LES ACTEURS.
- TIBÈRE
- SÉJANUS
- NERVA
- TÉRENTIUS
- AGRIPPINE
- CORNÉLIE
- LIVILLA
- FURNIE
- TROUPE DE GARDES
La scène est à Rome, dans une salle du Palais de Tibère.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE. Agrippine, Cornélie.
AGRIPPINE.
Je te vais retracer le tableau de sa gloire,
Mais feins encor après d'ignorer son histoire,
Et pour me rendre heureuse une seconde fois,
Presse-moi de nouveau de conter ses exploits :
Il doit être en ma bouche aussi bien qu'en mon âme,
Pour devoir chaque instant un triomphe à sa femme.
Mais ne te fais-je point de discours superflus ?
Je t'en parle sans cesse.
CORNÉLIE.
Il ne m'en souvient plus.
Et j'attends
AGRIPPINE.
Note: Alcide : autre nom d'Hercule.Apprends donc comme ce jeune Alcide
Fut des Géants du Rhin le superbe homicide,
Et comme à ses côtés faisant marcher la Mort,
Il échauffa de sang les rivières du Nord.
Mais pour voir les dangers où dans cette conquête
La grandeur de son âme abandonna sa tête,
Pour voir ce que son nom en emprunta d'éclat,
Écoute le récit de son dernier combat.
Déjà notre Aigle en l'air balançait le tonnerre
Dont il devait brûler la moitié de la terre,
Quand on vint rapporter au grand Germanicus
Qu'on voyait l'Allemand, sous de vastes écus,
Marcher par un chemin couvert de nuits sans nombre
« L'éclat de notre acier en dissipera l'ombre ! »
(Dit-il), et pour la charge il lève le signal
Sa voix donne la vie à des corps de métal ;
Le Romain par torrents se répand dans la plaine,
Le Colosse du Nord se soutient à grand'peine,
Son énorme grandeur ne lui sert seulement
Qu'à montrer à la Parque un plus grand logement ;
Et tandis qu'on heurtait ces murailles humaines,
Pour épargner le sang des légions Romaines,
Mon Héros, ennuyé du combat qui traînait,
Se cachait presqu'entier dans les coups qu'il donnait ;
Là des bras emportés, là des têtes brisées ;
Des troupes en tombant sous d'autres écrasées,
Font frémir la campagne au choc des combattants
Comme si l'Univers tremblait pour ses enfants.
De leurs traits assemblés l'effroyable descente
Forme entre eux et la nue une voûte volante,
Sous qui ces fiers Titans, honteux d'un sort pareil,
Semblent vouloir cacher leur défaite au Soleil.
Germanicus y fit ce qu'un Dieu pouvait faire,
Et Mars en le suivant crut être téméraire.
Ayant fait du Germain la sanglante moisson,
Il prit sur leurs Autels leurs Dieux même à rançon,
Afin qu'on sût un jour par des exploits si braves,
Qu'un Romain dans le Ciel peut avoir des esclaves.
Ô ! Quel plaisir de voir sur des monceaux de corps,
Qui marquaient du combat les tragiques efforts,
Dans un livre d'airain la superbe Victoire
Graver Germanicus aux fastes de la Gloire !
CORNÉLIE.
Votre époux, soumettant les Germains à ses lois,
Ne voulut que leur nom pour prix de ses exploits.
AGRIPPINE.
Du Couchant à l'Aurore ayant porté la guerre,
Notre héros parut aux deux bouts de la Terre,
En un clin d'oeil si prompt, qu'on peut dire aujourd'hui
Qu'il devança le jour qui courait devant lui ;
On crut que pour défendre en tous lieux notre Empire,
Ce Jupiter sauveur se voulait reproduire,
Et passant comme un trait tant de divers climats,
Que d'un degré du Pôle il ne faisait qu'un pas.
Dans ces Pays brûlés où l'arène volante
Sous la marche des siens était étincelante,
De cadavres pourris il infecta les airs.
Il engraissa de sang leurs stériles déserts,
Afin que la moisson pouvant naître en ces plaines
Fournit de nourriture aux légions Romaines ;
Que par cet aliment notre peuple orgueilleux
Suçât avec leur sang quelque amitié pour eux,
Et qu'un jour le succès d'un combat si tragique
Pût réconcilier l'Europe avec l'Afrique ;
Enfin tout l'Univers il se serait soumis,
Mais il eut le malheur de manquer d'ennemis !
Mon cher Germanicus était donc sur la terre
Le souverain Arbitre et de paix et de guerre,
Et se trouvait si haut par dessus les humains,
Que son pied se posait sur le front des Romains,
Alors qu'en Orient terminant sa carrière,
Dans la source du jour il perdit la lumière,
Et pour un lit superbe à son dernier sommeil,
Il s'alla reposer au berceau du Soleil.
Voilà comme il vécut, et je te veux encore
Peindre dans son couchant cet Astre que j'adore,
Afin que le malheur de mon illustre époux
Par ces tristes tableaux réveille mon courroux,
Et que par les horreurs de la fin de sa vie,
Je m'excite à haïr ceux qui l'ont poursuivie.
CORNÉLIE.
C'est accroître vos maux.
AGRIPPINE.
Ne me refuse pas
D'écouter le récit d'un si sanglant trépas,
Ou mon coeur déchiré de bourreaux invisibles,
En irait émouvoir les rochers insensibles.
Tibère, qui voyait les pleurs de l'Univers
Conjurer mon époux de le tirer des fers,
Et qui savait assez qu'au milieu des batailles
Ses amis lui seraient de vivantes murailles ;
Comme un acier tranchant, comme un brûlant tison,
Du filet de ses jours, il approcha Pison :
Pison part, il s'avance, et, dans chaque province,
Qu'il oyait retentir des armes de mon Prince,
Par des coups non sanglants, des meurtres de la voix,
Ce lâche ternissait l'éclat de ses exploits.
Mais semblable au rocher, qui battu de l'orage,
De la mer qui le bat semble être le naufrage,
Le nom de mon Héros par le choc affermi,
Réfléchissait les coups dessus son ennemi.
Il arrive, et mon Prince ignorant sa malice;
D'un véritable amour payait son artifice.
Quand nous vîmes tomber ce demi-Dieu Romain
Sous l'invisible coup d'une invisible main.
Une brûlante fièvre allume ses entrailles ;
Il contemple vivant ses propres funérailles.
Ses artères enflés d'un sang noir et pourri,
Regorgent du poison dont son coeur est nourri :
À qui le considère, il semble que ses veines
D'une liqueur de feu sont les chaudes fontaines,
Des serpents enlacés qui rampent sur son corps
Ou des chemins voûtés qui mènent chez les morts ;
La Terre en trembla même, afin que l'on pût dire
Que sa fièvre causait des frissons à l'Empire.
CORNÉLIE.
Jamais la mort ne vint d'un pas si diligent.
AGRIPPINE.
Et Pison toutefois le trouve encor trop lent ;
Pour le précipiter, joignant le sortilège,
Du poison, sans horreur, il monte au sacrilège,
Et donne à terrasser par des charmes couverts
Le Démon des Romains au Démon des Enfers.
Ainsi l'Enfer, les Cieux, la Nature, et l'Envie,
Unirent leurs fureurs contre une seule vie.
CORNÉLIE.
Ha ! Ne condamnez point la lâcheté du sort !
Pour perdre un si grand homme il faut plus d'une mort,
AGRIPPINE.
D'un rouge ténébreux sa chair ensanglantée
Fut le triste témoin, que Nature irritée
Produisit du poison, afin de se purger
Du crime dont à Rome on eût pu la charger.
CORNÉLIE.
Le Auteurs de sa mort méritaient ses supplices.
AGRIPPINE.
Je saurai les punir avecque leurs complices ;
Pison est déjà mort, et bientôt l'Empereur,
Livilla, Séjanus, sentiront ma fureur :
Ce couple criminel, qu'un adultère assemble,
S'étant joints pour le perdre expireront ensemble :
Ils suivront mon époux, ces lâches ennemis,
Qui de tous mes enfants ne m'ont laissé qu'un fils!
SCÈNE II. Séjanus, Agrippine, Cornélie.
SÉJANUS.
Madame, la nouvelle en est trop assurée ;
Note: Caprée : Capri, île au large de NaplesL'Empereur ce matin est sorti de Caprée,
Il marche droit à Rome, accompagné des siens,
Des Soldats Allemands et des Prétoriens;
Et l'on croit que demain, nous verrons à nos portes
Trois de ses légions, et cinquante cohortes.
AGRIPPINE.
C'est un sujet de joie, et non pas de douleur :
Ennuyé de l'attendre il court à son malheur,
Et n'approche de Rome en homme de courage,
Que pour nous épargner la peine du voyage ;
Vois comme aveuglement il vient chercher l'autel.
Frappons! Cette victime attend le coup mortel :
Mais gardons qu'échappant au couteau du ministre,
Sa fuite ne devienne un présage sinistre.
SÉJANUS.
Sans avancer nos jours, pour avancer sa mort,
Regardons son naufrage à couvert dans le port ;
Et gauchissons de sorte en montant à l'Empire,
Que selon le succès nous puissions nous dédire,
L'Empereur qui connaît tous vos desseins formés,
Ignore que je trempe à ce que vous tramez ;
Il m'écrit qu'il espère, assisté de ma brigue,
Joindre avec le Sénat tout le peuple à sa Ligue.
Ce trait de confiance est un gage assuré
Qu'il ne soupçonne point que j'aie conjuré :
Ainsi, quoi que d'affreux son courroux entreprenne,
Je vous tiendrai toujours à couvert de sa haine ;
Prononcez son arrêt irrévocablement ;
Mais parmi tant d'écueils, hâtons-nous lentement.
AGRIPPINE.
Conduis ma destinée ! Aussi bien la Fortune,
Triomphants, ou vaincus, nous doit être commune :
Mais sache, si de moi tu prétends disposer,
Que le trône est le temple où je dois t'épouser.
Informe Livilla du retour de Tibère,
De peur que sa surprise effarouche son père :
Moi, j'irai cependant solliciter nos Dieux,
Ils me doivent secours, puisqu'ils sont mes aïeux.
SCÈNE III. Agrippine, Cornélie.
AGRIPPINE.
Qu'en dis-tu, Cornélie ? Enfin...
CORNÉLIE.
Enfin, Madame,
Du traître Séjanus deviendrez-vous la femme ?
Faut-il que l'assassin de votre cher époux,
Se trace par son crime un chemin jusqu'à vous?
Que dans son meurtrier votre mari se trouve,
Et vienne se sauver dans le lit de la veuve ?
Quoi ! N'entendez-vous point le grand Germanicus,
Porté sur un monceau de cadavres vaincus,
S'écrier des Enfers : « Femme ingrate et perfide,
Tu vas joindre ma race avec mon homicide ! »
Voilà comme il se plaint, ce héros outragé,
Que sa veuve en dix ans n'a pas encor vengé.
AGRIPPINE.
Moi, de mes ennemis je deviendrais la mère !
Moi qui les dois punir du crime de leur père !
Rouge encor de mon sang, il viendrait l'assassin,
En qualité d'époux me présenter la main !
Donc mes fils en mes flancs ne pourraient trouver place,
Sans augmenter le nom du Bourreau de ma race !
Donc avec eux naîtrait, malgré tout mon amour,
L'exécrable devoir de les priver du jour !
Donc ces infortunés, sans le pouvoir connaître,
Seraient mes ennemis avant même que d'être !
Deviendraient criminels entre les mains du sort,
Et pour avoir vécu mériteraient la mort !
Du plus vil des Romains je me ferais un maître !
Et veuve d'un Héros j'épouserais un Traître !
Ha ! Ne m'accuse point de tant de lâcheté,
Et pénètre un peu mieux dans mon coeur irrité.
Vois jusqu'où doit aller le courroux d'Agrippine,
Qui l'oblige à flatter l'auteur de sa ruine ;
Et combien il est grand, puis que pour l'occuper
Étant ce que je suis, je m'abaisse à tromper :
Oui, j'abhorre ce monstre; après l'avoir ravie,
Pour le tuer encor je lui rendrais la vie;
Et je voudrais qu'il pût, sans tout à fait périr,
Et sans cesse renaître, et sans cesse mourir.
Mais, hélas ! Je ne puis me venger de Tibère,
Que par la seule main de mon lâche adversaire :
Car Séjanus vainqueur lui percera le flanc.
Ou Séjanus vaincu payera de son sang.
Si Tibère y demeure, alors je suis vengée ;
Si contre Séjanus la Fortune est rangée,
Je verrai satisfaite entrer au monument
De mon époux meurtri le premier instrument.
Mais Livilla paraît... J'évite sa présence,
Elle hait ma rencontre, et la sienne m'offense.
SCÈNE IV. Livilla, Séjanus, Térentius.
LIVILLA.
J'ai beau voir en triomphe un Empereur Romain,
S'avancer contre nous le tonnerre à la main,
Ce n'est pas l'ennemi que je crains davantage.
SÉJANUS.
Ha ! Dites-moi son nom. Cette longueur m'outrage ;
Vous le plaindrez plutôt que vous ne le craindrez,
Et j'attends, pour agir, ce que vous résoudrez.
LIVILLA.
Écoute! Auparavant qu'un refus m'ait blessée,
Sur tout ce que tu crains applique ta pensée,
Propose-toi le fer, la flamme et le poison,
Fais jusque dans ton coeur descendre ta raison,
Et t'informe de lui, quoi que je te demande,
S'il est prêt d'accorder tout ce qu'il appréhende.
SÉJANUS.
Il est tout prêt, Madame, à remplir vos souhaits.
LIVILLA.
Encore un coup, prends garde à ce que tu promets ;
Ce que je veux sera peut-être ta ruine.
SÉJANUS.
N'importe, parlez, c'est ?...
LIVILLA.
C'est la mort d'Agrippine.
SÉJANUS.
D'Agrippine ? Madame, hélas ! Y pensez-vous ?
LIVILLA.
D'Agrippine, ma soeur, qui conspire avec nous ;
Mon mari sous ma haine est tombé pour victime,
Mon coeur après cela ne connaît plus de crime ;
Jeune encor, et timide en mon timide sein,
Il osa me pousser à ce noble dessein :
Et toi, perfide amant, dont l'amour me diffame
SÉJANUS.
Tremperai-je ma main dans le sang d'une femme ?
LIVILLA.
Je fais, pour m'animer, à ce coup plein d'effroi,
Des efforts bien plus grands que tu n'en fais sur toi ;
J'entends de toutes part le sexe et la Nature,
Qui me font de ce meurtre une horrible peinture :
Mais, femme, je pourrai voir du sang sans horreur,
Et, parente, souffrir qu'on égorge ma soeur !
Je l'ai trop offensée, et la mort qui m'effraie
Est le seul appareil qui peut fermer sa plaie.
On voit fumer encor de ses plus chers parents,
Sur la route d'Enfer les vestiges sanglants ;
Rien qu'un cercueil ne couvre un acte de la sorte,
Et pour elle ou pour moi, c'est la fatale porte,
Par qui le Sort douteux d'un ou d'autre côté,
Mettra l'un des partis en pleine liberté.
Encor si mon trépas satisfaisait sa haine !
Mais de ta mort, peut-être, elle fera ma peine,
Puisqu'elle a découvert au gré de son courroux,
À l'éclat de ma flamme un passage à ses coups;
Donc pour me conserver, conservant ta personne,
Sauve-moi des frayeurs que sa rage me donne.
SÉJANUS.
Non, non, détrompez-vous de ces vaines frayeurs,
Elle croit l'Empereur cause de ses malheurs ;
Je l'ai persuadée.
LIVILLA.
Elle feint de le croire ;
Pour un temps sur sa haine elle endort sa mémoire,
Mais crains-la d'autant plus qu'elle craint de s'ouvrir,
C'est pour elle trop peu de te faire mourir :
Si par ta mort toi-même assouvissant sa rage,
Tu n'en est l'instrument, et n'en hâtes l'ouvrage.
Quoi ! Je t'ai de mon frère immolé jusqu'au nom !
Sur son fameux débris élevé ton renom,
Et chassé, pour complaire à toi seul où j'aspire,
De mon lit et du jour l'héritier de l'Empire !
Je semblais un lion sur le trône enchaîné,
Qui t'en gardait l'abord comme à toi destiné ;
J'ai fait à ton amour, au péril de la tombe,
Des héros de ma race un funeste hécatombe;
Et ne préjugeant pas obtenir les souhaits
D'un si grand criminel, que par de grands forfaits :
On m'a vu promener encor jeune, encor fille,
Le fer et le poison par toute ma famille,
Et rompre tous les noeuds de mon sang, de ma foi,
Pour n'être plus liée à personne qu'à toi ;
Chaque instant de ma vie est coupable d'un crime,
Paye au moins tant de sang du sang d'une victime,
Je n'en brûle de soif qu'afin de te sauver
Du bras qu'à ton malheur ce sang fera lever ;
Ose donc, ou permets quand on joindra notre âme,
Que je sois ton mari, si tu n'es que ma femme.
SÉJANUS.
Du précipice affreux prêt à nous engloutir,
Agrippine et son rang nous peuvent garantir ;
Prodiguons sa puissance à terrasser Tibère ;
Quand elle aura sans nous détruit notre adversaire.
Nous trouverons par elle un trône dans le port,
Et serons en état de songer à sa mort.
LIVILLA.
Tu m'en donnes parole ? Hé bien, je suis contente,
L'espoir que j'en aurai flattera mon attente;
À Jupiter vengeur je vais offrir des voeux,
Si pourtant d'un tel coup j'ose parler aux Dieux ;
Car le crime est bien grand de massacrer Tibère.
SÉJANUS.
Tibère, ce tyran qui fit mourir ton père.
LIVILLA.
Ha ! Le traître en mourra ! Fais, fais-moi souvenir,
Quand d'injustes remords viendront m'entretenir,
Afin de s'opposer au meurtre de Tibère,
Que Tibère est celui qui fit mourir mon père.
SCÈNE V. Séjanus, Térentius.
TÉRENTIUS.
Immoler Agrippine à l'objet de ton feu,
La victime sera plus noble que le Dieu.
SÉJANUS.
Que vous connaissez mal le sujet qui m'enflamme !
TÉRENTIUS.
Quoi ! Livilla n'est point...
SÉJANUS.
Non, je la hais dans l'âme ;
Et quoi qu'elle m'adore, et qu'elle ait à mes voeux
Immolé son époux, son frère et ses neveux,
Je la trouve effroyable ; et plus sa main sanglante
Exécute pour moi, plus elle m'épouvante ;
Je ne puis à sa flamme apprivoiser mon coeur,
Et jusqu'à ses bienfaits me donnent de l'horreur;
Mais j'aime sa rivale avec une couronne,
Et je brûle du feu que son éclat lui donne ;
De ce bandeau royal les rayons glorieux
Augmentent la beauté des rayons de ses yeux ;
Et si l'âge flétrit l'éclat de son visage,
L'éclat de sa Couronne en répare l'outrage,
Enfin pour exprimer tous ses charmes divers,
Sa foi me peut en dot apporter l'Univers.
Quoi que de son époux ma seule jalousie
Par les mains de Pison ait terminé sa vie,
Elle a toujours pensé que des raisons d'État
Ont poussé l'Empereur à ce lâche attentat.
Ainsi, Térentius, un royal hyménée
Doit bientôt à son sort unir ma destinée,
Un Diadème au front en sera le lien.
TÉRENTIUS.
Le coeur d'une Amazone était digne du tien.
SÉJANUS.
Tel jaloux de mon rang tenterait ma ruine,
Qui n'osera choquer un époux d'Agrippine;
Ce noeud m'affermira dans le trône usurpé ;
Et son fils qui me hait, dans sa fureur trompé,
Au profond de son âme, arrêtant sa colère,
Craindra de s'attaquer au mari de sa mère,
Ou forcé de le perdre, avec moins de courroux
Elle en pardonnera le meurtre à son époux.
Mais allons préparer, dans la pompe célèbre
Du retour de Tibère, une pompe funèbre.
Note: Porte forcée se rapportant à Agrippine, mais le vers est faux. C'est Séjanus qui se verra forcé de perdre le fils d'Agrippine; il y a là une tout à fait latine ellipse (note de P. L.).ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE. Tibère, Nerva.
TIBÈRE.
Oui, la Couronne enferme et cache beaucoup plus
De pointes sous le front qu'il n'en parait dessus !
De ma triste grandeur j'ai vu Rome idolâtre :
Mais que j'ai pour régner d'ennemis à combattre!
NERVA.
C'est trop te défier de ton noble destin ;
Agrippine te hait, mais elle est femme enfin.
TIBÈRE.
Que de justes frayeurs s'emparent de mon âme !
Le grand Germanicus me combat dans sa femme !
De ce Prince au tombeau, le nom ressuscité
Semble accourir aux voeux qui l'ont sollicité ;
Note: Encelade : personnage de la mythologie grecque. Vaincu par Athéna, Encélade le Géant fut enterré sous le mont Etna en Sicile. Sous mon trône abattu, ce nouvel Encelade
Du profond des Enfers à ma Cour rétrograde,
Et jette un cri si haut, que du bruit effrayé
Je doute s'il foudroie ou s'il est foudroyé.
Par un souffle brûlant que sa rage respire.
Il émeut la révolte au sein de mon Empire.
Et le perfide encor pour braver mes desseins,
Me combat à couvert dans le coeur des Romains.
NERVA.
D'un tout si dangereux perds le dangereux reste !
TIBÈRE.
Je sais bien qu'Agrippine à mes jours est funeste :
Mais si, sans l'achever, ma haine l'entreprend,
Le courroux qui l'anime en deviendra plus grand,
Et si dans le Sénat on la trouve innocente,
Je la force à venger cette injure sanglante.
NERVA.
Que me dis-tu, Seigneur ? Elle est coupable ?
TIBÈRE.
En quoi ?
NERVA.
D'être, ou d'avoir été plus puissante que toi.
Elle ramène au choc les bandes alarmées,
Casse ou nomme à son gré les Empereurs d'armées,
Montre en Caligula son aïeul renaissant,
Intimide le faible, achète le puissant,
Emplit ton cabinet de ses pensionnaires :
Enfin jusqu'à ta garde et tes légionnaires,
Fallut-il se noircir d'une lâche action,
Sont généralement à sa dévotion.
Elle est ambitieuse, elle te croit coupable...
Craint qu'elle ne corrompe un serviteur de table ;
Rarement un grand Roi que l'on peut envier
Échappe du poison donné par l'héritier.
TIBÈRE.
Ô Ciel ! Si tu veux perdre un Empereur de Rome,
Que son trépas au moins soit l'ouvrage d'un homme !
NERVA.
César, pour prévenir ses desseins furieux...
Elle est dans ton Palais. Qu'on l'égorge à tes yeux !
TIBÈRE.
L'équité nous oblige à plus de retenue,
On ne l'a qu'accusée, et non pas convaincue.
NERVA.
Le Sceptre qu'en tes mains dispute son renom,
Dans tes mains ébranlé, ne tient plus qu'à ton nom ;
Cours le prix d'une gloire en gloire sans seconde,
Au bout de la carrière est le trône du monde;
Mais encor qu'il puisse être à tous deux destiné,
Qui l'atteindra plus tôt y sera couronné.
En partant le premier devance donc sa course,
Et coupe les ruisseaux du torrent dès la source :
Quoi ! Supporteras-tu, sans honte et sans effroi,
Que l'Empire balance entre une femme et toi ?
Perds, perds cette orgueilleuse avant qu'elle connaisse
De ton règne ébranlé la mortelle faiblesse.
Un soupçon de révolte, à l'apparence joint,
Est un crime d'État qu'on ne pardonne point :
César, il la faut perdre.
TIBÈRE.
Oui, Nerva, je la donne
Sans rien examiner au bien de ma Couronne,
Elle mourra !
NERVA.
César...
TIBÈRE.
Elle mourra... Mais Dieux!
Comment me dérober au peuple furieux ?
Car si de ce combat j'emporte la victoire,
Son sang pour la venger peut jaillir sur ma gloire
C'est un foudre grondant, suspendu, prêt à choir,
Qu'au dessus de ma tête il ne faut pas mouvoir.
NERVA.
Non, Seigneur, non, sa perte est sûre et facile.
TIBÈRE.
Il faut donc l'engager à sortir de la ville...
NERVA.
Elle irait, la superbe, en cent climats divers
Promener la révolte aux bouts de l'Univers,
Et jetant du discord la semence féconde,
Armerait contre toi les deux moitiés du Monde ;
Elle unirait les bras de tout le Genre humain,
Joindrait les deux Soleils du Parthe et du Germain,
Provoquerait la Paix à te faire la guerre,
Et sur toi seul enfin renverserait la Terre.
TIBÈRE.
Pour l'empêcher d'agir, il faut la rassurer ;
Si son crime paraît, feindre de l'ignorer ;
Et puis, quand nous aurons le secours que j'espère,
La mienne à découvert bravera sa colère.
Mais la voici... N'importe ! Il faut la régaler
D'une offre dont l'éclat suffit pour l'aveugler.
Vois comme son front cache et montre sa vengeance,
Et dans quelle fierté la superbe s'avance !
Pour me tromper encor elle vient en ces lieux;
Mais écoute-nous feindre à qui feindra le mieux.
SCÈNE II. Tibère, Agrippine, Séjanus, Nerva, Térentius.
AGRIPPINE.
Ton retour imprévu, tes gardes redoublées,
Trois fortes légions près de Rome assemblées,
M'ont fait avec raison craindre quelque attentat
Ou contre ta personne, ou contre ton État ;
C'est pourquoi dans un temps suspect à ma Patrie,
Où le Romain troublé s'attroupe, s'arme et crie,
J'amène à ton secours mes proches, mes amis,
Et tous ceux que mon rang me peut avoir soumis
TIBÈRE, bas à Nerva.
L'impudente. Nerva !...
Haut.
Généreuse Princesse
Je ne puis par ma bouche exprimer ma tendresse :
Car un moindre présent que le trône d'un Roi
Ne saurait m'acquitter de ce que je te dois ;
De Rome à ce dessein j'approche mon armée,
Pour forcer cette esclave au joug accoutumée,
D'adorer, dans ton fils, ce Prince bien-aimé,
L'image d'un héros qu'elle a tant estimé :
Oui, je viens sur son front déposer ma Couronne,
Et quiconque osera choquer ce que j'ordonne.
C'est un traître, un mutin, qu'en vassal plein de coeur,
J'immolerai moi-même au nouvel Empereur.
AGRIPPINE.
Qui renonce à sa gloire en offrant sa Couronne,
Il en acquiert, César, plus qu'il n'en abandonne ;
Tu m'estimes beaucoup de me la présenter,
Mais je m'estime trop pour pouvoir l'accepter ;
C'est en la refusant qu'on s'en doit rendre digne,
Je veux que l'Univers en juge par ce signe.
TIBÈRE.
Auguste, ton aïeul, contre les droits du sang
M'adopta pour monter après lui dans son rang ;
Quoi qu'avecque ton sexe il connut ton audace,
Il n'osa te choisir pour occuper sa place ;
Il eut peur, connaissant combien, sans se flatter,
La machine du monde est pesante à porter,
Que d'un poids inégal à la grandeur de l'âme,
Cet énorme fardeau tombât sur une femme,
Et qu'un sceptre, appuyé d'une si faible main,
Soutint mal la grandeur de l'Empire Romain.
Mais quoi que sa prudence, en bravant la Nature,
T'ait ravi la Couronne avec beaucoup d'injure,
Puis qu'aujourd'hui son sang en tes bras affaibli
Note: 1654 : affoiblys et restablyes, ce qui rend ces vers inintelligibles; dans l'édition de 1710, la correction a été malheureuse : A dans ceux de son tous ses droits fils rétablis, ce vers ne se rapportant plus au précédent (P. L.)A dans ceux de ton fils ses forces rétablies,
Je le veux élever par droit héréditaire,
Après un interrègne au trône de son père.
AGRIPPINE.
Fille du grand César que je dois imiter,
Je le cède au héros qu'il crût le mériter,
Pour montrer par un choix aussi grand, aussi juste,
Que je suis et du sang et dans l'esprit d'Auguste.
TIBÈRE.
Et par cette raison son esprit et son sang
Sont des droits à ton fils pour monter à mon rang ;
J'en ai le Diadème, et d'une foi sincère,
Je le veux rendre au fils, l'ayant reçu du père.
AGRIPPINE.
Avec un Diadème, on n'attache pas bien
Un coeur tout généreux qui veut aimer pour rien.
TIBÈRE.
Pour te la conserver, j'ai reçu la Couronne ;
Je te la rends, Princesse.
AGRIPPINE.
Et moi je te la donne.
TIBÈRE.
Mais comme j'en dispose au gré de tes parents,
C'est moi qui te la donne.
AGRIPPINE.
Et moi je te la rends.
As-tu droit d'espérer que cette âme hautaine
En générosité succombe sous la tienne ?
TIBÈRE.
Écoute dans ton sein ton coeur te démentir.
AGRIPPINE.
Qui choisit par raison ne peut se repentir.
TIBÈRE.
Tu me hais et tu veux éteindre par envie
La plus belle action dont éclate ma vie ;
Ah ! Pardonne à l'honneur du monarque des Rois.
Ou de ton père en nous respecte au moins le choix !
AGRIPPINE.
Aux siècles à venir quelque jour à ta gloire,
Nos neveux étonnés apprendront dans l'Histoire
Qu'un Roi de sa Couronne a dépouillé son front ;
Et ces mêmes neveux, à ma gloire apprendront
Que ce Prince en fit l'offre à la seule personne
Qui pouvait refuser l'éclat d'une Couronne,
Et que l'ordre des Dieux lui voulut désigner,
De peur qu'un si bon Roi ne cessât de régner.
TIBÈRE.
Règne, je te l'ordonne, et, régnant, fais connaître
Que tu sais m'obéir encor comme à ton maître.
AGRIPPINE.
Règne, je te l'ordonne, et respectant ma loi,
Obéis, pour montrer que tu n'es plus mon Roi ;
Règne, et puisque tu veux me rendre Souveraine,
Montre en m'obéissant que je suis déjà Reine ;
Reprends donc ta Couronne ; aussi bien couronner
Celle qui te commande est ne lui rien donner.
TIBÈRE.
Tâche, mon Séjanus, d'ébranler sa constance,
Toi qui lis dans mon coeur, et vois ce que je pense,
Tu lui découvriras les secrets de mon coeur,
Et les vastes desseins que j'ai pour sa grandeur.
SCÈNE III. Séjanus, Agrippine, Térentius.
SÉJANUS.
Lorsque contre soi-même avec nous il conspire,
Quelle raison vous meut à refuser l'Empire ?
AGRIPPINE.
Alors que dans ton sein mon portrait fut tracé,
Le portrait de Tibère en fût-il effacé ?
Ou désaccoutumé du visage d'un traître,
L'as-tu vu sans le voir et sans le reconnaître ?
Je t'excuse pourtant ! Non, tu ne l'as point vu,
Il était trop masqué pour être reconnu !
Un homme franc, ouvert, sans haine, sans colère,
Incapable de peur, ce n'est point là Tibère ;
Dans tout ce qu'il paraît, Tibère n'est point là :
Mais Tibère est caché derrière tout cela ;
De monter à son trône il ne m'a poursuivie
Qu'à dessein d'épier s'il me faisait envie ;
Et pour peu qu'à son offre il m'eût vu balancer,
Conclure aveuglement que je l'en veux chasser :
Mais quand il agirait d'une amitié sincère,
Quand le ressentiment des bienfaits de mon père,
Ou quand son repentir eut mon choix appelé
À la possession du bien qu'il m'a volé,
Sache que je préfère à l'or d'une Couronne
Le plaisir furieux que la vengeance donne ;
Point de sceptre aux dépens d'un si noble courroux,
Et du voeu qui me lie à venger mon époux.
Mais bien loin qu'acceptant la suprême Puissance
Je perde le motif d'une juste vengeance :
Je veux qu'il la retienne, afin de maintenir
Agrippine et sa race au droit de le punir ;
Si je l'eusse accepté, ma vengeance assouvie
N'aurait pu sans reproche attenter sur sa vie,
Et je veux que le rang qui me retient à tort
Me conserve toujours un motif pour sa mort.
D'ailleurs, c'est à mon fils qu'il remettait l'Empire,
Est-ce au nom de sujet où ton grand coeur aspire ?
Penses-y mûrement ; quel que soit ton dessein,
Tu ne m'épouseras que le sceptre à la main.
Mais adieu. Va sonder où tend tout ce mystère,
Et confirme toujours mon refus à Tibère.
SCÈNE IV. Séjanus, Térentius
TÉRENTIUS.
Par les cuisants soucis où flotte l'Empereur,
Du péril où tu cours mesure la grandeur,
Crains que dans le complot, comme un sage interprète,
De la moitié connue il passe à la secrète :
Car je veux que le Ciel secondant tes souhaits,
Tu mènes ta Victoire où tendent tes projets :
D'une marche du trône Agrippine approchée,
La soif de se venger non encor étanchée,
Et par un si grand coup ne redoutant plus rien,
Elle voudra du sang, et peut-être le tien :
Peut-être qu'en ton lit aux bras de l'hyménée,
Le fer de son époux attend ta destinée,
Que sa douleur secrète espère, en te tuant,
Venger son mari mort sur son mari vivant,
Et qu'à ce cher époux qui règle sa colère,
Elle veut immoler le vainqueur de Tibère :
Donc pour sauver ta tête abandonne la Cour,
Tu connais la Fortune et son funeste amour.
SÉJANUS.
Mettre les voiles bas n'ayant point perdu l'ourse,
Je suis trop ébranlé pour retenir ma course,
Je veux monter au trône, ou m'en voir accabler :
Car je ne puis si tard commencer à trembler.
TÉRENTIUS.
Superbe, ta naissance y met un tel obstacle,
Que pour monter au trône il te faut un miracle.
SÉJANUS.
Mon sang n'est point royal, mais l'héritier d'un Roi
Porte-t-il un visage autrement fait que moi ?
Encor qu'un toit de chaume eût couvert ma naissance
Et qu'un palais de marbre eût logé son enfance,
Qu'il fût né d'un grand Roi, moi d'un simple pasteur,
Son sang auprès du mien est-il d'autre couleur ?
Mon nom serait au rang des héros qu'on renomme
Si mes prédécesseurs avaient saccagé Rome :
Mais je suis regardé comme un homme de rien,
Car mes prédécesseurs se nommaient gens de bien ;
Un César cependant n'a guères bonne vue,
Dix degrés sur sa tête en bornent l'étendue,
Il ne saurait au plus faire monter ses yeux
Que depuis son berceau jusques à dix aïeux ;
Mais moi je rétrograde aux cabanes de Rome,
Et depuis Séjanus jusques au premier homme ;
Là n'étant point borné du nombre ni du choix,
Pour quatre dictateurs j'y rencontre cent Rois.
TÉRENTIUS.
Mais le crime est affreux de massacrer son maître ?
SÉJANUS.
Mais on devient au moins un magnifique traître ;
Quel plaisir sous ses pieds de tenir aux abois
Celui qui sous les siens fait gémir tant de Rois ;
Fouler impunément des têtes couronnées,
Faire du genre humain toutes les destinées ;
Mettre aux fers un César, et penser dans son coeur :
« Cet Esclave jadis était mon Empereur. »
TÉRENTIUS.
Peut-être en l'abattant tomberas-tu toi-même.
SÉJANUS.
Pourvu que je l'entraîne avec son diadème,
Je mourrai satisfait, me voyant terrassé
Sous le pompeux débris d'un trône renversé :
Et puis mourir n'est rien, c'est achever de naître !
Un Esclave hier mourut pour divertir son maître :
Aux malheurs de la vie on n'est point enchaîné,
Et l'âme est dans la main du plus infortuné.
TÉRENTIUS.
Mais n'as-tu point d'horreur pour un tel parricide ?
SÉJANUS.
Je marche sur les pas d'Alexandre et d'Alcide,
Penses-tu qu'un vain nom de traître, de voleur,
Aux hommes demi-Dieux doive abattre le coeur ?
TÉRENTIUS.
Mais d'un coup si douteux peux-tu prévoir l'issue ?
SÉJANUS.
De courage et d'esprit cette trame est tissue :
Si César massacré, quelques nouveaux Titans
Élevés par mon crime au Trône où je prétends,
Songent à s'emparer du pouvoir monarchique,
J'appellerai pour lors le peuple en République,
Et je lui ferai voir que par des coups si grands
Rome n'a point perdu, mais changé ses tyrans.
TÉRENTIUS.
Tu connais cependant que Rome est monarchique,
Qu'elle ne peut durer dans l'aristocratique,
Et que l'Aigle Romaine aura peine à monter,
Quand elle aura sur soi plus d'un homme à porter.
Respecte et crains des Dieux l'effroyable tonnerre !
SÉJANUS.
Il ne tombe jamais en hiver sur la terre :
J'ai six mois pour le moins à me moquer des Dieux,
Ensuite je ferai ma paix avec les Cieux.
TÉRENTIUS.
Ces Dieux renverseront tout ce que tu proposes.
SÉJANUS.
Un peu d'encens brûlé rajuste bien des choses.
TÉRENTIUS.
Qui les craint, ne craint rien.
SÉJANUS.
Ces enfants de l'effroi,
Ces beaux riens qu'on adore, et sans savoir pourquoi,
Ces altérés du sang des bêtes qu'on assomme,
Ces Dieux que l'homme a faits, et qui n'ont point fait l'homme,
Des plus fermes États ce fantasque soutien,
Va, va, Térentius, qui les craint, ne craint rien.
TÉRENTIUS.
Mais s'il n'en était point ! Cette Machine ronde ?
SÉJANUS.
Oui, mais s'il en était, serais-je encor au monde ?
SCÈNE V. Séjanus, Térentius, Livilla.
LIVILLA.
Quoi ! Tu restes à Rome, et la foudre grondant
Ne pourra t'éveiller, si ce n'est en tombant ?
Fuis, fuis, tout est perdu.
SÉJANUS.
L'Empereur sait la trame ?
LIVILLA.
Tout est perdu, te dis-je !
SÉJANUS.
Ah ! Poursuivez, Madame !
LIVILLA.
Tu n'as plus qu'un moment.
SÉJANUS.
Mais de grâce, pourquoi?
Tibère...
LIVILLA.
Au nom des Dieux, Séjanus, sauve-toi !
SÉJANUS.
Apprenez-nous au moins qui vous rend si troubléeB?
LIVILLA.
J'ai honte de l'effroi dont je suis accablée ;
Mais on peut bien trembler quand le Ciel tremble aussi
Écoute donc sur quoi je m'épouvante ainsi :
Des poings du victimaire aujourd'hui nos hosties,
Le couteau dans la gorge en fureur sont parties;
Note: Aruspice : À Rome, devin qui interprète la volonté divine en lisant dans les entrailles d'un animal sacrifié.L'Aruspice a trouvé le coeur défectueux,
Les poumons tous flétris, et le sang tout bourbeux;
La chair du sacrifice au brasier pétillante,
Distillait sur l'Autel une liqueur puante ;
Le boeuf n'a pas été mortellement atteint;
L'encensoir allumé par trois fois s'est éteint;
Il est sorti de terre une vaine figure ;
On n'a point vu manger les oiseaux de l'Augure;
Le Sacrificateur est chu mort en riant ;
Le temple s'est fermé du côté d'Orient ;
Il n'a tonné qu'à droite, et durant cet extase
J'ai vu nos Dieux foyers renversés de leur base.
SÉJANUS.
Quoi ! Ces présages vains étonnent ton courroux ?
Ils sont contre Tibère, et non pas contre nous.
Si les Dieux aux mortels découvraient leurs mystères,
On en lirait au Ciel les brillants caractères :
Mais quoi qu'il en puisse être, il sera glorieux
D'avoir fait quelque chose en dépit de nos Dieux !
Car si notre fureur succombe à la Fortune,
Au moins dans les transports d'une rage commune
Nous poursuivrons Tibère avec tant de courroux,
Que l'on verra suer le Destin contre nous.
LIVILLA.
Le Destin grave tout sur des tables de cuivre,
On ne déchire pas les feuillets d'un tel Livre.
SÉJANUS.
Achevons donc le crime où ce Dieu nous astreint,
C'est lui qui le commet, puisqu'il nous y contraint.
LIVILLA.
Mon esprit est remis, et ton noble courage,
Quoi qu'annonce le Ciel, est un heureux présage.
Note: Argus : personnage de la mythologie gréco-romaine, c'était un géant qui avait cent yeux dont cinquante ouverts pendant que cinquante étaient fermé et dormaient.Allons de cent Argus Tibère environner,
Arrêtons les avis qu'on lui pourrait donner;
Et puis qu'il ne tient pas tout le secret encore,
Coupons vers notre bout la moitié qu'il ignore.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE. Agrippine, Cornélie.
AGRIPPINE.
Sanglante Ombre qui passe et repasse à mes yeux,
Fantôme dont le vol me poursuit en tous lieux,
Tes travaux, ton trépas, ta lamentable histoire,
Reviendront-ils sans cesse offenser ma mémoire ?
Ah ! Trêve, cher époux ! Si tu veux m'affliger,
Prête-moi pour le moins le temps de te venger.
CORNÉLIE.
Il vient vous consoler de sa cruelle absence.
AGRIPPINE.
Il vient, il vient plutôt me demander vengeance,
Te souvient-il du temps qu'au fort de ses douleurs,
Couronné dans son lit de ses amis en pleurs,
Il criait : « Ô Romains, cachez-moi cette offrande !
C'est un bras, non des yeux, que mon sort vous demande :
Mes plus grands ennemis n'ont rien tant désiré
Que de me voir un jour digne d'être pleuré.
À de plus hauts pensers élevez donc votre âme ;
Pleurer Germanicus, c'est le venger en femme.
On me plaindra partout où je suis renommé ;
Mais pour vous, vengez-moi si vous m'avez aimé !
Car, comme il est honteux à qui porte une épée
D'avoir l'âme à pleurer mollement occupée,
Si du sang répandu sont les pleurs d'un Romain,
J'espère que vos yeux seront dans votre main ;
Forcez donc mes bourreaux de soupirer ma perte,
C'est la seule douleur qui me doit être offerte,
Oui, cherchez, poursuivez jusqu'à la terre ouvrir,
La terre parlera pour vous les découvrir.
Que par les yeux sanglants de cent mille blessures,
Leurs corps défigurés pleurent mes aventures,
Et que Pison le traître... » À ce mot de Pison,
Son âme abandonna sa mortelle prison,
Et s'envola mêlée au nom de ce perfide,
Comme pour s'attacher avec son homicide;
Enfin, je l'ai vu pâle, et mort entre mes bras;
Il demanda vengeance et ne l'obtiendrait pas !
Un si lâche refus...
CORNÉLIE.
L'aimez-vous ?
AGRIPPINE.
Je l'adore.
CORNÉLIE.
Madame, cependant Tibère vit encore.
AGRIPPINE.
Attends encor un peu, mon déplorable époux
Tu le verras bientôt expirant sous mes coups,
Et ravi par le sort aux mains de la Nature,
Son sang à gros bouillons croître chaque blessure !
Son esprit par le fer, dans son siège épuisé,
Pour sentir tout son mal en tous lieux divisé,
Entre cent mille éclairs de l'acier qui flamboie,
Gémissant de douleur, me voir pâmer de joie,
Et n'entendre, percé de cent glaives aiguës,
Que l'effroyable nom du grand Germanicus !...
Qu'il est doux au milieu des traits qu'on nous décoche
De croire être offensé quand la vengeance approche !
Il semble que la joie au milieu de mes sens
Reproduise mon coeur partout où je la sens;
Pour former du tyran l'image plus horrible,
Chaque endroit de mon corps devient intelligible,
Afin que toute entière en cet accès fatal,
Je renferme, je sente et comprenne son mal ;
Usurpant les devoirs de son mauvais génie,
Je l'attache aux douleurs d'une lente agonie ;
Je compte ses sanglots, et j'assemble en mon sein
Les pires accidents de son cruel destin ;
Je le vois qui pâlit ; je vois son âme errante
Couler dessus les flots d'une écume sanglante ;
L'estomac enfoncé de cent coups de poignard,
N'avoir pas un ami qui lui jette un regard,
S'il pense de sa main boucher une blessure,
Son âme s'échapper par une autre ouverture ;
Enfin, ne pouvant pas m'exprimer à moitié,
Je le conçois réduit à me faire pitié.
Vois quels transports au sein d'une femme offensée
Cause le souvenir d'une injure passée !
Si la Fortune instruite, à me désobliger
M'ôtait tous les moyens de me pouvoir venger,
Plutôt que me résoudre à vaincre ma colère,
Je m'irais poignarder dans les bras de Tibère,
Afin que soupçonné de ce tragique effort,
Il attirât sur lui la peine de ma mort ;
Au moins dans les Enfers j'emporterais la gloire
De laisser, quoi que femme, un grand nom dans l'Histoire ;
Mais le discours sied mal à qui cherche du sang.
CORNÉLIE.
Vous !
AGRIPPINE.
Oui, moi, de César je veux percer le flanc,
Et jusques sur son Trône hérissé d'hallebardes.
Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,
Voir couler par ruisseaux de son coeur expirant
Tout le sang corrompu dont se forme un tyran !
SCÈNE II. Tibère, Agrippine, Cornélie, Troupe de gardes.
TIBÈRE, la surprenant.
Poursuivez...
AGRIPPINE.
Quoi, Seigneur ?
TIBÈRE.
Le propos détestable
Où je vous ai surprise.
AGRIPPINE.
Ah ! Ce propos damnable
D'une si grande horreur tous mes sens travailla,
Que l'objet du fantôme en sursaut m'éveilla.
TIBÈRE.
Quoi ! Cela n'est qu'un songe, et l'horrible blasphème
Qui choque des Césars la Majesté suprême
Ne fut dit qu'en dormant ?
AGRIPPINE.
Non, César, qu'en dormant;
Mais les Dieux qui, pour lors, nous parlent clairement,
Par de certains effets, dont ils meuvent les causes,
En nous fermant les yeux nous font voir toutes choses ;
Écoute donc, Seigneur, le songe que j'ai fait,
Afin que le récit en détourne l'effet :
Je réclamais des Dieux la sagesse profonde
De régir par tes mains les affaires du monde,
Quand les sacrés pavots qui nous tombent des Cieux,
D'un sommeil prophétique ont attaché mes yeux.
Après mille embarras d'espèces mal formées
Que la chaleur vitale entretient de fumées,
Je ne sais quoi de blême et qui marchait vers moi,
A crié par trois fois : « César, prends garde à toi ! »
Un grand bruit aussitôt m'a fait tourner visage,
Et j'ai vu de César la pâlissante image,
Qui courait hors d'haleine en me tendant les bras...
Oui, César, je t'ai vu menacé du trépas.
Mais comme à ton secours je volais, ce me semble,
Nombre de meurtriers qui couraient tous ensemble
T'ont percé sur mon sein ; Brutus les conduisait,
Qui loin de s'étonner du grand coup qu'il osait,
« Sur son Trône, a-t-il dit, hérissé d'hallebardes,
Je veux, le massacrant au milieu de ses gardes,
Voir couler par ruisseaux de son coeur expirant
Tout le sang corrompu dont se forme un tyran ! »
J'en étais là, Seigneur, quand tu m'as entendue.
TIBÈRE.
La réponse est d'esprit et n'est pas mal conçue.
AGRIPPINE.
Ha ! César, il n'est plus d'asile en ta maison.
Quoi ! Tu tiens pour suspects de fer et de poison
Jusques à tes parents, avec qui la Nature
T'attache par des noeuds d'immortelle tissure ;
Connais mieux Agrippine, et cesse d'opprimer,
Avec ceux que ton sang oblige de t'aimer
Ceux que soutient ton rang... Séjanus par exemple,
Superbe, sanguinaire, homme à brûler un temple.
Mais qui pour ton salut accepterait la mort,
Ne peut être accusé ni soupçonné qu'à tort !
Et cependant, César, un fourbe, un lâche, un traître,
Pour gagner en flatteur l'oreille de son maître,
Peut te dire aujourd'hui
Séjanus entre sans être vu d'Agrippine ni de Tibère.
SCÈNE III. Tibère, Agrippine, Séjanus.
AGRIPPINE continue sans voir Séjanus.
Séjanus te trahit,
Il empiète à pas lents ton trône, et l'envahit,
Il gagne à son parti les familles puissantes,
Il se porte héritier des maisons opulentes,
Il brigue contre toi la faveur du Sénat.
SÉJANUS, bas.
Ô Dieux ! Elle m'accuse !
AGRIPPINE.
Il renverse l'État,
Il sème de l'argent parmi la populace.
SÉJANUS, bas à Agrippine en se jetant aux pieds de l'Empereur.
Nous périrons, Madame, et sans implorer grâce !
Oui, Seigneur, il est vrai, j'ai conjuré !
TIBÈRE.
Qui ? Toi !
AGRIPPINE.
On peut te dire pis encor de lui, de moi...
Mais à de tels rapports il est d'un Prince sage
De ne pas écouter un faible témoignage.
SÉJANUS, bas.
Imprudent ! Qu'ai-je fait? Tout est désespéré !
TIBÈRE.
Mais enfin, Séjanus lui-même a conjuré ?
Il l'avoue ?
SÉJANUS.
Oui, Seigneur.
TIBÈRE.
L'eussiez-vous cru, Princesse ?
SÉJANUS.
J'ai conjuré cent fois ta profonde sagesse,
De ne point écouter ces lâches ennemis
Qui te rendent suspects Agrippine et son fils.
Ne souffre pas, Seigneur, qu'une âme déloyale
Dégorge son venin sur la maison royale ;
Tout le Palais déjà frémit de cet affront,
Et ta Couronne même en tremble sur ton front ;
Rome en est offensée, et le peuple en murmure,
Préviens de grands malheurs, César, je t'en conjure
Je t'en conjure encor par l'amour des Romains,
Et par ces tristes pleurs dont je mouille tes mains !
TIBÈRE.
Comment ?
SÉJANUS.
Tes Légions qui s'approchent de Rome
Réveillent en sursaut la Ville d'un grand somme ;
Elle croit que tu veux abreuver ses remparts
De ce qui reste encor du sang de nos Césars,
Et qu'après tant de sang que ta soif se destine,
Tu viens pour te baigner dans celui d'Agrippine.
Le Peuple en tous ses bras commence à se mouvoir,
Il fait aux plus sensés tout craindre et tout prévoir :
Pour te l'ôter de force il résout cent carnages,
Autour de ton Palais il porte ses images,
Il brave, il court, il crie, et presque à ton aspect,
Menace insolemment de perdre tout respect.
Étouffe en son berceau la révolte naissante.
TIBÈRE.
Il arrête Agrippine qui veut sortir.
Agrippine arrêtez ! Si le désordre augmente
Un désaveu public aux yeux de ces mutins,
En vous justifiant, calmera nos destins ;
Vos efforts feront voir si le ver qui vous ronge,
Méditait le récit d'un complot ou d'un songe :
Éteignez au plus tôt le feu que je prévois,
Ou bien résolvez-vous de périr avec moi ;
Se tournant vers Séjanus :
C'est pour l'intimider, les rayons de ma vue,
Comme ceux du Soleil, résoudront cette nue.
SÉJANUS.
Il serait à propos qu'on te vit escorté :
De grands desseins par là souvent ont avorté.
SCÈNE IV. Séjanus, Agrippine, Cornélie.
SÉJANUS.
Que vous m'avez fait peur !
AGRIPPINE.
Que vous m'avez troublée !
Je sens mon âme encor de surprise accablée !
Confesser au tyran la conjuration !
SÉJANUS.
Mais ! Vous, lui révéler la conspiration !
J'ai cru que votre coeur vous prenait pour un autre ;
J'en ai senti mon front rougir au lieu du vôtre,
Et j'appelais déjà la mort avec fierté,
Pour épargner ma honte à votre lâcheté,
Pour en perdre au tombeau la funeste mémoire,
Et pour ne pas enfin survivre à votre gloire :
Oui, j'allais sans lâcher ni soupir ni sanglot,
Moi seul, pour mourir seul, m'accuser du complot,
Et vous justifiant, quoi que mon ennemie,
Combler par mon trépas votre nom d'infamie !
AGRIPPINE.
Vous m'offensez, cruel, par cet emportement,
Mon amour en dépôt vous tient lieu de serment,
Puisque c'est une loi du Dieu qui nous assemble,
Que si vous périssez, nous périssions ensemble.
SÉJANUS.
Si j'ai de grands soupçons, ce n'est pas sans sujet :
Ce que j'espère est grand et mon sort est abject !
Vous faites relever le bonheur de ma vie
D'un bien que l'Univers regarde avec envie ;
Et c'est pourquoi je tremble au front de l'Univers,
Quand dessus mon trésor je vois tant d'yeux ouverts ;
Oui, j'ai peur qu'Agrippine ici-bas sans seconde,
Élevée au sommet de l'Empire du monde
Comme un prix de héros, comme une autre toison,
Ne réchauffe le sang de quelque autre Jason,
Et cette peur, hélas ! Doit bien être soufferte
En celui que menace une si grande perte.
AGRIPPINE.
Note: Vers équivoques. (note de l'édition 1654)Non, croyez, Séjanus, avec tous les humains,
Que je ne puis sans vous achever mes desseins,
Et que vous connaîtrez dans peu comme moi-même
Si véritablement Agrippine vous aime.
SÉJANUS.
Enfin, quoi que César puisse faire aujourd'hui,
La peur dont j'ai tremblé retombera sur lui.
Il faut que je me rende auprès de sa personne,
De peur qu'un entretien si secret ne l'étonne ;
Vous, sortez en public pour tromper le tyran,
Et guérissez un mal qui n'est pas assez grand :
Contre trois légions qui frappent à nos portes,
Tous les prétoriens, et cinquante cohortes,
Nos gens épouvantés ne feraient que du bruit
Et n'en recueilleraient que la mort pour tout fruit.
Attendons que l'aspect d'un astre moins contraire
Dedans son île infâme entraîne encor Tibère.
SCÈNE V. Agrippine, Cornélie, Livilla.
LIVILLA.
La Discorde allumant son tragique flambeau,
Vous consacre, Madame, un spectacle assez beau,
Et je viens comme soeur prendre part à la joie
Que lassé de vos maux le Destin vous envoie ;
Le peuple soulevé pour un exploit si grand,
Vous tient comme en ses bras à couvert du tyran,
Et ce transport subit, aveugle et plein de zèle,
Témoigne que les Dieux sont de votre querelle...
AGRIPPINE.
Les Dieux sont obligés de venger mon époux,
Si les Dieux ici-bas doivent justice à tous ;
Deux partis ont chargé leur balance équitable :
Agrippine outragée, et Tibère coupable.
LIVILLA.
Pour se bien acquitter, ils vous couronneront.
AGRIPPINE.
Ils s'acquitteront bien quand ils me vengeront ;
C'est la mort que je veux, non le rang du monarque.
LIVILLA.
Se joindre à Séjanus n'en est pas une marque !
AGRIPPINE.
Je fais encore pis : je me joins avec vous.
LIVILLA.
Vous nous aviez longtemps caché votre courroux !
AGRIPPINE.
Je règle à mon devoir les transports de mon âme.
LIVILLA.
Au devoir, en effet, vous réglez votre flamme :
Car comme l'amour seul est le prix de l'amour,
Séjanus vous aimant, vous l'aimez à son tour.
AGRIPPINE.
Il vous sied mieux qu'à moi d'aimer un adultère,
Après l'assassinat d'un époux et d'un frère.
LIVILLA.
Sont-ils ressuscités pour vous le révéler ?
AGRIPPINE.
S'ils sortaient du cercueil, ils vous feraient trembler !
LIVILLA.
Cette ardeur dont j'embrasse et presse leur vengeance,
De l'Envie et de vous sauve mon innocence.
AGRIPPINE.
Si sans exception votre main les vengeait,
Vous verseriez du sang qui vous affaiblirait :
Mais quand vous vengerez leurs Ombres magnanimes.
Vous leur déroberez tout au moins deux victimes.
LIVILLA.
Vous pourriez m'attendrir par de telles douleurs,
Qu'enfin j'accorderais Séjanus à vos pleurs.
AGRIPPINE.
Si m'en faisant le don, vous faites un miracle,
J'en promets à vos yeux le tragique spectacle :
Mais il vous est utile, et vous le garderez
Pour le premier époux, dont vous vous lasserez.
LIVILLA.
Quiconque ose inventer ce crime abominable,
Du crime qu'il invente il a l'esprit capable !...
AGRIPPINE.
Votre langue s'emporte ! Apaisez sa fureur...
Ce n'est pas le moyen d'acquérir un vainqueur
Que vous dites m'aimer avec tant de constance,
Car s'il m'aime, il reçoit la moitié de l'offense.
LIVILLA.
Séjanus vaut beaucoup ! Vous devez l'estimer?
AGRIPPINE.
Son mérite est trop grand pour pouvoir m'exprimer :
Mais Tibère étant mort, que nous avons en butte,
Séjanus à son tour sera notre dispute :
Il doit être immolé pour victime, entre nous,
Ou bien de votre frère, ou bien de mon époux.
Adieu donc, et de peur que dans la solitude
Votre jaloux soupçon n'ait de l'inquiétude,
J'engage à ma parole un solennel serment,
Que je sors sans dessein d'aller voir votre amant...
SCÈNE VI.
LIVILLA, seule.
Dites, dites le vôtre, Agrippine infidèle,
Qui de Germanicus oubliant la querelle,
Devenez, sans respect des droits de l'amitié,
De son lâche assassin l'exécrable moitié !
Femme indigne du nom qui soutient votre race,
Et qui du grand Auguste avez perdu la trace,
Rougissez, en voyant votre époux au tombeau,
D'étouffer sa mémoire au lit de son bourreau !...
Mais que dis-je, insensée ? Ah! Mon trouble est extrême !
Ce reproche honteux rejaillit sur moi-même,
Puisque de rang égal et filles d'Empereurs,
Nous tombons, elle et moi, dans les mêmes erreurs.
Elle aime ce que j'aime, et quoi que je contemple
De lâche dans son coeur, son coeur suit mon exemple ;
Et puis il s'est donné... Mais le traître est-il sien ?
M'ayant fait sa maîtresse a-t il droit sur mon bien !
Non ; si par son hymen ma naissance j'affronte ;
J'en cueillerai la gloire ayant semé la honte,
Pour me le conserver je hasarderai tout,
Je n'entreprendrai rien que je ne pousse à bout.
Rien, par qui dans sa mort mon bras ne se signale,
Si je puis découvrir qu'il serve ma Rivale.
Qu'il y pense, ou bientôt des effets inhumains
Feront de son supplice un exemple aux Romains ;
Oui par les dieux vengeurs, lâche, je te proteste,
Si ton manque de foi me paraît manifeste,
Qu'avant que le Soleil ait son char remonté,
Tu seras comme ceux qui n'ont jamais été !
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE. Tibère Séjanus.
TIBÈRE.
Enfin Rome est soumise et mes troupes logées
Sont autour du Palais en bataille rangées,
Et je puis foudroyer d'un bras victorieux
Ces superbes Titans qui s'osent prendre aux Dieux;
Je dois par Agrippine ouvrir leurs sépultures,
Sa mort décidera toutes nos aventures.
SÉJANUS.
Seigneur, daigne en son sang le tien considérer !
TIBÈRE.
Quand j'ai de mauvais sang, je me le fais tirer.
SÉJANUS.
Prends garde aussi de perdre Agrippine innocente
D'un coup si dangereux la suite m'épouvante ;
Rome publie à faux, par de si prompts effets,
Que pour t'abandonner à de plus grands forfaits,
Tu chasses le témoin de qui l'aspect t'affronte,
Et punis la vertu dont l'éclat te fait honte.
TIBÈRE.
Quoi ! La craindre, et n'oser mettre un terme à ses jours !
Ou bien la laisser vivre, et la craindre toujours ?
L'un m'est trop dangereux, l'autre m'est impossible.
SÉJANUS.
Seigneur, comme elle rend son abord accessible,
Qu'un espion fidèle évente ses secrets :
Je m'offre à cet emploi.
TIBÈRE.
Je l'ai mandée exprès.
Ce langage muet des yeux avecque l'âme
Me pourra découvrir le complot qu'elle trame ;
Je feindrai de savoir qu'elle en veut à mes jours,
Afin que si son front pâlit à ce discours,
Il soit, pour la convaincre, un indice contre elle;
Ou si plein de fierté son front ne la décèle,
Me croyant en secret du complot averti,
Elle abandonne au moins l'intérêt du parti.
Brisons là, Séjanus, je la vois qui s'avance...
À la faire parler observe ma prudence.
SCÈNE II. Tibère, Séjanus, Agrippine, Cornélie.
TIBÈRE.
Quoi, barbare ! Vouloir ton père assassiner
Au moment glorieux qu'il te va couronner ?
N'appréhendes tu point, âme fière, âme ingrate,
Qu'au feu de mon amour ta lâcheté n'éclate,
Et qu'en l'air cette main qui m'assassinera
Ne rencontre la main qui te couronnera ?
AGRIPPINE.
Moi, Seigneur ?
TIBÈRE.
Toi, perfide !
AGRIPPINE.
Enfin, qui le dépose ?
TIBÈRE.
Demande à Séjanus, il en sait quelque chose.
SÉJANUS.
J'étais présent, Madame, à ce triste rapport.
TIBÈRE.
D'où vient qu'à ce discours tu te troubles si fort ?
AGRIPPINE.
Pour paraître innocente, il faut être coupable :
D'une prompte réplique on est bien plus capable,
Parce que l'on apporte au complot déclaré,
Contre l'accusateur un esprit préparé.
TIBÈRE.
Défends, défends-toi mieux.
AGRIPPINE.
Je pourrais l'entreprendre :
Mais je t'offenserais si j'osais me défendre ;
Ce serait une preuve à la postérité
Que ta mort était juste et pleine d'équité,
Si ton coeur témoignait par la moindre surprise
Soupçonner ma vertu de l'avoir entreprise.
Je veux donc à ta gloire épargner cet affront,
Tu vois mon innocence et la lis sur mon front;
Agrippine, César ! Attenter sur ta vie !
Non, tu ne le crois pas ! Mais ce monstre d'envie
Dont le souffle ternit la candeur de ma foi,
A sans doute aposté des témoins contre moi ;
Car tout Rome connaît qu'il veut par ma ruine
Élever sa maison sur celle d'Agrippine.
TIBÈRE.
Tout ce déguisement ne te peut garantir ;
Ton jour est arrivé, Superbe, il faut partir,
Et l'État en péril a besoin de ta tête.
AGRIPPINE.
Faut il tendre le col ? Qu'on frappe, je suis prête !
Tibère étant ici, je vois l'exécuteur...
Mais apprends-moi mon crime et mon accusateur ?
TIBÈRE.
Tu débauches le peuple à force de largesses,
Tu gagnes dans le camp mes soldats par promesses,
Tu parais en public, tu montes au Sénat,
Tu brigues pour les tiens les charges de l'État.
AGRIPPINE.
Tibère ne reproche à mon âme royale
Que d'être généreuse, affable et libérale,
Et comme criminelle, à mort il me poursuit !
TIBÈRE.
La Vertu devient crime en faisant trop de bruit.
AGRIPPINE.
Elle passe du moins pour cela sous ton règne.
TIBÈRE.
Mon amour paternel à tes fils le témoigne.
AGRIPPINE.
Cet amour paternel les a tous glorieux
Élevés de ta table à la table des Dieux ;
Et si de beaux festins tu régales les nôtres,
Qu'après ceux de Tibère ils n'en goûtent plus d'autres!
TIBÈRE.
Romains, j'ai la bonté d'être le protecteur
De celle qui me tient pour un empoisonneur ;
Je suis enfant d'Auguste.
AGRIPPINE.
Il m'en souvient, Tibère !
Tu naquis en ce temps qu'à mon bienheureux père
Toute chose à l'envi succédant à la fois,
Fortune lui donnait des enfants à trois mois.
TIBÈRE.
Si je ne tiens de lui le jour que je respire,
Au moins, comme à son fils, il m'a laissé l'Empire.
Et ce sage Empereur nous rendit par son choix,
Toi l'esclave soumise, moi le maître des lois.
AGRIPPINE.
Ne fais point vanité d'un choix illégitime ;
Son orgueil te choisit, et non pas son estime ;
Il te donna l'Empire, afin que l'Univers
Regrettât le malheur d'avoir changé ses fers.
TIBÈRE.
Parricide, ton père éprouve ton audace.
AGRIPPINE.
Tu respectes mon père en détruisant sa race,
Tu lui bâtis un temple, et consacrant ce lieu.
Tu n'y fais immoler que les parents du Dieu;
Ce n'est pas dans le tronc d'une idole muette
Que repose son âme et sa forme secrète,
C'est dans moi, c'est dans ceux qui sortent de mon flanc,
Et qui s'y sont formés de son céleste sang ;
Ne crois pas mes douleurs de criminelles fautes
Que pousse le regret du sceptre que tu m'ôtes;
Mais écoute, tyran : la cause de mon deuil,
C'est d'entendre gémir l'Écho d'un vain cercueil,
Une ombre désolée, une image parlante
Qui me tire la robe avec sa main tremblante ;
Un fantôme tracé dans l'horreur de la nuit
Que j'entends sangloter au chevet de mon lit,
Le grand Germanicus, dont les mânes plaintives
M'appellent pour le suivre aux infernales rives,
Et de qui, quand je dors, d'un pas rempli d'effroi,
Le spectre soupirant vient passer devant moi.
Je te suis, mon époux, mais j'attends pour descendre
Que j'aie réchauffé de sang ta froide cendre,
Aux pieds de ta statue immolé ton bourreau,
Et de son corps sanglant rempli ton vain tombeau.
Que si le Ciel injuste est sourd à ma requête...
TIBÈRE.
Ton bras, à son défaut, attaquera ma tête ?
AGRIPPINE.
Qui m'empêche, Tyran, si c'était mon dessein,
De plonger tout à l'heure un poignard dans ton sein ?
Elle tire un poignard qu'elle jette aux pieds de l'Empereur.
Mais vis en sûreté, la veuve d'un Alcide
Rougirait de combattre un monstre si timide.
TIBÈRE.
En découvrant ainsi ta noire intention,
Et travaillant toi-même à ta conviction,
Note: Géhenne : lieu de douleurs extrêmes où se retrouvent les pêcheurs après leur mort. Peur être assimiler aux Enfers. Tu t'épargnes la géhenne.
AGRIPPINE.
Ah ! Si je suis blâmable,
Mon orgueil, non pas moi, de mon crime est coupable !
Et mon coeur échauffé de ce sang glorieux,
Qui se souvient encor d'être sorti des Dieux,
Au nom de parricide, ardent et plein de flamme,
Tâche par son transport d'en repousser le blâme ;
Et sans voir que mon Prince est mon accusateur,
Il révolte ma voix contre mon Empereur.
TIBÈRE.
Ah ! Si mon sang t'émeut, il mérite ta grâce.
L'orgueil n'est pas un crime aux enfants de ma race ;
Mais comme d'un soupçon la noirceur s'effaçant
Laisse encor quelque tache au nom de l'innocent,
De peur que trop de jour dessillant ma paupière
Dans mon coeur malgré moi jette trop de lumière,
J'abandonne des lieux où je crains de trop voir...
Reste ici par mon ordre avecque plein pouvoir.
Pour ton fils je l'emmène, il sera dans Caprée
De notre intelligence une chaîne assurée ;
La mollesse de Rome énerve un jeune esprit,
Et sa fleur sans éclore en bouton s'y flétrit.
SCÈNE III. Agrippine, Séjanus, Cornélie.
AGRIPPINE.
Ô qu'il est à propos de savoir se contraindre !
Mais comment se forcer, quand on ne saurait craindre ?
Dans mon abaissement incapable d'effroi,
César me semble encor bien au-dessous de moi ;
Le nom de mon mari, mon rang et ma naissance,
Enflent tous mes discours d'une mâle assurance.
La Terre a beau plier sous cet usurpateur,
Mon sang me fait régner sur ce lâche Empereur ;
Encor qu'insolemment le Superbe me brave,
Je ne puis m'abaisser à flatter mon esclave.
Quoi ! Mon fils à Caprée !
SÉJANUS.
Ô Ciel !
AGRIPPINE.
Ah Séjanus !
La fureur me saisit, je ne me connais plus...
Vois-tu pas son dessein ?
SÉJANUS.
Ce rusé politique
Le cache aux yeux de Rome et de la République ;
Son amitié travaille à le faire oublier :
De l'asile qu'il donne il se fait le geôlier,
Et vous désunissant à faux titre de père,
Ôte la Mère au fils, et le fils à la mère.
Ah ! Madame, il est temps de faire agir la main
Dont le coup doit un maître à l'Empire Romain
Allez descendre au Camp, mutinez les gendarmes,
Faites-les souvenir d'avoir porté les armes,
D'avoir en cent climats porté nos pavillons
Et fauché par la mort tant d'affreux bataillons,
Sans qu'il reste à pas un pour vingt ans de services,
Que des cheveux blanchis, de larges cicatrices,
Des cadavres entés dessus des membres morts,
Et des troncs survivant la moitié de leurs corps.
Pour les piquer d'honneur, vous direz de leurs pères,
Que vous les avez vus parmi nos adversaires,
Pêle-mêle entassés, et sanglants qu'ils étaient,
S'enterrer sous le poids des corps qu'ils abattaient,
Percer des escadrons les murailles ferrées,
Note: Briarée : personnage de la mythologie grecque, Géant, frère des Titans et des Cyclopes, qui a cinquante têtes et cent bras.Faire avec un bras seul plus que deux Briarées,
Et qu'au lit de la mort ces vaincus triomphants
Vous ont recommandé leurs malheureux enfants ;
Que c'est bien la raison que vous serviez de mère
À ceux dont votre époux était jadis le père,
Que tout son patrimoine il leur avait laissé,
Mais que le testament par César fut cassé.
Allez, cela fini, de rang en rang paraître,
Flatter chaque soldat, feindre de le connaître,
Et jetant à la foule une somme d'argent,
Protestez qu'au Palais d'un oeil si diligent,
On veille vos discours, vos pensers, votre vie,
Qu'un don plus généreux attirerait l'envie ;
Mais qu'en un grand dessein, s'ils vous veulent aider,
Et vous mettre en état de pouvoir commander,
Vous leur restituerez ce fameux héritage
Que leur père mourant leur laissait en partage.
CORNÉLIE.
Si leur âme en suspens semble encor hésiter,
Vous saurez par ces mots leur courage exciter.
« Quoi vous, mes compagnons, dont l'ardente colère
Fit trembler autrefois le trône de Tibère,
Qui dispensiez la vie et la mort aux humains,
Qui portiez des combats la Fortune en vos mains,
Qui vouliez au tyran arracher la Couronne
Pour des crimes légers dont le couvrait son trône,
Vous semblez l'adorer dessus son trône assis,
Quand il est devenu le bourreau de ses fils ?
Où s'en est donc allé cette noble furie,
Et ce feu qui veillait au bien de la patrie ?
Le Ciel d'un coup de foudre épargnerait vos mains,
S'il osait usurper la charge des Romains.
Marchez donc sans trembler sur les pas d'une femme !
Épuisez d'un vieillard ce qui lui reste d'âme ;
Que si d'un esprit faible en cet illustre emploi
Vous craignez le péril, ne frappez qu'après moi ! »
Ce discours achevé, du haut de leur tribune,
Avec un front égal attendez la Fortune.
AGRIPPINE, à Séjanus.
Mais sans que de l'État nous déchirions le flanc,
Que le sang de Tibère épargne tant de sang !
Laisse-moi l'attaquer seule en face de Rome,
Il ne mérite pas de tomber sous un homme.
SÉJANUS.
Madame, en ma faveur, ne vous exposez point !
Attendons au parti le soldat qui se joint ;
Du plus sûr au plus prompt ne faites point d'échange.
AGRIPPINE.
Périsse l'Univers, pourvu que je me venge !
SÉJANUS.
Oui, vous serez vengée, oui, Madame, et bientôt.
Votre aïeul, dans le Ciel, le demande assez haut,
Et du fond des Enfers votre époux vous le crie :
Mais pour un malheureux conservez votre vie,
Vous me l'avez promis !
AGRIPPINE.
Oui, va, je m'en souviens !
Mais une Ombre qui crie empêche nos liens,
SÉJANUS.
Hé quoi ! Germanicus peut-il trouver étrange
Que sa veuve se donne à celui qui le venge ?
AGRIPPINE.
Non, sa veuve à son gré te fera son époux,
Tu seras son rival sans qu'il en soit jaloux ;
Il joindra de son nom la force à ton audace,
Pourvu qu'en le vengeant tu mérites sa place.
À ces conditions que je passe avec toi,
Dessous le sceau d'hymen je t'engage ma foi.
Note: Vers qui cachent un autre sens. (note de l'édition 1654)Mais il faut, si tu veux que le contrat s'observe,
Vengeant Germanicus, le venger sans réserve ;
Et quand ton bras aura ses Mânes consolés,
Et tous ses meurtriers à son Ombre immolés,
Mes faveurs envers toi pour lors seront si grandes,
Que je t'épouserai si tu me le demandes.
SÉJANUS.
Quoi ! Vous m'aimez, Madame, et je l'apprends de vous !
Quoi ! Je puis espérer d'être un jour votre époux !
Et l'excès du plaisir dont mes sens sont la proie
Ne me saurait encor faire expirer de joie !
Si le sort ne veut pas que je meure d'amour,
Ni que sans votre aveu je sois privé du jour,
Du moins je vous dirai jusqu'au soupir extrême ;
Voyez mourir d'amour Séjanus qui vous aime !
AGRIPPINE.
Adieu ! Ma soeur approche, ôte-lui les soupçons
Qu'elle pourrait avoir que nous la trahissons.
SÉJANUS.
Ah ! Madame, elle peut nous avoir écoutée,
Elle marche à grands pas et paraît transportée.
SCÈNE IV. Séjanus, Livilla.
LIVILLA.
« Si le sort ne veut pas que je meure d'amour,
Ni que sans votre aveu je sois privé du jour,
Du moins je vous dirai jusqu'au soupir extrême :
Voyez mourir d'amour Séjanus qui vous aime !...»
Mais toi, me hais-tu, lâche, autant que je te hais,
Et que veut ma fureur te haïr désormais ?
Tu l'as prise pour moi, cette aimable Princesse ?
Tu pensais me parler et me faire caresse ?
Comme je suis pour toi de fort mauvaise humeur,
Tu prenais des leçons à fléchir ma rigueur ?
Ingrat, tu punis bien ce que fit mon courage,
Quand je sacrifiai mon époux à ta rage !
Est-ce trop peu de chose, et pour, te mériter,
À des crimes plus grands faut-il encor monter?
J'ai tué mes neveux, j'ai fait périr mon frère,
Et je suis sur le point d'égorger mon beau-père ;
Du creux de ton néant sors, Séjanus, et vois
Le trône où mes forfaits t'ont élevé, sans toi !
Si pour des coups si grands, tu te sens trop timide,
Rends-moi l'assassinat, rends-moi le parricide,
Et pour me rendre un crime encor plus déplaisant,
Traître, rends-moi l'amour dont je t'ai fait présent !
SÉJANUS.
Comment agir, Madame, avec une Princesse
Dont il faut ménager l'esprit avec adresse ;
À qui tous nos desseins paraîtraient furieux,
Sans le bandeau d'Amour qui lui couvre les yeux ?
Hélas! Si dans mon sein vous voyez la contrainte ;
Dont déchire mon coeur cette cruelle feinte ;
Quand la haine me force à trahir l'amitié,
Peut-être en cet état vous ferais-je pitié?
Les larmes dont je feins vouloir prendre son âme,
Lui montrent ma douleur bien plutôt que ma flamme.
LIVILLA.
Ô Dieux ! Qu'on a de peine à prononcer l'arrêt,
Quand on veut condamner un ennemi qui plaît !
Je t'abhorre, je t'aime, et ma raison confuse,
Comme un juge irrité soi-même se récuse ;
Ton crime parle en vain, je n'ose l'écouter !
J'ai peur qu'il ne me force à n'en point douter :
Quoi que sensiblement ta trahison m'offense,
Je me la cache afin d'arrêter ma vengeance,
Ou si plus clairement il me faut exprimer,
Je me la cache afin de te pouvoir aimer !...
C'en est trop, Séjanus, ma douleur est contente,
La plus faible raison suffit pour une amante,
Et malgré mon soupçon contre toi si puissant,
Parce que je t'aimai je te crois innocent.
Adieu ! Vois l'Empereur, assiège sa personne,
Qu'en tous lieux ton aspect l'épouvante et l'étonne.
SÉJANUS.
Je sais que l'Empereur ne peut être averti
Du nom des conjurés qui forment le parti,
Cependant plus ma course approche la barrière,
Plus mon âme recule et me tire en arrière.
LIVILLA.
Va, va, ne tremble point ! Aucun ne te trahit.
SÉJANUS.
Une secrète horreur tout mon sang envahit :
Je ne sais quoi me parle, et je ne puis l'entendre,
Ma raison dans mon coeur s'efforce de descendre ;
Mais encor que ce bruit soit un bruit mal distinct,
Je sens que ma raison le cède à mon instinct :
Cette raison pourtant redevient la maîtresse.
Frappons, voilà l'hostie, et l'occasion presse,
Aussi bien quand le coup me pourrait accabler,
Séjanus peut mourir, mais il ne peut trembler.
SCÈNE V.
LIVILLA.
L'intrigue est découvert, les lâches m'ont trahie !
Ils m'en ont fait l'affront, ils en perdront la vie ;
D'un esprit satisfait je les verrai mourir,
Et périrai contente en les faisant périr.
Ô vous, mes chers neveux, mon époux, et mon frère,
Ma fureur a trouvé le moyen de vous plaire ;
Pour vous rendre le faix du tombeau plus léger.
De tous vos assassins, elle va vous venger ;
Et par des coups si grands, si pleins, si légitimes,
Que je serai comprise au nombre des victimes !
Mais le temps que ma bouche emploie à soupirer,
Prête à nos criminels, celui de respirer.
Hâtons-nous, car enfin du jour qu'ils me trahissent,
Ils me l'ont dérobé cet air dont ils jouissent !
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE. Tibère, Livilla, Furnie.
TIBÈRE.
Un homme qu'en dormant la Fortune éleva...
LIVILLA.
Que de l'obscurité ton amitié sauva...
TIBÈRE.
Séjanus, dont la tête, unie à ma personne,
Emplissait avec moi le rond de ma Couronne,
En vouloir à mes jours ! Il en mourra l'ingrat !
LIVILLA.
Par sa punition, assure ton État.
TIBÈRE.
Je veux qu'en son trépas la Parque s'étudie
À prolonger sa peine au delà de sa vie ;
Qu'il meure et qu'un sanglot ne lui soit pas permis,
Qu'il arrête les yeux de tous ses ennemis !
Et qu'il soit trop peu d'un pour la douleur entière
Dont il doit servir seul d'espace et de matière !
LIVILLA.
À quelque extrémité qu'aille son châtiment,
Tu te venges d'un traître encor trop doucement :
Mais ! Seigneur, sans péril le pourras-tu détruire,
Et n'est-il plus, le lâche, en état de te nuire ?
TIBÈRE.
Il est pris, le Superbe, on instruit son procès,
Et je le vois trembler de son dernier accès;
Aussitôt que ta bouche à l'État secourable,
M'eut découvert l'auteur de ce crime exécrable,
Pour l'éloigner des siens avecque moins d'éclat,
J'ai fait dans mon Palais assembler le Sénat;
Mais c'est avec dessein d'attirer ce perfide,
Et pouvoir en ses yeux lire son parricide.
Les convoqués sont gens à ma dévotion,
Le Consul est instruit de mon intention;
On fait garde partout, et partout sous les armes
Le soldat tient la ville et le peuple en alarmes :
Cependant au Palais le coupable arrêté,
Et du rang de Tribun par ma bouche flatté,
Vient d'entrer au Sénat pour sortir au supplice ;
Il n'a plus d'autres lieux à voir qu'un précipice.
LIVILLA.
Seigneur, et d'Agrippine en a-t-on résolu ?
Tu dois l'exterminer de pouvoir absolu :
Cet esprit insolent d'un trop heureux mensonge,
Croit t'avoir sur son crime endormi par un songe.
TIBÈRE.
Ce songe fabuleux ne m'a point endormi,
Au dessein de la perdre, il m'a plus affermi ;
De l'attentat qui trouble une âme embarrassée,
La parole est toujours auprès de la pensée;
Et le coeur agité par quelque grand dessein,
Ébranle malgré soi la bouche avec le sein.
Non, ma Fille, elle court à son heure dernière,
Et sans qu'elle le sache, on la tient prisonnière :
J'ai corrompu ses gens, dont l'escorte sans foi
La garde jour et nuit non de moi, mais pour moi;
Et ses plus confidents que mon épargne arrête,
À mes pieds, si je veux, apporteront sa tête ;
Mais je la flatte afin que son arrêt fatal,
Quand il la surprendra, lui fasse plus de mal.
SCÈNE II. Nerva, Tibère, Livilla.
NERVA.
Seigneur, il est jugé; quand on a lu ta lettre,
Sans que pour lui personne ait osé s'entremettre,
Comme si son malheur était contagieux,
Chacun de son visage a détourné les yeux ;
Ce puissant Séjanus, si grand, si craint naguère,
Cette Divinité du noble et du vulgaire,
Note: Appendre : pendre, attacher quelque chose dans une Église, ou dans un Temple. [F]À qui le peuple au Temple appendait des tableaux,
À qui l'on décernait des triomphes nouveaux,
Qu'on regardait au trône avec idolâtrie,
Nommé par le Sénat, père de la Patrie,
Dans un corps où pour tel chacun l'avait tenu,
N'a pas trouvé d'enfants qui l'aient reconnu ;
Ils l'ont condamné tous, d'une voix unanime,
Au supplice du roc pour expier son crime :
Ce coupable est déjà dans la cour descendu,
Où par l'exécuteur ton ordre est attendu.
LIVILLA.
César, au nom des Dieux, commande qu'on l'amène !
Il importe à ta vie, il importe à ma haine,
Qu'avant le coup fatal nous puissions nous parler;
Car j'ai d'autres secrets encor à révéler
TIBÈRE.
Fais qu'il monte, Nerva.
SCÈNE III. Tibère, Livilla.
LIVILLA.
Cette haute indulgence
Me surprend et m'oblige à la reconnaissance;
Ainsi donc que César demeure satisfait,
Et que ma courtoisie égale son bienfait,
Je lui veux découvrir le plus grand des complices.
TIBÈRE.
Par son nom, Livilla, couronne tes services.
LIVILLA.
Ouvre les yeux sur moi, Tyran, c'est Livilla !
TIBÈRE.
La fureur de ma bru passerait jusques-là !
LIVILLA.
Appelles-tu fureur un acte de justice ?
TIBÈRE.
Donc de mon assassin, ma fille est la complice ?
LIVILLA.
Non, je ne la suis pas, Tibère, il est le mien ;
J'ai formé l'attentat, mais le malheur est sien.
Du massacre d'un monstre il sort assez d'estime,
Pour disputer l'honneur d'en avoir fait le crime :
Oui, ce fut moi, Tyran, qui l'armai contre toi !
TIBÈRE.
La Femme de mon fils conspirer contre moi !
LIVILLA.
Moi, femme de ton fils, moi fille de ton frère,
J'allais te poignarder, toi mon oncle et mon père,
Par cent crimes en un, me donner le renom
De commettre un forfait qui n'eût point eu de nom !
Moi ta nièce, ta bru, ta cousine, ta fille,
Moi qu'attachent partout les noeuds de ta famille,
Je menais en triomphe à ce coup inhumain
Chacun de tes parents t'égorger par ma main !
Je voulais profaner du coup de ma vengeance
Tous les degrés du sang, et ceux de l'alliance,
Violer dans ton sein la Nature et la Loi :
Moi seule révolter tout ton sang contre toi ;
Et montrer qu'un tyran dans sa propre famille,
Peut trouver un bourreau, quoi qu'il n'ait qu'une fille,
J'ai tué mon époux, mais j'eusse encor fait pis,
Afin de n'être plus la femme de ton fils;
Car j'avais dans ma couche à ton fils donné place,
Pour être en mes enfants maîtresse de ta race,
Et pouvoir à mon gré répandre tout ton sang,
Lorsqu'il serait contraint de passer par mon flanc :
Si je t'ai découvert la révolte secrète,
Dont ce couple maudit complotait ta défaite,
C'est que mon coeur jaloux de leurs contentements
N'a pu que par le fer désunir ces amants :
Et dans mon désespoir, si je m'accuse encore,
C'est pour suivre au tombeau Séjanus que j'adore ;
Ose donc, ose donc quelque chose de grand,
Je brûle de mourir par les mains d'un tyran.
TIBÈRE.
Oui, tu mourras perfide; et quoi que je t'immole,
Pour punir ta fureur, je te tiendrai parole;
Tu verras son supplice, il accroîtra ton deuil,
Tes regards étonnés le suivront au cercueil :
Il faut que par tes yeux son désastre te tue,
Et que toute sa mort se loge dans ta vue :
Observez-là, Soldats, faites garde en ces lieux ;
Et pendant les transports de leurs tristes adieux,
Qu'on la traîne à la mort, afin que sa tendresse
Ne pouvant s'assouvir, augmente sa tristesse.
SCÈNE IV. Livilla, Furnie.
LIVILLA.
Hé! bien, Furnie, hé bien ? Le voilà ce grand jour,
Dont la lumière éteinte éteindra mon amour;
Mais elle m'abandonne et n'oserait m'entendre,
Déjà de mon destin chacun se veut déprendre,
Et comme si des morts j'avais subi la Loi,
Les vivants ont horreur de s'approcher de moi
SCÈNE V. Livilla, Séjanus, Nerva.
LIVILLA.
Enfin, sur le penchant de ta proche ruine,
Ni l'amour de César, ni l'amour d'Agrippine,
Ni pour tes intérêts tout le peuple assemblé,
Ni l'effort du parti dont notre Aigle a tremblé,
Ne peuvent racheter ni garantir ta tête
Du tonnerre grondant que ma vengeance apprête ;
Ton trépas est juré, Livilla l'entreprend,
Et la main d'une femme a fait un coup si grand.
SÉJANUS.
Nous devant assembler sous la loi d'hyménée.
Me pouvais-je promettre une autre destinée?
Vous êtes trop savante à perdre vos époux !...
On se joint à la mort, quand on se joint à vous.
LIVILLA.
Ton amour m'enseigna ce crime abominable ;
Peut-on être innocent, lors qu'on aime un coupable ?
J'eus recours aux forfaits pour t'attacher à moi !...
Tu n'épouseras point Livilla malgré toi ;
Mais Agrippine aussi ne sera point ta femme.
Ne pouvant étouffer cette ardeur qui t'enflamme,
Sans t'arracher la vie, où loge ton amour,
J'ai mieux aimé, barbare, en te privant du jour,
Précipiter le vol de mon heure fatale,
Que de te voir heureux aux bras de ma rivale.
SÉJANUS.
La mort, dont vous pensez croître mon désespoir,
Délivrera mes yeux de l'horreur de vous voir :
Nous serons séparés, est-ce un mal dont je tremble!
LIVILLA.
Tu te trompes encor, nous partirons ensemble !
La Parque au lieu de rompre allongera nos fers ;
Je t'accompagnerai jusques dans les Enfers ;
C'est dans cette demeure à la pitié cachée
Que mon Ombre sans cesse à ton Ombre attachée,
De son vol éternel fatiguera tes yeux,
Et se rencontrera pour ta peine en tous lieux ;
Nous partirons ensemble, et d'une égale course
Mon sang avec le tien ne fera qu'une source
Dont les ruisseaux de feu, par un reflux commun
Pêle-mêle assemblés et confondus en un,
Se joindront chez les morts d'une ardeur si commune,
Que la Parque y prendra nos deux âmes pour une.
Mais Agrippine vient, ses redoutables yeux
Ainsi que de ton coeur me chassent de ces lieux.
SCÈNE VI. Agrippine, Séjanus, Nerva.
AGRIPPINE.
Demeure, Séjanus ! On te l'ordonne, arrête :
Je te viens annoncer qu'il faut perdre la tête ;
Rome en foule déjà court au lieu de ta mort.
SÉJANUS.
D'un courage au-dessus des injures du sort,
Je tiens qu'il est si beau de choir pour votre cause,
Qu'un si noble malheur borne tout ce que j'ose ;
Et déjà mes travaux sont trop bien reconnus,
S'il est vrai qu'Agrippine ait pleuré Séjanus.
AGRIPPINE.
Moi pleurer Séjanus ? Moi te pleurer, Perfide ?
Je verrai d'un oeil sec la mort d'un parricide.
Je voulais, Séjanus, quand tu t'offris à moi,
T'égorger par Tibère, ou Tibère par toi ;
Et feignant tous les jours de t'engager mon âme,
Tous les jours en secret je dévidais ta trame...
SÉJANUS.
Il est d'un grand courage et d'un coeur généreux,
De ne point insulter au sort d'un malheureux :
Mais j'en sais le motif ; pour effacer la trace
Des soupçons qui pourraient vous joindre à ma disgrâce,
Vous bravez mes malheurs, encor qu'avec regret,
Afin de vous purger d'être de mon secret ;
Madame, ce n'est pas connaître mon génie,
Car j'aurais fort bien su mourir sans compagnie.
AGRIPPINE.
Ne t'imagines pas que par un feint discours
Je tâche vainement à prolonger mes jours !
Car puisqu'à l'Empereur ta trame est découverte,
Il a su mon complot et résolu ma perte ;
Aussi j'en soutiendrai le coup sans reculer,
Mais je veux de ta mort pleinement me soûler
Et goûter à longs traits l'orgueilleuse malice
D'avoir par ma présence augmenté ton supplice.
SÉJANUS.
De ma mortalité je suis fort convaincu ;
Hé! bien, je dois mourir, parce que j'ai vécu.
AGRIPPINE.
Mais as-tu de la mort contemplé le visage ?
Conçois-tu bien l'horreur de cet affreux passage ?
Connais-tu le désordre où tombent leurs accords,
Quand l'âme se déprend des attaches du corps ?
L'image du tombeau qui nous tient compagnie,
Qui trouble de nos sens la paisible harmonie,
Et ces derniers sanglots dont avec tant de bruit
La Nature épouvante une âme qui s'enfuit ?
Voilà de ton destin le terme épouvantable.
SÉJANUS.
Puisqu'il en est le terme, il n'a rien d'effroyable.
La mort rend insensible à ses propres horreurs.
AGRIPPINE.
Mais une mort honteuse étonne les grands coeurs!
SÉJANUS.
Mais la mort nous guérit de ces vaines chimères !
AGRIPPINE.
Mais ta mort pour le moins passera les vulgaires :
Écoute les malheurs de ton dernier soleil :
Car je sais de ta fin le terrible appareil ;
De joie et de fureur la populace émue
Va pour aigrir tes maux, en repaître sa vue.
Tu vas sentir chez toi la mort s'insinuer
Partout où la douleur se peut distribuer ;
Tu vas voir les enfants te demander leurs pères,
Les femmes leurs maris, et les frères leurs frères,
Qui pour se consoler en foule s'étouffants,
Iront voir à leur rage immoler tes enfants :
Ton fils, ton héritier, à la haine de Rome,
Va tomber, quoi qu'enfant, du supplice d'un homme,
Et te perçant du coup qui percera son flanc,
Il éteindra ta race et ton nom dans son sang;
Ta fille devant toi, par le bourreau forcée.
Des plus abandonnés blessera la pensée,
Et de ton dernier coup la Nature en suspens
Promènera ta mort en chacun de tes sens :
D'un si triste spectacle es-tu donc à l'épreuve ?
SÉJANUS.
Cela n'est que la mort et n'a rien qui m'émeuve !
AGRIPPINE.
Et cette incertitude où mène le trépas ?
SÉJANUS.
Étais-je malheureux, lorsque je n'étais pas?
Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant la vie.
AGRIPPINE.
Mais il faut, t'annonçant ce que tu vas souffrir
Que tu meures cent fois avant que de mourir.
SÉJANUS.
J'ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J'y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n'élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l'on ne reste, après ce grand passage,
Que le songe léger d'une légère image,
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien,
Vivant, parce qu'on est, mort, parce qu'on n'est rien ;
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu'on ne peut regretter après qu'elle est perdue ?
Pensez-vous m'étonner par ce faible moyen,
Par l'horreur du tableau d'un être qui n'est rien ?
Non, quand ma mort au Ciel luirait dans un Comète,
Elle me trouvera dans une ferme assiette :
Sur celle des Catons je m'en vais enchérir,
Et si vous en doutez, venez me voir mourir.
Marchez, Gardes!
AGRIPPINE.
Marchez ! Je te rends grâce, ô Rome !
D'avoir d'un si grand coeur partagé ce grand Homme ;
Car je suis sûre, au moins, d'avoir vengé le sort
Du grand Germanicus par une grande mort.
SCÈNE VII. Tibère Agrippine.
TIBÈRE.
Je vous cherche, Madame, avec impatience,
Et viens vous faire part du fruit de ma vengeance
Séjanus par sa mort vous va faire raison,
Et venger hautement cette illustre Maison.
AGRIPPINE.
César, je te rends grâce et te suis obligée,
Du traître Séjanus enfin tu m'as vengée!
Tu payes mon époux de ce que je lui dois :
Mais quel bras aujourd'hui me vengera de toi ?
La suite de ta mort m'assurant de la sienne,
Ma vengeance volait toute entière à la tienne ;
Mais dans ce grand projet dont j'attendais mon bien,
Son trépas imprévu n'a point causé le tien.
Où sera mon recours ? Ma famille outragée,
Sur le tombeau d'un seul n'est qu'à demi-vengée.
Si je veux donc m'en faire une entière raison,
Ta tête pour victime est due à ma Maison.
Oui, je dois t'arracher et l'Empire et la vie,
Par cent coups redoublés contenter mon envie ;
Séjanus abattu, renverser son appui,
Te noyer dans son sang, t'immoler dessus lui,
Et d'une main cruelle en desserrant ta vue,
Te contraindre de voir que c'est moi qui te tue !
TIBÈRE.
Ha ! C'est trop, Agrippine !
AGRIPPINE.
Ah ! c'est encor trop peu
Il faut que ton esprit aveuglé de son feu,
Tombant pour me punir dans un transport infâme,
Comble tes lâchetés du meurtre d'une femme.
TIBÈRE.
Mais je t'ai convaincue, et ton crime avéré
Rend ton arrêt sans tache et mon front assuré.
AGRIPPINE.
Comme je sais, Tyran, ce que ton coeur estime,
Que le crime te plaît à cause qu'il est crime,
Si le trépas m'est dû, j'empêche ton transport
De goûter le plaisir d'en commettre à ma mort.
TIBÈRE.
Moi ! Te donner la mort ! J'admire ton audace !
Depuis quand avec nous es-tu rentrée en grâce ?
Pour allonger tes maux, je te veux voir nourrir
Un trépas éternel dans la peur de mourir.
AGRIPPINE.
Enfin, lâche Empereur, j'aperçois ta faiblesse
À travers l'épaisseur de toute ta sagesse,
Et du déguisement dont fait ta vanité
Un spécieux prétexte à ta timidité :
Quoi! Tyran , tu pâlis ? Ton bras en l'air s'arrête
Lorsque d'un front sans peur je t'apporte ma tête ?
Prends garde, mon bourreau, de ne te point troubler !
Tu manqueras ton coup, car je te fais trembler!
Que d'un sang bien plus chaud, et d'un bras bien plus ferme,
De tes derniers soleils j'accourcirais le terme !
Avec combien de joie et combien de vigueur
Je te ferais descendre un poignard dans le coeur !
En tout cas si je tombe au deçà de l'ouvrage,
Je laisse encor un fils héritier de ma rage,
Qui fera, pour venger les maux que j'ai soufferts,
Rejaillir jusqu'à moi ton sang dans les Enfers !
TIBÈRE.
Qu'on l'ôte de mes yeux, cette ingrate vipère !
AGRIPPINE.
On te nommait ainsi, quand tu perdis ton père !
TIBÈRE.
Enfin persécuté de mes proches parents,
Et dedans ma famille au milieu des serpents,
J'imiterai, Superbe, Hercule en ce rencontre.
AGRIPPINE.
Note: Hercule : demi-dieu de la mythologie et second prénom de l'auteur.Ô ! Le digne rapport d'Hercule avec un Monstre !
TIBÈRE.
Qu'on égorge les siens, hormis Caligula !
AGRIPPINE.
Pour ta perte, il suffit de sauver celui-là.
SCÈNE VIII.
TIBÈRE.
D'elle et de Séjanus, les âmes déloyales
Arriveront ensemble aux plaines infernales ;
Mais pour Térentius, à l'un et l'autre uni,
Perdant tout ce qu'il aime, il est assez puni.
SCÈNE DERNIÈRE. Tibère, Nerva.
NERVA.
César !
TIBÈRE.
Hé bien, Nerva?
NERVA.
J'ai vu la catastrophe
D'une femme sans peur, d'un soldat philosophe;
Séjanus a d'un coeur qui ne s'est point soumis,
Maintenu hautement ce qu'il avait promis;
Et Livilla de même, éclatante de gloire,
N'a pas d'un seul soupir offensé sa mémoire.
Enfin, plus les bourreaux qui les ont menacés...
TIBÈRE.
Sont-ils morts l'un et l'autre?
NERVA.
Ils sont morts.
TIBÈRE.
C'est assez.
- Holder of rights
- Christoph Schöch
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- TextGrid Repository (2024). Collection de pièces the théâtre français du dix-septième siècle. La mort d'agrippine. La mort d'agrippine. The CLiGS textbox. Christoph Schöch. https://hdl.handle.net/21.T11991/0000-001D-9F43-3