vous pas encore hier au soir
Remarquer un jardin dedans un grand miroir,
Et quelque temps après n'y vis-je pas paraître
Un homme qu'attendait Madame à sa fenestre ?
À Lucrèce.
Je ne le pus entendre alors qu'il vous parla,
Mais parmi plus de cent je dirais, Le voilà,
Tant je me remets bien son air et son visage.
DON FERNAND à Lucrece.
Il me perdra d'honneur s'il en dit davantage,
Et bientôt à l'ouïr vous me croirez Sorcier :
Mais puisque je voudrais en vain vous le nier,
Madame, j'avouerai qu'en mon voyage en France
Du grand Nostradamus j'acquis la connaissance,
Avec tant de bonheur qu'il m'enseigna son Art,
Et n'eut point de secrets dont il ne me fit part.
Ce fut donc à hanter ce rare et grand Génie
Qu'en assez peu de temps j'appris l'Astrologie :
Mais pour oser ici m'en servir librement
Je connais trop le peuple et son dérèglement,
Il hait cette science, et croit que qui l'exerce
Doit avec les démons avoir quelque commerce ;
Ainsi craignant sa langue et d'en faire l'essai,
J'ai toujours avec soin caché ce que je sais,
Tant que las de souffrir votre rigueur extrême,
J'en ai voulu savoir la cause de moi-même,
J'ai consulté le ciel, et l'ai trouvée enfin,
J'ai trouvé la fenestre avecque le jardin,
Du trop heureux Don Juan j'ai su la feinte absence.
Mais n'appréhendez rien de cette connaissance,
Mon intérêt m'oblige ici d'être discret,
Notre sort est pareil, c'est secret pour secret,
On vous a dit le mien, j'ai découvert le vôtre,
Assurez-moi de l'un, je vous répons de l'autre.
BÉATRIX
Ô l'habile homme !
PHILIPIN à Lucrece.
Et bien, vous avais-je menti ?
BÉATRIX
La vérité, Madame, enfin prend mon parti.
Pour moi j'avais bien su par un confus murmure
Qu'il se mêlait un peu de la Bonne aventure ;
Mais je vous ai vendu, il a tout su de moi.
LUCRÈCE
J'avais assez de peine à soupçonner ta foi,
Mais enfin, Béatrix, sans son Astrologie
Eût-il rien pu savoir à moins qu'on m'eut trahie ?
DON FERNAND à Philipin.
Tout va bien, Philipin, la fourbe a réussi.
PHILIPIN à Don Fernand.
La bonne Dame en tient, et n'est pas sans souci,
Vous verrez son orgueil réduit à la prière.
LUCRÈCE
Généreux Don Fernand, esprit plein de lumière,
D'un amant dédaigné je craindrais le courroux
S'il fallait faire excuse à tout autre qu'à vous,
Mais dans le haut degré de science où vous estes
Vous connaissez du Ciel les pratiques secrètes,
Et qu'agissant en nous d'un pouvoir absolu
On ne saurait changer ce qu'il a résolu.
BÉATRIX
Madame, brisez-là, j'aperçois votre père.
DON FERNAND
Ah, que cette rencontre était peu nécessaire !

SCÈNE III. Léonard, Don Fernand, Lucrèce, Béatrix, Philipin.

LÉONARD
Quelle affaire avez-vous avec ce Cavalier ?
LUCRÈCE
C'est curiosité, je ne le puis nier,
Depuis deux ou trois jours j'ai su par une amie
Qu'il était fort expert dedans l'Astrologie,
Et je le consultais pour savoir au certain
À quel époux le Ciel a destiné ma main.
DON FERNAND à Philipin.
Elle veut éprouver si ma science est vraie.
LÉONARD
Souvent un Astrologue en mensonges nous paye,
Et l'effet rarement confirme son rapport,
Mais que vous a-t-il dit qui vous trouble si fort ?
Don Louis paraît, à qui Philipin va conter à l'oreille l'aventure de son maître, et ils se tiennent éloigné de dix pas à écouter Léonard et Don Fernand.
DON FERNAND
Je lui parlais, Monsieur, de certaine disgrâce,
Dont je vois clairement que le Ciel la menace,
Elle s'en fâche un peu, comme vous pouvez voir.
LÉONARD
Mais en si peu de temps qu'avez-vous pu savoir ?
DON FERNAND
Que l'époux trop heureux que le ciel lui destine
Est pauvre, et pour tout bien n'a que sa bonne mine.
LÉONARD
Il ne faut pas ainsi craindre légèrement,
Ma fille.
BEATRIX bas.
De quel front le bon Cavalier ment !
LUCRÈCE
Cette prédiction me met beaucoup en peine.
LÉONARD
Ne vous alarmez point, je la puis rendre vaine.
LUCRÈCE
Toutefois Don Fernand qui me prédit ce point
Est un grand Astrologue, et ne se trompe point,
Bien d'autres en ma place auraient inquiétude.
LÉONARD
Certes, l'Astrologie est une grande étude,
Bien digne d'occuper un esprit curieux,
Et noble d'autant plus qu'elle s'attache aux Cieux.
Si vous la possédez dans le degré suprême
Peu savent les moyens d'y réussir de même,
La spéculation n'est pas bonne pour tous.
Quoi qu'il en soit enfin, Monsieur, je suis à vous.
J'eus toujours grande ardeur pour ceux dont la science
Relève le bon sang qu'ils ont de leur naissance,
Et s'il faut librement vous en faire l'aveu,
Dans mon jeune âge aussi je m'en mêlais un peu,
Mais différents soucis, l'embarras des affaires
M'ont fait prendre depuis des soins plus nécessaires.
Dites-moi cependant. Auriez-vous pour suspect
Saturne regardant Venus d'un trine aspect,
Et peut-on justement tirer un bon augure
De la conjonction d'Hécate avec Mercure ?
DON FERNAND
bas.
Il parle hébreu pour moi, je suis pris, c'en est fait.
PHILIPIN à Don Louis.
Il aurait besoin d'être Astrologue en effet.
DON FERNAND, bas.
N'importe, efforçons-nous, et payons d'impudence.
Pour vous dire en deux mots, Monsieur, ce que j'en pense,
Venus aux amoureux promet beaucoup de biens,
Et Saturne peut tout sur les Saturniens :
Mais la triplicité de cette conjoncture
Ainsi que l'union d'Hécate avec Mercure
Combinant leurs aspects, ou les rétrogradant
Sur l'horizon fatal d'un bizarre ascendant,
Pourrait paralaxer sur un cerveau si tendre...
LÉONARD
Ce discours est si haut que j'ai peine à l'entendre,
De grâce, en ma faveur pour éclaircissement
Expliquez-vous un peu plus populairement .
DON FERNAND
Ce sont termes de l'art.
LÉONARD
Pardonnez à mon âge
Qui n'en conserve plus qu'une confuse image,
Ces termes en mon temps n'étaient pas fort connus,
Mais la science augmente, et ce temps-là n'est plus.
DON FERNAND
Tout s'y voit si changé depuis quelques années,
Qu'en autre caractère on lit les destinées,
Même Nostradamus mon maître en ce grand Art
Avait et son langage et ses règles à part,
C'est pourquoi le discours où mon esprit s'applique,
Tient un peu de l'obscur et de l'énigmatique,
Je dois suivre ses pas comme son écolier.
LÉONARD
Mais si vous vouliez être un peu plus familier ?

SCÈNE IV. Léonard, Don Fernand, Don Louis, Lucrèce, Béatrix, Mendoce, Philipin.

MENDOCE à Léonard.
Monsieur.
Il lui parle à l'oreille.
LÉONARD
Que me veux-tu ?
PHILIPIN à Don Fernand.
Votre esprit s'évertue
Monsieur, c'est tout de bon.
DON FERNAND
Tu vois comme j'en sue.
PHILIPIN
Le galimatias ira-t-il encor loin ?
DON FERNAND
Philipin, un ami se connaît au besoin.
Fais-moi quelque message, et par un tour d'adresse
Dans un pas si mauvais...
LÉONARD à Don Fernand.
C'est affaire qui presse,
Monsieur, excusez-moi, je vous quitte à regret,
Et brûlais de savoir ce langage secret,
Mais nous nous reverrons touchant cette science,
Et nous pourrons ensemble en faire expérience.
Adieu.

SCÈNE V. Don Fernand, Don Louis, Philipin.

DON FERNAND à Philipin.
Sans ton secours le péril est passé.
À Don Louis.
Que tout à l'heure, ami, j'étais embarrassé !
Mon aventure est rare et digne qu'on l'admire.
DON LOUYS
Sachez que Philipin m'en a déjà fait rire,
Et qu'à dix pas d'ici nous écoutions comment
Le vieillard vous parlait astrologiquement.
DON FERNAND
J'ai répondu de même et l'ai fait perdre terre.
DON LOUYS
Mais vous ne l'avez pas vaincu de bonne guerre,
Il vous entendait mal.
DON FERNAND
Je m'entendais bien moins.
DON LOUYS
Pour vous mieux expliquer, vous prendrez quelques soins,
Et sur ces mots nouveaux vous lui rendrez visite ?
DON FERNAND
Par celle d'aujourd'hui j'en prétends être quitte.
DON LOUYS
Mais un grand Astrologue, ou pour tel avoué...
DON FERNAND
Il connaîtra bientôt que je l'aurai joué.
Les belles questions cependant qu'il m'a faites
À moi qui ne connais ni signes ni planètes !
DON LOUYS
Oui, mais en récompense un discours si hardi
S'il ne l'a terrassé l'a si bien étourdi,
Que j'oserais gager qu'en ce qui vous regarde
Vous le pourrez longtemps mettre encor hors de garde .
De grâce achevez donc, jouez-le jusqu'au bout,
Faites la pièce entière, il admirera tout ;
Il vous serait honteux qu'elle fût imparfaite,
De votre haut savoir je serai le trompette,
J'en vais semer le bruit, et s'il apprend d'ailleurs
Que vous ayez de l'art les secrets les meilleurs,
Si ce bruit surprenant de vos fausses merveilles
Par la ville épandu vient frapper ses oreilles,
Comme il en a déjà l'esprit préoccupé,
Jamais plus galamment homme ne fut dupé.
DON FERNAND
Non, mais ce passe-temps un peu trop me hasarde,
Au péril qui le suit vous ne prenez pas garde,
Et que c'est engager ma gloire et mon repos.
DON LOUYS
Aussi nous connaîtrons combien il est de sots,
Et quand même on saura que ce soit raillerie,
Le tout ne passera que pour galanterie.
DON FERNAND
Mais quelque bon succès que j'en puisse espérer
Ce plaisir après tout ne peut long-temps durer ;
Car si publiquement ce bruit par tout se coule,
On viendra chaque jour me consulter en foule,
Mes réponses bientôt m'acquerront grand renom.
PHILIPIN
Qu'importe ? vous direz tantôt oui, tantôt non,
Vous aurez quelque égard à l'âge, à la personne,
Et du reste, Monsieur, Dieu la leur donne bonne,
Jamais un Astrologue est-il garant de rien ?
DON LOUYS
Le hasard fait souvent prophétiser fort bien.
Vous devez seulement mettre beaucoup d'étude
À ne rien affirmer avecque certitude,
Du présent, du passé discourir rarement,
Toujours de l'avenir parler obscurément,
Examiner la chose, en peser l'importance.
Mais j'aperçois de loin Don Lope qui s'avance,
Laissez-moi, c'est par lui que je veux commencer.
DON FERNAND
Je m'abandonne à vous.

SCÈNE VI. Don Louis, Don Lope.

DON LOUYS feignant de ne point voir Don Lope.
Qui l'aurait pu penser ?
Ô surprenant prodige ! incroyable merveille !
N'est-ce point quelque songe, est-il vrai que je veille ?
DON LOPE
Qu'avez-vous, Don Louis ?
DON LOUYS
À peine en sais-je rien,
Et je doute aujourd'hui si je me connais bien.
Effets miraculeux !
DON LOPE
Ne puis-je les apprendre ?
DON LOUYS
Je crains...
DON LOPE
Nous sommes seuls, on ne peut vous entendre.
DON LOUYS
Mais il faut du secret.
DON LOPE
Fiez-vous sur ma foi.
DON LOUYS
Sachez que Don Fernand vient de s'ouvrir à moi.
DON LOPE
Et bien ?
DON LOUYS
Et qu'il a fait en suite en ma présence
Des choses que j'avoue être hors de croyance,
J'ai peine à m'en remettre.
DON LOPE
Achevez, qu'a-t-il fait ?
DON LOUYS
Je ne connus jamais un esprit si parfait.
Dans un degré si haut il sait l'astrologie
Que je l'accuserais volontiers de magie.
Il a su de ma vie, et presque en un moment,
Ce qu'on n'en peut savoir que par enchantement ;
Et cela, de ma main tirant des conjectures,
Et puis sur du papier traçant quelques figures.
Qui croirait à le voir si galant...
DON LOPE
N'est-ce pas
Cet esprit enjoué, Don Fernand Centellas,
Dont on prise à l'envi les grâces non pareilles ?
DON LOUYS
Oui, c'est lui dont je parle, et qui fait ces merveilles.
Certes il faut qu'il aie un secret inconnu.
DON LOPE
Je crois deux ou trois fois l'avoir entretenu,
Mais je remarquais bien, non qu'il eut connaissance
De cette merveilleuse et divine science,
Mais du moins qu'il était homme de grand esprit.
DON LOUYS
Vous serez donc encor beaucoup plus interdit
Si vous m'accompagnez un jour chez ce rare homme
Qu'il me doit faire voir une dame de Rome,
Qui pendant que j'y fus me voulut quelque bien.
DON LOPE
Se peut-il qu'en effet...
DON LOUYS
Ce n'est encor là rien ;
Car pour vous dire au vrai toute mon aventure,
Il a fait devant moi parler une peinture,
C'est ce qui me confond au point que vous voyez.
DON LOPE
Vous croirai-je, est-il vrai ?
DON LOUYS
Si vous ne me croyez,
Vous avez de bons yeux, et les croirez peut-être.
DON LOPE
Je vous en prie, ami, faites-le moi connaître,
Sans doute il m'apprendra si Don Juan est jaloux,
Et par quelle raison...
DON LOUYS
J'ai su cela pour vous,
Il trompe Léonor, et voit de nuit Lucrèce.
DON LOPE
Pour certain ?
DON LOUYS
Pour certain .
DON LOPE
Ô Ciel, que d'allégresse !
DON LOUYS
Adieu, mais prenez garde à ne parler de rien,
On pourrait l'accuser d'être Magicien.
En voici du moins un déjà dedans le piège.

SCÈNE VII.

DON LOPE
En quel étonnement aujourd'hui me trouvai-je ?
À peine puis-je encor rassembler mes esprits
Tant mes sens sont ensemble et confus et surpris.
Don Fernand Astrologue, et Don Juan infidèle !
Je te rends grâce, amour, l'occasion est belle.
J'imagine un moyen qui peut me rendre heureux,
Et Don Fernand l'inspire à mon coeur amoureux.
Allons voir Léonor, vantons-lui sa science,
Et de Don Juan en suite examinant l'absence
Faisons naître en son coeur le désir de le voir
Par l'effet merveilleux de son divin pouvoir.
Que si pour s'y résoudre elle est assez hardie,
Elle apprendra de lui toute sa perfidie,
Verra que c'est un fourbe, et qu'il est à Madrid,
Et lors, que ne peut point la honte et le dépit ?
Oui, de sa folle erreur étant désabusée,
Son coeur sera sans doute une conquête aisée,
Et je puis espérer, si je prends bien mon temps,
De voir dans peu de jours tous mes désirs contents.
Ne différons donc plus, et sans perdre courage
Bas, en s'en allant.
Allons quoi qu'il en soit commencer cet ouvrage.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE. Don Fernand, Don Louis, Philipin.

DON LOUYS
Astrologue excellent, miraculeux esprit,
Vous faites aujourd'hui l'entretien de Madrid,
Comme il ne fut jamais de fourbe mieux conçue,
Jamais avec plus d'heur fourbe ne fut reçue,
Chacun également en est persuadé,
Avec respect déjà vous estes regardé,
Et si quelque incident ne vient troubler la fête,
Vous passerez bientôt pour un nouveau prophète.
DON FERNAND
Aussi pour confirmer ce que l'on croit de moi,
Je ne perds point de temps.
PHILIPIN
donnant deux livres à Don Louis.
Ces livres en font foi,
Voyez.
DON LOUYS ouvrant les deux livres.
Un Almanach, un traité de la sphère.
PHILIPIN
Il en disputerait s'il était nécessaire,
Vous ne vîtes jamais Astrologue pareil.
DON LOUYS
Vous connaissez du moins les maisons du Soleil ?
DON FERNAND
Je connais même encor le zénith, l'écliptique,
Note: Cancre : autre nom pour écrevisse. Il a été ainsi nommé, à cause qu'il représente un cancre ou écrevisse, et que le Soleil commence à reculer ou à retourner vers l'Equateur quand il y est arrivé, à la manière des écrevisses. [L]
Le tropique du Cancre, et le pôle antarctique,
Ces termes de Jupin s'opposant à Vénus,
Grâce à mon Almanach, ne m'épouvantent plus,
Et même en un besoin par quelque préambule
Je brouillerais l'esprit d'une femme crédule.
Je n'ai fait toutefois dans ce commencement
Qu'un effort de mémoire, et non de jugement,
Il me faut fuir encor le père de Lucrèce.
Avez-vous cependant poussé bien loin la pièce ?
DON LOUYS
Assez loin, et peut-être en rirez-vous un peu.
J'ai su trouver d'abord une maison de jeu,
Où j'ai tout débité dans une troupe amie
De ceux qu'on nomme là piliers d'Académie,
De ces prêteurs à poste, et comme tout le jour
Attendant la rencontre ils tiennent là leur cour,
Vous savez que de tout curieux ils s'informent,
Que sur chaque nouvelle ils taillent, ils reforment ;
Jugez si je pouvais m'être mieux adressé.
Chez les Comédiens de là je suis passé,
Où pour mieux faire croire une telle merveille
J'en ai dit à beaucoup le secret à l'oreille,
Et cette confidence a si bien pullulé,
Que d'oreille en oreille il s'est par tout coulé.
Au sortir de ce lieu (souffrez qu'encor j'en rie)
Un ami m'a conté ma propre menterie,
Avec tant de serments que c'était vérité,
Que moi-même à l'ouïr j'en ai presque douté.
Enfin le jour manquant j'ai passé par la place,
Où pour vous un certain mentait de bonne grâce,
Et récitait, tout prêt d'en jurer au besoin,
Cent choses dont lui-même il se disait témoin.
Cinq ou six l'écoutaient, je m'approche, et pour rire
J'ai sur ce qu'il disait voulu le contredire,
Mais lui plein de colère et d'indignation,
M'interrompant soudain avec émotion,
Je dis ce que j'ai vu, m'a-t-il dit, et peut-être
Vous en parlez ainsi faute de le connaître,
Ou vous portez envie aux hommes de vertu ;
Et moi sur ce ton-là craignant d'être battu,
Je me suis retiré pour en rire à mon aise.
DON FERNAND
L'histoire est excellente.
DON LOUYS
Elle n'est pas mauvaise.
DON FERNAND
Que l'on trouve à Madrid d'impertinents menteurs !
DON LOUYS
Les nouveautés par tout trouvent des sectateurs,
Mais ce qui me surprend dedans cette aventure...
PHILIPIN
Une Dame, Monsieur, d'assez belle stature
Demande à vous parler sans témoins un moment.
DON FERNAND
Ami, retirez-vous dans cet appartement,
Ne s'agirait-il point ici d'astrologie ?
DON LOUYS
Plût à Dieu, j'en aurais l'âme toute ravie,
Aussi bien vous faut-il par un effort d'esprit
En tromper deux ou trois pour vous mettre en crédit.
DON FERNAND
Quoi que ce soit, d'ici vous le pourrez entendre.

SCÈNE II. Don Fernand, Léonor, Jacinte, Philipin.

LÉONOR
Une telle visite a droit de vous surprendre.
DON FERNAND
Elle m'honore trop, et j'en suis tout confus.
LÉONOR
Pour vous voir, Don Fernand, j'aurais fait encor plus,
Puisqu'avec passion j'ai souhaité connaître
L'homme le plus savant qu'on ait jamais vu naître.
Ah, Jacinte, je tremble, et n'ose m'expliquer.
DON FERNAND
Madame, à ce discours je ne puis répliquer,
Un éloge si haut m'en met dans l'impuissance :
Je possède en effet quelque faible science,
Mais...
LÉONOR
Non, non, c'est en vain que vous vous ravalez,
Je sais votre mérite et ce que vous valez,
Et que faire parler un corps privé de vie
N'est que le moindre effet de votre astrologie.
DON FERNAND
Ce que vous en croyez m'est trop avantageux,
Mais puis-je vous servir ? Je m'en tiendrais heureux.
LÉONOR
Ah, Don Fernand. D'où vient que votre coeur soupire ?
LÉONOR
Vous pourriez m'épargner la honte de le dire.
Puisque ce haut savoir dont chacun est jaloux
Vous fait connaître assez ce que je veux de vous.
DON FERNAND
Et par cette raison votre raison est vaine,
Car enfin si je sais le sujet qui vous mène,
Ce que vous me direz en cette occasion
Ne saurait augmenter votre confusion.
LÉONOR
Mais que vous servira d'entendre ma faiblesse ?
Vous ne savez que trop le désir qui me presse,
Me montrer à vos yeux, c'est vous ouvrir mon coeur :
Ne me traitez donc point avec tant de rigueur,
Et puisqu'à vous parler je suis si peu hardie
Faites ce que je veux sans que je vous le die.
PHILIPIN à Don Fernand.
Elle dit bien, Monsieur, songez à l'obliger.
DON FERNAND à Philipin.
Je crois qu'elle a dessein de me faire enrager,
Deviner sa pensée ! est-elle raisonnable ?
Et suis-je pour cela Magicien ou Diable.
PHILIPIN
Payez encor un coup de galimatias,
Et dites de grands mots qu'elle n'entende pas.
DON FERNAND à Leonor.
Sans vouloir feindre ici, je confesse Madame,
Que je puis pénétrer les secrets de votre âme,
Voir à nu votre coeur, lire dans votre sein,
Mais sachez que pour vous je m'emploierais en vain,
Si vous ne témoigniez par un récit sincère
Votre consentement à ce qu'il faudra faire.
Peut-être tâchez-vous de voir par cet essai
Si je suis ce qu'on dit, et si ce bruit est vrai,
Mais gardez d'empêcher l'effet de ma science,
Car enfin il y faut beaucoup de confiance,
J'ai mes règles à part, et n'agis pas toujours
Selon qu'apparemment les Astres ont leur cours.
La force de mon Art passe un peu l'ordinaire,
Et pour vous en donner une preuve bien claire,
Je vais vous découvrir, si vous le souhaitez,
Quelle est votre pensée, à quoi vous la portez,
Si votre coeur est libre, ou quel objet l'enflamme,
Et ce que vous avez de plus caché dans l'âme :
Mais cela fait aussi, ne me demandez rien,
Je ne puis rien pour vous.
LÉONOR
Quel malheur est le mien,
Qu'il faille me résoudre à vivre infortunée,
Ou rougir d'un récit où je suis condamnée.
J'aime, et le digne objet qui règne sur mon coeur
Par cent et cent devoirs s'en est rendu vainqueur,
Mais encor que pour lui j'eusse une amour fort tendre,
Il m'a quittée enfin pour s'en aller en Flandre,
Avec tant de mépris que sans me dire Adieu
Il a pû se résoudre à partir de ce lieu.
On m'en vient toutefois d'apporter cette lettre
Qui me promet encor ce qu'il m'osa promettre,
Et m'assurant pour lui d'une immuable amour
Me fait avec ardeur souhaiter son retour.
Je brûle de le voir, et quoi qu'en apparence
L'effet de ce désir passe toute puissance,
J'ai su que par votre art de tous si fort vanté
Vous pourriez surmonter cette difficulté,
Et dès ce même soir faire à mes yeux paraître
Celui qui de mon âme a su se rendre maître.
Ainsi, si d'un beau feu jamais la noble ardeur
Pour un objet aimable échauffa votre coeur,
Par l'amour, par ce Dieu que chacun appréhende,
Ne me refusez point ce que je vous demande.
DON FERNAND à Philipin.
Que lui pourrai-je enfin répondre là dessus ?
PHILIPIN à Don Fernand.
Appelez au secours le grand Nostradamus.
DON FERNAND
Le vieillard astrologue était moins redoutable.
PHILIPIN
Dites qu'il lui faut faire un pacte avec le Diable.
DON FERNAND à Léonor.
Madame, je ne sais pour qui vous me prenez,
Ni ce que de mon art vous vous imaginez,
Car où prétendez-vous que je puisse aller prendre
Un homme que vous même avouez être en Flandre ?
LÉONOR
Ah, vous faites encor des prodiges plus grands,
J'en suis bien informée et j'en ai bons garants.
PHILIPIN
J'en eusse osé jurer.
DON FERNAND
Croyez qu'on vous abuse,
L'impossibilité fait seule mon excuse,
Mon Art pour vous servir n'est point assez puissant
S'il faut faire à vos yeux paraître un homme absent,
C'est ce qu'on ne fait point par simple astrologie,
Ces fantômes parlants ne vont que par Magie,
Dont la noire science étant sujette aux lois
D'un courage bien noble est rarement le choix ;
D'ailleurs, la vision est fort mélancolique
D'un esprit enfermé dans un corps fantastique,
Cette apparition pleine d'horreur en soi
Fait pâlir bien souvent les plus hardis d'effroi,
Et vous y manqueriez sans doute de courage.
LÉONOR
Non, non, de mon amant si ce spectre a l'image,
Dans cette vision, dans ce charme trompeur,
J'aurai plus de plaisir que je n'aurai de peur.
Mais vous vous défiez peut-être d'une femme,
Et croyez qu'un secret soit mal sûr...
DON FERNAND
Non, Madame,
Car je confesse enfin puisque vous m'en pressez,
Que pour vous obéir j'en sais peut-être assez,
Et si j'ai dit d'abord qu'il m'était impossible
C'est parce que j'y trouve un obstacle invincible ;
Vous m'avez dit qu'en Flandre est cet amant heureux,
Ainsi je ne puis rien, la mer est entre-deux,
Cet élément sauvage à mes charmes s'oppose,
Et fait de mon refus la vraie et seule cause.
LÉONOR
Cet obstacle de mer est facile à lever,
Car de longtemps en Flandre il ne peut arriver,
Puisque depuis huit jours ayant quitté la ville
À Saragosse encor sa présence est utile,
Un procès l'y retient.
DON FERNAND à Philipin.
À ce coup m'y voici.
PHILIPIN à Don Fernand.
Chacun croit depuis peu Don Juan parti d'ici.
Si c'était lui, Monsieur ?
DON FERNAND à Philipin.
Cela pourrait bien être,
Sans nous trop engager tâchons de le connaître.
À Léonor.
S'il est ainsi, Madame, il reste seulement
À me faire savoir le nom de votre amant,
C'est une circonstance où vous manquez encore,
J'en dois être informé, non pas que je l'ignore,
Car enfin avouez qu'étant né de bon sang
Il a fort peu de bien à soutenir son rang,
Que nous sommes tous deux environ du même âge.
LÉONOR
Je ne le puis nier.
DON FERNAND à Philipin.
C'est lui-même, courage.
À Leonor.
Peut-être croirez-vous qu'avec peu de raison
Puisque je le connais je demande son nom ?
Mais si je ne l'apprends de votre propre bouche
Je ne puis satisfaire au désir qui vous touche,
Notre art de ce tribut se rend un peu jaloux.
LÉONOR
Hélas, qu'à prononcer ce nom me sera doux !
Il s'appelle Don Juan. Que faut-il encore dire
Pour obtenir de vous le bonheur où j'aspire ?
DON FERNAND
Puisque la mer enfin ne m'embarrasse plus,
Madame, il ne me reste aucun lieu de refus.
Regardez-moi l'oeil fixe.
LÉONOR
Ô fille fortunée !
DON FERNAND
Montrez-moi votre main. Quel jour êtes-vous née ?
LÉONOR
L'onzième de Juillet.
DON FERNAND
Cet amant si chéri ?
Enfin vous voulez voir
LÉONOR
S'il se peut dés ce soir.
De ce désir mon âme est si fort possédée...
DON FERNAND
Il me faut faire un pacte avecque son Idée,
Ce charme est innocent, mais pour un tel dessein
J'ai besoin d'un billet écrit de votre main.
LÉONOR
Puis-je rien refuser pour ce que je souhaite ?
DON FERNAND
Je le déchirerai ma figure étant faite.
Dépêche, Philipin, de l'encre et du papier.
LÉONOR à Jacinte.
Et bien, qu'en penses-tu ?
JACINTE
Madame, il est sorcier,
Et si vous écrivez, c'est chose indubitable
Qu'il portera soudain votre billet au Diable,
On parlera de vous ce soir dans le Sabbat,
Je l'en refuserais.
LÉONOR
Ton coeur trop tôt s'abat,
Et pour mon intérêt tu te mets trop en peine.
DON FERNAND
lui présentant la plume.
Je m'en vais vous dicter, écrivez.
PHILIPIN à Jacinte pendant que Léonor écrit.
Et bien, Reine ?
JACINTE
Que ton maître est savant !
PHILIPIN
Bien plus qu'il ne parait.
JACINTE
Je pense qu'avec lui tu peux bien marcher droit,
Puisqu'il lit dans les coeurs en voyant les personnes.
PHILIPIN
Quand il en sait le nom, c'est assez.
JACINTE
Tu m'étonnes,
Comment se peut cela n'en sachant que le nom ?
PHILIPIN
C'est que toujours en poche il a quelque Démon.
JACINTE
Un Démon ! Et tu sers un tel maître ?
PHILIPIN
Qu'importe ?
Un Diable quelquefois n'est pas mauvaise escorte,
J'entends un familier, ne t'épouvante pas.
DON FERNAND à Léonor.
Votre nom manque encore, il faut le mettre au bas.
LÉONOR
Est-ce assez ?
DON FERNAND
Oui, Madame.
LÉONOR
Adieu, je vous le laisse,
Souvenez-vous de moi.
DON FERNAND
Je tiendrai ma promesse.
JACINTE se cachant le visage.
Faut-il qu'il me regarde ! Hélas, je meurs de peur.
DON FERNAND à Jacinte.
Tu te caches les yeux, et je vois dans ton coeur.
JACINTE
Si vous savez, Monsieur, le secret où je pense,
Que ma maîtresse au moins n'en ait point connaissance,
Elle ferait chasser Fabrice assurément.

SCÈNE III. Don Fernand, Don Louis, Philipin.

DON FERNAND
Enfin m'en voilà quitte, et sans enchantement.
DON LOUYS
Un si bon tour joué vous va donner la vogue
D'un savant personnage, et d'un grand Astrologue,
Votre renom bientôt s'en accroîtra par tout.
DON FERNAND
J'ai bien encor sué pour en venir à bout,
Je ne souffris jamais un plus cruel martyre.
DON LOUYS
J'avais beaucoup de peine à m'empêcher de rire,
Et sur tout mon plaisir ne se peut exprimer
Alors qu'elle a détruit votre obstacle de mer .
DON FERNAND
J'étais lors, je l'avoue, en mauvaise posture.
DON LOUYS
Vous aviez fort mal pris aussi votre mesure,
On va par terre en Flandre aussi bien que par eau.
DON FERNAND
Et que sait une fille ? Il serait fort nouveau
Qu'elle fut plus savante en la Cosmographie
Que je ne suis moi-même en mon Astrologie.
J'avais encor de quoi me sauver à demi
Sur ce qu'il faut passer en pays ennemi,
Ce passage eut détruit la force de mes charmes.
DON LOUYS
Elle vous a pourtant donné bien des alarmes ?
DON FERNAND
Jusques à me voir presque au bout de mon Latin.
DON LOUYS
La plaisante aventure ! Et son billet enfin ?
DON FERNAND
Lisez, ce ne sont pas choses pour vous secrètes.
DON LOUYS lit.
Don Juan, je sais bien où vous êtes,
Venez me voir dés cette nuit.
LÉONOR
L'artifice est assez bien conduit,
Et vous pouvez beaucoup avecque cette lettre.
DON FERNAND
Dans les mains de Don Juan il faudra la remettre,
Qui sans doute croyant qu'on l'a fait épier
Ira voir Léonor pour se justifier,
Se trahira lui-même ; ainsi par cette adresse
Je me venge, et détruis les plaisirs de Lucrèce.
Si d'ailleurs Léonor trop crédule en ce point
Le prend pour un fantôme et ne l'écoute point,
On ne peut inventer fourbe plus accomplie
Pour confirmer le bruit de mon Astrologie.
Reste à faire tenir maintenant ce billet .
PHILIPIN
De ce souci, Monsieur, chargez votre valet.
DON FERNAND
Mais il le faut donner en main propre.
PHILIPIN
À lui-même,
J'en sais bien les moyens.
DON FERNAND
Et par quel stratagème ?
PHILIPIN
Il n'est pas grand, Monsieur, et vous l'allez savoir.
Dans son jardin Lucrece attend Don Juan ce soir,
Voici même à peu prés l'heure qu'il s'y doit rendre,
C'est là que de ce pas je veux l'aller attendre,
Et si je ne lui fais changer de rendez-vous...
DON LOUYS
Cet avis en effet est le meilleur de tous.
DON FERNAND
lui donnant le billet.
Va donc vite. Je meurs d'en savoir des nouvelles.
PHILIPIN
Vous en saurez bientôt, Monsieur, et des plus belles,
La porte du jardin n'est pas bien loin d'ici.

SCÈNE IV.

PHILIPIN
Quel intrigue jamais a valu celui-ci,
Et que j'ai bien de quoi faire aujourd'hui le rogue
D'avoir fait ériger mon maître en astrologue !
Que l'on croit de léger, et qu'à ce que je vois
Il en est à Madrid de plus badauds que moi !
Mais j'enrage déjà d'avoir fait mon message,
Don Juan en pestera je crois de bon courage,
Et n'aura pas grand soin de me bien régaler
Lors que de Léonor il m'entendra parler.
Bon, voici le jardin, occupons-en la porte,
Il ne peut m'échapper soit qu'il entre ou qu'il sorte,
N'en étant point connu, je ne hasarde rien ;
J'entends marcher quelqu'un, si c'est lui, tout va bien.

SCÈNE V. Don Juam, Philipin.

DON JUAN heurtant Philipin comme il va pour entrer.
Qui va là ?
PHILIPIN
J'y venais, Monsieur, pour vous attendre.
Léonor m'a donné ce billet à vous rendre,
Et vous prie instamment de la voir cette nuit,
Voilà quel est mon ordre.
DON JUAN
Où me vois-je réduit !
Ami, de grâce, écoute.

SCÈNE VI.

DON JUAN
Il fuit, il m'abandonne,
Et dans l'obscurité, je ne vois plus personne :
Quel Démon ennemi, quel infidèle esprit
A pu lui découvrir que je suis à Madrid ?
Ah, je n'en puis douter, la preuve en est trop claire,
Don Lope m'a trahi pour tâcher de lui plaire,
Il l'adore, et j'ai trop reconnu pour mon mal
Qu'en lui j'avais bien moins un ami qu'un rival.
Ô disgrâce ! ô malheur à qui tout autre cède !
Mais il faut s'il se peut, y donner prompt remède,
L'aller voir de ce pas, pour détruire l'espoir
Qu'un ami déloyal peut déjà concevoir.
Si ce billet aussi n'était qu'une imposture ?
Voyons auparavant si c'est son écriture,
Et s'il est de sa main allons au rendez-vous,
Et tâchons dés ce soir d'apaiser son courroux.
Je vois de la lumière, avançons, l'heure presse.

SCÈNE VII. Léonor, Jacinte

JACINTE
Mais croyez-vous encor qu'il tienne sa promesse,
Et qu'en si peu de temps Don Fernand au besoin
Puisse obliger Don Juan à venir de si loin ?
LÉONOR
Pauvre esprit ! Esprit faible ! Avec ton ignorance
Voudrais-tu limiter cette haute science,
Qui pourvu que la mer ne fut point entre-deux
Produirait des effets cent fois plus merveilleux ?
Sans doute qu'il viendra, non lui mais son image,
Un spectre tout pareil de port et de visage.
JACINTE
Et quel plaisir, Madame, aurez-vous de le voir ?
Pourquoi le souhaiter ?
LÉONOR
Tu ne le peux savoir
Si tu ne sais qu'amour, ce charmant adversaire,
Lui-même est la raison de tout ce qu'il fait faire.
JACINTE
Et bien, vous le verrez, je veux vous l'accorder.
Mais si c'est un fantôme, un corps qui n'est que d'air,
N'aurez-vous point de peur ?
LÉONOR
Point du tout : mais on frappe.
JACINTE
Vous pâlissez, Madame, un soupir vous échappe !
Vous croyez que c'est lui peut-être ?
LÉONOR
Aucunement,
Mais va voir ce que c'est. D'où vient ce changement ?
Quelle secrète horreur s'empare de mon âme ?
Je tremble, qu'ai-je à craindre !

SCÈNE VIII. Don Juan, Léonor, Jacinte.

JACINTE laissant tomber la lumière qu'elle porte.
Ah Madame, ah Madame,
C'est lui-même, sinon qu'il est beaucoup plus grand.
LÉONOR fuyant.
Ah Ciel, Ah !
DON JUAN
Cet accueil, Léonor, me surprend.
LÉONOR
Ma curiosité ne sert qu'à me confondre,
C'est la voix de Don Juan, mais je ne puis répondre,
Et quand j'ai pris dessein de le faire appeler
J'ai souhaité le voir, et non pas lui parler.
JACINTE cachée.
Que je crains que ce spectre, ou bien plutôt ce Diable
Ne me vienne chercher jusques sous cette table.
DON JUAN
Quelle confusion, et quel charme est-ce cy !
Léonor, c'est donc moi que vous traitez ainsi ?
Moi qui vient tout exprès vous donner assurance
Que sur mon coeur vous seule avez toute puissance ?
LÉONOR fuyant toujours.
Je ne veux point de toi, j'abhorre ce pouvoir,
Et c'est le vrai Don Juan que je souhaite voir.
DON JUAN
Je suis toujours le même, et ma foi n'est point fausse.
LÉONOR
Fantôme, laisse-moi, retourne à Saragosse.
Elle se retire dans un petit cabinet dont elle ferme la porte.
DON JUAN
Et de grâce, écoutez mes raisons de plus prés.
Léonor. Est-ce feinte, est-ce jeu fait exprès ?
Que fais-tu là, Jacinte ?
JACINTE se retirant avec violence de dessous la table qu'elle fait tomber avec la lumière qui s'éteint.
À l'aide, je suis morte,
C'en est fait.
DON JUAN seul.
Qui jamais fut reçu de la sorte ?
Ai-je perdu l'esprit ? Suis-je moi-même encor ?
Jacinte, à m'écouter oblige Léonor.
Léonor. L'une et l'autre est sourde à ma prière,
Personne ne répond, et je suis sans lumière.
Qui la peut obliger à se cacher de moi ?
Est-ce haine ? est-ce horreur pour mon manque de foi ?
En quels doutes mon âme est-elle ensevelie !
N'importe, laissons-la jouir de sa folie,
Et cependant allons à l'autre rendez-vous
Tâcher d'y recevoir un traitement plus doux.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE. Don Juan, Lucrèce, Béatrix.

DON JUAN
Un chagrin si profond me surprend et m'afflige,
Madame, à soupirer quel sujet vous oblige ?
Doutez-vous de mon coeur ? doutez-vous de ma foi ?
LUCRÈCE
Je crains tout, je l'avoue, et pour vous et pour moi,
Et ne puis empêcher ma vertu de s'abattre,
Voyant quels ennemis nous avons à combattre.
Songez-y bien, Don Juan, un amant méprisé
Jamais à sa vengeance a-t-il rien refusé ?
Croyez-vous Don Fernand plus généreux qu'un autre ?
Son intérêt sur lui peut-il moins que le nôtre ?
Il sait que j'ai de nuit souffert votre entretien,
Jugez si pour nous perdre il épargnera rien,
S'il pourra se dompter jusques à ne point nuire
Au bonheur d'un rival quand il le peut détruire.
DON JUAN
Ses efforts seront vains si vous m'aimez encor.
LUCRÈCE
Je n'en dis pas autant de ceux de Léonor.
DON JUAN
Ah, Madame ! c'est faire un outrage à ma flamme.
LUCRÈCE
Qu'est-ce qu'un premier feu ne peut point sur une âme ?
Nommez si vous voulez cet amour un devoir,
Enfin elle est aimable, et vous la devez voir,
Et si vous refusez votre coeur à ses charmes,
Le refuserez-vous à l'effort de ses larmes ?
DON JUAN
Ah, ce doute cruel me touche au dernier point,
Et bien, si vous voulez je ne la verrai point.
Qu'elle menace, tonne, éclate de colère,
Je mettrai seulement tout mes soins à vous plaire,
Et de quelque malheur que je sente les coups
Je vivrai trop heureux étant aimé de vous.
Mais d'une autre douleur je sens la vive atteinte,
Et si j'ose à mon tour vous expliquer ma crainte,
Que ne tentera point votre père alarmé
S'il apprend que de vous Don Juan soit estimé ?
Que n'emploiera-t-il point pour chasser de votre âme
Tout ce qui peut nourrir une si belle flamme ?
Il vous menacera, vous craindrez son courroux,
Et lors peut-être, et lors m'abandonnerez-vous,
Et direz comme lui que c'est une faiblesse
Où le bien a manqué, d'estimer la noblesse,
D'aimer un bon courage...
LUCRÈCE
Ah, jugez mieux de moi,
La vertu suffit seule à soutenir ma foi,
Et je ne porte point un coeur assez esclave
Pour effacer par crainte un portrait qu'elle y grave,
J'y conserve le vôtre.
DON JUAN
Ô trop heureux amant !
LUCRÈCE
Pour gage de ma foi prenez ce Diamant,
Sûr que je suis à vous, et que quoi qu'il advienne
Jamais sa fermeté n'égalera la mienne.
DON JUAN
Dans l'excès du plaisir je ne me connais plus,
Et de tant de bontés et surpris et confus
Ne sachant que vous dire, et ne pouvant me taire...
LUCRÈCE
Vous poursuivrez tantôt, voici venir mon père.

SCÈNE II. Léonard, Lucrèce, Don Juan, Béatrix.

LÉONARD
Ne vois-je pas Don Juan ? Quoi, déjà de retour ?
DON JUAN
Un procès imprévu me renvoie à la Cour,
Et me fait différer mon voyage de Flandre.
Je viens de Saragosse.
LÉONARD
Et que fait-là mon gendre ?
DON JUAN
D'un favorable accueil je lui suis obligé,
Il vous avait écrit, et m'en avait chargé :
Mais je me suis muni d'un valet si fidèle,
Qu'il m'a volé ma malle et la lettre avec elle.
LÉONARD
Ainsi vous avez fait un retour malheureux.
DON JUAN
Ainsi pour moi le Ciel est toujours rigoureux ;
Car enfin ce malheur m'est d'autant plus contraire
Qu'il ne vous écrivait que touchant mon affaire,
Vous priant de m'aider en ce dont il s'agit
Et de votre conseil et de votre crédit.
LÉONARD
Je n'ai crédit, amis, ni conseil qu'avec joie,
Si je puis vous servir, au besoin je n'emploie,
Je m'offre sans réserve, et si vous m'épargnez
Ce sera me montrer que vous me dédaignez.
DON JUAN
C'est faire trop de grâce au peu que je mérite :
Mais vous m'excuserez, Monsieur, si je vous quitte,
Quiconque a des procès est à soi rarement,
J'ai quelque ordre à donner où je cours promptement,
Pardonnez si j'en use avec tant de franchise.
LÉONARD
Il n'en est point, Don Juan, qu'un procès n'autorise .

SCÈNE III. Léonard, Lucrèce, Béatrix.

LÉONARD
Quoi, contre ton humeur tu rêveras toujours ?
D'où ce pesant chagrin peut-il prendre son cours ?
Tire-moi de souci.
LUCRÈCE
Ce n'est rien.
LÉONARD
Mais encore ?
Ne me le cèle point.
LUCRÈCE
Moi-même je l'ignore,
C'est peut-être un effet de mon tempérament.
LÉONARD
Ah, Lucrèce !
LUCRÈCE
S'il faut l'avouer librement,
J'ai perdu quelque nippe, et c'est la seule cause
Qui fait en mon humeur cette métamorphose.
LÉONARD
Et bien, qu'as-tu perdu ?
LUCRÈCE
J'en suis toute en courroux.
LÉONARD
Dis donc.
LUCRÈCE
Ce diamant que je tenais de vous.
LÉONARD
Ne t'inquiète point, un peu de patience,
On le retrouvera.
LUCRÈCE
J'en ai peu d'espérance ;
J'ai fait chercher par tout, sans doute il est perdu.
M'eut-il coûté le double, et me fut-il rendu !
LÉONARD
L'occasion peut-être à quelqu'un s'est offerte,
Mais il est fort aisé d'en réparer la perte,
Il en est de plus beaux, en travail, en valeur.
LUCRÈCE
Ils me consoleraient fort peu de ce malheur,
Celui-là me plaisait.
LÉONARD
L'attachement étrange !
Pour beau que fut un autre elle perdrait au change.
Va, quitte ce chagrin, je vais tout maintenant
Sur cet anneau perdu consulter Don Fernand.
BÉATRIX
Pour excuser l'humeur qui vous rend si rêveuse,
Vous avez tout gâté.
LUCRÈCE
Que je suis malheureuse !
BÉATRIX
Taisez-vous, il revient.
LÉONARD
Dis-moi, ce diamant,
De quand est-il perdu ?
LUCRÈCE
D'aujourd'hui seulement.
LÉONARD
L'heure ?
LUCRÈCE
Entre neuf et dix.

SCÈNE IV. Lucrèce, Béatrix.

LUCRÈCE
Quel conseil dois-je prendre ?
BÉATRIX
De ce chien d'astrologue il s'en va tout apprendre,
Pour moi je tiens déjà votre amour découvert.
LUCRÈCE
Ce n'est que Don Fernand en effet qui me perd,
Mais quoi qu'il entreprenne, et quoi qu'il puisse faire,
Mon amour craindra peu l'autorité d'un père,
Mon coeur est à Don Juan, rien ne le peut forcer,
Et son espoir est vain s'il prétend l'en chasser.
BEATRIX seule.
Que ne peut une fille ayant l'amour en teste !
Mais il faut divertir l'orage qui s'apprête,
Instruire Philipin de ce qui s'est passé,
De peur que Don Fernand ne soit embarrassé,
Et que rompant commerce avec l'astrologie
Il n'apprenne au vieillard toute la tromperie.

SCÈNE V. Don Fernand, Don Louis.

DON FERNAND
En quelle extrémité me vois-je ici réduit!
DON LOUYS
Mais c'est par votre aveu que j'ai semé ce bruit.
DON FERNAND
Oui, de l'astrologie, et non pas d'autre chose ;
Cependant de l'enfer on croit que je dispose,
Peu s'en faut qu'en la rue on ne me montre au doigt.
DON LOUYS
Un mensonge toujours en moins de rien s'accroît,
On y change, et chacun le débite à sa mode :
Mais qu'a pour vous encor ce bel art d'incommode ?
De quoi vous plaignez-vous ?
DON FERNAND
De voir petits et grands
Me venir proposer cent doutes différents,
Je ne me vis jamais en pareil exercice ;
Et comme je répons seulement par caprice,
J'aurai bientôt acquis le renom d'imposteur.
DON LOUYS
Le meilleur Astrologue est le plus grand menteur,
Et c'est toujours beaucoup que par ce tour d'adresse
Vous vous estes vengé des mépris de Lucrèce,
Votre Rival vous craint, vous troublez ses plaisirs,
Et tout semble d'accord avecque vos désirs .
DON FERNAND
Croyez que sans regret je lui cède la place,
Je ne travaille point à causer sa disgrâce,
Et mon amour éteint, il m'importe fort peu
Que Lucrèce aujourd'hui récompense son feu.
DON LOUYS
Que n'avouiez-vous donc le tout avec franchise,
Sans vous faire Astrologue ?
DON FERNAND
Admirez ma sottise ;
Car à dire le vrai je ne me comprends pas,
De m'être mis moi-même en un tel embarras,
Sans que la pièce ait eu cause plus importante
Que la crainte de voir chasser une servante.
J'avais bien pour ce coup la cervelle à l'envers.
DON LOUYS
Cessez d'en murmurer, puisque je vous y sers
J'ai part à l'imposture, et je prends pour mon compte
En l'osant divulguer la moitié de la honte.
Mais y peut-on trouver rien indigne de nous ?

SCÈNE VI. Don Fernand, Don Louis, Léonor, Jacinte.

LÉONOR
J'ai bien lieu, Don Fernand, de me plaindre de vous.
DON FERNAND
Voici pour m'achever, l'incommode personne !
Vous, Madame, de moi ! Ce reproche m'étonne.
En quoi le puis-je avoir depuis hier mérité ?
LÉONOR
Si Don Juan en effet ne s'est point absenté,
S'il était à Madrid, puisque votre science
Des plus obscurs secrets vous donne connaissance,
Dites, à quel dessein me l'avez-vous celé ?
DON FERNAND
Je l'ignorais encor lors que je vous parlai,
Et ne l'ai découvert qu'en faisant ma figure,
Mais à bien regarder toute cette aventure
Rien n'y saurait tourner à ma confusion ;
Au lieu de son fantôme et d'une illusion,
Si quoi qu'il se cachât avec un soin extrême,
À vous aller trouver je l'ai contraint lui-même,
Puis-je mieux témoigner la force de mon art,
Et qu'il n'est ni trompeur ni sujet au hasard ?
LÉONOR
Cette raison l'emporte, il faut que je lui cède ;
Mais à mon déplaisir donnez quelque remède.
Le parjure au mépris de tant de voeux offerts
D'une beauté nouvelle ose porter les fers,
C'est pour elle aujourd'hui qu'à Madrid il s'arrête,
J'ai su tout le détail de cette amour secrète,
Et que les astres seuls à qui vous commandez
Sont les témoins du feu dont ils sont possédés :
Puisqu'à votre science il n'est rien d'impossible,
Empêchez ce commerce à mon coeur trop sensible,
Rompez les tristes noeuds de cet attachement,
Aux yeux qui l'ont surpris dérobez mon amant,
Faites qu'il se repente, et que pour ma vengeance
Ma Rivale à son tour pleure son inconstance.
DON FERNAND
Ayez de votre amant des sentiments meilleurs,
On vous trompe sans doute, il n'aime point ailleurs,
Et quoi qu'il soit un peu blâmable en sa conduite,
Du sujet qui l'arrête on vous a mal instruite,
Vous en estes la cause, et son esprit jaloux
A voulu se guérir en se cachant de vous,
Pour vous faire observer il a feint ce voyage ;
Mais, Madame, cessez d'en avoir de l'ombrage,
Car enfin il vous aime, et toute sa rigueur
Assure à vos beautés l'empire de son coeur,
D'un faux mépris peut-être il couvrira sa flamme,
Mais quoi qu'il dissimule, il vous adore en l'âme.
LÉONOR
Agréable assurance ! Hélas, pardonne-moi,
Don Juan, si sans raison j'ai douté de ta foi.
Le Ciel, ô Don Fernand, vous soit toujours propice,
Adieu.

SCÈNE VII. Don Fernand, Don Louis.

DON LOUYS
La pauvre Dame est toute sans malice,
Et de votre réponse a grande joie au coeur.
DON FERNAND
Sa prière à ce coup ne m'a point fait de peur,
Et je me doutais bien, comme elle est fort crédule,
Que je l'endormirais d'un espoir ridicule.
Me voici libre enfin.
DON LOUYS
Non pas trop libre encore,
Et quelqu'un...
DON FERNAND
Ah, c'est là bien pis que Léonor.

SCÈNE VIII. Léonard, Don Fernand, Don Louis.

LÉONARD
Don Fernand.
DON FERNAND
Ah, Monsieur, quel sujet vous amène ?
LÉONARD
Je viens pour vous prier de me tirer de peine.
DON FERNAND
Que sera-ce ?
LÉONARD
Excusez si j'agis librement,
Et commence par là mon premier compliment,
Avecque mes amis c'est ainsi que je traite .
DON FERNAND
Une telle franchise est ce que je souhaite.
LÉONARD
Un certain diamant qu'on a perdu chez moi
Fait soupçonner mes gens, et douter de leur foi,
Et comme ce désordre y cause grand murmure,
Daignez en ma faveur faire quelque figure,
Pour découvrir au vrai ce qu'il est devenu.
DON LOUYS à Don Fernand.
Ô qu'en bonne saison le vieillard est venu !
DON FERNAND à Don Louis.
Pour durer plus d'un jour la fourbe est trop grossière,
Je vous l'avais bien dit.
LÉONARD à Don Louis, voyant rêver Don Fernand.
Il rêve à ma prière,
Sans doute il l'examine avec attention.
DON LOUYS à Léonard.
Ce métier a besoin de spéculation,
Et je l'ai vu souvent en rencontre semblable
Dans une rêverie à peine concevable,
Il semble que l'esprit abandonne le corps.
LÉONARD
Aussi faut-il en faire agir tous les ressorts,
Et que jusques au ciel sa vivacité monte.
DON FERNAND
bas.
Oui, le vouloir fourber c'est me couvrir de honte,
Je n'en puis espérer qu'un embarras plus grand.
LÉONARD à Don Louis.
Voyez pour m'obliger quelles peines il prend.
DON LOUYS
À vous rendre content sans doute il se dispose.
LÉONARD à Don Fernand.
Et bien, m'en allez-vous apprendre quelque chose ?
DON FERNAND
Comme à vous abusez je n'ai point d'intérêt,
Sachez qu'on croit de moi beaucoup plus qu'il n'en est.
Je ne le cèle point, j'ai bien quelque principe
De cette Astrologie où tant de monde pipe,
Et sur ce fondement mes amis indiscrets
Ont feint d'en avoir vu de merveilleux effets ;
Mais quoi qu'on en publie, et quoi que l'on en pense,
Aucun n'en vit jamais la moindre expérience,
Et si par leur exemple à cette feinte instruit
Moi-même quelquefois j'ai confirmé ce bruit,
Ce n'a jamais été que quand la raillerie
Loin de passer pour crime était galanterie :
Mais ici qu'il s'agit de vous parler sans fard,
Quel que soit le renom que m'ait acquis cet art,
La réputation ne m'en est point si chère,
Que pour la conserver je veuille vous rien taire.
Ainsi croyez qu'en vain touchant ce diamant
Vous attendez de moi quelque éclaircissement,
En quelque main qu'il soit, et quoi qu'il en puisse être,
Par le peu que je sais je n'en puis rien connaître.
LÉONARD
Quand je n'aurais pas su par le rapport d'autrui
Que vous estes l'honneur des savants d'aujourd'hui,
Et que l'on fait de vous par tout un cas extrême,
Cette humilité seule à parler de vous-même
Me persuaderait de ce que vous savez.
DON FERNAND
Perdez ces sentiments pour moi trop relevés,
Je ne sais rien du tout, et je vous le proteste.
LÉONARD
La preuve du contraire est par là manifeste.
Ainsi les plus savants, ainsi les plus parfaits
Doivent être toujours modestes et discrets,
Et ne pas obscurcir l'éclat de leur science
Par le faste insolent d'une vaine arrogance.
DON LOUYS
Il passe bien son temps.
DON FERNAND
Ô le vieillard maudit !
Si j'étais en effet ce que l'on vous a dit,
Quand même je voudrais me cacher à tout autre,
Je donnerais ici mon intérêt au vôtre,
Et je vous en dirais la pure vérité.
LÉONARD
Je vous le dis encor que cette humilité
Plus que votre science est en vous estimable,
Elle est d'un grand esprit la marque indubitable ;
Quiconque sait beaucoup présume peu de soi,
La vanité jamais ne lui donne la loi,
Il descend en soi-même, il tâche à se connaître,
C'est n'être pas savant que s'imaginer l'être,
Et quelque Art que ce soit, pour en discourir bien,
Qui croit y tout savoir sans doute n'y sait rien.
Mais pour venir enfin à ce qui me regarde...
DON FERNAND
Il me va rendre fou, si je n'y prends bien garde.
LÉONARD
Ce diamant perdu semblait d'autant plus beau
Qu'il servait de cachet aussi-bien que d'anneau,
Je l'avais fait graver. Et s'il est d'importance
Que vous sachiez encor cette autre circonstance,
C'est entre neuf et dix qu'on croit l'avoir perdu.

SCÈNE IX. Léonard, Don Fernand, Don Louis, Philipin.

PHILIPIN, tout haut, présentant un papier à Don Fernand.
Monsieur, l'autre ce soir vous doit être rendu.
Il le tire à part, et lui parle à l'oreille.
C'est prétexte, écoutez.
LÉONARD à Don Louis.
D'où vient qu'il me refuse ?
DON LOUYS
Peut-être de Magie il craint qu'on ne l'accuse,
On est prompt à médire, et le peuple ignorant
Attribue aux Démons tout ce qui le surprend,
C'est par cette raison que vous le voyez feindre.
LÉONARD
Je sais ce qu'il faut taire, il n'a pas lieu de craindre.
PHILIPIN à Don Fernand.
C'est ce que maintenant m'a conté Béatrix.
DON FERNAND à Philipin.
Ton secours vient à temps, et sans toi j'étais pris.
À Léonard.
Pardonnez devant vous si j'ai reçu message,
Je sais bien le respect que l'on doit à votre âge,
Mais l'affaire pressait.
LÉONARD
Vous me rendez confus :
Mais de grâce avec moi ne dissimulez plus.
DON FERNAND
Si j'en savait assez...
LÉONARD
L'excuse est inutile,
Une bague perdue, est-il rien plus facile ?
DON FERNAND
Monsieur, encore un coup, je vous le dis sans fard...
LÉONARD
Monsieur, encore un coup laissons la feinte à part,
Et m'apprenez enfin ce que je veux apprendre.
DON FERNAND
De peur de vous fâcher je voulais m'en défendre,
Mais vous m'y contraignez.
LÉONARD
Rien ne me peut fâcher.
DON FERNAND
Oyez donc ce qu'en vain j'ai voulu vous cacher,
Et sachez que déjà rêvant à votre affaire
J'ai fait en mon esprit ce qu'il a fallu faire.
Celui qui ce matin vous a fait compliment
En habit de campagne, a votre diamant.
LÉONARD
Qui l'aurait soupçonné d'une si noire tache,
Et qu'étant si bien fait il eut l'âme si lâche ?
Mais quoi ! c'est un effet de la nécessité
Qui du sang le plus pur rend un sang tout gâté.
Vous voyez, Don Fernand, qu'en vain vous vouliez taire
Ce dont sur votre front je vois le caractère.
Quand je dis une fois, Cet homme a de l'esprit,
C'est un savant du siècle, il l'est sans contredit,
Adieu.

SCÈNE X. Don Fernand, Don Louis, Philipin.

DON LOUYS
Sans Philipin il vous la baillait belle.
DON FERNAND
Mais rencontrant Don Juan, s'il faut qu'il le querelle,
Comme l'ayant volé, ce sera bien le bon.
PHILIPIN
Qu'importe s'il le prend pour gendre, ou pour larron ?
C'est bien la même chose, et l'un et l'autre en somme
Pour en avoir le bien veut la mort du bonhomme.
DON FERNAND
Quoi que tout jusqu'ici m'ait succédé fort bien
Je suis las d'un métier où je ne connais rien,
Mais afin d'en sortir avecque plus de gloire,
Puisque je vois le père en humeur de tout croire,
Je veux faire si bien, loin d'en être jaloux,
Que Don Juan de Lucrece aujourd'hui soit l'époux,
Et confesse devoir à ma feinte science
De son fidèle amour la juste récompense.
Mais quelqu'un entre encor.
DON LOUYS
Quel est ce bon vieillard ?
DON FERNAND
Depuis plus de trente ans il sert chez Léonard.

SCÈNE XI. Don Fernand, Don Louis, Mendoce, Philipin.

DON FERNAND
Ah, Mendoce.
MENDOCE
Ah, Monsieur, en faveur de Lucrèce,
Lucrèce notre bonne et commune maîtresse,
Si j'osais vous prier.
DON FERNAND
Parle, achève, de quoi ?
MENDOCE
De peu de chose.
DON FERNAND
Dis, je ferai tout pour toi.
MENDOCE
Las de servir toujours, il m'a pris une envie
De revoir mon pays pour y finir ma vie,
J'y porte quelque argent, le fruit de mes sueurs :
Mais comme les chemins sont remplis de voleurs,
Pour y tenir ma bourse à couvert du pillage,
Et même pour gagner les frais d'un long voyage,
Je voudrais bien, Monsieur, que par enchantement
Vous me fissiez chez moi porter en un moment.
DON FERNAND, à Don Louis.
Vous pouvez voir par là ce que l'on me croit être.
PHILIPIN, à Mendoce.
Il suffira de moi sans employer mon maître,
J'en sais trop pour cela, je t'y ferai porter.
DON FERNAND
Mendoce, pour ce soir va toujours t'apprêter,
Philipin aura soin de ce qu'il faudra faire.
MENDOCE
Monsieur, je m'en défie.
DON FERNAND
N'en appréhende rien.
Il n'ose me déplaire,
DON LOUYS
Il est tout satisfait.
DON FERNAND
Allons en rire un peu dedans mon cabinet ;
À Philipin.
Feins que je suis sorti si quelqu'un me demande.

SCÈNE XII. Mendoce, Philipin.

MENDOCE
Fais pour moi ce qu'il faut, ton maître le commande,
Mais tu te mêles donc aussi de son métier ?
PHILIPIN
Depuis que je le sers, je suis demi Sorcier.
MENDOCE
Mais est-il si savant ?
PHILIPIN
C'est un terrible esprit.
Plus qu'on ne s'imagine,
MENDOCE
Il en a bien la mine.
PHILIPIN
On dirait à l'ouïr quand il parle d'autrui,
Qu'il lit dedans les coeurs, ou le Diable pour lui.
MENDOCE
Qu'un valet est à plaindre avec tel personnage !
Ainsi si quelquefois allant faire un message
Un ami par hasard te vient prendre en défaut,
Et t'oblige à tarder un peu plus qu'il ne faut,
Tu n'oses lui donner cette bourde légère :
Le Courrier est venu plus tard qu'à l'ordinaire,
J'ai long temps attendu que Monsieur eut écrit,
J'ai vu chez le tailleur s'il faisait votre habit,
Et ce que nous fournit en diverse rencontre
La peur d'être chassés, ou de recevoir monstre .
Pour moi, j'aimerais mieux et gueuser et pâtir,
Que de servir un maître et n'oser lui mentir.
PHILIPIN
D'abord ainsi qu'à toi cela m'était bien rude,
Mais on se fait à tout avec un peu d'étude.
MENDOCE
Tu n'oserais d'ailleurs, quoi qu'avec gens discrets,
Ny médire de lui, ni conter ses secrets,
Ou s'il arrive enfin quand sa bile le presse
Qu'à bons coups de bâton il te fasse caresse,
Tu n'oserais t'en plaindre, et dire à quelque ami
Qu'il est fantasque, et plus que Lutin et demi,
Ou si le cas échoit, avecque ses semblables
Le donner de grand coeur à trente mille diables.
Quelques coups dont jamais j'aie été régalé,
Quand j'avais fait cela j'étais tout consolé.
PHILIPIN
Le mien est indulgent.
MENDOCE
Facile, ou difficile,
Note: Gille : personnage du théâtre de la foire, le niais. Jouer les rôles de Gille, ou, elliptiquement, jouer les Gilles. Faire gille, loc. populaire qui signifie se retirer, s'enfuir (gille ne prend point de majuscule en ce sens). [L]
En une belle nuit ma foi je ferais gille.
PHILIPIN
Ne saurait-il pas bien mon dessein en ce cas ?
MENDOCE
Autre incommodité que je ne comptais pas.
Mais où je trouve encor de grands désavantages
S'il voit dedans les coeurs et lit sur les visages,
Le moyen en servant d'amasser un téton ?
Remplit-on le gousset sans le tour du bâton ?
Et pouvons-nous avoir de quoi faire débauche
Sans ces menus profits qui nous viennent à gauche ?
Tu sais que de l'argent qui tombe en notre main
Selon l'occasion on retient le douzain,
Et que peu de valet en font quelque scrupule.
PHILIPIN
C'est à dire en deux mots que tu ferres la mule ?
C'est un bon revenu dont il me faut passer,
Mon maître hait le vol plus qu'on ne peut penser,
Et je crois pour cinq sols que sans miséricorde
Il me ferait apprendre à danser sous la corde :
Même je te plains fort de l'être venu voir,
Te servant du talent et l'ayant fait valoir,
Car comme en te voyant il l'aura pu connaître,
Il pourra bien tantôt en avertir ton maître.
MENDOCE
En avertir mon maître ! Hélas, je suis perdu.
PHILIPIN
Pourquoi ? ton pis aller n'est que d'être pendu.
MENDOCE
Hé de grâce, en faveur d'un compagnon d'office,
Empêche si tu peux qu'il ne l'en avertisse.
PHILIPIN
As-tu bien dérobé ?
MENDOCE
Peu de chose à la fois.
PHILIPIN
Mais souvent ?
MENDOCE
Environ vingt ou trente par mois.
PHILIPIN
À te dire le vrai, je n'y sais qu'un remède.
MENDOCE
Dis-le-moi promptement afin que je m'en aide.
PHILIPIN
Mon maître a maintenant tant de soins en l'esprit,
Que sans qu'il pense à toi tu peux quitter Madrid :
N'attends donc point ce soir à faire ton voyage,
Cours vite de ce pas dresser ton équipage.
Que ton vieillard après soit de tout averti,
T'enverra-t-il chercher quand tu seras parti ?
MENDOCE
Étant en mon pays je ne le craindrais guère,
Mais c'est bien loin d'ici.
PHILIPIN
Donne ordre à tes affaires,
Je t'y rends aujourd'hui quelque loin que ce soit,
Mais il te faut munir en l'air contre le froid ;
Là soufflent certains vents ennemis de nature,
C'est l'incommodité d'une telle voiture,
Mais le voyage est fait en moins d'une heure, ou deux.
MENDOCE
Et la monture ?
PHILIPIN
Douce ainsi que tu la veux.
Va cependant m'attendre au jardin de ton maître,
Je m'y rendrai bientôt.
MENDOCE
Que ce soit sans peut-être.
PHILIPIN
Soit tout prêt à partir.
MENDOCE
Aussi, si tu n'y viens ?
PHILIPIN
Je m'y rendrai, te dis-je. Ah, vieux loup, je te tiens.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

DON JUAN
Enfin ma prison cesse, et par cette retraite
En vain j'ai cru tenir ma passion secrète,
Ma mauvaise fortune a su la révéler ;
J'ai de quoi toutefois encor m'en consoler,
Sous ce prétexte faux de procès et d'affaire
Mon retour à Madrid passe pour nécessaire,
Et malgré mon rival cette feinte me sert
À trouver chez Lucrèce un accès plus ouvert.
C'est en vain, Léonor, que ton coeur en murmure,
Je ne suis point ingrat, je ne suis point parjure,
Mes sentiments pour toy sont les mêmes encor,
Léonor à mes yeux est toujours Léonor,
Cent bienfaits dans ton sort font que je m'intéresse,
Tu les versas sur moi toujours avec largesse,
Mais quoi qu'ils n'aient pas mis mon coeur dans tes liens,
Ils ne sont pas perdus puisque je m'en souviens,
N'exige rien de plus, j'ai pour toi grande estime,
Mais je ne puis t'aimer sans me noircir d'un crime,
Lucrèce a sur mon âme un absolu pouvoir,
Mes visites en vain ont flatté ton espoir,
Pouvais-je moins te rendre, et par reconnaissance
Ne te devais-je pas un peu de complaisance ?

SCÈNE II. Léonard, Don Juan.

LÉONARD
Je vous cherchais, Don Juan.
DON JUAN
Mes voeux sont satisfaits,
Et l'heur de vous servir fait mes plus grands souhaits,
Que me commandez-vous ?
LÉONARD bas.
Ah, que c'est grand dommage
Que cette lâcheté noircisse un bon courage,
Et qu'un homme sorti d'un sang dont on fait cas
L'ose déshonorer par un vice si bas !
Qui le prendrait jamais pour voleur à la mine ?
DON JUAN bas.
D'où vient qu'en parlant seul des yeux il m'examine ?
Aurait-il pu déjà découvrir notre amour,
Et que pour l'abuser je feins un faux retour ?
Ô Destin ! ô Fortune à me nuire trop prompte !
LÉONARD bas.
Je ne puis me résoudre à le couvrir de honte.
Parlons-lui, mais feignons de croire seulement
Que de quelqu'autre main il tient mon diamant.
À Don Juan.
Pour vous dire en deux mots le sujet qui m'amène,
C'est pour certain bijou dont je suis fort en peine,
On me vient d'assurer qu'il est entre vos mains.
DON JUAN bas.
Qu'en peu de temps le Sort renverse mes desseins !
LÉONARD bas.
Le voilà tout confus.
DON JUAN bas.
Que je suis misérable !
LÉONARD
Je ne dis pas, Don Juan, que vous soyez coupable,
Mais la main seulement de qui vous le tenez.
DON JUAN bas.
Qu'à me persécuter les Cieux sont obstinez !
LÉONARD
Non, je ne doute point, quoi qu'on m'ait voulu taire,
Que qui vous l'a donné n'ait eu droit de le faire,
Cessez de prendre soin de vous justifier,
Vous l'êtes avec moi.
DON JUAN
Je ne le puis nier,
Il lui rend le diamant.
J'ai votre diamant, et veux bien vous le rendre :
Mais sans doute, Monsieur, on tâche à vous surprendre,
Et si la vérité doit ici s'exprimer,
Je suis le seul coupable et le seul à blâmer.
Bas.
Plutôt mourir cent fois que d'accuser Lucrèce.
LÉONARD bas.
Plus je cache son crime, et plus il le confesse.
DON JUAN
Oui, de ce procédé moi seul j'ai tout le tort,
Et vous dire autre chose est faire un faux rapport.
LÉONARD bas.
À quel point son erreur le séduit et l'abuse !
Je tâche à l'excuser, et lui-même s'accuse.
DON JUAN
Je vous le dis encor, quand je pris ce dessein...
LÉONARD
Contre la vérité vous disputez en vain,
Elle ne vous peut nuire encor que je la sache.
DON JUAN
Puisque vous la savez, en vain je vous la cache,
Et veux dissimuler en cette occasion.
Je le confesse donc à ma confusion,
Mon vol est trop hardi, je suis un téméraire,
Mais si mon crime est tel qu'il puisse vous déplaire,
Pour ma défense au moins sachez que malgré moi
D'un Astre dominant j'ai reconnu la loi,
Dont la nécessité m'a mis dans la contrainte
De vous donner enfin juste sujet de plainte.
Si le peu que je vaux me défend d'espérer,
Par vos bontés, Monsieur, j'ose vous conjurer...
LÉONARD
Non, non, je ne suis point un juge inexorable,
Je connais trop de quoi la jeunesse est capable,
Et que l'occasion force la volonté.
DON JUAN
Puisque vous l'excusez avec tant de bonté,
Pour me justifier autorisez mon crime,
Rendez de mes erreurs la cause légitime,
Et daignez consentir qu'à Lucrèce demain
En qualité d'époux Don Juan donne la main.
LÉONARD
À ma fille ? À quel droit ose-t-il y prétendre ?
DON JUAN
Faites-moi grâce entière en m'acceptant pour gendre,
J'ai le coeur franc et noble, et si j'ai peu de bien,
Au moins suis-je d'un sang qui ne redoute rien,
Mon mal sans ce remède ira jusqu'à l'extrême.
LÉONARD bas.
Est-il dans son bon sens, ou suis-je fou moi-même ?
Rêvai-je, ou se peut-il qu'il parle tout de bon ?
Trouvant trop de péril au métier de larron,
Aux dépens de mon bien il veut se rendre sage,
Et m'ose demander ma fille en mariage.
Ô le plus plaisant fou qui jamais se verra !
Qu'il vole, qu'il dérobe autant qu'il lui plaira,
Sans me désobliger il peut se faire pendre,
Mais qu'il n'espère pas être jamais mon gendre.
Don Juan, je vous promets, quoi que vous m'ayez dit...
DON JUAN
Votre fille, Monsieur ?
LÉONARD
Le secret, il suffit,
Adieu.
DON JUAN seul.
Vit-on jamais une telle surprise ?
À lui confesser tout lui-même il m'autorise,
Et quand il sait le feu dont je me sens brûler,
Il promet de se taire, et de n'en point parler ;
Ô trop bizarre effet de ma triste fortune !
Mais que mal à propos je vois cette importune !
Tâchons de l'éviter.

SCÈNE III. Don Juan, Léonor, Jacinte.

LÉONOR
Arrêtez un moment,
Don Juan, et recevez du moins mon compliment,
La civilité seule à cela vous convie.
Une autre sous ses lois tient votre âme asservie,
Et ce coeur si longtemps captif de ma beauté,
Trouve enfin des appas dans l'infidélité :
Et bien, ce changement est assez ordinaire,
Je le vois sans regret puisqu'il a pu vous plaire,
Mais fuir à ma rencontre, et faire le surpris,
C'est de l'indifférence aller jusqu'au mépris,
Souvenez-vous du moins que vous m'avez aimée.
DON JUAN
Dites mieux, que de moi vous fûtes estimée.
Oui, Madame, si j'ose enfin parler sans fard,
L'amour dans mes devoirs n'eut jamais grande part :
Je vous devais beaucoup, et faisais mon possible
Pour vous montrer un coeur à vos bienfaits sensible,
Mais il n'est plus saison de vous rien déguiser,
Cessez d'être crédule et de vous abuser,
D'un si charmant objet je reconnais l'empire
Qu'avant que de changer il faudra que j'expire .
LÉONOR à Jacinte.
Avec combien d'adresse il feint pour m'éprouver !
DON JUAN
Par vos commandements je fus hier vous trouver,
Vous ne voulûtes lors ni me voir, ni m'entendre,
Après ce traitement rien ne vous doit surprendre,
Ne vous étonnez point de ce que je vous fuis,
C'est votre ordre, Madame, et je vous obéis.

SCÈNE IV. Léonor, Jacinte.

JACINTE
Il meurt d'amour pour vous, vous le croyez encore ?
LÉONOR
Lorsqu'il me traite mal c'est alors qu'il m'adore.
JACINTE
D'un autre feu lui-même il se confesse épris.
LÉONOR
C'est exprès qu'il affecte un si cruel mépris,
Il feint, et ne me donne un peu de jalousie
Que pour mieux voir l'amour dont mon âme est saisie.
Je vois ce qu'il prétend, et j'en crois Don Fernand.
JACINTE
Si j'ose avec franchise en parler maintenant,
Ce n'est qu'un imposteur, à fourber il est maître,
Et par son procédé vous le pouvez connaître,
Ne vous y fiez plus, quoi qu'il vous en ait dit,
Il vous trompe, Madame, et Don Juan vous trahit :
En doutez-vous encore, et sans trop de faiblesse
Pouvez-vous ignorer qu'il adore Lucrèce ?
Don Lope vous l'a dit.
LÉONOR
Don Lope m'est suspect,
Tu sais pour son ami qu'il n'a plus de respect,
Qu'il me parle d'amour sans craindre ma colère,
Le rapport d'un rival est rarement sincère,
Et quoi que de Don Juan il puisse me conter,
J'ai toujours lieu de craindre et sujet de douter.

SCÈNE V. Don Lope, Léonor, Jacinte.

DON LOPE
Ne doutez plus, Madame, et croyez qu'au contraire
Le rapport de Don Lope est un rapport sincère.
Mon amour quoi qu'extrême écoute la raison,
Je ne vous prétends point par une trahison,
Je n'ai ni le coeur bas, ni l'âme intéressée,
Et bien loin d'avoir eu jamais cette pensée,
Tant que j'ai crû Don Juan à vos charmes soumis,
Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ? que me suis-je permis ?
D'un silence obstiné j'ai subi la contrainte,
Je me suis défendu même jusqu'à la plainte,
Et si quelque soupir m'échappait quelquefois,
Comme un enfant mal né je le désavouais.
Mais puisque d'un ami le change illégitime
Me permet aujourd'hui de soupirer sans crime,
Souffrez que je découvre aux yeux qui m'ont charmé
Le beau feu qu'en mon âme ils avaient allumé,
Et qu'un fâcheux respect me contraignait de taire
Jusqu'à m'être moi-même à moi-même contraire,
Vous parler pour un autre, et faire mon effort
Pour hâter un Hymen dont j'attendais la mort.
LÉONOR
Mais me dites-vous vrai ? Don Juan n'est-il qu'un traître ?
DON LOPE
Un violent amour de son coeur est le maître.
LÉONOR
Il me quitte ?
DON LOPE
Peut-être il vous quitte à regret,
Mais par son propre aveu je trahis son secret.
LÉONOR
Et pour Lucrèce enfin l'ingrat m'est infidèle ?
DON LOPE
Encor tout maintenant il vient d'entrer chez elle.
LÉONOR
Puis-je m'en assurer ?
DON LOPE
Je l'ai vu de mes yeux.
LÉONOR
Ô le plus lâche amant qui soit dessous les Cieux !
Ne nous aveuglons plus, punissons son offense,
Qu'il ne soit plus pour moi qu'un objet de vengeance.
Don Lope, m'aimez-vous ?
DON LOPE
Madame !
LÉONOR
Suivez-moi.
Léonor est à vous, je vous promets ma foi,
Mais pour servir ma haine, et venger mon injure,
Je ne vous la promets que devant ce parjure,
Ruinant son amour, et vous donnant la main,
Je veux qu'il se repente, et se repente en vain,
Qu'il me voie à regret entre les bras d'un autre,
Que son bonheur détruit établisse le vôtre,
Et que perdant l'espoir dont il s'ose flatter
Il regrette ce coeur qu'il n'a su mériter.

SCÈNE VI.

MENDOCE en équipage de voyageur, dans le jardin de Léonard.
Adieu, Madrid, Adieu, sans regret je te quitte,
Le désir du repos enfin m'en sollicite,
Je préfère le chaume à tes plus beaux Palais,
Et te dis derechef un Adieu pour jamais.
J'abandonne tes murs, on n'y vit qu'avec trouble,
À peine bien souvent y gagne-t-on le double.
Quoique j'ai toujours servi par intérêt,
Ma bourse est si légère...

SCÈNE VII. Philipin, Mendoce.

PHILIPIN
Et bien, es-tu tout prêt ?
MENDOCE
Tu vois, la grosse cape avec de bonnes bottes.
PHILIPIN
Mets-toi dedans ce rond.
MENDOCE
Note: Marmoter : mot bas qui signifie parler entre les dents, remuer les lèvres sans se fair entendre. [F]
Qu'est-ce que tu marmotes ?
PHILIPIN
C'est déjà fait, il reste à te bander les yeux.
MENDOCE
Pourquoi !
PHILIPIN
Laisse-moi faire.
MENDOCE
En volerai-je mieux ?
PHILIPIN
Tu pourrais t'éblouir, et tomber cul sur tête.
MENDOCE
Bande donc, mais dis-moi, la monture ?
PHILIPIN
Elle est prête,
Je n'ai rien qu'à siffler, on me l'amènera.
MENDOCE
Une mule ?
PHILIPIN
Une mule.
MENDOCE
Et qui me conduira ?
Si j'allais m'égarer ?
PHILIPIN
Ô la vision bleue !
Quelque Diable follet suivra ta mule en queue.
MENDOCE
Il est donc, Philipin, des Diables muletiers ?
PHILIPIN
Doutes-tu qu'il n'en soit presque de tous métiers ?
Il en est de sergents, il en est de Notaires,
Il en est de barbiers comme d'apothicaires,
Il en est de greffiers, il en est de voleurs,
Il en est de dévots et de monopoleurs,
Il en est de tout poil, il en est de tous âges,
Il en est d'usuriers et de prêteurs sur gages,
De souffleurs d'alchimie et de rogneurs d'écus,
Il en est de jaloux, et même de cocus.
MENDOCE
De cocus ?
PHILIPIN
Sans cela d'où leur viendraient les cornes ?
Il en est de lourdauds, de hargneux, et de mornes,
Il en est d'enjoués, il en est de grondants,
De danseurs sur la corde et d'arracheurs de dents,
Il en est de village, il en est du grand monde,
Il en est à la mode, il en est à la fronde,
Enfin, que te dirai-je ? il en est de galants,
De bretteurs, de filous, et de passe-volants,
Il en est de mutins, il en est d'amiables,
Il en est de méchants ainsi que tous les diables.
Mais c'est trop s'arrêter, voici le mien venu,
Monte.
MENDOCE
Débande-moi, pour voir s'il est cornu,
J'ai curiosité de voir un Diable en face.
PHILIPIN
Il t'épouvanterait, il fait laide grimace,
Suffit qu'il te conduise.
Il le fait monter sur une palissade du jardin, et le lie.
MENDOCE monte pendant que Philipin le lie.
Ah, Monsieur le Lutin,
Ne m'abandonne pas au milieu du chemin,
Tu me ferais donner bientôt du nez en terre.
PHILIPIN
Tout ira comme il faut.
MENDOCE
Au Diable comme il serre,
Relâche tant soit peu .
PHILIPIN
Te voilà bien ainsi.
MENDOCE
Qui me détachera ?
PHILIPIN
N'en sois point en souci,
Et sache seulement qu'alors que l'on arrive
L'on entend une voix et dolente et plaintive,
En suite de grands cris, mais va, quitte ce lieu,
Adieu, marche. Ah Mendoce, Adieu Mendoce, Adieu.
Ô comme tu fends l'air !
Il s'éloigne toujours.
MENDOCE
Je sens bien que je vole,
Car à peine j'entends le son de sa parole.
Quel bonheur ! je verrai mon pays aujourd'hui.
PHILIPIN
en prenant sa bourse.
S'il est volé, je m'offre à répondre pour lui.
MENDOCE
Cette Mule endiablée est sans mentir bien douce,
Elle va toute seule et sans que je la pousse,
Elle n'ébranle point, j'y suis comme en mon lit.
Il lui fait vent avec un soufflet.
Je crois que l'on acquiert en l'air grand appétit.
Mais il m'en avait bien averti, le maroufle,
Diable, qu'il fait de froid, et quel vilain vent souffle !
J'en ai la barbe prise et le nez tout gelé.
PHILIPIN
On vient dans le jardin, et quelqu'un a parlé.
Médaille du vieux temps, on te la sauve belle.

SCÈNE VIII. Don Juan, Lucrèce, Béatrix, Mendoce, Philipin.

LUCRÈCE
Quoi, sitôt découverts ! Ô la triste nouvelle !
Cessons de nous flatter, tout espoir est perdu.
DON JUAN
Il me l'a demandé, je l'ai soudain rendu
Ce gage précieux d'une amour toute pure :
Mais à ce déplaisir donnez quelque mesure,
Je ne saurais me plaindre encor de sa rigueur,
Il m'a parlé toujours avec grande douceur,
Et peut-être, Madame, il sera moins farouche,
Quand il saura de vous que mon amour vous touche.
LUCRÈCE
S'il ne tient qu'à cela, Don Juan, soyez certain
Que Lucrece est à vous peut-être dés demain.
DON JUAN
Ô charmante parole !
LUCRÈCE
Enfin je vous la donne
D'être à vous pour jamais, ou de n'être à personne.
DON JUAN
Que je me tiens heureux de vivre sous vos lois !
MENDOCE
Je discerne avec peine un bruit confus de voix,
Je passe assurément sur quelque grande ville.
DON JUAN
Ainsi le Ciel pour vous en miracles fertile...
BÉATRIX
Madame.
LUCRÈCE
Que veux-tu ? Quelqu'un vient-il ici ?
BÉATRIX
Oui, notre bon vieillard, et l'Astrologue aussi,
Ils entrent au jardin.
LUCRÈCE
Quel obstacle à ma joie !
DON JUAN
Ne puis-je m'échapper ?
LUCRÈCE
Non pas sans qu'on vous vois,
Cachez-vous promptement, et croyez qu'en tout cas,
S'il faut parler pour vous, je ne me tairai pas.

SCÈNE IX. Léonard, Don Fernand, Lucrèce, Béatrix, Mendoce, Philipin.

DON FERNAND
Que ce jardin est beau!
LÉONARD
C'est l'amour du bonhomme,
Et comme je m'y plais, tout mon soin s'y consomme.
DON FERNAND
Sur tout de ce ruisseau le murmure est charmant.
LÉONARD
Ma fille, approche-toi, voici ton diamant.
LUCRECE à Beatrix.
Faut-il souffrir ici cet objet de ma haine ?
LÉONARD lui rendant sa bague.
Rends grâce à Don Fernand qui nous tire de peine.
DON FERNAND
Madame, si le Ciel répond à mes souhaits,
Vous connaîtrez mon zèle à de plus grands effets .
LUCRÈCE
Vous m'obligez, Monsieur, plus que je ne mérite.
LÉONARD voyant entrer Léonor.
Que nous veut cette Dame ?
MENDOCE
Ô que je vole vite !
Je passe sur un lieu de l'autre différend,
Et le bruit qu'on y fait est de beaucoup plus grand.

SCÈNE X. Léonard, Don Fernand, Don Lope, Léonor, Lucrèce, Béatrix, Mendoce, Philipin.

LÉONOR
Ne vous étonnez point si j'ose ici paraître,
Je n'y viens, Léonard, que pour chercher un traître,
Et pour vous avertir qu'au mépris de ses feux
Un parjure insolent nous affronte tous deux.
S'il aime votre fille, il est adoré d'elle,
Ce réciproque amour me le rend infidèle,
Il est caché céans ce lâche suborneur,
Faites-m'en la raison et vengez votre honneur.
LUCRECE bas.
Ô malheur imprévu !
MENDOCE
J'entends la voix plaintive,
Sans doute à mon pays c'est signe que j'arrive.
LÉONARD regardant Lucrèce.
Un homme ici caché !
LUCRÈCE
De quoi m'accusez-vous ?
LÉONARD
Sois sans crime, autrement redoute mon courroux.
Mais je veux me purger de ce soupçon infâme,
Il faut chercher partout, allons, venez, Madame.
Voyons tout le jardin.
LÉONOR
Serait-il point ici ?

SCÈNE XI. Léonard, Don Fernand, Don Juan, Don Lope, Léonor, Lucrèce, Béatrix, Jacinte, Philipin, Mendoce.

DON JUAN se montrant.
Ne cherchez plus Don Juan, Madame, le voici.
LÉONOR
Ingrat, traître.
DON JUAN
Ah, cessez de me faire une injure
En me donnant les noms d'ingrat et de parjure.
LÉONARD
Le destin de ma fille agit bizarrement,
Je rencontre un voleur en cherchant son amant.
À Don Juan.
Vous prétendiez encor jouer un tour de maître,
Et pour nous dérober vous vous cachiez peut-être ?
LÉONOR
On perd ici l'esprit, ou je n'y connais rien.
Pour qui le prenez-vous ?
LÉONARD
Madame, il m'entend bien.
DON JUAN
Si je vous entends bien, certes au moins j'ignore
Pourquoi j'ai mérité que l'on me déshonore.
Je ne suis point voleur, et j'ai le coeur trop haut
Pour souffrir qu'on m'impute un si lâche défaut,
Pour me justifier d'une telle bassesse
Il faut qu'aux yeux de tous la vérité paraisse.
Oui, j'aime votre fille, et cet objet vainqueur
Depuis un an entier dispose de mon coeur,
Cette bague tantôt que je vous ai rendue,
C'est de sa propre main que je l'avais reçue,
Et si vous lui donnez liberté de parler,
Elle m'estime assez pour ne le pas celer.
LÉONARD à Lucrèce.
Dit-il vrai ? L'aimes-tu ? parle sans craindre un père.
LUCRÈCE
Puisque vous m'ordonnez de ne vous plus rien taire,
J'avouerai ma faiblesse, et que depuis un an
J'ai donné mon estime aux vertus de Don Juan.
LÉONARD tirant Don Fernand à part.
De grâce, Don Fernand.
LÉONOR
Il ne le faut pas croire,
Il ne fait que fourber.
LÉONARD
Pour conserver ma gloire
Que faut-il que je fasse ?
DON FERNAND
Ouvrez enfin les yeux,
Et ne résistez plus aux volontés des Cieux.
Je vous en ai tantôt déjà dit ma pensée,
Que d'un semblable hymen elle était menacée :
Puisqu'un homme sans biens doit être son époux,
Pour faire un meilleur choix, où le chercherez-vous ?
Don Juan est de sang noble et d'illustre famille,
Puisqu'avec tant d'ardeur il aime votre fille,
D'un mot de votre bouche autorisant son feu
Donnez à cet Hymen un généreux aveu.
LÉONARD
Suivant l'ordre du Ciel on ne se peut méprendre.
Embrassez-moi, Don Juan, je vous reçois pour gendre.
DON JUAN
Ô joie inespérée ! Ô suprême bonheur !
LÉONOR
Est-ce ainsi, Léonard, qu'on venge mon honneur ?
LÉONARD
Le mien intéressé demandait ce remède.
LÉONOR à Don Juan.
Écoute aveuglément l'ardeur qui te possède,
Va, traître, rends hommage à l'infidélité,
Le Ciel me vengera de ta déloyauté.
Allons, Don Lope, allons, je vous tiendrai parole.

SCÈNE XII. Léonard, Don Fernand, Don Juan, Béatrix, Philippin, Mendoce.

DON JUAN
D'une femme en courroux la menace est frivole.
MENDOCE
Ah je suis arrivé, de ce coup je le crois,
J'entends force grands cris, Lutin, débande-moi.
LÉONARD détournant la tête et apercevant Mendoce.
Quel spectacle est-ce ci ?
PHILIPIN à Don Fernand.
La tromperie est bonne.
C'est notre voyageur, que rien ne vous étonne,
Il se croit déjà loin.
DON FERNAND
Ô qu'il est ingénu !
Il faut le délier.
MENDOCE descendu de la palissade.
Enfin je suis venu,
Et je ne fis jamais voyage tant à l'aise.
Ô ma terre natale, il faut que je te baise.
LÉONARD
C'est Mendoce, est-il fou ?
MENDOCE
Que mes yeux sont ravis !
Vous êtes donc aussi, Monsieur, en mon pays !
Mais pour vous y porter, ôtez-moi de scrupule,
Le Diable vous a-t-il aussi fourni de mule ?
LÉONARD
As-tu l'esprit troublé, c'est ici mon jardin,
Ne le connais-tu pas ?
MENDOCE
Ah, traître Philipin.
Il court après Philipin qui s'enfuit.
PHILIPIN
Le charme t'a manqué.
LÉONARD
Sont-ils fous l'un et l'autre ?
DON FERNAND
Excusez un valet qui s'est joué du vôtre.
LÉONARD
Tout s'excuse aisément vous ayant pour ami.
DON FERNAND
Vous ne me connaissez encore qu'à demi.
LÉONARD
Votre art si merveilleux...
DON FERNAND
Brisons-là je vous prie,
Je vous entretiendrai de mon Astrologie,
Mais il faut que ce soit avec plus de loisir.
LÉONARD
Je vous écouterai toujours avec plaisir.
Tandis pour dégager ma parole donnée,
Il faut de nos amants terminer l'hyménée,
Allons-y donner ordre, et d'un esprit content
Assurer à Don Juan le bonheur qu'il attend.

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Christoph Schöch

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TextGrid Repository (2024). Collection de pièces the théâtre français du dix-septième siècle. Le feint astrologue. Le feint astrologue. The CLiGS textbox. Christoph Schöch. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9EA4-6